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Apuntes de poesía francesa, Apuntes de Poesía

Apuntes de la asignatura Poesía francesa, con la profesora Maria Dolores Rey Pereira

Tipo: Apuntes

2022/2023

Subido el 15/05/2023

Vivianaclemente99
Vivianaclemente99 🇪🇸

5

(2)

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¡Descarga Apuntes de poesía francesa y más Apuntes en PDF de Poesía solo en Docsity! 1 POÉSIE FRANÇAIS. APPROCHE THÉORIQUE ET PRATIQUE DU LANGAGE ET DES TEXTES POÉTIQUES, ÉCRITS EN LANGUE FRANÇAISE ET/OU DANS L'ESPACE FRANÇAIS. I. LE LANGUAJE POÉTIQUE : CARACTERISTIQUES 1. LA LITTÉRATURE ET LE LITTÉRAIRE : Les deux principales acceptions du mot « littérature » dans le dictionnaire sont : 1. Les œuvres écrites, dans la mesure où elles portent la marque de préoccupations esthétiques ; connaissances, activités qui s'y rapportent. 2. Ensemble des ouvrages publiés (sur une question). Le mot littérature, dérive du latin « littera » (la lettre), apparaît au début du XIIe siècle avec un sens technique de « chose écrite » et divise la société de l’époque en deux « classes » les « litterati » ou lettrés et les « illittérati » ou illettrés (le plus grand nombre des gens du moment). À la fin du Moyen Âge le mot évolue vers le sens de « savoir tiré des livres », et aux XVIIe et XVIIIe siècles il atteint son sens principal actuel : ensemble des œuvres écrites ou orales comportant une dimension esthétique ou activité participant à leur élaboration (ex. : « Se consacrer à la littérature »). La littérature se définit, en effet, comme un aspect particulier de la communication verbale — orale ou écrite — qui met en jeu une exploitation maximale des ressources de la langue pour multiplier les effets sur le destinataire, lecteur ou auditeur. La littérature — dont les frontières sont imprécises et variables selon les appréciations personnelles et, bien entendu, les différentes époques— se caractérise donc, en premier lieu, par sa fonction esthétique : la mise en forme du message est aussi importante (voire plus) que le contenu, dépassant ainsi la communication utilitaire limitée à la simple transmission d'informations. C’est ainsi que le langage littéraire est riche de sa diversité formelle et de ses sujets. Un aspect important du concept de littérature est celui de sa permanente remise en question, aussi bien par les écrivains (p. ex. Mallarmé, Proust, Camus dans leur pratique d’écriture ou dans leurs textes théoriques : p. ex. E. Zola – Le roman expérimental-, P. Valéry, - connu pour ses traductions, ses préfaces critiques et ses Cahiers-, A. Breton – écrivain et théoricien surréaliste…) que par les critiques et les théoriciens : c'est particulièrement vrai depuis la fin du XIXe siècle où l'on a cherché à définir les fonctions de la littérature (par exemple avec la notion d'engagement pour Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?) et sa nature (de nombreuses réflexions sur l'écriture et la lecture, p. ex. Roland Barthes, certaines études de linguistes comme Roman Jakobson, de théoriciens et de poètes, comme Henri Meschonnic, qui dans son étude Pour la Poétique rejette l’idée de la dualité « forme »  versus « contenu » dans les textes littéraires et parle d’une forme-sens) et à renouveler les critères esthétiques (p. ex.  Rimbaud, les avant-gardes du XXe, le Surréalisme, le Nouveau Roman, le Nouveau Théâtre…). 2 Autour de la littérature et de ses textes se sont également produits de nombreux débats esthétiques et moraux du fait que les recherches des écrivains ne correspondent pas nécessairement aux attentes de leurs lecteurs ou de leur époque : p. ex. les poètes maudits, Lautréamont, Flaubert. La notion de la « littérarité d'un texte », c'est-à-dire ce qui fait qu'un texte est littéraire, et appartient à la littérature, reste toujours la question centrale, depuis la fin du XXe siècle, et a donné lieu à des approches très intéressantes comme le structuralisme avec Roland Barthes, la narratologie de Gérard Genette, la stylistique (« linguistique des effets du message ») de Michel Riffaterre, la sémanalyse de Julia Kristeva ou le schéma de la communication et des fonctions du langage de Roman Jakobson. Ce sont des approches qui ont cherché à créer des méthodologies plus techniques et « objectives » pour la reconnaissance et l’étude des textes littéraires. Roman Jakobson, Essais de Linguistique générale, Éd. Minuit, 1963 II. Qu’est-ce qu’un texte littéraire ? Plan du contenu. Un texte littéraire ne se caractérise pas “a priori” par un contenu propre ou spécifique. Plan de l’expression. Le discours littéraire emploie des articulations linguistiques discursives pouvant être reconnues comme des réalisations possibles, parfois limites, d’un code linguistique donné, c’est-à-dire, d’une langue naturelle : le français, l’espagnol, l’anglais… 1. Le discours littéraire serait donc un “complexe signifiant” qui, partant de l’emploi d’éléments non particulièrement “littéraires”, produit un “effet de sens” une signification, dont la principale caractéristique serait sa “littérarité”. C’est en fonction de cette variable, la littérarité d’un texte, qu’on peut poser la dichotomie –théorique au moins- entre texte littéraire vs texte non littéraire. 5 soutiennent : face à l’Autre, au Cosmos, à la Temporalité, à l’Histoire... Or le poème, qui est le discours où s’expérimentent, à travers le langage d’un sujet, des modes de signification particuliers, va toucher directement la communauté et sa vision de la réalité (au moins celle des lecteurs-auditeurs)  Réactions émotionnelles, intellectuelles, de pouvoir... etc. (à mettre en rapport avec l’idée de productivité transformatrice de Julia Kristeva). - Dans le discours poétique l’égalité suivante devient particulièrement vraie : discours poétique = ce qui est dit + sa structure formelle. Paradigme vs syntagme redondance, répétition : métrique, phoniques, syntaxiques (parallélisme, symétrie), lexical, rythme  récurrence, logique associative vs la progression linéaire.  PRINCIPE D’ÉQUIVALENCE. 2. NOTION DE PACTE LYRIQUE : (A. Rodriguez, Le pacte lyrique) Dans son essai, Antonio Rodriguez emprunte aux travaux de Philippe Lejeune sur l’autobiographie la notion de « pacte ». Une notion dont il offrira plus tard sa propre définition comme accord qui « engage une interaction entre le texte et les sujets qu’il met en relation » (p. 69). Ensuite l’auteur propose une définition complexe du « pacte discursif », qui doit servir de point de départ pour la délimitation de trois pactes « littéraires » : « Le pacte lyrique articule [ainsi] une mise en forme affective du pâtir humain, le pacte fabulant une mise en intrigue de l’agir humain, le pacte critique une mise en critique de valeurs humaines » (p. 92). Cette confrontation des différents pactes permet à A. Rodriguez d’approfondir sa réflexion sur le pacte lyrique dont « l’effet global consiste », en vertu d’une phénoménologie de la lecture, « à faire sentir et ressentir des rapports affectifs au monde » (p. 94).  Finalement, A. Rodriguez propose au lecteur une description approfondie de la « mise en forme » du pacte lyrique en fonction des trois niveaux ou formations discursives que l’on peut distinguer dans tout texte (p. 94) : - La « formation subjective » qui s’attache à la situation de communication caractéristique du discours lyrique, au pôle de l’énonciation, à ses modalités stylistiques, et au pôle de la réception. - La « formation sensible » qui s’intéresse à la matérialité du langage et à l’ensemble des moyens stylistiques de mise en forme du lyrique : rythme, mouvement, spatialité, effets sonores, dynamique accentuelle, syntaxe, cohésion logique… constituent autant d’éléments susceptibles de contribuer à l’expression et à la transmission d’une affectivité, fictive ou réelle. - Enfin, « la formation référentielle » qui montre comment le « lyrique cherche à provoquer un effet de présence », et privilégie l’évocation comme mode « d’intensifier l’investissement imaginaire des lecteurs » (p. 242). 3. Joachim DU BELLAY (1522-1560) 6 Maintenant je pardonne à la douce fureur Maintenant je pardonne à la douce fureur Qui m'a fait consumer le meilleur de mon âge, Sans tirer autre fruit de mon ingrat ouvrage Que le vain passe-temps d'une si longue erreur. Maintenant je pardonne à ce plaisant labeur, Puisque seul il endort le souci qui m'outrage, Et puisque seul il fait qu'au milieu de l'orage, Ainsi qu'auparavant, je ne tremble de peur. Si les vers ont été l'abus de ma jeunesse, Les vers seront aussi l'appui de ma vieillesse, S'ils furent ma folie, ils seront ma raison, S'ils furent ma blessure, ils seront mon Achille, S'ils furent mon venin, le scorpion utile Qui sera de mon mal la seule guérison. 4. Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, 1857 La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d'une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ; Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais ! 5. L’absence, Francis JAMMES, Le Roman du Lièvre, Mercure de France, 1922 À dix-huit ans, Pierre quitta la maison campagnarde où il était né. Au moment précis où il s’en alla, sa vieille mère infirme était dans le lit de la chambre bleue dans laquelle il y avait le daguerréotype de son père, des plumes de paon dans un vase, et une pendule représentant Paul et Virginie, et qui indiquait trois heures. Dans la cour, sous le figuier, son grand-père se reposait. Dans le jardin, il y avait sa fiancée, des roses et des poiriers luisants. ⁂ 7 Pierre alla gagner sa vie dans un pays où il y avait des nègres, des perroquets, des caoutchoucs, de la mélasse, des fièvres et des serpents. Il y demeura trente ans. ⁂ Au moment précis où il revint dans la maison campagnarde où il était né, la chambre bleue était devenue blanche, sa mère reposait au sein de Dieu, le portrait de son père n’était plus là, et les plumes de paon et le vase avaient disparu. Un objet quelconque remplaçait la pendule. Dans la cour, sous le figuier où son défunt grand-père se reposa, il y avait des écuelles cassées et une pauvre poule malade. Dans le jardin de roses et de poiriers luisants où fut sa fiancée, il y avait une vieille dame. L’histoire ne dit pas qui elle était. 6. Léopold Sédar SENGHOR. Recueil : Chants d'ombre Joal ! Je me rappelle. Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève. Je me rappelle les fastes du Couchant Où Koumba N´Dofène voulait faire tailler son manteau royal. Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots. Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe. Je me rappelle la danse des filles nubiles Les chœurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste Penché élancé, et le pur cri d´amour des femmes – Kor Siga ! Je me rappelle, je me rappelle… Ma tête rythmant Quelle marche lasse le long des jours d´Europe où parfois Apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote. II. L'ANALYSE DU TEXTE POÉTIQUE. CLÉS CONCEPTUELLES ET MÉTHODOLOGIQUES. Méthode d’analyse d’un poème: I. 1re approche du texte poétique: le paratexte (G. Genette). 1. Informations sur l’auteur, le recueil, les dates, le sens du titre... 2. Le thème de la poésie (le sujet) et son contexte (historique, social, religieux…) 3. Dominante du poème et types de discours employés : narratif, explicatif, descriptif, argumentatif, lyrique… II. L’analyse du poème: les procédés poétiques. 1 0 2. Le distique : groupe de deux vers qui offrent un sens complet (à ne pas confondre avec la rime plate). 3. Le tercet: formé de trois vers (monorrimes, aab…), une forme bien connue est celle de la terza rima (modèle emprunté d’Italie): aba bcb cdc… 4. Le quatrain : groupe de quatre vers avec trois possibilités de rimes: plates (aa bb), embrassées (abba) ou croisées (abab). Le quatrain peut jouer aussi avec la différente longueur des vers. La rime plate est la rime où deux vers à rime masculine alternent avec deux vers à rime féminine. C'est le schéma le plus simple. 5. Le quintil ou cinquain : strophe 5 vers. 6. Le sizain : strophe de 6 vers. 7. Le septain : strophe de 7 vers. 8. Le huitain : groupe de huit vers  ababbcbc. 9. Le neuvain : groupe de neuf vers. 10. Le dizain : groupe de dix vers.  Les stances : La stance en poésie est un groupement de vers comprenant un sens complet et arrangés selon une structure particulière qui s’observe dans tout le poème. À la fin de chaque stance il se produit un repos ou court arrêt, avant d’en entamer la suivante ; de là leur nom, qui vient de l’italien stanza, qui signifie demeure. Normalement, les stances traitent de sujets graves et spirituels : le sens de la vie, de la mort… En ce qui concerne leur forme, les stances peuvent être régulières et irrégulières. On appelle ‘irrégulières’ des stances qui ne sont pas assujetties à des règles déterminées. Le mélange des rimes y est purement arbitraire, pourvu toutefois qu’il n’y ait jamais plus de deux rimes masculines ou féminines de suite. Les stances sont de quatre, six, huit, dix, douze et quatorze vers. Et il y a aussi des stances de cinq, de sept, de neuf et de treize vers. Tout comme les strophes, les stances de quatre vers font un quatrain, cinq vers font un quintil, six, un sixain, huit, un huitain, dix, un dizain, et douze, un douzain. Les stances de sept, de neuf, de treize et de quatorze vers n’ont pas de nom particulier.  La quantité   de syllabes ou métrique : Dans la versification française le nombre des syllabes est très important (vers syllabiques). Si dans un poème les vers ont des longueurs différentes on parle de vers hétérométriques, par contre, s’ils sont tous de même longueur, il s'agit de vers isométriques ou réguliers. « Les noms des vers, à part pour ce qui concerne l’alexandrin, sont fondés sur le nombre de syllabes qu’ils comportent : dissyllabe (2), trisyllabe (3), tétrasyllabe (4), pentasyllabe (5), hexasyllabe (6), heptasyllabe (7), octosyllabe (8), ennéasyllabe (9), décasyllabe (10) hendécasyllabe (11). » (Aquien, 2010 : 26). Les vers les plus utilisées dans la poésie française sont l'alexandrin (12 syllabes), le décasyllabe (10 syllabes) et l'octosyllabe (8 syllabes).  La mesure du vers : Le vers français est déterminé par le retour du même nombre de syllabes aux mêmes endroits des vers. Dans le décompte des syllabes le "e" caduc ne compte pas s'il est placé devant une voyelle (première lettre du mot suivant) ou s'il termine le vers (la dernière syllabe ne compte pas). On parle alors de l'élision du "e" muet. Exemple : « a-yant- pou-ssé- la- port-e// é-troi-te- qui- chan-celle » (12 syllabes)… la césure  6+6 ¡! Cas particulier : la diérèse = prononciation en deux syllabes de deux voyelles qui n'en forment habituellement qu'une. Exemple : "J'é-tais- in-sou-ci-eux // de tous les é-qui-pages" (12 syllabes, 6+6) (notion de licence métrique).  1 1 II. Le rythme dans le poème : Le texte poétique associe les mots en groupes de syllabes réguliers ou irréguliers en vue de créer un rythme particulier. Le vers se décompose en séquences de longueurs variables délimitées par des accents (voix plus fortes) et des pauses (arrêts de la voix). En français on marque une accentuation sur la dernière syllabe d'un groupe de mots ayant unité de sens et unité grammaticale.  Les accents et les pauses : le rythme du vers est créé en fonction de ces accents toniques. Chaque accent est immédiatement suivi d'une pause (coupe) : les pauses délimitent les mesures qui composent le vers. Exemple : "Les vagues/ du matin// se levaient/une à une" (3 syll+ 3 // 3+3) = alexandrin de quatre mesures (les barres obliques marquent les pauses). Le mot ou le groupe de mots situé sous cet accent est mis en valeur. Exemple : " Il dort / dans le soleil // la main / sur la poitrine " (Rimbaud). Selon la disposition des mesures, il y aura régularité ou irrégularité, impression d'équilibre ou de rupture... le rythme est porteur de sens. Exemple : "Quoi ? / Que regarde-t-elle ? // E-lle- ne- sait- pas / L'eau" (Hugo) = (1 syll+5 + 5+1) il y a ici, outre la disposition symétrique, des mesures courtes qui créent une impression d'hésitation et d'indécision. Exemple : " Leur soleil / c'est la soif / la poussière / la sueur / le goudron” (Prévert) = (3+3+3+3+3) il y a ici un équilibre parfait, une impression de calme, de force. Chaque mesure est martelée et marquée.  Les différents rythmes de l'alexandrin : Dans le cas de l'alexandrin, on distingue le rythme binaire  quaternaire et le rythme ternaire : 4+4+4 pratiqué par les poètes romantiques.  L'alexandrin binaire est le plus fréquent. II comporte 4 accents et se divise en deux parties égales de 6 syllabes, ou hémistiches. La pause centrale est appelée la césure, les autres pauses des coupes. Exemple : "Un point noir/ est resté// dans mon regard/ a-vide "  L'alexandrin ternaire (ou trimètre romantique) possède trois accents qui le divisent en trois mesures de quatre syllabes. Exemple : "L'horreur- des bois, /l'horreur- des mers, / l'horreur- des cieux"  L'enjambement : quand la phrase se poursuit d'un vers sur l'autre sans marquer de pause en fin de vers. Il y a rejet, quand le dépassement ne concerne qu'un mot ou groupe court rejeté au début du vers suivant et contre-rejet si la phrase commence avant la fin du vers précédent. Exemples de rejets et de contre-rejets : Le Dormeur du val C’est un trou de verdure où chante une rivière, Accrochant follement // aux herbes des haillons D’argent ; où le soleil,// de la montagne fière, Luit : c’est un petit val // qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, (5/4/3) Et la nuque baignant//dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu // dans l’herbe, sous la nue, (1/5//3/3 Pâle dans son lit vert // où- la -lu-miè-re-pleut. Les- pieds- dans- les -gla-ïeuls //, il dort. Souri-ant comme Sourirait un enfant // maláde, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. Arthur Rimbaud (1854  1870 … il avait 16 ans) III. Les sonorités ou homophonies : 1 2  La rime est la répétition, à la fin de deux ou plusieurs vers, d'une même voyelle accentuée (et, éventuellement, des consonnes qui la précèdent et/ou la suivent). Elle se définit en fonction de… - sa qualité : pauvre (1 son commun = satin/enfin), suffisante (2 sons communs, consonne + voyelle = justement/régiment ou voyelle + consonne = mère/j’espère), riche (3 sons communs = études/solitudes = C+V+C), léonine (rime très riche, portant au moins sur 4 sons communs = voiture/nature, sultan/insultant); la rime est mauvaise si elle utilise des voyelles qui ne sont pas rigoureusement homophones ou des mots de même formation lexicale : ex. fait/défait ; - le genre : rime féminine (le mot se termine par un e muet) ou masculine (sans "e" final). Traditionnellement, rimes féminines et rimes masculines s’alternent ; - la disposition : rimes plates (AA BB...), croisées (ABAB) et embrassées (ABBA).  La rime orpheline / vers orphelin  : lorsque, dans un poème, un seul vers ne rime avec aucun autre.  L´assonance  : répétition de la voyelle accentuée à la fin de chaque vers.  La contre-assonance  : il y a contre-assonance lorsque l’homophonie se fonde sur l’identité des consonnes finales avec hétérophonie vocalique. Ex. sentinelle et nulle  En général on parle d’allitération, en rhétorique, lorsqu’il y a répétition de consonnes dans une suite de mots rapprochés et on appelle assonance la figure de style qui consiste à répéter un même son vocalique dans un groupe de mots ou dans un ensemble de phrases. La rime a dominé la poésie française du XIIIe jusqu’à la fin du XIXe siècle ; dans la poésie moderne et contemporaine, l’usage d’homophonies finales est irrégulier : soit il n’y en a pas du tout, soit elles apparaissent de manière libre et diversifiée. (Aquien, 2010 : 43) IV. Les images : La poésie utilise fréquemment les images, de même que d’autres figures du discours (voir fichier suivant) : - la comparaison : "à la bouche tendue comme un quartier d'orange" (P. Perret). La "bouche tendue" de la femme aimée est comparée à un "quartier d'orange" à l'aide de l'outil de comparaison "comme". (Sensualité...). - la métaphore : "Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie” (P. de Ronsard). La "vie" est métaphorisée par les "roses", sans outil de comparaison. (Aspect éphémère de la "vie" mais aussi sa beauté). - la personnification : "Et les cafés enfantent sur le trottoir hommes et femmes..." (J. Supervielle). Attribution d'un caractère humain aux trottoirs qui "enfantent" (pour traduire l'animation et l'humanité de la rue...). - l’oxymore : alliance dans un même syntagme de mots de sens opposés, p. ex. ʺle soleil noir de la mélancolieʺ (G. de Nerval). Pour signifier la mort ou l’impuissance créatrice du poète. - la métonymie, la synecdoque : "mon cœur à tant de peine" (Verlaine). La partie "cœur" est utilisée ici pour le tout : l'être (l'importance des sentiments...).  Notion d’isotopie comme cohérence de sens dans les mots d’un texte : « ensemble de mots qui, dans un texte, renvoient à une certaine signification soit par leur définition propre, soit par les significations annexes qu’ils véhiculent, soit par analogie » (Aquien, 2010 : 120). Interaction d’ isotopies interaction de champs associatifs. V. Les formes du poème : Le poème peut être de forme libre (sans règle particulière quant au nombre de vers et de strophes) ou de forme fixe.  Formes fixes les plus utilisées : - Le Moyen Âge : Les poètes provençaux du Moyen Âge dans leurs “cansós” avaient créé une grande quantité de strophes, de combinaisons de rimes et de rythmes. 1 5 13. Le pantoun du XIXe siècle : La forme fixe du pantoun occidental est définie par Théodore de Banville dans son Petit Traité de poésie française, publié en 1872. C'est également Banville qui fixe la règle de la reprise du premier vers au dernier vers, seule vraie particularité du pantoun occidental par rapport à son modèle malais.  Du point de vue de la forme, le pantoun consiste en une suite de quatrains (d'octosyllabes ou de décasyllabes - le même mètre est conservé dans tout le poème.) où s'appliquent deux systèmes de reprises : ·Le deuxième et le quatrième vers de chaque strophe sont repris respectivement comme premier et troisième vers de la strophe suivante, ·Le tout dernier vers du poème reprend le premier. Lorsque le vers est le décasyllabe, la césure se situe entre la cinquième et la sixième syllabe, contrairement au décasyllabe classique dans lequel elle se situe entre la quatrième et la cinquième syllabe. L'octosyllabe n'a pas de césure. L'alternance des rimes masculines et féminines et la reprise du premier vers imposent un nombre de quatrains pair. Le nombre de quatrains est illimité, mais doit être supérieur à six. Cette forme confère au poème une musicalité très particulière.  Mais le caractère vraiment original du pantoun réside dans le sens : il développe dans chaque strophe, tout au long du poème, deux idées différentes : ·La première idée, contenue dans les deux premiers vers de chaque strophe, est généralement extérieure et descriptive, ·La deuxième idée, contenue dans les deux derniers vers de chaque strophe, est généralement intime et morale. On peut donc dire que dans le pantoun se produit un véritable entrecroisement thématique. En effet, le poème parle de deux sujets, l'un descriptif, l'autre sentimental en alternance, par demi- quatrains. La reprise du premier vers, appartenant au premier thème, en dernier vers, appartenant au deuxième thème, permet de lier les deux thèmes.  Les formes libres : Les vers blancs sont des vers syllabiques mais sans rime. (Ex. A. de Musset dans le cadre du mouvement romantique) Un poème en vers-libres est un poème qui ne présente aucune structure définie concernant la versification. Les vers y sont de longueur variable et peuvent être rimés ou non. Le poème en vers- libres n'est pas nécessairement constitué de strophes et ne respecte pas un rythme fixe, à cause de la longueur variable des vers déjà évoquée. Le poème en prose, de son côté, est une forme poétique qui n'utilise pas les techniques de rimes, de versification et de disposition du texte traditionnellement utilisées en poésie. Exemple : Ch. Baudelaire, « L‘Étranger » in Petits poèmes en prose (1869) — Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère? — Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. — Tes amis? — Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. — Ta patrie? — J’ignore sous quelle latitude elle est située. — La beauté? — Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle. — L’or? — Je le hais comme vous haïssez Dieu. — Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger? — J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages! 1 6 À noter la forme particulière du calligramme (où la disposition des mots sur la page représente l'objet décrit). Les figures (de style, rhétoriques, du discours…) Définition : Une figure de style est un procédé d’expression qui consiste à s’écarter de l’usage ordinaire de la langue pour mettre en relief le propre discours, dans un but déterminé : attirer l’attention, émouvoir, séduire, convaincre… On fait une utilisation originale de la langue, on joue avec les codes, on exprime de façon singulière ce que l’on souhaite énoncer. Les figures de style peuvent agir sur l’expression des idées (figures de pensée), le sens des mots (figures sémantiques), la construction des phrases (figures syntaxiques) ou sur leur sonorité (figures phonétiques). Les figures que l’on trouve le plus souvent dans les textes français sont les suivantes: Accumulation : L’accumulation est un procédé qui consiste à aligner, à accumuler un grand nombre de termes, pour multiplier les informations, dans le but d’insister sur une idée, lui donner plus de force, la rendre plus saillante, plus frappante. L’accumulation est une figure d’amplification. Les mots accumulés sont en général de même nature, de même fonction grammaticale ou de même sonorité afin de rendre l’expression plus cohérente. La gradation et l’énumération sont des types d’accumulation. L’anaphore et l’hyperbole s’appuient également sur ce procédé. Exemple :  Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume, Le sinistre océan jette son noir sanglot. HUGO, La Légende des siècles. Hugo accumule le nom des éléments auxquels « l’océan jette son noir sanglot ». Acrostiche : Un acrostiche est un jeu littéraire qui consiste à écrire un poème où on peut lire un mot formé par les initiales des vers (mode de lecture en vertical). Ce mot est souvent le nom de l’auteur, le nom de celui à qui on dédie le poème ou un mot en rapport avec le titre du poème. Exemple :  Voulez-vous que verté vous die ? Il n’est jouer qu’en maladie Lettre vraye que tragedie Lasche homme que chevalereux, Orrible son que melodie, Ne bien conseillé qu’amoureux VILLON, Ballade des contre-vérités. On peut lire verticalement le nom de l’auteur du poème : VILLON. Adynaton :  L’adynaton (adynata au pluriel) est une hyperbole tellement exagérée que l’information en devient inconcevable, invraisemblable, impossible. L’effet visé est souvent humoristique.  Exemple : 1 7 C’est un roc ! c’est un pic ! c’est un cap ! Que dis-je, c’est un cap ? … c’est une péninsule ! ROSTAND, Cyrano de Bergerac. Allégorie : L’allégorie est une figure de style par laquelle on exprime, on représente une idée, une notion ou un thème par une métaphore, une personnification, une image ou, plus généralement, une forme concrète. L’allégorie est une représentation concrète d’une notion abstraite. Elle utilise un symbole (un texte, une image, etc.) qui véhicule une notion. À l’écrit, on la repère souvent par l’utilisation de la majuscule. L’allégorie superpose donc deux sens un sens littéral (la forme - visible, matérielle- qui représente l’idée) et un sens figuré (l’idée, la notion qui est représentée). Exemple : Le Temps mange la vie, Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le coeur Du sang que nous perdons croit et se fortifie. BAUDELAIRE, Fleurs du mal. Ici Ch. Baudelaire représente une notion abstraite, le temps qui fuit, de manière concrète, comme un monstre qui dévore la vie de l’homme. Il y a donc, en outre, une personnification du temps. Personnification et allégorie vont souvent de pair. L’allégorie du temps qui fuit (tempus fugit) est un lieu commun de la littérature. Allitération : L’allitération est une figure de style qui consiste à répéter de manière exacte ou approximative, une même consonne (un même “son”, du type consonne). Cette répétition trouve son sens dans le texte dans laquelle on la trouve. On voit le plus souvent les allitérations dans la poésie ou le théâtre. Exemple : Un vers de Racine dans Andromaque est l’exemple le plus célèbre d’allitération dans la langue française : Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? RACINE, Andromaque, V, 5 . Ici, le son ‘s’ (par la consonne s, ou la consonne c) est répété 5 fois et suggère le sifflement du serpent. Pour l’interprétation, il faudrait se demander quelle pourrait être la fonction, dans le texte, de cette répétition. Anacoluthe : L’anacoluthe est une figure de style qui consiste à opérer volontairement (on veut le croire…) une rupture dans la syntaxe. La construction grammaticale de la phrase est transformée pour lui donner un effet rhétorique. C’est une “faute” maîtrisée. C’est comme si “la phrase se dirigeait vers le point vers lequel on l’attendait, avant de prendre brusquement une autre direction”…  Exemple :  Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde en eût été changée. PASCAL, Pensées. Ici, le verbe aurait dû avoir « le nez » pour sujet. Le sujet « la face du monde » apparaît à l’improviste. Anadiplose : Figure de style qui consiste à répéter le dernier mot d’une proposition (ou un même ensemble de termes) au début de la proposition suivante. 2 0 s’asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre ; il parle, il rêve, il reprend la parole ; le maître de la maison s’ennuie, et demeure étonné… La BRUYÈRE, Les Caractères. Dans cet extrait, La Bruyère multiplie les propositions (« se jette hors de la portière », « traverse la cour », « monte l’escalier »), en les liant par des virgules. Il n’emploie aucun terme terme de liaison. Calembour: Le calembour est un jeu de mots qui repose sur l’équivoque que provoque l’emploi de mots à double sens, ou de termes dont la prononciation est semblable ou identique mais dont le sens diffère. L’effet comique vient de la double interprétation que l’on peut faire de ces phrases. Exemple : De deux choses lune, l’autre c’est le soleil. /PRÉVERT. Chiasme : Le chiasme est une figure de style qui consiste à disposer au moins 2 éléments, par exemple l’adjectif + le nom rude journée, en miroir avec au moins deux autres éléments correspondants, par exemple le nom + l’adjectif travail fructueux. On obtient ainsi une phrase formée sur le modèle AB/BA : à rude journée, travail fructueux.  Les deux parties d’un chiasme sont souvent séparées par un conjonction (mais, ou, et…) ou par un point virgule ou une virgule. Exemple : Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu. /HUGO, La Légende des siècles.  Ce vers de Hugo est un chiasme formé comme suit : ABC = nom (roi) + verbe (chantait) + adverbe (en bas) / CBA = adverbe (en haut) + verbe (mourait) + nom (Dieu). C’est donc un chiasme multiple sous forme ABC / CBA. Le chiasme permet de mettre en relief une ressemblance ou une opposition. ¡! Attention : une phrase formée sur le modèle AB/AB n’est pas un chiasme mais un parallélisme. Par exemple : « Je meurs si (A) je vous perds (B) ; mais je meurs si (A) j’attends (B). » (RACINE, Andromaque) Comparaison : La comparaison est un procédé par lequel on rapproche un terme ou un ensemble de termes, par exemple “la terre”, d’un terme ou d’un ensemble de termes différent, par exemple “le feu”. Deux entités sont mises sur un même plan : “la terre est rouge comme le feu”. Le premier terme ou ensemble de termes est appelé le comparé (ou thème) : dans l’exemple, c’est « la terre ». Le deuxième terme ou ensemble de termes est appelé le comparant (ou phore) : dans l’exemple, c’est « le feu ». La comparaison opère à l’aide d’un outil de comparaison. Dans l’exemple précédent, l’outil de comparaison est « comme ». L’outil de comparaison peut être une conjonction ou un adverbe : comme, ainsi que, de même que, plus que, moins que etc. ; un adjectif comparatif : tel, semblable, pareil à, etc. ; un verbe : paraître, avoir l’air de, sembler, ressembler à, etc. La comparaison est une figure de style lorsqu’on rapproche des éléments au départ dissemblables, par analogie. On parle alors de comparaison figurative. Exemple : Un petit baiser, comme une folle araignée, Te courra par le cou… / RIMBAUD, Rêvé pour l’hiver. Rimbaud compare dans ces vers “un petit baiser” dans le cou à un élément qui lui semble au départ complètement différent et étranger : une “folle araignée”. Le poète rapproche deux réalités 2 1 dissemblables au moyen de l’emploi d’une structure compara-tive : les petits baisers multipliés dans le cou courent et chatouillent comme le ferait une petite araignée. (…) la comparaison peut racheter le manque d’intensité qui la caractérise par un effet d’anomalie sémantique que la métaphore ne peut guère se permettre sous peine de rester, en l’absence du comparé, totalement inintelligible. (G. GENETTE, op. cit, p. 28) Épanadiplose : L’epanadiplose est une figure de style consistant en la reprise, à la fin d'une proposition, du même mot que celui situé en début d'une proposition précédente. Elle a pour figure inverse l'anadiplose. Elle permet des jeux mélodiques et rythmiques qui ont pour effet de suggérer l'insistance ou l'humour et de mettre en valeur un mot, un groupe de mots ou une idée. Exemple: Rome l’interdisant, qu’irait-il faire à Rome? (Du MARSAIS) Euphémisme : L’euphémisme est une figure de pensée par laquelle on atténue l’expression d’une idée pour en masquer le caractère déplaisant, brutal, triste, vulgaire, douloureux, etc. On énonce indirectement une idée odieuse ou effroyable (par exemple, l’idée de la mort) pour atténuer son effet (la peur et la tristesse pour la mort). Exemple : Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. /RIMBAUD, Le Dormeur du val. Ces vers si connus qui concluent Le Dormeur du val sont euphémiques : Rimbaud ne dit pas explicitement que le soldat est mort. Il utilise pour cela une métonymie en énonçant la cause à la place de l’effet : les “deux trous rouges au côté droit” disent bien sûr qu’un soldat ennemi lui a tiré dessus et l’a tué. En général, l’euphémisme est employé pour parler de la maladie, de la mort ou de la sexualité. Gradation : La gradation est une figure de style qui consiste à ordonner les termes d’une phrase qui évoquent une idée similaire selon une progression ascendante ou descendante. En d’autres mots, une même idée peut être exprimée avec plus ou moins de force grâce à une énumération de termes qui peuvent gagner ou perdre en intensité, en nombre, en taille, etc. Les termes qui se suivent dans une gradation progressent par le sens. Exemple : C’est un roc ! c’est un pic ! c’est un cap ! Que dis-je, c’est un cap ? … c’est une péninsule ! /ROSTAND, Cyrano de Bergerac. Cyrano de Bergerac parle de son gros nez par des métaphores désignant un élément toujours plus important en dimension. On parlera souvent de gradation ascendante pour désigner une gradation qui gagne en intensité. Hypallage : L’hypallage est une figure de style par laquelle on associe un terme d’une phrase (par exemple : “endeuillé”) à un terme différent de celui qui aurait convenu selon le sens (“endeuillée” associé à “maison” à la place de “famille” dans l’exemple : “La famille se trouvait dans la maison endeuillée”). On associe des termes qui paraissent a priori hétérogènes mais dont le lien est finalement logique.  En d’autres termes, l’hypallage attribue à un objet l’acte ou l’idée convenant à l’objet voisin (MORIER: 1998, P. 534). L’hypallage concerne surtout les adjectifs. 2 2 Exemple : Et maintenant il revoyait la chambre veuve. /VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, Contes cruels, « Vera ». Le héros du conte de Villiers de L’Isle-Adam associe chaque objet de son intimité au souvenir de la mort de sa femme. Hyperbate : Une hyperbate est une figure de grammaire qui consiste à intervertir l’ordre habituel des mots… ou à disjoindre deux termes habituellement réunis. Hyperbole : Une hyperbole est une figure de style qui utilise l’exagération pour mettre un élément en relief, pour frapper les esprits ou pour ironiser. Exemple : Elle me confia son sac. Il pesait au moins une tonne ! Litote : La litote est une figure de style qui consiste à dire moins pour faire entendre beaucoup plus. En d’autres termes, on dit moins pour suggérer davantage. La litote utilise souvent la négation.  Exemple : Nous étions perdus dans la forêt. L’un de nos compagnons nous suggéra de choisir une direction, de la suivre et de ne pas en changer. Ce n’était pas idiot. En à peine une heure, nous étions sortis de la forêt. La litote se trouve ici à Ce n’était pas idiot. La suggestion du compagnon était en fait intelligente. Plus encore, on devine que cette suggestion qui pouvait être accueillie avec scepticisme de prime abord était en fait intelligente. Métaphore : La métaphore est une figure de style qui consiste à désigner un terme, un ensemble de termes ou une idée, par exemple le soleil couchant, par un autre terme ou un autre ensemble de termes qui signifie normalement autre chose, comme « l’or du soir ». Exemple : Dans le célèbre poème de Victor Hugo, le poète parle du soleil couchant comme « l’or du soir » : Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. /HUGO, Demain, dès l’aube… 1856. En fonction des structures morpho-syntaxiques qui les soutiennent, on pourrait distinguer les suivants types de métaphores: “in absentia” vs “in praesentia” -Métaphores substantives : « La métaphore est le procédé de style qui confronte sans recourir à aucun signe comparatif explicite, l’objet dont il est question, le métaphorisé (A), à un autre objet, le métaphorique (B), [typologie des métaphores in praesentia] soit par apposition (A+B ou B+A), soit par juxtaposition directe dite aussi parataxe (AB ou BA), soit par assimilation de l’un à l’autre (A est B), soit par qualification de l’élément métaphorisé de la vertu symbolique du métaphorique (B de A) [ou l’inverse, modèle A de B, metaphores complément du nom], soit enfin par effacement de l’élément métaphorisé [métaphores in absentia], le terme métaphorique représentant la substance imagée à l’état pur et laissant deviner ce qu’il représente (B)  » (H. MORIER, op. cit. p. 59 et les textes entre ‘crochets’ sont à moi) 2 5 Paronomase : La paronomase est une figure de style par laquelle on rapproche deux mots dont le son ou l’orthographe sont semblables, mais dont le sens est différent. Cette figure s’appuie donc sur l’homophonie. La paronomase fait donc naître des allitérations ou des assonances. Exemple : En vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze. /CHAMFORT, Maximes, pensées, caractères et anecdotes. Chamfort rapproche les termes « brise » et « bronze » dont la sonorité est semblable. La paronomase se construit avec des paronymes, mots dont la prononciation et la forme sont proches, mais dont le sens diffère (comme éruption et irruption). Périphrase: La périphrase est une figure de style qui consiste à exprimer une notion en plusieurs mots qui la décrivent au lieu d’en utiliser un seul. On utilise plusieurs mots alors qu’un seul suffirait. Exemple : La Venise du Nord pour parler de Bruges Personnification : La personnification est une figure de style par laquelle on prête des qualités humaines à une chose, une idée ou un animal. La personnification est le produit d’une comparaison ou d’une métaphore .  Exemple : La mer perfide hululait doucement : ses molles lèvres vertes baisaient sans relâche à féroces baisers, la dure mâchoire des roches. Il essaya de se dresser : ses jambes, des algues ! Ses bras, des fumées d’embruns ! Il ne commandait plus qu’à ses paupières et, elles étaient ouvertes sur la désolation du ciel ! Il ferma les yeux. Le désespoir se mit à lui manger le foie. /GIONO, Naissance de l’Odyssée Cet exemple contient trois personnifications de la mer, à qui Giono attribue un défaut humain (« perfide »), la morphologie d’un être humain (« molles lèvres vertes ») ou des actions humaines (« baisaient »). Il y existe aussi des animalisations : c’est le cas du verbe « hululait » qui désigne le cri des rapaces nocturnes, du syntagme «dure mâchoire» associé aux roches, ou du désespoir, qui mange le foie d’Ulysse (allusion mythologique à l’aigle de Prométée).  Polysyndète : La polysyndète est une figure de style par laquelle on multiplie volontairement les mots de liaison, notamment les conjonctions (et, ni, mais, ou, enfin…) ou les adverbes de liaison (ainsi, alors, certes, en effet…) alors que la grammaire ne l’exige pas. La polysyndète s’oppose à l’asyndète. Exemple : Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime, Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend. /VERLAINE, Poèmes saturniens. Verlaine multiplie la conjonction “et”, ce qui donne une impression de bercement. Prétérition : Une prétérition est une figure de style par laquelle on feint de ne pas vouloir parler d’un sujet, pour en parler quand même. Le locuteur dit ce qu’il prétend passer sous silence. Exemple : 2 6 Je ne dirai pas qu’il a écrit douze livres ni qu’il a été professeur dans les plus grandes universités, Stanford et Oxford pour ne pas les nommer… Prosopopée : La prosopopée est un procédé qui consiste à invoquer et à présenter un être qui est absent, mort, imaginaire, symbolique, inanimé ou une abstraction. Cet être agit, parle, répond ; il joue le rôle de confident, témoin, vengeur, juge, garant, etc. Cette figure recourt souvent à la personnification lorsqu’elle prête des qualités humaines (la parole, les émotions, etc.) à des choses inanimées. En outre, la prosopopée a une fonction allégorique : l’être inanimé invoqué représente une idée abstraite. Exemple : Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Eternel et muet ainsi que la matière. Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris; J’unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. Les poètes, devant mes grandes attitudes, Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments, Consumeront leurs jours en d’austères études; Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles : Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles! /BAUDELAIRE, Fleurs du Mal, « La Beauté ». Baudelaire fait ici parler une abstraction, la beauté (ce qui fait aussi du poème une allégorie). Syllepse: La syllepse est une figure de style qui consiste à employer un même mot à la fois au sens propre et au sens figuré. La syllepse joue donc sur la polysémie d’un mot, c’est-à-dire sur le fait qu’un mot dispose de plusieurs sens. Exemple : Sais-tu pourquoi les sauvages sont tout nus ? C’est parce que Christophe Colomb les a découverts. /Attribué à HUGO Cette devinette joue sur la polysémie du verbe ‘découvrir’ : ôter les vêtements de quelqu’un, et découvrir de nouvelles terres. Symbole : Objet ou réalité concrète choisis pour signifier (ou représenter) l’une ou l’autre de leurs qualités dominantes ou qui leur sont associées (en fonction de motivations culturelles, historiques, parfois personnelles…) Il y a des symboles conventionnels et des symboles vécus (dans ce cas, les objets… les réalités se chargent, pour le poète, d’une valeur symbolique). Exemple : 1. La Licorne : pureté, virginité, noblesse d’âme : sa corne pointée vers le ciel est le signe de la force divine qui descend en elle. 2 7 2. La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. /BAUDELAIRE, Correspondances. Synecdoque : La synecdoque est une figure de sens, dans laquelle une partie d’un élément sert à désigner le tout (ou le tout à désigner une partie). Exemple : Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, HUGO, Les Contemplations.  Synesthésie : Le mot synesthésie renvoie tout d’abord à un trouble de la perception qui pourrait être décrit comme la capacité qu’ont certains individus d’associer plusieurs sens à un seul stimulus. Par extensión, une synesthésie est une figure de style qui traduit la correspondance et opère la substitution, dans le discours, de mots appartenant à des régimes sensoriels distincts. Exemples: Si je mange un gâteau rose, le goût est en rose; le léger parfum sucré et l'onctuosité de la crème au beurre sont le rose. Ainsi je mange rose comme je vois sucré. /SARTRE, L'Être et le Néant. Je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois. CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe. Zeugme : Le zeugme (ou zeugma, ou attelage) est une figure de syntaxe qui consiste à relier à un terme (un verbe, une préposition) deux compléments de nature différente, par la syntaxe ou par le sens. Ces deux compléments sont coordonnées ou juxtaposés. Il y a comme un élément central (par exemple le verbe ‘meubler’), auquel se rattachent plusieurs autres éléments dissemblables (‘une chambre’ et ‘la conversation’). Exemple : […] ces cadeaux qui meublent une chambre et la conversation mais auxquels la réalité actuelle ne correspond pas. /PROUST, À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Proust associe à « qui meublent » deux compléments de nature différente : un complément direct concret : « meubler une chambre » une expression idiomatique abstraite : « meubler une conversation ». Le verbe ‘meubler’ est employé dans deux sens différents. On le voit, le zeugme permet d’éviter une répétition (celle du verbe), ce serait donc une forme d’ellipse. 1. Pierre de Ronsard (1524-1585) L'an se rajeunissait en sa verte jouvence L'an / se- ra-jeu-ni-ssait // en- sa -ver/te- jou-vence A schèma binaire – hémistiches – 1+5//3+3 Quand- je- m'é-pris- de- vous,// ma- Si-no-pe- cru-elle ; B Zeus Sei-ze ans/ é-taient- la -fleur // de- vo-tre â-ge -nou-velle, B 3 0 Analyse   : C’est un poème construit sur 10 stances de quatrains (40 vers) qui combinent : les vers alexandrins (rime 12 A, féminine) et les hexasyllabes (rime 6 B, masculine) … Des stances hétérométriques, présentant toutes la même structure. Du point de vue générique, il s’agit d’une « consolation » … genre bien connu depuis l’Antiquité gréco-latine (Sénèque, par exemple, est très connu pour ses écrits consolatoires). Ici, Malherbe adresse ses stances à son ami du Périer, pour atténuer la souffrance de ce dernier pour la mort de sa fille Marguerite, âgée de cinq ans, et l’engager à reprendre goût à la vie.  C’est un poème qui se construit sur la base de l’amitié, de la connaissance de la douleur et qui propose des arguments pour accepter la mort et des conseils pour continuer à vivre. a) L’amitié :  Importance du destinataire marquée dès le début : « Ta douleur »(v. 1), reprise tout au long du texte de la seconde personne du singulier « ta fille »(v. 5), « ta raison »(v. 7), « ta peine »(v. 11), « Penses-tu »(v. 21) : interpellation directe.  Proximité du poète avec le destinataire : appuyée aussi par l’écriture de son nom (v. 1 et v. 25), l’emploi du déterminant possessif « mon »(v. 25) exprime son affection pour du Périer et il s’y présente encore son ami : « Injurieux ami »(v. 11)  Il connaît et partage sa peine : « je sais de quel appas son enfance était pleine… », d’autant plus qu’il a perdu aussi des enfants : les plus belles choses… la petite fille métaphorisée comme une rose (rapport analogique qui se construit sur la beauté et la jeunesse…)  Il fait preuve d’une grande délicatesse envers son ami, car, afin de ne pas trop l’attrister, il emploie des euphémismes et des périphrases pour évoquer la mort de la petite fille.  Finalement, il essaye de rassurer du Périer en supposant sa fille au paradis : « maison céleste »(v. 21) b) La douleur : Registre pathétique : champ lexical de la douleur, qui mène même à la folie: « douleur éternelle » (v. 1), « raison perdue » (v. 7) c) Un sens tragique de la vie : Thématique du « tempus fugit », du « contemptus mundi » : métaphore de la rose, du « memento mori » : « commun trépas » (v. 6), toute la stance 6. La mort est inéluctable et pour elle il n’y a pas d’âge : stances 7, 8 et 9. d) Une morale stoïcienne, conclusion : stance 10.  C’est un poème qui présente une claire démarche argumentative, tel que nous pouvons l’apprécier en fonction des éléments suivants :  Une forte implication personnelle du poète : présence du je poétique, avec expression de ses intentions.  Construction du poème comme un faux dialogue pour essayer de persuader son ami de la justesse de ses propos.  Présence de questions rhétoriques qui, tout en rythmant le texte, cherchent à réveiller la conscience de du Périer et à provoquer sa réflexion.  Une construction logique qui marque une progression de la pensée : avec les deux premières strophes centrées sur du Périer et sa douleur, les deux suivantes sur sa fille et la brièveté de sa vie. Puis encore trois strophes portant sur la vieillesse, qui constituent un argument rassurant, et la conclusion partielle sur le peu d’importance de l’âge devant la réalité de la mort. Deux autres strophes insistant sur cette réalité inéluctable de la mort, qui nous touche à tous. Et, enfin, la réflexion finale de Malherbe à son ami dans la dernière.  Utilisation du présent de vérité générale : temps qui appuie les propos de Malherbe comme des vérités. 3 1  Connecteurs logiques : « donc »(v. 1), « Mais »(v. 13), « Puis(v. 15), « Ou » (v. 17), « Et »(v. 24).   Conseil de vie stoïcien donné à du Périer, morale exprimée dans la dernière stance : face à la mort qu’on ne peut maîtriser, il faut savoir l’accepter, comme véritable principe de calme et de sagesse. III. LES GRANDS MOUVEMENTS ET LES ÉCOLES POÉTIQUES. 3.1 LA POÉSIE AU MOYEN ÂGE EN FRANCE : THÈMES ET FORMES. L’ÉVOLUTION LINGUISTIQUE EN FRANCE : GRANDES DATES.  50 a. J.-C.  Ve siècle : Latin vulgaire.  Ve-VIe siècles  IXe siècle : Gallo-roman Occitano-roman (langues d’oïl) (langues d’oc)  IXe siècle  XIe siècle : - Concile de Tours a. 813 : emploi du terme « roman » (rustica Romana lingua) - A. 842 : Serments de Strasbourg, partiellement rédigés en « roman » proto-français. Le terme de « roman » sert à désigner aussi bien les « parlers français » que les « parlers occitans » car ce que l’on veut, surtout, manifester par son emploi, c’est l’écart qui s’était produit entre le latin et ces nouvelles langues.  À partir du XIe siècle : - Ancien français : XIe  XIVe siècles (déclinaison bi-casuelle) et ancien occitan. - Moyen français : XIVe siècle (disparition de la déclinaison bi-casuelle), 1550-1600, début de la codification. - Français moderne : XVIIe siècle jusqu’à nos jours. En 813, lors du Concile de Tours, les évêques conseillèrent à leurs curés de ne plus employer le latin dans leurs homélies mais de les écrire et d’en faire la prédication en « roman », afin de se faire comprendre de leurs paroissiens. Cette décision signifie que, à ce moment-là, le « roman » était déjà la langue courante de communication ainsi qu’une langue propice à la prédication. Vers la fin du neuvième siècle et pendant le dixième et le onzième siècle apparaissent déjà les premiers textes composés en « roman » : Séquence de sainte Eulalie (vers 880), Vie de saint Léger et Passion de Clermont (fin du Xe siècle ou début du XIe siècle), Vie de saint Alexis (XIe siècle) et cætera… destinés à l’édification d’un public généralement incapable de comprendre le latin, mais qui accède, à travers la parole entendue, à une nouvelle forme de culture et de plaisir esthétique. POÉSIE ET VERS AU MOYEN ÂGE : La délimitation du corpus des textes poétiques médiévaux nous place, d’emblée, au cœur de la problématique, toujours vivante, de l’entité du discours poétique et nous oblige à nous poser, à nouveau, la question de sa « poéticité » formelle. Quel serait, donc, le trait différentiel, spécifique, 3 2 du discours poétique face aux autres types de discours ? Est-ce la forme en vers ? Le rythme ? Les sonorités ? Une réponse unique ne saurait embrasser, nous l’avons vu, l’immense variété et la richesse du langage poétique le long de toute l’histoire de la poésie française. En ce qui concerne les textes poétiques du Moyen Âge, Paul Zumthor, le grand spécialiste de la littérature médiévale, dans son ouvrage de référence intitulé Essai de poétique médiévale1, nous offre deux perspectives très intéressantes à ce sujet : -Une perspective « large » (appelons-la ainsi) en fonction de laquelle P. Zumthor va considérer comme poème tout texte composé en vers : «Les documents écrits de langue vulgaire que nous a légués le Moyen Âge se rangent en effet, jusqu’au début du XIIIe siècle, en deux classes : l’une, de beaucoup la plus abondante, composée de textes marqués d’un indice formel bien reconnaissable, le vers ; l’autre ne groupe qu’un petit nombre d’écrits à contenu souvent juridique et formalisés au niveau d’une phraséologie à fonction pratique. Pour cette époque ancienne, la définition du corpus est aisée : il coïncide avec la première classe, et embrasse la quasi-totalité de l’espace couvert part l’écriture. À partir du XIIIe siècle, l’éventail s’ouvre et les définitions deviennent plus hésitantes. La constance de certaines marques stylistiques permet cependant d’opérer un tri. […] À l’ensemble ainsi défini je donne le nom de poésie plutôt que de littérature médiévale »… c’est moi qui surligne) Dans cette perspective, la totalité de la production littéraire médiévale des premiers siècles serait constituée par des poèmes… parce que le vers, de différents mètres (différentes longueurs) et regroupé en différents types de strophes (des quatrains ou des quintils à une seule rime, des laisses, d’une même assonance, des couplets à rime plate avec alternance de deux vers à rime masculine et de deux vers à rime féminine : AA BB CC DD)… représente, aux Xe , XIe et XIIe siècles, la seule forme imaginable du « roman » littéraire, tous genres confondus (lyrique, narratif, didactique…). -Et une perspective plus « restreinte » : « Le fait capital, en effet, mais aussi le moins saisissable, c'est le caractère musical de la chanson. Verbe et mélodie procèdent d'un élan unique, s'engendrent réciproquement en un rapport si étroit que toute analyse devrait porter simultanément sur l'un et l'autre. » (c’est moi qui surligne) Dans cette perspective, c’est la musique associée au texte qui marquerait la différence entre toute une série de textes littéraires, destinées à être chantés, psalmodiés ou, plus tard, récités avec accompagnement musical et toute une autre série de textes destinés à être lus ou joués (signalons la naissance du théâtre à partir du XIIe siècle). C’est ainsi, en fonction de l’opposition chant vs non chant, qu’une première typologie pourrait être établie, conformée par trois grands groupes de textes: -D’une part, les premiers poèmes hagiographiques, les chansons de geste, la chanson lyrique occitane et toute la lyrique en ancien et moyen français… -De l’autre, toute une historiographie en langue vernaculaire (les différentes chroniques qui vont célébrer les origines ou l’histoire récente de la dynastie normande d’Angleterre…), une première forme de récit appelée « le roman antique» (Roman d’Énéas, Roman de Thèbes, Roman de Troie), les différentes versions du Roman d’Alexandre, les romans qui développent la matière tristanienne (dont les premiers auteurs seraient Thomas et Béroul), les Lais de Marie de France, les romans qui travaillent la matière arthurienne et grialique (dont les fondateurs seraient Chrétien de Troyes et Robert de Boron), le Roman d’Éracle de Gautier d’Arras, les fabliaux, le Roman de Renard, le 1 3 5 Après je vous parlerai des supplices Que son corps endura, si grands, Et d’Ébroïn, ce traitre à Dieu, Qui le fit mourir à grand tourment. La Passion du Christ, dite aussi de Clermont ou de Clermont-Ferrand est un autre poème anonyme qui raconte la passion du Christ et les autres événements qui la suivent, depuis le dimanche des Rameaux jusqu’à la Pentecôte. Il se compose de 129 quatrains (516 vers) d’octosyllabes assonancés deux à deux. Il est écrit dans une langue qui présente un mélange de traits de la langue d’oïl et de la langue d’oc. En voici le premier et le dernier quatrains : Incipit : Hora vos dic vera raisun De Jesu Christi passiun : Los sos affans vol remembrar Per que cest mund tot a salvad… Explicit : … Te posche rendre gracia, Davant to paire gloria, Sans spiritum posche laudar Et nunc per tot in secula. Amen. (Traduction : Maintenant je vous dis le vrai récit De la passion de Jésus-Christ : Ses tourments je veux vous rappeler Puisqu’il a sauvé ce monde tout entier… Afin qu’ils puissent te rendre grâce, Et gloire devant ton père, Et le Saint-Esprit puissent louer Et maintenant et dans tous les siècles. Amen.)  La Vie de saint Alexis (XIe siècle). Poème composé de 125 quintils de vers décasyllabiques assonancés. Ce poème raconte la vie de Saint Alexis, fils d’un sénateur romain, il obéit à son père en se mariant avec la jeune femme que celui-là lui avait proposée mais s’enfuit la nuit même de son mariage et quitta la maison paternelle pour se consacrer à la religion. Il arriva à Édesse, en Syrie, où il distribua tout son argent aux pauvres et y vécut 17 ans comme un mendiant… puis, comme il dut s’enfuir à nouveau, il revint à Rome, à la maison de ses parents, sans être reconnu de personne… et là il vécut encore 17 ans dans le plus grand dénuement. Lorsqu’il mourut, très malade, on retrouva une lettre sur lui dans laquelle il racontait son histoire. C’est à ce moment-là que son père et sa mère découvrirent que le pauvre qui vivait sous leur escalier était leur fils et montrèrent leur douleur : De la dolor que demenat li pedre Grant fut la noise, si l’entendit la medre : La vint corant com feme forsenede, Batant ses palmes, cridant, eschavelede ; Veit mort son fil, a terre chiet pasmede. « O bele boche, bels vis, bele faiture, 3 6 Com vei mudede vostre bele figure ! Plus vos amai que nule creature. Si grant dolor ui m’est apareude ! Mielz me venist, amis, que morte fusse.» Traduction: De la douleur que témoigna le père Grand fut le bruit; la mère l'entendit. Elle accourut comme femme égarée, Battant ses paumes, criant, échevelée : Voit mort son fils, à terre choit pâmée. «O belle bouche, beau visage, beau corps, Je vois changée votre belle apparence ! Plus vous aimai que nulle créature. Grande douleur m'est ce jour apparue ! Mieux eût valu, ami que morte fusse. » C’est ainsi qu’à partir du IXe siècle, avec l’apparition des anciens poèmes hagiographiques en langue vulgaire, le « roman » s’est introduit dans les domaines littéraire et culturel qui étaient réservés jusqu’alors au latin classique et médiéval. Justement, ces premiers textes littéraires en «roman » se trouvent recueillis dans des manuscrits, parmi des ouvrages en latin. Le fait même que ces textes, véritables témoignages de l’emploi des recours qu’offrait déjà le roman, aient mérité d’être écrits et conservés dans des manuscrits, montrerait que le « roman » commençait à être considéré comme une langue littéraire capable de faire face au latin. Cette tendance s’est affirmée et consolidée vers la fin du XIe siècle avec l’émergence de la chanson de geste, en français ou en occitan anciens, et, au début du XIIe siècle, avec la naissance de la poésie lyrique en occitan ancien… Deux genres avec des structures formelles hautement codifiées qui abordent des thématiques nettement profanes et qui vont fonder une littérature profane en langue vernaculaire. LA CHANSON DE GESTE : TRAITS ESSENTIELS Les Chansons de Geste sont de longs poèmes chantés (ou plutôt psalmodiés) qui célèbrent les exploits guerriers de quelques héros (des chevaliers français pour la plupart) devenus très vite des personnages légendaires. Les Chansons de Geste constituent aussi la plus ancienne forme littéraire en langue française – ou occitane – d’inspiration profane. En effet, elles apparaissent vers la fin du XIe siècle avec La Chanson de Roland (version du manuscrit d’Oxford) suivie au début du XIIe siècle de La Chanson de Guillaume d’Orange et du fragment de Gormont et Isembart. La majorité des chansons conservées (150 environ) ont été composées aux XIIe et XIIIe siècles. À partir du XIVe s. le genre est nettement moins productif, mais la thématique épique perdure et se renouvelle jusqu’au XVe s. avec les remaniements et les mises en prose des chansons antérieures. Caractéristiques formelles et thématiques. Les chansons de geste se caractérisent par la mise en œuvre du style épique, en voici quelques éléments essentiels et d’autres considérations sur ces éléments : 3 7 ·Leur caractère formulaire et traditionnel qui se construit à partir des éléments suivants :  La laisse : ces poèmes se composent d’une succession de laisses (ou tirades) regroupant un nombre variable de vers, sous une même assonance (identité de la voyelle accentuée finale). La fonction de l’assonance est de constituer une laisse en unité prosodique et sémantique. Les spectateurs reconnaissaient la fin d’une laisse, et donc d’une partie de l’histoire au changement de l’assonance. La laisse n’est pas une strophe à proprement parler, car elle est construite sur l’assonance et non sur la rime, tous les vers ont la même assonance (il n’y a donc pas des jeux de sonorité) et ne comporte pas un nombre fixe de vers. Par exemple, dans La Chanson de Roland les 291 laisses qui la composent vont de 5 vers la plus courte jusqu'à 35 vers la plus longue.  La longueur des vers : décasyllabiques en général, avec césure après la quatrième ou la cinquième syllabe (le schéma le plus habituel en serait 4+6, suivi du schéma 5+5).  L’articulation métrique du vers : ce découpage du vers en deux parties a des conséquences… -Syntaxiques  la partie quadrisyllabique introduit le verbe principal ou le prédicat de la phrase ou toute la proposition, puis, la suite hexasyllabique complète, ajoute ou développe les informations contenues dans la première partie des vers au moyen de syntagmes nominaux, de syntagmes prépositionnels ou de propositions reliées par le sens à la première partie. -Rythmiques  structure en « charpente » due à l’intonation montante (partie quadrisyllabique) puis descendante (partie hexasyllabique) -Sémantiques (conséquences) Le vers épique constitue alors une véritable matrice sémantique et rythmique qui assure l’union étroite du sens, de la structure syntaxique et de l’intonation. Une formule qui contribue fortement à la cohésion du texte.  L’organisation de la temporalité : la progression du récit dans la chanson de geste répond à la chronologie, mais se caractérise par une représentation discontinue de la suite des événements racontés ou, plutôt, par une suspension de la temporalité associée, introduite dans ces textes par le phénomène de la « liaison » ou « association » des laisses qui reposerait sur le mécanisme de la reprise. Une reprise de caractère plutôt phonétique dans les laisses enchaînées (reprise en début de laisse du dernier vers de la précédente qui déterminera la même assonance) et de caractère plutôt sémantique dans les laisses parallèles ou similaires (reprise dans une laisse du même contenu de la laisse antérieure).  Enfin, la répétition des motifs : les motifs épiques se répètent non seulement à l’intérieur d’une même chanson mais aussi d’une chanson à l’autre : l’ambassade, la disposition des armées, le combat, d’abord général puis particulier, la poursuite, la mort, la déploration funèbre... Ils sont si présents dans ces chansons qu’on peut parler d’une topique, voire d’un « cliché » (J. Rychner) épiques. En définitive, au-delà des histoires concrètes et des conflits particuliers, l’épique énonce son thème majeur : la lutte, toujours présente, des forces et des représentants du Bien contre les forces et les représentants du Mal ; notamment la lutte des chevaliers chrétiens contre les païens, qui doivent, à la fin du poème, soit mourir, soit se convertir. ·La mouvance du texte épique : ce style formulaire permettait sans doute au jongleur d’improviser des parties sur le modèle déjà donné ou de les modifier en fonctions des conditions de la récitation. On peut ainsi parler de la mouvance du texte épique, grâce sans doute à la productivité de ce modèle qui multiplie les points de repère et de reconnaissance. 4 0 A l’une main si ad sun piz batud: “Deus, meie culpe vers les tues vertus De mes pecchez, des granz e des menus, Que jo ai fait des l’ure que nez fui Tresqu’a cest jur que ci sui consoüt!” Sun destre guant en ad vers Deu tendut. Angles del ciel i descendent a lui. CLXXV : ROLAND sent que son temps est fini. Il est couché sur un tertre escarpé, le visage tourné vers l’Espagne. De l’une de ses mains il frappe sa poitrine : « Dieu, par ta grâce, mea culpa, pour mes péchés, les grands et les menus, que j’ai faits depuis l’heure où je naquis jusqu’à ce jour où me voici abattu ! » Il a tendu vers Dieu son gant droit. Les anges du ciel descendent à lui. CLXXVI Li quens Rollant se jut desuz un pin, Envers Espaigne en ad turnet sun vis. De plusurs choses a remembrer li prist, De tantes teres cum li bers cunquist. De dulce France, des humes de sun lign, De Carlemagne, sun seignor, kil nurrit; Ne puet muer n’en plur e ne suspirt. Mais lui meisme ne volt mettre en ubli, Claimet sa culpe, si priet Deu mercit: “Veire Patene, ki unkes ne mentis, Seint Lazaron de mort resurrexis E Daniel des leons guaresis, Guaris de mei l’anme de tuz perilz Pur les pecchez que en ma vie fis!” Sun destre guant a Deu en puroffrit. Seint Gabriel de sa main l’ad pris. Desur sun braz teneit le chef enclin; Juntes ses mains est alet a sa fin. Deus tramist sun angle Cheribin Et Seint Michel del Peril: Ensembl’od els Seint Gabriel i vin. L’anme del cunte portent en pareïs. CLXXVI : LE comte Roland est couché sous un pin. Vers l’Espagne il a tourné son visage. De maintes choses il lui vient souvenance : de tant de terres qu’il a conquises, le vaillant, de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son seigneur, qui l’a nourri. Il en pleure et soupire, il ne peut s’en empêcher. Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli ; il bat sa coulpe et demande à Dieu merci : « Vrai Père, qui jamais ne mentis, toi qui rappelas saint Lazare d’entre les morts, toi qui sauvas Daniel des lions, sauve mon âme de tous périls, pour les péchés que j’ai faits dans ma vie ! » Il a offert à Dieu son gant droit : saint Gabriel l’a pris de sa main. Sur son bras il a laissé retomber sa tête ; il est allé, les mains jointes, à sa fin. Dieu lui envoie son ange Chérubin et saint Michel du Péril ; avec eux y vint saint Gabriel. Ils portent l’âme du comte en paradis. LA CHANSON DE ROLAND : ANALYSE. 1. STRUCTURE NARRATIVE ET TEMPORALITÉ : 4 1 1. La trahison de Ganelon : Ganelon, beau-frère de Charlemagne et beau-père de Roland, jaloux de la préférence de Charlemagne envers son neveu auquel l'empereur a confié l'arrière-garde de ses armées, trahit Roland. Il intrigue avec Marsile, roi de Saragosse, pour s’assurer de la mort de Roland. Laisses 1 - 51 dans la chanson. 2. La bataille de Roncevaux : Roland et son compagnon le chevalier Olivier meurent dans la bataille ainsi qu'un grand nombre de Sarrasins et de Francs. Laisses 52 - 176. 3. La vengeance de Charlemagne sur les Sarrasins : Roland avait sonné du cor pour alerter Charlemagne mais quand ses armées arrivent pour secourir l'arrière-garde, le comte est déjà mort. Charlemagne venge alors son neveu en battant les Sarrasins avec l'aide de Dieu. Laisses 177 - 262. 4. Le jugement de Ganelon : Après la bataille, Charlemagne fait juger Ganelon qui est condamné à mourir écartelé. Laisses 263 - 291.  1ère PARTIE : La trahison (Temps indéterminé : 7 ans + quelques jours). 51 laisses. - Sommaire : 7 ans en Espagne : 1 laisse. - Conseil de Marsile : quelques heures : 6 laisses. - Conseil de Charlemagne : quelques heures : 19 laisses. - Mission de Ganelon : quelques jours : 5 laisses. - Trahison de Ganelon : quelques heures : 20 laisses.  2ème PARTIE : L’anéantissement de l’arrière-garde française (2 journées). 125 laisses. - L’armée des Francs prépare sa rentrée en France, rêve prémonitoire de Charlemagne, l’arrière-garde est confiée à Roland : 1-2 jours. 12 laisses. - Batailles : 77 laisses. - Retour de Charlemagne : 4 laisses. - Morts d’Olivier, de Turpin, de Roland… : 32 laisses.  3ème PARTIE : La vengeance (2 journées), 86 laisses. - Arrivée des Francs et batailles : 59 laisses. - Bataille finale avec la mort de Marsile et Baligant : 25 laisses. - Victoire des Francs, entrée en Saragosse, conversion des Sarrasins : 2 laisses.  4ème PARTIE : La justice (durée indéterminée), 29 laisses. - Voyage de l’armée de Charlemagne en France : 1 laisse. - Enterrement de ses guerriers : temps indéterminé. - Mort de la belle Aude, fiancée de Roland et sœur d’Olivier : 2 laisses. - Jugement et mort de Ganelon : 24 laisses. - Baptême de Bramidoine et rêve de Charlemagne : 2 laisses. 2. STRUCTURE ACTANTIELLE   : De l’histoire à la légende : déplacement du conflit  politique : lutte des Français contre des Espagnols (histoire d’une conquête) qui devient religieux : lutte des chrétiens contre les musulmans (Sarrasins). 4 2 - Deux armées imposantes en lutte (démesure épique). - Les Francs sont moins nombreux mais également preux, forts et vaillants. - Forces adjuvantes : Chrétiens  Dieu, les anges, Saint Gabriel… Musulmans  Mahomet, Apollin, Tervagant… (des faux dieux) - Les chrétiens : présence magnifique, nobles, preux et bons chrétiens … sauf Ganelon (félon). - Trait distinctif de Roland : l’orgueil. Trait distinctif d’Olivier : la sagesse. « Rollant est proz e Olivier est sage » (laisse 87). - Même schèma féodal chez les chrétiens et les sarrasins. LA POÉSIE DU MOYEN ÂGE : LA LYRIQUE DES TROUBADOURS, TRAITS ESSENTIELS : On appelle troubadours des poètes qui furent en même temps des musiciens, qui ont écrit dans une forme littéraire de la langue d’oc et qui sont les fondateurs de la poésie lyrique en langue vernaculaire. Leur production, environ 2.500 pièces anonymes ou attribuées à un ensemble d’environ 450 poètes, se trouve conservée dans des manuscrits dits chansonniers et s’étend de 1100 environ à la fin du XIIIe siècle. Le terme troubadour (trobador en occitan) dérive du verbe trobar qui désigne dans les textes lyriques l’activité poétique elle-même. Déjà le verbe latin tropare, dont dérivent les termes romans, nous renvoie aux deux aspects essentiels de cette poésie : - Son rapport au chant (les tropes latins étaient des pièces chantées destinées à la liturgie). - En même temps tropare/trobar désigne aussi une activité littéraire qui se veut création, invention, trouvaille poétique. C’est ainsi que le troubadour était à la fois celui qui maîtrisait l'art poétique, et qui composait des mélodies pour accompagner le texte. À partir de 1160 environ, les structures formelles et la thématique de la lyrique occitane ont été reprises en langue d’oïl par les trouvères… mais l’influence des troubadours s’est également étendue en Allemagne (les Minnesinger), dans la Péninsule ibérique et en Italie du Nord. a. LES GENRES : Formes et contenus : -La cansó (la chanson) est la forme la plus courante, considérée comme la forme parfaite de l’expression poétique, elle est composée d’un nombre variable de strophes ou coblas, qui sont des unités métriques, musicales et sémantiques. Chaque cobla est divisée en deux parties par la répartition des vers et des rimes. Toutes les strophes d’une même cansó présentent un même schéma métrique, mais les rimes peuvent varier d’une strophe à l’autre : coblas singulars, toutes les deux coblas : coblas doblas, ou être identiques dans toutes les strophes : coblas unissonans. Ce dernier type est en même temps le plus difficile et le plus employé. La cansó se termine par un envoi ou tornada qui reprend les rimes de la fin de la dernière strophe. Chaque cansó doit présenter un schéma métrique, une disposition des rimes et une mélodie uniques. On appelle contrafactures des pièces qui réutilisent les caractéristiques d’une cansó en en transposant le contenu. -La retroensa, nom qui désigne les cansós où les strophes se terminent toutes par un refrain. 4 5 eux-mêmes, de grands seigneurs lettrés, comme Conon de Béthune, Jean de Brienne ou Thibaut, comte de Champagne (voir plus bas une liste plus complète de ces premiers poètes).  LES GENRES : -La chanson de toile ou chanson d’histoire est la forme la plus ancienne de cette lyrique du Nord, qui ne provient pas de la lyrique occitane. Elle se compose de plusieurs strophes de trois à cinq vers, réunis sur une ou deux rimes et suivis à chaque fois d’un refrain. Du point de vue du contenu, ces chansons contiennent de courts récits en vers où l’amour joue un grand rôle et dont les refrains constituent le contrepoint lyrique, normalement assumé par une voix féminine qui exprime ses sentiments de joie ou de douleur. Les médiévistes ne se mettent toujours pas d’accord sur le sens de l’expression qui les désigne : est-ce que le syntagme « de toile » renvoie à l’occupation (tisser, broder…) des dames qui les chantaient ? où plutôt à celle des héroïnes chantées ? -La chanson d’amour ou d’ami, le genre noble par excellence. -La rotruenge  : semblable à la retroensa de la lyrique occitane. -La chanson de croisade  : tout comme dans la lyrique occitane. -Le jeu parti et la tenson : idem. -L’aube : idem. -La pastourelle : idem. 3.3 TROUBADOURS/TROBAIRITZ ET TROUVÈRES/TROUVERESSES : Voici une liste de quelques poètes et poétesses célèbres :  Troubadours et trobairitz : Guillaume X d’Aquitaine : XIe s.-XIIe s., duc d’Aquitaine et de Gascogne, comte de Poitiers et troubadour. Cercamon : XIIe s., jongleur et troubadour. Marcabru : XIIe s., écrivain et troubadour. Jaufré Rudel : XIIe s., seigneur de Blaye et troubadour, créateur du thème poétique de l’amor de lonh (l’amour de loin). Bernat de Ventadorn : XIIe s., troubadour puis moine. Raimbaut de Vaqueiras : XIIe s.-XIIIe s., chevalier et troubadour. Guiraut Riquier : XIIIe s., considéré comme le dernier troubadour. Comtesse de Die : XIIe s., grande dame et trobairitz. Na de Castelloza : XIIIe s., noble dame et trobairitz.  Trouvères et trouveresses : Baudouin de Condé : XIIIe s., ménestrel et trouvère. Jean de Condé : XIIIe s.- XIVe s., ménestrel et trouvère. Blondel de Nesle : XIIe s.-XIIIe s., seigneur du Nord, ami de Richard Cœur de Lion et trouvère Le Châtelain de Coucy : XIIe s., seigneur du Nord et trouvère. Chrétien de Troyes : XIIe s., clerc, écrivain et trouvère. Conon de Béthune : XIIe s.-XIIIe s., trouvère et croisé. Gace Brulé : XIIe s., chevalier et trouvère. Gautier de Coincy : XIIe s.-XIIIe s., moine bénédictin et trouvère. Huon de Villeneuve : XIIe s., trouvère. Jean de Brienne : XIIe s.-XIIIe s., roi de Jérusalem puis empereur de Constantinople et trouvère. Richard Cœur de Lion : XIIe s.-XIIIe s., roi d’Angleterre, grand seigneur français et trouvère. Robert de Blois : XIIIe s., clerc et trouvère. Thibaut IV de Champagne : XIIIe s., comte de Champagne et trouvère. Marie de France : XIIe s.-XIIIe s., écrivaine et trouveresse. Doëte de Troyes : XIIIe s., ménestrelle et trouveresse. Maroie de Diergnau : XIIIe s., trouveresse. 4 6 Agnès de Navarre-Champagne : XIVe s., grande dame et trouveresse. VERS LA LYRIQUE NON CHANTÉE, À PARTIR DU XIIIe SIÈCLE La poésie lyrique chantée d’inspiration courtoise (ou religieuse) va continuer à se produire pendant le XIIIe siècle… Rappelons, par exemple, la figure de Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre, qui sera le plus connu et admiré des trouvères de la seconde génération. Mais dès la fin du XIIe siècle apparaît, parallèlement, une poésie beaucoup plus personnelle, non narrative, qui introduit des thématiques et des structures poétiques nouvelles et qui va évoluer vers des formes non chantées. Le premier cas de cette nouvelle tendance à prendre en considération seraient les Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont (composés vers 1194-1197), exemple de poème didactique écrit en cinquante strophes de douze vers octosyllabes dont le schéma de la rime serait : aab-aab-bba-bba  strophe hélinande. Dans ce poème Hélinand remplace la thématique de l’amour courtois, chantée par la plupart de ses confrères contemporains, par celle de la mort toute-puissante qui menace tous les hommes, les puissants comme les faibles. En voici la première strophe : Ancien français : Traduction : Morz, qui m’as mis muer en mue Mort qui m'as mis à muer en mue En cele estuve o l i cors sue Dans cette é tuve où le corps sue Ce qu’i l f is t el s iecle d’outrage, Ce qu ' i l a fa i t au siècle d 'outrages, Tu l ieves sor toz ta maçue Tu lèves sur nous tous ta massue Ne nus por ce sa pel ne mue Sans que pour autant nul de peau ne mue Ne ne change son viez usage. Ni ne change son viei l usage. Morz, toi suelent cremir l i sage: Mort , te craindre ont coutume les sages : Or queurt chascuns a son damage: Mais chacun court à son dommage : Qui n’i puet avenir s’ i rue Qui n'y va pas au pas s 'y rue. Por ce ai changié mon coraje Pour quoi j 'a i changé mon courage Et ai la issié e t gieu et rage Et j 'a i quit té le jeu la rage : Mal se moil le qui ne s’essue. Mal se mouil le qui ne s 'essuie . Il nous faut considérer aussi que l’essor que prend le milieu urbain pendant ce siècle a servi également à modifier, de manière très sensible, les espaces littéraire et culturel du moment… car ces villes, en plein développement, ont offert à l’écrivain un public plus large et moins dispersé que celui des cours, mais tout aussi désireux de s’entourer d’une vie littéraire et artistique et avide d’amusement et d’instruction. Cette circonstance va donner naissance à toute une littérature -dite bourgeoise- plus proche des intérêts et du goût de la nouvelle classe sociale émergente, la bourgeoisie. De manière générale, nous pouvons dire que cette littérature bourgeoise offre une vision plus réaliste, pratique et même satirique du monde de la ville que ce que fait la littérature courtoise avec le monde de la cour, car elle va s’inspirer des inquiétudes des bourgeois et de leurs rapports avec l’argent, la manière d’en gagner… la ville… les gens… le temps… les soucis de la vie quotidienne… Corrélativement à ces nouveaux contenus naitront des formes littéraires nouvelles, comme par exemple le fabliau (récit court en vers) et se développent la littérature satirique, ce que l’on a appelé le roman d’inspiration réaliste et le théâtre profane, qui rassemble la communauté urbaine le temps d’une fête ou une représentation. Dans ce même cadre va naitre le courant poétique que les médiévistes ont appelé le lyrisme bourgeois et qui va mettre en place une thématique différente de celle de l’amour courtois… car, au moins en 4 7 apparence, plus personnelle, réaliste, parfois même satirique ou teintée d’un humour plus ou moins gai ou amer. Quatre grandes voix poétiques expriment à la perfection ce lyrisme bourgeois du XIIIe siècle, ce sont celles de Colin Muset, Jean Bodel, Adam de la Halle et Rutebeuf.  Colin Muset : on ne connaît presque rien de ce trouvère français qui serait né vers 1210, dans le comté de Champagne ou de Lorraine, et qui fut probablement un poète courtois attaché à l’une des familles de la noblesse de la région avant d’écrire des poèmes plus personnels, dans l’esprit bourgeois, tout en respectant du point de vue formel les structures de la chanson courtoise. Il pourrait être l’auteur d’une vingtaine de poèmes qui nous sont parvenus, dont quelques-uns sont accompagnés de musique. Dans celui que je vous présente à continuation il énumère les plaisirs -propres d’un bon vivant à l’esprit grivois- dont il rêve, qui contrastent avec sa triste réalité : Quant je voi yver retorner Quant je voi yver retorner, Quand je vois l'hiver s'installer Lors me voudroie sejorner, je voudrais tant me séjourner. Se je pooie oste trover, Si je pouvais hôte trouver Large qui ne vousist conter. Généreux, qui ne sût compter, Qu’eüst porc et buef et mouton, Qui eut porc et boeuf et mouton, Mas larz faisanz, et venoison, Canards, faisans et venaison, Grasses gelines et chapons, Grasses gélines et chapons Et bons fromages en glaon. Et bons fromages en paillon. Et la dame fust autresi Et que la dame fut aussi Cortoise come li mariz Courtoise comme le mari Et touz jors feïst mon plesir Et tous les jours fit mon plaisir Nuit et jor jusqu’au mien partir, Nuit et jour jusqu'à mon partir, Et li hostes n’en fust jalous, Et que l'hôte n'en fut jaloux, Ainz nos laissast sovent touz sous, Mais nous laissât souvent tout seuls, Ne seroie pas envious Je ne serais pas envieux De chevauchier toz bo[o]us de chevaucher tout boueux Après mauvais prince angoissoux. Près d'un mauvais prince coléreux/cruel. Dans les villes du Nord, et notamment à Arras, l’un des plus grands foyers culturels du XIIIe siècle, se créent des sociétés littéraires, appelées les puys, qui organisent des concours de poésie lyrique. Les deux auteurs dont nous parlons à continuation sont liés à la vie culturelle arrageoise : Jean Bodel, né vers 1200, est l’auteur de chansons de geste, Les Saisnes, de fabliaux, du Jeu de saint Nicolas, aux frontières du théâtre religieux et profane et de Congés, c’est-à-dire des poèmes lyriques dans lesquels, devenu lépreux, il fait ses adieux à la ville d’Arras. Adam de la Halle, né vers 1275, est l’auteur du Jeu de la Feuillée, où il met en scène la société d’Arras avec ses conflits. Il est aussi l’auteur de quelques congés, poèmes lyriques dont le ton est très différent de ceux de Jean Bodel car, dans son cas, ce n’est pas la maladie qui les inspire, mais son désir de quitter Arras pour Paris et d’y reprendre la clergie. La structure formelle, en miroir, de ces congés- aussi bien ceux de Jean Bodel que ceux d’Adam de la Halle- est la même des vers d’Hélinand : aab; aab; bba; bba (voir ci-dessus). 5 0 Quar ma meson est trop deserte Car ma maison est trop vide Et povre et gaste. Et pauvre et abîmée. Sovent n’i a ne pain ne paste. Souvent il n’y a ni pain ni pâte. Ne me blasmez se ne me haste Ne me blâmez pas si je ne suis pas pressé D’aler arriere, De rentrer (chez moi), Que je n’i aurai bele chiere : Car je n’y aurai pas un bel accueil : L’en n’a pas ma venue chiere L’on ne se réjouit pas de mon retour Se je n’aporte ; Si je n’apporte rien ; C’est ce qui plus me desconforte, C’est ce qui m’afflige le plus, Que je n’ose huchier a ma porte Que je n’ose crier à ma porte A vuide main. La main vide. Savez comment je me demain ? Savez-vous comment je m’arrange ? L’esperance de l’endemain L’espérance du lendemain. Ce sont mes festes. Voilà mes réjouissances. VOIX POÉTIQUES XIVe SIÈCLE Les trois grandes voix poétiques du XIVe siècle que nous allons présenter ici : Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps et Christine de Pizan, ont en commun le fait d’avoir accompagné leur activité d’écriture d’un important travail de réflexion théorique portant sur leur propre pratique… s’interrogeant sur les conditions de l’écriture et, même, sur leur place dans la société en tant qu’écrivains. Cet exercice réflexif va introduire de notables changements dans l’écriture poétique du XIVe siècle :  Une dissociation progressive (déjà amorcée au XIIIe siècle, comme on l’a vu) dans leur poésie des paroles et de la musique … qui incite ces poètes à exploiter la propre « musicalité » du langage : effets de sons, rimes, rythmes…  Parallèlement, l’essor des genres poétiques à forme fixe : rondeaux, ballades, lais, virelais et chants royaux (voir ci-dessus document « La poésie, formes et contenus »).  L’apparition de motifs nouveaux, différents de ceux qui avaient caractérisé la lyrique des troubadours et des trouvères. À l’exception des poèmes consacrés à l’amour, qui abordent toujours le sujet selon l’éthique courtoise.  La recherche, de la part des poètes, d’un ton plus personnel et intime qui laisse apparaître leur subjectivité.  Une conscience accrue de leur métier d’écrivains et de leur travail d’écriture, même si la plupart d’entre eux ont dû concilier cette activité avec d’autres charges et fonctions (hommes d’Église, militaires, juristes, fonctionnaires et, très souvent, musiciens…).  Finalement, ce statut semi-professionnel qu’on peut accorder à la condition d’écrivain, à cette époque-là, met en relief deux autres traits qui caractérisent également la production de ces poètes : Le caractère très diversifié de leur œuvre (pièces de musique religieuse et profane, pièces de théâtre, dits, romans…). La « carrière » de Christine de Pizan (1365-1431) est, à ce sujet, très représentative  tout d’abord il faut dire qu’elle réussit à vivre de son métier d’écrivain (elle est la première femme à y parvenir)… à force d’être vraiment polygraphe : recueils et dits poétiques, traités historiques, didactiques, moraux, politiques, écrits autobiographiques… Et la surveillance qu’ils vont dorénavant exercer sur l’organisation et diffusion de leurs écrits. Guillaume de Machaut, 1300-1377. Né probablement à Machault, près de Reims, et mort à Reims, ville où il avait occupé le poste de chanoine à la cathédrale. Il a été un compositeur et poète très connu, déjà à son époque, qui a influencé la production artistique de toute l’Europe pendant plusieurs générations. 5 1 En tant que musicien il a contribué au développement du courant musical de l’Ars nova, dont il applique les principes et les formes aussi bien à ses pièces religieuses qu’à ses pièces profanes… particulièrement le mode de composition polyphonique. La production lyrique de Guillaume de Machaut comprend 248 ballades, 80 lais, 76 rondeaux, 39 virelais, 10 complaintes et 7 chants royaux, qui ne sont pas tous notés (mis en musique). Dans ses poèmes, l’amour courtois prend une large place et il y emploie très souvent la figure de l’allégorie et le motif de la nature. La poésie de Machaut a influencé l’œuvre de nombreux écrivains, dont celles d’Eustache Deschamps -considéré comme son disciple direct- et de Christine de Pizan. Voyons maintenant une de ses ballades et un virelai : Se je vous aim de fin loyal corage… (traduction adaptée de celle d’Eugène Crépet) Se je vous aim de fin loyal corage, Dame, je vous aime d’un cœur loyal, Vous ay amé et ameray toudis. Je vous ai aimée et je vous aimerai toujours. Se vous avez pris autre en mariage, Vous en avez pris un autre en mariage. Doy je pour ce de vous estre ensus mis Dois-je pour cela être rejeté de vous Et de tous poins en oubli ? Et condamné à un entier oubli ? Certes nennil ; car puis que j’ay en mi Non certes ; puisque j’ai en moi Cuer si loyal qu’il ne saroit meffaire, Cœur si loyal qu’il ne saurait méfaire, Vous ne devez vo cuer de moy retraire. Vous ne devez de moi retirer votre cœur. Ains me devez tenir en vo servage Vous devez me retenir en votre servage Comme vo serf qu’avez pris et acquis, Comme votre serf que vous avez pris et acquis, Qui ne vous quiert villenie n’outrage ; Qui ne vous réclame ni vilenie ni outrage ; Et vous devez amer, j’en suis tous fis, Et vous devez aimer, je le dis avec assurance, Vo mari com vo mari Votre mari comme votre mari, Et votre ami com vostre dous ami. Et votre ami comme votre doux ami. Et quant tout ce poez par honneur faire, Et puisque vous pouvez le faire sans blesser l’honneur : Vous ne devez vo cuer de moy retraire. Vous ne devez de moi retirer votre cœur. Et s’il avient que cuer aiez volage, Et s’il advient que votre cœur soit volage, Onques amans ne fu si fort trahis Jamais amant n’a été si misérablement trahi Com je saray. Mais vous estes si sage, Autant que je le serai. Mais vous êtes si sage, Et s’est vos cuers si gentieument norris Et votre cœur est si noblement appris, Qu’il ne deingneroit einsi Qu’il ne voudrait pas ainsi Moy decevoir pour amer. Et se di : Me tromper parce que j’aime. Aussi, je dis : Puisque seur tout aim votre dous viaire, Puisque j’aime plus que tout votre doux visage. Vous ne devez vo cuer de moy retraire. Vous ne devez de moi retirer votre cœur. Douce Dame jolie (à écouter sur YouTube) Refrain : Douce dame jolie, Douce dame jolie, Pour dieu ne pensés mie Pour (l’amour de) Dieu, ne pensez pas Que nulle ait signorie Que nulle (autre) a pouvoir Seur moy fors vous seulement. Sur moi, que vous seulement.   Qu’adès sans tricherie (et songez) Que toujours sans tricherie Chierie Chérie Vous ay et humblement (je) vous ai humblement Tous les jours de ma vie Tous les jours de ma vie Servie Servie Sans villain pensement. Sans viles arrière-pensées. Helas ! Et je mendie Hélas ! Et je mendie D’esperance et d’aïe ; L’espoir d’un réconfort 5 2 Dont ma joie est fenie, Et ma joie va s’éteindre Se pité ne vous en prent. Si vous ne me prenez en pitié.  Refrain Mais vo douce maistrie Mais votre douce domination Maistrie Domine Mon cuer si durement Mon cœur si durement Qu’elle le contralie Qu’elle le contrarie Et lie Et le lie En amour tellement En amour grandement Qu’il n’a de riens envie Qu’il n’a d’autre envie Fors d’estre en vo baillie ; Que d’être à votre merci ; Et se ne li ottrie Et ne (m’) octroie, Vos cuers nul aligement. Votre cœur, aucun soulagement.  Refrain Et quant ma maladie Et ma maladie Garie Guérie Ne sera nullement Jamais ne sera Sans vous, douce anemie, Sans vous, douce ennemie, Qui lie Qui vous régalez Estes de mon tourment, de mon tourment. A jointes mains deprie À mains jointes, je supplie Vo cuer, puis qu’il m’oublie, Votre cœur, puisqu’il m’oublie, Que temprement m’ocie, Qu’il me tue, par pitié, Car trop langui longuement. Car il a trop longuement langui.   Refrain Eustache Deschamps, 1346-1405. Né en Champagne, comme Machaut, il est son disciple et peut-être son parent. Il vécut dans la cour de Charles V, puis dans celle de Charles VI où il occupa d’importantes fonctions. Il nous a laissé sa réflexion théorique dans une sorte d’art poétique intitulé Art de dictier et fere chançons, ballades, virelais et rondeaux et c’est lui qui a ajouté pour la première fois un envoi à la ballade et introduit dans ses strophes des périodes oratoires Il est l’auteur de 1.400 poèmes, de formes très variées: ballades, rondeaux, lais, virelais et de contenus qui évoquent des moment historiques, la Nation, Paris, des aventures personnelles et des sujets propres de la tradition lyrique française, comme l’amour ou la mort, Rondeau « Plaintes d’amoureux » (graphie modernisée) : Nul hom ne peut souffrir plus de tourment Que j’ai pour vous, chère dame honorée, Qui chaque jour êtes en ma pensée ;   Se il vous plaît, je vous dirai comment, Car loin de vous ai vie désespérée : Nul hom ne peut souffrir plus de tourment Que j’ai pour vous, chère dame honorée,   Mais Faux-Rapport vous a dit faussement Que j’aime ailleurs ; C’est fausseté prouvée ; Je n’aim’ fors vous, et sachez, belle née, Nul hom ne peut souffrir plus de tourment Que j’ai pour vous, chère dame honorée, Qui chaque jour êtes en ma pensée.   5 5 Rondeau « Bel à mes yeux, bon à mon avis » (graphie modernisée) Bel à mes yeux, et bon àmon avis, Très assouvi 1 de grâce et de tout bien, 1 accompli Digne d'honneur, plaisant sur toute rien 2, 2 toutes les choses Êtes m'amour sur tous a mon devis 3. 3 à mon gré  Jeune, gentil, gent de corps et de vis 4, 4 visage Sage, humble et doux de gracieux maintien, Bel à mes yeux, et bon à mon avis.   Et quand voir je vous puis vis à vis J'ai tel plaisir, dont vous êtes tout mien, Qu'en ce monde plus ne voudrais rien; Car vous êtes sur tous, je vous plevis 5, 5 je vous promets, assure Bel à mes yeux, et bon à mon avis. VOIX POÉTIQUES DU XVe SIÈCLE La poésie du XVe siècle en France continue la voie tracée par les poètes et les arts poétiques du siècle précédent. Or il faudrait peut-être souligner comment en cette fin du Moyen Âge la poésie est considérée comme le genre littéraire le plus prestigieux. Cette haute estime du genre serait due, en grande partie, à la progressive extension de la prose à tous les domaines du narratif, ce qui aurait relégué l’emploi du vers à l’écriture poétique et donné, par conséquent, à la production en vers une unité et cohérence qu’elle n’avait jamais connues. Mis à l’écart du narratif, le vers devient l’expression de cette « nouvelle poésie » qui se fait surtout lyrique, car elle privilégie de manière évidente l’expression de la subjectivité, de l’affectivité et la peinture du moi. Les formes fixes du XIVe siècle continuent d’être travaillées pendant le XVe, en particulier les chansons, les rondeaux et les ballades, alors que les lais et les virelais –de structures plus compliquées- seront de moins en moins employés. Un poète pour qui la poésie aurait été un moyen de changer la société fut au XVe siècle Alain CHARTIER (1358-1433). L’un de ses ouvrages symbolise la mort de la fin’amor comme thématique omniprésente dans la poésie lyrique. C’est un long poème intitulé La Belle Dame sans merci (publié en 1424), formé par cent strophes de huit vers octosyllabes, dans lequel la voix poétique, qui dit avoir renoncé à la poésie amoureuse après la mort de sa dame, « transcrit » un dialogue par lui « entendu » entre une dame très belle (la Dame, dans le texte) et son chevalier (l’Amant). Dans ce dialogue/débat la dame rejette le « service » de l’amant et l’obligation qu’elle aurait, selon l’éthique de la fin’amor, de devenir la dame de celui qui dit l’aimer. C’est ainsi que tous les arguments employés par l’amant sont immédiatement réfutés par la dame jusqu’à la fin du poème, sans jamais changer d’attitude : LA DAME LA DAME Mon cœur et moi rien ne vous feismes Mon cœur et moi n’avons jamais Oncques de quoi plaindre doyez. Rien fait dont vous ayez à vous plaindre. Rien ne vous mit là fors vous-mesmes, Rien (de ma part) ne vous a mis dans votre état …………………………………….. sauf vous-même. De vous mesmes juge soyez. Soyez donc de vous-même le juge. Une fois pour toutes, croyez Croyez d’une bonne fois Que vous demeurez esconduit. Que vous serez toujours éconduit De tant redire m’ennoyez, Il m’ennuie de tant le redire Car je vous en ai assez dit. » Car je vous l’ai assez dit 5 6 L’AUTEUR L’AUTEUR Adonc, le dolent se leva Alors le malheureux se leva Et part de la feste pleurant, Et partit de la fête en pleurant, A peu que son cœur ne creva, De peu son cœur n’en creva Com’à homme qui va mourant. Comme homme qui se meurt. Et dit : Mort, viens à moi courant, Et il dit: Mort, viens vite à moi, Ains que mon sens se descongnoisse. Avant que je ne perde tout mon sens Et m’abrège le demeurant Et abrège moi le temps de rester De ma vie plaine d’angoisse !… En cette vie pleine d’angoisse!... La belle dame sans merci finit par se libérer de l’amant et les poètes du XVe siècle d’une topique amoureuse qui les étouffait, donnant naissance à des thèmes nouveaux. Charles d’ORLÉANS (1394-1465) Né à Paris et mort à Amboise en 1465, il est le fils de Louis Ier d’Orléans, le frère du roi de France Charles VI, et il sera le père du roi Louis XII. Il est donc né et a été éduqué dans le milieu très raffiné et passionné d’art et de lettres de la cour des Valois. Plus tard il va devenir la victime de la situation politique si difficile entre la France et l’Angleterre dans le cadre de la Guerre des Cent Ans. Particulièrement en 1415, lors du désastre français d’Azincourt, il est fait prisonnier par les Anglais qui vont le retenir pendant 25 ans en Angleterre jusqu’à ce que la France ait payé sa rançon. C’est pendant cette longue captivité qu’il va développer ses dons poétiques et écrire une bonne partie de son œuvre, composée de ballades (son livre de Ballades réunit un ensemble de 123 poèmes), chansons et rondeaux. À son retour en France en 1440 le roi Charles VII, très méfiant à son égard, ne lui permettra pas de s’intégrer dans la vie politique du moment. Il va donc se retirer dans ses châteaux de Blois et de Tours et, sur le plan personnel, contracter un nouveau mariage, le troisième, avec Marie de Clèves. Il meurt à soixante-dix ans à Amboise, où il avait créé une cour raffinée dans laquelle les poètes étaient très bien accueillis, ainsi que les concours de poésie (voir la ballade de F. Villon). Considéré par une grande partie de la critique comme le premier poète moderne, il a été l’un des premiers à aborder les thèmes nouveaux. Les circonstances extraordinaires de sa vie lui ont fourni une source d’inspiration qui se reflète dans des poèmes où il chante la mélancolie (« je trempe ma plume en mélancolie »), le mal d’amour et aussi la tristesse, l’ennui de vivre, la fatigue de vivre, le regret de la patrie, bien éloigné des soucis quotidiens… dans un style léger, aimable et très élégant. Son écriture poétique, discrète et simple en apparence, fait un usage magistral l’allégorie. Voici, à continuation, deux de ses rondeaux et ballades : Rondeau: « Dieu, qu'il la fait bon regarder » Dieu, qu'il la fait bon regarder,  La gracieuse, bonne et belle !  Pour les grans biens qui sont en elle,  Chacun est prest de la louer. Qui se pourroit d'elle lasser ?  Toujours sa beauté renouvelle,  Dieu, qu'il la fait bon regarder,  La gracieuse, bonne et belle ! Par deça ne dela la mer  Ne sçay1 dame ne damoiselle  1je ne sais 5 7 Qui soit en tous biens parfais telle ;  C'est un songe que d'y penser.  Dieu, qu'il la fait bon regarder ! Rondeau : « Le temps a laissié son manteau » Le temps a laissié son manteau De vent, de froidure et de pluye, Et s'est vestu de brouderie1, 1broderie De soleil luyant, cler et beau. Il n'y a beste, ne oyseau, Qu'en son jargon ne chant ou crie : Le temps a laissié son manteau De vent, de froidure et de pluye. Rivière, fontaine et ruisseau Portent, en livrée jolie, Goutte d'argent, d'orfaverie, Chascun s'habille de nouveau. Le temps a laissié son manteau.  Ballade : « En regardant vers le païs de France » En regardant vers le païs de France,  Un jour m'avint, a Dovre sur la mer,  Qu'il me souvint de la doulce plaisance  Que souloye oudit pays trouver1;  1Que j’avais coutume de trouver dans ce pays Si commençay de cueur a souspirer,  Combien certes que grant bien me faisoit2   2 Bien que cela me fît un grand bien De voir France que mon cueur amer doit. Je m'avisay3 que c'estoit non savance4  3 Je remarquai 4 erreur De telz souspirs dedens mon cueur garder,  Veu que je voy que la voye5 commence  5 voie De bonne Paix, qui tous biens peut donner ;  Pour ce, tournay en confort6 mon penser.  6je repris courage Mais non pourtant mon cueur ne se lassoit  De voir France que mon cueur amer doit. Alors chargay en la nef d'Esperance  Tous mes souhaitz, en leur priant d'aler  Oultre la mer, sans faire demourance,  Et a France de me recommander.  Or nous doint Dieu bonne paix sans tarder !  Adonc auray loisir7, mais qu'ainsi soit,  7Alors j’aurai la joie De voir France que mon cueur amer doit. ENVOI  Paix est tresor qu'on ne peut trop loer.  Je hé8 guerre, point ne la doy prisier9 ;  8 Je hais 9estimer Destourbé m'a longtemps, soit tort ou droit,  De voir France que mon cueur amer doit. Ballade : « Encore est vive la souris » (sur la rumeur qui courait qu’il était mort) 6 0 Que sais je plus ? Quoy ! les gaiges ravoir, Bien recueully, debouté de chascun. TRADUCTION EN FRANÇAIS MODERNE: Je meurs de soif auprès de la fontaine,Chaud comme feu, et tremble dent à dent;En mon pays suis en terre lointaine;Près d’un brasier frissonne tout ardent;Nu comme un ver, vêtu en président,Je ris en pleurs et attends sans espoir;Confort reprends en triste désespoir;Je me réjouis et n’ai plaisir aucun;Puissant je suis sans force et sans pouvoir,Bien recueilli, débouté de chacun (= rejeté de tous). Rien ne m’est sûr que la chose incertaine;Obscur, fors (= sauf) ce qui est tout évident;Doute ne fais, fors en chose certaine;Science tiens à soudain accident;Je gagne tout et demeure perdant;Au point du jour dis: « Dieu vous donne bon soir! »Gisant sur le dos, j’ai grand peur de choir;J’ai bien de quoi et n’en ai pas un (rond);Héritage attends et ne suis le descendant de personne,Bien recueilli, débouté de chacun. De rien n’ai soin, aussi mets toute ma peineD’acquérir biens et n’y suis prétendant;Qui mieux me dit, c’est cil qui plus m’ataine (= celui qui me vexe le plus),Et qui plus vrai, lors plus me va bourdant (= le plus bienveillant me ment le plus);Mon ami est, celui qui me fait entendantD’un cygne blanc que c’est un corbeau noir;Et qui me nuit, crois qu’il m’aide à pourvoir;Mensonge, vérité, aujourd’hui m’est tout un;Je retiens tout, rien ne sais concevoir,Bien recueilli, débouté de chacun. Prince clément (Charles d’Orléans), or vous plaise savoirQue je comprends bien et n’ai ni sens ni savoir:Partial suis, à toutes lois commun (= appartenir à un parti et se rallier aux autres).Que sais- je plus ? Quoi ? Les gages ravoir (= récupérer son salaire),Bien recueilli, débouté de chacun. Ballade des Dames du temps jadis (orthographe modernisée) F. Villon parcourt dans ce poème toute l'échelle du temps alors connue, selon une progression chronologique allant d'un passé lointain jusqu'à sa propre époque. Thématique de l’ubi sunt qui voisine celle du contemptus mundi (reflexion médiévale sur la vanité, la précarité ou la misère des choses de ce monde). Il y énumère :  des êtres mythologiques de l'antiquité gréco-romaine : la déesse Flora, la nymphe Écho;  des personnages historiques : Archipiada, pris pour une courtisane, Thaïs, Bertrade de Laon, Erembourg, comtesse du Maine, Héloïse,  Jeanne de Bourgogne, reine de France au XIVe siècle, Jeanne d'Arc) ; deux hommes victimes du charme féminin (Pierre Abélard et Jean Buridan) ;  plusieurs femmes difficilement identifiables (la reine blanche comme un lys ; Béatrice, Alix). Cette évocation de destins divers n'a rien d'une danse macabre : les dames apparaissent avec leurs qualités : la très sage (c'est-à-dire savante) Héloïse ; la reine à voix de sirène (difficile à identifier) ; la bonne Lorraine (l'illustre Jeanne d'Arc). Bien qu'elles aient disparu comme ont fondu les neiges des hivers passés, elles laissent le souvenir de leur blancheur. Cette pureté évanouie, c'est finalement à la Vierge Marie -qui seule échappe à la décomposition charnelle-, que Villon la demande. Le terme antan, qui acompagne la métaphore in absentia de la neige, prend ici le sens large d'un passé indéfini, impossible de récupérer en dehors de la mémoire faite écriture. Dites-moi où, n'en quel pays, Est Flora la belle Romaine, Archipiada1, ne Thaïs, 1Alcibiade, on croyait au Moyen Âge que c’était une femme 6 1 Qui fut sa cousine germaine, Echo, parlant quant bruit on mène Dessus rivière ou sur étang, Qui beauté eut trop plus qu'humaine ? Mais où sont les neiges d'antan ? Où est la très sage Héloïs2, Pour qui fut châtré et puis moine Pierre Esbaillart3 à Saint-Denis ? 3Pierre Abélard Pour son amour eut cette essoine4. 4épreuve, malheur Semblablement, où est la roine5 5Marguerite de Bourgogne Qui commanda que Buridan Fût jeté en un sac en Seine ? Mais où sont les neiges d'antan ? La Roine blanche comme un lys Qui chantait à voix de sirène, Berthe6 au grand pied, Bietrix, Aliz, 6mère de Charlemagne Haramburgis qui tint le Maine, Et Jeanne, la bonne Lorraine Qu'Anglais brûlèrent à Rouen ; Où sont-ils, où, Vierge souvraine ? Mais où sont les neiges d'antan ? Prince, n'enquerrez de semaine Où elles sont, ni de cet an, Que ce refrain ne vous remaine : Mais où sont les neiges d'antan ? Ballade pour prier Notre-Dame Dans ce poème F. Villon met dans la bouche de sa mère (femme âgée, pauvre et illettrée) une touchante prière à la Vierge, qui montre une foi naïve mais ardente et profonde. Dame des cieulx, regente terrienne Emperiere des infernaux paluz1, 1marais Recevez moy, vostre humble chrestienne, Que comprinse soye entre vos esleuz2, 2Que je sois comprise parmi vos élus Ce non obstant qu’oncques rien ne valuz. Les biens de vous, ma dame et ma maistresse Sont trop plus grans que ne suis pecheresse, Sans lesquels biens ame ne peut merir3 3 l’âme ne peut mériter N’avoir les cieulx, je n’en suis jengleresse4. 4je ne joue pas avec cela (jongler) En ceste foy je vueil vivre et mourir.   À vostre Filz dictes que je suis sienne ; De luy soyent mes pechiez aboluz : Pardonne moy comme a l’Egipcienne5 5voir note ci-dessus Ou comme il fit au clerc Théophilus6 6voir note ci-dessous Lequel par vous fut quitte et absoluz, Combien qu’il eust au diable fait promesse. Preservez moy, que ne face jamais ce, 6 2 Vierge portant, sans rompure encourir7, 7sans faute Le sacrement qu’on celebre a la messe En ceste foy je vueil vivre et mourir.   Femme je suis, povrette et ancienne, Qui rien ne sçay ; oncques lettre ne leuz ; Au moustier8 voy dont suis paroissienne 8monastère, église Pâradis painct, où sont harpes et luz9, 9luths Et ung enfer où damnez sont boulluz10 : 10bouillis, image de l’enfer comme une marmite L’ung me fait paour, l’autre joye et liesse11. 11peur…joie…rejouissance La joye avoir fais moy, haulte Deesse, A qui pecheurs doivent tous recourir, Comblez de foy, sans faincte12 ne paresse. 12feinte En ceste foy je vueil vivre et mourir.   ENVOI   Vous portastes, digne Vierge, princesse, Iesus regnant, qui n’a ne fin ne cesse. Le Tout-Puissant, prenant nostre foiblesse, Laissa les cieulx et nous vint secourir, Offrir a mort sa tres chiere jeunesse. Nostre Seigneur tel est, tel le confesse. En ceste foy je vueil vivre et mourir. 5Sainte Marie l’Égyptienne, prostituée d'Alexandrie qui se convertit et vécut ensuite dans le désert pendant quarante-sept ans, jusqu'à sa mort vers 421. 6Théophile de Cilicie, apostat et repenti. Ballade des pendus ou L’Epitaphe Il s’agit, peut-être, du dernier poème écrit par F. Villon et l’un de ses chefs-d’oeuvre incontestables. Il paraît qu’il l’aurait écrit étant déjà condamné à mort, avant la cassation de sa sentence… donc peu avant la disparition définitive de Villon. Ce poème se construit sur une situation d’énonciation très originale parce que ce n’est pas un je lyrique qui parle ici, mais un nous, c’est-à-dire le groupe, au nombre imprécis (cinq ou six), de pendus qui se trouvent au gibet et qui s’adressent aux spectateurs qui les contemplent, alors qu’ils sont morts depuis déjà un certain temps. Nous voyons déjà ici une première inversion de la situation de communication habituelle, car ce sont des morts qui parlent (voir la figure de la prosopopée) à des vivants silencieux. Le discours qu’ils leur adressent se construit en fonction de cinq champs sémantiques majeurs : - La mort donnée en spectacle : « vous nous voyez », « notre mal », « fumes occis », « transis », « nous sommes morts ». - La souffrance physique et la décomposition données aussi en spectacle : expression du pathétique. Les détails réalistes, voire sinistres, y abondent : à remarquer les gradations binaires « chair dévorée et pourrie », « os (qui deviennent) cendre et poudre » ; l’intervention des éléments naturels et des animaux dans ce processus d’anéantissement « la pluie…débués, lavés », « le soleil… desséchés, noircis », « pies, corbeaux… yeux cavés… arraché barbe et sourcils…becquetés d’oiseaux »… qui finit sur une espèce de danse macabre menée par le vent « Puis çà, puis là, comme le vent varie,/A son plaisir sans cesser nous charrie, » - L’humanité entière, la nature humaine évocation de la thématique du memento mori (nous devons tous mourir) : « frères humains », « nous pauvres », « Dieu en aura (futur) plus tôt de vous 6 5  La rime brisée : fait rimer les hémistiches. En définitive, il s’agit d’une poéticité qui repose sur la « prouesse formelle ». Dans la lignée des Grands Rhétoriqueurs, l’œuvre de Clément Marot (fils du grand rhétoriqueur Jean Marot) répond en bonne partie aux caractéristiques évoquées. Nous y reviendrons plus tard. - Dans la première moitié du siècle apparaît à Lyon une école poétique d’un grand raffinement, qui montre des inquiétudes très différentes de celles des Grands Rhétoriqueurs. L’École lyonnaise, en raison de sa proximité avec l’Italie, subit très tôt l’influence des nouvelles tendances de l’écriture poétique et va associer, dans sa thématique, l’ancienne courtoisie médiévale avec la conception platonicienne de l’amour, selon laquelle : L’élan vers les beautés terrestres traduit l’aspiration de l’âme, prisonnière du monde sensible d’ici- bas, vers l’Idéal et l’Absolu […] la poésie de l’École lyonnaise s’apparente à la philosophie et au mysticisme et l’on a pu y voir l’ancêtre de la « poésie pure » et de l’hermétisme revendiqués par Stéphane Mallarmé. - Le groupe de poètes qu’on avait appelé la « Brigade » mais que ses ennemis protestants ont nommé ironiquement La Pléiade, s’est formé, vers le milieu du siècle, autour de Ronsard et ses amis : Ronsard, du Bellay, Jodelle, Belleau, Baïf, Pelletier du Mans et Pontus de Tyard. La Défense et Illustration de la langue française, de Joachim du Bellay (1549) en fera figure de manifeste, car celui-ci exprime les positions du groupe par les exclusions et les goûts qui s’y déclarent : contre le latin  le groupe prône une véritable littérature en langue vernaculaire, imitant les modèles antiques directement en français. Contre la littérature médiévale  et la plupart de ses formes poétiques… à l’exclusion des « vieux romans » et les vieux mots qui ont le statut d’antiquités. Ils sont contre, enfin, le théâtre de l’époque… « trop indigne » pour mériter l’attention des lettrés. En revanche, tout un travail d’enrichissement de la langue y est proposé, à travers des emprunts au grec et au latin, au vocabulaire technique des métiers, la création de néologismes par dérivation, suffixation… etc. La poésie devient l’espace privilégie de l’écriture. À ce propos La Pléiade ne pratique pas une écriture hermétique, mais ressent la nécessité de se détacher du vulgaire… Deux moyens seront utilisés pour fermer « autant que possible » cette poésie aux non-initiés : ·Le recours à la mythologie. ·Et, en ce qui concerne la langue et le style, le rejet du mot propre et l’éloignement des tournures communes ainsi que l’emploi de néologismes et d’archaïsmes, comme on vient de le dire. La succession des guerres de religion (1562-1598) qui ravageront le pays dans le dernier tiers du siècle, assombrit ce panorama culturel. Loin de l’enthousiasme humaniste initial, les poètes s’engagent aussi dans ces luttes fratricides et plusieurs d’entre eux vont développer une poésie militante, aussi bien du côté catholique (c’est le cas de Ronsard), que du côté protestant (p. ex. Agrippa d’Aubigné). Les nouvelles formes : Les formes fixes qui avaient connu un énorme succès vers la fin du Moyen Âge vont tomber pratiquement en désuétude pendant la Renaissance. La seule forme fixe largement prééminente à partir du XVIe siècle sera le sonnet, alors que d’autres formes poétiques viennent s’imposer, qui obéissent surtout à des exigences thématiques et tonales. Plusieurs de ces formes ont été empruntées par les poètes de la Renaissance aux poètes grecs et latins de l’Antiquité… ce sera le cas des odes (Pindare, Anacréon, Horace), des élégies (Callimaque, Catulle) et des églogues (Virgile, Théocrite). 6 6 Il faut insister aussi sur le fait que ces formes anciennes avaient déjà fait preuve, en Grèce et à Rome, de leur caractère ou valeur laudative… Ce qui conviendra parfaitement aux intentions d’écriture de nos poètes humanistes (voir plus haut). Voici, à continuation, la liste de leurs formes poétiques préférées :  Le blason : poème dans lequel on fait la description élogieuse, souvent énigmatique d’une personne ou d’une partie de son corps (blason de l’œil, du beau tétin…). Le contre-blason est un blason péjoratif dans lequel l’éloge se fait blâme.  La chanson : poème chanté, conçu autour de couplets et d’un refrain. Le discours : poème souvent long exposant une thèse.  L’églogue : la deuxième moitié du XVIe se caractérise par un foisonnement de textes bucoliques. Déjà à la fin du XVe et les débuts du XVIe les Grands Rhétoriqueurs l’avaient employée, puis Clément Marot y incorpore des emprunts virgiliens. Mais cette églogue célèbre surtout les grands (leurs mérites, naissances, morts). Vers la deuxième moitié du siècle, il se produit un élargissement des formes de l’églogue, bien que du point de vue du contenu elle continue à faire l’éloge des princes : -Églogue descriptive (marine ou forestière), -Églogue amoureuse (plaintes des bergers désespérés), -Églogue morale, -Églogue politique, -Les poètes incorporent même les genres de l’épithalame (poème composé à l’occasion d’un mariage) ou de la complainte. Le règne de Charles IX (à partir de 1563), marque l’âge d’or de l’églogue, dont le but politique serait de célébrer les Valois. La campagne y est toujours présentée comme un refuge, dans un mouvement d’introversion, d’autant plus que, avec les guerres de religion, l’églogue de la vie retirée dans la campagne se renforce. En tout cas, dans l’églogue humaniste la présence de noms grecs et latins, les personnages « à clé » et les débats sur des thèmes élevés (p. ex. l’idéal du bon gouvernement) seront toujours plus importants que la nature elle-même. Parfois elle représente une « utopie » qui célèbre l’âge d’or, la vie frugale, l’épicuréisme et l’idéal champêtre, qui abrite le sage enraciné dans la terre (images de quiétude, de stabilité) et qui rejette les commerçants habitants des villes (images de mouvement). De là, l’églogue peut glisser vers l’image d’une Arcadie voilée de mélancolie à cause de l’impossible retour. Le style de l’églogue est humble, en principe, mais il peut s’élever pour aborder un sujet plus noble. Du point de vue métrique, les poètes emploient dans leurs églogues des formes très variées : odes, sonnets, sizains, chansons, discours…  L’élégie : poème de longueur et de forme variables exprimant la plainte, la déploration amoureuse, nostalgique… L’épître : lettre versifiée, souvent adressée à un grand personnage pour lui formuler une requête.  L’hymne : poème chantant la louange d’un personnage, d’une idée, d’une foi… L’ode : poème lyrique d’inspiration généralement élevée, célébrant un personnage ou un événement, le plus souvent constitué de strophes symétriques. C’est Ronsard qui a introduit ce nom dans la langue française (voir aussi le fichier « La poésie, formes et contenus » sur Campus Virtuel).  Les stances : poème lyrique d’inspiration grave (religieuse, morale, élégiaque) composé d’un nombre variable de strophes, généralement symétriques. La stance lyrique a été fondée et déterminée par Ronsard et Malherbe. 6 7 VOIX POÉTIQUES DU XVIe SIÈCLE Au début du XVIe siècle (jusqu’à l’an 1540 environ) il existe un grand nombre de petits poètes qui continuent à s’exercer à une écriture poétique d’une grande virtuosité, suivant le modèle des Grand Rhétoriqueurs. Parmi tous ces poètes vient s’imposer Clément Marot (1496-1544), qui était fils du Grand Rhétoriqueur Jean Marot. Il est attaché à la cour de François Ier et de sa soeur Marguerite. Avec Clément Marot, dans cette cour -et à la suite sans doute des Grands Rhétoriqueurs-, la poèsie est conçue comme une distraction mondaine, un passe-temps sentimental et un jeu d’esprit. Par ailleurs on attribue à ce poète l’introduction de formes nouvelles, italianisantes, notamment du sonnet. Voyons maintenant deux de ses poèmes: « De l’amour du siècle antique » (rondeau) Au bon vieux temps un train d'amour régnait Qui sans grand art et dons se démenait. Si qu'un bouquet donné d'amour profonde C'était donner toute la terre ronde ; Car seulement au cœur on se prenait. Et si, par cas, à jouir on venait Savez-vous bien comme on s'entretenait ? Vingt ans, trente ans, cela durait un monde Au bon vieux temps un train d'amour régnait Qui sans grand art et dons se démenait. Or est perdu ce qu'amour ordonnait. Rien que pleurs feints, rien que changes on oit. Qui voudra donc qu'à aimer je me fonde, Il faut premier que l'amour on refonde Et qu'on le mène ainsi qu'on le menait Au bon vieux temps un train d'amour régnait Qui sans grand art et dons se démenait. « Du beau Tetin » (blason). Blasonner consistait initialement à détailler et expliquer les armoiries d'un écu. Maintenant les poètes s’occupent à chanter différentes parties du corps féminin (l’œil, le tétin…). Tétin refait, (1) plus blanc qu'un œuf, Tétin de satin blanc tout neuf, Toi qui fais honte à la rose Tétin plus beau que nulle chose, Tétin dur, non pas tétin voire (2) Mais petite boule d'ivoire Au milieu duquel est assise Une fraise ou une cerise Que nul ne voit, ne touche aussi, Mais je gage qu'il en est ainsi Tétin donc au petit bout rouge, Tétin qui jamais ne se bouge, Soit pour venir, soit pour aller, Soit pour courir, soit pour baller (3) Tétin gauche, tétin mignon, 7 0 En l’éternel, si l’an qui fait le tour Chasse nos jours sans espoir de retour, Si périssable est toute chose née, Que songes-tu, mon âme emprisonnée ? Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour, Si pour voler en un plus clair séjour, Tu as au dos l’aile bien empennée ? Là est le bien que tout esprit désire, Là le repos où tout le monde aspire, Là est l’amour, là le plaisir encore. Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée, Tu y pourras reconnaître l’Idée De la beauté, qu’en ce monde j’adore. « Ces cheveux d’or » (in L’Olive) Ces cheveux d’or sont les liens, Madame Dont fut premier ma liberté surprise, Amour la flame autour du coeur éprise, Ces yeux le trait qui me transperce l’âme. Forts sont les nœuds, âpre et vive la flame, Le coup de main à tirer bien apprise Et toutefois j’aime, j’adore et prise Ce qui m’étreint, qui me brûle et m'entame. Pour briser donc, pour éteindre et guérir Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie, Je ne quiers fer, liqueur, ni médecine : L’heur et plaisir que ce m’est de périr De telle main ne permet que j’essaie Glaive tranchant, ni froideur, ni racine. « Comme le champ semé » (in Antiquités, 30ème sonnet) Comme le champ semé en verdure foisonne, De verdure se hausse en tuyau verdissant, Du tuyau se hérisse en épi florissant, D’épi jaunit en grain, que le chaud assaisonne ; Et comme en la saison le rustique moissonne Les ondoyants cheveux du sillon blondissant, Les met d’ordre en javelle, et du blé jaunissant Sur le champ dépouillé mille gerbes façonne : Ainsi de peu à peu crût l’empire romain, 7 1 Tant qu’il fut dépouillé par la barbare main, Qui ne laissa de lui que ces marques antiques Que chacun va pillant, comme on voit le glaneur, Cheminant pas à pas, recueillir les reliques De ce qui va tombant âpres le moissonneur. « Heureux qui comme Ulysse… » (in Regrets) Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou comme cestui-là qui conquit la toison, Et puis est retourné, plein d’usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge ! Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village Fumer la cheminée et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m’est une province, et beaucoup davantage ? Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux Que des palais romains le front audacieux ; Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine, Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin Plus mon petit Liré que le mont Palatin Et plus que l’air marin la douceur angevine. → Pierre de RONSARD ( 1524-1585) : Il est issu d’une famille noble, originaire du Vendômois, près d’Orléans. Ronsard est un poète épicurien: il chante la joie de vivre (poésie sensualiste car elle réunit perception sensorielle -vue, ouïe, odorat…- et plaisir), la joie d’aimer en relation avec le sentiment de la nature → le sentiment de la fuite du temps et de la mort inexorable. Son œuvre manifeste d’abord son goût pour les poètes grecs : Pindare surtout (odes pindariques : symboles et mythes païens, métaphores et comparaisons grandioses, épithètes significatives, rythmes très travaillés et harmonies verbales)… il écrit alors des odes. Mais le style de Ronsard devient plus simple et se rapproche de celui d’Horace et d’Anacréon (odelettes) : goût de la nature, impressions sincères, expression des sentiments. Ce sont des odes rustiques. Il est l’auteur d’une œuvre vaste qui, en plus de trente ans, s'est portée aussi bien sur la poésie engagée et officielle dans le contexte des guerres de religions avec Les Hymnes et les Discours (1555-1564), que sur l’épopée avec La Franciade (1572) ou la poésie lyrique avec les recueils Les Odes (1550-1552) et des Amours (Les Amours de Cassandre, 1552 ; Les Amours de Marie, 1555 ; Sonnets pour Hélène, 1578). « Ode à l’alouette » (in Odes IV) T’oserait bien quelque poète Nier des vers, douce alouette ? Quant à moi, je ne l’oserais. Je veux célébrer ton ramage 7 2 Sur tous oiseaux qui sont en cage Et sur tous ceux qui sont ès bois. Qu’il te fait bon ouïr à l’heure Que le bouvier les champs labeure, Quand la terre le printemps sent, Qui plus de ta chanson est gaie, Que courroucée de la plaie Du soc qui l’estomac lui fend! Sitôt que tu es arrosée, Au point de jour, de la rosée, Tu fais en l’air mille discours; En l’air des ailes tu frétilles, Et pendue au ciel tu babilles Et contes au vent tes amours. Puis du ciel tu te laisses fondre Dans un sillon vert, soit pour pondre, Soit pour éclore ou pour couver Soit pour apporter la bechée A tes petits, ou d’une achée, Ou d’une chenille, ou d’un ver . Lors moi, couché dessus l’herbette, D’une part j’ois ta chansonette ; De l’autre, sur du poliot A l’abri de quelque fougère J’écoute la jeune bergère Qui dégoise son lerelot. Lors je dis : “Tu es bienheureuse, Gentille alouette amoureuse, Qui n’as peur ni souci de riens, Qui jamais au cœur n’as sentie Les dédains d’une fière amie, Ni le soin d’amasser des biens; Ou si quelque souci te touche, C’est, lorsque le soleil se couche, De dormir, et de réveiller De tes chansons, avec l’aurore, Et berger et passants encore Pour les envoyer travailler. Mais je vis toujours en tristesse Pour les fiertés d’une maîtresse Qui paie ma foi de travaux Et d’une plaisante mensonge Mensonge qui toujours allonge La longue trame de mes maux. « À Cassandre » (in Odes I) 7 5 Je meurs des oiseaux gais volants à tire d'ailes, Des courses de poulains et des sauts de chevreaux ! Heureux quand je rencontre une tête séchée, Un massacre de cerf, quand j'oy les cris des faons ; Mais mon âme se meurt de dépit asséchée, Voyant la biche folle aux sauts de ses enfants. J'aime à voir de beautés la branche déchargée, À fouler le feuillage étendu par l'effort D'automne, sans espoir leur couleur orangée Me donne pour plaisir l'image de la mort. Un éternel horreur, une nuit éternelle M'empêche de fuir et de sortir dehors Que de l'air courroucé une guerre cruelle Ainsi comme l'esprit, m'emprisonne le corps ! Jamais le clair soleil ne rayonne ma tête, Que le ciel impiteux me refuse son œil, S'il pleut qu'avec la pluie il crève de tempête, Avare du beau temps et jaloux du soleil. Mon être soit hiver et les saisons troublées, De mes afflictions se sente l'univers, Et l'oubli ôte encore à mes peines doublées L'usage de mon luth et celui de mes vers. 3.3. POÉSIE BAROQUE ET POÉSIE CLASSIQUE EN FRANCE : THÈMES ET FORMES. LA POÉSIE DU XVIIe SIÈCLE EN FRANCE : CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES En France, le XVIIe siècle en tant qu’unité historique est délimité par deux dates : -1598, année où l’Édit de Nantes a été promulgué par le roi Henri IV. Cet édit tentait de pacifier les rapports entre catholiques et protestants, permettant à ces derniers de maintenir leur liberté de conscience, l’accès égal aux charges publiques et surtout la liberté de culte, et mettait fin aux guerres de religion qui avaient profondément marqué le XVIe siècle. -Et 1715, date de la mort de Louis XIV qui avait imposé au cours de son très long règne la monarchie absolue au royaume. Entre ces deux dates le pouvoir royal s’est affermi par l’œuvre de Louis XIII secondé par le Cardinal Richelieu et durant la régence d’Anne d’Autriche grâce au Cardinal Mazarin. En ce qui concerne le monde de la culture et de la littérature, il nous faudra tenir compte des circonstances suivantes : -Pendant le XVIIe siècle le commerce des livres continue à se développer, mais il ne suffit toujours pas à placer les artistes en situation d’autonomie, de là leur attachement aux cours princières et notamment au mécénat royal, qui va accorder à la littérature ce rôle de « service d’état ». À ces cours princières et royale s’ajoutent les salons, comme ceux de Madame de Rambouillet ou de Madame de Scudéry, qui vont devenir les lieux de la production littéraire. 7 6 -Le début du siècle, toujours marqué par la tragédie des guerres de religion, va contribuer au développement d’une sensibilité dite baroque. Ce mouvement artistique, lié à la contre-réforme, touche toute l’Europe et tous les domaines de l’art et témoigne du pessimisme, de l’instabilité et de l’incertitude des esprits de l’époque. Un état d’âme qui s’explique également par le développement des découvertes scientifiques qui ébranlent profondément la conception ancienne du monde : la fin du géocentrisme (Copernic), la rotondité de la terre (Galilée)… -Après la richesse de la Renaissance et les excès du Baroque, une codification des règles et de la langue s’est imposée. L’Académie Française est créée en 1635 par le cardinal Richelieu, afin de normaliser le vocabulaire, la syntaxe et la poétique du français. Cette institution a cherché à imposer des règles de mesure et de sobriété et assigner à la poésie la tâche de célébrer les Grands, d’où le grand développement de l’ode à cette époque-là au détriment du sonnet. -Toute la littérature, les différents genres compris, s’est soumise à l’exercice de la raison, dans une imitation du modèle antique. -Concrètement Nicolas Boileau, dans son Art poétique (1674), va fixer les lois et les ressources de cette nouvelle poésie, dite classique, à l’imitation des grands poètes latins, d’Horace en particulier. Dans cet ouvrage, Boileau, partant du principe esthétique que le Beau est par essence ordonné préconise la pureté stylistique, la régularité et la planification du texte poétique. -Cette rationalisation était l’effet de la pensée de Descartes (il avait publié son Discours de la méthode en 1637), le cartésianisme, qui modifiait les démarches intellectuelles en accordant une place primordiale à la Raison (Cogito ergo sum) et qui influerait sur l’idéal classique par son souci d’ordre et de discipline… Ainsi que du mouvement libertin intellectuel, lequel prônait la libération des contraintes religieuses et philosophiques et ne reconnaissait aucune autorité supérieure à celle de la conscience. Le libertinage fut sévèrement combattu par l’Église, pour le matérialisme sensualiste qu’il défendait, qui aboutirait dans l’athéisme. -Finalement il faudrait souligner à quel point les confessions, doctrines, mouvements, sentiments et pratiques religieuses ont marqué l’évolution artistique du siècle :  Particulièrement le Baroque naît en France et en Europe comme réaction à l’austérité protestante.  De leur côté les jésuites (l’ordre de la Compagnie de Jésus crée par Ignace de Loyola au service du Pape en 1534, dans un double but évangélisateur et éducateur de l’âme et de l’esprit), en plus de leur influence politique, contribuent à la formation de la pensée du siècle et à l’élaboration du style classique. En effet, les écoles jésuites apportent deux éléments essentiels dans la formation du classicisme : le goût humaniste pour les Anciens reconnus comme modèle de beauté et de sagesse, et la psychologie, qui vise à connaître l’homme, à discuter sur lui, à mesurer la puissance de ses passions et de sa volonté.  Le jansénisme, à son tour, exercera une influence plutôt indirecte et morale avec son idéal austère lié à une théologie de la prédestination.  La révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685, met fin à la tolérance vis-à-vis des protestants. En effet cet édit, qui accordait des droits de culte, des droits civils et des droits de tolérance aux protestants, disparaît et le roi va interdire, par cette révocation, la pratique du culte protestant, ordonner la démolition des temples et des écoles, obliger à baptiser dans la foi catholique tous les enfants à naître et, aux pasteurs, de quitter la France… par contre, les simples fidèles seront forcés à rester en territoire français sous peine de galères. Tous les éléments évoqués ci-dessus vont influencer l’esthétique des mouvements ou courants qui traversent le siècle : le Baroque, la Préciosité et le Classicisme. 1. Le Baroque (1598-1630). 7 7 Ce mouvement se caractérise par son esthétique de l’instabilité, de l’incertitude et de la surabondance, est placé sous le signe de l’irrégularité (idée comprise dans le terme même de baroque), du spectaculaire, de l’illusion, de la métamorphose ou de l’identité vacillante et reste attaché à une conception du monde instable et en transformation incessante, toujours ouvert à la complexité de la vie. En poésie ainsi que dans le théâtre, les deux genres privilégiés du baroque, ces temps incertains donnent lieu à des créations qui nous présentent une vision tragique de la vie, de la mort ou des souffrances de l’amour à travers une écriture caractérisée par son goût de la sensualité, des extrêmes, de l’ornementation et des effets du langage. Les principaux représentants de ce courant en poésie seraient Théophile de Viau, Pierre de Marbeuf ou Saint-Amant, et en théâtre nous est parvenue la pièce l’Illusion comique de Pierre Corneille, très influencée par le théâtre espagnol. 2. La Préciosité (1650-1660). La Préciosité est un mouvement européen des lettres qui atteint son apogée en France dans les années 1650-1660. C’est un courant esthétique d’affirmation aristocratique marqué par un désir de se distinguer du commun. Cette volonté d’élégance et de raffinement se manifeste dans le domaine du comportement, des manières, du goût aussi bien que dans celui du langage. Ce courant est également associé à une revendication féministe soucieuse de faire reconnaître la femme dans le monde des intellectuels et des artistes mais aussi dans une fonction sociale nouvelle. La société précieuse s’épanouit dans les salons dont les plus célèbres sont ceux de la marquise de Rambouillet et de Madeleine de Scudéry. D’abord aristocratiques, ces salons s’ouvrent peu à peu à des écrivains bourgeois. La volonté d’élégance dans la conversation, la recherche de pureté du vocabulaire en proscrivant les jargons, les archaïsmes, le langage populaire et l’invention de termes nouveaux ou de périphrases remplaçant des noms d’objets réputés bas ou seulement trop ordinaires, conduisent à des abus dont se moquera Molière dans Les Précieuses ridicules. Cette esthétique de la virtuosité stylistique se manifeste en poésie… mais surtout dans la littérature romanesque, qui devient l’un des sujets privilégies de ces salons-là, car ce genre permet la recréation d’un monde raffiné de mœurs aristocratiques où l’amour idéalisé prend la place centrale. 3. Le Classicisme. Le Classicisme, une des époques culturelles les plus brillantes de l’histoire de la France, constitue l’expression idéologique et esthétique de la Monarchie Absolue. Il se développe pendant toute la première partie du siècle et atteint son apogée vers les années soixante. Le classicisme, nous l’avons déjà dit, est en liaison étroite avec les courants philosophiques de l’époque, en premier lieu celui du rationalisme de Descartes dont il subit l’influence.  L’esthétique classique : Elle s’est élaborée au cours des années 1630-1660. L’esthétique classique est fondée sur trois principes essentiels : rationalisme, imitation de la nature, imitation de l’Antiquité et l’esprit classique a le goût de l’équilibre, de la mesure, de l’ordre, de la raison, et un souci d’efficacité. Plus tard, en 1674, dans son Art poétique Nicolas Boileau fait une synthèse de tout ce qui constitue le style classique : Le classicisme établit la suprématie de la raison qui s’exerce par des règles. Peindre le beau et le vrai demeure la grande préoccupation des écrivains. Mais comme les créateurs s’adressent à un public précis, la Cour, le but est d’inspirer le respect du régime royal. Pour eux, le beau est ce qui est conforme à la morale chrétienne et peindre le vrai, c’est peindre la nature humaine, peindre l’homme. La peinture des passions humaines, leur analyse, confèrent un caractère psychologique à la littérature classique. Le classicisme répugne à introduire le laid, le bizarre, le fantastique et réduit par là son domaine d’observation. Le beau seul devait être imitable. 8 0 Je sais de quels appas son enfance était pleine, Et n'ai pas entrepris, Injurieux ami, de soulager ta peine Avecque son mépris. Mais elle était du monde, où les plus belles choses Ont le pire destin ; Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, L'espace d'un matin. Puis quand ainsi serait, que selon ta prière, Elle aurait obtenu D'avoir en cheveux blancs terminé sa carrière, Qu'en fût-il advenu? Penses-tu que, plus vieille, en la maison céleste Elle eût eu plus d'accueil ? Ou qu'elle eût moins senti la poussière funeste Et les vers du cercueil ? Non, non, mon du Périer, aussitôt que la Parque Ôte l'âme du corps, L'âge s'évanouit au deçà de la barque, Et ne suit point les morts... La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ; On a beau la prier, La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles, Et nous laisse crier. Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre, Est sujet à ses lois ; Et la garde qui veille aux barrières du Louvre N'en défend point nos rois. De murmurer contre elle, et perdre patience, Il est mal à propos ; Vouloir ce que Dieu veut, est la seule science Qui nous met en repos. Il n'est rien de si beau ... (ou Sonnet à Caliste) Il n'est rien de si beau comme Caliste est belle : C'est une œuvre où Nature a fait tous ses efforts : Et notre âge est ingrat qui voit tant de trésors, S'il n'élève à sa gloire une marque éternelle. La clarté de son teint n'est pas chose mortelle : Le baume est dans sa bouche, et les roses dehors : Sa parole et sa voix ressuscitent les morts, Et l'art n'égale point sa douceur naturelle. 8 1 La blancheur de sa gorge éblouit les regards : Amour est en ses yeux, il y trempe ses dards, Et la fait reconnaître un miracle visible. En ce nombre infini de grâces, et d'appas, Qu'en dis-tu ma raison ? crois-tu qu'il soit possible D'avoir du jugement, et ne l'adorer pas ? Marc-Antoine GIRARD, seigneur de SAINT-AMANT. 1594 -1661 : Il est l'auteur de poèmes burlesques, satiriques ou lyriques. Il a fait partie de la toute neuve Académie française. Plainte sur la mort de Sylvie, 1643 (forme poétique :sizains symétriques et hétérométriques 8-8-8-8-12-8 x 3 strophes, rime abbacc) Ruisseau qui cours aprés toy-mesme, Et qui te fuis toy mesme aussi, Arreste un peu ton onde icy, Pour escouter mon dueil extresme; Puis quand tu l'auras sceu, va t'en dire à la Mer Qu'elle n'a rien de plus amer. Raconte-luy comme Sylvie, Qui seule gouvernoit mon Sort, A receu le coup de la mort Au plus bel âge de la vie; Et que cet accident triomphe en mesme jour De toutes les forces d'Amour. Las ! je n'en puis dire autre chose, Mes souspirs trenchent mon discours: Adieu Ruisseau, repren ton cours, Qui non plus que moy ne repose, Que si par mes regrets j'ay bien pû t'arrester, Voila des pleurs pour te haster. In Les Œuvres, Deuxième Partie, Paris, 1643. Vincent Voiture. 1598-1648 : Ce poète était un habitué de l’Hôtel de Rambouillet, qui était un cercle précieux bien connu. Il était membre aussi de l’Académie Française. Il ne publia aucun poème de son vivant mais nous a laissé de nombreux exemples de son écriture mondaine et galante, très appréciée des cercles précieux. Poésies, (forme poétique : rondeau… à noter le jeu avec ou/où) : Ou vous savez tromper assez finement Ou vous m’aimez assez fidèlement ; Lequel des deux je ne saurais le dire Mais cependant je pleure et je soupire Et ne reçois aucun soulagement Pour votre amour, j’ai quitté franchement 8 2 Ce que j’avais acquis bien sûrement. Car on m’aimait ; et j’avais quelque empire Où vous savez. Je n’attends pas tout le contentement Qu’on peut donner aux peines d’un amant Et qui pourrait me tirer de martyre ; À si grand bien mon courage n’aspire. Mais laissez-moi vous toucher seulement Où vous savez. Pierre CORNEILLE. 1606-1684 : La poésie de Corneille illustre l’évolution d’une période poétique complexe qui recouvre à la fois la période baroque et les débuts du classicisme. Le Cid, 1637 : Acte I, scène 6 , monologue (forme poétique : 6 stances de dizains, vers hétérométriques et symétriques : 8-12-12-12-12-6-10-6-10-10). Thématique cornélienne : l’honneur et le conflit entre l’amour et le devoir. Poème dramatique plein d’énergie, animé par un désir de dépassement et de vertu chevaleresque de telle sorte que l’alternative et l’hésitation initiales conduisent au déchirement, mais celui-ci va finalement se résoudre en une décision héroïque. Percé jusques au fond du cœur D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, Misérable vengeur d'une juste querelle, Et malheureux objet d'une injuste rigueur, Je demeure immobile, et mon âme abattue Cède au coup qui me tue. Si près de voir mon feu récompensé, Ô Dieu, l'étrange peine ! En cet affront mon père est l'offensé, Et l'offenseur le père de Chimène ! Que je sens de rudes combats ! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse: Il faut venger un père, et perdre une maîtresse: L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infâme, Des deux côtés mon mal est infini. Ô Dieu, l'étrange peine ! Faut-il laisser un affront impuni ? Faut-il punir le père de Chimène ? Père, maîtresse, honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie. L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour. Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, Mais ensemble amoureuse, 8 5 TITUS N’accablez point, Madame, un prince malheureux. Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. Un trouble assez cruel m’agite et me dévore, Sans que des pleurs si chers me déchirent encore. Rappelez bien plutôt ce cœur, qui tant de fois M’a fait de mon devoir reconnaître la voix. Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ; Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. Vous-même contre vous fortifiez mon cœur ; Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse, A retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ; Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs, Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ; Et que tout l’univers reconnaisse sans peine Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine. Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer. BÉRÉNICE Ah ! Cruel, est-il temps de me le déclarer ? Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée. Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois, Quand je vous l’avouai pour la première fois ? A quel excès d’amour m’avez-vous amenée ! Que ne me disiez-vous : «Princesse infortunée, Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ? Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir». Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ? Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous. Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ? Mille raisons alors consolaient ma misère : Je pouvais, de ma mort, accuser votre père, Le peuple, le sénat, tout l’empire romain, Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main. Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée, M’avait à mon malheur dès longtemps préparée. Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel Dans le temps que j’espère un bonheur immortel, Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire, Lorsque Rome se tait, quand votre père expire, Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux, Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous. TITUS Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire. Je pouvais vivre alors et me laisser séduire. Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir. Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible ; Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible. Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux, 8 6 Avant que d’en venir à ces cruels adieux. Les obstacles semblaient renouveler ma flamme. Tout l’empire parlait ; mais la gloire, Madame, Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur. Je sais tous les tourments où ce dessein me livre ; Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ; Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. BÉRÉNICE Hé bien ! Régnez, cruel ; contentez votre gloire : Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire, Que cette même bouche, après mille serments D’un amour qui devait unir tous nos moments, Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle, M’ordonnât elle-même une absence éternelle. Moi-même, j’ai voulu vous entendre en ce lieu. Je n’écoute plus rien, et pour jamais, adieu. Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? Que le jour recommence, et que le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! L’ingrat, de mon départ consolé par avance, Daignera-t-il compter les jours de mon absence ? Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. TITUS Je n’aurai pas, Madame, à compter tant de jours. J’espère que bientôt la triste renommée Vous fera confesser que vous étiez aimée. Vous verrez que Titus n’a pu sans expirer… BÉRÉNICE Ah ! Seigneur, s’il est vrai, pourquoi nous séparer ? Je ne vous parle point d’un heureux hyménée : Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ? Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ? TITUS Hélas ! Vous pouvez tout, Madame. Demeurez : Je n’y résiste point ; mais je sens ma faiblesse : Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, Et sans cesse veiller à retenir mes pas Que vers vous à toute heure entraînent vos appas. Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même, S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime. BÉRÉNICE Hé bien, Seigneur, hé bien ! Qu’en peut-il arriver ? Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ? TITUS Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ? 8 7 S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure, Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois, A quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ? Que n’oseront-ils point alors me demander ? Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ? BÉRÉNICE Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice. TITUS Je les compte pour rien ? Ah ciel ! Quelle injustice ! BÉRÉNICE Quoi ? Pour d’injustes lois que vous pouvez changer, En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ? Rome a ses droits, Seigneur : n’avez-vous pas les vôtres ? Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ? Dites, parlez. TITUS Hélas ! Que vous me déchirez ! BÉRÉNICE Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! TITUS Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire, Je frémis. Mais enfin, quand j’acceptai l’empire, Rome me fit jurer de maintenir ses droits : Il les faut maintenir. Déjà plus d’une fois Rome a de mes pareils exercé la constance. Ah ! Si vous remontiez jusques à sa naissance, Vous les verriez toujours à ses ordres soumis. L’un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis Chercher, avec la mort, la peine toute prête ; D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête ; L’autre, avec des yeux secs et presque indifférents, Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants. Malheureux ! Mais toujours la patrie et la gloire Ont parmi les Romains remporté la victoire. Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus Passe l’austérité de toutes leurs vertus ; Qu’elle n’approche point de cet effort insigne. Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne De laisser un exemple à la postérité, Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ? BÉRÉNICE Non, je crois tout facile à votre barbarie. Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie. De tous vos sentiments mon cœur est éclairci. Je ne vous parle plus de me laisser ici. Qui ? Moi ? J’aurais voulu, honteuse et méprisée, D’un peuple qui me hait soutenir la risée ? J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus. C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus. N’attendez pas ici que j’éclate en injures, 9 0 Tourne un moment tes yeux sur ces climats ; 10 F Et, si ce n’est pour partager ma flamme, 10 E Reviens du moins pour hâter mon trépas. 10 F Ce triste cœur devenu ta victime, 10 G Chérit encor l’amour qui l’a surpris ; 10 H Amour fatal ! ta haine en est le prix ; 10 H Tant de tendresse, ô dieux ! est-elle un crime, 10 G Pour mériter de si cruels mépris ? 10 H Cruel auteur des troubles de mon âme, 10 I Que la pitié retarde un peu tes pas ; 10 J Tourne un moment tes yeux sur ces climats ; 10 J Et, si ce n’est pour partager ma flamme, 10 I Reviens du moins pour hâter mon trépas. 10 J C’est ainsi qu’en regrets sa douleur se déclare ; 12 K Mais bientôt, de son art employant le secours, 12 L Pour rappeler l’objet de ses tristes amours, 12 L Elle invoque à grands cris tous les dieux du Ténare, 12 K Les Parques, Némésis, Cerbère, Phlégéton, 12 M Et l’inflexible Hécate, et l’horrible Alecton. 12 M Sur un autel sanglant l’affreux bûcher s’allume, 12 N La foudre dévorante aussitôt le consume ; 12 N Mille noires vapeurs obscurcissent le jour ; 12 O Les astres de la nuit interrompent leur course, 12 P Les fleuves étonnés remontent vers leur source, 12 P Et Pluton même tremble en son obscur séjour. 12 O Sa voix redoutable 5 Q Trouble les enfers ; 5 R Un bruit formidable 5 Q Gronde dans les airs. 5 R Un voile effroyable 5 Q Couvre l’univers ; 5 R La terre tremblante 5 S Frémit de terreur. 5 T L’onde turbulente 5 S Mugit de fureur. 5 T La lune sanglante 5 S Recule d’horreur. 5 T Dans le sein de la mort ses noirs enchantements 12 U Vont troubler le repos des ombres ; 8 V Les mânes effrayés quittent leurs monuments ; 12 U L’air retentit au loin de leurs longs hurlements, 12 U Et les vents, échappés de leurs cavernes sombres, 12 V Mêlent à leurs clameurs d’horribles sifflements. 12 U 9 1 Inutiles efforts ! amante infortunée, 12 X D’un dieu plus fort que toi dépend ta destinée. 12 X Tu peux faire trembler la terre sous tes pas, 12 Y Des enfers déchaînés allumer la colère, 12 Z Mais tes fureurs ne feront pas 8 Y Ce que tes attraits n’ont pu faire. 8 Z Ce n’est point par effort qu’on aime, 8 A L’Amour est jaloux de ses droits ; 8 B Il ne dépend que de lui-même. 8 A On ne l’obtient que par son choix ; 8 B Tout reconnaît sa loi suprême, 8 A Lui seul ne connaît point de lois. 8 B Dans les champs que l’hiver désole, 8 C Flore vient rétablir sa cour ; 8 D L’Alcyon fuit devant Éole ; 8 C Éole le fuit à son tour ; 8 D Mais sitôt que l’Amour s’envole, 8 C Il ne connaît plus de retour. 8 D Stances : (À y remarquer le ton ironique et la rime enchaînée !) Que l'homme est bien, durant sa vie, Un parfait miroir de douleurs, Dès qu'il respire, il pleure, il crie Et semble prévoir ses malheurs. Dans l'enfance toujours des pleurs, Un pédant porteur de tristesse, Des livres de toutes couleurs, Des châtiments de toute espèce. L'ardente et fougueuse jeunesse Le met encore en pire état. Des créanciers, une maîtresse Le tourmentent comme un forçat. Dans l'âge mûr, autre combat, L'ambition le sollicite. Richesses, dignités, éclat, Soins de famille, tout l'agite. Vieux, on le méprise, on l'évite. Mauvaise humeur, infirmité. Toux, gravelle, goutte, pituite, Assiègent sa caducité. Pour comble de calamité, Un directeur s'en rend le maître. 9 2 Il meurt enfin, peu regretté. C'était bien la peine de naître! 2. La poésie satirique, didactique et philosophique : François-Marie Arouet, dit Voltaire, (1694-1778) : Cet auteur incarne l’esprit des Lumières, il est surtout connu comme prosateur mais il a écrit des poèmes tout le long de sa vie. Même s’il est l’auteur d’un poème épique, La Henriade (1728), son écriture poétique va surtout privilégier des sujets satiriques, galants ou philosophiques. C’est ainsi qu’il consacre de nombreuses épigrammes à ses ennemis, au premier rang desquels se placent les jésuites. Pour lui ces épigrammes -ainsi que toute son écriture poétique- sont une arme privilégiée du combat philosophique. Épigramme sur Fréron : Quatrain de vers octosyllabiques à rime plate : AABB. L’autre jour, au fond d’un vallon, Un serpent piqua Jean Fréron ; Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut le serpent qui creva. Le Mondain   : Dans ce poème Voltaire fait l’éloge de son temps (« l’âge de fer »), associé à la possibilité de jouir des plaisirs matériels (mets fins, bons vins, étoffes de soie…), des plaisirs esthétiques (arts et travaux) et des progrès techniques et scientifiques. Il s’agit d’un poème provocateur, d’un épicuréisme libertin, qui contredit la conception du bonheur, fondée sur l’austérité et le sacrifice, que soutient la religion. Regrettera qui veut le bon vieux temps, Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée, Et les beaux jours de Saturne et de Rhée, Et le jardin de nos premiers parents ; Moi, je rends grâce à la nature sage Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge Tant décrié par nos tristes frondeurs : Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs. J’aime le luxe, et même la mollesse, Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, La propreté, le goût, les ornements : Tout honnête homme a de tels sentiments. Il est bien doux pour mon cœur très immonde De voir ici l’abondance à la ronde, Mère des arts et des heureux travaux, Nous apporter, de sa source féconde, Et des besoins et des plaisirs nouveaux. L’or de la terre et les trésors de l’onde, Leurs habitants et les peuples de l’air, Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde. O le bon temps que ce siècle de fer ! Le superflu, chose très nécessaire, A réuni l’un et l’autre hémisphère. Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux, 9 5 Voilà le nœud fatal qu’il fallait délier. Guérirez-vous nos maux en osant les nier ? Tous les peuples, tremblant sous une main divine, Du mal que vous niez ont cherché l’origine. Si l’éternelle loi qui meut les éléments Fait tomber les rochers sous les efforts des vents, Si les chênes touffus par la foudre s’embrasent, Ils ne ressentent point les coups qui les écrasent : Mais je vis, mais je sens, mais mon cœur opprimé Demande des secours au Dieu qui l’a formé. Enfants du Tout-Puissant, mais nés dans la misère, Nous étendons les mains vers notre commun père. Le vase, on le sait bien, ne dit point au potier : « Pourquoi suis-je si vil, si faible et si grossier ? » Il n’a point la parole, il n’a point la pensée ; Cette urne en se formant qui tombe fracassée, De la main du potier ne reçut point un cœur Qui désirât les biens et sentît son malheur. Ce malheur, dites-vous, est le bien d’un autre être. De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître ; Quand la mort met le comble aux maux que j’ai soufferts, Le beau soulagement d’être mangé des vers ! Tristes calculateurs des misères humaines, Ne me consolez point, vous aigrissez mes peines ; Et je ne vois en vous que l’effort impuissant D’un fier infortuné qui feint d’être content. Je ne suis du grand tout qu’une faible partie : Oui ; mais les animaux condamnés à la vie, Tous les êtres sentants, nés sous la même loi, Vivent dans la douleur, et meurent comme moi. Le vautour acharné sur sa timide proie De ses membres sanglants se repaît avec joie ; Tout semble bien pour lui : mais bientôt à son tour Un aigle au bec tranchant dévora le vautour ; L’homme d’un plomb mortel atteint cette aigle altière : Et l’homme aux champs de Mars couché sur la poussière, Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants, Sert d’aliment affreux aux oiseaux dévorants. Ainsi du monde entier tous les membres gémissent : Nés tous pour les tourments, l’un par l’autre ils périssent : Et vous composerez dans ce chaos fatal Des malheurs de chaque être un bonheur général ! Quel bonheur ! ô mortel et faible et misérable. Vous criez « Tout est bien » d’une voix lamentable, L’univers vous dément, et votre propre cœur Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur… 3. La sensibilité préromantique :  Jacques Delille (1738-1813) : Ce poète fut professeur de littérature grecque et latine à Amiens puis à Paris. Il entre à l’Académie en 1774, aidé par Voltaire. 9 6 Il sait articuler dans ses poèmes décor, sentiment intérieur et réflexion. Il connaît un grand succès avec Les Jardins (1782). Le doux printemps revient... Le doux printemps revient, et ranime à la fois Les oiseaux, les zéphirs, et les fleurs, et ma voix. Pour quel sujet nouveau dois-je monter ma lyre ? Ah ! Lorsque d'un long deuil la terre enfin respire, Dans les champs, dans les bois, sur les monts d'alentour, Quand tout rit de bonheur, d'espérance et d'amour, Qu'un autre ouvre aux grands noms les fastes de la gloire ; Sur un char foudroyant qu'il place la victoire ; Que la coupe d'Atrée ensanglante ses mains : Flore a souri ; ma voix va chanter les jardins. Je dirai comment l'art, dans de frais paysages, Dirige l'eau, les fleurs, les gazons, les ombrages. Toi donc, qui, mariant la grâce et la vigueur, Sais du chant didactique animer la langueur, Ô muse ! Si jadis, dans les vers de Lucrèce, Des austères leçons tu polis la rudesse ; Si par toi, sans flétrir le langage des dieux, Son rival a chanté le soc laborieux ; Viens orner un sujet plus riche, plus fertile, Dont le charme autrefois avoit tenté Virgile. N'empruntons point ici d'ornement étranger ; Viens, de mes propres fleurs mon front va s'ombrager ; Et, comme un rayon pur colore un beau nuage, Des couleurs du sujet je tiendrai mon langage. L'art innocent et doux que célèbrent mes vers, Remonte aux plus beaux jours de l'antique univers. (Les Jardins, Chant I)  André Chénier (1762-1794) : Poète et journaliste français mort sous La Terreur à 31 ans. Il a commencé très jeune à écrire des poèmes d’inspiration classique. Il a participé aussi avec enthousiasme au mouvement révolutionnaire mais, à partir de sa protestation contre les excès des Jacobins, il est devenu vite suspect, il est arrêté en mars 1894, condamné à mort comme “ennemi du peuple” et guillotimé le 25 juillet de la même année. Son oeuvre marque le passage du classicisme vers le préromantisme, car elle réhabilite l’inspiration, la sensibilité, le lyrisme et l’enthousiasme créateur. La jeune Tarentine est l’un de ses plus beaux poèmes et il aurait écrit son ode, La jeune Captive, la veille de sa mort. La jeune Tarentine Pleurez, doux alcyons ! ô vous, oiseaux sacrés, Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez ! Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine ! Un vaisseau la portait aux bords de Camarine : Là, l'hymen, les chansons, les flûtes, lentement, Devaient la reconduire au seuil de son amant. Une clef vigilante a, pour cette journée, Sous le cèdre enfermé sa robe d'hyménée 9 7 Et l'or dont au festin ses bras seront parés Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés. Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles, Le vent impétueux qui soufflait dans les voiles L'enveloppe : étonnée, et loin des matelots, Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots. Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine ! Son beau corps a roulé sous la vague marine. Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d'un rocher Aux monstres dévorants eut soin de le cacher. Par ses ordres bientôt les belles Néréides S'élèvent au-dessus des demeures humides, Le poussent au rivage, et dans ce monument L'ont, au cap du Zéphyr, déposé mollement ; Et de loin, à grands cris appelant leurs compagnes, Et les Nymphes des bois, des sources, des montagnes, Toutes, frappant leur sein et traînant un long deuil, Répétèrent, hélas ! autour de son cercueil : " Hélas ! chez ton amant tu n'es point ramenée, Tu n'as point revêtu ta robe d'hyménée, L'or autour de tes bras n'a point serré de nœuds, Et le bandeau d'hymen n'orna point tes cheveux. " La jeune Captive, ode XI " L'épi naissant mûrit de la faux respecté ; 12 A Sans crainte du pressoir, le pampre tout l'été 12 A Boit les doux présents de l'aurore ; 8 B Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui, 12 C Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui, 12 C Je ne veux point mourir encore. 8 B Qu'un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort, Moi je pleure et j'espère ; au noir souffle du Nord Je plie et relève ma tête. S'il est des jours amers, il en est de si doux ! Hélas ! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts ? Quelle mer n'a point de tempête ? L'illusion féconde habite dans mon sein. D'une prison sur moi les murs pèsent en vain. J'ai les ailes de l'espérance : Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel, Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel Philomène chante et s'élance. Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m'endors, Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords Ni mon sommeil ne sont en proie. Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ; Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
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