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corpus de texte, Essays (high school) of French

plusieurs légende québécoise sous forme de 48 pages de texte québécois et tra la li la lA LA

Typology: Essays (high school)

2019/2020

Uploaded on 02/21/2020

adelepstpierre
adelepstpierre 🇨🇦

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Download corpus de texte and more Essays (high school) French in PDF only on Docsity! Corpus de textes Légendes fantastiques Table des matières La légende fantastique....................................................................................................................2 Les trois diables Paul Stevens.....................................................................................................2 L’étranger (Rose Latulippe) Philippe-Ignace-François Aubert de Gaspé...................................13 La chasse-galerie Honoré Beaugrand........................................................................................20 La Corriveau Philippe Aubert de Gaspé, père...........................................................................31 Le loup-garou Louis Fréchette...................................................................................................38 1 La légende fantastique Les trois diables Paul Stevens Tout est bien qui finit bien. Il y avait une fois un cordonnier qui s’appelait Richard, quoiqu’il ne fût pas riche, tant s’en faut. Il est probable que s’il eût eu à se baptiser lui-même, il se serait donné un autre nom ; mais, comme vous le savez, chers lecteurs, on n’est pas plus maître de son nom que de l’avenir. Pour peu que l’on soit sage, on les accepte tous deux comme ils tombent, et l’on vit content. Il n’en est pas moins vrai, soit dit en passant, que le nom et la personne ne s’accordent pas toujours. Je me rappelle avoir connu dans le temps un monsieur qui répondait au nom de Beaufils et qui, sans contredit, était bien le plus affreux petit bonhomme que la terre eût jamais porté ; et je vois passer presque tous les jours un autre monsieur nommé Courtbras qui possède cependant une paire de bras qui remplaceraient très avantageusement les ailes d’un moulin à vent. Mais revenons à Richard. Si c’était absolument nécessaire, je vous tracerais bien son portrait, mais comme ça pourrait traîner mon histoire en longueur, je me contenterai de vous dire qu’il n’était ni trop grand, ni trop petit de taille ; ni gras, ni maigre, entre les deux ; ni beau, ni laid. C’était, en un mot, un homme comme il y en a beaucoup. Son âge, il ne le savait pas au juste, cependant il aurait pu vous le dire à dix ans près, et, au moment où commence notre récit, le brave Richard tirait sur cinquante. Il n’y avait pas, à dix lieues à la ronde, un ouvrier qui travaillait plus rudement et qui fit de meilleur ouvrage que le bonhomme Richard : levé au petit jour et battant la semelle ou tirant ses points jusqu’au coucher du soleil, à peine se donnait-il le temps de prendre ses repas ; malgré cela, il demeurait pauvre, et pauvre comme Job. Ça vous étonne, n’est-ce pas ? lecteurs ; un peu de patience, s’il vous plaît, ça ne vous étonnera plus tout à l’heure. Il faut savoir que le bonhomme Richard avait une femme. Il n’y a là rien de bien extraordinaire, allez-vous dire, sans doute. Un cordonnier qui tire sur cinquante a très 2 Cependant le cordonnier continuait à garder le silence et semblait n’accepter qu’avec défiance cette étonnante proposition. Évidemment il croyait voir devant lui quelque jeteur de sorts, comme il en passe de temps à autre dans les campagnes. – Ce que vous me dites là est-il bien sûr, dit enfin le père Richard en accentuant chaque syllabe et en regardant fixement le mendiant, comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de son cœur. – Aussi sûr qu’il y a un Dieu dans le ciel et que vous êtes là sur votre banc, père Richard. – Eh bien ! reprit le bonhomme d’un ton décidé, puisque vous voulez être si bon pour moi, – quoique je ne vous aie jamais vu ni connu, – je souhaite d’avoir un banc sur lequel tous ceux qui viendront s’asseoir ne pourront se lever que par ma volonté. – Et d’un, dit le mendiant, voici le banc. – Je voudrais aussi un violon, et tant que je jouerais sur ce violon, tous ceux qui l’entendraient, danseraient bon gré, mal gré. – Et de deux, fit le mendiant ; voici le violon, père Richard, avec son archet et des cordes de rechange. – Je voudrais encore un sac, et tout ce qui entrerait dans ce sac n’en sortirait que par mon bon plaisir.– Et de trois, dit le mendiant, voici le sac. Maintenant que le bon Dieu vous bénisse, et au revoir, père Richard. * * * Il n’y a rien au monde dont on semble faire moins de cas que du temps, et cependant rien ne s’écoule plus vite. Au bout d’un an et un jour, le diable qui n’avait point oublié la femme du cordonnier, s’en vint tout droit chez Richard. Tiens, pensa le bonhomme en le voyant, voilà un visage nouveau. – Qui es-tu ?... demanda-t-il d’un ton un peu brusque au visiteur qui arpentait, sans façon, la chambre de long en large, comme s’il fût devenu tout d’un coup maître de la maison. – Je suis le diable, répondit celui-ci, sans cesser sa promenade. – Et que viens-tu faire ?... – Je viens quérir ta femme. – Oh ! tu viens quérir ma femme ; prends-la... tu me rends un fameux service, va !... Elle est couchée pour le moment ; elle n’en peut plus, la malheureuse !... Depuis un 5 an, elle n’a pas été à jeun une pauvre petite heure,... mais assieds-toi donc un instant. Le diable, sans se faire prier, s’assit sur le banc dont j’ai parlé. Dès qu’il fut assis comme il faut, Richard dit au diable : – Tiens... voilà ma femme qui tousse, elle ne tardera pas à se lever, va donc la prendre... Mais le diable eut beau faire des efforts inouïs pour se remettre debout, il eut beau se démener et te déméneras-tu, comme s’il eût été au fond d’un bénitier, il demeurait cloué sur le banc. Richard, en voyant les contorsions et les affreuses grimaces du maudit, riait dans sa barbe, tandis que sa femme tenant la porte de sa chambre entrebâillée, criait à son mari d’une voix raillée et pleine de larmes : – Tiens-le bien, Richard ! tiens-le bien, mon homme ! tiens-le comme il faut... ne le lâche pas, mon cher petit mari !... Je t’assure que je ne boirai plus. Richard tint le diable assis de la sorte pendant neuf jours. Au bout de ce temps, le malheureux s’était tellement secoué qu’il n’avait plus de fesses. Vaincu par la douleur, il dit à Richard : – Écoute, si tu veux me lâcher, je te laisserai encore ta femme pour un an et un jour. – C’est bien, dit Richard, lève-toi. Bon voyage et au plaisir de ne plus te revoir. * * * Il faut savoir, chers lecteurs, que ce diable qui avait acheté l’âme de la Richard avait deux frères. Ses deux frères et lui faisaient trois : trois frères ou trois diables comme vous voudrez. Dès qu’il revint en enfer, tout en boitant, tant il souffrait à l’endroit que vous savez, ses deux frères n’eurent rien de plus pressé que de lui demander ce qu’il avait fait pendant cette longue absence. 6 – Ce que j’ai fait... répondit piteusement le diable, depuis que je suis parti, j’ai demeuré assis sur un banc, et il se mit à raconter, de point en point, sa pitoyable tournée. – Ce n’est rien, petit frère, dit alors l’un des deux diables, va te faire soigner. Il ne manque pas de médecins chez nous. La prochaine fois, ce sera moi qui irai chercher la Richard, et foi de bon diable ! je te garantis bien qu’elle ne m’échappera pas. * * * Au bout d’un an et un jour, voilà donc le diable qui avait ainsi parlé qui se présente chez le cordonnier. Notez bien, lecteurs, que sa femme buvait de plus belle, car, comme dit le proverbe : « Qui a bu, boira. » Il y aurait eu, d’ailleurs, grandement à s’étonner qu’elle fût devenue tempérante. Est-ce qu’on peut pratiquer la tempérance quand on a le diable dans le corps ? – Tiens, voilà encore un visage nouveau, dit Richard en voyant le diable qui se tenait debout d’un air de défiance. – Qui es-tu ? demanda le cordonnier. – Je suis le diable. – Que veux-tu ? – Je viens quérir ta femme... – Je t’en serai bien reconnaissant, ce sera un bon débarras... mais assieds-toi donc un peu, tu m’as l’air fatigué. – M’asseoir !... Hé ! Hé !... pas si fou, mon frère n’est pas encore guéri... – Tu ne veux pas t’asseoir, tant pis... reste debout comme un cheval. En disant ces mots, le père Richard alla décrocher son violon, se l’ajusta délicatement sous le menton et prit son archet de la main droite. Le diable le regardait faire sans souffler mot, immobile et raide comme un piquet. Allons, pensait le cordonnier, en examinant son étrange vis-à-vis sous cape, tu ne veux pas t’asseoir, tu ne veux pas marcher,... Eh bien ! tu danseras, maudit ! et je te promets que tu sauteras comme tu n’as pas encore sauté de ta vie. Et Richard hasarda une note sur son violon. Aussitôt le diable leva la jambe, la pointe de son pied gauche tournée en dedans. 7 Les deux hommes martelèrent de la sorte pendant quinze jours. Sur la fin du quinzième jour, à la nuit tombante, le diable qui avait tous les os rompus dit à Richard : – Si tu veux me lâcher, je t’abandonne tous mes droits sur ta femme. Si elle est damnée, nous l’aurons toujours ; si elle fait son salut, tant mieux pour elle. – Ça me va, répondit Richard en ouvrant le sac, et le diable disparut comme un feu follet. * * * Quelque temps après, il arriva que la femme de Richard mourut. Comme elle avait vécu en ivrognesse et qu’elle arriva à la porte du paradis, elle dut faire demi-tour et tomba en enfer où les diables la chauffèrent comme il faut. Quand Richard mourut à son tour, il alla cogner à la porte du paradis. Saint Pierre, voyant arriver le cordonnier, lui dit : – N’es-tu pas Richard ? – Oui. – N’est-ce pas toi qui avais une femme qui buvait tout ton gagne ? – Oui. – Te rappelles-tu ce mendiant qui t’accorda trois souhaits à ton choix ? – Je m’en souviens comme si c’était arrivé hier, quoiqu’il ait coulé bien de l’eau dans le Saint-Laurent depuis ce temps-là. – Eh bien ! continua saint Pierre, ce mendiant c’était moi, et puisque tu n’as pas eu le bon esprit de souhaiter le paradis, va te promener en enfer. – Comme il vous plaira, dit le cordonnier en tirant sa révérence. Arrivé à la porte de l’enfer, Richard cogna. – Qui est là ?... – C’est Richard. – Richard le cordonnier !... exclamèrent les diables qui faisaient chauffer sa femme à blanc. – Oui... Richard le cordonnier... – As-tu ton banc ? demanda le premier diable. – As-tu ton violon ?... As-tu ton sac ?... demandèrent les deux autres. – Oui, j’ai mon sac, mon violon et mon banc, répondit Richard d’une grosse voix. 10 – Va-t-en alors, maudit ! va-t-en !... hurlèrent les trois diables, et Richard reprit la route du paradis. Mais saint Pierre qui voulait apparemment éprouver le cordonnier ne le reçut pas davantage, et Richard s’en retourna cogner à la porte de l’enfer. – Qui cogne là ? demandèrent les diables. – C’est Richard. – On ne te veut pas... va-t-en !... – Que vous me vouliez ou que vous ne me vouliez pas, cria Richard, vous allez toujours m’ouvrir la porte. Croyez-vous que j’aie l’envie de passer l’éternité dans le chemin ? Ouvrez !... vous dis-je, et tout de suite, ou j’enfonce la boutique, et je mets l’un de vous sur mon banc, je fais danser l’autre, et je martèle le troisième dans mon sac jusqu’à la fin des siècles. Les trois diables qui connaissaient Richard ouvrirent alors le guichet et se mirent à parlementer. – Que veux-tu pour nous laisser tranquilles ! dirent-ils ensemble au cordonnier. – Je veux l’âme de ma femme, répondit Richard. – L’âme de ta femme ?... Tu ne l’auras pas ; elle est morte ivrognesse ; toute sa vie elle nous a appartenu et elle nous appartiendra de toute éternité. Il n’y a pas plus de pardon au Ciel qu’en Enfer pour les ivrognes. Nous allons te donner en échange cent âmes. Ouvre ton sac : tiens, voici les âmes d’une douzaine de marchands qui ont vendu à faux poids. – Merci, fit Richard en secouant son sac pour faire descendre jusqu’au fond ces douze âmes. – Voici maintenant les âmes de deux douzaines d’avocats et de médecins qui ont tué leurs malades et mangé les veuves et les orphelins par-dessus le marché. Voici une brassée d’âmes qui ont appartenu à des usuriers et à des gens morts sans payer leurs dettes, combien y en a-t-il ? – Trente, dit Richard. Ça m’en fait soixante-cinq. Donnez-en encore. – Attrape celle-ci, firent les diables en jetant dans le sac une autre douzaine. Ce sont les âmes de douze aubergistes licenciés. Combien t’en manque-t-il pour un cent ? – Vingt-trois, reprit Richard. – Eh bien ! voici ton compte, grommelèrent les diables en amenant une nouvelle 11 fournée. Ce sont les âmes de vingt-trois charretiers qui avaient toujours leurs poches pleines de sacres.Va-t-en !... et ne reviens plus. – Maintenant il me faut l’âme de ma femme, insista Richard. – On te l’a dit, tu ne l’auras pas. – Ah ! vous ne voulez pas me la donner ?... Eh bien ! vous allez la danser, comme de vrais diables que vous êtes... Et Richard fit mine de prendre son violon. – Arrête !... Richard !... Arrête !... crièrent ensemble les trois diables ; la voilà, ta femme !... la voilà !... Et Richard, se jetant le sac sur l’épaule, décampa comme s’il eut eu tout l’enfer à ses trousses. Arrivé à la porte du paradis qui se trouvait entrouverte, Richard ne se donna pas la peine de parler au portier. D’un bond il se précipita dans l’intérieur du paradis où il fit une culbute avec sa charge. Si nous vivons bien, chers et bons lecteurs, nous aurons un jour l’avantage et le bonheur de faire connaissance là-haut avec le brave Richard, et j’ai l’intime conviction qu’il vous garantira de point en point l’exactitude de cette étonnante et véridique histoire que j’aurais voulu pouvoir vous raconter mieux, et surtout avec ces gestes inimitables dont mon ami Blanchard semble avoir seul le secret. 12 sans doute le soir chez des gens honnêtes. – Ha ! monsieur, reprit le vieillard, vous ne savez pas ; c’est une vieille histoire, mais qui n’en est pas moins vraie ! tenez : nous allons bientôt nous mettre à table ; et je vous conterai cela en frappant la fiole. Je tiens cette histoire de mon grand-père, ajouta le bonhomme ; et je vais vous la conter comme il me la contait lui-même : Il y avait autrefois un nommé Latulipe, qui avait une fille dont il était fou ; en effet, c’était une jolie brune que Rose Latulipe : mais elle était un peu scabreuse pour ne pas dire éventée. Elle avait un amoureux nommé Gabriel Lepard, qu’elle aimait comme la prunelle de ses yeux ; cependant, quand d’autres l’accostaient, on dit qu’elle lui en faisait passer ; elle aimait beaucoup les divertissements, si bien qu’un jour de Mardi-Gras, un jour comme aujourd’hui, il y avait plus de cinquante personnes assemblées chez Latulipe ; et Rose, contre son ordinaire, quoique coquette, avait tenu, toute la soirée, fidèle compagnie à son prétendu : c’était assez naturel ; ils devaient se marier à Pâques suivant. Il pouvait être onze heures du soir, lorsque tout- à-coup, au milieu d’un cotillon, on entendit une voiture s’arrêter devant la porte. Plusieurs personnes coururent aux fenêtres, et frappant avec leurs poings sur les châssis, en dégagèrent la neige collée en dehors, afin de voir le nouvel arrivé, car il faisait bien mauvais. « Certes ! cria quelqu’un, c’est un gros ; comptes-tu, Jean, quel beau cheval noir ; comme les yeux lui flambent ; on dirait, le diable m’emporte, qu’il va grimper sur la maison. » Pendant ce discours, le monsieur était entré et avait demandé au maître de la maison la permission de se divertir un peu. « C’est trop d’honneur nous faire, avait dit Latulipe, dégrayez-vous, s’il vous plaît, nous allons faire dételer votre cheval. » L’étranger s’y refusa absolument, sous prétexte qu’il ne resterait qu’une demi-heure, étant très pressé. Il ôta cependant un superbe capot de chat sauvage et parut habillé en velours noir et galonné sur tous les sens. Il garda ses gants dans ses mains, et demanda permission de garder aussi son casque ; se plaignant du mal de tête. – Monsieur prendrait bien un coup d’eau-de-vie, dit Latulipe en lui présentant un verre. L’inconnu fit une grimace infernale en l’avalant ; car Latulipe, ayant manqué de bouteilles, avait vidé l’eau bénite de celle qu’il tenait à la main, et l’avait remplie de cette liqueur. C’était bien mal au moins. Il était beau cet étranger, si ce n’est qu’il était très brun et avait quelque chose de sournois dans les yeux. Il s’avança vers Rose, lui prit les deux mains et lui dit : 15 – J’espère, ma belle demoiselle, que vous serez à moi ce soir et que nous danserons toujours ensemble. – Certainement, dit Rose à demi-voix, et en jetant un coup d’œil timide sur le pauvre Lepard, qui se mordit les lèvres à en faire sortir le sang. L’inconnu n’abandonna pas Rose du reste de la soirée, en sorte que le pauvre Gabriel, renfrogné dans un coin, ne paraissait pas manger son avoine de trop bon appétit. Dans un petit cabinet qui donnait sur la chambre de bal, était une vieille et sainte femme qui, assise sur un coffre, au pied d’un lit, priait avec ferveur ; d’une main elle tenait un chapelet, et de l’autre se frappait fréquemment la poitrine. Elle s’arrêta tout-à-coup, et fit signe à Rose qu’elle voulait lui parler. – Écoute, ma fille, lui dit-elle ; c’est bien mal à toi d’abandonner le bon Gabriel, ton fiancé, pour ce monsieur. Il y a quelque chose qui ne va pas bien ; car chaque fois que je prononce les saints noms de Jésus et de Marie, il jette sur moi des regards de fureur. Vois comme il vient de nous regarder avec des yeux enflammés de colère. – Allons tante, dit Rose, roulez votre chapelet, et laissez les gens du monde s’amuser. – Que vous a dit cette vieille radoteuse, dit l’étranger ? – Bah, dit Rose, vous savez que les anciennes prêchent toujours les jeunes. Minuit sonna et le maître du logis voulut alors faire cesser la danse, observant qu’il était peu convenable de danser sur le mercredi des cendres. – Encore une petite danse, dit l’étranger. – Oh ! oui, mon cher père, dit Rose ; et la danse continua. – Vous m’avez promis, belle Rose, dit l’inconnu, d’être à moi toute la veillée : pourquoi ne seriez-vous pas à moi pour toujours ? – Finissez-donc, monsieur, ce n’est pas bien à vous de vous moquer d’une pauvre fille d’habitant comme moi, répliqua Rose. – Je vous jure, dit l’étranger, que rien n’est plus sérieux que ce que je vous propose ; dites : Oui... seulement, et rien ne pourra nous séparer à l’avenir. – Mais, monsieur !... et elle jeta un coup d’œil sur le malheureux Lepard. – J’entends, dit l’étranger d’un air hautain, vous aimez ce Gabriel ? ainsi n’en parlons plus. – Oh ! oui... je l’aime... je l’ai aimé... mais tenez, vous autres gros messieurs, vous êtes si enjôleurs de filles que je ne puis m’y fier. 16 – Quoi ! belle Rose, vous me croiriez capable de vous tromper, s’écria l’inconnu, je vous jure par ce que j’ai de plus sacré... par... – Oh ! non, ne jurez pas ; je vous crois, dit la pauvre fille ; mais mon père n’y consentira peut-être pas ? – Votre père, dit l’étranger avec un sourire amer ; dites que vous êtes à moi et je me charge du reste. – Eh bien ! Oui, répondit-elle. – Donnez-moi votre main, dit-il, comme sceau de votre promesse. L’infortunée Rose lui présenta la main qu’elle retira aussitôt en poussant un petit cri de douleur ; car elle s’était senti piquer ; elle devint pâle comme une morte, et prétendant un mal subit, elle abandonna la danse. Deux jeunes maquignons rentraient dans cet instant, d’un air effaré, et prenant Latulipe à part ils lui dirent : – Nous venons de dehors examiner le cheval de ce monsieur ; croiriez-vous que toute la neige est fondue autour de lui, et que ses pieds portent sur la terre ? Latulipe vérifia ce rapport et parut d’autant plus saisi d’épouvante, qu’ayant remarqué, tout-à-coup, la pâleur de sa fille auparavant, il avait obtenu d’elle un demi aveu de ce qui s’était passé entre elle et l’inconnu. La consternation se répandit bien vite dans le bal, on chuchotait, et les prières seules de Latulipe empêchaient les convives de se retirer. L’étranger, paraissant indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, continuait ses galanteries auprès de Rose, et lui disait en riant, et tout en lui présentant un superbe collier en perles et en or : Ôtez votre collier de verre, belle Rose, et acceptez, pour l’amour de moi, ce collier de vraies perles. Or, à ce collier de verre, pendait une petite croix et la pauvre fille refusait de l’ôter. Cependant une autre scène se passait au presbytère de la paroisse, où le vieux curé, agenouillé depuis neuf heures du soir, ne cessait d’invoquer Dieu : le priant de pardonner les péchés que commettaient ses paroissiens dans cette nuit de désordre, le Mardi-Gras. Le saint vieillard s’était endormi, en priant avec ferveur, et était enseveli, depuis une heure, dans un profond sommeil, lorsque s’éveillant tout-à-coup, il courut à son domestique, en lui criant : Ambroise, mon cher Ambroise, lève-toi, et attèle vite ma jument. Au nom de Dieu, attèle vite. Je te ferai présent d’un mois, de deux mois, de six mois de gages. 17 La chasse-galerie Honoré Beaugrand I Pour lors, je vas vous raconter une rôdeuse d'histoire, dans le fin fil. Mais s'il y a parmi vous autres des lurons qui auraient envie de courir la chasse-galerie ou le loup- garou, je vous avertis qu'ils font mieux d'aller voir dehors si les chats-huants font le sabbat, car je vais commencer mon histoire en faisant un grand signe de croix pour chasser le diable et ses diablotins. J'en ai eu assez de ces maudits-là, dans mon jeune temps. Pas un homme ne fit mine de sortir : au contraire, tous se rapprochèrent de la cambuse où le cook achevait son préambule et se préparait à raconter une histoire de circonstance. Le « bourgeois » avait, selon la coutume, ordonné la distribution du contenu d'un petit baril de rhum parmi les hommes du chantier, et le cuisinier avait terminé de bonne heure les préparatifs du « fricot de pattes » et des « glissantes » pour le repas du lendemain. La mélasse mijotait dans le grand chaudron pour la partie de tire qui devait terminer la soirée. Chacun avait bourré sa pipe de bon tabac canadien, et un nuage épais obscurcissait l'intérieur de la cabane, où un feu pétillant de pin résineux jetait cependant, par intervalles, des lueurs rougeâtres qui tremblotaient en éclairant, par des effets merveilleux de clair-obscur, les mâles figures de ces rudes travailleurs des grands bois. Joe, le cook, était un petit homme assez mal fait, que l'on appelait généralement le bossu, sans qu'il s'en formalisât, et qui « faisait chantier » depuis au moins quarante ans. Il en avait vu de toutes les couleurs dans son existence bigarrée, et il suffisait de lui faire prendre un petit coup de jamaïque pour lui délier la langue et lui faire raconter ses exploits. II Je vous disais donc, continua-t-il, que si j'ai été un peu tough dans ma jeunesse, je n'entends plus risée sur les choses de la religion. Je vas à confesse régulièrement tous les ans, et ce que je veux vous raconter là se passait aux jours de ma jeunesse, quand je ne craignais ni Dieu ni diable. 20 C'était un soir comme celui-ci, la veille du jour de l'an, il y a de cela trente-quatre ou trente-cinq ans. Les camarades et moi, nous prenions un petit coup à la cambuse. Mais si les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petits verres finissent par vider les grosses cruches, et, dans ces temps-là, on buvait plus sec et plus souvent qu'aujourd'hui. Il n'était pas rare de voir finir les fêtes par des coups de poings et des tirages de tignasse. La jamaïque était bonne -pas meilleure que ce soir- mais elle était bougrement bonne, je vous le persuade ! J'en avais bien lampé une demi-douzaine de petits gobelets, pour ma part; et sur les onze heures, je vous l'avoue franchement, la tête me tournait, et je me laissai tomber sur ma robe de carriole pour faire un petit somme, en attendant l'heure de sauter à pieds joints, par-dessus la tête d'un quart de lard, de la vieille année dans la nouvelle, comme nous allons le faire ce soir sur l'heure de minuit, avant d'aller chanter la guignolée et souhaiter la bonne année aux hommes du chantier voisin. Je dormais donc depuis assez longtemps, lorsque je me sentis secouer rudement par le boss des piqueurs, Baptiste Durand, qui me dit : - Joe, minuit vient de sonner, et tu es en retard pour le saut du quart. Les camarades sont partis pour faire leur tournée, et moi je m'en vais à Lavaltrie voir ma blonde. Veux-tu venir avec moi ? À Lavaltrie ! lui répondis-je, es-tu fou ? Nous en sommes à plus de cent lieues. Et d'ailleurs, aurais-tu deux mois pour faire le voyage, qu'il n'y a pas de chemin de sortie, dans la neige. Et puis, le travail du lendemain du jour de l'an ? - Animal ! répondit mon homme, il ne s'agit pas de cela. Nous ferons le voyage en canot d'écorce, à l'aviron, et demain matin, à six heures, nous serons de retour au chantier. Je comprenais. Mon homme me proposait de courir la chasse-galerie, et de risquer mon salut éternel pour le plaisir d'aller embrasser ma blonde au village. C'était raide. Il était bien vrai 21 que j'étais un peu ivrogne et débauché, et que la religion ne me fatiguait pas à cette époque, mais vendre mon âme au diable, ça me surpassait. - Cré poule mouillée ! continua Baptiste, tu sais bien qu'il n'y a pas de danger. Il s'agit d'aller à Lavaltrie et de revenir dans six heures. Tu sais bien qu'avec la chasse- galerie, on fait au moins cinquante lieues à l'heure quand on sait manier l'aviron comme nous. Il s'agit tout simplement de ne pas prononcer le nom du bon Dieu pendant le trajet, et de ne pas s'accrocher aux croix des clochers en voyageant. C'est facile à faire, et pour éviter tout danger, il faut penser à ce qu'on dit, avoir l'oeil où l'on va, et ne pas prendre de boisson en route. J'ai fait le voyage cinq fois, et tu vois bien qu'il ne m'est jamais arrivé malheur. Allons, mon vieux, prends ton courage à deux mains, et, si le coeur t'en dit, dans deux heures de temps, nous serons à Lavaltrie. Pense à la petite Liza Guimbette, et au plaisir de l'embrasser. Nous sommes déjà sept pour faire le voyage, mais il faut être deux, quatre, six ou huit, et tu seras le huitième. - Oui ! tout cela est très bien, mais il faut faire un serment au diable, et c'est un animal qui n'entend pas à rire lorsqu'on s'engage à lui. Une simple formalité, mon Joe. Il s'agit simplement de ne pas se griser et de faire attention à sa langue et à son aviron. Un homme n'est pas un enfant, que diable ! Viens, viens ! nos camarades nous attendent dehors, et le grand canot de la drave est tout prêt pour le voyage. Je me laissai entraîner hors de la cabane, où je vis en effet six de nos hommes qui nous attendaient, l'aviron à la main. Le grand canot était sur la neige, dans une clairière, et avant d'avoir eu le temps de réfléchir, j'étais déjà assis dans le devant, l'aviron pendant sur le plat-bord, attendant le signal du départ. J'avoue que j'étais un peu troublé; mais Baptiste, qui passait dans le chantier, pour n'être pas allé à confesse depuis sept ans, ne me laissa pas le temps de me débrouiller. Il était à l'arrière, debout, et d'une voix vibrante il nous dit : - Répétez avec moi ! Et nous répétâmes : - Satan, roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes, si d'ici à six heures, nous prononçons le nom de ton maître et le nôtre, le bon Dieu, et si nous touchons 22 Car si mon papa le savait, Canot d'écorce qui va voler... Ah ! c'est bien sûr qu'il me battrait : Canot d'écorce qui vole, qui vole, Canot d'écorce qui va voler ! IV Bien qu'il fût près de deux heures du matin, nous vîmes des groupes s'arrêter dans les rues pour nous regarder passer; mais nous filions si vite qu'en un clin d'oeil nous avions laissé loin derrière nous Montréal et ses faubourgs. Alors je commençai à compter les clochers : ceux de la Longue-Pointe, de la Pointe-aux-Trembles, de Repentigny, de Saint-Sulpice, et enfin les deux flèches argentées de Lavaltrie, qui dominaient le vert sommet des grands pins du domaine. - Attention, vous autres ! nous cria Baptiste. Nous allons atterrir à l'entrée du bois, dans le champ de mon parrain, Jean-Jean Gabriel, et nous nous rendrons ensuite à pied pour aller surprendre nos connaissances dans quelque fricot ou quelque danse du voisinage. Qui fut dit fut fait; et cinq minutes plus tard, notre canot reposait dans un banc de neige, à l'entrée du bois de Jean-Jean Gabriel; et nous partîmes tous les huit à la file pour nous rendre au village. Ce n'était pas une mince besogne, car il y avait pas de chemin battu, et nous avions de la neige jusqu'au califourchon. Baptiste, plus effronté que les autres, alla frapper à la porte de la maison de son parrain, où l'on apercevait encore de la lumière; mais il n'y trouva qu'une fille engagère qui lui annonça que les vieilles gens étaient à un snaque chez le père Robillard, mais que les farauds et les filles de la paroisse étaient presque tous rendus chez Batissette Augé, à la Petite-Misère, en bas de Contrecoeur, de l'autre côté du fleuve, où il y avait un rigodon du jour de l'an. - Allons au rigodon chez Batissette Augé ! nous dit Baptiste, on est certain d'y rencontrer nos blondes. -Allons chez Batissette ! 25 Et nous retournâmes au canot, tout en nous mettant naturellement en garde sur le danger qu'il y avait de prononcer certaines paroles, et de boire un coup de trop, car il fallait reprendre la route des chantiers et y arriver avant six heures du matin, sans quoi nous étions flambés comme des carcajous, et le diable nous emportait au fin fond des enfers. - Acabris ! Acabras ! Acabram !....Fais-nous voyager par-dessus les montagnes ! cria de nouveau Baptiste. Et nous voilà embarqués tous ensemble pour la Petite-Misère, en naviguant en l'air comme des renégats que nous étions tous. En deux tours d'aviron, nous avions traversé le fleuve, et nous étions rendus chez Batissette Augé, dont la maison était tout illuminée. On entendait vaguement, au dehors les sons du violon et les éclats de rire des danseurs, dont on voyait les ombres se trémousser à travers les vitres couvertes de givre. Nous cachâmes notre canot derrière les tas de bourdillons qui bordaient la rive, car la glace avait refoulé cette année-là. - Maintenant, nous répéta Baptiste, pas de bêtises, les amis, et attention à vos paroles ! Dansons comme des perdus, mais pas un seul verre de Molson ni de jamaïque, vous m'entendez ! Et au premier signe suivez-moi tous, car il faudra repartir sans attirer l'attention. Et nous allâmes frapper à la porte. V Le père Batissette vint ouvrir lui-même, et nous fûmes reçus à bras ouverts par les invités que nous connaissions presque tous. On nous assaillit d'abord de questions : - D'où venez-vous ? -Je vous croyais dans les chantiers ! -Vous arrivez bien tard ! -Venez boire une larme ! Ce fut encore Baptiste qui nous tira d'affaire en prenant la parole : 26 - D'abord, laissez-nous nous décapoter, et puis ensuite laissez-nous danser. Nous sommes venus exprès pour ça. Demain matin, je répondrai à toutes vos questions, et nous vous raconterons tout ce que vous voudrez. Pour moi, j'avais déjà reluqué Liza Guimbette, qui était faraudée par le petit Boisjoli de Lanoraie. Je m'approchai d'elle pour la saluer et pour lui demander l'avantage de la prochaine, qui était un reel à quatre. Elle accepta avec un sourire qui me fit oublier que j'avais risqué le salut de mon âme pour avoir le plaisir de me trémousser et de battre les ailes de pigeon en sa compagnie. Pendant deux heures de temps, je vous le persuade, une danse n'attendait pas l'autre; et ce n'est pas pour me vanter si je vous dis que, dans ce temps-là, il n'y avait pas mon pareil à dix lieues à la ronde pour la gigue simple ou la voleuse. Mes camarades, de leur côté, s'amusaient comme des lurons, et tout ce que je puis vous dire, c'est que les garçons d'habitants étaient fatigués de nous autres, lorsque quatre heures sonnèrent à la pendule. J'avais cru voir Baptiste Durand s'approcher du buffet où les hommes prenaient des nippes de whisky blanc, de temps en temps; mais j'étais tellement occupé avec ma partenaire que je n'y portai pas beaucoup d'attention. Mais maintenant que l'heure de remonter en canot était arrivée, je vis clairement que Baptiste avait pris un coup de trop, et je fus obligé d'aller le tirer par le bras pour le faire sortir avec moi, en faisant signe aux autres de se préparer à nous suivre sans attirer l'attention des danseurs. Nous sortîmes les uns après les autres, sans faire semblant, et cinq minutes plus tard, nous étions rembarqués en canot, après avoir quitté le bal comme des sauvages, sans dire bonjour à personne; pas même à Liza, que j'avais invité pour danser un foin. J'ai toujours pensé que c'était cela qui l'avait décidée à me trigauder et à épouser le petit Boisjoli, sans m'inviter à ses noces, la boufresse ! Mais pour revenir à notre canot, nous étions rudement embêtés de voir que Baptiste Durand avait bu, car c'était lui qui nous gouvernait, et nous n'avions que juste le temps de revenir au chantier pour six heures du matin, avant le réveil des hommes, qui ne travaillaient pas le jour du jour de l'an. La lune était disparue; il ne faisait plus aussi clair qu'auparavant, et ce n'est pas sans crainte que je pris ma position à 27 côtes un peu comme un homme qui aurait couché sur les ravalements durant toute une semaine, sans parler d'un black-eye et de deux ou trois déchirures sur les mains et dans la figure. Enfin le principal, c'est que le diable ne nous avait pas tous emportés, et je n'ai pas besoin de vous dire que je ne m'empressai pas de démentir ceux qui prétendaient m'avoir trouvé, avec Baptiste Durand et les six autres, tous saouls comme des grives, et en train de cuver notre jamaïque dans un banc de neige des environs. C'est déjà pas si beau d'avoir presque vendu son âme au diable, sans s'en vanter parmi les camarades; et ce n'est que bien des années plus tard que je racontai l'histoire telle qu'elle m'était arrivée. Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c'est que ce n'est pas si drôle qu'on le pense d'aller voir sa blonde en canot d'écorce, en plein cœur d'hiver, en courant la chasse- galerie; surtout si vous avez un maudit ivrogne qui se mêle de gouverner. Si vous m'en croyez, vous attendrez à l'été prochain pour aller embrasser vos petits cœurs, sans courir le risque de voyager au profit du diable. Et Joe, le cook, plongea sa micaouane dans la mélasse bouillonnante aux reflets dorés, et déclara que la tire était cuite à point, et qu'il n'y avait plus qu'à l'étirer. 30 Le 18 avril 1763, Marie-Josephte Corriveau était pendue à Québec pour le meurtre de son second mari. Elle avait perdu son premier mari suite à une fièvre intense et on la prenait déjà pour une sorcière. Son second mari était violent, la Corriveau a avoué l’avoir tué parce qu’il la maltraitait. Suite à sa mort, le corps de la Corriveau fut placé dans une cage en fer au croisement de deux routes afin de montrer à la population conquise après la Guerre de Sept Ans le sort qui attendait les criminels. Cette femme, auréolée de nombreuses légendes sombres, a marqué à sa façon l'histoire québécoise. La mythique cage dans laquelle elle fut pendue et exhibée a par ailleurs été récemment retrouvée et rapatriée à Québec. Celle de Philippe Aubert de Gaspé père en est une parmi d’autres … La Corriveau Philippe Aubert de Gaspé, père Comme mon défunt père allait se fourrer sous son cabrouette pour se mettre à l’abri de la rosée, il lui prit fantaisie de s’informer de l’heure. Il regarde donc les trois Rois au sud, le Chariot au nord, et il en conclut qu’il était minuit. C’est l’heure, qu’il se dit, que tout honnête homme doit être couché. Il lui sembla cependant tout à coup que l’île d’Orléans était tout en feu. Il saute un fossé, s’accote sur une clôture, ouvre de grands yeux, regarde, regarde... Il vit à la fin que des flammes dansaient le long de la grève, comme si tous les fi-follets du Canada, les damnés, s’y fussent donné rendez-vous pour tenir leur sabbat. À force de regarder, ses yeux, qui étaient pas mal troublés, s’éclaircirent, et il vit un drôle de spectacle : c’était comme des manières (espèces) d’hommes, une curieuse engeance tout de même. Ça avait bin une tête grosse comme un demi-minot, affublée d’un bonnet pointu d’une aune de long, puis des bras, des jambes, des pieds et des mains armés de griffes, mais point de corps pour la peine d’en parler. Ils avaient, sous votre respect, mes messieurs, le califourchon fendu jusqu’aux oreilles. Ça n’avait presque pas de chair : c’était quasiment tout en os, comme des esquelettes. Tous ces jolis gars (garçons) avaient la lèvre supérieure fendue en bec de lièvre, d’où sortait une dent de rhinoféroce d’un bon pied de long comme on en voit, monsieur Arché, dans votre beau livre d’images de l’histoire surnaturelle. Le nez ne vaut guère la peine 31 qu’on en parle : c’était, ni plus ni moins, qu’un long groin de cochon, sous votre respect, qu’ils faisaient jouer à demande, tantôt à droite, tantôt à gauche de leur grande dent : c’était, je suppose, pour l’affiler. J’allais oublier une grande queue, deux fois longue comme celle d’une vache, qui leur pendait dans le dos, et qui leur servait, je pense, à chasser les moustiques. Ce qu’il y avait de drôle, c’est qu’ils n’avaient que trois yeux par couple de fantômes. Ceux qui n’avaient qu’un seul œil au milieu du front, comme ces cyriclopes (cyclopes) dont votre oncle le chevalier, M. Jules, qui est un savant, lui, nous lisait dans un gros livre, tout latin comme un bréviaire de curé, qu’il appelle son Vigile; ceux donc qui n’avaient qu’un seul oeil, tenaient par la griffe deux acolytes qui avaient bien, eux, les damnés, tous leurs yeux. De tous ces yeux sortaient des flammes qui éclairaient l’île d’Orléans comme en plein jour. Ces derniers semblaient avoir de grands égards pour leurs voisins, qui étaient, comme qui dirait, borgnes; il les saluaient, s’en rapprochaient, se trémoussaient les bras et les jambes, comme des chrétiens qui font le carré d’un menuette (menuet). Les yeux de mon défunt père lui en sortaient de la tête. Ce fut bin pire quand ils commencèrent à sauter, à danser, sans pourtant changer de place, et à entonner, d’une voix enrouée comme des bœufs qu’on étrangle, la chanson suivante : Allons’gai, compèr’lutin ! Allons, gai, mon cher voisin ! Allons, gai, compèr’qui fouille, Compèr’crétin la grenouille ! Des chrétiens, des chrétiens, J’en fr’ons un bon festin. — Ah ! les misérables carnibales (cannibales), dit mon défunt père, voyez si un honnête homme peut être un moment sûr de son bien. Non content de m’avoir volé ma plus belle chanson que je réservais toujours pour la dernière dans les noces et les festins, voyez comme ils me l’ont étriquée ! c’est à ne plus s’y reconnaître. Au lieu de bon vin, ce sont des chrétiens dont ils veulent se régaler, les indignes ! Et puis après, les sorciers continuèrent leur chanson infernale, en regardant mon défunt père et en le couchant en joue avec leurs grandes dents de rhinoféroce. 32 Satanée bigre de chienne, lui dit mon défunt père, est-ce pour me remercier de mon dépréfundi et de mes autres bonnes prières que tu veux me mener au sabbat ? Je pensais bien que tu en avais, au petit moins, pour trois ou quatre mille ans dans le purgatoire pour tes fredaines. Tu n’avais tué que deux maris : c’était une misère ! aussi ça me faisait encore de la peine, à moi qui ai toujours eu le cœur tendre pour la créature, et je me suis dit : Il faut lui donner un coup d’épaule; et c’est là ton remerciement, que tu veux monter sur les miennes pour me traîner en enfer comme un hérétique ! — Mon cher François, dit la Corriveau, mène-moi danser avec mes bons amis; et elle cognait sa tête sur celle de mon défunt père, que le crâne lui résonnait comme une vessie sèche pleine de cailloux. — Tu peux être sûre, dit mon défunt père, satanée bigre de fille de Judas l’Escariot, que je vais te servir de bête de somme pour te mener danser au sabbat avec tes jolis mignons d’amis ! — Mon cher François, répondit la sorcière, il m’est impossible de passer le Saint- Laurent, qui est un fleuve bénit, sans le secours d’un chrétien. — Passe comme tu pourras, satanée pendue, que lui dit mon défunt père; passe comme tu pourras : chacun son affaire. Oh ! oui ! compte que je t’y mènerai danser avec tes chers amis, mais ça sera à poste de chien comme tu es venue, je sais comment, en traînant ta belle cage qui aura déraciné toutes les pierres et tous les cailloux du chemin du roi que ça sera un escandale, quand le grand voyer passera ces jours ici, de voir un chemin dans un état si piteux ! Et puis, ça sera le pauvre habitant qui pâtira, lui, pour tes fredaines, en payant l’amende pour n’avoir pas entretenu son chemin d’une manière convenable ! Le tambour-major cesse enfin tout à coup de battre la mesure sur sa grosse marmite. Tous les sorciers s’arrêtent et poussent trois cris, trois hurlements, comme font les sauvages quand ils ont chanté et dansé « la guerre », cette danse et cette chanson par lesquelles ils préludent toujours à une expédition guerrière. L’île en est ébranlée jusque dans ses fondements. Les loups, les ours, toutes les bêtes féroces, les sorciers des montagnes du nord s’en saisissent, et les échos les répètent jusqu’à ce qu’ils s’éteignent dans les forêts qui bordent la rivière Saguenay. Mon pauvre défunt père crut que c’était, pour le petit moins, la fin du monde et le jugement dernier. 35 Le géant au plumet d’épinette frappe trois coups; et le plus grand silence succède à ce vacarme infernal. Il élève le bras du côté de mon défunt père, et lui crie d’une voix de tonnerre : Veux-tu bien te dépêcher, chien de paresseux, veux-tu bien te dépêcher, chien de chrétien, de traverser notre amie ? Nous n’avons plus que quatorze mille quatre cents rondes à faire autour de l’île avant le chant du coq : veux-tu lui faire perdre le plus beau du divertissement ? — Vas t’en à tous les diables d’où tu sors, toi et les tiens, lui cria mon défunt père, perdant enfin toute patience. — Allons, mon cher François, dit la Corriveau, un peu de complaisance ! tu fais l’enfant pour une bagatelle; tu vois pourtant que le temps presse : voyons, mon fils, un petit coup de collier. — Non, non, fille de Satan ! dit mon défunt père. Je voudrais bien que tu l’eusses encore le beau collier que le bourreau t’a passé autour du cou, il y a deux ans : tu n’aurais pas le sifflet si affilé. Pendant ce dialogue, les sorciers de l’île reprenaient leur refrain : Dansons à l’entour,Toure-loure; Dansons à l’entour. — Mon cher François, dit la sorcière, si tu refuses de m’y mener en chair et en os, je vais t’étrangler; je monterai sur ton âme et je me rendrai au sabbat. Ce disant, elle le saisit à la gorge et l’étrangla. — Comment, dirent les jeunes gens, elle étrangla votre pauvre défunt père ? — Quand je dis étranglé, il n’en valait guère mieux, le cher homme, reprit José, car il perdit tout à fait connaissance. Lorsqu’il revint à lui, il entendit un petit oiseau qui criait : qué-tu ? — Ah çà ! dit mon défunt père, je ne suis donc point en enfer, puisque j’entends les oiseaux du bon Dieu ! Il risque un œil, puis un autre, et voit qu’il fait grand jour; le soleil lui reluisait sur le visage. Le petit oiseau, perché sur une branche voisine, criait toujours : qué-tu ? — Mon cher petit enfant, dit mon défunt père, il m’est malaisé de répondre à ta question, car je ne sais trop qui je suis ce matin : hier encore je me croyais un brave et honnête homme craignant Dieu; mais j’ai eu tant de traverses cette nuit, que je ne 36 saurais assurer si c’est bien moi, François Dubé, qui suis ici présent en corps et en âme. Et puis il se mit à chanter, le cher homme : Dansons à l’entour,Toure-loure; Dansons à l’entour. Il était encore à moitié ensorcelé. Si bien toujours, qu’à la fin il s’aperçut qu’il était couché de tout son long dans un fossé où il y avait heureusement plus de vase que d’eau, car sans cela mon pauvre défunt père, qui est mort comme un saint, entouré de tous ses parents et amis, et muni de tous les sacrements de l’Église, sans en manquer un, aurait trépassé sans confession, comme un orignal au fond des bois, sauf le respect que je lui dois et à vous, les jeunes messieurs. Quand il se fut déhâlé du fossé où il était serré comme dans une étoc(étau), le premier objet qu’il vit fut son flacon sur la levée du fossé; ça lui ranima un peu le courage. Il étendit la main pour prendre un coup; mais, bernique ! Il était vide ! la sorcière avait tout bu. 37 un sourire goguenard sur les lèvres. – Si vous aviez connu Joachin Crête comme je l’ai connu, répliqua la vieille, vous y crairiez bien vous autres étout, mes enfants. – J’ai déjà entendu parler de c’te histoire de Joachin Crête, intervint un des assistants ; contez-nous-la donc, mère Catherine. – C’est pas de refus, fit celle-ci, en puisant une large prise au fond de sa tabatière de corne. Aussi ben, ça fait-y pas de mal aux jeunesses d’apprendre ce qui peut leux pendre au bout du nez pour ne pas respecter les choses saintes et se gausser des affaires qu’ils comprennent point. J’ai pour mon dire, mes enfants, qu’on n’est jamais trop craignant Dieu. Malheureusement, le pauvre Joachim Crête l’était pas assez, lui, craignant Dieu. C’est pas qu’il était un ben méchant homme, non ; mais il était comme j’en connais encore de nos jours : y pensait au bon Dieu et à la religion quand il avait du temps de reste. Ça, ça porte personne en route. Il aurait pas trigaudé un chat d’une cope, j’cré ben ; y faisait son carême et ses vendredis comme père et mère, à c’qu’on disait. Mais y se rendait à ses dévotions ben juste une fois par année ; y faisait des clins d’yeux gouailleurs quand on parlait de la quête de l’Enfant-Jésus devant lui : et pi, dame, il aimait assez la goutte pour se coucher rond tous les samedis au soir, sans s’occuper si son moulin allait marcher sus le dimanche ou sus la semaine. Parce qu’il faut vous dire, les enfants, que Joachim Crête, avait un moulin, un moulin à farine, dans la concession de Beauséjour, sus la petite rivière qu’on appelle la Rigole. C’était pas le moulin de Lachine, si vous voulez ; c’était pas non plus un moulin de seigneurie ; mais il allait tout de même, et moulait son grain de blé et d’orge tout comme un autre. Il me semble de le voir encore, le petit moulin, tout à côté du chemin du roi. Quand on marchait pour not’ première communion, on manquait jamais d’y arrêter en passant, pour se reposer. C’est là que j’ai connu le pauvre malheureux : un homme dans la quarantaine qu’haïssait pas à lutiner les fillettes, soit dit sans médisance. 40 Comme il était garçon, y s’était gréé une cambuse dans son moulin, où c’qu’il vivait un peu comme un ours, avec un engagé du nom de Hubert Sauvageau, un individu qu’avait voyagé dans les Hauts, qu’avait été sus les cages, qu’avait couru la prétentaine un peu de tout bord et de tout côté, où c’que c’était ben clair qu’il avait appris nen de bon. Comment c’qu’il était venu s’échouer à Saint-Antoine après avoir roulé comme ça ? On l’a jamais su. Tout c’que je peux vous dire, c’est que si Joachim Crête était pas c’que y avait de plus dévotieux dans la paroisse, c’était pas son engagé qui pouvait y en remontrer sus les principes comme on dit. L’individu avait pas plus de religion qu’un chien, sus vot’ respèque. Jamais on voyait sa corporence à la messe ; jamais il ôtait son chapeau devant le Calvaire ; c’est toute si y saluait le curé du bout des doigts quand y le rencontrait sus la route. Enfin, c’était un homme qu’était dans les langages, ben gros. – De quoi c’que ça me fait tout ça ? disait Joachim Crête, quand on y en parlait ; c’est un bon travaillant qui chenique pas sus l’ouvrage, qu’est fiable, qu’est sobre comme moi, qui mange pas plusse qu’un autre, et qui fait la partie de dames pour me désennuyer : j’en trouverais pas un autre pour faire mieux ma besogne quand même qu’y s’userait les genoux du matin au soir à faire le Chemin de la Croix. Comme on le voit, Joachim Crête était un joueur de dames : et si quéqu’un avait jamais gagné une partie de polonaise avec lui, y avait personne dans la paroisse qui pouvait se vanter de y avoir vu fairequeuque chose de pas propre sus le damier. Mais faut craire aussi que le Sauvageau était pas loin de l’accoter, parce que – surtout quand le meunier avait remonté de la ville dans la journée avec une cruche – ceux qui passaient le soir devant le moulin les entendaient crier à tue-tête chacun leux tour : – Dame ! – Mange ! – Soufflé ! – Franc-coin ! – Partie nulle !... Et ainsi de suite, que c’était comme une vraie rage d’ambition. Mais arrivons à l’aventure que vous m’avez demandé de vous raconter. Ce soir-là, c’était la veille de Noël, et Joachim Crête était revenu de Québec pas mal lancé, et – faut pas demander ça – avec un beau stock de provisions dans le coffre de sa carriole pour les fêtes. La gaieté était dans le moulin. 41 Mon grand-oncle, le bonhomme José Corriveau, qu’avait une pochetée de grain à faire moudre, y était entré sus le soir, et avait dit à Joachim Crête : – Tu viens à la messe de Mênuit sans doute ? Un petit éclat de rire sec y avait répondu. C’était Hubert Sauvageau qu’entrait, et qu’allait s’assire dans un coin, en allumant son bougon. – On voira ça, on voira ça ! qu’y dit. – Pas de blague, la jeunesse ! avait ajouté bonhomme Corriveau en sortant : la messe de Mênuit, ça doit pas se manquer, ça. Puis il était parti, son fouet à la main. – Ha ! ha ! ha !... avait ricané Sauvageau ; on va d’abord jouer une partie de dames, monsieur Joachin, c’pas ? – Dix, si tu veux, mon vieux ; mais faut prendre un coup premièrement, avait répondu le meunier. Et la ribote avait commencé. Quand ça vint sus les onze heures, un voisin, un nommé Vincent Dubé, cogna à la porte : – Coute donc, Joachim, qu’y dit, si tu veux une place dans mon berlot pour aller à la messe de Mênuit, gêne-toi pas : je suis tout seul avec ma vieille. – Merci, j’ai ma guevale, répondit Joachim Crête. – Vont’y nous ficher patience avec leux messe de Mênuit ! s’écria le Sauvageau, quand la porte fut fermée. – Prenons un coup ! dit le meunier. Et en avant la pintochade, avec le jeu de dames ! Les gens qui passaient en voiture ou à pied se rendant à l’église, se disaient : – Tiens, le moulin de Joachim Crête marche encore : faut qu’il ait gros de farine à moudre. – Je peux pas craire qu’il va travailler comme ça sus le saint jour de Noël. 42 Un juron de païen lui coupa la parole. Hubert Sauvageau, qui s’était accroché les jambes dans queuque chose, manquable, venait de s’élonger sus le pavé comme une bête morte. Le fanal, qu’il avait dans la main, était éteindu mort comme de raison ; de sorte qu’y faisait noir comme chez le loup : et Joachim Crête, qu’avait pas trop à faire que de se piloter tout seul, s’inventionna pas d’aller porter secours à son engagé. – Que le pendard se débrouille comme y pourra ! qu’y dit, moi j’vas prendre un coup. Et, à la lueur de la chandelle qui reluisait de loin par la porte ouverte, il réussit, de Dieu et de grâce, et après bien des zigzags, à se faufiler dans la cambuse, où c’qu’il entra sans refermer la porte par derrière lui, à seule fin de donner une chance au Sauvageau d’en faire autant. Quand il eut passé le seuil, y piqua tout dret sus la table où c’qu’étaient les flacons, vous comprenez ben ; et il était en frais de se verser une gobe en swignant sus ses hanches, lorsqu’il entendit derrière lui comme manière de gémissement. – Bon, c’est toi ? qu’y dit sans se revirer ; arrive, c’est le temps. Pour toute réponse, il entendit une nouvelle plainte, un peu plus forte que l’autre. – Quoi c’que y a !... T’es-tu fait mal ?.... Viens prendre un coup, ça te remettra. Mais bougez pas, personne venait ni répondait. Joachim Crête, tout surpris, se revire en mettant son tombleur sus la table, et reste figé, les yeux grands comme des piastres françaises et les cheveux drets sus la tête. C’était pas Hubert Sauvageau qu’il avait devant la face : c’était un grand chien noir, de la taille d’un homme, avec des crocs longs comme le doigt, assis sus son derrière, et qui le regardait avec des yeux flamboyants comme des tisons. Le meunier était pas d’un caractère absolument peureux : la première souleur passée, il prit son courage à deux mains et appela Hubert : – Qui c’qu’a fait entrer ce chien-là icitte ? Pas de réponse. 45 – Hubert ! insista-t-il la bouche empâtée comme un homme qu’a trop mangé de cisagrappes, dis-moi donc d’où c’que d’sort ce chien-là ! Motte ! – Y a du morfil là-dedans ! qu’y dit : marche te coucher, toi ! Le grand chien lâcha un petit grognement qui ressemblait à un éclat de rire, et grouilla pas. Avec ça, pas plus d’Hubert que sus la main. Joachim Crête était pas aux noces, vous vous imaginez. Y comprenait pas c’que ça voulait dire ; et comme la peur commençait à le reprendre, y fit mine de gagner du côté de la porte. Mais le chien n’eut qu’à tourner la tête avec ses yeux flambants, pour y barrer le chemin. Pour lorsse, y se mit à manœuvrer de façon à se réfugier tout doucement et de raculons entre la table et la couchette, tout en perdant le chien de vue. Celui-ci avança deux pas en faisant entendre le même grognement. – Hubert ! cria le pauvre homme sur un ton désespéré. Le chien continua à foncer sus lui en se redressant sus ses pattes de derrière, et en le fisquant toujours avec ses yeux de braise. – À moi !... hurla Joachim Crête hors de lui, en s’acculant à la muraille. Personne ne répondit ; mais au même instant, on entendit la cloche de l’église qui sonnait l’Élévation. Alors une pensée de repentir traversa la cervelle du malheureux. – C’est un loup-garou ! s’écria-t-il, mon Dieu, pardonnez-moi ! Et il tomba à genoux. En même temps l’horrible chien se précipitait sus lui. 46 Par bonheur, le pauvre meunier, en s’agenouillant, avait senti quèque chose derrière son dos, qui l’avait accroché par ses hardes. C’était une faucille. L’homme eut l’instinct de s’en emparer, et en frappa la brute à la tête. Ce fut l’affaire d’un clin d’œil, comme vous pensez bien. La lutte d’un instant avait suffi pour renverser la table, et faire rouler les verres, les bouteilles et la chandelle sus le plancher. Tout disparut dans la noirceur. Joachim Crête avait perdu connaissance. Quand il revint à lui, quéqu’un y jetait de l’eau frette au visage, en même temps qu’une voix ben connue y disait : – Quoi c’que vous avez donc eu, monsieur Joachim ? – C’est toi, Hubert ? – Comme vous voyez. – Où c’qu’il est ? – Qui ? – Le chien. – Queu chien ? – Le loup-garou. – Hein !... – Le loup-garou que j’ai délivré avec ma faucille. – Ah ! ça, venez-vous fou, monsieur Joachim ? – J’ai pourtant pas rêvé ça... Pi toi, d’où c’que tu deviens ? – Du moulin. – Mais y marche à c’te heure, le moulin ? – Vous l’entendez. – Va l’arrêter tout de suite : faut pas qu’y marche sus le jour de Noël. – Mais il est passé le jour de Noël, c’était hier. – Comment ? – Oui, vous avez été deux jours sans connaissance. – C’est-y bon Dieu possible ! Mais quoi c’que t’as donc à l’oreille, toi ? du sang ! – C’est rien. – Où c’que t’as pris ça ? Parle ! 47
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