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‘’Caligula’’ - Analyse litteraire, Lectures de Littérature

Typologie: Lectures

2021/2022

Téléchargé le 24/02/2022

Edouard
Edouard 🇮🇹

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Aperçu partiel du texte

Télécharge ‘’Caligula’’ - Analyse litteraire et plus Lectures au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! 1 ‘’Caligula’’ (1944) «pièce en quatre actes» d’Albert CAMUS pour laquelle on trouve un résumé puis successivement l’examen de : la genèse de l’œuvre (page 4) l’intérêt de l’action (page 8) l’intérêt littéraire (page 17) l’intérêt documentaire (page 20) l’intérêt psychologique (page 13) l’intérêt philosophique (page 37) la destinée de l’œuvre (page 41). 2 Résumé «La scène se passe dans le palais de Caligula». Acte I Le rideau s'ouvre sur le palais de l’empereur de Rome, Caïus Caligula, âgé de vingt-six ans, qui a disparu peu de temps après le décès de sa sœur et amante Drusilla, et est recherché dans tout Rome. Les patriciens commencent à s'inquiéter de cette absence ; ils pensent qu’il été bouleversé par la mort de Drusilla. L’homme de lettres Cherea regrette : «Cet empereur était parfait». Un autre le trouve «comme il faut : scrupuleux et sans expérience». Lorsqu'il paraît, il confie à un de ses proches, Hélicon, esclave qu’il a affranchi, que ce qui le préoccupe n'est pas la perte de Drusilla, mais d’avoir constaté que «ce monde, tel qu'il est fait, n’est pas supportable. Je me suis senti tout d'un coup un besoin d'impossible. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être mais qui ne soit pas de ce monde». Ce «besoin d’impossible» l’a fait partir à la recherche de la lune, «une des choses que je n’ai pas». Mais il s’est tendu compte d’«une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux», ce à quoi Hélicon répond : «Allons, Caïus, c'est une vérité dont on s'arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n'est pas cela qui les empêche de déjeuner», Caligula rétorquant : «Alors, c'est que tout, autour de moi, est mensonge, et moi, je veux qu'on vive dans la vérité !» Fort de cette certitude, il veut instruire ses sujets. Comme on lui demande d’agir, il proclame : «Dans tout l’Empire romain, me voici seul libre», et décide d’obliger tous ses sujets à «déshériter leurs enfants et tester sur l’heure en faveur de l’État», de les faire mourir arbitrairement, usant de son pouvoir absolu pour les obliger à vivre dans la pleine conscience de leur destinée mortelle. Mais, à Cæsonia, sa «vieille maîtresse», il reconnaît qu’il veut «mêler le ciel à la mer, confondre laideur et beauté, faire jaillir le rire de la souffrance», transformer le monde («Alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux»), et il l’invite «à un procès général, au plus beau des spectacles» : «Il me faut des coupables. Et ils le sont tous [...] Juges, témoins, accusés, tous condamnés d'avance». Et Caesonia accepte de le suivre dans ce qui pour elle est folie. Acte lI Trois ans s’étant passés, les patriciens se plaignent des avanies multiples et vexatoires que leur fait subir «le plus insensé des tyrans», et se disent prêts à une sédition. Cherea se joindrait à eux «pour retrouver la paix dans un monde à nouveau cohérent» ; mais il leur demande d’attendre, d’aller dans le sens de Caligula : «Organisons sa folie.» Hélicon, avec son ironie habituelle, soutient les folies de l’empereur qui s’amuse de la peur des patriciens, de la douleur de Lepidus dont il a fait tuer le fils, de celle de Mucius à qui il prend sa femme. Il décrète la famine car, dit-il : «Je n’ai pas tellement de façons de prouver que je suis libre». Il donne un aperçu du «petit traité de l’exécution» où il a écrit : «On meurt parce qu'on est coupable. On est coupable parce qu'on est sujet de Caligula. Or tout le monde est sujet de Caligula. Donc tout le monde est coupable. D’où il ressort que tout le monde meurt.» Il institue «une nouvelle décoration», «l’ordre du Héros civique» qui «récompensera ceux des citoyens qui auront le plus fréquenté sa maison publique [son bordel]». Au patricien Mereia, qu’il soupçonne de prendre un contre-poison, il impose violemment un poison, l’assassine donc. Cæsonia fait avouer au jeune poète Scipion, dont Caligula a fait tuer le père, qu’il veut le venger. Mais elle l’invite aussi à comprendre le meurtrier. Caligula amène Scipion à parler d’un de ses poèmes, et s’exalte avec lui dans l’évocation de la nature. Mais Scipion, s’étant rendu compte que cela n’avait été qu’un jeu, exprime sa haine, évoque la solitude dont doit souffrir Caligula, le touche de sa main sur laquelle l’autre pose la sienne pour lui asséner finalement que la seule «douceur» qu’il ait dans la vie est «le mépris». 5 vous portez en vous. Notre époque meurt d’avoir cru aux valeurs et que les choses pouvaient être belles et cesser d’être absurdes. Adieu, je rentre dans l’histoire où me tiennent enfermé depuis si longtemps ceux qui craignent de trop aimer. » On voit, dans les ‘’Carnets’’, se succéder des notes sur le sujet : En juillet 1937 : «Pour le Roman du joueur» ; or le manuscrit de ‘’Caligula’’ portait alors en sous-titre ‘’Le Joueur’’. En avril 1938 : «Expédier 2 Essais. ‘’Caligula’’. Aucune importance. Pas assez mûr. Publier à Alger». En juin 1938 : «Pour l’été : 1) Finir Florence et Alger. 2) Caligula. 3) Impromptu d’été. 4) Essai sur le théâtre. 5) Essai sur 40 heures. 6) Récrire Roman. 7) L’Absurde.» Toujours en juin 1938 : «Caligula : ‘’Ce que vous ne comprendrez jamais, c’est que je suis un homme simple.’’» En décembre 1938 : «Pour ‘’Caligula’’ : L’anachronisme est ce qu’on peut inventer de plus fâcheux au théâtre. C’est pourquoi Caligula ne prononce pas dans la pièce la seule phrase raisonnable qu’il eût pu prononcer : ‘’Un seul être qui pense et tout est dépeuplé’’. / Caligula : ‘’J’ai besoin que les êtres se taisent autour de moi. J’ai besoin du silence des êtres et que se taisent ces affreux tumultes du cœur.» Ainsi, alors que Camus avait esquissé le plan et le dénouement de la pièce dès le début de 1937, il continua, pendant près de deux ans, à l’esquisser, en parlant constamment (selon le témoignage de son ami, Max-Pol Fouchet) et surtout en le «jouant» (selon le témoignage de son amie, Christiane Galindo), à l’époque où il s’employa à la composer vraiment, du fait de l’abandon de ‘’La mort heureuse’’. Ce fut ainsi que, après une longue période de maturation, il avança rapidement dans la composition de la pièce, de décembre 1938 à juillet 1939. Le 19 de ce mois, il écrivit à Jean Grenier : «Si j’avais du temps, j’aimerais parler du théâtre (par exemple les thèmes feuilletonesques de Shakespeare). Mais en ce moment je termine ma pièce sur Caligula. C’est la première fois que j’écris pour le théâtre et c’est une technique très différente : des idées simples - ou plutôt une idée simple, toujours la même, des situations qui frappent, des contrastes élémentaires, des artifices assez grossiers mais entraînants et quand c’est possible des brèves et des longues dans le récit, une sorte de halètement perpétuel de l’action.» Dans sa préface à l'édition états-unienne de ‘’Caligula and three other plays’’ (1958), Camus allait indiquer : «’’Caligula’’ a été composé en 1938, après une lecture des ‘’Douze Césars’’, de Suétone. Je destinais cette pièce au petit théâtre que j'avais créé à Alger et mon intention, en toute simplicité, était de créer le rôle de Caligula. Les acteurs débutants ont de ces ingénuités. Et puis j'avais 25 ans, âge où l'on doute de tout, sauf de soi. La guerre m'a forcé à la modestie et ‘’Caligula’’ a été créé en 1946, au Théâtre Hébertot, à Paris.» Cette première version de la pièce, intitulée ‘’Caligula ou Le joueur’’, était en trois actes, définis ainsi : «Acte I : Désespoir de Caligula ; acte II : «Jeu de Caligula » ; acte III : Mort de Caligula ». Cette version suivait de près le texte de Suétone (bien qu’il indiquait : «Il est moins laid qu’on ne le pense généralement», faisant implicitement référence, pour l’infléchir, à l’image qu’avait donnée l’écrivain latin), mais portait aussi la marque des préoccupations de Camus, étant nietzschéenne et ambiguë, lyrique, très mélancolique, presque romantique, car il s’identifiait complètement à Caligula amoureux de Drusilla. Comme sa santé était alors précaire, et qu’il savait d'expérience ce que représente un amour de la vie, une fureur de vivre qui voudrait ne pas avoir de limites mais se heurterait aux barrières de la maladie, la pièce est une sorte de méditation active et mimée sur l'horreur de la mort et de la solitude, sur le refus de s'accommoder de I'oubli et des consolations d'usage. Elle articule le sens de la mort sur I'impossibilité d'aimer ; dans l’acte I, l'ombre de Drusilla, la sœur-amante, tient une place considérable ; c'est sa mort qui est cause et non pas occasion du délire de Caligula. À l'instar de Suétone, Camus donna aussi beaucoup de place à l'érotisme délirant de Caligula. Les tirades de cet homme dévasté par une émotion intime et condamné par elle à vivre selon l'absolu de son individualité, de ce monstre qui avait trop aimé, ont quelque chose d'un lyrisme brutal et désespéré qui souligne la parenté profonde entre lui et le jeune Scipion. Cette version était impossible à jouer, 6 car Caligula, penché au-dessus du vide, n'écoutant et n'entendant rien autour, se donnait à lui-même la réplique comme pour accélérer sa vitesse, et apercevoir sa fin comme une libération. Le 27 juillet 1939, Camus écrivit à Christiane Galindo pour lui annoncer qu’il allait recopier le manuscrit pour le lui envoyer afin qu’elle le dactylographie comme elle l’avait déjà fait pour ‘’La mort heureuse’’ ; et il lui disait : «Je ne peux pas détacher mon esprit de ‘’Caligula’’. Il est capital que ce soit une réussite. Avec mon roman et mon essai sur l’Absurde, il constitue le premier stade de ce que maintenant je n’ai pas peur d’appeler mon œuvre. Stade négatif et difficile à réussir mais qui décidera de tout le reste.» Il soumit ce manuscrit à de nombreux proches, comme Roger Namia (à qui il destinait le rôle de Scipion), Pascal Pia, André Malraux et Jean Grenier qui, le 19 avril 1941 seulement, lui écrivit : « J’y ai trouvé beaucoup de mouvement et de vie, plus à la fin qu’au début. Je crois que cela peut être excellent au théâtre, sans pouvoir bien le dire / Le Caligula romantique à la Jules Laforgue du Ier acte ne me plaît pas - désespoir d’amour - le crépuscule - les seins des femmes (qui dans vos deux manuscrits sont une obsession freudienne), n’est-ce pas quelque peu mièvre et faux? Il se peut qu’au théâtre ce soit différent. / Sur le Caligula-monstre il y a de belles tirades. Aussi sur le Caligula-Hamlet. Votre Caligula est complexe, peut-être contradictoire, je ne sais pas si ce n’est pas une qualité plus qu’un défaut quand il y a du mouvement comme il y en a dans votre pièce.» Jean Grenier assura encore à Camus que Malraux pensait comme lui «sur les côtés faibles (romantiques)» de la pièce. Les avis mitigés qu’il reçut contribuèrent à l’engager dans les modifications : -Alors que, en I, 7 de la première version, «Caligula s'assied près de Cæsonia, entoure sa taille et prend dans la main un de ses seins », probablement sur le conseil de Jean Grenier, Camus supprima la troisième notation ! - Pour corriger ce que son personnage avait de romantique, il réduisit les dialogues où Caligula épanche auprès de Cæsonia une insolite tendresse. Il en vint à rédiger une autre version. Cette deuxième version de la pièce est de 1941. Elle était en quatre actes, l’acte III étant devenu l’acte IV, car s’était intercalé un nouvel acte, «Divinité de Caligula» où se lit l’écho le plus direct de la pensée du ‘’Mythe de Sisyphe’’. Cette version était encore romantique et lyrique, ayant gardé une fureur de jeunesse, un délire de pureté, un extrémisme dans le dédain du monde et le mépris des êtres humains, mais était marquée aussi par une ironie cruelle, une grande liberté, étant plus instinctive, plus ambiguë, plus extrême, révélant davantage toute la complexité de la nature humaine ; on peut y voir une tragédie de la conscience isolée et malheureuse. C’était encore une pièce de théâtre impossible car c’était toujours le monologue d’un homme seul au-dessus du vide, qui se donne à lui-même la réplique comme pour accélérer sa vitesse et apercevoir sa fin comme une libération, qui n’entend rien autour. Ne figurait pas encore le personnage d’Hélicon. Camus voulut faire éditer cette version en même temps que ‘’L'étranger’’ et ‘’Le mythe de Sisyphe’’, car elle constituait avec eux ce qu'il appelait «les trois Absurdes». Mais il n’eut pas le temps de la faire jouer par le ‘’Théâtre de I'équipe’’, auquel, d’ailleurs, il la dédicaça. Elle allait être publiée en 1984, dans les ‘’Cahiers Albert Camus’’. Puis l’expérience du nazisme, de la Deuxième Guerre mondiale, de l'Occupation et de la Résistance obligèrent Camus à mettre sa pensée en situation, lui démontrèrent par l'horreur qu'un nihilisme absolu n'était pas défendable. Au «cycle de l'absurde», dont ‘’Le mythe de Sisyphe’’ offrait la théorie, commença à succéder le «cycle de la révolte» qui allait trouver son aboutissement en 1951 avec ‘’L'homme révolté’’. Dans ses ‘’Carnets’’, Camus nota, le 15 mars 1941, trois semaines après avoir achevé ‘’Le mythe de Sisyphe’’ : «L'Absurde et le Pouvoir - à creuser (cf. Hitler)». À intervalles irréguliers, jusqu'à la fin de 1943, les ‘’Carnets’’ témoignent de la présence du personnage, de la pièce ou de ses thèmes dans ses préoccupations. En 1943, Camus nota : «L'absurde, c'est l'homme tragique devant un miroir (Caligula). Il n'est donc pas seul. Il a le germe d'une satisfaction ou d'une complaisance. Maintenant, il faut supprimer le miroir.». Comme le premier patricien disait : «La famille tremble» (II, 2), Camus ajouta à sa formule : «Le respect du travail se perd, la patrie tout entière est livrée au blasphème», ce qui était une allusion 7 transparente à la devise du régime de Vichy («Travail, Famille, Patrie») ; il est vrai qu'en mettant ces mots dans la bouche d'un ennemi du tyran, il contribuait à l'ambiguïté politique de la pièce, voire à son aspect subversif : étant donné le conservatisme frileux et la veulerie des dignitaires de l'Empire, le spectateur ne risque-t-il pas de trouver une justification aux excès de Caligula? Ce tyran, à tout prendre, hait par-dessus tout le fumier d'où naissent les tyrans. Camus exprima même comment, en consentant à mourir, son héros atteint à «une sorte de grandeur que la plupart des autres tyrans n'ont jamais connue» (‘’Le programme pour le nouveau théâtre’’ [1958]). Cela l'incita à procéder à de profonds remaniements de la pièce, à en donner une troisième version : - Pour l’essentiel, fut estompé le sens même de la tragédie du premier Caligula au profit de l'éthique de la révolte contre le totalitarisme. L'adolescent assoiffé d'absolu qu’était Caligula était devenu un despote sanguinaire, montrant certains traits du dictateur totalitaire. On remarque d’ailleurs l’ajout de deux phrases sans doute inspirées par la guerre : «Tuer n'est pas la solution» (IV, 13) et «Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait ; ma liberté n’est pas la bonne» (IV, 14). -La pièce, devenue plus sobre et beaucoup plus amère, prit une dimension plus politique, le personnage de Cherea prenant plus d’importance, s'étoffant au point d'équilibrer la figure de l'empereur ; Camus le rajeunit, lui fait comprendre Caligula et sa logique implacable de l'absurde, mais refuser d'y adhérer, car, au nom de son intelligence, il ne peut nier ni l'être humain, ni la vie ; enfin, il ne participait à l’exécution finale de l’empereur. -Drusilla disparut, la pièce commençant après sa mort. - Scipion n’était plus mêlé au meurtre de Caligula. -Camus cessa de s’identifier à Caligula, et ne montra plus de fascination romantique pour le personnage. Aux nombreuses retouches apportées à ‘’Caligula’’ à partir de 1943 firent écho les ‘’Lettres à un ami allemand’’ (juillet 1943-juillet 1944), dont Camus résuma le sens d'une formule : «Je ne déteste que les bourreaux.» (préface à l'édition italienne). Annonçant à Jean Grenier, le 11 octobre 1943, qu'il allait donner ‘’Caligula’’ et ‘’Le malentendu’’ à Gallimard, il avoua sa préférence pour la seconde des deux pièces : «Je suppose que c'est la différence d'une pièce conçue et écrite en 38 et d'une autre faite cinq ans après. Mais j'ai beaucoup resserré mon texte autour d'un thème principal. De plus les deux techniques sont absolument opposées et cela équilibrera le volume.» À cette lettre, il ajouta en note : «Je mettrai sa date à ‘’Caligula’’, mais c'est surtout pour éviter les rapprochements avec l'actualité.» Le sens de sa pièce avait changé. Tandis qu'avant la guerre, le goût du sang de Caligula pouvait s'interpréter comme la perversion d'une légitime aspiration à l'absolu, désormais devait ressortir l'horreur de l'absolutisme. Encore ne faut-il pas lier celui-ci à un régime politique particulier, aussi monstrueux soit-il. La date de 1938 figurant dans l'édition originale de la pièce excuserait peut- être, aux yeux du lecteur, les imperfections d'une œuvre de jeunesse ; elle permettra surtout d'élargir la portée de la tragédie. ‘’Caligula’’ fut donc édité avec ‘’Le malentendu’’, chez Gallimard, en mai 1944. Puis, la même année, la pièce fut éditée seule, dans un texte presque identique. Une autre édition eut lieu en 1947 ; elle comporta davantage de modifications. Y apparurent la scène 4 de l'acte III, où le vieux patricien prévient Caligula du complot qui se trame contre lui (en refusant de l'entendre, l'empereur consent de manière moins ambiguë encore au «suicide» final) et les scènes 1 et 2 de l'acte IV, où se précise la fascination de Scipion pour Caligula. En 1957, Camus retoucha à nouveau la pièce, pour le ‘’Festival d’art dramatique d'Angers’’. En 1958, il la retoucha encore pour le ‘’Nouveau Théâtre’’ de Paris. Ces retouches obéirent à l'évolution de sa pensée, ainsi qu’aux contingences des nouvelles représentations. En 1944 fut terminée la version définitive, en quatre actes, qui, la même année, fut publiée conjointement avec ‘’Le malentendu’’, avant d’être éditée seule. Mais Camus allait encore retravailler sa pièce jusqu’en 1958. 10 manifestation la plus visible du cynisme de Caligula et d'un jeu cruel qui va jusqu'à l'assassinat. Le jeu scénique crée ici son propre dynamisme, lui-même créateur d'une théâtralité redoublée. Le numéro d'acteur devient même un numéro d'auteur : Camus prend un plaisir évident à faire jouer son personnage, au point que les didascalies sont écrites sur le même ton allègre et avec le même goût du jeu que les propos qu'il prête à son personnage. Il fallait deux scènes graves pour préparer la scène 14 où Scipion est l'interlocuteur de Caligula. Pendant toute la première partie de cette scène, Scipion se défend contre la tentation de «comprendre» Caligula et surtout d'être compris de lui. Les didascalies le montrent, de même qu'elles montrent la difficulté de Caligula à cesser de jouer le jeu qu'il s'est imposé. Le dialogue entre les deux jeunes hommes devient plutôt un monologue à deux voix, signe évident de leur communion, jusqu'au parallèle établi par Caligula : «Tu es pur dans le bien comme je suis pur dans le mal.» Mais, en même temps, il refuse la compréhension que Scipion peut manifester. Encore une fois, Caligula s'exprime alors plus directement par ses gestes et son attitude que par ses paroles : l'agressivité avec laquelle il se jette sur Scipion pour revendiquer sa vraie solitude en dit plus long que sa tirade par ce qu'elle suppose de souffrances. À la fin de la scène, Scipion et Caligula sont de nouveau proches l'un de l'autre, mais Caligula, par ses derniers mots, «Le mépris», signe définitivement l'arrêt de sa solitude, et marque le seuil que ne pourra jamais franchir Scipion pour partager ce sentiment qui va de pair avec l'exercice totalitaire du pouvoir. L'acte II, dans son ensemble, apparaît comme une suite de «scènes de la vie quotidienne sous le règne de Caligula» ; tout à la fois acteur et metteur en scène, il ne cesse de rappeler que la réalité quotidienne est placée sous le double signe du jeu et de la mort. Lui-même est au centre du jeu et de la scène, au milieu des personnages dont il dirige les attitudes ou à qui il souffle leurs répliques. Solitaire, certes, mais en proie à une solitude empoisonnée, il est partout encore environné, dans les représentations qu'il donne, sinon de partenaires, du moins de comparses et de marionnettes, alors qu'aux actes III et IV, costumé en Vénus ou en danseuse, les spectacles qu'il montera seront à un seul personnage. On pourrait intituler cet acte : "Jeux macabres de Caligula". Acte III : Le plus court de la pièce, ne comportant que six scènes, il s'affirme, dès la première scène, comme l'acte de la théâtralité la plus ostentatoire. Mais les scènes 3 à 6 sont essentiellement centrées sur le complot, sa double dénonciation, et le refus de Caligula d'empêcher son accomplissement. La scène 1, installée dès avant le lever du rideau sous le signe de la parade foraine, accomplit la promesse faite à l'acte I de présenter le «plus beau des spectacles». Grossièrement déguisé en Vénus, Caligula continue cependant à faire œuvre de pédagogue : les litanies que l'assistance est invitée à répéter servilement établissent bien l'absurdité du monde, l'absence de toute vérité et le rôle mystificateur des cultes religieux. On comprend que le dramaturge, en Caligula, se double aisément d'un apparent thaumaturge : il n'y a pas de miracle à exaucer des vœux qui ne font que constater la "cruauté" de la vie de l'être humain, le mélange de «fleurs et de meurtres» (III, 1) qui la constituent. La dernière réplique de Caligula et les jeux de scène qui l'accompagnent réactualisent, au milieu du cérémonial parodique, la menace permanente de l'assassinat ; familier et goguenard, il n'en reste pas moins le maître de la vie et de la mort de ses sujets. La scène 6 se situe dans le prolongement de la scène 10 de l'acte I, où Caligula refusait le dialogue que, ici, il provoque, et de la scène 2 de l'acte II, où Cherea donnait les raisons de sa participation au complot. Pour la première fois, les deux personnages sont seul à seul ; la rencontre est importante, car elle montre que la séparation entre le bien et le mal, ou plutôt entre le normal et le monstrueux n'a rien d'un manichéisme simpliste : Cherea «comprend trop bien» Caligula, et sait que celui-ci est un de ses propres visages, une de ses tentations qu'il essaie d'étouffer. De son côté, Caligula sait qu'une part de lui-même aurait pu ressembler à Cherea. On retrouve dans cette scène un écho du dénouement que Camus envisageait, dès la première ébauche qui apparaît dans ses ‘’Carnets’’ : Caligula, revenu sur scène, disait expressément qu'il représentait un aspect de chacun de ses spectateurs : «Il est là, et là. Il est en chacun de vous, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous.» D'une manière sans doute plus habile, c'est encore ce qu'il suggère ici, par la compréhension 11 qui le lie à Cherea. C'est avec lui que reprennent vie et vigueur les vraies valeurs morales, et non plus les faux semblants qui en tiennent lieu pour les patriciens. Parce qu'il s'est révolté, parce qu'il n'a jamais montré ni peur ni lâcheté, parce qu'il a la pleine conscience de l'absurdité du monde, Cherea a acquis le droit au respect de Caligula, qui le traitait de «faux témoin» en I, 10. Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans la définition que Cherea donne de lui-même, il emploie, en les inversant, les termes de Caligula dans son constat de l'absurdité : «J'ai envie de vivre et d'être heureux» (III, 6). C'est là le désir le plus humain qui soit : il complète, plus qu'il ne s'y oppose, la découverte de Caligula : «Les hommes meurent et ne sont pas heureux» (I, 4). Caligula et Cherea ont, en fait, le même langage, donnent la même valeur aux mots, s'appuient sur la même conscience lucide de la réalité humaine, mais en tirent des conclusions diamétralement opposées. Un véritable dialogue est-il alors possible? Pour la première fois dans la pièce, Caligula propose un dialogue dépouillé de toute part de jeu ; mais les choses ne sont pas si faciles. Au moment même où il déclare : «Utilisons nos mensonges», lui et Cherea, malgré ses dénégations, semblent «se parler de tout leur cœur» ; sont-ils sincères ou jouent-ils «le jeu de la sincérité»? Le «naturel» de Caligula témoigne, mieux que toutes les paroles, en faveur de sa sincérité ; mais on sait que, en fait, il joue, puisqu'il ne dévoile la tablette, preuve du complot, qu'à la fin de la scène. Quant à Cherea, il a, lui aussi, «simulé la franchise» puisqu'il savait cette tablette en possession de Caligula. Pourtant, il ne fait aucun doute que les deux hommes se sont parlé «de tout leur cœur». Ce jeu de la vérité et du mensonge, autrement plus subtil que les représentations théâtrales organisées d'ordinaire par Caligula, est celui même de la vie ; pas plus qu'entre le bien et le mal, le normal et le monstrueux, la dichotomie n'est absolue entre la vérité et le mensonge. Finalement, Caligula brûle la tablette sous les yeux stupéfaits de Cherea, et ce coup de théâtre signale à nouveau son art consommé des effets et des gestes symboliques. Le refus de Caligula d'utiliser la preuve du complot et de punir les conspirateurs n'est évidemment pas sans rappeler l'attitude d'Auguste à l'acte V de ‘’Cinna’’ de Corneille. Mais ce n'est pas par «générosité» qu'agit Caligula : c'est précisément parce qu'il sait les limites de tout pouvoir humain, fût-il le pouvoir absolu du tyran, qu’il laisse le complot s'exécuter, acceptant ainsi sa propre mort. L'acte III, commencé par une parade de cirque, par une démonstration ébouriffée de spectacle dans le spectacle, s'achève sur une nouvelle méditation sur la vie et la mort, dans un climat tragique où, précisément, l'ombre de la mort ne cesse d'être perceptible. Le passage du burlesque au tragique relève moins d'un refus de la séparation des genres que de l'illustration de l'équivalence profonde de toutes les actions des êtes humains, et donc de la représentation théâtrale de l'absurdité de leur condition. On pourrait intituler cet acte : "Divinité de Caligula". Acte IV : Presque aussi long que l'acte II, divisé comme lui en quatorze scènes, dont la plupart sont très courtes, cet acte présente une grande diversité dans le ton, et donne l'impression d'une accélération un peu désordonnée des événements. Si la mention du complot apparaît à plusieurs reprises, et s'il fournit l'essentiel de la trame événementielle, les représentations données par Caligula tiennent aussi une place importante et diversifiée. Les différents procédés employés dans les actes précédents sont ici réunis : comme à l'acte I, Caligula apparaît et disparaît, se cache, joue sur scène ou dans les coulisses ; comme à l'acte III, il donne la mesure de ses talents dramatiques. Presque toutes les scènes sont soit un prolongement, soit une répétition, avec quelques variantes, d'une scène des actes précédents. Les problèmes posés dans le premier acte trouvent leur résolution dans les dernières scènes : le sort de chacun des personnages principaux se règle à la fin du dernier acte (départ de Scipion, assassinat de Cæsonia, mort d'Hélicon quelques secondes avant celle de Caligula, triomphe de Cherea et des patriciens). On peut s'étonner de la place qu'occupe, presque au dénouement, la scène 12 qui consacrée au concours de poésie. Ne vient-elle pas rompre la montée vers le tragique de l'assassinat de Cæsonia, puis de Caligula lui-même? En fait, il s'agit, ici encore, de bien autre chose que d'un simple jeu comique, même si cet aspect existe. L'entreprise de démystification de l'art n'a pas commencé avec la danse grotesque de la scène IV ; elle était prévisible dès la scène 10 de l'acte I, avec le refus de 12 Caligula de voir Cherea le littérateur, parce que la littérature est mensonge. Sans doute était-elle déjà évoquée indirectement par ce que Scipion, dès la scène VI de l'acte I, nous apprenait du premier Caligula, celui d'avant la découverte de l'absurde : «Il me disait que la vie n'est pas facile, mais qu'il y avait la religion, l'art, l'amour qu'on nous porte.» Après la désacralisation de la religion, avant le départ de Scipion, et surtout l'assassinat de Cæsonia, deux visages de «l'amour qu'on nous porte», le concours de poésie vient à sa place pour tourner en dérision ce à quoi Caligula tenait le plus : les fondements de sa foi en la vie, avant son apostasie, et sa conversion au néant. Il est évident que c'est à lui-même plus encore qu'aux autres qu'il inflige cette nouvelle forme de nihilisme. Une fois encore, un trait emprunté à l'Histoire donne lieu à une remarquable théâtralisation ; et, de nouveau, la scène devient le lieu d'un spectacle : les rôles sont distribués entre les acteurs et les spectateurs parmi les personnages ; mais la liberté de manœuvre des premiers est plus réduite que jamais, dans la méticuleuse organisation qui régit le déroulement de la représentation. La brièveté des répliques, dans la presque totalité de la scène, accentue le caractère mécanique des évolutions des poètes et de leurs prestations scandées par les coups de sifflet. Le burlesque est fondé sur le rythme saccadé, sur la répétition, sur l'inadéquation complète de ce qui est en cause : la poésie, et son expression, dénonce l'univers de l'ordre totalitaire et de la déshumanisation. Le sujet même du concours est évidemment significatif : la mort, présente dans toute la pièce, sous forme d'allusions ou de meurtres effectifs, obsession constante de Caligula, n'a rien d'un motif ornemental, et devait recevoir la consécration de l'œuvre d'art. Mais la «composition» de Caligula a suffisamment prouvé que l'art ne se sépare pas de la vie. En fait, à l'heure du bilan, Caligula ne se donne pas de nouvelles justifications, mais de l'«empereur artiste» dont Cherea disait, dès la scène 2 de l'acte I, que cela n'était pas «convenable», il présente l'ultime incarnation : l'art lui-même perverti dans son essence. La «composition» de Scipion est en évidente rupture avec celles des poètes officiels, et avec les faux semblants de leur langage «poétique». Une fois encore, l'exigence de pureté, la gravité intransigeante de Scipion rendent aux mots leur véritable sens et leur véritable grandeur. Il exprime les thèmes fondamentaux du lyrisme de Camus, où le bonheur et la mort, sous le signe du soleil et de la pureté, se confondent dans une même affirmation de la réalité humaine. C’est dans les deux dernières scènes que l’évolution de Caligula se fait la plus nette ; aussi devraient- elles plutôt constituer un autre acte. On y constate le fléchissement du monstre qui, à la fois désespéré et lucide, gagne en humanité, se voyant à présent défendu, comme un être faible et acculé, par son ami, Scipion, qui partage depuis peu sa lucidité sans pouvoir totalement y répondre, par son esclave, Hélicon, et par sa «vieille maîtresse», Cæsonia, à laquelle il reproche son «humilité» (IV, 12). À la scène 13, Caligula repousse Cæsonia qui pense que «cela peut être si bon de vivre et d’aimer dans la pureté de son cœur». Pour lui, ne compte que la poursuite de «l’essentiel», et il dit : «Je ne suis bien que parmi mes morts». Pourtant, il s’attendrit un moment avec elle, pour mieux vilipender la «bêtise» de ceux qu’il a «moqués et ridiculisés», reconnaître cependant «la loyauté et le courage de ceux qui veulent être heureux», pour s’étonner, lui dit-il, de «cette sorte de tendresse honteuse pour la vieille femme que tu vas être», «le seul sentiment pur que ma vie m’ait jusqu’ici donné», ce qui ne l’empêche pas, parce qu’il a choisi «le bonheur des meurtriers», parce que l’amour (même celui pour Drusilla) ne lui est «pas suffisant», d’étrangler Cæsonia qui se «débat faiblement». La scène 14 n’oppose plus Caligula qu'avec lui-même. Le dernier témoin disparu, il ne peut plus, comme à la fin de l'acte I, comme à la scène 5 de l'acte III, que se parler à lui-même, le miroir ne le renvoyant qu'à lui-même ; au terme de son expérimentation, il ne rencontre plus que sa propre image. Ce monologue reprend, sans ordre, tous les thèmes et même les mots, du reste de la pièce. Dans chacune de ses phrases, de ses nombreuses interrogations et exclamations, on peut entendre l'écho d'une phrase déjà prononcée par Caligula, ou voir le reflet de l'un de ses actes. La volonté de changer l'ordre du monde, le désir de l'impossible, de la lune, l'innocence et la culpabilité, la mort, la peur, la haine de soi, tout ce qui donnait forme et signification au personnage, à ses paroles et à ses gestes, est repris ici. Mais le «tous coupables» est devenu «nous serons coupables à jamais». L'impossible ne s'est pas réalisé, Hélicon n'a pas apporté la lune, l'ordre du monde n'a pas changé, et la peur n'est plus celle que ressentaient les autres. Seule est nouvelle la découverte de son erreur : «Je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne» (IV, 14) (répliques tardives, comme celle de la 15 Nous nous amusons encore quand, avec beaucoup de désinvolture, il soigne ses pieds en conversant avec Scipion (III, 2) et lorsqu’il se peint les ongles des orteils alors qu’Hélicon lui parle du complot contre lui, tandis que, pour sa part, il continue à lui parler de sa rencontre avec la lune, se livrant même à une effusion émue à son propos, qu’il rompt par ces mots : «Décidément, ce vernis ne vaut rien.» (III, 3). La farce est plus évidente encore lors des spectacles qu’organise ce cabotin qui a le goût de «l’art dramatique» (III, 2) : -le «procès», qui est «une fête sans mesure», «le plus beau des spectacles» (I, 11), -le banquet où «il se tient mal à table» (II, 5), -la «sorte de parade foraine» où il est grotesquement déguisé en Vénus (III, 1), -l’apparition fugitive «en robe courte de danseuse» (IV, 4), -le concours entre poètes qu’il malmène en ne les laissant dire que quelques mots avant de les interrompre sévèrement d’un coup de sifflet, d’où un comique de répétition (IV, 12). On peut y voir une certaine forme de cabaret. Si ces manifestations ludiques font figure d'épisodes, voire d'intermèdes, qui illustrent plutôt qu'ils ne révèlent le caractère du héros, il reste que Camus s’y révéla comme pouvant être un auteur comique, ne craignant pas de recourir à la plus franche bouffonnerie. La tragédie : La destinée de Caligula avait déjà inspiré à Alexandre Dumas, en 1833, une tragédie en cinq actes et en vers, qui n’eut que vingt représentations, la critique et le public ayant été scandalisés de voir, dès le prologue, un ivrogne sur la scène de la Comédie-Française ; de plus, par une singulière hardiesse, Dumas avait fait de Messaline le principal personnage féminin de la pièce. Ici, Caligula lui-même juge son histoire «une bien curieuse tragédie» (IV, 13). La pièce, comme aimantée, tourne autour d’un axe unique, la mort ; elle s’ouvre sur celle de Drusilla (qui, dans la première version de la pièce, n’avait lieu que plus tard dans l’intrigue, ce déplacement étant donc capital pour l’action et le sens de l’œuvre), qui est la sœur de l’empereur, son unique amour et son unique refuge. Dès lors, le ressort est bandé, le drame part comme une flèche vers la mort de ce prince qui n’a jamais renoncé à l’enfant qu’il était, et qui, pour fêter l’occasion, danse face au miroir en attendant que s’abatte sur lui la sentence. Tout le monde croit qu’il est devenu fou. Rien n’est moins sûr. Il se peut au contraire qu’il ait fait la preuve de sa lucidité en prenant Rome pour l’enfer qu’elle était devenue, ce qui fait que Rome méritait Caligula, et que Caligula méritait Rome. La pièce est bel et bien la chronique d’une mort annoncée et réclamée par un homme. Avec ce personnage, Camus était en effet fidèle à la tradition de la tragédie qui veut que la fatalité du malheur, de la mort, soient plus exemplaires en s'abattant sur des personnes illustres ; pour qu'il y ait une chute (qui est, selon la définition d'Aristote, l'essence même de la tragédie), il faut qu'il y ait d’abord une hauteur ; or Caligula, empereur de Rome, était un homme qui avait tous les pouvoirs, et pouvait satisfaire ses moindres folies. Cependant, ici, à la différence de ce qu’on trouve dans les tragédies traditionnelles, de la dérision s'exerce aux dépens des manifestations religieuses, les cieux sont vides, les dieux sont moqués, et, ainsi, aucune autre force ne vient les remplacer pour peser sur le héros. Le destin auquel il est condamné est celui de la condition humaine, que traduisent au mieux ses discours et ceux de son entourage. Caligula n'est pas Prométhée. Pour lui, la tragédie commence par la mort de Drusilla par laquelle, selon Scipion, il fut comme tétanisé : «Il s’est avancé vers le corps de Drusilla. Il l’a touché avec deux doigts. Puis il a semblé réfléchir, tournant sur lui-même, et il est sorti d’un pas égal. Depuis, on court après lui.» (I, 2). Il fut frappé par le désespoir : «Je savais qu’on pouvait être désespéré, mais j’ignorais ce que ce mot voulait dire» (I, 11), désespoir qui n’est pas «une maladie de l’âme [...] c’est le corps qui souffre» (I, 11). Puis, comme il décide de tirer la logique extrême de sa révolte en la transformant en tyrannie, de vivre sa liberté aux dépens de celle des autres, la pièce devient un drame sanguinaire où l’on trouve beaucoup d’épouvante froide, sinon du Grand-Guignol. Il s’emploie à anéantir l'ordre établi, non pas seulement celui de son empire, mais l’ordre de la morale éternelle et, au-delà, le cours même de la nature ; alors qu’il se plaint : «De quoi me sert ce pouvoir si étonnant si je ne puis changer l’ordre des 16 choses, si je ne puis faire que le soleil se couche à l’est», Cæsonia, sa vieille maîtresse dressée devant lui et suppliante, tente de le raisonner : «Il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l’injuste. Je te jure que tout cela ne changera pas.» ; il proclame : «Je prends en charge un royaume où l’impossible est roi», et elle lui rétorque : «Tu ne pourras faire que le ciel ne soit pas le ciel, qu’un beau visage devienne laid, un cœur d’homme insensible» ; mais il s’exalte : «Je veux mêler le ciel à la mer, confondre laideur et beauté, faire jaillir le rire de la souffrance.» (I, 11). Exercer sa liberté, c’est donc, pour lui, détruire le monde. Son pouvoir, qui ne peut s’étendre jusque- là, s’exerce tout au moins sur les humains. Il en vient, de la façon la plus arbitraire, à commettre des meurtres : -Il a fait tuer le fils de Lepidus, et s’en est amusé. -Il assassine sous nos yeux le vieux Mereia coupable d'avoir absorbé un remède contre l’asthme : il se précipite vers lui «d’un bond sauvage, l’atteint au milieu de la scène, le jette sur un siège bas et, après une lutte de quelques instants, lui enfonce la fiole entre les dents et la brise à coups de poings. Après quelques soubresauts, le visage plein d’eau et de sang, Mereia meurt.» (II, 10). -Il tue, même et surtout, celle qui l’aime, Cæsonia, qui, dans un cri, lui lance : «Tu ne pourras pas nier l’amour», ce qui le fait éclater de rage : «L’amour, Cæsonia ! (Il l’a prise aux épaules et la secoue) J’ai appris que ce n’était rien.» (I, 11) et, plus tard, il l’étrangle en lui disant : «Non, pas de tendresse. Il faut en finir, car le temps presse. Le temps presse, chère Cæsonia !» (IV, 13). Face à Caligula ne se dresse guère que Cherea. Mais il a trop logiquement et moralement raison pour que ses arguments acquièrent une valeur dramatique. Caligula entend à peine ses remontrances : son chemin étant d'avance tracé jusqu'au suicide, celles-ci font l'effet de maximes livrées au spectateur pour mieux éclairer la monstruosité d'un héros qui, quoi qu'il advienne, agit en solitaire. Caligula, ayant renoncé à la lune, ne s'adresse qu'au néant. La pièce s'achève sur le face-à-face du héros avec son miroir. En plaçant Caligula face au vide, Camus s'est-il donné une mission théâtrale impossible. Même si les proches de Caligula, Hélicon et Cæsonia, nous font découvrir la souffrance terrible qu’il vit, les folles violences qu’il a exercées suscitent le complot contre lui, car il ne peut, dans la logique tragique, que connaître une mort qu’il a provoquée, qui est un suicide délibéré, planifié, la pièce, poussée à ses limites, aboutissant à une issue exaspérée, les conspirateurs, ponctuels, faisant leur entrée au dernier acte pour donner un côté sacré, presque rituel, à la descente aux enfers de l’empereur ; ils ne sont pas ressentis comme des adversaires : en effet, ils exécutent une mise à mort que Caligula attend, du moment qu'il a condamné une humanité à laquelle il appartient. Camus fit très habilement coïncider ce suicide symbolique où Caligula brise le miroir qui est son alter ego, qui est présent pendant toute la pièce, qui est le signe de la visée esthétique et morale qui la sous-tend, avec l’entrée des conjurés qui le font mourir réellement. En refusant un ordre, qu’il ne comprend plus, pour lui substituer le sien propre, en sachant finalement sa tyrannie injustifiable et consentant à en mourir, il se range parmi les grands personnages tragiques. La pièce appartient donc à un théâtre de violence et de meurtre, un «théâtre de la cruauté» à la façon d'Artaud, où l’on sent aussi les influences de Shakespeare (‘’Richard III’’, en particulier), de ‘’Britannicus’’ de Racine (qui mit en scène le monstre que fut cet autre empereur romain, Néron) et de Dostoïevski (pour lequel «nous sommes tous coupables»). * * * Camus, qui était un homme de théâtre, sut faire vivre à son héros la passion qui le dévore, lui donner une ardeur bondissante et même allègre pour détruire les autres, les institutions et lui-même, dans ce qui est une mort préprogrammée, nous rendre complice des excès de son héros en provoquant le rire et l’horreur. Il ménagea une succession rapide de scènes où se révéla un véritable écrivain scénique, faisant déjà une mise en scène, car ses didascalies ont une grande précision (I, 3 où toute la scène se réduit à une longue didascalie ; I, 6 ; I, 11 ; II, 1 ; II, 3, autre «scène muette» ; II, 5 ; II, 11 ; III, 1 ; III, 6 ; IV, 4 où même la musique est prévue pour l’exhibition de Caligula en danseuse ; IV, 12 ; IV, 13 où Caligula «se campe face au public» (ce qui rompt l’illusion théâtrale) pour, parlant de ses morts, affirmer : «Eux 17 sont vrais. Ils sont comme moi. Ils m’attendent, et me pressent» ; tandis que lui «se presse contre le miroir» (IV 14). La présence du miroir est imposée depuis la didascalie qui constitue la scène muette qu’est I, 3 ; en I, 11, Caligula le frappe spectaculairement de son «maillet» pour «effacer frénétiquement une image sur la surface polie», c’est-à-dire pour éliminer le reflet de tous ceux qui l’entourent afin de ne garder que le sien ; en III, 5, on le voit converser avec celui qui est son compagnon le plus fidèle, auquel il revient continuellement, tel un Narcisse aveugle aux âmes qui I'entourent.; en IV, 13, il «fait tourner le miroir sur lui-même», avouant alors et affrontant sa solitude ; enfin, en IV, 14, il se livre à une confession où il le prend pour interlocuteur, «se presse contre le miroir», «revient vers le miroir», «tend les mains vers le miroir en pleurant», se rebelle contre lui : «Je tends mes mains et c’est toi que je rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de haine.», «s’observe, simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée», ce qui fait que «le miroir se brise». Toutefois, il faut remarquer que cet élément du décor dans lequel Camus résuma l'essentiel de son propos est peu déchiffrable pour le spectateur du balcon, et que plusieurs metteurs en scène ont préféré le supprimer de la représentation. D'autres indications scéniques de l'auteur passent, elles aussi, malaisément la rampe; - Le meurtre de Mereia (II, 10) illustre, au-delà de sa cruauté, la brutalité de Caligula ; après une «lutte de quelques instants», l'empereur «lui enfonce la fiole entre les dents et la brise à coups de poing» ; mais ce détail ne peut valoir que pour un lecteur. -Le meurtre de Cæsonia, étranglée sous nos yeux, et le râle qui s'ensuit n’est pas facile à rendre pour un metteur en scène ; il s'expose à rendre cette strangulation soit laborieuse, soit anodine. Il faut reconnaître que, invité à croire à la réalité du spectacle, on peut préférer le respect des bienséances du théâtre classique. L'invisible meurtre de Camille par Horace inspire plus d'horreur que cette strangulation de Cæsonia ! * * * ‘’Caligula’’, cette histoire de conspiration romaine feutrée, cette tragédie de l’intelligence, est la pièce la plus forte de Camus, sa grande réussite dramatique. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- L’intérêt littéraire Dans ‘’Caligula’’, Camus manifesta aussi un ascétisme rigoureux dans l’écriture des dialogues. Comme le propos, le style est très contemporain. L’écriture théâtrale est claire, précise, directe, vive et incisive. On remarque la grande immédiateté des dialogues qui créent I'urgence. Les répliques, souvent courtes, fusent et s'opposent dans une lutte rapide ; ainsi, à Caligula qui dit : «Il s’agit de rendre possible ce qui ne l’est pas.», Scipion objecte : «C’est la récréation d’un fou», et l’autre rétorque : «C’est la vertu d’un empereur» (I, 9). On ne trouve que quelques mots recherchés : -«consommation» qui, dans «Il faut aller jusqu’à la consommation» (III, 5), «devoir aller jusqu’à la consommation. Car j’ai peur de la consommation.» (IV, 14), désigne l’action d’amener une chose à son plein accomplissement ; -«devisons en amis» (III, 6) : «conversons», «bavardons» ; -«couverts jusqu’à la garde» (III, 6) : «au plus haut point», «le plus complètement possible», par allusion à l’épée enfoncée jusqu’à la garde ; - «me pressent» (IV, 13) : «m’assaillent» ; - «usure» (IV, 6) : «pratique de prêts à intérêts excessifs». Le plus souvent, les mots sont simples, parfois familiers : -Chez Caligula : «qu’en dira-t-on» (II, 5) - «Amène Cherea» (III, 5) -«Tu avais décidé d’être logique, idiot.» (III, 5) - «Trop de morts, cela dégarnit» (III, 5) - «Eh bien ! c’est raté» (IV, 10). 20 L’intérêt documentaire Dans ‘’Caligula’’, l’action se situe dans un temps précis, éloigné de nous mais suffisamment présent à notre mémoire. En effet, nous sommes dans la Rome des Césars, au début de l’ère chrétienne, un siècle pourrissant donc essentiellement théâtral. Mais Camus ne s’est guère soucié de couleur antique, souhaitant d’ailleurs que, pour la mise en scène, on évite «le style romain». Il s’est limité à ces quelques mentions d’éléments matériels : -les pièces de monnaie que sont les «sesterces» (IV, 4 ; IV, 9) ; -les «colonnes» d’un jardin (III, 3) ; -les instruments de musique que sont les «cymbales» (III, 1 ; IV, 4) et les «sistres» (IV, 4) ; -les «tablettes» (III, 5 ; III, 6 ; IV, 12) sur lesquelles des mots sont gravés, qu’on peut faire fondre à la flamme d’un flambeau, un de ceux qui servent d’éclairage (III, 6) ; -le «divan» sur lequel Hélicon «va se coucher» (III, 2) ; les spectacles du «cirque» (I, 1). On a un aperçu du système social et politique de l'Empire, dont l’aristocratie est constituée de «patriciens» et de «chevaliers» (la seule mention de ceux-ci se trouvant dans une didascalie de IV, 7). Ces dignitaires dominent «la plèbe» (I, 1), le peuple. En fait, Camus se servit de Rome uniquement pour que son personnage dispose d’un pouvoir absolu, soit considéré comme un dieu : Hélicon déclare : «Les dieux sont descendus sur terre. Caïus, César et dieu, surnommé Caligula, leur a prêté sa forme humaine. […] Les décors majestueux de la puissance divine sont ramenés sur terre» ; il faut réciter «la prière sacrée à Caligula-Vénus» (III, 1). * * * Comme déjà signalé, Camus trouva son personnage dans le livre IV de l’ouvrage de l'historien latin Suétone, ‘’Vie des douze Césars’’. Y est retracée la vie et les années de règne de Caïus Julius César, surnommé familièrement «Caligula» parce que, au cours de son enfance passée auprès de son père dans les camps de l’armée, il avait porté des chaussures militaires («caligae»). Né en l’an 12, il était le fils de Germanicus et d'Agrippine l'Aînée, de ce fait, l’arrière-petit-fils de l'empereur Auguste et le petit- neveu de l'empereur Tibère. Il ne put, dès son jeune âge, contenir sa nature «cruelle et vicieuse». Il grandit d’abord à l’écart, convaincu par sa mère qu’il était entouré d’ennemis. Puis il passa sa jeunesse au milieu des serviteurs égyptiens d’Antonia, la fille cadette de Marc Antoine et d'Octavie (il fut alors servant d’Isis) et de princes orientaux, otages de Rome, qui lui apprirent ce qu'est le plaisir dans toute sa brutalité. Or, du fait d’une hérédité qui charriait des meurtres et des folies en grand nombre, il était épileptique et avait «des inclinations basses et cruelles». Il eut un «commerce criminel» avec ses sœurs, en particulier, Drusilla. On pense qu’il participa à l’assassinat de Tibère auquel il succéda, car le peuple romain, qui l’aimait beaucoup (ayant hérité de la renommée de son père, il était plus populaire que ne le furent jamais Auguste et Tibère) souhaita son accession à la dignité d’empereur. Pourtant, s’il était doué, intelligent, instruit et bon orateur, il était aussi d’allure gauche et un peu ingrate : il avait «la taille haute, le teint livide, le corps mal proportionné, le cou et les jambes tout à fait grêles, les yeux enfoncés et les tempes creuses, un regard d’une fixité inquiétante, le front large et mal conformé, les cheveux rares, le sommet de la tête chauve, le reste du corps velu […] Quant à son visage, naturellement affreux et repoussant, il s’efforçait de le rendre plus horrible encore, en étudiant devant son miroir tous les jeux de physionomie capables d’inspirer la terreur et l’effroi» ; de plus, il était atteint de calvitie précoce, et recourait aux postiches. Alors qu’il était à peine âgé de vingt-cinq ans, il fut, le 18 mars 37, par le Sénat unanime, I'ordre équestre (les «chevaliers») et le peuple, désigné comme empereur. Peu sûr de lui, ne sachant pas commander, il fut sidéré par l'immensité de la tâche. Toutefois, il sut, pendant six mois, se montrer libéral, en rappelant d'exil les victimes de Tibère, en apportant beaucoup de soin à I'approvisionnement de Rome en denrées de toutes sortes, et à l'organisation de jeux publics, «comblant les vœux du peuple romain» par ses actes de générosité, exprimant le désir de collaborer avec le Sénat mais s’opposant au conservatisme frileux et à la veulerie des dignitaires et 21 des notables, couvrant de largesses le peuple, allant, dans sa grande prodigalité, jusqu’à faire pleuvoir sur lui des pièces de monnaie, lui donnant des spectacles (des courses de chars, des combats de gladiateurs), et aimant se produire lui-même car il avait la passion du chant, et de la danse. Mais, au mois d'octobre 37, il tomba gravement malade, et connut un brusque changement de sa personnalité. Il serait alors devenu «fou», ce qui fait croire à plusieurs historiens modernes qu’il aurait pu plutôt être victime d’un empoisonnement, peut-être par Locuste, car de nombreux poisons avaient pour premier effet des troubles similaires à une maladie mentale. Quoi qu’il en soit, régulièrement en proie à des terreurs nocturnes, il souffrait de sautes d’humeur brutales, passant de phases d’agitation extrême à des périodes de profonde lassitude. Il fut en proie à d’étranges obsessions («Les nuits où la lune brillait dans son plein, il l’invitait fréquemment à venir l’embrasser et partager sa couche») Il devint alors lunatique, capricieux, mégalomane, cédant à un désir effréné de puissance, se livrant à toute une série d’excès aggravés par de lourds abus d’alcool : - Il entretint des relations incestueuses avec ses sœurs, particulièrement avec Drusilla qu’il présenta comme son épouse et son héritière à titre privé, qu’il fit diviniser à la fin de I'an 37, geste qui fut ressenti comme un abus de pouvoir ; elle allait mourir en juin 38, et la douleur de Caligula fut très vive : il fit suspendre toutes les festivités, et décréta un deuil national. Après cette perte de la femme aimée, il s'adonna à une débauche qui allait être mise en relief dans ‘’Caligula’’ (1979), film de Tinto Brass, avec Malcolm McDowell dans le rôle-titre, qui contient des scènes à caractère pornographique. -Il bichonnait tant son cheval bien-aimé, Incitatus, que, la veille des jeux du cirque, les soldats avaient ordre de faire respecter le silence pour que le sommeil de l’animal ne fut pas troublé. Il fit construire un palais pour lui, lui donna des esclaves, un mobilier afin qu’il reçût des personnes invitées en son nom. Il envisagea de faire de lui un consul. -Il imposa aux Romains des taxes nouvelles, mais en les affichant en caractères minuscules, dans des endroits improbables, afin de pouvoir prendre des sanctions. -Pendant les combats du cirque, il lui arrivait de faire replier le vélum protégeant du soleil, et d'interdire au public de sortir. Parfois, iI modifiait le spectacle pour y introduire des bêtes galeuses ou des gladiateurs très vieux. - Craignant que son règne trop prospère ne soit oublié, il appela de ses vœux un massacre, une peste, n’importe quel fléau. À défaut, il ferma les greniers publics, et annonça de fausses famines. - Il organisait des spectacles où il se donnait la vedette, ayant été le premier empereur à se produire en public sous les traits d'un histrion, dansant puis faisant cesser toute musique, pour se projeter dans les airs, avant d’être saisi par des éphèbes. -Il tenait des concours de poésie. - Comme avait couru sur lui, avant son avènement, une prédiction selon laquelle il n'avait pas plus de chance d'être empereur que de traverser à cheval la baie de Naples, il y fit jeter un pont constitué de bateaux recouverts de terre, sur une distance de près d'un kilomètre, qu'il parcourut à cheval pendant deux jours. - Décidé à montrer sa bravoure, il ordonna à certains de ses gardes de franchir le Rhin pendant qu’il déjeunait, et de revenir en annonçant la présence d'un prétendu ennemi germanique ; il se précipita alors pour combattre des troupes inexistantes, et revint à son camp en traitant de lâches les soldats qui ne l'avaient pas suivi. De même, pour attaquer l’Angleterre, il rassembla des soldats, que, de I'autre côté de la Manche, il transforma en ramasseurs de coquillages, faisant ériger un phare en hommage à cet exploit, avant de s'en retourner à Rome. -Jaloux de la gloire des autres, il fit abattre les statues de personnages illustres qu’Auguste avait transportées sur le Champ de Mars ; il tenta de faire enlever des bibliothèques les œuvres de Virgile et de Tite-Live ; il songea aussi à détruire les poèmes d'Homère. -Dans un temple, il s’offrit à l’adoration de ses sujets comme étant un dieu, le «Nouveau Soleil» ; il se donna le surnom d’«Optimus Maximus» ; doué pour le transformisme, il se déguisa en Hercule, en Dionysos, avant d'imiter les traits de Diane et de Vénus ; il fit venir de Grèce la statue de Jupiter pour remplacer sa tête par la sienne ; il se voulut l’amant de la Lune. Pourtant, il pouvait, le lendemain, sembler un enfant effrayé qui, les nuits d’orage, se cache la tête sous les draps. 22 Surtout, paranoïaque, il se voyait entouré d’une cour de menteurs et de fourbes, devint donc tyrannique, et en vint à régner dans le sombre climat qui, inhérent au despotisme, est fait de violence et de corruption, de suspicion et de délation, de commérages et de calomnies, les sentiments généreux étant systématiquement anéantis par l’habitude de la crainte et de la soumission. Il céda à la tentation de la violence démente. Le «traité de l’exécution», dont il est fait mention dans la pièce (II, 9), qui ferait accepter d’être mis à mort, et qui était intitulé ‘’Le Glaive’’ (II, 8), n’a pas été inventé par Camus : il s’agit d’un livre où le Caligula historique inscrivait le nom des futurs condamnés à mort. De ses ennemis, il aurait dit, selon Suétone : «Oderint, dum metuant» («Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent !», devise empruntée à Atrée, un tyran légendaire de Mycènes. Il fit subir aux patriciens des humiliations (les obligeant à prostituer leurs femmes), des exactions, des cruautés (ainsi, en plein milieu d'un banquet, il avait été saisi d'un fou rire, et, comme les deux consuls, allongés près de lui, s'en étaient étonnés, il leur répliqua : «Quand je pense que, sur un seul geste de moi, vous pouvez être égorgés tous les deux à l'instant !»). Sa pathologie se manifestait par des obsessions morbides, notamment l'envie de couper des têtes ; il ne baisait jamais le cou d'une femme sans ajouter : «Une si jolie nuque sera tranchée dès que j'en donnerai l'ordre !» ; il regrettait : «Ah ! Si seulement le peuple romain n'avait qu'un seul cou !» Comme, lors de sa «crise», certains citoyens avaient annoncé qu'ils offriraient leur vie pour obtenir sa guérison, dès son retour à l'état «normal», il demanda à un certain Potitus de s'exécuter : le malheureux fut promené à travers Rome au milieu d'un cortège d'enfants chargés de rappeler sa promesse aux badauds, et fut finalement précipité du haut d'un rocher sur le Forum en contrebas, et s'y rompit les os ! Ayant appris que des personnages qu'il avait exilés souhaitaient sa mort, il envoya des hommes les exécuter. Revenu de tout, il fut tenté de satisfaire un voluptueux plaisir de destruction. Il déclara : «J'aime le pouvoir car il donne ses chances à l'impossible», phrase qu’on retrouve dans la pièce (I, 9). «Il devint un monstre sanguinaire, faisant arbitrairement pratiquer d'horribles tortures et des meurtres, se chargeant lui-même de procéder, avec d’incroyables raffinements de cruauté aux exécutions qu’il prononçait au gré de ses caprices, tuant d’abord pour survivre, vite, sans penser, bientôt pour le plaisir de s’affirmer. Il fit mettre à mort, non seulement sénateurs et chevaliers, mais jusqu'aux membres de sa propre famille, comme son père, Germanicus, son frère et son beau-père. Suétone raconte : «Un jour, il fit tuer tous les inculpés, témoins, avocats d'un procès en criant : ‘’Ils sont tous aussi coupables.’’» Aussi devint-il donc de plus en plus évident pour les Romains qu'il fallait se défaire à tout prix de cet empereur trop encombrant. Des conspirations furent formées en vue de son assassinat. Un premier complot fut ourdi par ses propres sœurs, Agrippine ll et Julia ; il en eut vent, et fit exiler les conjurés. Un deuxième complot vit le jour quelque temps plus tard, et fut encore une fois déjoué. Comme il était toujours bien gardé, il était pratiquement impossible d'attenter à sa personne. Le meurtre ne pouvait être que I'œuvre de ses gardes eux-mêmes ; le «tribun de la cohorte prétorienne», Cassius Cherea, demanda de porter le premier coup sur lui, le frappant par-derrière, donnant ainsi le signal de l’exécution aux autres conjurés, quand, le 21 janvier 41, alors qu’il était isolé de la foule sur le Palatin, il fut assailli : «Étendu à terre, les membres repliés sur eux-mêmes, il ne cessait de crier qu’il vivait encore.» Mais, après avoir régné trois ans, dix mois et vingt-huit jours, à l’âge de vingt-neuf ans, il expira. Pour la postérité, cet empereur romain qui enfreignit toutes les règles, garda la plus mauvaise réputation, resta l'empereur fou. * * * Si Camus voulut que Caligula soit «moins laid qu’on ne le pense généralement», faisant ainsi une référence implicite au texte de Suétone, il lui emprunta bien le despotisme, la folie sanguinaire, le cynisme et l’histrionisme cruel de Caligula ; cependant, lui qui n’était ni Shakespeare, ni Hugo, ni Montherlant, s’il donna à ces éléments une signification originale qui s’intégrait dans sa réflexion sur l’absurde et la révolte, n’exploita pas toute la richesse pittoresque qu’on trouve chez l’auteur latin. Il ne plaça pas Caligula dans son véritable contexte impérial et historique. Mais il reprit de nombreux épisodes de la vie de Caligula (Caligula fuyant Rome après la mort de Drusilla (I, 1) - Caligula faisant la cour à la lune (I, 4) - Caligula se déguisant en Vénus (III, 1) - Caligula ne tenant pas compte des 25 CÆSONIA : C’est «la vieille maîtresse» de Caligula (I, 6), et elle reconnaît : «Je suis vieille, et près d’être laide» (IV, 13). Elle essaie d’abord, retrouvant alors les formules traditionnelles des chœurs des tragédies antiques, de mettre en garde Caligula contre l'«ubris» et l'oubli des limites raisonnables de la condition humaine : «C'est vouloir s'égaler aux dieux. Je ne connais pas de pire folie.» (I, 11). Mais elle ne tient pas longtemps ce rôle devant les appels (ou les ordres) de Caligula : «Tu m'obéiras. Tu m'aideras toujours. Jure de m'aider.» (I, 11). Elle ne sera plus désormais que la complice «cruelle», «implacable», mais aussi «égarée» et remplie «d'effroi» ; effarée par les actes de Caligula, elle aide à leur accomplissement par amour, ce qui la place hors de la catégorie des témoins objectifs. Longtemps, elle ne joue que les utilités : ainsi, elle évoque «un grand traité» (II, 6) dont le titre est «‘’Le Glaive’’» (II, 8) qui se révèle plus loin être «un petit traité de l’exécution» (II, 9) ; elle fait réciter la prière à Vénus (III, 1) ; elle apporte la fausse nouvelle de la maladie (IV, 9) ; elle prétend la mort de Caligula arrivée (IV, 10). Mais son rôle est plus important quand elle invite Scipion à comprendre l’assassin de son père (II, 12) et quand, contre son gré, elle aide Caligula à commettre des atrocités. Surtout, elle, l’amoureuse fanée, la favorite déchue qui pourrait être amère et hostile, reste attachée à son amant, lui porte toujours un amour total, se montrant maternelle («C’était un enfant» [I, 6]), même respectueuse de son amour pour Drusilla («Cela est dur de voir mourir aujourd’hui ce que, hier, on serrait dans ses bras.» [I, 6]), ne cessant de le défendre (elle révèle qu’il «dort deux heures toutes les nuits et le reste du temps, incapable de reposer, erre dans les galeries de son palais» [IV, 11], pensant qu’il a «trop d’âme» et que ne peuvent le «supporter» «ceux qui n’en ont point» IV, 11]). Cependant, elle lui apporte aussi ses conseils en se faisant avocate du sens commun («Vouloir s’égaler aux dieux. Je ne connais pas de pire folie.[…] Tu ne pourras pas faire que le ciel ne soit pas le ciel, qu’un beau visage devienne laid, un cœur d’homme insensible. […] Il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l’injuste. Je te jure que tout cela ne changera pas. […] Tu ne pourras pas nier l’amour.» (I, 11). Si elle accepte de se soumettre tout à fait à la volonté de celui qu’elle aime, se laisse rabrouer par lui, l’invite même à la tuer, elle tente encore de le raisonner, de le détourner de sa voie sanglante : «Ne peux-tu, au moins pour une minute, te laisser aller à vivre librement. […] Cela peut être si bon de vivre et d’aimer dans la pureté de son cœur. […] Ce n’est donc pas assez de te voir tuer les autres qu’il faille encore savoir que tu seras tué? Ce n’est pas assez de te recevoir cruel et déchiré, de sentir ton odeur de meurtre quand tu te places sur mon ventre ! Tous les jours je vois mourir un peu plus en toi ce qui a figure d’homme. […] Je voudrais seulement te voir guérir, toi qui es encore un enfant. […] Le bonheur est généreux. Il ne vit pas de destruction. […] Est- ce donc du bonheur, cette liberté épouvantable?» (IV, 13). Dans son extrême dévouement, elle l’invite à la tuer, ce à quoi il s’abandonne : il l’«étrangle peu à peu», et elle se «débat faiblement» (IV, 13), dernière victime du monstre alors vacillant. * * * SCIPION C’est un compagnon de jeunesse de Caligula (il l’appelle par son prénom : «Caïus» [I, 9]) et son quasi alter ego (il partage avec lui l’amour des «mêmes vérités» [II, 14] ; ils ont une sensibilité poétique analogue ; ils éprouvent l’un pour l’autre une étrange attirance ; il reconnaît encore vers la fin qu’il lui «ressemble» [IV, 13]). Il affirme : «Je l’aime. Il était bon pour moi.» (I, 6). Il peut témoigner de la bienveillance dont son ami faisait preuve autrefois : «Il répétait souvent que faire souffrir était la seule façon de se tromper.» (I, 6). Mais Caligula, étant devenu empereur, n’est plus le même, et il s’étonne et se scandalise devant cette transformation, car, s’il voit dans sa quête de l’impossible «la récréation d’un fou» (I, 9), il ne peut qu’être révulsé par la torture et l’assassinat de son père que, fidèle à son terrible dessein, Caligula ordonna ; il ne peut que le haïr, affirmant : «Ce que j’ai de meilleur en moi, c’est ma haine» (II, 12). Comme un autre Lorenzaccio (le héros de la pièce de Musset), il veut tuer celui qui a été son ami (II, 12), Hélicon lui déclarant d’ailleurs : «Je sais que tu pourrais tuer Caligula… et qu’il ne le verrait pas d’un mauvais œil» (II, 13). Une didascalie de II, 14, indique qu’il est «partagé entre sa haine et il ne sait pas quoi» (car il ne peut désigner son amitié ou son amour), et, dans cette scène émouvante, le poète qu’il est, amadoué par Caligula qui lui demande de réciter son poème (la sensibilité de l’artiste [ou sa vanité?] prenant le pas sur sa douleur 26 de fils) communie avec le meurtrier dans l’évocation lyrique de la nature du pays romain, dans le sentiment de sa beauté et de son harmonie avec le cœur humain ; Caligula le «presse contre lui», mais regrette que «la force de sa passion pour la vie ne se satisfera pas de la nature», lui dit : «Tu es pur dans le bien, comme je suis pur dans le mal.» (II, 14). Cependant, ayant pris conscience d’une odieuse comédie, Scipion «se rejette brusquement en arrière et regarde Caligula avec horreur», s’écrie : «Oh ! le monstre, l’infect monstre. Tu as encore joué […] Quel cœur ignoble et ensanglanté tu dois avoir. […] Comme je te plains et comme je te hais. […] Et quelle immonde solitude doit être la tienne !» Comme Caligula en fait le douloureux aveu, son ami «tend une main vers» lui, «et la pose sur son épaule», tandis que Caligula «la couvre d’une des siennes» (II, 14). Plus loin, Hélicon lui reproche d’avoir «encore fait l’anarchiste» (III, 2), car, bien qu’il ne croit pas aux dieux, il accuse Caligula d’avoir «blasphémé» (III, 2) puisque, lors du culte grotesque rendu à la déesse, il s’est déguisé en Vénus, et a contraint les patriciens à l’adorer sous cette apparence grotesque. Il a «décidé de dire la vérité» (III, 2), tout en faisant cette remarque : «Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d’y croire. […] La haine ne compense pas la haine. Le pouvoir n’est pas une solution. Et je ne connais qu’une façon de balancer l’hostilité du monde […] la pauvreté.» (III, 2). Voilà qui représente bien le respect des opinions contraires aux siennes que manifesta toujours Camus. Le personnage le représente encore quand il affirme : «La haine ne compense pas la haine. Le pouvoir n’est pas une solution. Et je ne connais qu’une façon de balancer l’hostilité du monde […] La pauvreté. » (III, 2) Prenant alors une force analogue à celle de Cherea, il s’oppose à la prétention de Caligula de trouver dans l’exercice du pouvoir une «compensation […] à la bêtise et à la haine des dieux» (III, 2), affirme : «La haine ne compense pas la haine. Le pouvoir n’est pas une solution. Et je ne connais qu’une façon de balancer l’hostilité du monde […] la pauvreté.» (III, 2). Si, trop proche de Caligula pour le condamner, il ne peut non plus l’aider, il le prévient toutefois du danger qu’il court, lui annonçant qu’il se pourrait que «des légions de dieux humains se lèvent, implacables à leur tour, et noient dans le sang sa divinité d’un moment» (III, 2). Et, quand Cherea l’incite à participer au complot, il se rétracte : «Je ne puis être contre lui […] Quelque chose en moi lui ressemble […] Il m’a appris à tout exiger», ce à quoi l’autre rétorque : «Non, Scipion, il t’a désespéré.» (IV, 1). Lors du concours entre les poètes, son poème sur la mort est le seul que Caligula n’interrompt pas, s’étonnant : «Tu es bien jeune pour connaître les vraies leçons de la mort» (IV, 12). Scipion sait qu’elle est inhérente à la vie, qu’elle est la vie. S’il s'insurge contre le tyran, ce n'est pas seulement parce qu'il a tué son père (ce meurtre, au contraire, aurait pu créer un lien entre eux), c'est parce qu'il souille par des morts inutiles, sacrilèges et sales, la grande Mort qui donne son poids et sa mesure à I'être humain. Il ne participe pas à l’assaut des conjurés, et quitte Caligula qu’il sait condamné, en lui demandant : «Quand tout sera fini, n’oublie pas que je t’ai aimé.» (IV, 13). Son départ a une signification symbolique évidente : si, victime de Caligula, il est aussi celui qui le comprend, il n'a cependant d'autre issue que l'exil puisque, malgré tout le sang versé, trop de choses en lui continuent à l'approuver. Ce poète du verbe, qui s’oppose au poète de l’action qu’est Caligula avec lequel il a une parenté profonde, dont il partage la soif d'absolu et le désespoir, est vraiment un personnage ambigu et troublant. * * * CHEREA C’est un patricien qui échappe cependant à la médiocrité des autres patriciens, demeurant «impassible» quand ils deviennent frénétiques (II, 1) car c’est un intellectuel tranquillement méprisant pour ses compagnons d’infortune («C’est inouï d’être insignifiant à ce point» [II, 4] dit-il à l’un d’eux). D’ailleurs, Caligula, qui s’apprête à l’affronter, lui confie : «J’ai besoin de parler un peu à quelqu’un d’intelligent.» (III, 6). Cet homme de lettres considère que Caligula «aimait trop la littérature» (I, 2), qu’«un empereur artiste, cela n’est pas convenable» (I, 2). Comme il déclare : «Ce que je déteste en 27 lui, c’est qu’il sait ce qu’il veut» (II, 2), il révèle sa propre inconsistance. En effet, il comprend la «logique» implacable à laquelle la constatation de l'absurdité de la condition humaine a conduit Caligula. Mais il refuse d'adhérer à son authenticité dévastatrice, à son nihilisme militant dans lequel il voit une menace pour le sens même de la vie. Il estime dangereux, si l’on veut vivre, de bouleverser toutes les valeurs. Face à sa démesure, il est l'homme de la mesure, qui montre justement que le secret de la durée de la vie est dans la mesure. Surtout, il a horreur de la façon dont il exerce le pouvoir : «Ce n’est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d’un pouvoir sans limites, mais c’est la première fois qu’il s’en sert sans limites, jusqu’à nier l'homme et le monde. Voilà ce qui m'effraie en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de choses et j’aurai ce courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d’exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut pas vivre sans raison.» (II, 2). Voulant «retrouver la paix dans un monde à nouveau cohérent», il indique : «Ce n’est pas l’ambition qui me fait agir, mais une peur raisonnable, la peur de ce lyrisme inhumain auprès de quoi ma vie n’est rien.» (II, 2). Il se joint donc au complot, mais calme d’abord l’ardeur de ses complices : «Laissons continuer Caligula […] Organisons sa folie.» (II, 2). Il entend bien lui donner la mort plus tard, non pour de mesquines raisons d’intérêt personnel, pour sauver sa vie, mais au nom d'un ordre supérieur, sachant qu’il faut le détruire pour laisser à ses sujets une chance de bonheur. On le constate lors de l’entretien entre «deux hommes dont l’âme et la fierté sont égales» (III, 6) auquel l’invite Caligula. Dans ce dialogue, qui fait penser à celui de Philinte et d’Alceste dans ‘’Le misanthrope’’ de Molière, il apparaît que, s’il est pénétré de la vérité que Caligula a découverte (et dont il s’est approché plus ou moins dangereusement lui aussi), celle de l’absurdité du monde, il a choisi d'y vivre et, pour cela, de lui accorder un sens, une cohérence. Même s’il juge Caligula incapable de lui «parler de tout son cœur», faisant alors preuve de courage, il lui reproche d’emblée de n’avoir «rien d’aimable» III, 6), d’être «nuisible et cruel, égoïste et vaniteux» (III, 6) ; il va jusqu’à déclarer vouloir le tuer parce que, avoue-t-il très humblement et sainement : «J’ai le goût et le besoin de la sécurité […] J'ai envie de vivre et d'être heureux. Je crois qu'on ne peut être ni l'un ni l'autre en poussant l'absurde dans toutes ses conséquences. Je suis comme tout le monde. Pour m'en sentir libéré, je souhaite parfois la mort de ceux que j'aime, je convoite des femmes que les lois de la famille ou de l'amitié m'interdisent de convoiter. Pour être logique, je devrais alors tuer ou posséder. Mais je juge que ces idées vagues n'ont pas d'importance. Si tout le monde se permettait de les réaliser, nous ne pourrions ni vivre ni être heureux. Encore une fois, c'est cela qui m'importe.» (III, 6). Oui, tout cela est sain, est d’une bonne hygiène sociale, et Cherea le transcende en donnant à Caligula, qui lui demande s'il croit en une idée supérieure, cette réplique qui met tout le monde de son côté : «Je crois qu'il y a des actions qui sont plus belles que d'autres.» (III, 6), ce qui est l’expression d’une morale. Il affirme que, pour lui, la mort est préférable à la crainte constante. Cependant, cette âme forte et droite est décontenancée par la magnanimité de l’empereur lorsqu’il détruit la tablette compromettante (et, ici, on songe à la clémence d’Auguste à l’égard de Cinna dans la pièce de Corneille) : il le «regarde avec stupeur, a un geste à peine esquissé, semble comprendre, ouvre la bouche et part brusquement» (III, 6). S’il reconnaît à Caligula «une indéniable influence» parce qu’«il force à penser. Il force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser. […] Et c’est pourquoi tant de haines le poursuivent.» (IV, 4), il maintient son opposition, déclarant aux conjurés : «Nous devons être fermes sur ce que nous allons faire», et il incite Scipion à se joindre au complot : «Ce meurtre demande des répondants qui soient respectables» (IV, 1). Cet adversaire résolu, à l’annonce de la mort de Caligula, y voit (sincérité ou habileté?) «un grand malheur» (IV, 10). Chez lui, le tyrannicide répond à un idéal politique, non à une vengeance personnelle. En ce personnage d’une grande lucidité, en ce sage qui, comprend la logique implacable de Caligula mais n’y adhère pas car, au nom de son intelligence, il ne peut nier ni l'être humain, ni la vie ; qui, à ses méfaits, oppose la morale ; qui présente le véritable contrepoint de son nihilisme ; qui, face à sa démesure, est l'homme de la mesure ; qui est une sorte de prototype de la résistance au totalitarisme, on peut voir le porte-parole de Camus. Il est le personnage qui nous ressemble le plus, et, pourtant, il nous est le moins aimable. 30 -Sa souffrance physique constante : Elle est la somatisation de son angoisse : «Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J’ai la tête creuse et le cœur soulevé. Et le plus affreux est ce goût dans la bouche. Ni sang ni mort, ni fièvre, mais tout cela à la fois. Il suffit que je remue la langue pour que tout redevienne noir et que les êtres me répugnent. Qu’il est dur, qu’il est amer de devenir un homme !» (I, 11). Cæsonia fait savoir : «Caligula souffre de l’estomac . Il a vomi du sang.» (IV, 9). se voue à une souffrance qui est la somatisation de son angoisse : «Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J’ai la tête creuse et le cœur soulevé. Et le plus affreux est ce goût dans la bouche. Ni sang ni mort, ni fièvre, mais tout cela à la fois. Il suffit que je remue la langue pour que tout redevienne noir et que les êtres me répugnent. Qu’il est dur, qu’il est amer de devenir un homme !» (I, 11). Cæsonia fait savoir : «Caligula souffre de l’estomac . Il a vomi du sang.» (IV, 9) ; il «dort deux heures toutes les nuits et le reste du temps, incapable de reposer, il erre dans les galeries de son palais.» (IV, 11). Sa vulnérabilité le rend émouvant. Inconsolable de la mort de sa chère Drusilla, il peut être considéré comme un innocent maltraité par le destin. -Sa révolte : Elle est la réaction à son désespoir, une façon de s'arracher à I'indifférence pour exiger du monde une réponse qui soit aussi forte que la douleur qu'il venait de lui infliger, pour trouver l'énergie de se battre et de vivre. Sa constatation : «Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté.» (I, 10) résume la pièce. -Sa critique justifiée de la société qui l’entoure : Révulsé par la médiocrité des vies ordinaires, par «la bêtise» et la «vanité» des patriciens (IV, 13), dénonçant la comédie jouée par la société, se plaisant à choquer les dignitaires, stigmatisant de sa dialectique la lâcheté et les mensonges de son entourage, il prétend que «honnêteté, respectabilité, qu’en-dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur […] ce beau sentiment sans alliage, pur et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre» (II, 5). Il reproche à ses sujets d’être lâches, de tenir trop à leur femme, à leurs enfants, à leurs biens et à la vie. -Son souci pédagogique de faire connaître la vérité : Il constate : «Tout, autour de moi, est mensonge ! Et moi, je veux qu'on vive dans la vérité !» (I, 4). Il se rend compte que ce n'est que par le mensonge que les êtres humains arrivent à croire à un bonheur possible. Il se dit donc : Puisque j'en ai le pouvoir, je vais les ramener à leur vérité. Aussi, à ses congénères qui, eux, ne demandent la lune que par plaisanterie, et ne savent que se résigner et en rire, qu’il hait parce qu’ils ne sont «pas libres» (I, 10), qui «sont privés de la connaissance» (I, 4), à qui «manque un professeur qui sache ce dont il parle» (I, 4), qui les fasse «vivre dans la vérité» alors que «la vérité de ce monde est de n’en pas avoir» (III, 1), il veut leur appliquer sa «pédagogie» (I, 9), utilisant son pouvoir d'empereur pour les provoquer, critiquer leur soumission, leur faire comprendre, de façon didactique, qu'ils vivent en plein absurde, les appeler à la révolte. Il entend user de son pouvoir absolu pour les obliger à vivre dans la pleine conscience de leur destinée mortelle, à regarder en face cette vérité qu’est l’absurdité de l’existence. -Sa lucidité : Il est doué d’une clairvoyance troublante, qui lui fait constater raisonnablement que les êtres humains «pleurent parce que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être» (I, 11), qui lui fait reconnaître qu’a échoué le subterfuge par lequel il a fait annoncer sa propre mort pour piéger Cherea : «Eh bien ! c’est raté.» (IV, 10). -Son idéalisme typiquement adolescent, qui le fait vouloir «rendre possible ce qui ne l’est pas» (I, 9), éprouver «un besoin d’impossible» (I, 4), être «obsédé d'impossible», demander à Hélicon de l’aider «à l’impossible» (I, 4), se dire encore à la fin : «Il suffirait que l’impossible soit» (IV, 14). C’est pourquoi, comme par une attitude d’enfant gâté, il déclare vouloir acquérir cette chose qui est le symbole lyrique de l’impossible, qu’on se contente de demander par plaisanterie : la lune, expliquant naïvement : «C’est une des choses que je n’ai pas.» [I, 4]), tout en prétendant l’avoir déjà eue dans son lit (III, 3), demandant à Hélicon de la lui rapporter (III, 3), affirmant que, si on lui «apportait la lune, tout serait changé» (III, 5), la regrettant encore : «Je n’aurai pas la lune. […] Si j’avais eu la lune […] 31 tout serait changé.» (IV, 14). Auparavant, il avait pu dire : «J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde» (I, 4) ; or, s’il place sur le même pied la lune, le bonheur et l’immortalité, c’est que, pour lui, tous les absolus s’équivalent. Il fait de son rêve d’impossible la mesure de toute chose. Animé de l’exigence de pureté, il déclare encore : «Chacun gagne sa pureté comme il peut. Moi, c’est en poursuivant l’essentiel.» (IV, 13). Dans sa présentation pour l'édition états-unienne de la pièce, Camus le définit comme «obsédé par la quête de l'absolu». Il eut le projet fou de faire étinceler la vérité. Et on peut apprécier la noblesse de sa quête. -Son altruisme : Constatant : «Les hommes pleurent parce que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être.», il veut «changer l’ordre des choses», «que la souffrance décroisse», et se donne cette mission : «Je ferai à ce siècle le don de l’égalité. Et lorsque tout sera aplani, l’impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux.» (I, 11). C’est l’expression d’une ambition prométhéenne, d’une utopie à la fois enfantine et humanitaire ; d’où le jugement de Cæsonia : «C’est vouloir s’égaler aux dieux. Je ne connais pas de pire folie.» (I, 11). Il affirme : «Je respecte la vie humaine […] plus que je ne respecte un idéal de conquête» (III, 2). Il dit se refuser à faire la guerre car «la moindre guerre entreprise par un tyran raisonnable vous coûterait mille fois plus cher que les caprices de mes fantaisies.» (III, 2). * * * Les arguments de l’accusation : -Son exhibitionnisme, son histrionisme : Du fait de sa position d’empereur, il est déjà constamment en représentation, se trouve en permanence sur une scène, la scène politique dont il est le centre. Mais il y ajoute toute une théâtralité, dont il jouit, mettant son corps en valeur, montrant ses appétits et ses pulsions, jouant de toutes les ressources de ses capacités d'acteur au service de lui-même et de la vérité qu'il veut enseigner : la bouffonnerie entre dans la représentation qu'il donne de sa «folie». De plus, faisant d’ailleurs du mauvais théâtre, il pratique de plus «l’art dramatique» (III, 2), organise aussi des spectacles : - la «sorte de parade foraine» où cet acteur à l’expressivité passionnée, ce véritable cabotin, ce metteur en scène invétéré, est grotesquement déguisé en Vénus, oblige les patriciens à réciter une prière, à se prosterner et à lui donner une obole (III, 1) ; - l’apparition fugitive «en robe courte de danseuse» (IV, 4) où il pense avoir permis aux patriciens de «communiquer avec lui dans une émotion artistique» (IV, 5). -Ses extravagances qui le font passer pour fou : C’est pour exercer sa liberté qu’il les accumule les extravagances, qu’il agit avec démesure, avec une versatilité et une imprévisibilité constantes, il passe pour fou : - Montrant beaucoup de désinvolture, se complaisant dans la vulgarité, il «se tient mal à table» (II, 5) , il soigne ses pieds, et se peint les ongles des orteils en conversant avec Scipion (III, 2), avec Hélicon (III, 3), et, alors qu’il s’est livré à une effusion émue à propos de la lune, la rompt par : «Décidément, ce vernis ne vaut rien.» (III, 3). -Il malmène les patriciens et les poètes dans cette série de situations qu’on a mentionnées plus haut et qualifiées d’éléments de farce. -Sa versatilité, son imprévisibilité : On constate son incertitude constante de bipolaire : -Alors que, avec Scipion, il se prétend son ami (il le «presse contre lui», «le caresse» [II, 14]), qu’il célèbre avec lui la nature qu’il a aimée, soudain, il prévoit que «la force de sa passion pour la vie ne se satisfera pas de la nature» (II, 14), et il se dissocie de lui : «Tu es pur dans le bien, comme je suis pur dans le mal» (II, 14), «change brusquement de ton» (II, 14) pour se révéler méchant, proférer soudain : «Tout cela manque de sang» ; d’où la réaction de son ami : «Oh ! le monstre, l’infect monstre. Tu as encore joué. […] Quel cœur ignoble et ensanglanté tu dois avoir.» (II, 14). 32 -Avec Cherea, qui l’affronte en le jugeant incapable de lui «parler de tout son cœur», il joue un moment au «jeu de la sincérité» pour l’amener à se découvrir, avant de vite se retourner : «Couvrons- nous donc de masques. Utilisons nos mensonges.» Puis, lui montrant «la tablette» qui est la preuve de sa participation au complot contre lui, il la détruit pour, à la façon d’Auguste avec Cinna, manifester sa clémence, se montrer magnanime ou, peut-être le laisser vivre pour qu’il soit son exécuteur (III, 6). -Plus loin, on apprend qu’il «a donné quatre-vingt-un mille sesterces à un esclave voleur que la torture n’avait pas fait avouer.» (IV, 4). -S’il est devenu un juge sévère des mœurs politiques, il se joue aussi de ses fonctions, tourne en dérision la notion même du pouvoir, et en célèbre en même temps la puissance jouissive. On peut se demander s’Il est jamais sincère, et lui-même doit souvent l’ignorer ! -Son mépris pour les humains que, d’ailleurs, il leur assène sans savoir vraiment ce qu'ils sont : Se justifiant : «Je n’ai pas tellement de façons de prouver que je suis libre», il décrète : «Demain, il y aura la famine» (II, 9). Alors que, pour Scipion, «Tous les hommes ont une douceur dans la vie. Cela les aide à continuer.», pour lui, cette douceur est «le mépris» (II, 14). Auparavant, à l’annonce que lui fit Scipion d’une révolution mettant à bas le pouvoir de droit divin : «Des légions de dieux humains se lèvent, implacables à leur tour, et noient dans le sang ta divinité d’un moment», il rétorque : «J’imagine difficilement le jour dont tu parles. Mais j’en rêve quelquefois. Et sur tous les visages qui s’avancent alors du fond de la nuit amère, dans leurs traits tordus par la haine et l’angoisse, je reconnais en effet, avec ravissement, le seul dieu que j’aie adoré en ce monde : misérable et lâche comme le cœur humain» (III, 2). Son souci pédagogique le conduit à faire régner la terreur. -Sa folie de vouloir changer les êtres et même la nature : Cherea reconnaît qu’il «force tout le monde à penser» (IV, 4). Par sa permanente provocation, il arrache les masques, éprouve les cœurs, dénonce les facilités de la bonne conscience, contraint ses sujets à s'avouer leur lâcheté, leur absence d'idéal. Sa tyrannie est une maïeutique permanente, qui a valeur de révélateur. En affirmant ainsi sa puissance et sa liberté, en épuisant «tout ce qui peut [le] faire vivre», il espère du même coup révéler aux autres I'absurdité du monde pour les rendre libres en tuant les préjugés qui les tiennent esclaves. Il voudrait aussi influer sur le cours de la nature : «De quoi me sert ce pouvoir si étonnant si je ne puis changer l’ordre des choses, si je ne puis faire que le soleil se couche à l’est, que la souffrance décroisse et que les êtres ne meurent plus? […] Je veux mêler le ciel à la mer, confondre laideur et beauté, faire jaillir le rire de la souffrance. […] (I, 11). -Sa logique délirante : Nous souhaitons confusément que Caligula soit atteint de folie afin de pouvoir admettre sa conduite sans remords. Mais ce serait trop facile de tout expliquer par sa folie. D’ailleurs, il se récrie : «Mais je ne suis pas fou et même je n’ai jamais été aussi raisonnable» (I, 4). Doué d’une intelligence aussi aiguë et dispersée que ses propos sont sans retenue, il fait preuve d’une effrayante logique, se montre diablement intelligent, son excès d’intelligence lui faisant d’ailleurs refuser «la bêtise» qui «est meurtrière lorsqu’elle se juge offensée : ceux que j’ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité.» (IV, 13), lui fait exciter la haine car il s’est rendu compte qu’«il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents» (II, 14). Il est d’autant plus monstrueux qu’il est lucide. Au premier acte, il projette de «rester logique jusqu’à la fin» pour «qu’on vive dans la vérité» (I, 4). Il proclame : «J’ai décidé d’être logique et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter.» (I, 8). Il devient donc totalitaire par amour de la logique. Comme on l’a vu, cette «logique implacable» (IV, 13) se manifeste dans le syllogisme cruel qu’Hélicon, son porte-parole, développe : «On meurt parce qu’on est coupable. On est coupable parce qu’on est sujet de Caligula. Or, tout le monde est sujet de Caligula. Donc tout le monde est coupable. D’où il ressort que tout le monde meurt. C’est une question de temps et de patience.» (II, 9). C’est en exerçant sa logique qu’il coince Mereia dans «une alternative dont [il] ne sortira pas» : «Ou bien je ne voulais pas te faire mourir et tu me suspectes injustement, moi, ton empereur. Ou bien je le voulais, et toi, insecte, tu t’opposes à mes projets.» (II, 10). Il se dit à lui-même : «Tu avais décidé d’être logique […] Il faut poursuivre la logique. Le pouvoir jusqu’au bout, l’abandon jusqu’au bout […] il faut aller jusqu’à la 35 puissance et de la liberté» (III, 2). Voulant rivaliser avec les dieux, dont pourtant «le métier» est «ridicule» (III, 2), il regrette son manque d’envergure : «Mon règne jusqu’ici a été trop heureux. Ni peste universelle ni religion cruelle, pas même un coup d'État, bref, rien qui puisse vous faire passer à la postérité», et se donne le but : «C'est moi qui remplace la peste !» (IV, 9), préfigurant ainsi directement le personnage de La Peste de la pièce ‘’L’état de siège’’ avec lequel il partage d’ailleurs de nombreux traits. S’il vitupère les dieux, il a pourtant «pris leur visage bête et incompréhensible» (III, 2). Par ailleurs, il se moque de Cæsonia, qui pense qu’il pourrait être sauvé de ses ennemis par «quelque chose, venu du ciel», en lui assénant : «Il n’y a pas de ciel, pauvre femme» (IV, 13). Sa révolte contre l’absurdité de la mort, l’incite à se faire celui qui la dispense, déclarant : «On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux.» (III, 2). Or, comme le dit Hélicon, «il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux.» (III, 2) Prétendant s’emparer du destin qui est l’œuvre maîtresse des dieux, il proclame : «On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin» (III, 2). * * * Or, ayant au moins pour lui sa lucidité, il fait bien lui-même son propre procès, en IV,14, la dernière scène, où, se trouvant face à son miroir, le prenant encore pour interlocuteur, il cesse donc de jouer la comédie, se livre à une confession. Il se dit : «Toi aussi, tu es coupable», ajoutant toutefois : «Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge, où personne n’est innocent !» Cet être éminemment monstrueux n'en demeure pas moins un homme, et reconnaît : «J’ai peur. Quel dégoût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l’âme. Mais cela ne fait rien. La peur non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le cœur s’apaise.» Il exprime encore la plainte d'un enfant qui, privé de ses illusions, refuse de devenir un homme : «Tout a I'air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si j'avais eu la lune, si I'amour suffisait, tout serait changé. Mais où étancher cette soif? Quel cœur, quel dieu auraient pour moi la profondeur d'un lac? (s’agenouillant en pleurant). Rien dans ce monde, ni dans I'autre, qui soit à ma mesure. Je sais pourtant, et tu sais aussi (il tend la main vers le miroir en pleurant), qu’il suffirait que l’impossible soit. Il se rend compte qu’il a fait fausse route : «Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne.» Il reconnaît donc que la poursuite de sa logique, que son exercice dictatorial du pouvoir en agissant contre les autres êtres comme si rien n’était interdit, ont mené à une impasse totale. Il prend conscience de l’échec de l’entreprise dans laquelle il s’est engagé sans retenue. Il apprend qu’il fallait, non pas fomenter l’absurde (attitude que cette mort par assassinat condamne), mais lutter contre ! Il ne lui reste plus rien à connaître que la mort enfin vécue, «ce grand vide où le cœur s’apaise.» Déjà auparavant, il avait pris conscience de son erreur : dans un premier monologue introspectif, en III, 5, il lui était apparu qu’il était pris dans un engrenage : «Même si l’on m’apportait la lune, je ne pourrais pas revenir en arrière. Même si les morts frémissaient à nouveau sous la caresse du soleil, les meurtres ne rentreraient pas sous terre pour autant» ; mais il s’était alors entêté : «Il faut poursuivre la logique. Le pouvoir jusqu’au bout, l’abandon jusqu’au bout. Non, on ne revient pas en arrière et il faut aller jusqu’à la consommation !». En IV, 13, il avait admis que, écorché qui se nourrissait du mal pour oublier son propre désespoir, il était bourreau de lui-même autant que des autres ; que, s’il avait contre lui «la bêtise» et la «vanité» des patriciens, il avait aussi contre lui, pensant alors à Scipion et à Cherea, «la loyauté et le courage de ceux qui veulent être heureux.» ; qu’il connaissait le désenchantement : «Je sais que rien ne dure ! Savoir cela ! Nous sommes deux ou trois dans l’histoire à en avoir fait l’expérience, accompli ce bonheur dément» ; qu’il s’était enfermé dans une «logique implacable» qui ne masquait qu'imparfaitement les contradictions qu'il tentait de fuir, dans une logique de la destruction dont il serait la victime autant que le créateur ; que la liberté excessive se détruit elle-même ; qu’il évoluait dans le dégoût généralisé ; qu’il «exerçait le pouvoir délirant du destructeur», se disant, alors qu’il étranglait Cæsonia, que «Tuer n'est pas la solution» ; qu’il cultivait la cruauté par impossibilité de vivre la tendresse, conservant, au milieu de sa démence, la nostalgie d'un bonheur impossible ; que, à la fois violent et souffrant, il avait fait le vide autour de lui, et s'était installé au milieu d'un désert psychologique d'où la mort seule pourrait le tirer. Or que 36 peut-on bien faire de sa vie quand le besoin d’absolu ne trouve nulle part de réponse? quand on aime le monde avec la force du désespoir et avec une crainte de le perdre qui en fait mieux encore ressortir les beautés? On peut considérer qu’il est moralement désorienté à partir du moment où a été coupé le lien qui le rattachait à la femme qui, sans qu’il en eût conscience, gouvernait sa vie. Fidèle à sa «logique implacable» qui le conduit à s’immoler lui-même, il ne fait rien pour s’opposer au complot contre lui qui lui a été annoncé par Hélicon (III, 3) et par le «vieux patricien» (III, 4) qu’il a d’ailleurs plutôt accusé de traîtrise à l’égard de ses complices, lui déclarant : «J’ai tant détesté la lâcheté que je pourrais jamais me retenir de faire mourir un traître», et le renvoyant en lui assénant : «Un homme d’honneur est un animal si rare en ce monde que je ne pourrais pas en supporter la vue trop longtemps» (III, 4). Loin de s’opposer au complot, il a fait ce qu'il fallait pour armer contre lui ceux qui finiront par le tuer. Il a cherché la mort comme conséquence logique de ses actes, est allé délibérément vers elle, l’a provoquée sciemment. Dans ce consentement final au meurtre expiatoire, qui est donc un suicide intelligent, interféré, il s’offre aux coups de son ami et des patriciens qu'il a bafoués et humiliés, meurt sans leur résister, mais en criant : «Je suis encore vivant» (IV, 14), cri où on peut entendre un défi orgueilleux de l'histrion nihiliste, ou un regret du suicidaire pathétique de n’accéder pas encore à la délivrance. Même à l'heure de sa mort, il la nie toujours, d'une certaine manière, s'en moque. C'est à cet instant que la vie du tyran revêt toute sa dimension ironique et tragique. Alors que, de scène en scène, il est devenu la caricature de lui-même, que, de la grande pureté du jour où il vit le cadavre de Drusilla, peu à peu rien ne reste, il est allé jusqu'à I'absolu du désespoir, ne trouvant, au bout du chemin, que la solitude et la mort, erreur de celui que Camus a défini comme «un homme qui par fidélité à soi-même est infidèle à l’homme. Il récuse toutes les valeurs. Mais si sa vérité est de nier les dieux, son erreur est de nier les hommes. Il n’a pas compris qu’on ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. C’est l’histoire de la plus humaine et de la plus tragique des erreurs.» (‘’Le Figaro’’, 25 septembre 1945). On peut ajouter que la liberté excessive se détruit elle-même. S’il réunit toutes les contradictions : la domination et la détresse, la lucidité et la folie, la rage et la douceur, etc., c’est la tension des contraires qui fait I'unité profonde du personnage. * * * Ainsi, Caligula est un personnage riche, complexe, gardant un mystère nourri de ses contradictions, étant une des figures les plus troublantes du théâtre français. Mi-ange mi-démon, illustration de plusieurs facettes de la nature humaine, il joue de tous les registres d’émotion, de I'exaltation à la douleur, de la folie enfantine à la terrible intelligence, de la violence effrénée à la faiblesse pathétique, et se livre à tous les excès pour oublier sa douleur de vivre. Ayant tort et raison à la fois, il suscite autant de répulsion que de fascination ; nous l’aimons et le haïssons tour à tour. Son intranquillité, sa terreur profonde devant l’absurdité de la condition humaine, sa désillusion, ce sont les nôtres, qu’on le veuille ou non, qu’on accepte ou non de se reconnaître dans la détresse d’un monstre. On a pu le rapprocher de Hamlet, car il éprouve comme lui ce vertige devant l'absolu qui fait perdre les repères moraux. Mais, s’il exécute ses courtisans de la même manière que le héros de Shakespeare exécutait Polonius, chez lui, les velléités du prince d’Elseneur se sont muées en intempérance d'action, sa puissance lui permettant de multiplier les caprices. Caligula est aussi un peu Richard III, ce tyran sanguinaire, prêt à tout pour parvenir à ses fins, qui expose au public les grandes lignes de son plan dès la première scène, transformant ainsi en quelque sorte les spectateurs en complices silencieux ; personnage qui se distingue aussi par son narcissisme pervers et sa volonté d’élévation, qui cherche l’absolu comme un romantique. On a pu aussi voir en lui un Don Juan, celui de Molière, car lui aussi a résolu de bafouer pauvres, femmes et honnêtes gens, ne se souciant même pas de parer d'un semblant d'élégance le jeu cynique où il se complaît. On a pu enfin le comparer à Lorenzaccio car, ayant, comme le personnage de Musset, étouffé en lui toute nostalgie d'innocence, il pousse jusqu'aux limites le dégoût de soi-même. Et c’est bien avec la fougue d’un héros romantique qu’il a la volonté folle de s’affranchir de toute entrave à ses désirs, l’envie impérieuse d’aller voir au-delà du bien et du mal. 37 Caligula est enfin un peu lvan Karamazov de Dostoïevski, I'intellectuel athée, le nihiliste qui file vers la folie après avoir incité à tuer le père. Voilà qui fait du rôle un des plus difficiles du théâtre français contemporain, car il réclame du comédien une souplesse virtuose, un don pour le vertige, pour se jouer des contradictions fondamentales du personnage. Si Camus s'attacha à mettre en scène les caractères les plus marquants du Caligula de Suétone : son despotisme, sa folie sanguinaire, son cynisme et son histrionisme cruel, ce ne fut pas par scrupule historique, mais parce qu’il lui apparut d'abord pour une des figures exemplaires de I'humanité, qu’il voulut saisir, derrière ses multiples images, le drame d'une existence qu'il tenta d'élever à I'universel, qu’il le vit comme l’incarnation du drame de l’absurde vécu. L’ambivalence du personnage, dont le sentiment est pur mais dont les armes s’avèrent meurtrières quand il choisit de lutter contre son impuissance à réellement influer sur l’ordre du monde en se lançant dans la démesure, le mépris d’autrui, le meurtre, rejetant au passage tous ceux qui tentent de le raisonner, fait de ‘’Caligula’’ une pièce ambiguë, dont on ne saurait dire si elle est subversive, nihiliste ou optimiste, tout simplement parce qu'elle réussit le pari d'être les trois à la fois. Voilà qui interdit donc de considérer qu’elle est une pièce à thèse. Mais, comme, en présentant ce monstre en quête d’absolu, Camus nous force à penser, on ne peut manquer de relever… --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- L’intérêt philosophique Alors que Camus avait écrit, à propos de ‘’La nausée’’ de Sartre, qu’«un roman n’est jamais qu’une philosophie mise en images», définition qui s’applique évidemment aussi au théâtre, dans la préface à l’édition de ‘’Caligula’’ aux États-Unis, il s’étonna : «Je cherche en vain la philosophie dans ces quatre actes». Mais d’autres l’y ont trouvée pour lui. Si la pièce fut composée à une époque où la mode était à des pièces à thèse où le tragique de l'être humain éclate comme une fusée noire, si elle fait partie de ce que Camus lui-même appela «le cycle de l’absurde», trilogie composée d’abord du ‘’Mythe de Sisyphe’’ (essai paru en 1942 qui présentait sa réflexion sur l’absurdité de l’existence - voir, dans le site, ‘’CAMUS, ‘’Le mythe de Sisyphe’’).) et de ‘’L’étranger’’ (roman publié également en 1942 - voir, dans le site, ‘’CAMUS, ‘’L’étranger’’), son déroulement rapide fait oublier que, sans être didactique, car la pensée, si elle est très forte, est toujours incarnée, elle a le tranchant d'une dissertation sans mériter la vilaine étiquette de pièce à thèse car elle offre un message assez ambigu pour qu’on la lui épargne. Elle a cependant pu être considérée comme un fragment détaché du ‘’Mythe de Sisyphe’’, comme étant l’essai en action, car l’absurde n’y est pas simplement montré, il est «agi». Les réponses à l’absurde énumérées dans l’essai sont, à des degrés divers, illustrées dans la pièce : le donjuanisme (dont le goût de la débauche de l’empereur offre une désespérante caricature), la révolte grâce à l’art (réduite, elle aussi, à des manifestations dérisoires), surtout le nihilisme qu’incarne Caligula en se fondant sur un au-delà humain qui est un pur néant pour l’être humain. Il faut répudier les dieux et non tenter de s’égaler à eux, pour éprouver pleinement la liberté à laquelle nous sommes condamnés. Or Caligula, en prétendant conquérir la lune, déserte la condition humaine. La pièce est donc bien autre chose qu’un drame sanguinaire ; c’est une méditation d’inspiration nietzschéenne sur le sens de la vie, le nihilisme du pouvoir absolu, la puissance meurtrière du langage quand les actes correspondent exactement aux mots prononcés. On a vu que «l’homme absurde», ayant la possibilité d'aller jusqu'au bout de sa révolte, y exécute son programme ; que la démence de l’empereur relève de la logique de l’absurde puisqu’il ne peut admettre l’idée que les êtres humains meurent, et qu’ils ne sont pas heureux ; puisqu’il veut se prouver qu’il est libre, et que, comme il en a les moyens, il entend le prouver aux dépens des autres, prenant «le visage bête et incompréhensible» des dieux et du destin, comme s’il voulait provoquer les gens, et les appeler à la révolte. Ce frère de Sisyphe finit par faire rouler sur eux son rocher, et s’exalte de son entreprise de destruction, passant de l’absurde au nihilisme. Il meurt conscient de son échec : «Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne.» 40 La méditation sur la condition humaine : La pièce, qui offre un message ambigu, ne prend tout son sens que si l’on considère l'évolution de la pensée de Camus : influencé par Nietzsche, il connut la tentation du nihilisme, constata l'absurdité de la condition humaine, dans ce qu’il a appelé le «cycle de l'absurde» dont fait partie ‘’Caligula’’ avec le roman ‘’L’étranger’’, l’essai ‘’Le mythe de Sisyphe’’, son autre pièce ‘’Le malentendu’’. Dans ces œuvres, il posait la question fondamentale du sens à donner à une existence qui, sans qu’il l’ait demandée, est imposée à l’être humain, qui est, selon la formule de Malraux «cet animal qui sait qu’il doit mourir», avant que, en dépit de l’attachement qu’il a pu lui porter, elle lui est enlevée par la mort. Si certains conçoivent la vie comme une étape vers une autre vie, Camus ne croyait pas à un au-delà, ne croyait à aucun dieu, sa moquerie à l’égard de Vénus n’étant d’ailleurs pas qu’un gag mais l’affirmation du refus de toute transcendance. Il était athée, participait de cet athéisme contemporain qui constate que Dieu n'est pas possible dans un monde si mal en point, devant le scandale de la souffrance, de la maladie et de la mort, des guerres et des cataclysmes naturels. S’étant donné un plateau de théâtre comme à Caligula avait été donné un empire, le théoricien du ‘’Mythe de Sisyphe’’ en fit un champ d'observation, un terrain pour une expérience. Pour rendre sa démonstration plus saisissante, en habile dramaturge, il choisit un homme qui, étant au sommet de l’humanité, ayant tous les pouvoirs, pouvant satisfaire ses moindres folies, ne pouvant s’identifier aux autres, était le mieux placé pour prendre conscience des limites ontologiques de l’être humain. Dans un monde sans dieux, voué à la souffrance et la mort, Caligula vit jusqu'à la démesure la passion désespérée d'une existence qui se sait absurde, et doit choisir entre le désespoir et la révolte. Ce qui lui importe, ce n’est pas la mort de Drusilla, mais la mort tout court. À sa révolte face à I'absurdité d'une vie privée de sens répond la volonté d'une substitution car il est libre d'exercer le «métier ridicule» des dieux en se faisant à la fois I'auteur et le protagoniste de la tragédie terrestre. Sa quête absolue de liberté devant l’absurdité de la vie suscite une révolte plus puissante que celle qui la motivait. Et vient le moment où, même dans l’absolu, il a tort. Mais demeure son exigence de lucidité devant I'absurde et la mort qui fait que cette œuvre subversive est un appel à garder les yeux ouverts. Dans cette expérience, Camus laissa l'homme absurde exécuter son programme, la logique absurde filer tout droit. Or il constata que son aboutissement est la folie et le crime. Ne les acceptant pas, lui qui avait, dès l'avant-propos du ‘’Mythe de Sisyphe’’, signifié que la constatation de l’absurdité de la condition humaine, loin d'être le point d'aboutissement d'une philosophie du désespoir, est un «point de départ», et ne se sépare pas de la révolte qu'il suscite, chercha le défaut, la fêlure, illustra parfaitement les limites de la révolte contre l’absurdité de l’existence, montra que, s’il est noble de se révolter contre notre condition, les moyens choisis pour mener notre rébellion donnent la mesure de notre valeur. Ainsi, la pièce, plus hardie que “Le mythe de Sisyphe”, décrit les conséquences ruineuses de la découverte de l'absurdité de la condition humaine. Caligula consent à mourir après avoir compris qu’il fallait lutter contre l’absurde et non le fomenter. On a signalé qu’on peut même considérer sa fin comme ce suicide qui est d’ailleurs défini, dans ‘’Le mythe de Sisyphe’’, comme «le problème philosophique vraiment sérieux». Il faut remarquer que s’oppose à l’aveuglement de Caligula, la sagesse de Cherea : pénétré de la vérité que Caligula a découverte (et dont il s’est approché plus ou moins dangereusement lui aussi), celle de l’absurdité du monde, il a pourtant choisi d'y vivre, et, pour cela, de lui accorder un sens, une cohérence, sans que le devoir de résistance à l’horreur soit commandé par une volonté supérieure, sans donner à sa morale une justification métaphysique, faisant donc de la rédemption une affaire strictement humaine et non pas divine, affirmant une confiance raisonnée dans notre capacité à introduire dans le monde plus de bonheur et plus de justice, proposant donc déjà cet humanisme laïque et positif que Camus allait promouvoir en particulier dans ‘’La peste’’. * * * Loin d'être une «pièce à thèse», comme Sartre a pu en produire, ‘’Caligula’’ est une œuvre vibrante et vivante, aussi pleine de désespoir que d'amour de la vie, où s’exprime une interrogation philosophique sincère. Aujourd’hui, dans la nostalgie d’une époque qui fut soucieuse de concilier des idées avec une forme théâtrale, on peut en sourire ou s’en émouvoir. Mais il reste que la sombre beauté du personnage, la logique vivante des situations, la poésie et la clarté du langage, donnent à 41 la pièce une force qui permet de la classer parmi les œuvres qui donnèrent à l’époque une nouvelle dimension dramatique. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- La destinée de l’œuvre En 1943, Gaston Gallimard fit parvenir le manuscrit de ‘’Caligula’’ à Jean-Louis Barrault qui, étant nietzschéen, avait été enthousiasmé et avait souhaité monter cette pièce, qui est la plus nietzschéenne de Camus ; il avait même été question qu’il joue le rôle-titre, mais il ne pouvait le faire en raison de ses engagements à la Comédie Française. À l'automne de la même année, Jean Vilar envisagea de la monter avec la ‘’Compagnie des Sept’’, mais des difficultés matérielles firent encore échouer le projet. La pièce fut publiée le 20 mai 1944 avec ‘’Le malentendu’’, avec ce prière d'insérer : «Grâce à une situation (‘’Le malentendu’’) ou à un personnage (Caligula) impossible, ces pièces tentent de donner vie aux conflits apparemment insolubles que toute pensée active doit d'abord traverser avant de parvenir aux seules solutions valables.» Une deuxième édition, la même année, présenta ‘’Caligula’’ seul, le texte ayant alors été légèrement modifié. La pièce fut, le 27 juin 1945, créée par Giorgio Strehler, à Genève au ‘’Théâtre de la Comédie’’. Il allait reprendre sa mise en scène l’année suivante au ‘’Teatro de la Pergola’’ à Florence. Il joua le rôle de Scipion. La même année, Camus confia sa pièce à Jacques Hébertot, directeur du ‘’Théâtre Hébertot’’, découvreur de talents qui cherchait à privilégier, dans sa programmation, les auteurs contemporains. Jean Vilar aurait aimé faire la mise en scène et tenir le rôle-titre. Mais ses tractations avec Hébertot n’aboutirent pas, car son théâtre, une intime bonbonnière rouge avec balcons, était à l’opposé de ce qui allait devenir son esthétique au T.N.P.. Hébertot suggéra à Camus de rajeunir le rôle de Caligula pour qu'il puisse être tenu par un élève du Conservatoire âgé de vingt-trois ans peu connu mais très prometteur, avec ses élans de chien fou et sa voix de basse profonde : Gérard Philipe ; Camus accepta à cause du côté ténébreux que laissait voir le jeune homme derrière son air angélique ; le comédien respecta les indications données, incarna un empereur jeune et lisse, en toge romaine, maintint l'ambiguïté du personnage entre jeunesse et cruauté. Une amitié immédiate se noua entre l’auteur et son interprète. Les autres rôles furent tenus par Michel Bouquet (Scipion), Jean Barrère (Cherea), Georges Vitaly (Hélicon), Margo Lion (Cæsonia). Camus avait indiqué : «Décor : il n'a pas d'importance. Tout est permis, sauf le genre romain». Mais il ne voulut pas non plus une actualisation du décor car elle aurait pareillement trahi ses intentions : Caligula n'est pas plus un dictateur moderne qu'un empereur qui annonce la décadence de Rome. La mise en scène fut faite par l’oncle par alliance de Camus, Paul Œttly, qui s'imposa sans conteste pour décider du jeu des comédiens et des décors, alors que l’auteur, qui assistait à toutes les répétitions, intervenait chaque fois que le texte était en cause. La première représentation eut lieu le 26 septembre 1945. Elle obtint un indiscutable succès, étant d’ailleurs la seule pièce de Camus aussi bien accueillie, ce qui était mérité car elle est aussi la plus réussie, celle à laquelle il tint toujours beaucoup, celle aussi sur laquelle il allait le plus souvent revenir. Marlene Dietrich vint assister à plusieurs représentations, et René Clair y vit pour la première fois celui qui allait devenir ensuite son interprète et son ami : Gérard Philipe qui, selon Raymond Cogniat (dans ‘’Arts’’, 28 septembre 1945), «au lieu d'un empereur conventionnel nous donne une manière d'Hamlet plus inquiétant mais non moins tourmenté, non moins obsédé de l'explication du monde et de soi-même», tandis que, pour Pierre Loewel (dans ‘’Les Lettres françaises’’, 6 octobre 1945), il «supporte et exhausse tout le poids du spectacle». Le succès de la pièce fut d'abord le sien, et, à partir de cet événement, il devint une vedette qui allait être longtemps adulée. Le plus souvent, la révélation de son talent occulta tout le reste. Dans la plupart des articles se démêlent difficilement les louanges ou critiques adressées à la pièce et celles qui visent sa mise en scène et son interprétation. 42 Aussi, au lendemain de la première, Camus exprima-t-il sa déception : «Trente articles. La raison des louanges est aussi mauvaise que celles des critiques. À peine une ou deux voix authentiques ou émues.» Ce ne fut que plus tard qu’on se pencha sur le texte : -Certains critiques posèrent, comme on l’a indiqué plus haut, le problème de la valeur dramatique du sujet, et leurs réponses furent contradictoires. -Dans ‘’L'arche’’ (octobre 1945), Jacques Lemarchand écrivit : «Le sujet de ‘’Caligula’’ est un raisonnement poussé jusqu'à ses conséquences extrêmes. […] C'est un excellent sujet dramatique, le théâtre ayant, pour des raisons personnelles, plus besoin de logique que tout autre moyen d'expression artistique ». Et il résuma ainsi le raisonnement de Caligula : «Ce n'est que par le mensonge que l'homme arrive à croire à un bonheur possible. Or, il faut vivre dans la vérité. Et puisque j'en ai le pouvoir, je vais ramener l'homme à sa vérité, savoir : l'arbitraire, l'injustice et la mort". -Dans ‘’Les temps modernes’’ (décembre 1945), Albert Ollivier considéra, au contraire, que le thème central de l'homme absurde «est, par essence, adramatique», avis que sembla corroborer Robert Kanters qui écrivit dans les ‘’Cahiers du Sud’’ (deuxième semestre 1945) : «À première vue, c'est le tableau de la folie de Caligula et d'une folie qui, posée dès le début, ne progresse plus et communique donc à la pièce un caractère statique». D’autres critiques, pensant à la chute récente de Hitler, virent dans la pièce une fable sur les horreurs du nazisme et un appel à la solidarité contre la tyrannie. Certains constatèrent que l’auteur répondait à l’accusation de démission qui était faite aux «philosophes de l’absurde», à la fois par les chrétiens et par les marxistes, c’est-à-dire par les deux camps qui se partageaient alors le monde intellectuel français. Ainsi, dans ‘’La nef’’ (novembre 1945), Henri Troyat jugea que «M. Camus était hanté par un certain système philosophique», que «toute la pièce n'est qu'une illustration des principes existentialistes de M. Sartre» [or, le 15 de ce même mois Camus allait donner une interview aux ‘’Nouvelles littéraires’’, où il allait affirmer : «Non, je ne suis pas existentialiste»] ; il ajouta qu’il ne concevait ses œuvres que comme des démonstrations nécessaires de ce système d'après lequel «la vie est absurde» ; il fit valoir que cet «apôtre de l'illogisme» est un «logicien forcené lorsqu'il nous présente son Caligula ; il lui reprocha de jamais laisser à ses créatures l'occasion de le contredire dans sa démonstration de l'absurde. Dans sa réponse à Troyat, Camus avoua qu'il ne se faisait «pas trop d'illusion sur ce que vaut ‘’Caligula’’». En janvier 1946, dans le numéro 1 de la revue ‘’Europe’’, Francis Crémieux constata : «Au lever du rideau, quand les lumières de la salle s'éteignent et que le spectateur a refermé son programme, il doit choisir entre ce qu'il a lu et ce qu'il va voir. Si l'argument philosophique de la pièce l'emporte sur sa théâtralité, le spectateur va alors accepter ou refuser sa philosophie. Mais si au contraire il considère, au-delà des principes qui la soutiennent, le fait théâtral que représente la pièce, il la suivra de la même façon qu'il a suivi une œuvre d'Ibsen ou de Giraudoux.» Voyant dans la figure de l'empereur un moteur dramaturgique «d'autant plus puissant qu'il se donne à lui-même la réplique pour accélérer sa vitesse», Francis Crémieux justifie les «agréables divertissements» que se donne l'empereur comme autant de «gags» qui permettent au public de respirer. Puisque l'empereur vit devant nos yeux son existence de fou, on ne saurait parler de «pièce à thèse» ou de «pièce à idées» : ‘’Caligula’’ se déroule suivant la liberté que Camus a donnée à son personnage, comme la toupie sous l'effet du mouvement qu'on lui a imprimé. «Le personnage vit sur ses réserves ; jamais ficelles ou conventions artificielles ne viennent prolonger le drame.» Et, sans échapper au rapprochement abusif de l'«existentialisme» des deux auteurs, Francis Crémieux compara ‘’Caligula’’ aux ‘’Bouches inutiles’’, de Simone de Beauvoir, créé à quelques jours d'intervalle : tandis que chez Camus domine un personnage, Beauvoir décentralise les «foyers dramatiques», mais les «qualités théâtrales» de sa pièce sont «moins prenantes que les bonds et les rictus de Caligula». La pièce fut rééditée en 1947, avec d'importants ajouts : une scène entière pour souligner, d'après Camus lui-même, le suicide supérieur de Caligula, qui refuse de prendre connaissance des 45 tournée dans les universités américaines, faisant applaudir la pièce par plus de cent mille spectateurs. Georges Vitaly avait voulu un décor en forme d'arène où les acteurs s'entre-déchiraient, expliquant : « Tous les personnages sont des gladiateurs qui défendent leur peau.» Ces intentions ne furent guère comprises, quand il redonna la pièce à Paris en 1971, au ‘’Théâtre La Bruyère’’, par les critiques : dans ‘’Le Figaro’’ (23 septembre 1971), Jean-Jacques Gautier écrivit : «Peut-être M. Georges Vitaly aurait-il pu éviter que ce ne soit joué comme on faisait si volontiers dans les années qui suivirent la guerre : tout le monde criant tout le temps, et arrivant ainsi à la véhémence soutenue d'un tissu sonore tendu si l'on veut, mais sans air et combien monotone» ; Matthieu Galey regretta dans ‘’Combat’’ (24 septembre 1971) que l'inévitable péplum soit «remplacé par des peignoirs de bain et des minijupes d'une laideur si provocante qu'elle doit être voulue !» ; dans ‘’Le monde’’ (24 septembre 1971), Bertrand Poirot-Delpech parla d'une «impression de rétrospective vieillotte, que le jeu odéonesque de certains patriciens et le style opérette de Cœsonia portent parfois au bord du ridicule». En 1976, Bernard de Coster mit la pièce en scène, avec l'équipe du ‘’Point Carré’’, Jean-Philippe Harmel jouant le rôle principal. En 1977, Gérard Carrât la présenta à la ‘’Comédie de Genève’’, François Germond étant Caligula. La critique retint surtout la reconstitution romaine à la David, avec des éclairages modelant les draperies et accentuant les visages. La même année, Daniel Scahaise le fit, au ‘’Théâtre des Galeries’’ de Bruxelles, Roger Van Hool étant Caligula, les costumes étant ceux de notre époque. En 1981, au ‘’Jeune Théâtre National’’, on eut une mise en scène résolument «jeune» de Patrick Guinand, où Caligula fut «Rimbaud et Hitler à la fois», un magazine parisien ayant titré ‘’Caligula Rock Star’’ pour rendre compte de cette audacieuse tentative. En 1983, le metteur en scène italien Maurizio Scaparro inaugura le ‘’Teatro di Roma’’ avec ‘’Caligula’’, traduit en italien. Il prit l'exact contre-pied de la mise en scène diffusée l'année précédente par la télévision nationale italienne, qui sacrifiait au «genre romain», et choisit la version de 1941, afin que la pièce soit débarrassée de sa charge politique, et que l'empereur redevînt, comme l'exprimait un compte rendu d'un journal italien au lendemain de la première, «un surhomme à la recherche d'une utopie». En 1984, la version de 1941 de la pièce fut publiée dans ‘’Les cahiers Albert Camus’’. En juin, la pièce fut de nouveau jouée au ‘’Festival d'Angers’’, toujours sous la direction de Camus. En 1991, au ‘’Théâtre Jean-Marie Serreau’’, puis à Versailles et au ‘’Théâtre des Mathurins’’, ce fut dans une mise en scène de Jacques Rosny qu’Émmanuel Dechartre fut Caligula. En 1992, après que, dès 1957, Camus ait sollicité en vain l'inscription de sa pièce au répertoire de la Comédie-Française, qu’il n’ait pas plus réussi en 1960, elle y entra enfin, dans une mise en scène du réalisateur égyptien Youssef Chahine qui renouvela cette pièce longtemps considérée comme une machine à idées, lui restitua toute son actualité. Pour lui, il ne s'agit pas de théâtre à thèse, mais d'une réflexion sur notre époque : «Pourquoi Caligula devient-il un tyran? Parce que les gens autour de lui ont démissionné. Il ne supporte pas ces gens qui sont comme des cafards. Là où il se trompe, c'est quand il croit qu'en en finissant avec ces cafards les choses changeront. C'est son erreur dramatique, et il la paiera de sa mort. Mais, au départ, Caligula a profondément raison. Voyez le monde d'aujourd'hui. Aurait-on eu la guerre du Golfe si les gouvernements n'avaient pas fabriqué Saddam Hussein? Il y a eu Saddam Hussein parce que tout le monde a démissionné. Alors, qui sont les vrais tyrans? Voilà la question qu'on aurait dû se poser l'année dernière.» Mais cette mise en 46 scène violente, hystérique, moderniste, tirant beaucoup de ses effets du cinéma fut très controversée. Le décor de Françoise Darne juxtaposait ruines romaines et panneaux où se profilaient des gratte- ciel, tandis que les costumes de Jean-Pierre Delifer étaient intemporels. Jean-Yves Dubois était Caligula. En 1993, au ‘’Asmita theater’’ de Bombay, ‘’Caligula’’, traduit en hindi, fut mis en scène par Arvind Gaur (21 représentations). La même année, à Montréal, au ‘’Théâtre Denise-Pelletier’’, la pièce fut mise en scène par Brigitte Haentjens, avec Marc Béland ; comme, devant une façade gréco-romaine, dans un mobilier Louis XIV, les comédiens portaient des costumes contemporains, l’œuvre n’avait pas d’âge. Comédiens et spectateurs participèrent à une espèce de communion tragi-comique qui repoussait les frontières de l'illusion théâtrale, et donnait à vivre, l'espace d'un instant, toutes les virtualités qui nous habitent. En 2006, au ‘’Théâtre de l'Atelier’’ à Paris, Charles Berling mit en scène la pièce, et tint le rôle de Caligula, incarnant un empereur plutôt vieillissant, plus décadent (il se peignait les ongles en noir, était toujours à demi nu, à peine drapé d'un tissu blanc, le teint jauni par les éclairages). La même année, à Budapest, la pièce a été jouée au ‘’Théâtre Radnóti’’. En 2008, à Dublin, au ‘’Project Cube Theater’’, dans le cadre du ‘’Festival international de théâtre de Dublin’’, la pièce fut montée par Conor Hanratty. La même année, à Tokyo, elle fut mise en scène par Yukio Ninagawa, au ‘’Bunkamura Cocoon Theater’’. En 2009, au ‘’Théâtre de Varna’’, en Bulgarie, fut jouée la mise en scène de Javor Gardev. Il mit l’accent sur la dénonciation du totalitarisme, son Caligula tenant à la fois du tyran antique, du fasciste et du dirigeant de l’ex-bloc de l’Est, étant une sorte de figure de dictateur universelle et anhistorique, les comédiens portant chemises noires et bottes de cuir, un motif hexagonal noir et blanc reproduit partout étant le symbole d’un État totalitaire. Lorsque, à l’acte II Caligula impose ses caprices aux sénateurs, l’arbitraire du pouvoir fut très bien montré. Gardev choisit de donner à ces rapports de domination une couleur sadomasochiste en munissant Hélicon d’une cravache… De plus, il explora les soubassements sexuels du culte de la personnalité, le corps de Caligula étant fortement érotisé, d’autant plus que l’interprète du rôle, Dimo Alexiev, est un véritable athlète à la musculature impressionnante qui focalisa les regards, surtout lorsqu’il s’immergea dans un bassin, et en ressortit ruisselant, telle Vénus. Ce spectacle fut présenté aussi au ‘’Festival Next 002’’ à Courtrai (Belgique) et à la Maison des arts de Créteil. La même année, la pièce fut, dans le cadre de ‘’L'année de la France au Brésil’’, produite par Rui Xavier, avec Daniel Sommerfeld dans le rôle-titre. La même année encore, Éric Boulenger présenta un film opéra de 2h45. En 2010, à Québec, au ‘’Théâtre du Trident’’, Gil Champagne monta la pièce en se donnant ce but : démasquer le monstre pour révéler sous sa folie sanguinaire l'homme qui souffre affreusement de la mort de Drusilla, dont la présence fantomatique et récurrente tout au long de la pièce démontre à quel point il est hanté par la perte de l'être cher. Comme on peut penser que Camus s’est aussi inspiré des tyrans du XXe siècle pour écrire sa tragédie, on remarque les costumes à la SS et un clin d'œil manifeste quand Caligula arbore, un court instant, la moustache caractéristique d'Hitler. Une musique techno pesante rend le climat oppressant, tout en rythmant les enchaînements. À noter aussi l'inclusion de séquences propres à la danse contemporaine dans les scènes de combat ou d'amour qui en disent beaucoup plus que bien des discours. Christian Michaud donna une formidable 47 performance, son jeu fébrile, sa présence physique à la fois intense et fragile réussissant (presque) à rendre l'empereur sympathique malgré la répulsion qu'il suscite. En 2011-2012, une version expurgée et recentrée sur l'enfermement et la folie de Caligula fut donnée, dans une mise en scène de Jean-Luc Jeener, au ‘’Mois Molière’’ à Versailles, et au ‘’Théâtre du Nord- Ouest’’ dans le cadre d'une Intégrale Camus-Sartre. En 2011, au ‘’Théâtre de Colombes’’ (Hauts-de-Seine), puis à Paris, à l'’’Athénée Théâtre Louis Jouvet’’, enfin en Algérie (à Bejaia en Kabylie, et à Alger), Stéphane Olivié Bisson mit en scène la version de 1941 de la pièce qu’il préféra, car, confia-t-il, «à trop amender sa pièce pour prendre ses distances avec son héros, Camus a éteint une poétique première que j'ai envie de retrouver». Même si c’est une pièce de théâtre impossible car Caligula, penché au-dessus du vide, n'écoutant et n'entendant rien autour, se donne à lui-même la réplique comme pour accélérer sa vitesse, et apercevoir sa fin comme une libération, il la monta avec un parti pris qui apporte une dimension onirique et presque chaleureuse, grâce aussi à la scénographie mobile et inventive de Georges Vafias. Bruno Putzulu incarna Caligula avec beaucoup de souplesse et de subtilité. En juin-juillet 2011, trente représentations exceptionnelles furent données au ‘’Théâtre du Petit Saint- Martin’’, dans une mise en scène de Valérie Fruaut pour laquelle «Caligula, dans sa folie et ses dérives profondément humaines, fait plus que jamais écho. Il symbolise des générations qui par revendication de liberté et de progrès retournent leur propre logique contre elles-mêmes, assumant pourtant envers et contre tout les conséquences de leurs actes, pour ‘’la beauté du geste’’. C’est l’idéologie de l’esthétisme et de la pureté de l’intention qui prend le pas sur l’instinct de survie.» La metteuse en scène voulut un plateau entièrement blanc et un décor épuré, le tout seulement mis en relief par des ambiances lumière les plus nuancées possibles. En 2012, à Londres, à la ‘’Donmar Warehouse’’, dans une nouvelle traduction de David Greig, la pièce fut mise en scène par Michael Grandage, avec Michael Sheen, obtint un grand succès et remporta plusieurs ‘’Olivier Awards’’. La même année, au ‘’Coliseum Theatre’’ de Londres, Benedict Andrews fit la mise en scène, et incarna un Caligula qui, le revolver à la main, est un empereur meurtrier, et toujours ambigu, vêtu de sa robe de Vénus à paillettes dorées. La même année encore, à Montréal, au ‘’Théâtre La chapelle’’, fut présenté ‘’Caligula (remix)’’, spectacle ingénieux et contrasté dans lequel Marc Beaupré offrit une relecture radicale et audacieuse, rigoureuse et ludique, de la pièce dont, cependant, il ne conserva que le tiers pour, afin de faire écho au texte de Camus, insérer des textes d’écrivains de l’Antiquité (Platon, Suétone, Ovide, Virgile et Lucrèce), mais aussi de notre époque, le Français Pascal Quignard et l'États-Unien Will Durant. Sa production, toute en relief, transpirant l'intelligence, découla d'une authentique recherche formelle et historique. Ces ajouts, jamais gratuits, font apparaître les enjeux intimes et collectifs d'un texte qui concerne aussi bien le règne d'un empereur romain tyrannique et mégalomane que les abominations de notre époque. Il fit de nombreux choix formels radicaux, qui ne sont jamais strictement formels. Rassemblés autour d'une immense table de conférence parcourue de fils (ce qui, sur le plan scénique, ne rendait pas très dynamique ce spectacle cérébral et plutôt désincarné !), deux femmes et six hommes constituent un chœur dirigé par un coryphée, Caligula (interprété par Emmanuel Schwartz) qui, pour porter un regard rétrospectif sur sa propre histoire, depuis la console de sons qu’il manipule, orchestre arbitrairement les interventions au micro des autres qui, obéissants et dévoués, à la fois empathiques et distanciés, nous entraînant du sublime au grotesque, de l'amour pur à l'exécution crapuleuse, du charnel à l'existentiel, se souviennent de lui, racontent les événements, recréent les ambiances et les lieux, redisent les paroles maintes fois entendues, deviennent des jouets chéris ou abhorrés. Comme leurs voix sont soumises à des répétitions, à des distorsions et à des transformations diverses, ils créent une étonnante matière sonore. Voici une puissante métaphore
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