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Analyse de La nausée de Jean-Paul Sartre, Essays (university) of Literary Analysis

Une analyse de La nausée de Sartre. Comment la nécessité s'inscrit dans la forme même du texte ?

Typology: Essays (university)

2021/2022

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Download Analyse de La nausée de Jean-Paul Sartre and more Essays (university) Literary Analysis in PDF only on Docsity! - Université Saint-Louis Bruxelles Faculté de Philosophie, Lettres et Sciences humaines Langues et lettres françaises et romanes Analyse de La nausée de Jean-Paul Sartre Augustin Minet Année académique 2021-2022 2e quadrimestre Travail présenté dans le cadre du cours « Analyse de textes littéraires français II » (ROMA1219) donné par Madame JOËLLE LINTS 2 Analyse de La nausée de Jean-Paul Sartre Introduction Nul probablement, lisant La nausée, n’ignore qu’elle est le fruit d’un philosophe. Le lecteur ne pourra s’empêcher d’y chercher des thèses. Or, de thèse il n’y en a, à proprement parler, point. Ou du moins aucune qui soit véritablement neuve et propre à Sartre ; à moins d’ignorer totalement l’histoire de la philosophie : l’existence est contingente — la pensée principale qui semble se dégager du texte — n’a rien d’une révolution philosophique. S’il existe des thèses plus novatrices au sein de l’œuvre , elles y sont embryonnaires. En fait, le véritable travail effectué par le texte, c’est de donner au lecteur le sentiment de l’existence comme contingence ; c’est de faire exister littérairement des concepts en général trop abstraits, de les matérialiser comme « pâte même des choses »1. C’est sans doute le sens et la raison du titre de l’œuvre ; la nausée est d’abord quelque chose qui se ressent. Le mouvement du roman est de lier cette Nausée à un concept : l’existence. C’est dans ce travail que l’œuvre prend son sens et s’élève au-dessus de ses propres thèses. Et c’est pour ce travail qu’est mobilisée la forme, grande comme petite. Elle est celle qui guide et dirige le lecteur vers la même prise de conscience corporelle que le narrateur. En effet, La nausée sous ses apparences de journal écrit sur le vif, destiné à n’être lu de personne, cache un récit minutieusement construit. Mais le soin apporté à la forme n’est pas ici gratuit, il a comme principale fonction d’assurer ce passage vers l’ordre du sensible de thèses et concepts abstraits. Nous nous efforcerons au cours de notre travail de comprendre comment cette fonction est assurée. Nous nous intéresserons principalement à la façon dont un certain concept — que nous appellerons téléologie — s’inscrit littérairement dans le texte. Puisque nulle part, dans la narration, le concept n’est explicitement nommé, nous commencerons donc par montrer comment, avant d’être présent dans la forme même du texte, du récit, ce concept est théorisé (sans être nommé) par le narrateur dans l’histoire. Cette expression, ordinairement réservée au domaine de l’Histoire, nous l’utilisons ici dans un sens très élargi qui s’appliquera à tout ce qui est susceptible d’avoir une fin, à la fois entendue comme arrêt et comme destination (ce qui implique que ce concept englobe aussi une certaine notion de nécessité). Ce qui peut sembler quelque peu vague encore ici, prendra, nous l’espérons, un sens plus clair à mesure que notre analyse avance. Nous marquerons dès à présent le terme téléologie de l’italique pour signaler le sens particulier que nous lui donnons. Les réflexions sur la téléologie présentes dans le sein de la narration semblent, comme nous l’allons montrer tout à l’heure, tenir du métadiscours. Ce concept devient alors la clef de voûte de l’œuvre ; celle qui explique à quoi la facture du récit se tient et pourquoi cette forme particulière a été mobilisée pour incarner certains concepts. Dans l’analyse du style même, de la construction syntaxique, nous pensons encore que cette téléologie nous aidera. Notre premier objectif sera donc de dégager petit à petit les différents niveaux au sein desquels joue cette téléologie, de comprendre comme elle s’y joue et dans quel but. Cela nous amènera à faire l’hypothèse que la téléologie est d’abord ce qui justifie l’œuvre et qu’ensuite il est nécessaire qu’elle soit rendue sensible au lecteur par des procédés littéraires. Nous en relèverons deux : la séparation et le jeu de miroirs déformants. 1 SARTRE, Jean-Paul. La nausée, Paris, Gallimard, 1938, coll. Folio, p.182 5 temps, l’absurdité, la contingence : l’existence. C’est sa découverte d’un échec de sa discipline, qui fera affleurer à la conscience du narrateur ce que nous avions déjà, hors du temps du récit, dégagé artificiellement : le potentiel échappatoire que peut constituer l’écriture. 1.3 Rôle de la musique comme pivot entre l’art et l’au-delà-de-l’existence La musique, elle, possède une fin. C’est sans doute pour cela qu’elle aura dans l’histoire un rôle si important. Un air de jazz, some of these days, ressurgit sans cesse et fournit au narrateur un exemple de ce qui peut s’opposer à la Nausée ; cet air est une des seules choses qui allège par moment la narration. La musique appartient à « un autre temps »21, fait de « rigueur », où chaque note est solidaire de la suivante et de la précédente comme les instants le sont dans une aventure. Cette équivalence de la musique et de l’aventure sera presque explicitée dans une de ces phrases elliptiques, qui arrivent après les passages longs de réflexions et lourds de sensations, et qui actent d’une cassure dans l’esprit du narrateur : « Le phono. Fort sentiment d’aventure ». Le phono, contrairement au sentiment d’aventure vécu le dimanche soir, qui « vient quand il veut »22, peut, lui, être déclenché à volonté. 1.4 Ce qui était impliqué dans les découvertes précédentes Enfin arrive l’ultime prise de conscience du roman, qui s’est développée à partir de trois pôles : l’aventure, l’écriture (historique) et la musique. Petit à petit s’était construit dans l’œuvre une équivalence toujours plus ferme entre ces trois pôles. C’est en entendant une dernière fois le même air de jazz, avant de quitter Bouville que le narrateur se dit de cette mélodie : « Elle est au-delà. […] Elle n’existe pas, puisqu’elle n’a rien de trop : c’est tout le reste qui est de trop par rapport à elle. Elle est. »23 Il en déduit juste après : « Alors on peut justifier son existence ? […] Est-ce que je pourrais essayer… […] ? Il faudrait que ce soit un livre […]. Mais pas un livre d’histoire : l’histoire, ça parle de ce qui a existé — jamais un existant ne peut justifier l’existence d’un autre existant. »24 Ainsi, ses réflexions (et ses discussions avec Anny, son ancienne amante) sur l’histoire, sur l’art, sur l’aventure lui ont fourni, en contrepoint de la Nausée qui l’envahissait toujours plus, un antidote. Il écrira un livre pour se sauver de l’existence. Or nous sommes précisément en train de lire un livre. Cela crée une succession déroutante de mises en abyme . Nous pouvons essayer de résumer la situation comme suit : en dernière instance nous lisons un livre écrit par Sartre, personne réelle ; mais Sartre, à travers une série d’artifices (note d’éditeur, mots laissés en blancs,…), a voulu nous faire accroire que nous lisions le journal personnel d’un certain Antoine Roquentin, personnage fictif ; nous ne lisons donc pas un écrit postérieur (dans le temps de l’histoire) à la décision du narrateur d’écrire un livre, et qui résulterait de cette décision ; mais pourtant ce prétendu journal a été publié, constituant ainsi une sorte d’œuvre littéraire : au moment où dans les ultimes pages du livre le narrateur décide d’en écrire un, il l’a en fait déjà fait, sans le savoir. Tout ceci pourrait prêter à d’innombrables commentaires. Pour notre travail nous n’allons pas nous démener avec ces couches superposées. Nous nous demanderons simplement comment La nausée accomplit le but que Roquentin assigne aux livres. 21 Ibid., p.41 22 Ibid., p.86 23 Ibid., pp.245-246 24 Ibid., p.249 6 Maintenant que le concept est nettement établi, que nous avons compris que la téléologie est ce qui s’oppose à l’existence et que c’est ce qui préside à l’écriture d’une œuvre, il nous faut nous demander comment cette téléologie se matérialise dans la forme même du récit, comment l’œuvre rend sensible à la fois la nécessité de la succession temporelle et son achèvement, qui sont les deux faces de cette téléologie. Nous allons essayer de montrer dans la prochaine partie que ces deux faces sont incarnées à l’aide de deux procédés à la fois distincts et semblables : la séparation pour la nécessité et le jeu de miroirs pour le caractère clos. 2.1 Séparations Il faut rendre le temps, la succession nécessaire des instants, sensible. Comment Sartre s’y prend-il ? Une molécule est composée de plusieurs atomes liés entre eux. Si l’on crée des séparations au sein de la molécule, les atomes, déliés de leurs correspondants, deviennent instables. Ainsi Sartre fait de même en son texte, à travers une série de procédés séparant sans cesse divers éléments pour les polariser. Ces séparations contribuent à créer un mouvement au sein de l’œuvre, un appel d’air, une sorte de circulation de l’énergie entre les chapitres, les phrases, les mots, qui rend la présence d’une temporalité et d’une succession plus palpable. Elles sont autant de mises en tension qui rendent plus nécessaire la succession des instants du récit ou des mots. Comme nous l’avions déjà noté dans l’introduction, Sartre sépare dans un premier temps le concept intelligible de la sensation qu’il provoque. Voilà quel est le mouvement global du récit, la grande forme. Tout commence par la constatation par le narrateur que quelque chose « a changé »25, il ressent de « drôles de sentiments »26, une gêne. Ce sentiment flou va s’intensifier sans cesse dans le courant de la narration. En même temps, le narrateur, à travers des prises de consciences progressives, va toujours plus accoler ce sentiment à une idée claire de ce qui l’a provoqué pour finalement arriver à le comprendre comme conséquence de sa propre existence. Les deux atomes sont finalement réunis ; la mise en tension que Sartre avait opérée au début du récit en les décollant se résout. Cela aura permis de donner à l’histoire un sens déterminé par la force d’attraction que constitue rétrospectivement la fin. Pour le dire autrement, le lecteur qui commence le livre sait que ce livre a une fin (puisque ce livre tient dans ses mains) et donc, induit forcément que les problèmes qu’il lit aux premières pages trouveront une forme d’achèvement à la fin. Même s’ils n’étaient pas résolus, leur non- résolution serait aussi une forme d’achèvement. La forme journal permet en outre de répéter cette mise en tension au sein même des différentes journées qui sont les chapitres de ce livre. En effet le narrateur qui a déjà vécu la journée qu’il s’apprête à raconter peut commencer par exposer l’état final auquel elle a mené avant de la décrire depuis son début, d’effectuer une « narration ultérieure ». Il s’agit comme ci-dessus d’un processus de séparation : une sensation ou une situation sont exposées avant leur explication. Mais il s’agit aussi d’un renversement, où la fin, mise en tête du chapitre est rendue plus présente et inévitablement rend la sensation de la temporalité plus présente. 25 Ibid., p.13 26 Ibid., p.15 7 Voici comment débute la narration de quelques journées : « Quelque chose m’est arrivé, je ne peux plus en douter. »27 ; « Ca ne va pas ! ça ne va pas du tout : je l’ai, la saleté, la Nausée. Et cette fois-ci, c’est nouveau : ça m’a pris dans un café. »28 ; « Je n’écris plus mon livre sur Rollebon ; c’est fini, je ne peux plus l’écrire. Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? »29 ; « J’ai parcouru la ville entière pour retrouver l’Autodidacte. […] A vrai dire, je n’ai guère été surpris quand la chose est arrivée[…] »30. A chaque fois, ces états de faits précèdent leur explication. Autre séparation, qui permet d’enserrer le récit dans un réseau de questions-réponses : plusieurs noms propres (Anny, Rollebon, l’Autodidacte) sont écrits, longtemps avant que la moindre explication sur l’identité de ceux qui les portent soit donnée. Cela, en plus de participer à la dynamisation du texte évoqué plus haut, met en scène un certain sentiment de perte de l’identité qui traverse le récit. Par exemple dans le passage où le narrateur se voit face au miroir.31 Mais aussi, plus spectaculairement dans les deux passages du récit où le narrateur, à l’issue d’un soliloque enfiévré, s’écrit à la troisième personne du singulier.32 C’est enfin une manière de faire sentir que l’existence excède le nom, la catégorisation. Sartre ne fait pas que séparer les personnages de leurs noms propres, il sépare plus généralement les choses des mots. Dès le début du récit, Roquentin donne une autonomie aux objets-existants par rapport aux catégorisations abstraites que nous leurs accolons de force. La Nausée lui vient en partie parce qu’il sent de plus en plus clairement que les choses débordent de la chape de mots sous laquelle nous essayons de les enfermer. Pendant tout le récit l’unité phrastique elle-même, sera le lieu de cette séparation dont nous parlons. Le mot joue ici un peu le même rôle que ce que nous avions appelé la fin : il happe le reste de la phrase. Il en fait une construction en deux temps, mimant ainsi le mouvement commencement-fin en son sein. « Tout à l’heure, comme j’allais entrer dans ma chambre, je me suis arrêté net, parce que je sentais dans ma main un objet froid qui retenait mon attention par une sorte de personnalité. J’ai ouvert la main, j’ai regardé : je tenais tout simplement le loquet de la porte. »33 ; « La chose grise vient d’apparaître dans la glace. Je m’approche et je la regarde, je ne peux plus m’en aller. C’est le reflet de mon visage. »34 ; « J’entends un souffle court et je vois de temps en temps, du coin de l’œil, un éclair rougeaud couvert de poils blancs. C’est une main. »35 ; « Une flaque de lumière au loin, c’était la mer à marée basse. »36 ; « Sur la mayonnaise d’un œuf à la russe, je remarquai une goutte d’un rouge sombre : c’était du sang. »37 Voici quelques exemples, mais le procédé est utilisé sans cesse au cours du récit, allant parfois jusqu’à une intensification extrême comme après que le narrateur est sorti du déjeuner avec l’Autodidacte et que le tram devient une « boîte jaune », la banquette une « chose rouge » et qu’en fin de compte, ce qui l’entoure n’étant plus que tâches de couleurs il s’exclame : « Les choses se sont délivrées de leurs noms. »38. 27 Ibid., p.17 28 Ibid., p.36 29 Ibid., p.138 30 Ibid., p.226 31 Ibid., pp.33-35 32 Ibid., p.148; pp.239-240 33 Ibid., p.17 34 Ibid., p.33 35 Ibid., p.37 36 Ibid., p.80 37 Ibid., p.112 38 Ibid., p.179 10 [qu’]ils ont vu un crabe qui s’échappait à reculons de cette salle si humaine. »52 • Certaines réflexions sur l’art sont entamées chez Anny pour n’aboutir que dans la fin du roman. D’autres sont comme les négatifs l’un de l’autre : • Le dimanche où Roquentin vivra son premier sentiment d’aventure, Bouville avec ses habitants sont décrits longuement. Plus tard dans le récit, le narrateur ayant maintenant conscience que le monde est contingent et pourrait donc changer d’un moment à l’autre, il fait une description d’un de ces autres mondes possibles53 ; description qui est comme une version hallucinée de celle faite de Bouville plus tôt dans le roman. (Le rêve que fait Roquentin à côté de la « patronne »54 est, lui, comme une anticipation, une annonce de cette longue description.) Un concept peut être matérialisé dans différents passages à l’aide d’artifices différents : • La notion d’aventure, se trouve incarnée de plusieurs manières différentes dans le récit : dans la musique, dans des moments vécus, dans les « moments parfaits » chers à Anny, d’une certaine façon dans l’écriture historique et enfin dans le roman lui-même. Le plus frappant sans doute, est la façon dont la notion de Nausée est sans cesse réinterprétée par Roquentin en fonction des événements qu’il vit, de ses propres sensations. • L’idée du passé comme néant avait été une première fois approchée lorsque Roquentin avait médité sur ses souvenirs au début du récit, l’idée que « le passé n’[existe] pas »55 est approfondie et précisée lors de ses réflexions sur Rollebon56. • A cette inexistence du passé sont opposées soit l’« expérience » qui est, pour les bourgeois (le docteur Rogé, les notables du musée de Bouville), une façon « d’empailler »57 leur passé, soit la maison qui permet d’entasser les souvenirs et qui fait dire à Roquentin que « Le passé, c’est un luxe de propriétaire. »58. • De nombreuses autres fausses protections se retrouvent en maint passage : le « droit » des notables du musée ; les mots et l’humanisme de l’Autodidacte, etc. • Le narrateur s’essaye deux fois à lire des romans (au café et à la bibliothèque). Mais que ce soit avec Eugénie Grandet ou La chartreuse de Parme, le narrateur n’arrive pas à se plonger dans le livre. (Est-ce la symbolisation d’un échec de la littérature, qui viendrait alors dissoner avec la fin de l’œuvre ?) 52 Ibid., p.177 53 Ibid., p.224-225 54 Ibid., p.91 55 Ibid., p.139 56 Il est amusant de noter que c’est lorsque il écrit un passage sur le testament de Rollebon, qu’il prend conscience de la mort définitive de Rollebon avec celle du passé en général. Il y a ici un redoublement de la perte dans une seconde couche fictionnelle. 57 Ibid., p.102 58 Ibid., p.99 11 • La dureté de la musique ; des pierres « les pierres, c’est dur et ça ne bouge pas. » ; « Dans les villes […] on ne rencontre guère que des minéraux, les moins effrayants des existants »59 Ce peut aussi être une réflexion entamée dans un premier passage, prolongée et affinée plusieurs pages plus loin (la prise de conscience philosophique du narrateur procède par ces sorte d’aller-retour constant) : • Ainsi le court passage où le narrateur s’abîme dans les bretelles d’Adolphe qui ne veulent pas devenir violettes60, se répète dans la contemplation de la racine qui « n’[est] pas noire »61 au jardin public, mais cette fois-ci, avec de la part du narrateur une meilleure compréhension du problème posé à lui par les objets. • Mais ce problème des objets dont les « qualités, froides et inertes, se [dérobent], [glissent] entre [les] doigts »62 n’a de cesse d’apparaître dans la narration (on peut penser au galet, à son propre visage, etc.) • Le narrateur est plusieurs fois confronté à de la musique et chaque fois sa réflexion s’éclaircit. Nous avions dit qu’une idée était dispersée en plusieurs lieux, mais à l’inverse, plusieurs idées, ou reflets de la même idée peuvent apparaître dans un même lieu (le café, la bibliothèque, le jardin public). Cela construit dans la mémoire du lecteur une certaine topographie de l’œuvre (assez étouffante et close si ce n’est la trouée chez Anny). C’est une autre façon de faire sentir le temps en enfermant dans un seul espace plusieurs moments de la narration. La séparation que nous venons de faire entre ces différents types de reflets, est en fait bien artificielle, et il est clair pour quiconque aura lu l’œuvre que ces fonctions sont sans cesse entremêlées, un passage n’est jamais d’un seul de ces types. Il faut aussi dire qu’il n’y a en fait presque aucun passage qui ne possède un double autre part dans le récit et que c’est donc ici une sélection non exhaustive et relativement arbitraire que nous avons faite. Conclusion Dans ce travail nous avions commencé par établir que là où l’œuvre de Sartre nous semblait la plus intéressante était dans sa capacité à rendre sensible des concepts abstraits. Toute la suite du travail n’a consisté qu’à comprendre pourquoi l’œuvre devait se donner cette tâche et comment elle y parvenait. Le pourquoi a été notre premier point. Nous avons montré qu’au cours de l’histoire se développait progressivement dans l’esprit de Roquentin l’idée que quelque chose pouvait s’opposer à la Nausée. Ce quelque chose est ce que nous avons appelé la téléologie. Nous avons alors montré comment ce concept s’opposait à l’existence parce qu’impliquant en lui la nécessité et la « rigueur » du temps, et comment il ne pouvait s’accomplir que dans l’art et plus précisément dans la littérature. Voilà le pourquoi. Il fallait écrire un livre qui ait une certaine construction, et cette construction devait justement rendre palpable le temps et sa nécessité pour 59 Ibid., p.220 60 Ibid., p.38 61 Ibid., p.185 62 Ibid., p.185 12 accomplir le but qui lui était assigné. La forme était donc rendue nécessaire par le sujet même que traitait l’œuvre. Nous avons ensuite, dans notre deuxième point, essayé de comprendre comment cette forme accomplissait sa tâche. Pour cela nous nous sommes aidé de deux images qui nous permettaient de résumer en deux catégories les différents procédés à l’œuvre : la séparation et les miroirs déformants. Le premier, nous a aidé à comprendre comment Sartre crée de la nécessité et une direction au sein de son œuvre grâce à des mises en tension. Nous avions pris l’exemple de la séparation de molécules, nous aurions pu prendre l’exemple de la séparation d’aimants de signes contraires pour imager le fonctionnement du stratagème. Le deuxième appartient en partie au précédent, mais a pour fonction cette fois de rendre sensible et presque visible le temps enclos dans les limites du temps du récit et de sa topographie. Voilà comment nous avons tenté de donner de la force à notre hypothèse : « la téléologie est d’abord ce qui justifie l’œuvre et il est nécessaire qu’elle soit rendue sensible au lecteur par des procédés littéraires. » Pour conclure il nous faut maintenant nuancer cette hypothèse et, dans le même temps, apporter matière à d’autres analyses de l’œuvre. Il nous faut admettre que nous avons par moment omis certains éléments qui auraient pu venir troubler quelque peu la belle mécanique de nos déductions. Plusieurs questions auraient pu retenir notre attention. Certes, l’œuvre opère un geste de fermeture du temps, néanmoins — et contrairement au morceau de jazz — le début du récit « commence » assez peu nettement avec ces hésitations du narrateur; et la fin, gentiment conclusive, est un peu bousculée par ces trois dernières phrases énigmatiques et intempestives63 qui, plutôt qu’elles ne referment, ouvrent sur quelque chose d’autre et d’indéterminé. Nous avions parlé d’une séparation des mots et des choses. Mais cela n’est possible que si l’on entend par mot les mots, trop rapidement accolés à une chose, qui, parce qu’on a pris l’habitude de les utiliser, ôtent à ces choses leur étrangeté effrayante. Mais prise littéralement, l’expression « séparer les mots des choses » est absurde dans le contexte d’un roman fabriqué, justement, avec des mots. On n’échappe jamais aux mots ; et quand le narrateur professe son dégoût des mots il en utilise encore. Nous aurions pu nous intéresser plus profondément au personnage de l’Autodidacte qui est comme un symbole des mots. Il lit sans trêve (choisissant ses lectures en fonction de l’ordre alphabétique !), se pare de mots ronflants comme humanisme ou socialisme. Qu’il soit appelé par un surnom tout au long de l’œuvre est ce qu’il y a de plus intriguant et qui semble en faire, plus qu’autre chose, le symbole que nous avons dit. (Une analyse de l’onomastique du roman serait éclairante tant sont nombreux les noms imaginaires — à côté d’autres bien réels, à commencer par celui de Barrès qui apparaît trois fois !) Nous avons aussi volontairement choisi d’ignorer certaines pointes d’ironie avec lesquelles le narrateur tempère, par avance ou après coup, les conclusions auxquelles il parvient. Ces contradictions apparentes pourraient être embrassantes, mais nous pensons que c’est précisément le rôle de l’art, et de la littérature en particulier, de ne jamais se satisfaire de solutions simples, et le grand artiste est peut être celui qui n’a de cesse de contaminer lui-même ses propres visées. 63 « La nuit tombe. Au premier étage de l’hôtel Printania deux fenêtres viennent de s’éclairer. Le chantier de la Nouvelle Gare sent fortement le bois humide : demain il pleuvra sur Bouville. » (Ibid., p.250)
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