Docsity
Docsity

Prépare tes examens
Prépare tes examens

Étudies grâce aux nombreuses ressources disponibles sur Docsity


Obtiens des points à télécharger
Obtiens des points à télécharger

Gagnz des points en aidant d'autres étudiants ou achete-les avec un plan Premium


Guides et conseils
Guides et conseils

Candide ou l’optimisme, Lectures de Français

Candide ou l’optimisme 2nd général lecture de l’incipit

Typologie: Lectures

2023/2024

Téléchargé le 07/02/2024

rubion-emma
rubion-emma 🇫🇷

1 document

Aperçu partiel du texte

Télécharge Candide ou l’optimisme et plus Lectures au format PDF de Français sur Docsity uniquement! CANDIDE ou L’OPTIMISME, Traduit de l'allemand de M. le docteur RALPH.. Avec les additions qu'on a trouvées dans la poche du docteur lorsqu'il mourut à Minden l'an de grâce 1759. 1 Chapitre premier Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui. Il y avait en Vestphalie, dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple ; c’est, je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il était fils de la sœur de monsieur le baron, et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser, parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du temps. Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde âgée de dix-sept ans était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. 2 Chapitre second Ce que devint Candide parmi les Bulgares. Candide chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus belle des baronnettes ; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons ; la neige tombait à gros flocons. Candide tout transi se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s’appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n’ayant point d’argent, mourant de faim et de lassitude. Il s’arrêta tristement à la porte d’un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent : Camarade, dit l’un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise : ils s’avancèrent vers Candide, et le prièrent à dîner très civilement. “Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’ai pas de quoi payer mon écot”. Ah monsieur ! lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien : n’avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut ? “Oui, messieurs, c’est ma taille”, dit-il en faisant la révérence. Ah monsieur ! mettez-vous à table ; non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme vous manque d’argent ; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. Vous avez raison, dit Candide ; c’est ce que monsieur Pangloss m’a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux. On le prie d’accepter quelques écus, il les prend et veut faire son 5 billet, on n’en veut point, on se met à table ; N’aimez-vous pas tendrement... ? Oh oui ! répond-il, j’aime tendrement mademoiselle Cunégonde. Non, dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares ? Point du tout, dit-il, car je ne l’ai jamais vu. Comment ? C’est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa santé. Oh ! Très volontiers, messieurs ; et il boit. C’en est assez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares ; votre fortune est faite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton ; le lendemain il fait l’exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige. Candide tout stupéfait ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros. Il s’avisa un beau jour de printemps de s’aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c’était un privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pas fait deux lieues, que voilà quatre autres héros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu’il aimait le mieux d’être fustigé trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu’il ne voulait ni l’un ni l’autre, il fallut faire un choix ; il se détermina, en vertu du don de Dieu, qu’on nomme 6 liberté, à passer trente-six fois par les baguettes ; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille hommes ; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu’au cul lui découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisième course, Candide n’en pouvant plus demanda en grâce qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête ; il obtint cette faveur ; on lui bande les yeux, on le fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s’informe du crime du patient ; et comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu’il apprit de Candide que c’était un jeune métaphysicien, fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau, et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares. 7 CANDIDE ou L’OPTIMISME, Traduit de l'allemand de M. le docteur RALPH.. Avec les additions qu'on a trouvées dans la poche du docteur lorsqu'il mourut à Minden l'an de grâce 1759. 1 Chapitre premier Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d’icelui. Il y avait en Vestphalie, dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple ; c’est, je crois, pour cette raison qu’on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu’il était fils de la sœur de monsieur le baron, et d’un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser, parce qu’il n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l’injure du temps. Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde âgée de dix-sept ans était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. 2 Chapitre second Ce que devint Candide parmi les Bulgares. Candide chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus belle des baronnettes ; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons ; la neige tombait à gros flocons. Candide tout transi se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s’appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n’ayant point d’argent, mourant de faim et de lassitude. Il s’arrêta tristement à la porte d’un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent : Camarade, dit l’un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise : ils s’avancèrent vers Candide, et le prièrent à dîner très civilement. “Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’ai pas de quoi payer mon écot”. Ah monsieur ! lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien : n’avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut ? “Oui, messieurs, c’est ma taille”, dit-il en faisant la révérence. Ah monsieur ! mettez-vous à table ; non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme vous manque d’argent ; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. Vous avez raison, dit Candide ; c’est ce que monsieur Pangloss m’a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux. On le prie d’accepter quelques écus, il les prend et veut faire son 5 billet, on n’en veut point, on se met à table ; N’aimez-vous pas tendrement... ? Oh oui ! répond-il, j’aime tendrement mademoiselle Cunégonde. Non, dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares ? Point du tout, dit-il, car je ne l’ai jamais vu. Comment ? C’est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa santé. Oh ! Très volontiers, messieurs ; et il boit. C’en est assez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares ; votre fortune est faite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton ; le lendemain il fait l’exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige. Candide tout stupéfait ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros. Il s’avisa un beau jour de printemps de s’aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c’était un privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pas fait deux lieues, que voilà quatre autres héros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu’il aimait le mieux d’être fustigé trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu’il ne voulait ni l’un ni l’autre, il fallut faire un choix ; il se détermina, en vertu du don de Dieu, qu’on nomme 6 liberté, à passer trente-six fois par les baguettes ; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille hommes ; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu’au cul lui découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisième course, Candide n’en pouvant plus demanda en grâce qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête ; il obtint cette faveur ; on lui bande les yeux, on le fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s’informe du crime du patient ; et comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu’il apprit de Candide que c’était un jeune métaphysicien, fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau, et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares. 7 mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait que le pape fût antéchrist, lui répandit sur le chef un plein... “Ô ciel ! à quel excès se porte le zèle de la religion dans les dames !” Un homme qui n’avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui avait une âme ; il l’amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu’on fabrique en Hollande. Candide, se prosternant presque devant lui, s’écriait : “Maître Pangloss me l’avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde ; car je suis infiniment plus touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.” Le lendemain en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d’une toux violente, et crachant une dent à chaque effort. 10 Chapitre quatrième Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie le docteur Pangloss, et ce qui en advint. Candide plus ému encore de compassion que d’horreur, donna à cet épouvantable gueux les deux florins qu’il avait reçus de son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes, et sauta à son cou. Candide effrayé recule. “Hélas ! dit le misérable à l’autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss ?” “Qu’entends-je ? Vous, mon cher maître ! Vous, dans cet état horrible ! Quel malheur vous est-il donc arrivé  ? pourquoi n’êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux ? Qu’est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le chef-d’œuvre de la nature ?” “Je n’en peux plus, dit Pangloss.” Aussitôt Candide le mena dans l’étable de l’anabaptiste, où il lui fit manger un peu de pain ; et quand Pangloss fut refait : “Eh bien, lui dit-il, Cunégonde ?” “Elle est morte, reprit l’autre.” Candide s’évanouit à ce mot : son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l’étable. Candide rouvre les yeux. “Cunégonde est morte ! Ah meilleur des mondes, où êtes-vous ? Mais de quelle maladie est-elle morte ? Ne serait-ce point de m’avoir vu chasser du beau château de monsieur son père à grands coups de pied ?” “Non, dit Pangloss, elle a été éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant qu’on peut l’être ; ils ont cassé la tête 11 à monsieur le baron, qui voulait la défendre ; madame la baronne a été coupée en morceaux ; mon pauvre pupille traité précisément comme sa sœur ; et quant au château, il n’est pas resté pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre ; mais nous avons été bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait à un seigneur bulgare.” À ce discours Candide s’évanouit encore : mais revenu à soi, et ayant dit tout ce qu’il devait dire, il s’enquit de la cause et de l’effet, et de la raison suffisante qui avaient mis Pangloss dans un si piteux état. “Hélas ! dit l’autre, c’est l’amour ; l’amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de l’univers, l’âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour.” “Hélas ! dit Candide, je l’ai connu cet amour, ce souverain des cœurs, cette âme de notre âme ; il ne m’a jamais valu qu’un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable ?” Pangloss répondit en ces termes : “Ô mon cher Candide ! vous avez connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne ; j’ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces tourments d’enfer dont vous me voyez dévoré ; elle en était infectée, elle en est peut-être morte. Paquette tenait ce présent d’un cordelier très savant qui avait remonté à la source ; car il l’avait eue d’une vieille comtesse, qui l’avait reçue d’un capitaine de cavalerie, qui la devait à une marquise, qui la tenait d’un page, qui l’avait reçue d’un jésuite qui, étant novice, l’avait eue en droite ligne d’un des compagnons de Christophe Colomb. 12 Chapitre cinquième Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du Docteur Pangloss, de Candide et de l’anabaptiste Jacques. La moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses inconcevables que le roulis d’un vaisseau porte dans les nerfs et dans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires, n’avait pas même la force de s’inquiéter du danger. L’autre moitié jetait des cris et faisait des prières ; les voiles étaient déchirées, les mâts brisés, le vaisseau entr’ouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne s’entendait, personne ne commandait. L’anabaptiste aidait un peu à la manœuvre ; il était sur le tillac ; un matelot furieux le frappe rudement et l’étend sur les planches ; mais du coup qu’il lui donna, il eut lui-même une si violente secousse qu’il tomba hors du vaisseau la tête la première. Il restait suspendu et accroché à une partie de mât rompue. Le bon Jacques court à son secours, l’aide à remonter, et de l’effort qu’il fait il est précipité dans la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr sans daigner seulement le regarder. Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparaît un moment et qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter après lui dans la mer, le philosophe Pangloss l’en empêche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet anabaptiste s’y noyât. Tandis qu’il le prouvait a priori, le vaisseau s’entr’ouvre, tout périt à la réserve de Pangloss, de Candide, et de ce brutal de matelot qui avait noyé le 15 vertueux anabaptiste ; le coquin nagea heureusement jusqu’au rivage, où Pangloss et Candide furent portés sur une planche. Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers Lisbonne ; il leur restait quelque argent, avec lequel ils espéraient se sauver de la faim après avoir échappé à la tempête. À peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort de leur bienfaiteur, qu’ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la mer s’élève en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont à l’ancre. Des tourbillons de flamme et de cendres couvrent les rues et les places publiques ; les maisons s’écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent ; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous les ruines. Le matelot disait en sifflant et en jurant : “Il y aura quelque chose à gagner ici”. “Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène ?” disait Pangloss. “Voici le dernier jour du monde”, s’écriait Candide. Le matelot court incontinent au milieu des débris, affronte la mort pour trouver de l’argent, en trouve, s’en empare, s’enivre, et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la première fille de bonne volonté qu’il rencontre sur les ruines des maisons détruites et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le tirait cependant par la manche : Mon ami, lui disait-il, cela n’est pas bien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez mal votre temps. “Tête et sang, répondit l’autre, je suis matelot et né à Batavia ; j’ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon ; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison universelle !” 16 Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide ; il était étendu dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss : “Hélas ! procure-moi un peu de vin et d’huile  ; je me meurs.” “Ce tremblement de terre n’est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss ; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en Amérique l’année passée ; mêmes causes, mêmes effets ; il y a certainement une tramée de soufre sous terre depuis Lima jusqu’à Lisbonne.” “Rien n’est plus probable, dit Candide ; mais pour Dieu, un peu d’huile et de vin.” “Comment probable ? répliqua le philosophe, je soutiens que la chose est démontrée.” Candide perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d’eau d’une fontaine voisine. Le lendemain ayant trouvé quelques provisions de bouche en se glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs forces. Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager les habitants échappés à la mort. Quelques citoyens, secourus par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu’on le pouvait dans un tel désastre : il est vrai que le repas était triste ; les convives arrosaient leur pain de leurs larmes ; mais Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être autrement : “Car, dit-il, tout ceci est ce qu’il y a de mieux ; car s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout est bien.” Un petit homme noir, familier de l’Inquisition, lequel était à côté de lui, prit poliment la parole et dit : Apparemment que monsieur ne croit pas au péché originel ; car si tout est au mieux, il n’y a donc eu ni chute ni punition. Je demande très humblement pardon à Votre 17 belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable. Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même : “Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore si je n’étais que fessé, je l’ai été chez les Bulgares ; mais, ô mon cher Pangloss ! Le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre, sans que je sache pourquoi ! Ô mon cher anabaptiste ! le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! Ô ! Mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, faut-il qu’on vous ait fendu le ventre !” Il s’en retournait se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni, lorsqu’une vieille l’aborda, et lui dit : “Mon fils, prenez courage, suivez-moi.” 20 Chapitre septième Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouva ce qu’il aimait. Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une masure : elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa à manger et à boire ; elle lui montra un petit lit assez propre ; il y avait auprès du lit un habit complet. “Mangez, buvez, dormez, lui dit-elle, et que Notre-Dame d’Atocha, monseigneur St. Antoine de Padoue, et monseigneur St Jacques de Compostelle prennent soin de vous ! Je reviendrai demain.” Candide, toujours étonné de tout ce qu’il avait vu, de tout ce qu’il avait souffert, et encore plus de la charité de la vieille, voulut lui baiser la main. “Ce n’est pas ma main qu’il faut baiser, dit la vieille ; je reviendrai demain. Frottez-vous de pommade, mangez et dormez.” Candide malgré tant de malheurs mangea et dormit. Le lendemain la vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotte elle-même d’une autre pommade ; elle lui apporte ensuite à dîner ; elle revient sur le soir et apporte à souper. Le surlendemain elle fit encore les mêmes cérémonies. “Qui êtes-vous ? Lui disait toujours Candide ; qui vous a inspiré tant de bonté ? Quelles grâces puis-je vous rendre ?” La bonne femme ne répondait jamais rien ; elle revint sur le soir, et n’apporta point à souper : “Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot.” Elle le prend sous le bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de mille : ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins et de canaux. La vieille frappe à une petite porte. On 21 ouvre ; elle mène Candide par un escalier dérobé dans un cabinet doré, le laisse sur un canapé de brocart, referme la porte, et s’en va. Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe funeste, et le moment présent comme un songe agréable. La vieille reparut bientôt ; elle soutenait avec peine une femme tremblante, d’une taille majestueuse, brillante de pierreries, et couverte d’un voile. “Ôtez ce voile, dit la vieille à Candide.” Le jeune homme approche ; il lève le voile d’une main timide. Quel moment ! Quelle surprise ! Il croit voir mademoiselle Cunégonde, il la voyait en effet, c’était elle-même. La force lui manque, il ne peut proférer une parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur le canapé. La vieille les accable d’eaux spiritueuses ; ils reprennent leurs sens, ils se parlent : ce sont d’abord des mots entrecoupés, des demandes et des réponses qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieille leur recommande de faire moins de bruit, et les laisse en liberté. “Quoi ! C’est vous, lui dit Candide, vous vivez ! Je vous retrouve en Portugal ! On ne vous a donc pas violée ? On ne vous a point fendu le ventre, comme le philosophe Pangloss me l’avait assuré ?” “Si fait, dit la belle Cunégonde ; mais on ne meurt pas toujours de ces deux accidents.” “Mais votre père et votre mère ont-ils été tués ?” “Il n’est que trop vrai”, dit Cunégonde en pleurant. “Et votre frère ?” “Mon frère a été tué aussi.” “Et pourquoi êtes-vous en Portugal ? Et comment avez-vous su que j’y étais ? Et par quelle étrange aventure m’avez-vous fait conduire dans cette maison ?” “Je vous dirai tout cela, répliqua la dame ; mais il faut auparavant que vous m’appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser innocent que vous me 22 s’étant dégoûté de moi, il me vendità un Juif nommé don Issacar, qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnément les femmes. Ce Juif s’attacha beaucoup à ma personne, mais il ne pouvait en triompher ; je lui ai mieux résisté qu’au soldat bulgare. Une personne d’honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s’en affermit. Le Juif pour m’apprivoiser me mena dans cette maison de campagne que vous voyez. J’avais cru, jusque-là, qu’il n’y avait rien sur la terre de si beau que le château de Thunder-ten-tronckh ; j’ai été détrompée. Le grand inquisiteur m’aperçut un jour à la messe, il me lorgna beaucoup, et me fit dire qu’il avait à me parler pour des affaires secrètes. Je fus conduite à son palais, je lui appris ma naissance ; il me représenta combien il était au-dessous de mon rang d’appartenir à un Israélite. On proposa de sa part à don Issacar de me céder à monseigneur. Don Issacar, qui est le banquier de la cour, et homme de crédit, n’en voulut rien faire. L’inquisiteur le menaça d’un auto-da-fé. Enfin mon Juif intimidé conclut un marché par lequel la maison et moi leur appartiendraient à tous deux en commun, que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis et le jour du sabbat, et que l’inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois que cette convention subsiste. Ce n’a pas été sans querelles ; car souvent il a été indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à l’ancienne loi, ou à la nouvelle. Pour moi, j’ai résisté jusqu’à présent à toutes les deux, et je crois que c’est pour cette raison que j’ai toujours été aimée. Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour intimider don Issacar, il plut à monseigneur l’inquisiteur de célébrer un auto-da-fé. 25 Il me fit l’honneur de m’y inviter. Je fus très bien placée ; on servit aux dames des rafraîchissements entre la messe et l’exécution. Je fus à la vérité saisie d’horreur en voyant brûler ces deux Juifs et cet honnête Biscayen qui avait épousé sa commère : mais quelle fut ma surprise, mon effroi, mon trouble, quand je vis, dans un san-benito, et sous une mitre, une figure qui ressemblait à celle de Pangloss ! Je me frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis pendre ; je tombai en faiblesse. À peine reprenais-je mes sens que je vous vis dépouillé tout nu ; ce fut là le comble de l’horreur, de la consternation, de la douleur, du désespoir. Je vous dirai, avec vérité, que votre peau est encore plus blanche, et d’un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous les sentiments qui m’accablaient, qui me dévoraient. Je m’écriai, je voulus dire : Arrêtez, barbares ! mais la voix me manqua, et mes cris auraient été inutiles. Quand vous eûtes été bien fessé : Comment se peut-il faire, disais-je, que l’aimable Candide et le sage Pangloss se trouvent à Lisbonne, l’un pour recevoir cent coups de fouet, et l’autre pour être pendu par l’ordre de monseigneur l’inquisiteur, dont je suis la bien-aimée ? Pangloss m’a donc bien cruellement trompée, quand il me disait que tout va le mieux du monde. Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête demourir de faiblesse, j’avais la tête remplie du massacre de mon père, de ma mère, de mon frère, de l’insolence de mon vilain soldat bulgare, du coup de couteau qu’il me donna, de ma servitude, de mon métier de cuisinière, de mon capitaine bulgare, de mon vilain don Issacar, de mon abominable inquisiteur, de la pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere en faux-bourdon pendant lequel on vous 26 fessait, et surtout du baiser que je vous avais donné derrière un paravent, le jour que je vous avais vu pour la dernière fois. Je louai Dieu qui vous ramenait à moi par tant d’épreuves. Je recommandai à ma vieille d’avoir soin de vous, et de vous amener ici dès qu’elle le pourrait. Elle a très bien exécuté ma commission ; j’ai goûté le plaisir inexprimable de vous revoir, de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim dévorante, j’ai grand appétit, commençons par souper.” Les voilà qui se mettent tous deux à table, et après le souper ils se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé ; ils y étaient quand le signor don Issacar, l’un des maîtres de la maison, arriva. C’était le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits, et expliquer son tendre amour. 27 Chapitre dixième Dans quelle détresse Candide,Cunégonde et la vieille arrivent à Cadiz, et de leur embarquement. “Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants  ? disait en pleurant Cunégonde ; de quoi vivrons-nous  ? comment ferons-nous ? où trouver des inquisiteurs et des Juifs qui m’en donnent d’autres ?” “Hélas ! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend père cordelier qui coucha hier dans la même auberge que nous à Badajos ; Dieu me garde de faire un jugement téméraire, mais il entra deux fois dans notre chambre, et il partit longtemps avant nous.” “Hélas ! dit Candide, le bon Pangloss m’avait souvent prouvé que les biens de la terre sont communs à tous les hommes, que chacun y a un droit égal. Ce cordelier devait bien, suivant ces principes, nous laisser de quoi achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du tout, ma belle Cunégonde ?” “Pas un maravédis”, dit-elle. ”Quel parti prendre ?” dit Candide. “Vendons un des chevaux, dit la vieille ; je monterai en croupe derrière mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et nous arriverons à Cadiz.” Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins ; il acheta le cheval bon marché. Candide, Cunégonde et la vieille passèrent par Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfin à Cadiz On y équipait une flotte, et on y assemblait des troupes pour mettre à la raison les révérends pères jésuites du 30 Paraguai, qu’on accusait d’avoir fait révolter une de leurs hordes contre les rois d’Espagne et de Portugal, auprès de la ville de Saint-Sacrement. Candide ayant servi chez les Bulgares fit l’exercice bulgarien devant le général de la petite armée avec tant de grâce, de célérité, d’adresse, de fierté, d’agilité, qu’on lui donna une compagnie d’infanterie à commander. Le voilà capitaine ; s’embarque avec mademoiselle Cunégonde, la vieille, deux valets et les deux chevaux andalous qui avaient appartenu à monsieur le grand inquisiteur de Portugal. Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la philosophie du pauvre Pangloss. Nous allons dans un autre univers, disait Candide ; c’est dans celui-là sans doute que tout est bien. Car il faut avouer qu’on pourrait gémir un peu de ce qui se passe dans le nôtre en physique et en morale. Je vous aime de tout mon cœur, disait Cunégonde ; mais j’ai encore l’âme tout effarouchée de ce que j’ai vu, de ce que j’ai éprouvé. Tout ira bien, répliquait Candide ; la mer de ce nouveau monde vaut déjà mieux que les mers de notre Europe, elle est plus calme, les vents plus constants. C’est certainement le nouveau monde qui est le meilleur des univers possibles. Dieu le veuille ! disait Cunégonde ; mais j’ai été si horriblement malheureuse dans le mien que mon cœur est presque fermé à l’espérance. Vous vous plaignez, leur dit la vieille ; hélas ! vous n’avez pas éprouvé des infortunes telles que les miennes. Cunégonde se mit presque à rire, et trouva cette bonne femme fort plaisante, de prétendre être plus malheureuse qu’elle. Hélas ! lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous n’ayez été violée par deux Bulgares, que vous n’ayez reçu deux coups de couteau 31 dans le ventre, qu’on n’ait démoli deux de vos châteaux, qu’on n’ait égorgé à vos yeux deux mères et deux pères, et que vous n’ayez vu deux de vos amants fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez l’emporter sur moi ; ajoutez que je suis née baronne avec soixante et douze quartiers, et que j’ai été cuisinière. Mademoiselle, répondit la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance ; et si je vous montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme vous faites, et vous suspendriez votre jugement. Ce discours fit naître une extrême curiosité dans l’esprit de Cunégonde et de Candide. La vieille leur parla en ces termes. 32 mère. Vous concevez assez tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était encore très belle ; nos filles d’honneur, nos simples femmes de chambre avaient plus de charmes qu’on n’en peut trouver dans toute l’Afrique. Pour moi, j’étais ravissante, j’étais la beauté, la grâce même, et j’étais pucelle. Je ne le fus pas longtemps : cette fleur qui avait été réservée pour le beau prince de Massa-Carrara, me fut ravie par le capitaine corsaire. C’était un nègre abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d’honneur. Certes il fallait que madame la princesse de Palestrine, et moi, fussions bien fortes pour résister à tout que nous éprouvâmes jusqu’à notre arrivée à Maroc. Mais passons ; ce sont des choses si communes qu’elles ne valent pas la peine qu’on en parle. Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de l’empereur Mulei-Ismaël avaient chacun leur parti : ce qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres. C’était un carnage continuel dans toute l’étendue de l’empire.” “À peine fûmes-nous débarquées que des noirs d’une faction ennemie de celle de mon corsaire, se présentèrent pour lui enlever son butin. Nous étions, après les diamants et l’or, ce qu’il avait de plus précieux. Je fus témoin d’un combat tel que vous n’en voyez jamais dans vos climats d’Europe. Les peuples septentrionaux n’ont pas le sang assez ardent. Ils n’ont pas la rage des femmes au point où elle est commune en Afrique. Il semble que vos Européens aient du lait dans les veines ; c’est du vitriol, c’est du feu qui coule dans celles des habitants du mont Atlas et des pays 35 voisins. On combattit avec la fureur des lions, des tigres et des serpents de la contrée, pour savoir à qui nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche ; un soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait par l’autre. Nos filles se trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats. Mon capitaine me tenait cachée derrière lui. Il avait le cimeterre au poing, et tuait tout ce qui s’opposait à sa rage. Enfin, je vis toutes nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres qui se les disputaient. Les captifs mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué, et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans l’étendue de plus de trois cents lieues, sans qu’on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet.” “Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au bord d’un ruisseau voisin ; j’y tombai d’effroi, de lassitude, d’horreur, de désespoir et de faim. Bientôt après mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de l’évanouissement que du repos. J’étais dans cet état de faiblesse et d’insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis pressée de quelque chose qui s’agitait sur mon corps. J’ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses dents : O che sciagura d’essere senza c...! 36 Chapitre douzième Suite des malheurs de la vieille “Étonnée et ravie d’entendre la langue de ma patrie, et non moins surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis qu’il y avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait. Je l’instruisis en peu de mots des horreurs que j’avais essuyées, et je retombai en faiblesse. Il m’emporta dans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à manger, me servit, me consola, me flatta, me dit qu’il n’avait rien vu de si beau que moi, et que jamais il n’avait tant regretté ce que personne ne pouvait lui rendre. “Je suis né à Naples, me dit-il ; on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans ; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle que celle des femmes, les autres vont gouverner des États. On me fit cette opération avec un très grand succès, et j’ai été musicien de la chapelle de madame la princesse de Palestrine. De ma mère !” m’écriai-je. “De votre mère !” s’écria-t-il en pleurant. “Quoi vous seriez cette jeune princesse que j’ai élevée jusqu’à l’âge de six ans, et qui promettait déjà d’être aussi belle que vous êtes ?” “C’est moi-même ; ma mère est à quatre cents pas d’ici, coupée en quartiers sous un tas de morts...” “Je lui contai tout ce qui m’était arrivé ; il me conta aussi ses aventures, et m’apprit comment il avait été envoyé chez le roi de Maroc par une puissance chrétienne, pour conclure avec ce monarque un traité, par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons, et des vaisseaux pour l’aider à exterminer le commerce des autres chrétiens.” “Ma mission est faite, dit cet 37 assura que dans plusieurs sièges pareille chose était arrivée, et que c’était la loi de la guerre.” “Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou. J’échus en partage à un boïard, qui me fit sa jardinière, et qui me donnait vingt coups de fouet par jour. Mais ce seigneur ayant été roué au bout de deux ans avec une trentaine de boïards, pour quelque tracasserie de cour, je profitai de cette aventure ; je m’enfuis ; je traversai toute la Russie ; je fus longtemps servante de cabaret à Riga, puis à Rostok, à Vismar, à Leipsick, à Cassel, à Utrecht, à Leyde, à la Haye, à Rotterdam : j’ai vieilli dans la misère et dans l’opprobre, n’ayant que la moitié d’un derrière, me souvenant toujours que j’étais fille d’un pape : je voulus cent fois me tuer, mais j’aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus funestes : car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu’on veut toujours jeter par terre ? d’avoir son être en horreur, et de tenir à son être ? enfin de caresser le serpent qui nous dévore, jusqu’à ce qu’il nous ait mangé le cœur ?” “J’ai vu dans les pays que le sort m’a fait parcourir, et dans les cabarets où j’ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui avaient leur existence en exécration ; mais je n’en ai vu que douze qui aient mis volontairement fin à leur misère, trois nègres, quatre Anglais, quatre Genevois, et un professeur Allemand nommé Robek. J’ai fini par être servante chez le Juif don Issacar ; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle ; je me suis attachée à votre destinée, et j’ai été plus occupée de vos aventures que des miennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs, si vous ne m’aviez pas un peu piquée, et s’il 40 n’était d’usage dans un vaisseau de conter des histoires pour se désennuyer. Enfin, mademoiselle, j’ai de l’expérience, je connais le monde ; donnez-vous un plaisir, engagez chaque passager à vous conter son histoire ; et s’il s’en trouve un seul qui n’ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu’il était le plus malheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tête la première.” 41 Chapitre treizième Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde et de la vieille. La belle Cunégonde, ayant entendu l’histoire de la vieille, lui fit toutes les politesses qu’on devait à une personne de son rang et de son mérite. Elle accepta la proposition ; elle engagea tous les passagers, l’un après l’autre, à lui conter leurs aventures. Candide et elle avouèrent que la vieille avait raison. C’est bien dommage, disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu contre la coutume dans un auto-da-fé ; il nous dirait des choses admirables sur le mal physique, et sur le mal moral qui couvrent la terre et la mer, et je me sentirais assez de force pour oser lui faire respectueusement quelques objections. À mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait. On aborda dans Buenos-Aires. Cunégonde, le capitaine Candide et la vieille allèrent chez le gouverneur don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce seigneur avait une fierté convenable à un homme qui portait tant de noms. Il parlait aux hommes avec le dédain le plus noble, portant le nez si haut, élevant si impitoyablement la voix, prenant un ton si imposant, affectant une démarche si altière, que tous ceux qui le saluaient étaient tentés de le battre. Il aimait les femmes à la fureur. Cunégonde lui parut ce qu’il avait jamais vu de plus beau. La première chose qu’il fit, fut de demander si elle n’était point la femme du capitaine. 42 Chapitre quatorzième Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les Jésuites du Paraguai. Candide avait amené de Cadiz un valet tel qu’on en trouve beaucoup sur les côtes d’Espagne, et dans les colonies. C’était un quart d’Espagnol, né d’un métis dans le Tucuman ; il avait été enfant de chœur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat, laquais. Il s’appelait Cacambo, et aimait fort son maître, parce que son maître était un fort bon homme. Il sella au plus vite les deux chevaux andalous. Allons, mon maître, suivons le conseil de la vieille, partons et courons sans regarder derrière nous. Candide versa des larmes : “Ô ma chère Cunégonde ! faut-il vous abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va faire nos noces ! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous ?” “Elle deviendra ce qu’elle pourra, dit Cacambo ; les femmes ne sont jamais embarrassées d’elles ; Dieu y pourvoit, courons.” “Où me mènes-tu ? Où allons-nous  ? Que ferons-nous sans Cunégonde ?” disait Candide. “Par Saint-Jacques de Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire la guerre aux jésuites ; allons la faire pour eux ; je sais assez les chemins, je vous mènerai dans leur royaume, ils seront charmés d’avoir un capitaine qui fasse l’exercice à la bulgare, vous ferez une fortune prodigieuse ; quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre. C’est un très grand plaisir de voir et de faire des choses nouvelles.” “Tu as donc été déjà dans le Paraguai ?” dit Candide. 45 “Eh vraiment oui, dit Cacambo ; j’ai été cuistre dans le collège de l’Assomption, et je connais le gouvernement de Los Padres comme je connais les rues de Cadiz. C’est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de diamètre ; il est divisé en trente provinces. Los Padres y ont tout, et les peuples rien ; c’est le chef-d’œuvre de la raison et de la justice. Pour moi je ne vois rien de si divin que Los Padres, qui font ici la guerre au roi d’Espagne et au roi de Portugal, et qui en Europe confessent ces rois ; qui tuent ici des Espagnols, et qui à Madrid les envoient au ciel ; cela me ravit, avançons ; vous allez être le plus heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront Los Padres quand ils sauront qu’il leur vient un capitaine qui sait l’exercice bulgare !” Dès qu’ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit à la garde avancée qu’un capitaine demandait à parler à monseigneur le commandant. On alla avertir la grande garde. Un officier paraguain courut aux pieds du commandant lui donner part de la nouvelle. Candide et Cacambo furent d’abord désarmés ; on se saisit de leurs deux chevaux andalous. Les deux étrangers sont introduits au milieu de deux files de soldats : le commandant était au bout, le bonnet à trois cornes en tête, la robe retroussée, l’épée au côté, l’esponton à la main. Il fit un signe ; aussitôt vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu’il faut attendre, que le commandant ne peut leur parler, que le révérend père provincial ne permet pas qu’aucun Espagnol ouvre la bouche qu’en sa présence, et demeure plus de trois heures dans le pays. Et où est le révérend père provincial ? dit Cacambo. Il est à la parade après avoir dit sa messe, répondit le sergent ; et vous ne pourrez baiser ses éperons que dans trois 46 heures. Mais, dit Cacambo, monsieur le capitaine qui meurt de faim comme moi, n’est point Espagnol, il est Allemand ; ne pourrions-nous point déjeuner en attendant Sa Révérence ? Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au commandant. Dieu soit béni ! dit ce seigneur ; puisqu’il est Allemand, je peux lui parler ; qu’on le mène dans ma feuillée. Aussitôt on conduit Candide dans un cabinet de verdure orné d’une très jolie colonnade de marbre vert et or, et des treillages qui renfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux-mouches, des pintades, et tous les oiseaux les plus rares. Un excellent déjeuner était préparé dans des vases d’or ; et tandis que les Paraguains mangèrent du maïs dans des écuelles de bois en plein champ à l’ardeur du soleil, le révérend père commandant entra dans la feuillée. C’était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l’œil vif, l’oreille rouge, les lèvres vermeilles, l’air fier, mais d’une fierté qui n’était ni celle d’un Espagnol, ni celle d’un jésuite. On rendit à Candide et à Cacambo leurs armes qu’on leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux andalous ; Cacambo leur fit manger l’avoine auprès de la feuillée, ayant toujours l’œil sur eux, crainte de surprise. Candide baisa d’abord le bas de la robe du commandant, ensuite ils se mirent à table. “Vous êtes donc Allemand ?” lui dit le jésuite en cette langue. “Oui, mon révérend père”, dit Candide. L’un et l’autre en prononçant ces paroles se regardaient avec une extrême surprise, et une émotion dont ils n’étaient pas 47 excommuniées et battues. La Providence vous envoie ici pour nous seconder. Mais est-il bien vrai que ma chère sœur Cunégonde soit dans le voisinage chez le gouverneur de Buenos-Aires ? Candide l’assura par serment que rien n’était plus vrai. Leurs larmes recommencèrent à couler. Le baron ne pouvait se lasser d’embrasser Candide ; il l’appelait son frère, son sauveur. “Ah ! peut-être, lui dit-il, nous pourrons ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la ville, et reprendre ma sœur Cunégonde.” “C’est tout ce que je souhaite, dit Candide ; car je comptais l’épouser, et je l’espère encore.” “Vous, insolent ! répondit le baron, vous auriez l’impudence d’épouser ma sœur, qui a soixante et douze quartiers ! je vous trouve bien effronté d’oser me parler d’un dessein si téméraire !” Candide pétrifié d’un tel discours, lui répondit ; “Mon révérend père, tous les quartiers du monde n’y font rien ; j’ai tiré votre sœur des bras d’un Juif et d’un inquisiteur ; elle m’a assez d’obligations, elle veut m’épouser. Maître Pangloss m’a toujours dit que les hommes sont égaux, et assurément je l’épouserai.” “C’est ce que nous verrons, coquin !” dit le jésuite baron de Thunder-ten-tronckh, et en même temps il lui donna un grand coup du plat de son épée sur le visage. Candide dans l’instant tire la sienne et l’enfonce jusqu’à la garde dans le ventre du baron jésuite ; mais en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer : “Hélas mon Dieu ! dit-il, j’ai tué mon ancien maître, mon ami, mon beau-frère ; je suis le meilleur homme du monde, et voilà déjà trois hommes que je tue ; et dans ces trois il y a deux prêtres.” 50 Cacambo qui faisait sentinelle à la porte de la feuillée, accourut. Il ne nous reste qu’à vendre cher notre vie, lui dit son maître : on va sans doute entrer dans la feuillée, il faut mourir les armes à la main. Cacambo, qui en avait bien vu d’autres ne perdit point la tête ; il prit la robe de jésuite que portait le baron, la mit sur le corps de Candide, lui donna le bonnet carré du mort, et le fit monter à cheval. Tout cela se fit en un clin d’œil. “Galopons, mon maître, tout le monde vous prendra pour un jésuite qui va donner des ordres ; et nous aurons passé les frontières avant qu’on puisse courir après nous.” Il volait déjà en prononçant ces paroles, et en criant en espagnol : Place, place pour le révérend père colonel. 51 Chapitre seizième Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes et les sauvages nommés Oreillons. Candide et son valet furent au-delà des barrières, et personne ne savait encore dans le camp la mort du jésuite allemand. Le vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat, de jambon, de fruit et de quelques mesures de vin. Ils s’enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans un pays inconnu, où ils ne découvrirent aucune route. Enfin une belle prairie entrecoupée de ruisseaux se présenta devant eux. Nos deux voyageurs font repaître leurs montures. Cacambo propose à son maître de manger, et lui en donne l’exemple. “Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand j’ai tué le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamné à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie ? À quoi me servira de prolonger mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin d’elle dans les remords et dans le désespoir ? Et que dira le Journal de Trévoux ?” En parlant ainsi il ne laissa pas de manger. Le soleil se couchait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui paraissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de douleur ou de joie ; mais ils se levèrent précipitamment avec cette inquiétude et cette alarme que tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses. 52 “Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd’hui un jésuite ; c’est très bien fait ; rien n’est plus juste que de traiter ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous enseigne à tuer notre prochain, et c’est ainsi qu’on en agit dans toute la terre. Si nous n’usons pas du droit de le manger, c’est que nous avons d’ailleurs de quoi faire bonne chère ; mais vous n’avez pas les mêmes ressources que nous ; certainement il vaut mieux manger ses ennemis que d’abandonner aux corbeaux et aux corneilles le fruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis. Vous croyez aller mettre un jésuite en broche, et c’est votre défenseur, c’est l’ennemi de vos ennemis que vous allez rôtir. Pour moi je suis né dans votre pays ; monsieur que vous voyez est mon maître, et bien loin d’être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les dépouilles ; voilà le sujet de votre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa robe, portez-la à la première barrière du royaume de Los Padres ; informez-vous si mon maître n’a pas tué un officier jésuite. Il vous faudra peu de temps ; vous pourrez toujours nous manger, si vous trouvez que je vous ai menti. Mais si je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les principes du droit public, les mœurs et les lois, pour ne nous pas faire grâce.” Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable ; ils députèrent deux notables pour aller en diligence s’informer de la vérité ; les deux députés s’acquittèrent de leur commission en gens d’esprit, et revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons délièrent leurs deux prisonniers, leur firent toutes sortes de civilités, leur offrirent des filles, leur donnèrent des rafraîchissements, et les reconduisirent jusqu’aux confins de leurs états, en 55 criant avec allégresse : Il n’est point jésuite, il n’est point jésuite. Candide ne se lassait point d’admirer le sujet de sa délivrance. “Quel peuple ! disait-il, quels hommes ! quelles mœurs ! Si je n’avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d’épée au travers du corps du frère de mademoiselle Cunégonde, j’étais mangé sans rémission. Mais après tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m’ont fait mille honnêtetés dès qu’ils ont su que je n’étais pas jésuite.” 56 Chapitre dix-septième Arrivée de Candide et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu’ils y virent. Quand ils furent aux frontières des Oreillons : “Vous voyez, dit Cacambo à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l’autre ; croyez-moi, retournons en Europe par le plus court.” “Comment y retourner, dit Candide, et où aller ? Si je vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout ; si je retourne en Portugal, j’y suis brûlé ; si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons à tout moment d’être mis en broche. Mais comment se résoudre à quitter la partie du monde que mademoiselle Cunégonde habite ?” “Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo, nous y trouverons des Français qui vont par tout le monde ; ils pourront nous aider. Dieu aura peut-être pitié de nous.” Il n’était pas facile d’aller à la Cayenne ; ils savaient bien à peu près de quel côté il fallait marcher ; mais des montagnes, des fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaient partout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue : leurs provisions furent consumées : ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages, et se trouvèrent enfin auprès d’une petite rivière bordée de cocotiers, qui soutinrent leur vie et leurs espérances. Cacambo qui donnait toujours d’aussi bons conseils 57 péruvien ; c’était sa langue maternelle ; car tout le monde sait que Cacambo était né au Tucuman, dans un village où l’on ne connaissait que cette langue. “Je vous servirai d’interprète, dit-il à Candide ; entrons, c’est ici un cabaret.” Aussitôt deux garçons et deux filles de l’hôtellerie, vêtus de drap d’or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à se mettre à la table de l’hôte. On servit quatre potages garnis chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cents livres, deux singes rôtis d’un goût excellent, trois cents colibris dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un autre ; des ragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses ; le tout dans des plats d’une espèce de cristal de roche. Les garçons et les filles de l’hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de canne de sucre. Les convives étaient pour la plupart des marchands et des voituriers, tous d’une politesse extrême, qui firent quelques questions à Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et qui répondirent aux siennes d’une manière à le satisfaire. Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer son écot en jetant sur la table de l’hôte deux de ces larges pièces d’or qu’il avait ramassées ; l’hôte et l’hôtesse éclatèrent de rire, et se tinrent longtemps les côtés. Enfin ils se remirent. “Messieurs, dit l’hôte, nous voyons bien que vous êtes des étrangers, nous ne sommes pas accoutumés à en voir. Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire quand vous nous avez offert en payement les cailloux de nos grands chemins. Vous n’avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il n’est pas nécessaire d’en avoir pour dîner ici. Toutes 60 les hôtelleries établies pour la commodité du commerce sont payées par le gouvernement. Vous avez fait mauvaise chère ici, parce que c’est un pauvre village ; mais partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l’être.” Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l’hôte, et Candide les écoutait avec la même admiration et le même égarement que son ami Cacambo les rendait. “Quel est donc ce pays, disaient-ils l’un et l’autre, inconnu à tout le reste de la terre, et où toute la nature est d’une espèce si différente de la nôtre ?” “C’est probablement le pays où tout va bien ; car il faut absolument qu’il y en ait un de cette espèce. Et quoi qu’en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout allait mal en Vestphalie.” 61 Chapitre dix-huitième Ce qu’ils virent dans le pays d’Eldorado. Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité : l’hôte lui dit : “Je suis fort ignorant, et je m’en trouve bien ; mais nous avons ici un vieillard retiré de la cour, qui est le plus savant homme du royaume, et le plus communicatif.” Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n’était que d’argent, et les lambris des appartements n’étaient que d’or, mais travaillés avec tant de goût, que les plus riches lambris ne l’effaçaient pas. L’antichambre n’était à la vérité incrustée que de rubis et d’émeraudes, mais l’ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême simplicité. Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des vases de diamant ; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes : “Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j’ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l’ancienne patrie des Incas qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par les Espagnols.” “Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages ; ils ordonnèrent, du 62 était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries. Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de Sa Majesté au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté ? si on se jetait à genoux ou ventre à terre ? si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ? si on léchait la poussière de la salle ? en un mot, quelle était la cérémonie ? “L’usage, dit le grand officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés.” Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper. En attendant on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de cannes de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute 65 pleine d’instruments de mathématique et de physique. Après avoir parcouru toute l’après-dînée à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n’eut plus d’esprit à souper qu’en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins. Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à Cacambo : “Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfin, mademoiselle Cunégonde n’y est pas ; et vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n’y serons que comme les autres ; au lieu que si nous retournons dans notre monde, seulement avec douze moutons chargés de cailloux d’Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n’aurons plus d’inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément reprendre mademoiselle Cunégonde.” Ce discours plut à Cacambo ; on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce qu’on a vu dans ses voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l’être, et de demander leur congé à Sa Majesté. Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon pays est peu de chose ; mais quand on est passablement quelque part, il faut y rester ; je n’ai pas 66 assurément le droit de retenir des étrangers ; c’est une tyrannie qui n’est ni dans nos mœurs ni dans nos lois ; tous les hommes sont libres ; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles : elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par des précipices. Cependant puisque vous voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines d’en faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner ; car mes sujets ont fait vœu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur vœu. Demandez-moi d’ailleurs tout ce qu’il vous plaira. Nous ne demandons à Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. Le roi rit : Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d’Europe ont pour notre boue jaune : mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse. Il donna l’ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent ; elle fut prête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les 67 hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ?” “J’attends mon maître monsieur Vanderdendur le fameux négociant,” répondit le nègre. “Est-ce monsieur Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ?” “Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main : quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : ‘Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère.’ Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous : les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste, mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.” “Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme.” “Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo.” “Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal.” Et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam. La première chose dont ils s’informent, c’est, s’il n’y a point au port quelque vaisseau qu’on pût envoyer à 70 Buenos-Aires. Celui à qui ils s’adressèrent était justement un patron espagnol, qui s’offrit à faire avec eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret. Candide et le fidèle Cacambo allèrent l’y attendre avec leurs deux moutons. Candide qui avait le cœur sur les lèvres, conta à l’Espagnol toutes ses aventures, et lui avoua qu’il voulait enlever mademoiselle Cunégonde. “Je me garderai bien de vous passer à Buenos-Aires, dit le patron : je serais pendu, et vous aussi. La belle Cunégonde est la maîtresse favorite de monseigneur.” Ce fut un coup de foudre pour Candide ; il pleura longtemps ; enfin il tira à part Cacambo : “Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu’il faut que tu fasses. Nous avons chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants ; tu es plus habile que moi ; va prendre mademoiselle Cunégonde à Buenos-Aires.” “Si le gouverneur fait quelques difficultés, donne-lui un million : s’il ne se rend pas, donne-lui-en deux ; tu n’as point tué d’inquisiteur, on ne se défiera point de toi. J’équiperai un autre vaisseau, j’irai t’attendre à Venise  ; c’est un pays libre où l’on n’a rien à craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des inquisiteurs.” Cacambo applaudit à cette sage résolution. Il était au désespoir de se séparer d’un bon maître, devenu son ami intime ; mais le plaisir de lui être utile l’emporta sur la douleur de le quitter. Ils s’embrassèrent en versant des larmes : Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille. Cacambo partit dès le jour même. C’était un très bon homme que ce Cacambo. Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu’un autre patron voulût le mener en Italie, lui et les deux moutons qui lui restaient. Il prit des 71 domestiques, et acheta tout ce qui lui était nécessaire pour un long voyage ; enfin, monsieur Vanderdendur, maître d’un gros vaisseau, vint se présenter à lui. “Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour me mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon bagage, et les deux moutons que voilà ?” Le patron s’accorda à dix mille piastres. Candide n’hésita pas. Oh, oh, dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger donne dix mille piastres tout d’un coup ! il faut qu’il soit bien riche. Puis revenant un moment après, il signifia qu’il ne pouvait partir à moins de vingt mille. Eh bien, vous les aurez, dit Candide. Ouais, se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt mille piastres aussi aisément que dix mille. Il revint encore, et dit qu’il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille piastres. Vous en aurez donc trente mille, répondit Candide. Oh, oh, se dit encore le marchand hollandais, trente mille piastres ne coûtent rien à cet homme-ci ; sans doute les deux moutons portent des trésors immenses  ; n’insistons pas davantage : faisons-nous d’abord payer les trente mille piastres, et puis nous verrons. Candide vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l’argent que demandait le patron. Il le paya d’avance. Les deux moutons furent embarqués. Candide suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade ; le patron prend son temps, met à la voile, démarre, le vent le favorise. Candide, éperdu et stupéfait le perd bientôt de vue. Hélas ! cria-t-il, voilà un tour digne de l’ancien monde. Il retourne au rivage abîmé dans la douleur ; car enfin il 72 Chapitre vingtième Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin. Le vieux savant, qui s’appelait Martin, s’embarqua donc pour Bordeaux avec Candide. L’un et l’autre avaient beaucoup vu, et beaucoup souffert ; et quand le vaisseau aurait dû faire voile de Surinam au Japon par le cap de Bonne-Espérance, ils auraient eu de quoi s’entretenir du mal moral et du mal physique pendant tout le voyage. Cependant, Candide avait un grand avantage sur Martin, c’est qu’il espérait toujours revoir mademoiselle Cunégonde, et que Martin n’avait rien à espérer ; de plus il avait de l’or et des diamants ; et quoiqu’il eût perdu cent gros moutons rouges chargés des plus grands trésors de la terre, quoiqu’il eût toujours sur le cœur la friponnerie du patron hollandais, cependant, quand il songeait à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de Pangloss. “Mais, vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de tout cela ? quelle est votre idée sur le mal moral et le mal physique ?” “Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m’ont accusé d’être socinien ; mais la vérité du fait est que je suis manichéen.” “Vous vous moquez de moi, dit Candide, il n’y a plus de manichéens dans le monde.” “Il y a moi, dit Martin ; je ne sais qu’y faire, mais je ne peux penser autrement.” “Il faut que vous ayez le diable au corps, dit Candide.” “Il se mêle si fort des affaires de ce 75 monde, dit Martin, qu’il pourrait bien être dans mon corps comme partout ailleurs ; mais je vous avoue qu’en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l’a abandonné à quelque être malfaisant ; j’en excepte toujours Eldorado. Je n’ai guère vu de ville qui ne désirât la ruine de la ville voisine, point de famille qui ne voulût exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair. Un million d’assassins enrégimentés, courant d’un bout de l’Europe à l’autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner son pain, parce qu’il n’a pas de métier plus honnête ; et dans les villes qui paraissent jouir de la paix et où les arts fleurissent, les hommes sont dévorés de plus d’envie, de soins et d’inquiétudes qu’une ville assiégée n’éprouve de fléaux. Les chagrins secrets sont encore plus cruels que les misères publiques. En un mot, j’en ai tant vu, et tant éprouvé, que je suis manichéen.” “Il y a pourtant du bon”, répliquait Candide. “Cela peut être, disait Martin ; mais je ne le connais pas.” Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le bruit redouble de moment en moment. Chacun prend sa lunette. On aperçoit deux vaisseaux qui combattaient à la distance d’environ trois milles. Le vent les amena l’un et l’autre si près du vaisseau français, qu’on eut le plaisir de voir le combat tout à son aise. Enfin, l’un des deux vaisseaux lâcha à l’autre une bordée si bas et si juste, qu’il le coula à fond. Candide et Martin aperçurent distinctement une centaine d’hommes sur le tillac du vaisseau qui s’enfonçait ; ils levaient tous les mains au ciel, et jetaient des clameurs effroyables ; en un moment tout 76 fut englouti. “Eh bien, dit Martin, voilà comme les hommes se traitent les uns les autres.” “Il est vrai, dit Candide, qu’il y a quelque chose de diabolique dans cette affaire.” En parlant ainsi il aperçut je ne sais quoi d’un rouge éclatant qui nageait auprès de son vaisseau. On détacha la chaloupe pour voir ce que ce pouvait être, c’était un de ses moutons. Candide eut plus de joie de retrouver ce mouton, qu’il n’avait été affligé d’en perdre cent tous chargés de gros diamants d’Eldorado. Le capitaine français aperçut bientôt que le capitaine du vaisseau submergeant était espagnol, et que celui du vaisseau submergé était un pirate hollandais ; c’était celui-là même qui avait volé Candide. Les richesses immenses dont ce scélérat s’était emparé furent ensevelies avec lui dans la mer, et il n’y eut qu’un mouton de sauvé. “Vous voyez, dit Candide à Martin, que le crime est puni quelquefois ; ce coquin de patron hollandais a eu le sort qu’il méritait.” “Oui, dit Martin ; mais fallait-il que les passagers qui étaient sur son vaisseau, périssent aussi ? Dieu a puni ce fripon, le diable a noyé les autres.” Cependant le vaisseau français et l’espagnol continuèrent leur route, et Candide continua ses conversations avec Martin. Ils disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils étaient aussi avancés que le premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des idées, ils se consolaient. Candide caressait son mouton. “Puisque je t’ai retrouvé, dit-il, je pourrai bien retrouver Cunégonde.” 77 Chapitre vingt-deuxième Ce qui arriva en France à Candide et à Martin. Candide ne s’arrêta dans Bordeaux qu’autant de temps qu’il en fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s’accommoder d’une bonne chaise à deux places ; car il ne pouvait plus se passer de son philosophe Martin ; il fut seulement très fâché de se séparer de son mouton, qu’il laissa à l’Académie des sciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix de cette année, de trouver pourquoi la laine de ce mouton était rouge ; et le prix fut adjugé à un savant du Nord, qui démontra par A plus B, moins C, divisé par Z, que le mouton devait être rouge, et mourir de la clavelée. Cependant, tous les voyageurs que Candide rencontra dans les cabarets de la route lui disaient : “Nous allons à Paris.” Cet empressement général lui donna enfin l’envie de voir cette capitale ; ce n’était pas beaucoup se détourner du chemin de Venise. Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut être dans le plus vilain village de la Vestphalie. À peine Candide fut-il dans son auberge qu’il fut attaqué d’une maladie légère causée par ses fatigues. Comme il avait au doigt un diamant énorme, et qu’on avait aperçu dans son équipage une cassette prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès de lui deux médecins qu’il n’avait pas mandés, quelques amis intimes qui ne le quittèrent pas, et deux dévotes qui faisaient chauffer ses bouillons. 80 Martin disait : “Je me souviens d’avoir été malade aussi à Paris dans mon premier voyage ; j’étais fort pauvre ; aussi n’eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins, et je guéris.” Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie de Candide devint sérieuse. Un habitué du quartier vint avec douceur lui demander un billet payable au porteur pour l’autre monde. Candide n’en voulut rien faire ; les dévotes l’assurèrent que c’était une nouvelle mode. Candide répondit qu’il n’était point homme à la mode. Martin voulut jeter l’habitué par les fenêtres. Le clerc jura qu’on n’enterrerait point Candide. Martin jura qu’il enterrerait le clerc s’il continuait à les importuner. La querelle s’échauffa, Martin le prit par les épaules et le chassa rudement ; ce qui causa un grand scandale dont on fit un procès- verbal. Candide guérit : et pendant sa convalescence il eut très bonne compagnie à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était tout étonné que jamais les as ne lui vinssent : et Martin ne s’en étonnait pas. Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait un petit abbé périgourdin, l’un de ces gens empressés, toujours alertes, toujours serviables, effrontés, caressants, accommodants, qui guettent les étrangers à leur passage, leur content l’histoire scandaleuse de la ville, et leur offrent des plaisirs à tout prix. Celui-ci mena d’abord Candide et Martin à la comédie. On y jouait une tragédie nouvelle. Candide se trouva placé auprès de quelques beaux esprits. Cela ne l’empêcha pas de pleurer à des scènes jouées parfaitement. Un des raisonneurs qui étaient à ses 81 côtés lui dit dans un entr’acte : “Vous avez grand tort de pleurer, cette actrice est fort mauvaise, l’acteur qui joue avec elle est plus mauvais acteur encore, la pièce est encore plus mauvaise que les acteurs : l’auteur ne sait pas un mot d’arabe, et cependant la scène est en Arabie ; et de plus, c’est un homme qui ne croit pas aux idées innées : je vous apporterai demain vingt brochures contre lui.” “Monsieur, combien avez-vous de pièces de théâtre en France ?” dit Candide à l’abbé  ; lequel répondit : “Cinq ou six mille”. “C’est beaucoup, dit Candide ; combien y en a-t-il de bonnes ?” “Quinze ou seize”, répliqua l’autre ; “C’est beaucoup”, dit Martin. Candide fut très content d’une actrice qui faisait la reine Elisabeth dans une assez plate tragédie que l’on joue quelquefois. “Cette actrice, dit-il à Martin, me plaît beaucoup ; elle a un faux air de mademoiselle Cunégonde ; je serais bien aise de la saluer.” L’abbé périgourdin s’offrit à l’introduire chez elle. Candide élevé en Allemagne demanda quelle était l’étiquette, et comment on traitait en France les reines d’Angleterre. “Il faut distinguer, dit l’abbé ; en province on les mène au cabaret, à Paris on les respecte quand elles sont belles, et on les jette à la voirie quand elles sont mortes.” “Des reines à la voirie !” dit Candide. “Oui vraiment, dit Martin ; monsieur l’abbé a raison ; j’étais à Paris quand mademoiselle Monime passa, comme on dit, de cette vie à l’autre ; on lui refusa ce que ces gens-ci appellent les honneurs de la sépulture, c’est-à-dire, de pourrir avec tous les gueux du quartier dans un vilain cimetière ; elle fut enterrée toute seule de sa bande au coin de la rue de Bourgogne ; ce qui dut lui faire une peine extrême, car elle pensait très noblement.” “Cela est bien impoli”, dit Candide. “Que voulez-vous ? dit Martin ; ces gens-ci sont ainsi faits. 82 nouveaux. “Avez-vous vu, dit l’abbé périgourdin, le roman du sieur Gauchat docteur en théologie ?” “Oui, répondit un des convives, mais je n’ai pu l’achever. Nous avons une foule d’écrits impertinents ; mais tous ensemble n’approchent pas de l’impertinence de Gauchat docteur en théologie ; je suis si rassasié de cette immensité de détestables livres qui nous inondent, que je me suis mis à ponter au pharaon.” “Et les Mélanges de l’archidiacre T... qu’en dites-vous  ?” dit l’abbé. “Ah ! dit madame de Parolignac, l’ennuyeux mortel ! comme il vous dit curieusement tout ce que le monde sait ! comme il discute pesamment ce qui ne vaut pas la peine d’être remarqué légèrement ! comme il s’approprie sans esprit l’esprit des autres ! comme il gâte ce qu’il pille ! comme il me dégoûte ! mais il ne me dégoûtera plus ; c’est assez d’avoir lu quelques pages de l’archidiacre.” Il y avait à table un homme savant et de goût, qui appuya ce que disait la marquise. On parla ensuite de tragédies ; la dame demanda pourquoi il y avait des tragédies qu’on jouait quelquefois, et qu’on ne pouvait lire ? L’homme de goût expliqua très bien comment une pièce pouvait avoir quelque intérêt, et n’avoir presque aucun mérite ; il prouva en peu de mots que ce n’était pas assez d’amener une ou deux de ces situations qu’on trouve dans tous les romans, et qui séduisent toujours les spectateurs, mais qu’il faut être neuf sans être bizarre, souvent sublime, et toujours naturel, connaître le cœur humain et le faire parler, être grand poète, sans que jamais aucun personnage de la pièce paraisse poète ; savoir parfaitement sa langue, la parler avec pureté, avec une harmonie continue, sans que jamais la rime coûte rien au sens. Quiconque, ajouta-t-il, n’observe pas toutes ces règles, peut faire une ou deux tragédies applaudies au 85 théâtre ; mais il ne sera jamais compté au rang des bons écrivains ; il y a très peu de bonnes tragédies ; les unes sont des idylles en dialogues bien écrits et bien rimés, les autres des raisonnements politiques qui endorment, ou des amplifications qui rebutent ; les autres, des rêves d’énergumène, en style barbare, des propos interrompus, de longues apostrophes aux dieux, parce qu’on ne sait point parler aux hommes, des maximes fausses, des lieux communs ampoulés. Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une grande idée du discoureur ; et comme la marquise avait eu soin de le placer à côté d’elle, il s’approcha de son oreille, et prit la liberté de lui demander qui était cet homme qui parlait si bien ? “C’est un savant, dit la dame, qui ne ponte point, et que l’abbé m’amène quelquefois à souper ; il se connaît parfaitement en tragédies et en livres, et il a fait une tragédie sifflée, et un livre dont on n’a jamais vu hors de la boutique de son libraire qu’un exemplaire qu’il m’a dédié.” “Le grand homme ! dit Candide, c’est un autre Pangloss”. Alors se tournant vers lui, il lui dit : “Monsieur, vous pensez sans doute que tout est au mieux dans la monde physique, et dans le moral, et que rien ne pouvait être autrement ?” “Moi, monsieur, lui répondit le savant, je ne pense rien de tout cela ; je trouve que tout va de travers chez nous, que personne ne sait ni quel est son rang, ni quelle est sa charge, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il doit faire, et qu’excepté le souper qui est assez gai, et où il paraît assez d’union, tout le reste du temps se passe en querelles impertinentes ; jansénistes contre molinistes, gens du parlement contre gens d’église, gens de lettres contre gens de lettres, courtisans contre courtisans, financiers contre le peuple, femmes contre maris, parents contre parents ; c’est une guerre éternelle.” 86 Candide lui répliqua : “J’ai vu pis ; mais un sage, qui depuis a eu le malheur d’être pendu, m’apprit que tout cela est à merveille ; ce sont des ombres à un beau tableau.” “Votre pendu se moquait du monde, dit Martin ; vos ombres sont des taches horribles.” “Ce sont les hommes qui font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent pas s’en dispenser.” “Ce n’est donc pas leur faute, dit Martin. La plupart des pontes, qui n’entendaient rien à ce langage, buvaient ; et Martin raisonna avec le savant, et Candide raconta une partie de ses aventures à la dame du logis. Après souper, la marquise mena Candide dans son cabinet, et le fit asseoir sur un canapé. “Eh bien, lui dit-elle, vous aimez donc toujours éperdument mademoiselle Cunégonde de Thunder-ten-tronckh !” “Oui, madame”, répondit Candide. La marquise lui répliqua avec un souris tendre : “Vous me répondez comme un jeune homme de Vestphalie ; un Français m’aurait dit : ‘Il est vrai que j’ai aimé mademoiselle Cunégonde : mais en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer.’ “Hélas ! madame, dit Candide, je répondrai comme vous voudrez.” “Votre passion pour elle, dit la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir, je veux que vous ramassiez ma jarretière.” “De tout mon cœur”, dit Candide, et il la ramassa. “Mais je veux que vous me la remettiez”, dit la dame ; et Candide la lui remit. “Voyez-vous, dit la dame, vous êtes étranger ; je fais quelquefois languir mes amants de Paris quinze jours, mais je me rends à vous dès la première nuit, parce qu’il faut faire les honneurs de son pays à un jeune homme de Vestphalie.” La belle ayant aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger, les loua de si bonne foi, que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts de la marquise. 87 “Ce n’est pas ainsi qu’on traite les voyageurs dans le Dorado”, dit Candide. “Je suis plus manichéen que jamais”, dit Martin. “Mais, monsieur, où nous menez-vous ?” dit Candide. “Dans un cul-de-basse- fosse”, dit l’exempt. Martin ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui se prétendait Cunégonde, était une friponne, monsieur l’abbé périgourdin un fripon qui avait abusé au plus vite de l’innocence de Candide, et l’exempt un autre fripon dont on pouvait aisément se débarrasser. Plutôt que de s’exposer aux procédures de la justice, Candide éclairé par son conseil, et d’ailleurs toujours impatient de revoir la véritable Cunégonde, propose à l’exempt trois petits diamants d’environ trois mille pistoles chacun. “Ah ! monsieur, lui dit l’homme au bâton d’ivoire, eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous êtes le plus honnête homme du monde ; trois diamants  ! chacun de trois mille pistoles ! Monsieur ! je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot. On arrête tous les étrangers, mais laissez-moi faire ; j’ai un frère à Dieppe en Normandie, je vais vous y mener ; et si vous avez quelque diamant à lui donner, il aura soin de vous comme moi-même.” “Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers ?” dit Candide. L’abbé périgourdin prit alors la parole, et dit : “C’est parce qu’un gueux du pays d’Atrébatie a entendu dire des sottises, cela seul lui a fait commettre un parricide, non pas tel que celui de 1610 au mois de mai, mais tel que celui de 1594 au mois de décembre, et tel que plusieurs autres commis dans d’autres années et dans d’autres mois par d’autres gueux qui avaient entendu dire des sottises.” 90 L’exempt alors expliqua de quoi il s’agissait. “Ah les monstres !” s’écria Candide ; “quoi ! de telles horreurs chez un peuple qui danse et qui chante ! ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays où des singes agacent des tigres ? J’ai vu des ours dans mon pays ; je n’ai vu des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu, monsieur l’exempt, menez-moi à Venise, où je dois attendre mademoiselle Cunégonde.” “Je ne peux vous mener qu’en Basse-Normandie”, dit le barigel. Aussitôt il lui fait ôter ses fers, dit qu’il s’est mépris, renvoie ses gens et emmène à Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre les mains de son frère. Il y avait un petit vaisseau hollandais à la rade. Le Normand, à l’aide de trois autres diamants, devenu le plus serviable des hommes, embarque Candide et ses gens dans le vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth en Angleterre. Ce n’était pas le chemin de Venise ; mais Candide croyait être délivré de l’enfer, et il comptait bien reprendre la route de Venise à la première occasion. 91 Chapitre vingt-troisième Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre ; ce qu’ils y voient. “Ah Pangloss ! Pangloss ! Ah Martin ! Martin ! Ah ma chère Cunégonde ! qu’est-ce que ce monde-ci ?” disait Candide sur le vaisseau hollandais. “Quelque chose de bien fou et de bien abominable”, répondait Martin. “Vous connaissez l’Angleterre, y est-on aussi fou qu’en France ?” “C’est une autre espèce de folie, dit Martin ; vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut. De vous dire précisément s’il y a plus de gens à lier dans un pays que dans un autre, c’est ce que mes faibles lumières ne me permettent pas. Je sais seulement qu’en général les gens que nous allons voir sont fort atrabilaires.” En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth ; une multitude de peuple couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez gros homme qui était à genoux, les yeux bandés, sur le tillac d’un des vaisseaux de la flotte ; quatre soldats postés vis-à-vis de cet homme lui tirèrent chacun trois balles dans le crâne le plus paisiblement du monde, et toute l’assemblée s’en retourna extrêmement satisfaite. “Qu’est-ce donc que tout ceci ? dit Candide, et quel démon exerce partout son empire ?” Il demanda qui était ce gros homme qu’on venait de tuer en cérémonie ? “C’est un amiral”, lui répondit-on. “Et pourquoi tuer cet amiral ?” “C’est, lui dit-on, parce qu’il n’a pas fait tuer assez de monde ; il a livré un 92 avait peu de vertu et peu de bonheur sur la terre, excepté peut-être dans Eldorado, où personne ne pouvait aller. En disputant sur cette matière importante, et en attendant Cunégonde, Candide aperçut un jeune théatin dans la place Saint-Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le théatin paraissait frais, potelé, vigoureux ; ses yeux étaient brillants, son air assuré, sa mine haute, sa démarche fière. La fille était très jolie et chantait ; elle regardait amoureusement son théatin, et de temps en temps lui pinçait ses grosses joues. “Vous m’avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci sont heureux ; je n’ai trouvé jusqu’à présent dans toute la terre habitable, excepté dans Eldorado, que des infortunés ; mais pour cette fille et ce théatin, je gage que ce sont des créatures très heureuses.” “Je gage que non, dit Martin.” “Il n’y a qu’à les prier à dîner, dit Candide, et vous verrez si je me trompe.” Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et les invite à venir à son hôtellerie manger des macaroni, des perdrix de Lombardie, des œufs d’esturgeon, et à boire du vin de Montepulciano, du lacryma-christi, du chypre et du samos. La demoiselle rougit, le théatin accepta la partie, et la fille le suivit en regardant Candide avec des yeux de surprise et de confusion, qui furent obscurcis de quelques larmes. À peine fut-elle entrée dans la chambre de Candide, qu’elle lui dit : “Eh quoi, monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette !” À ces mots Candide qui ne l’avait pas considérée jusque-là avec attention, parce qu’il n’était occupé que de Cunégonde, lui dit : “Hélas ! ma pauvre enfant, c’est donc vous qui avez mis le docteur Pangloss dans le bel état où je l’ai vu ?” “Hélas ! monsieur, c’est moi-même, dit Paquette, je vois 95 que vous êtes instruit de tout. J’ai su les malheurs épouvantables arrivés à toute la maison de madame la baronne et à la belle Cunégonde. Je vous jure que ma destinée n’a guère été moins triste. J’étais fort innocente quand vous m’avez vue. Un cordelier qui était mon confesseur me séduisit aisément. Les suites en furent affreuses ; je fus obligée de sortir du château quelque temps après que monsieur le baron vous eut renvoyé à grands coups de pied dans le derrière. Si un fameux médecin n’avait pas pris pitié de moi, j’étais morte. Je fus quelque temps par reconnaissance la maîtresse de ce médecin. Sa femme qui était jalouse à la rage, me battait tous les jours impitoyablement, c’était une furie. Ce médecin était le plus laid de tous les hommes, et moi la plus malheureuse de toutes les créatures, d’être battue continuellement pour un homme que je n’aimais pas. Vous savez, monsieur, combien il est dangereux pour une femme acariâtre d’être l’épouse d’un médecin. Celui-ci, outré des procédés de sa femme, lui donna un jour, pour la guérir d’un petit rhume, une médecine si efficace qu’elle en mourut en deux heures de temps dans des convulsions horribles. Les parents de madame intentèrent à monsieur un procès criminel ; il prit la fuite, et moi je fus mise en prison. Mon innocence ne m’aurait pas sauvée, si je n’avais été un peu jolie. Le juge m’élargit à condition qu’il succéderait au médecin. Je fus bientôt supplantée par une rivale, chassée sans récompense, et obligée de continuer ce métier abominable qui vous paraît si plaisant à vous autres hommes, et qui n’est pour nous qu’un abîme de misères. J’allai exercer la profession à Venise. Ah ! monsieur, si vous pouviez vous imaginer ce que c’est que d’être obligée de caresser indifféremment un vieux 96 marchand, un avocat, un moine, un gondolier, un abbé  ; d’être exposée à toutes les insultes, à toutes les avanies ; d’être souvent réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever par un homme dégoûtant ; d’être volée par l’un de ce qu’on a gagné avec l’autre ; d’être rançonnée par les officiers de justice, et de n’avoir en perspective qu’une vieillesse affreuse, un hôpital et un fumier ; vous concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures du monde.” Paquette ouvrait ainsi son cœur au bon Candide dans un cabinet, en présence de Martin, qui disait à Candide : “Vous voyez que j’ai déjà gagné la moitié de la gageure.” Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, et buvait un coup en attendant le dîner. “Mais, dit Candide à Paquette, vous aviez l’air si gai, si content, quand je vous ai rencontrée, vous chantiez, vous caressiez le théatin avec une complaisance naturelle ; vous m’avez paru aussi heureuse que vous prétendez être infortunée.” “Ah ! monsieur, répondit Paquette, c’est encore là une des misères du métier. J’ai été hier volée et battue par un officier, et il faut aujourd’hui que je paraisse de bonne humeur pour plaire à un moine.” Candide n’en voulut pas davantage, il avoua que Martin avait raison. On se mit à table avec Paquette et le théatin ; le repas fut assez amusant ; et sur la fin on se parla avec quelque confiance. “Mon père, dit Candide au moine, vous me paraissez jouir d’une destinée que tout le monde doit envier ; la fleur de la santé brille sur votre visage, votre physionomie annonce le bonheur ; vous avez une très jolie fille pour votre récréation, et vous paraissez très content de 97
Docsity logo


Copyright © 2024 Ladybird Srl - Via Leonardo da Vinci 16, 10126, Torino, Italy - VAT 10816460017 - All rights reserved