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alchimie poétique : la boue et l'or » Le recueil Les Fleurs du ..., Notes de Poétique

Bref, évidemment, nous sommes très loin de sujets « sentimentaux »… - même chose pour la douleur morale, la « boue » morale. Baudelaire va écrire sur le "spleen ...

Typologie: Notes

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

Alexandre_Rouen
Alexandre_Rouen 🇫🇷

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Télécharge alchimie poétique : la boue et l'or » Le recueil Les Fleurs du ... et plus Notes au format PDF de Poétique sur Docsity uniquement! Réflexions autour des Fleurs du Mal « alchimie poétique : la boue et l’or » Le recueil Les Fleurs du Mal sont le fruit de 20 ans de travail de la part de Charles Baudelaire, qui y publie des poèmes écrits depuis 1840. Une première édition en 1857 sera censurée à l’issue d’un procès pour outrage aux bonnes mœurs. Je vous conseille d’aller lire la page 385 de votre manuel, qui explique cela très bien. Voici un extrait d’un critique littéraire dans un journal qui rend compte de sa lecture des Fleurs du Mal… : Baudelaire est donc condamné à enlever 6 poèmes, qui sont aujourd’hui publiés sous le titre « les épaves » ou « pièces condamnées ». En principe, vous les avez dans votre livre. Il change la structure de ses sections, ajoute la section « tableaux parisiens ». = nous étudions cette édition de 1861. Nous verrons en quoi ce parcours qu’on nous propose d’une « alchimie poétique », entre « la boue et l’or », nous fait réfléchir à ce recueil comme une aventure poétique, artistique, mais aussi une aventure spirituelle. 1. Une aventure poétique et artistique - Le mot « poésie » vient du verbe grec « poiein » qui veut dire : créer ! Le poète = c’est le créateur, c’est le savant au travail. C’est ainsi qu’il se montre dans beaucoup de poèmes du début du recueil Dans « la Muse malade », il s’adresse à la Muse, déesse de l’inspiration (déesse entourant Apollon, dieu des arts dans l’Antiquité) : Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté, Et que ton sang chrétien coulât à flots rhythmiques, Comme les sons nombreux des syllabes antiques, = il aimerait que la Muse lui inspire des poèmes comparables à ceux des poètes antiques. Car pour lui, l’époque où il vit est une époque de misère et son esprit est en proie à l’horreur. Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ? Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint La folie et l’horreur, froides et taciturnes. C’est ce qu’on retrouve dans « Le mauvais moine » Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, Depuis l’éternité je parcours et j’habite ; Rien n’embellit les murs de ce cloître odieux. Ô moine fainéant ! quand saurai-je donc faire Du spectacle vivant de ma triste misère Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ? Dans ce que j’ai surligné, on voit bien la question que se pose Baudelaire : il s’agit bien de transformer en poésie quelque chose de bas, de vil, en « travail » et en « amour », en poésie. Le poème « le guignon » témoigne de toute la difficulté de la tâche du poète au travail : Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage, L’Art est long et le Temps est court. il donne l’impression qu’il n’arrive pas à trouver ce qu’il cherche, comme s’il était un mineur de fond, à la recherche d’un poème extraordinaire qu’il ne trouve pas : — Maint joyau dort enseveli Dans les ténèbres et l’oubli, Bien loin des pioches et des sondes ; Mainte fleur épanche à regret Son parfum doux comme un secret Dans les solitudes profondes. - dans les Fleurs du Mal, il se donne pour défi de sublimer la laideur, d’en faire un objet esthétique, c’est ce qu’il écrit dans un projet de préface : Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du mal. Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n’a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d’exercer mon goût passionné de l’obstacle. = il s’agit bien d’un défi, c’est parce que c’est difficile de rendre poétique quelque chose de laid, que ça l’intéresse comme expérience, aventure poétique. - dans un autre passage de ce même projet de préface, il va bien distinguer l’aventure poétique, esthétique, et le contenu moral, en imaginant ce qu’il aurait pu dire à tous ceux qui trouvent que son projet est dangereux : Qu’est-ce que la poésie ? Quel est son but ? De la distinction du Bien d’avec le Beau ; de la Beauté dans le Mal ; que le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise ; de l’adaptation du style au sujet ; de la vanité et du danger de l’inspiration = il sépare la morale (le bien / le mal) et la recherche esthétique → le poète peut tout « travailler » par la poésie, et même, si le matériau de départ est bas, sans attrait, il aura la tâche plus difficile et s’il arrive à créer de la beauté poétique, il aura accompli une tâche plus difficile que les poètes qui parlent de belles choses. → en cela, il s’accorde avec des théories qui avaient cours à son époque - la dédicace du recueil est à Théophile Gauthier, qu’il qualifie de « poète impeccable » : Théophile Gauthier a été un poète romantique dans sa jeunesse et en 1857, est devenu un adepte de l’Art pour l’art, c’est-à-dire qu’il préfère une poésie plus objective, moins sentimentale, descriptive, au service du travail de la matière. C’est à lui que Baudelaire dédie ses « fleurs maladives »… - Baudelaire est aussi en lien avec le Romantisme du début du siècle, on dit même qu’il appartient au dernier Romantisme. Victor Hugo, le poète-phare du Romantisme des années 1820/1840, exilé en Angleterre à cause du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte, au moment où paraît le recueil de Baudelaire, Victor Hugo donc avait montré que les héros monstrueux étaient des ressources littéraires fabuleuses (pensez à Casimodo, le sonneur de Notre Dame dans le roman de Victor Hugo). "le beau est toujours bizarre", dit Baudelaire, dans un de ses essais. Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang. Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes D’une jeunesse en proie à l’amour vagissant. Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse, Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés, Vengent bientôt l’épée et la dague traîtresse. — Ô fureur des cœurs mûrs par l’amour ulcérés ! Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces Nos héros, s’étreignant méchamment, ont roulé, Et leur peau fleurira l’aridité des ronces. — Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé ! Roulons-y sans remords, amazone inhumaine, Afin d’éterniser l’ardeur de notre haine ! - on y trouve dès le premier poème, adressé « au lecteur », l’Ennui, avec un E majuscule : cette détresse qui empare l’homme quand il reste seul dans sa chambre, obligé de contempler sa condition mortelle2. Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices, Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris Et dans un bâillement avalerait le monde ; C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire, Il rêve d’échafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! - parmi les divertissements qui permettent d’échapper à l’ennui : - l’Art, comme les Parnassiens cf : « les phares », « la beauté » - l’exotisme cf : « la chevelure », « parfum exotique » - l’ivresse . section « le vin » - la sensualité et l’érotisme, dans toutes ses facettes cf « Les bijoux » . « Lesbos ». - l’Ailleurs : cf « l’invitation au voyage » « Le Voyage » - or, de tous ces moyens, seul l’art est sûr. L’ivresse de la création est sûre. C’est ce qu’il dit dans un des Petits poèmes en prose, qu’il écrira quelques années plus tard : dans « Une mort héroïque », il écrit que « l'ivresse de l'art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ». le gouffre du spleen, de l’appel mortifère, l’angoisse de vivre et de mourir. - comme pour le savant alchimiste du Moyen Age, le poète part donc, comme on l’a vu de matériaux non nobles, physiques ou moraux, et va les transformer par la poésie : il va essayer par ses images, par son travail sur les sonorités et le rythme d’en faire quelque chose de Beau - en fait, la forme des poèmes de Baudelaire n’est pas aussi nouvelle que les sujets qu’il exploite : il utilise le plus souvent le sonnet, qui vient de la Pléiade (16e siècle), parce qu’il aime beaucoup la contrainte que cela donne : il faut tout dire en 14 vers. Une des seules formes nouvelles qu’il utilise, c’est le pantoum, avec une reprise de vers assez originale : cf "harmonie du soir" Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; 2 Baudelaire ici reprend les idées de Blaise Pascal, écrivain du XVIIème siècle, qui a décrit cet Ennui, qui nous étreint quand nous sommes dans la solitude totale. Pour Blaise Pascal, les hommes y échappent par le « divertissement », tout ce qui peut nous amuser et nous empêcher de penser à nous-mêmes, à ce que nous sommes : des êtres mortels. Pour Pascal, il faudrait au contraire se tourner vers Dieu. Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ; Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ; Valse mélancolique et langoureux vertige ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir ! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ; Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…… Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! = il franchira une nouvelle étape dans sa « science alchimiste », avec les poèmes en prose, quand il transformera la prose en poésie : dans les Petits Poèmes en Prose, on voit le travail de la langue sur ce qui ressemble pourtant le plus au langage de tous les jours, alors que dans la poésie versifiée, rien que le vers éloigne déjà du langage de tous les jours. Dans notre recueil, il utilise les formes très classiques du vers, avec une prédominance d’alexandrins. - on peut étudier le travail musical sur la langue, notamment dans les poèmes avec refrains : "réversibilité"44 « l’invitation au voyage"53 "moesta et errabunda"62 (= triste et vagabonde) - il joue avec les changements métriques cf "le serpent qui danse" 8/5, s’accordant à la danse chaloupée de la belle cf "une charogne" , où il reprend une alternance 12/8 très fréquente chez les poètes lyriques, parce que cela crée un effet d’attente, mais ici pour dire des horreurs ! cf. "l'invitation au voyage" avec un rythme 5/7 = faire de la mélodie avec des vers impairs, qui donnent toujours l'impression d'être un peu en suspens, puisqu'on a forcément une différence de quantité de syllabes entre deux parties du même vers (alors que l’alexandrin : 6+6) - le travail sur les sonorités est extrêmement raffiné : cf. études des poèmes pour le bac. Ainsi, bien des vers se fixent dans l’esprit, par leur mélodie, leur harmonie qui crée une sorte de musique originale, unique. - les images sont aussi ce qui va permettre cette transmutation, cette transformation du matériau réel en « or » de la poésie. Parmi mille autres images : LE POISON Le vin sait revêtir le plus sordide bouge D’un luxe miraculeux, Et fait surgir plus d’un portique fabuleux Dans l’or de sa vapeur rouge, Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. = ici par exemple, le vin de l’ivresse est personnifié en magicien, la « vapeur rouge » devient « l’or » et est comparé au « soleil couchant ». Mais vous pouvez en trouver pratiquement dans chaque poème. Dans le « spleen » qui commence par le vers « quand le ciel bas et lourd », on voit le travail du poète pour donner au plus près le ressenti de son angoisse, avec toutes les images de prison, d’animaux considérés comme répugnants, de combat épique où « l’Angoisse, atroce, despotique, plante son drapeau noir » Le poème « spleen » 76 est une succession d’images pour qualifier son triste cerveau, et l’ensemble aboutit à un kaléidoscope poétique, du « cimetière abhorré de la lune» au « vieux Sphinx ignoré ». = ainsi, le poète, en partant de ce qui est laid, de ce qui fait mal, de ce qui nous rend épouvantablement malheureux, tire l’élixir du poème, jusqu’à arriver à la Beauté, le poème dont on ne peut changer un mot sans changer l’équilibre de l’ensemble. C’est un peu cet éloge de la Beauté, de l’Esthétique, qui est au cœur de la recherche artistique au 19e siècle, que l’on trouve dans ce poème : LA BEAUTE Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poëte un amour Éternel et muet ainsi que la matière. Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ; J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. Les poëtes, devant mes grandes attitudes, Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments, Consumeront leurs jours en d’austères études ; Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants, De purs miroirs qui font toutes choses plus belles : Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! = les vers que j’ai surlignés vous montrent que pour Baudelaire, la Beauté, c’est d’abord de l’étude, et non pas du sentimentalisme (encore moins de la « fumette »…). Dans un de ses journaux intimes, il dit par exemple que si vous n’avez pas, pour un mot donné, dix rimes qui arrivent tout de suite, vous n’êtes pas digne du nom de poète !... Cf. dans le poème « le Soleil », il se peint : Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime, Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. Et comme le soleil y est comparé au poète : Quand, ainsi qu’un poëte, il descend dans les villes, Il ennoblit le sort des choses les plus viles = par son travail esthétique, par son aventure créatrice, la plume à la main, à partir de pas grand-chose, le poète transforme la boue en or. C’est ce qu’il dit dans le projet d’épilogue, qu’il n’a pas terminé : il s’y adresse à la ville de Paris, qu’il personnifie. Ton vice vénérable étalé dans la soie, Et ta vertu risible, au regard malheureux, Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie… Tes principes sauvés et tes lois conspuées, Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes. Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil, Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses, Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant, Tes magiques pavés dressés en forteresses, Tes petits orateurs, aux enflures baroques, Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang, S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques, Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe, Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. = la « quintessence », dans le vocabulaire des alchimistes, c’est le « cinquième élément », ce qu’il y a de plus précieux, de plus rare, « essentiel ». Le dernier vers est exactement l’intitulé de notre parcours : c’est bien l’objectif du poète. = c’est le contraire de l’alchimie, ou du moins, c’est une sorte d’alchimie négative, qui fait passer de l’or de « l’idéal » rêvé (allez lire « la vie antérieure », par exemple ; ou « le balcon ») à la boue du néant. - il reste la dernière solution, qui fera peut-être passer de nouveau, de la boue à l’or : l’inconnu du dernier voyage, l’appel vers un ailleurs qui nécessitera la mort du corps ici-bas ou du gouffre à l’abîme de la contemplation poétique : ce sont les deux dernières strophes qu’il place à la fin de son recueil : Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! Baudelaire retrouve ici les accents de Chateaubriand. Dans son récit autobiographique René, en 1802, le personnage éponyme , terrassé par le deuil et la solitude, criait ceci : « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » En proie au mal du siècle, le héros de Chateaubriand trouvera la paix dans une nature sauvage. Baudelaire, lui, nous offre l’Art comme remède : que chaque « fleur du mal » devienne un objet d’art dont la contemplation nous emporte. Ce n’est plus la Nature qui est le refuge, c’est l’œuvre d’art elle-même… Ceux qui viendront après lui (Verlaine, Rimbaud, Cendrars, Apollinaire, les surréalistes…), tous s’inspireront de la liberté qu'il a fait souffler sur la poésie et donneront à la poésie la fonction de transmuter le langage par la place et le travail des mots et du rythme, se libèreront de la versification régulière, et garderont l'importance de l'image et de l'imagination, en dehors de tout concept moral ou moralisant, contrairement à Victor Hugo, par exemple, qui fait servir la poésie à ses idées politiques. Pour Baudelaire : " la poésie n'a pas d'autre but qu'elle-même" et c'est en cela qu'elle transforme le monde, en nous donnant accès à cette émotion étonnante que pour l’instant nous sommes la seule espèce à éprouver, celle qui nous a fait peindre sur des roches, chercher le geste parfait, chanter des odes et des hymnes : l’émotion esthétique. Annexes : deux poèmes en prose + le tableau de Courbet et le tableau de Manet LA CHAMBRE DOUBLE Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, où l’atmosphère stagnante est légèrement teintée de rose et de bleu. L’âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir. — C’est quelque chose de crépusculaire, de bleuâtre et de rosâtre ; un rêve de volupté pendant une éclipse. Les meubles ont des formes allongées, prostrées, alanguies. Les meubles ont l’air de rêver ; on les dirait doués d’une vie somnambulique, comme le végétal et le minéral. Les étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants. Sur les murs nulle abomination artistique. Relativement au rêve pur, à l’impression non analysée, l’art défini, l’art positif est un blasphème. Ici, tout a la suffisante clarté et la délicieuse obscurité de l’harmonie. Une senteur infinitésimale du choix le plus exquis, à laquelle se mêle une très-légère humidité, nage dans cette atmosphère, où l’esprit sommeillant est bercé par des sensations de serre-chaude. La mousseline pleut abondamment devant les fenêtres et devant le lit ; elle s’épanche en cascades neigeuses. Sur ce lit est couchée l’Idole, la souveraine des rêves. Mais comment est-elle ici ? Qui l’a amenée ? quel pouvoir magique l’a installée sur ce trône de rêverie et de volupté ? Qu’importe ? la voilà ! je la reconnais. Voilà bien ces yeux dont la flamme traverse le crépuscule ; ces subtiles et terribles mirettes, que je reconnais à leur effrayante malice ! Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent le regard de l’imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l’admiration. À quel démon bienveillant dois-je d’être ainsi entouré de mystère, de silence, de paix et de parfums ? Ô béatitude ! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n’a rien de commun avec cette vie suprême dont j’ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde ! Non ! il n’est plus de minutes, il n’est plus de secondes ! Le temps a disparu ; c’est l’Éternité qui règne, une éternité de délices ! Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte, et, comme dans les rêves infernaux, il m’a semblé que je recevais un coup de pioche dans l’estomac. Et puis un Spectre est entré. C’est un huissier qui vient me torturer au nom de la loi ; une infâme concubine qui vient crier misère et ajouter les trivialités de sa vie aux douleurs de la mienne ; ou bien le saute-ruisseau d’un directeur de journal qui réclame la suite du manuscrit. La chambre paradisiaque, l’idole, la souveraine des rêves, la Sylphide, comme disait le grand René, toute cette magie a disparu au coup brutal frappé par le Spectre. Horreur ! je me souviens ! je me souviens ! Oui ! ce taudis, ce séjour de l’éternel ennui, est bien le mien. Voici les meubles sots, poudreux, écornés ; la cheminée sans flamme et sans braise, souillée de crachats ; les tristes fenêtres où la pluie a tracé des sillons dans la poussière ; les manuscrits, raturés ou incomplets ; l’almanach où le crayon a marqué les dates sinistres ! Et ce parfum d’un autre monde, dont je m’enivrais avec une sensibilité perfectionnée, hélas ! il est remplacé par une fétide odeur de tabac mêlée à je ne sais quelle nauséabonde moisissure. On respire ici maintenant le ranci de la désolation. Dans ce monde étroit, mais si plein de dégoût, un seul objet connu me sourit : la fiole de laudanum ; une vieille et terrible amie ; comme toutes les amies, hélas ! féconde en caresses et en traîtrises. Oh ! oui ! Le Temps a reparu ; Le Temps règne en souverain maintenant ; et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortége de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d’Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses. Je vous assure que les secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : — « Je suis la Vie, l’insupportable, l’implacable Vie ! » Il n’y a qu’une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d’annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable peur. Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j’étais un bœuf, avec son double aiguillon. — « Et hue donc ! bourrique ! Sue donc, esclave ! Vis donc, damné ! » ANYWHERE OUT OF THE WORLD N’IMPORTE OÙ HORS DU MONDE. Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre. Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. « Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! » Mon âme ne répond pas. « Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ? » Mon âme reste muette. « Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. » Pas un mot. — Mon âme serait-elle morte ? « En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! » Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »
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