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Baudelaire, la photographie, la modernité, Résumés de Arts

peinture (française avant tout) à partir de Manet. Le fait que Baudelaire publie « Le peintre de la vie moderne » dans Le Figaro en 1863, année du Salon des ...

Typologie: Résumés

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

VirginieTT
VirginieTT 🇫🇷

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Télécharge Baudelaire, la photographie, la modernité et plus Résumés au format PDF de Arts sur Docsity uniquement! Baudelaire, la photographie, la modernité : discordances paradoxales Marc-Emmanuel Mélon Centre de recherche sur les Arts du Spectacle, le cinéma et les arts visuels Université de Liège Plusieurs paradoxes surgissent d’emblée, qui ne cessent de surprendre celui qui cherche à comprendre la place qu’occupe la photographie dans l’œuvre, la pensée et la vie de Charles Baudelaire, et le rapport qu’elle entretient avec sa conception de la modernité. Quatre au moins, qu’il faut commencer par exposer pour tenter de fonder la réflexion qui s’ensuivra sur des bases claires et quelque peu solides. Premier paradoxe. Vingt ans après l’annonce officielle de l’invention du daguerréotype, un des plus grands poètes de la littérature française, essayiste incisif, critique d’art avisé, observateur attentif de la société de son temps, publie une critique du médiocre Salon de 1859 dans laquelle il fait le procès cinglant de la photographie. De tous les écrits de Baudelaire, celui intitulé « Le public moderne et la photographie »1, écrit il y a 150 ans, texte connu (mal connu) qu’il faudra relire avec attention, n’est certainement pas l’arbre qui cache la forêt. On est même en droit de s’étonner de l’importance qu’il a prise dans la littérature baudelairienne, tant il est maigre et isolé. Autant Baudelaire ressasse à travers toute son œuvre des haines obsessionnelles tenaces (à l’égard de la sottise, de la médiocrité, de la foule, des artistes et poètes sans talent, de la bourgeoisie, etc.), autant la photographie ne fait pas partie de ses aversions répétées. En dehors de ses cinglantes diatribes, radicales certes, mais banales au regard de la critique d’art de l’époque, Baudelaire n’a rien écrit de plus sur la photographie, excepté l’une ou l’autre allusion ironique au daguerréotype pour mieux se moquer des mauvais peintres qu’il est occupé à étriller2, une lettre de remerciement à Etienne Carjat pour son portrait et un paragraphe d’une lettre à sa mère qui prouve qu’il connaît bien le milieu des photographes qui, « même excellents, ont des manies ridicules »3 : trois petites pages, quatre lignes et deux lettres sur les quatre volumes (papier bible) des œuvres complètes, correspondance comprise. La photographie est clairement absente des préoccupations de Baudelaire, de sa poésie4, de ses essais, de sa correspondance, de ses projets inachevés (Fusées et Mon cœur mis à nu), comme elle est absente, surtout, de sa pensée de la modernité à laquelle son nom est définitivement attaché. Or, le même poète éprouve le besoin régulier de se faire photographier par son ami Nadar, par Carjat et plus tard par le Bruxellois Charles Neyt. Comme si ce passionné de Rembrandt avait voulu imiter le maître hollandais et conserver, avec des moyens modernes, la trace de son inexorable vieillissement. Comme si les portraits peints (Duroy, Courbet, Fantin-Latour) ou gravés, les caricatures de Nadar et ses nombreux autoportraits ne suffisaient pas. « Comme si… » : rien ne nous dira jamais quelles pulsions (de vie ou de mort) ont pu entraîner Baudelaire à fréquenter ainsi les ateliers, soigneusement choisis, de ces trois photographes. Nadar ne dit pas un mot de Baudelaire dans Quand j’étais photographe, ni un mot de la photographie dans son Baudelaire intime, ramassis de fadaises et d’anecdotes amusantes mais inutiles. Et la correspondance du poète adressée à son fidèle ami photographe n’est qu’une litanie incessante de demandes d’argent (une seule lettre l’invite à reproduire en photographie deux tableaux de Goya en vente à Paris). Ne témoignent finalement, de cette relation entre Baudelaire et Nadar, que les nombreux portraits, beaux et intrigants, auxquels le poète a autant contribué que le photographe, des portraits désespérément muets mais qui semblent pourtant murmurer à l’oreille de celui qui cherche à pénétrer le secret du modèle : « Je sais bien mais quand même. » Deuxième paradoxe. Baudelaire n’a pas inventé le mot « modernité »5, mais il fut le premier à tenter de le définir, notamment dans le célèbre essai consacré à Constantin Guys et intitulé, après moult hésitations, « Le peintre de la vie moderne »6. Rappelons d’abord que la modernité dont il est question dans ce texte ne concerne en rien ce qu’on appelle aujourd’hui « l’art moderne », étiquette vague et commode instaurée par l’histoire de l’art pour désigner l’évolution de la peinture (française avant tout) à partir de Manet. Le fait que Baudelaire publie « Le peintre de la vie moderne » dans Le Figaro en 1863, année du Salon des Refusés, n’est que pure coïncidence (l’article est écrit depuis trois ans au moins). Si les idées de Baudelaire dans ce texte éclairent indirectement l’émergence d’une nouvelle conception de l’art, c’est à son corps défendant. Baudelaire, qui a tant écrit sur la peinture et qui a beaucoup d’estime et d’amitié envers Manet, ne lui consacre que quelques lignes relatives à des eaux-fortes7. On se souviendra plutôt de ce qu’il lui écrit dans une lettre datée du 11 mai 1865 : « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art »8. Le poète reconnaît au moins au peintre « un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne — ce qui est déjà un bon symptôme »9. Ce qui préoccupe Baudelaire, c’est moins « l’art moderne » que le rapport de l’art avec la « réalité moderne », dont s’inspire directement sa propre poésie. Tel est l’enjeu du texte consacré non pas à Manet mais, de manière très symptomatique, à Constantin Guys. Dans cet article écrit dans la foulée du « Salon de 1859 »10, duquel il est indissociable, Baudelaire passe en revue toutes les fantasmagories de cette « vie moderne » (la foule, la mode, l’épopée de la guerre de Crimée, le dandysme, le maquillage, les pompes et solennités impériales, les voitures et surtout : la femme), sans évoquer une seule fois la photographie. Et il ne faut pas se méprendre sur l’idée tant de fois énoncée par nombre d’historiens de la littérature ou de la photographie que Baudelaire aurait décrit, en Constantin Guys, l’image anticipée de ce que seront plus tard les photographes de rue ou les grands photoreporters de guerre. Cette spéculation facile (on y reviendra) n’est, de la part des commentateurs de Baudelaire, qu’une fiction fantasmatique destinée à le raccommoder malgré lui avec la photographie, puisque de telles pratiques de reportage n’existaient pas encore de son temps. Sans doute la photographie, archive de l’histoire visuelle, témoin des grands bouleversements politiques et sociaux du siècle, incontestable facteur de développement des médias de masse et donc d’une modernité qui est encore la nôtre, est-elle présente in abstentia dans la conception baudelairienne de la modernité. Walter Benjamin, le plus fin des exégètes du poète, analyste rigoureux de l’émergence de la modernité et du rôle qu’y joue la photographie, intègre à sa théorie du déclin de l’aura l’anathème de Baudelaire interdisant à l’invention de Daguerre, sous peine de malédiction, d’empiéter « sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire »11. Réfléchissant sur le rôle de l’appareil photographique dans la disparition de l’aura des objets, il écrit : « Le daguerréotype paraissait à Baudelaire un “artifice indigne” destiné à “frapper” le public, à le “surprendre”, à le “stupéfier”. C’est dire que, sans comprendre tout à fait la relation qu’on vient d’indiquer [idée que la photographie élargit le champ de la mémoire volontaire, au détriment de la mémoire involontaire qui caractérise l’aura], il l’a du moins sentie. Comme ses efforts tendaient toujours à réserver sa place à l’homme moderne et tout d’abord, en matière d’art, à la lui assigner, il a dû tenir compte de la photographie. »12 Outre la faiblesse étonnante de l’argument qui s’appuie sur ce qu’a « senti » Baudelaire et la manière dont le philosophe tente malgré tout de « sauver » la photographie dans « les efforts » du poète, on ne peut s’empêcher de penser, à lire les deux petites pages que Benjamin consacre à la question, que le philosophe cherche moins à affronter le paradoxe qu’à l’occulter. Ce paradoxe qui déplaît tant, peut-on le réduire par une explication plausible ou faut-il s’en contenter par dépit, en mettant l’omission du rôle historique de la photographie dans l’émergence de la modernité sur le compte d’un dédain narquois, d’une « incompréhension »13 ou d’un aveuglement passager d’un Baudelaire égaré ? Non bien sûr, car ce serait oublier que Baudelaire est à la fois moderne et anti-moderne et que son idée de la modernité est ambivalente. Comme le souligne Antoine Compagnon, « la modernité baudelairienne […] porte en elle-même son Baudelaire a visité le Salon très rapidement, dès le lendemain de son ouverture (le 15 avril), avant de retourner à Honfleur où il vit avec sa mère. On ignore s’il a vu l’exposition de la Société française de Photographie organisée conjointement dans le même Palais des Champs-Élysées (l’accès se faisant par une autre entrée). De Honfleur, Baudelaire écrit une longue lettre à son ami Nadar21, dans laquelle il prétend qu’il écrit son article sans avoir vu le Salon, mais à partir du livret et de ses souvenirs de l’Exposition de 1855. Dans un second courrier, il avoue le mensonge et reconnaît avoir visité le Salon une seule fois, à la recherche « des nouveautés » et en ignorant volontairement les œuvres d’artistes qu’il connaissait déjà22. Aucune des deux lettres ne mentionne ni son intention d’écrire sur la photographie, ni le Salon de la Société française de Photographie que Nadar a pourtant activement soutenu23. Dépité par la médiocrité « triomphante et encombrante » et les « niaiseries soigneusement léchées » exposées au Salon, Baudelaire introduit son propos par une réflexion générale sur l’état de l’art en France : « On dirait que la petitesse, la puérilité, l’incuriosité, le calme plat de la fatuité ont succédé à l’ardeur, à la noblesse et à la turbulente ambition, aussi bien dans les beaux-arts que dans la littérature. »24 Il s’en prend d’abord à « l’artiste moderne » — « moderne » signifie ici « actuel » et n’a donc rien à voir avec ce qu’on appelle aujourd’hui « l’art moderne » en tant que rupture esthétique ; au contraire, ce sont les peintres académiques qui sont ici désignés — qui, dit-il, est un simple « enfant gâté » : « Que d’honneurs, que d’argent prodigués à des hommes sans âme et sans instruction. […]. Discrédit de l’imagination, mépris du grand, amour (non, ce mot est trop beau) pratique exclusive du métier, telles sont, je crois, quant à l’artiste, les raisons principales de son abaissement. »25 Dépourvu de toute imagination, le peintre moderne imite « l’artiste à la mode » jusqu’à ce que « par sa bêtise et son habileté, il mérite le suffrage et l’argent du public »26, au goût duquel il obéit et se conforme. « Car si l’artiste abêtit le public, celui-ci le lui rend bien. »27 Idée, si souvent exprimée par le poète, que le métier d’artiste n’est que prostitution. Le public « singulièrement impuissant à sentir le bonheur de la rêverie ou de l’admiration » et qui « veut être étonné par des moyens étrangers à l’art »28, est donc responsable du déclin général. C’est ici que se situe le célèbre procès intenté à la photographie, accusée de pervertir le goût du public. Dans le milieu de la critique d’art sous le Second Empire, l’hostilité à l’égard de la photographie est monnaie courante. Rares sont les critiques qui prennent la défense de la nouvelle image (excepté dans les revues de photographie bien sûr). Le dépouillement systématique des articles de critique d’art publiés en France entre 1839 et 185929 a montré que la position de Baudelaire à l’égard de la photographie n’est guère différente de celle des autres critiques, elle est même banale au vu du nombre d’articles publiés à l’époque. Néanmoins, si l’aversion est la même, les arguments à charge défendus par le poète sont bien plus radicaux que ceux de ses collègues car ils visent plus haut. Là où la critique ordinaire se drape dans la dignité de l’art pour répudier une image jugée forcément non artistique, Baudelaire, prenant appui sur ses haines anciennes les plus tenaces30, fait à travers le procès de la photographie celui de l’art lui- même, du moins l’art institué de son temps. Dans son esprit, la photographie n’est pas la seule cause de la décrépitude générale, elle est surtout l’emblème du désastre. Sous sa plume, elle acquiert un statut d’allégorie qui condense toutes les formes de la sottise bourgeoise. Laissons provisoirement la photographie de côté et passons rapidement en revue quelques unes des haines de Baudelaire qui émaillent ce texte (comme d’autres écrits dont il est parfois utile de se souvenir) et qui font face à autant de passions. Dans ce système de valeurs aussi opposées que le Vice et la Vertu, aussi manichéennes que le Bien et le Mal, aucune confusion n’est possible entre haines et passions (autant la poésie baudelairienne peut être dite dialectique, autant sa pensée esthétique, ici comme ailleurs, interdit toute synthèse possible entre les contraires), si ce n’est que l’une a besoin de l’autre pour mieux se reconnaître et s’identifier. 1. L’art et l’industrie. « Cela tombe sous le sens que l’industrie faisant irruption dans l’art, en devient la plus mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empêche qu’aucune soit bien remplie. »31 La confusion que Baudelaire dénonce est explicitement associée à « la contagion du bien et du mal »32. « La grande folie industrielle »33 est le mal qui provoque le déclin de l’art. 2. La poésie et le progrès. « La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive ». Rappelons — c’est essentiel — que ce n’est pas le progrès technique que Baudelaire rejette (bien que sa vie matérielle soit pauvre, il roule en train et se fait photographier), mais l’idéologie du progrès, « cette grande hérésie de la décrépitude »34, « ce fanal obscur […], cette lanterne moderne [qui] jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance »35. C’est en tant que discours, « invention du philosophisme actuel », et fantasmagorie bourgeoise (pour reprendre le mot si juste de Walter Benjamin) que le progrès s’oppose à la poésie. 3. Le dandy et la foule. La haine de la « foule idolâtre », de la « société immonde », de « la multitude » dont Baudelaire méprise la sottise, est un des thèmes les plus ambigus que le poète ne cesse de ressasser. Il redoute « l’action des foules sur les individus » et « l’obéissance involontaire, forcée, de l’individu à la foule », autre forme de « contagion du bien et du mal »36. La distinction entre la foule et l’individu doit être nuancée par la lecture du poème en prose intitulé justement « Les foules », dans lequel Baudelaire oppose à la foule, non l’individu qui lui est soumis, mais l’artiste qui « l’épouse » et le dandy nostalgique d’une société aristocratique pour qui « jouir de la foule est un art »37. Mais la foule dont jouit le dandy ne se confond pas avec la « société immonde », ni avec « le peuple » : « Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? »38 Benjamin rappelle que la foule des grandes villes noie les différences de classe dans la même eau : « Il ne peut être question d’une classe, d’une collectivité, quelle qu’en soit la structure. Il s’agit simplement de la foule amorphe des passants, du public de la rue »39. On pourrait ajouter : et du public du Salon, qui circule devant les tableaux comme devant les étalages des boutiques et se satisfait des toiles amusantes, mais anecdotiques, de Biard. Benjamin rappelle très justement que la foule était aussi le public, c’est-à-dire, pour Biard en peinture et Eugène Sue en littérature, une clientèle. Le mépris de la foule, qui ne se trouve ni chez Sue, ni chez Hugo, est associé chez Baudelaire au mépris du commerce, qu’il qualifie de « satanique ». Travailler pour une clientèle, servir le goût du public, c’est se prostituer. A l’inverse, fuir le public et ne travailler que pour soi-même est une nécessité littéraire, une aspiration noble. Dans Le Spleen de Paris, le poète exprime ce besoin d’isolement pour pouvoir écrire : « Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même […]. D’abord un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde. »40 Le mépris de la foule, le repli sur soi, la haine de « la fatuité universelle, de toutes les classes, de tous les êtres, dans les deux sexes, dans tous les âges »41, conduisent le poète à noter, dans une liste de thèmes à traiter pour Mon cœur mis à nu, cette sentence qui résonne comme une devise sur un blason : « L’homme de lettres est l’ennemi du monde. »42 4. Le rêve et le « naturel ». En dénonçant le « Credo actuel des gens du monde […] : « “je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature […]. Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature” », Baudelaire vise deux cibles proches, mais différentes : le goût de l’exactitude et le mouvement artistique que Champfleury avait appelé en 1854 le « Réalisme ». Le goût de l’exactitude, que l’on retrouve dans toute l’esthétique de l’époque, domine dans la peinture d’histoire (Delaroche, Horace Vernet), la peinture de genre (Biard) et le portrait. Baudelaire, admirateur de Delacroix (on se souvient de ce que Delacroix écrivait dans son Journal au sujet de la nécessité de sacrifier le détail43), fustige ce goût du public, cette conception bourgeoise de l’art. Du rejet de l’exactitude, le texte évolue subrepticement vers la critique d’une peinture inspirée par le réel, où l’on peut lire un procès intenté contre le Réalisme que Baudelaire déteste : « L’art […] se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit. » Citation explicite de la maxime de Courbet « Je peins ce que je vois », à laquelle Baudelaire oppose, à deux reprises, une citation d’Edgar Poe : « C’est un bonheur de rêver »44. Par le lien qu’il noue entre le goût de l’exactitude et le Réalisme, Baudelaire n’attaque pas simplement l’idée d’un art qui ne serait que « la reproduction exacte de la nature » mais, plus largement, la tendance générale au naturel, c’est-à- dire, dans son esprit, à tout ce qui est bas et grossier, à l’opposé de ce qui est élevé et noble. Le « naturel » (mot fréquent sous la plume du poète) qualifie et synthétise tout ce qu’il exècre et méprise souverainement. Un passage du « Peintre de la vie moderne » (dans le chapitre consacré à « l’éloge du maquillage ») est explicite à cet égard : « Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, vous ne trouverez rien que d’affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu’il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée, et que l’homme, seul, eût été impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art. »45 Le manichéisme de la pensée baudelairienne est total : le naturel s’oppose à toutes les valeurs positives : le beau, le noble, la raison, la vertu, le bien et, fatalement, l’art. Le naturel est foncièrement négatif, il est le mal incarné par « l’animal humain » dénué de toute morale et, quand Baudelaire laisse éclater sa misogynie la plus féroce, par la femme (on se souvient de la phrase terrible notée dans Mon cœur mis à nu : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable »46). Il est même doublement incarné par la prostituée qui se livre au commerce charnel, puisque « le commerce est naturel, donc infâme »47 (Baudelaire ajoute qu’il est aussi « satanique »). Dans le domaine artistique où, selon lui, les artistes médiocres se prostituent, cela donne : « Chez nous le peintre naturel, comme le poète naturel, est presque un monstre. »48 5. Le génie et la sottise. Premier mot de l’adresse « Au lecteur » des Fleurs du Mal49, la sottise est comme le péché : la nature humaine n’y échappe pas, même celle du poète lui-même qui l’associe à l’erreur et à la lésine. Elle ne se confond pas avec la bêtise (qui est naturelle), car la sottise peut être instituée : Baudelaire la qualifie souvent, ironiquement, de « française » ou « nationale »50. Elle peut être engendrée par « la folie de l’art et l’abus de l’esprit » qui produisent aussi « la dureté du cœur et une immensité d’orgueil et d’égoïsme ». Baudelaire la compare à la vermine que les mendiants nourrissent. Dans « Le public moderne et la photographie », la sottise est celle de la multitude, de la foule et donc du public. Fruit du « fanatisme aveugle »51, ennemie de la raison, donc déraisonnable et folle, elle est le produit de la croyance dont Baudelaire égrène le paradigme et file la métaphore tout au long du texte : « la sottise de la multitude », « confirmer la sottise dans sa foi », « le Credo actuel des gens du monde »52, « un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude »53. Sottise de croire non pas en Dieu — rien de « théologique »54 dans cette affaire — mais dans toutes les formes de « religions » idéologiques (la nation, le progrès ou la révolution), matérielles (le commerce) ou farfelues (le paganisme des tenants de « L’école païenne ») que l’homme moderne se donne pour se distinguer des autres en s’évitant la lourde tâche de penser. Il n’est pas étonnant qu’elle accable particulièrement le « public moderne » qui se rend en masse dans ce temple de l’art qu’est le Salon de 1859, où il voue un culte à ses idoles. « Qu’importe, me direz-vous, qu’importe la sottise si le génie triomphe ? Mais, mon cher, il n’est pas superflu de mesurer la force de résistance à laquelle se heurte le génie. »55 De ce court panorama des haines les plus connues de Baudelaire, il ressort simplement que la photographie condense en elle toutes les tares les plus viles de cette « société immonde », dont elle est devenue l’emblème allégorique. À le lire, elle serait l’enfant « naturel » né de la fornication vulgaire du progrès et de la foule. Mais de quelle photographie s’agit-il ? Baudelaire en épingle deux usages négatifs et radicalement opposés l’un à l’autre (nouvelle dichotomie), et un troisième pris positivement. Le premier est la photographie dite « artistique » recourrant à des comédiens : « En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme des bouchers et des blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de bien vouloir continuer, pour le temps nécessaire à l’opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne. »56 On reconnaît, dans cette description amusante mais juste, toute une production imitant la peinture d’histoire ou de genre et que pratiquaient abondamment, à la fin des années 1850, les antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. »69 Cette modernité-là n’est pas celle des premiers peintres modernes (les Manet, Boudin, Rousseau, Millet, Courbet, que Baudelaire ne comprend pas), de même que la modernité poétique de Baudelaire, « cet étrange classique des choses qui ne sont pas classiques » (dixit Hetzel70) n’est pas celle de Rimbaud ou de Mallarmé. La dualité fondamentale de l’art (le poétique vs l’historique ; l’éternel vs le transitoire) n’est pas neuve chez Baudelaire. On la trouve déjà exprimée en d’autres termes, treize ans auparavant, dans son « Salon de 1846 » : « Avant de rechercher quel peut être le côté épique de la vie moderne, et de prouver par des exemples que notre époque n’est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes, on peut affirmer que, puisque tous les siècles et tous les peuples ont leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre. Cela est dans l’ordre. Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire, — d’absolu et de particulier. La beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou plutôt elle n’est qu’une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses. »71 La même idée est reprise au début du « Peintre de la vie moderne » lorsque Baudelaire, oubliant ses imprécations à l’égard des théories esthétiques, cherche à établir « une théorie rationnelle et historique du beau » : « Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie qu’on découvre un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux éléments. »72 La modernité, premier élément de la nature duelle du beau (et donc de l’art), se précise : « l’époque, la mode, la morale, la passion ». L’espace fait défaut pour approfondir la signification de ces quatre mots essentiels qu’il faut néanmoins préciser brièvement, car chacun a son importance : l’époque, c’est-à-dire le présent, les circonstances actuelles ; la mode et la morale (ensemble), c’est-à-dire l’expression sociologique et même physiognomonique d’une époque par l’apparence vestimentaire (la mode) et physique des individus : « L’idée que l’homme se fait du beau s’imprime dans tout son ajustement, chiffonne ou raidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et même pénètre subtilement, à la longue, les traits de son visage. L’homme finit par ressembler à ce qu’il voudrait être. »73 Enfin la passion, celle du bourgeois pour l’argent, du dandy pour l’élégance et le culte de soi-même, du flâneur pour la rue, de l’artiste pour le plaisir « d’épouser la foule »74 : « L’élément particulier de chaque beauté vient des passions, et comme nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté. »75 On remarquera surtout que cette modernité-là n’a rien à voir avec celle, technique et industrielle, qui transforme radicalement la vie économique, politique et sociale. La modernité selon Baudelaire n’est pas celle du chemin de fer, du bateau à vapeur, de l’éclairage au gaz, encore moins de la lutte des classes. La modernité baudelairienne qui s’esquisse ici est d’abord celle du monde que Baudelaire connaît et dont il ne sort quasiment jamais : Paris sous le Second Empire, y compris tout ce « beau monde » qu’il ne fréquente pas mais que dépeint Constantin Guys : « la pompe de la vie, telle qu’elle s’offre dans les capitales du monde civilisé, la pompe de la vie militaire, de la vie élégante, de la vie galante. »76 La « théorie esthétique » que Baudelaire énonce (alors qu’il n’eut pas de mots assez durs pour qualifier les « modernes professeurs-jurés d’esthétique », d’« insensé[s] doctrinaire[s] du beau […] enfermé[s] dans l’aveuglante forteresse de [leur] système »77) s’oppose fermement aux épigones de Winckelmann et à la théorie hégélienne du beau absolu qui excluent de l’art les formes étrangères à la beauté classique. Hostile à toute pensée systémique, Baudelaire n’en conçoit pas moins une théorie applicable à l’art de tous les pays et de toutes les époques, qu’il soit baroque, classique ou romantique, égyptien, cycladique ou chinois78 : « Je choisis, si l’on veut, les deux échelons extrêmes de l’histoire. Dans l’art hiératique, la dualité se fait voir au premier coup d’œil ; la partie de beauté éternelle ne se manifeste qu’avec la permission et sous la règle de la religion à laquelle appartient l’artiste. Dans l’œuvre la plus frivole d’un artiste raffiné appartenant à une de ces époques que nous qualifions trop vaniteusement de civilisées, la dualité se montre également ; la portion éternelle de beauté sera en même temps voilée et exprimée, sinon par la mode, au moins par le tempérament particulier de l’auteur. »79 De même que chaque civilisation a produit un art en accord avec son temps, de même l’art contemporain de Baudelaire devrait contenir cette part de transitoire et d’éphémère qui appartient en propre à son époque, ce dont la plupart des toiles exposées au Salon de 1859 manquent cruellement. C’est pourquoi, les dessins et aquarelles de Constantin Guys trouvent tant de grâce à ses yeux : « Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent. »80 Le premier élément (« le transitoire, le fugitif, le contingent ») se capte dans le présent du monde, se pêche dans le flot ondoyant de la foule, au hasard des circonstances. Baudelaire compare Guys à un miroir, à un « kaléidoscope doué de conscience »81 immergé dans la réalité fuyante du monde soumise à son observation assidue : « L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito »82. Lui-même, pour qui « jouir de la foule est un art »83, ne travaille pas autrement, comme le confirme l’admirable sonnet « À une passante »84: La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ; Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! Le mouvement subtil et presque imperceptible « d’une main fastueuse — Soulevant, balançant le feston et l’ourlet », la plume du poète le rend ensuite à l’antiquité du sonnet, surmontant les contraintes et les conventions de cette forme poétique dont la rigueur classique exprime la « fugitive beauté » que l’œil de Baudelaire a saisi en un éclair. Pour reprendre une métaphore fréquente chez Walter Benjamin, l’éclair, dans sa fulgurance, imprime une image dans l’œil du flâneur, tandis que le tonnerre (« l’éternel et l’immuable ») gronde beaucoup plus tard, lorsque le poète (ou le peintre) jette sur le papier « le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses »85. Il a été dit assez que « Le peintre de la vie moderne » invite à comparer l’art de Constantin Guys à la poésie de l’auteur des Fleurs du Mal. Cet essai sur la peinture de Guys est aussi un exposé méthodologique précis de l’art poétique de Baudelaire lui-même, qui reconnaît sa propre démarche au travers celle du peintre. Walter Benjamin fait remarquer86 que, dans la première strophe du poème « Le soleil », Baudelaire compare le travail poétique à l’escrime : Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime, Flairant dans tous les coins les hasards de la rime Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. La métaphore est reprise ensuite dans la description minutieuse du travail de Guys. Il faut ici reprendre ce passage célèbre : « Maintenant, à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l’eau du verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s’il craignait que les images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même. Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur. La fantasmagorie a été extraite de la nature. Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité ! »87). Nul doute que cette manière de dessiner au crayon et à la plume soit aussi celle de Baudelaire écrivant avec les mêmes instruments, « s’escrimant avec son crayon », « essuyant sa plume sur sa chemise », « querelleur quoique seul et se bousculant lui-même ». L’un et l’autre, « à l’heure où les autres dorment », opèrent la métamorphose du présent saisi dans la rue, puis « revêtu », idéalisé par la forme. Cette méthode de travail montre bien en quoi les deux éléments constitutifs de toute beauté (« modernité » et « antiquité ») s’inscrivent dans deux moments distincts de la création (poétique ou picturale). Le temps du second élément nécessite le retrait nocturne dans la chambre ou l’atelier, où les impressions captées durant le jour reviennent à la mémoire, où la perception s’idéalise, où les détails s’intègrent dans l’harmonie de l’ensemble. Ici s’effectue le « vrai » travail de l’art : « Il dessine de mémoire, et non d’après le modèle […]. En fait, tous les bons et les vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature. […] Quand un véritable artiste en est venu à l’exécution définitive de son œuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras, qu’un secours. »88 La belle passante, modèle éphémère du sonnet cité ci-dessus, aurait pu avoir été croquée en un éclair par le dessinateur et reprise ensuite de mémoire « d’après l’image écrite dans [son] cerveau », comme Baudelaire l’a éternisée par ses rimes : « Ne te verrais-je plus que dans l’éternité ? » La dimension « mnémonique » de l’art inscrit la fulgurance de l’instant dans l’éternité de la forme, en même temps qu’il exprime la mélancolie de sa disparition. L’art naît de cette sublimation, de cette idéalisation du « transitoire » en « éternel et immuable », et non de sa simple fixation. Sans ce second élément, l’image de la « modernité » serait anecdotique et sans âme « car presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations»89. « L’estampille du temps » qui impose sa marque sur la création picturale ou poétique, c’est, dit Walter Benjamin, le spleen : « Le spleen met des siècles entre l’instant présent et celui qui vient d’être vécu. C’est lui qui, inlassablement, produit de “l’antiquité”. »90 Le spleen, la mélancolie du temps qui passe et de la perte irrémédiable du passé (« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »91) jette un pont par dessus le fleuve inexorable du temps. À la vue d’un cygne égaré sur le chantier de la place du Carrousel92, le poète accroche les échos multiples, les souvenirs « plus lourds que des rocs » que cette image éveille en lui : les exilés (Victor Hugo, à qui le poème est dédié), la négresse cherchant l’Afrique « derrière la muraille immense du brouillard », ceux qui ont perdu « ce qui ne se retrouve jamais », les captifs, les vaincus, Andromaque enfin « auprès d’un tombeau vide en extase courbée ». Le soir venu, à l’heure où les souvenirs s’éveillent, où la vieille mythologie fait à nouveau entendre son chant, le poète construit autour d’une image insolite perçue dans un « bric- à-brac confus » une allégorie mesurée et maîtrisée, revêtue d’une antique beauté. On l’a dit ci-dessus, nombre de commentateurs du texte de Baudelaire et autant d’historiens de l’art ou de la photographie ont vu dans Constantin Guys, « l’équivalent d’un photographe de presse contemporain »93 capable de saisir sous son crayon les furtifs événements de la vie quotidienne ou les actions spectaculaires des champs de bataille de Crimée. Son activité divisée en deux temps préfigurerait le travail photographique partagé entre la prise de vue dans la lumière du monde et le développement dans la pénombre nocturne du laboratoire. Certes, Guys a couvert la et rond et un port rempli de flammes et de mats. »105 Les images sont des analogies ou, pour user d’un autre terme baudelairien, des correspondances qui s’imposent à l’esprit du poète et auxquelles il lui est impossible d’échapper : « Aussi, devant ce Louvre une image m'opprime : / Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous »106. Correspondance encore, à la fin du poème en prose « Le vieux saltimbanque », suscitée par la vue d’un curieux personnage croisé sur un champ de foire : « Je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur. »107 La vision, l’analogie s’impose à l’esprit du poète comme l’image du rêve ou l’hallucination. Un des textes où le mot « image » revient le plus fréquemment est justement « Tortures de l’opium » (Les Paradis artificiels) où Baudelaire évoque la puissance de l’hallucination sur le cerveau : « Ne dirait-on pas que […] le cerveau humain, sous l'empire d'un excitant, s'éprend plus volontiers de certaines images ? […] L'homme n'évoque plus les images, mais […] les images s'offrent à lui, spontanément, despotiquement. »108 « Rêve parisien », poème dédicacé à Constantin Guys, décrit les images colorées d’un rêve magnifique : « De ce terrible paysage, / Tel que jamais mortel n'en vit, / Ce matin encore l'image, / Vague et lointaine, me ravit. » La « primitive passion » de Baudelaire pour les images est étroitement liée au travail poétique : elle est vision, hallucination, image mentale, analogie, allégorie. Elle est non pas ce qui est vu, mais autre chose à quoi l’objet renvoie dans l’esprit du poète, dans ses souvenirs et, bien sûr, dans son imagination. L’image, pour Baudelaire, n’est pas une perception visuelle, elle est le fruit de l’imagination, la « reine des facultés ». De ce point de vue, la photographie est tout, sauf une image. Elle a peut-être la capacité de voir et de produire un document de ce qu’elle a vu, mais elle n’a aucune capacité d’exprimer, c’est-à-dire de transformer ce document en « autre chose ». Elle n’a pas encore appris les rudiments du langage allégorique. Il faudra attendre le début du XXe siècle, avec Atget (le plus baudelairien des photographes, notamment dans sa série sur les chiffonniers) et ceux qui, à la lecture de Benjamin, comprendront l’étonnante modernité de l’allégorie et sa capacité de renvoyer à « autre chose ». Il suffira alors à Walker Evans de photographier les chaussures délacées de Floyd Burroughs pour que surgisse dans notre esprit, mêlées au souvenir confus d’un célèbre tableau de Van Gogh, toute la misère et la dureté de l’existence des métayers de l’Alabama. Mais ce sera en 1936. De Baudelaire à Evans, le chemin est encore long. À l’époque de Baudelaire, ce qui manque à la photographie pour devenir l’objet de sa passion, c’est précisément ce jeu de correspondances, d’analogies, d’images et de rêve (« C’est un bonheur de rêver »), soit ce que Walter Benjamin a appelé l’aura. Les photographies dont Baudelaire se souvient quand il écrit son « Salon de 1859 » sont, à ses yeux, de pâles reproductions dépourvues d’aura, sans aucune valeur cultuelle. Inventée à peine vingt ans plus tôt, la photographie est encore jeune, si jeune même qu’elle est, pour lui, sans passé. Elle duplique le présent et ce qu’elle montre n’a rien d’ancien. Baudelaire n’aurait pu percevoir le charme indéfinissable que, plus tard, Benjamin trouvera dans les premières photographies devenues anciennes à ses yeux. A fortiori, un siècle et demi après que Baudelaire ait écrit le « Salon de 1859 », tout amateur des photographies produites à cette époque ne peut rester insensible à l’aura magique qu’elles dégagent et dont il perçoit l’étrange beauté, devenue « éternelle et immuable ». Cette beauté-là, qui n’a plus rien de classique, n’a pas été produite par l’imagination, mais par le temps. Le temps a fait son œuvre et notre perception, habituée aujourd’hui aux techniques de reproduction, a changé. Comme l’avait pressenti Valéry et comme l’a si bien démontré Benjamin, la photographie et le cinéma, arts de la reproduction, ont changé la notion même de l’art. Notre perception est devenue apte, écrit Benjamin, « à “sentir ce qui est identique dans le monde” pour être capable de saisir aussi, par la reproduction, ce qui n’advient qu’une fois »109. La photographie ancienne a beau être reproductible, elle a acquis à nos yeux une valeur d’authenticité et même, dans le cas du portrait, une valeur cultuelle qu’elle n’avait pas à l’époque de la prise de vue : « Ce n’est en rien un hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la photographie. Dans le culte du souvenir dédié aux êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l’image trouve son dernier refuge. Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme, les anciennes photographies font place à l’aura, une dernière fois. C’est ce qui leur donne cette mélancolique beauté, qu’on ne peut comparer à rien d’autre. »110 Sur le visage de Baudelaire, tel qu’on peut le voir sur les treize portraits photographiques du poète, tous remarquables et d’une si « mélancolique beauté », se perçoit aujourd’hui l’aura du poète lui-même. Ses admirateurs qui vivent dans « le culte du souvenir » ne peuvent échapper à la puissance de ce visage taciturne qui s’impose à eux « despotiquement », comme disait Baudelaire à propos de l’hallucination. Il est possible que, si soucieux de sa postérité111, Baudelaire ait collaboré activement avec les photographes dont il fréquentait l’atelier. Dans une lettre à sa mère datée de 1865, dans laquelle il lui demande son portrait, Baudelaire souligne la phrase : « Il faudrait que je fusse présent. Tu ne t’y connais pas et tous les photographes, même excellents, ont des manies ridicules […].»112 L’implicite de « tu ne t’y connais pas » est bien sûr que Baudelaire, lui, s’y connaît assez pour ne pas laisser faire le photographe à sa guise. Souhaitant obtenir de sa mère un portrait « ayant le flou d’un dessin », on peut estimer que le fameux portrait « bougé » du poète photographié en 1856 par Nadar et sans doute considéré comme raté, ait été conservé malgré tout à la demande de Baudelaire. Peut-être estimait-il que « l’expression fugitive de [son] visage », pour reprendre l’expression de Benjamin, pouvait contribuer à distiller son aura auprès des générations futures qui auront reconnu son génie. Hypothèse invérifiable. Il est vrai, néanmoins, que ces portraits, largement reproduits aujourd’hui, ont contribué à l’édification du mythe construit autour du poète de la bohème et acquis une véritable valeur cultuelle qu’ils n’avaient pas à l’époque de Baudelaire, excepté sans doute à ses propres yeux. Percevoir aujourd’hui l’aura de Baudelaire à travers ses portraits, c’est, pour reprendre la très belle phrase de Walter Benjamin, « lui conférer le pouvoir de lever les yeux »113. Hélas, ces yeux perçants qui nous regardent ne répondront jamais à la question qu’on voudrait tant poser au poète, en ce moment où il offre son visage ténébreux au couperet de la guillotine photographique : à quoi tu penses ? Mystère. Ce texte, qui développe largement une communication prononcée à la journée d’études « Photographie et modernité » organisée à Bruxelles en décembre 2007, n’aurait pu prendre sa forme définitive sans une bourse de recherche obtenue du FNRS, grâce au soutien inconditionnel de Melle Danielle Bajomée, de M. Jean-Pierre Bertrand, Doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres et de M. Bernard Rentier, Recteur de l’Université de Liège. Qu’ils en soient, ici, chaleureusement remerciés. Notes L’édition de référence de tous les textes de Baudelaire ici cités est celle des Œuvres complètes établie par Claude Pichois pour la Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2 vol., 1975. Elle est référée par l’abréviation Œ.C. suivie du numéro du volume en chiffre romain. 1 « Le public moderne et la photographie », chapitre II de l’article « Salon de 1859 », Œ.C., II, pp. 608-682. « Salon de 1859 » a été publié en quatre articles dans la Revue française, sous le titre « Lettre à M. le Directeur de la Revue française sur le Salon de 1859 », entre le 10 juin et le 20 juillet 1859. Le texte a été réédité après la mort de Baudelaire, dans Curiosités esthétiques (Michel Lévy, 1868), version reprise dans les Œuvres complètes. La version initialement parue dans la Revue française (quasi équivalente, à quelques coquilles près, à la précédente) a été republiée par la revue Études photographiques, Paris, Société française de photographie, n°6, mai 1999, pp. 22-25. Sur les conditions de l’écriture et de la publication du texte, je renvoie aux notes précises de Claude Pichois dans Œ.C., II, pp. 1382 et sq., et à celles de Paul-Louis Roubert dans Études photographiques, pp. 26-33. 2 « M. Lottier, au lieu de chercher le gris et la brume des climats chauds, aime à en accuser la crudité et le papillotage ardent. Ces panoramas inondés de soleil sont d’une vérité merveilleusement cruelle. On les dirait faits avec le daguerréotype de la couleur. » dans Salon de 1846, Œ.C., II, p. 484. « Plusieurs de ses [Henri Monnier] Scènes populaires sont certainement agréables ; autrement il faudrait nier le charme cruel et surprenant du daguerréotype », dans « Quelques caricaturistes français » (1857), Œ.C., I, pp. 557-558. 3 Lettre à Mme Aupick, 23 décembre 1865, dans Correspondance, vol. II (1860-1866), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 554. 4 La dédicace à Nadar du poème « Le rêve d’un curieux » a conduit Jérôme Thélot, suivant en cela une intuition d’Éric Darragon, à l’interpréter comme une évocation de la pose et du portrait photographiques. Cf. Jérôme Thélot, « “Le rêve d’un curieux” ou la photographie comme Fleur du Mal », dans Études photographiques, n°6, Paris, SFP, mai 1999, pp. 4-21. Texte repris et augmenté dans Les inventions littéraires de la photographie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 2003, pp. 33-52. 5 Le mot « modernité » apparaît pour la première fois, semble-t-il, sous la plume de Balzac dans La dernière fée en 1823 et est utilisé par Henri Heine en 1843 et Théophile Gautier dans divers articles parus de 1852 à 1855. L’apparition du mot est donc contemporaine de l’invention et des premiers développements de la photographie. Cf. Claude Pichois, notice de présentation du texte « Le peintre de la vie moderne », dans Œ.C., II, pp. 1418- 1419. 6 « Le peintre de la vie moderne », art. cit., Œ.C., II, pp. 681-724. Il s’agit de la version publiée après la mort de Baudelaire dans L’art romantique, Paris, Michel Lévy,1868. 7 Dans « Peintres et aquafortistes » (1862), Œ.C., II, pp. 737-738. Sur la relation entre Baudelaire et Manet, voir l’article de Wolfgang Drost, « Des principes esthétiques de la critique d’art du dernier Baudelaire. De Manet au symbolisme », dans La critique d’art en France. 1850-1900. Actes du colloque de Clermont-Ferrand, mai 1987, Université de St Etienne, Centre interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Expression contemporaine, 1989, pp. 13-21. 8 Lettre à Manet, 11 mai 1865, Correspondance, vol. II, op. cit., p. 496. 9 « Peintres et aquafortistes » (1862), Œ.C., II, p. 738. 10 « Salon de 1859 » a été écrit entre le 15 avril (ouverture du Salon) et le 10 juin 1859 (publication de la première partie du texte par la Revue française). « Le peintre de la vie moderne » a été écrit entre le 15 novembre 1859 et le mois d’août 1860, remanié à diverses reprises (notamment le titre de l’essai), présenté à divers éditeurs et finalement publié en feuilleton dans Le Figaro en 1863. Cf. Claude Pichois, notices de présentation des textes, dans Œ.C., II, pp. 1383 et 1414-1415. 11 « Salon de 1859 », Œ.C., II, p. 619. 12 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939), dans Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. fr. Jean Lacoste, s.l., Éd. Payot, 1979, p. 197 (je souligne). Dans ce texte de 1939, Benjamin oublie ses considérations sur l’aura des photographies anciennes, qu’il avait pourtant remarquée en 1931 dans sa « Petite histoire de la photographie ». On y reviendra. 13 Jean Adhémar, en 1988, constatait déjà combien « l’incompréhension » de Baudelaire à l’égard de la photographie avait étonné les historiens, sans pour autant susciter de recherches approfondies sur la question. Cf. Jean Adhémar, « Baudelaire et les photographes. Paris et Bruxelles », dans Bulletin des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 1985-1988, 1-3, p. 249. 14 Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 15. 15 Dans une lettre manuscrite, écrite en 1865 et finalement non publiée : Œ.C., II, p. 231-240. Dans une liste d’articles de critique littéraire à écrire pour la revue Le hibou philosophe qui ne verra jamais le jour, Baudelaire écrit « Jules Janin : éreintage absolu. Ni savoir, ni style, ni bons sentiments. », Œ.C., II, p. 50. 16 Jules Janin, « Le daguerotype » [sic], dans L’artiste, nov. 1838 – avr. 1839, pp. 145-148 ; repris dans André Rouillé (dir.), La photographie en France. Textes et controverses : une anthologie. 1816-1871, Paris, Macula, 1989, p. 51. 17 André Rouillé, « La photographie entre controverses et utopies », dans Usages de l’image au XIXe siècle (sous la direction de Stéphane Michaud, Jean-Yves Mollier et Nicole Savy), Paris, Créaphis, 1992, p. 256. 18 Sous-titre de l’essai de Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand : Les poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points-Essais », 2006. 19 Jacques Aumont, Moderne ? Comment le cinéma est devenu le plus singulier des arts, Paris, Cahiers du cinéma, 2007, p. 9. 20 Un exemple parmi d’autres, dans le champ des études photographiques : l’article de Michel Frizot « La modernité instrumentale. Note sur Walter Benjamin », dans Études photographiques, Paris, Société française de photographie, n°8, nov. 2000, pp. 111-123. 21 Lettre à Nadar, 14 mai 1859, dans Correspondance, vol. I, op.cit., p. 575. 22 Ibidem, p. 578.
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