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continent, il n'est pas inutile de se tourner vers un, Résumés de Construction

Un césarisme bureaucratique ... Un césarisme non pas militaire, mais financier ... désigne dans cette définition l'État traditionnelle-.

Typologie: Résumés

2021/2022

Téléchargé le 08/06/2022

Jaqueline82
Jaqueline82 🇫🇷

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Télécharge continent, il n'est pas inutile de se tourner vers un et plus Résumés au format PDF de Construction sur Docsity uniquement! 74 75 Un césarisme bureaucratiqueEn finir avec l’Europe continent, il n’est pas inutile de se tourner vers un contemporain de Sigmund Freud, lui aussi observa- teur perspicace de la crise de civilisation des années 1930 : Antonio Gramsci. Selon Gramsci, pendant les grandes crises du capitalisme, les institutions qui sont indépendantes des fluctuations de l’opinion publique se renforcent. Les plus démocratiques d’entre elles, comme les parlements, tendent à l’inverse à passer au second plan. Gramsci nomme césarisme cette pro- pension des régimes démocratiques à manifester des penchants autoritaires en temps de crise. Au xixe et dans la première moitié du xxe siècle, c’est souvent du sein des armées qu’émergent les éléments césa- ristes – ainsi de Napoléon, Bismarck et Mussolini, trois figures emblématiques du phénomène. Le césarisme emprunte d’ailleurs son nom à un charismatique général romain qui, franchissant le Rubicon, a effacé la frontière entre le militaire et le politique. Gramsci avait toutefois prévu que des institutions non-mili- taires puissent exercer la fonction de « César ». C’est le cas de l’Église, de la finance ou de la bureaucratie étatique. L’auteur des Cahiers de prison constate par exemple la nature fragmentée de la nation née du Risorgimento italien : sa constitution par agrégation de territoires successivement annexés s’opère sans véritable implication des masses populaires. Seule la bureaucratie d’État garantit son unité, jouant le rôle de « César » sans lequel les forces centrifuges feraient éclater l’ensemble. Les dynamiques à l’œuvre au sein de l’Union euro- péenne à l’heure actuelle évoquent une forme de césa- risme. Un césarisme non pas militaire, mais financier et bureaucratique. Entité politique à la souveraineté fragmentée, l’Europe ne voit son unité garantie que par la bureaucratie bruxelloise et l’immixtion structu- relle de la finance internationale dans son fonctionne- ment. Les supposés « progrès » accomplis sur la voie de Un césarisme bureaucratique : Une lecture gramscienne de la crise Européenne par Cédric Durand et Razmig Keucheyan  Une solution césariste peut exister même sans un César Antonio Gramsci « Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n’importe comment, il se casse suivant ses direc- tions de clivage en des morceaux dont la délimita- tion, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance par la structure du cristal. Des structures fêlées et fissurées de ce genre, c’est aussi ce que sont les malades mentaux. » Ce constat effectué par Sigmund Freud dans les années 19301 à propos des malades mentaux s’applique aussi aux malades poli- tiques, au premier rang desquels l’Union européenne (UE), structure « fêlée » et « fissurée » s’il en est. La crise économique ouverte en 2007 a révélé des contradictions inhérentes à la construction euro- péenne. Elle a démontré que l’UE est un régime poli- tique autoritaire, disposé à suspendre les procédures démocratiques en invoquant l’urgence économique ou financière. Gouvernements élus contraints à la démission et remplacés par des technocrates sans légitimité démocratique ; proéminence d’institutions supposées « neutres » comme la Banque centrale européenne (BCE) ; effacement du rôle du Parlement européen ; annulation de référendums ; ou encore intrusion du secteur privé au cœur de la prise de décision politique… Pour comprendre cette dynamique antidémocra- tique, qu’on imagine difficilement réversible à moins d’un mouvement social d’ampleur à l’échelle du Europeok.indd 74-75 28/03/13 10:20 76 77 Un césarisme bureaucratiqueEn finir avec l’Europe puissance : la BCE et la Direction générale de la concurrence (DGC). Elles constituent les véritables centres de pilotage dans la tempête. Sans légitimité électorale, leur renforcement à la faveur de la crise s’intensifie de façon inversement proportionnelle à la teneur en démocratie de l’Union. Troisième phase : fin 2009, l’Europe devient l’épi- centre de la crise globale. S’enclenche alors une spi- rale infernale : envol des taux d’intérêt de la dette publique des pays de la périphérie, généralisation des mesures d’austérité, croissance en berne ou en chute libre. Dans la tourmente, et dès lors que la BCE refuse d’apporter sa garantie, les souveraine- tés nationales soumises à une monnaie unique se trouvent à la merci d’attaques spéculatives. En mai 2010, le premier plan de sauvetage de la Grèce place Athènes sous la tutelle de la troïka (Fonds monétaire international [FMI], BCE et Commission européenne). Dans son sillage, les taux d’intérêt de l’Irlande et du Portugal, suivis de ceux de l’Es- pagne et de l’Italie, s’affolent, infirmant l’hypothèse selon laquelle la Grèce serait un cas isolé. Au même moment, un Fonds européen de stabilité financière (FESF) voit le jour. Malgré l’opposition de certaines catégories des élites continentales, la BCE élargit le champ de ses prérogatives et se met à racheter des bons du trésor sur le marché secondaire. Ces changements épousent les intérêts de la finance. Klaus Regling prend la tête du FESF. Ancien cadre du FMI, du ministère allemand des Finances et de la Commission européenne, il a accompli une partie de sa carrière dans la finance privée, travaillé pour l’asso- ciation des banquiers allemands au cours des années 1980, dirigé un fonds spéculatif (hedge fund) à Londres entre 1999 et 2001 et exercé comme consultant privé à Bruxelles. Autre cas du même type : Jacques de Larosière. Ancien directeur général du FMI, haut l’intégration européenne au cours des trois dernières années n’ont cessé d’accentuer sa dimension césariste. Pour saisir la dynamique qui conduit à l’émergence de ce régime politique européen, il convient de revenir d’abord sur les cinq phases de la crise. Une périodisation de la crise européenne Tout commence en août 2007. C’est alors que la plus grosse banque française, BNP Paribas, annonce le gel des actifs de trois de ses fonds d’investissement, en arguant de son incapacité à les évaluer. L’UE ne dispose à cette époque d’aucune ressource financière propre lui permettant d’intervenir en cas de crise. Si la monnaie unique a suscité l’émergence de banques opérant à l’échelle du continent, la supervision de leur activité demeure la prérogative des États. La BCE injecte d’importants volumes de liquidités sans qu’aucune réforme en profondeur du système finan- cier ne soit encore envisagée. La faillite de la quatrième banque d’investissement au monde, Lehman Brothers, en septembre 2008, donne le coup d’envoi de la deuxième phase de la crise. Elle conduit le système financier international au bord de la faillite et suscite une contraction du crédit (cre- dit crunch) de grande ampleur. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, l’économie mon- diale dans son ensemble plonge dans la récession. La réponse de la classe dominante transnationale vient d’abord du G20 et des banques centrales des principales économies mondiales : tous reconnaissent la nécessité de mesures contracycliques provisoires. Lors du Conseil européen des 15 et 16 octobre 2008, les gouvernements annoncent la recapitalisation des établissements de crédit en difficulté et promettent de garantir les emprunts bancaires. Au niveau de l’Union européenne, deux institutions montent en Europeok.indd 76-77 28/03/13 10:20 82 83 Un césarisme bureaucratiqueEn finir avec l’Europe ensemble », c’est-à-dire crise de l’État intégral. Le concept d’« État intégral » est crucial chez Gramsci9. Il se définit ainsi : « État = société politique + société civile, c’est-à-dire une hégémonie cuirassée de coer- cition » (Q 6, § 88, pp. 39-40). « Société politique » désigne dans cette définition l’État traditionnelle- ment conçu : administration, armée, police, services sociaux, tribunaux… L’État en son sens « intégral » renvoie à la combinaison unique d’une société poli- tique et d’une société civile à un moment et dans un pays donnés. Cette combinaison repose toujours sur un élément de « force » et un élément de « consen- tement », la part de l’un et de l’autre étant relative à chaque conjoncture historique. Ce que les crises organiques du capitalisme défont, par conséquent, c’est le « juste rapport » entre la société politique et la société civile en vigueur dans un cycle de dévelop- pement capitaliste. En ce sens, ces crises impliquent toujours une désagrégation du bloc historique. Une crise organique est clairement à l’œuvre en Europe aujourd’hui. Loin d’être confinée à la sphère économique, elle tend à se généraliser et à contami- ner l’ensemble des sphères sociales. Le bloc historique inachevé ou déficient construit à l’échelle européenne au cours des dernières décennies est en cours de désa- grégation. L’absence d’intellectuels organiques liés à ce pseudo-bloc historique implique que des politiques alternatives au néolibéralisme n’ont pu être activées au moment de la crise. Dans un contexte d’insatisfac- tion matérielle croissante des peuples européens et de détérioration de la gouvernabilité des appareils d’État nationaux, l’incapacité du projet européen à générer du consentement a conduit au passage au second plan des institutions démocratiques nationales et continen- tales. L’émergence d’un césarisme bureaucratique est la seule stratégie dont disposent les élites du continent pour maintenir leur domination. un bloc historique, « le contenu économico-social et la forme éthico-politique s’identifient concrètement » (Q 10, § 13, p. 64). Autrement dit, les structures et les superstructures s’apparient et se développent de manière relativement cohérente. L’histoire du capi- talisme n’est autre, en dernière instance, que celle de la succession de blocs historiques et de périodes de transition plus ou moins longues et chaotiques. Les crises testent la solidité d’un bloc historique. La plupart du temps, celui-ci résiste. Certaines de ses composantes (mineures) peuvent faire sécession, le consentement des classes subalternes est susceptible de s’effriter, des désaccords peuvent surgir entre sec- teurs des classes dominantes, classiquement entre la bourgeoisie financière et la bourgeoisie industrielle. Mais en principe le bloc historique tient bon. Un bloc historique qui volerait en éclat à la première secousse n’aurait guère de sens. Il s’agirait d’un « phénomène morbide », au sens donné par Gramsci à cette expres- sion dans ce fameux passage du cahier 3 : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet inter- règne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » (Q 3, § 34, p. 38). Une manière d’interpréter ces « phénomènes morbides » est de les comprendre comme des blocs historiques mort-nés ou dégénérés, incapables de résister aux crises. Ce qu’un bloc histo- rique digne de ce nom est supposé faire, c’est contre- carrer les (inévitables) turbulences qui se feront jour pendant son règne. Surviennent cependant les crises que Gramsci appelle organiques. C’est alors que la crise écono- mique se transforme en crise du bloc historique lui-même et contamine l’ensemble des sphères sociales : économie, politique, culture, morale, sexua- lité… Gramsci appelle aussi les crises organiques « crise d’hégémonie » ou « crise de l’État dans son Europeok.indd 82-83 28/03/13 10:20 84 85 Un césarisme bureaucratiqueEn finir avec l’Europe l’incapacité de l’intégration européenne à remplir ses promesses en termes de croissance et d’emploi12. En termes gramsciens, on peut donc dire que l’Union européenne ne parvient pas – n’est jamais parvenue – à unifier le contenu « économico-social » avec les formes « éthico-politiques ». De surcroît, ce pseudo-bloc historique a, dès l’ori- gine, nourri un fort biais en faveur des exigences du capital dans sa forme la plus pure et la moins terri- torialisée : la finance. Il souffre de ce fait d’une inco- hérence spatio-temporelle entre, d’un côté, une inté- gration économique qui progresse et, de l’autre, une intégration politique parcellaire. En l’absence d’une véritable unification politique et fiscale, la monnaie unique suscite des déséquilibres insoutenables entre des dynamiques macroéconomiques nationales diver- gentes. C’est particulièrement clair dans le domaine bancaire, en dépit des avancées partielles réalisées ces dernières années, et en matière fiscale, puisque l’UE ne dispose que d’un budget croupion et d’aucune ressource propre. Les classes subalternes ont été exclues du pro- cessus d’intégration européenne. Depuis la fin des années 1990, époque à laquelle Pierre Bourdieu plaidait en faveur d’un « mouvement social euro- péen13 », bien des organisations se sont employées à construire un mouvement européen de résistance contre le chômage, le racisme, ou autour des pro- blématiques écologiques. Dans le sillage du mouve- ment altermondialiste, plusieurs « forums sociaux » ont été organisés à travers le continent. Cependant, si ces mouvements ont été en mesure de peser occa- sionnellement sur les agendas politiques nationaux, ils n’ont pas exercé d’influence au niveau européen. Sur le plan syndical, la Confédération européenne des syndicats (CES) dispose d’une reconnaissance officielle. Mais elle n’a jamais été capable d’orienter Un bloc historique inachevé L’absence de dynamique endogène est le péché origi- nel de l’intégration européenne. Dans le contexte de la guerre froide, ses premiers pas ont été encouragés par les États-Unis, tandis que l’implication des Européens se limitait à celle d’une petite frange de l’élite. Dans les années 1980, les multinationales ont été la force motrice du rebond du projet européen. En particu- lier, l’action de l’« European Business Roundtable » en faveur du marché unique a été décisive10. L’Union économique et monétaire (UEM) a été partiellement imposée par des considérations géopolitiques décou- lant de la chute de l’URSS et de la réunification alle- mande subséquente. S’il est exagéré d’affirmer que l’Union européenne a été construite de l’extérieur, le processus d’intégration a été faiblement endogène. En septembre 2011, puis lors du sommet du G20 de Cannes, la pression des puissances étrangères, États- Unis en tête, en faveur d’une action plus vigoureuse des gouvernements européens vient rappeler la fai- blesse du leadership interne11. L’implication du FMI dès 2008 dans la gestion de la crise à la périphérie orientale de l’UE était déjà une indication éclatante de cette faiblesse structurelle de l’Europe. Ce caractère faiblement endogène du proces- sus d’intégration est une des causes de l’absence d’un véritable bloc historique au niveau européen. L’existence d’un tel bloc supposerait l’émergence d’un modèle productif consistant, générateur de progrès économique et social, doublé d’une idéolo- gie ou d’une culture politique génératrice de consen- tement. Clairement, l’UE est loin du compte. Les institutions proto-étatiques européennes souffrent d’un déficit de légitimité, que celle-ci soit procédu- rale, due à la faiblesse des processus démocratiques au niveau européen, ou substantielle, étant donné Europeok.indd 84-85 28/03/13 10:20 86 87 Un césarisme bureaucratiqueEn finir avec l’Europe prenant position contre le pacte budgétaire européen (TSCG) signé en mars 2012. C’est une grande pre- mière. Les pays les plus touchés par les politiques d’austérité et les réformes structurelles ont connu une vague de mobilisations sans précédent depuis les années 1970 à travers de nombreuses grèves, occu- pations et manifestations, à l’instar du mouvement des « indignés » en Espagne. La Grèce, qui a subi les politiques d’ajustement les plus violentes, a connu 21 grèves interprofessionnelles entre fin 2009 et jan- vier 2013, avec multiplication des affrontements aux forces de l’ordre. À ce jour, l’européanisation de la protestation se fait toutefois encore attendre. Impasse idéologique Un aspect déterminant de la désagrégation du pseudo-bloc historique européen relève de l’ordre idéologique. Les politiques néolibérales ont été notoirement incapables d’apporter une solution durable à la crise, en particulier dans les pays du sud du continent. Ajouter l’austérité à l’austérité n’a fait que susciter davantage de récession, comme le reconnaissent des économistes de bords très diffé- rents. Pourtant, malgré la conscience croissante de l’échec du néolibéralisme, on constate l’absence à peu près complète d’alternative consistante au sein des élites. Nous l’avons vu, une brève parenthèse « keynésienne » s’est ouverte en 2009, lorsque les gouvernements nationaux ont sauvé leurs banques en leur prêtant d’importantes sommes d’argent et ont laissé filer les déficits pour amortir le choc. Mais la parenthèse s’est rapidement refermée et les routines néolibérales ont repris le dessus. Comment expliquer cette absence d’alternative au néolibéralisme ? Cette impasse idéologique est l’un des aspects les plus frap- pants de la crise. la construction européenne dans un sens tant soit peu favorable aux salariés. Son seul fait d’arme est l’adoption d’une « charte » des droits sociaux fonda- mentaux au contenu minimaliste et qui ne comporte aucune obligation juridique. Bref, la recherche du consentement des subalternes de la part des élites européennes s’est limitée à la cooptation de bureau- crates syndicaux et de représentants d’ONG dépen- dant largement de l’UE pour leurs financements. L’étroitesse de la base sociale de ce pseudo-bloc his- torique européen et son manque de consistance ont été exacerbés au cours de la crise. En dépit d’une dégradation de la situation sociale dans de nombreux pays de l’Union, l’essentiel de l’agenda des institutions européennes depuis 2007 a été centré sur le problème de la stabilité financière. La séquence ouverte mi-2011 par l’intensification de la crise des dettes souveraines et la montée des tensions dans le secteur bancaire est révélatrice à cet égard. Les réponses apportées ont consisté, d’une part, en un durcissement des mesures d’austérité et, de l’autre, en un gigantesque apport de liquidités aux banques européennes via la BCE : plus de 1 000 milliards d’euros de prêts à trois ans au taux incroyablement bon marché de 1 %, un cadeau qui représente plus de 10 % du PIB de la zone euro. Les bénéficiaires immédiats de ces mesures sont les institutions bancaires et le système financier dans son ensemble, même si, indirectement, cela a contribué à détendre les taux d’intérêt sur la dette publique des pays de la périphérie. La restructuration de la dette grecque, décidée a l’été 2011, s’est également faite dans des conditions très favorables aux créanciers privés, laissant sur les bras des institutions publiques plus de 75 % des créances, dont l’essentiel ne sera vraisemblablement jamais remboursé14. La Confédération européenne des syndicats s’est opposée à une étape du processus d’intégration en Europeok.indd 86-87 28/03/13 10:20 92 93 Un césarisme bureaucratiqueEn finir avec l’Europe paradigmatique à cet égard. En 2012, ni la propo- sition allemande de nommer un commissaire euro- péen directement en charge de l’économie grecque, ni la suggestion de Wolfgang Schäuble de retarder les élections en Grèce et de mettre en place un gouver- nement technocratique provisoire, n’ont finalement abouti19. Que de telles mesures aient été envisagées est cependant révélateur de la volonté politique de l’Allemagne et des autres pays du cœur de la zone euro d’exercer un strict contrôle politique sur l’éco- nomie grecque en échange des fonds mobilisés pour préserver la solvabilité du pays. Ce contrôle a été obtenu par d’autres biais. Depuis le premier renflouement de la Grèce en mai 2010, les représentants de la troïka n’ont cessé d’accroître leur emprise sur la gestion de l’économie grecque au point que la souveraineté du pays dans ce domaine est désormais réduite à celle d’un protec- torat. En février 2012, le gouvernement grec s’est vu signifier le détail des mesures fiscales, salariales et des coupes de dépenses qu’il devait faire adopter en quelques jours par le parlement s’il voulait recevoir l’argent prévu par le second plan de renflouement. Un tel plan va bien plus loin qu’un simple ajuste- ment macroéconomique ; il concerne tellement de domaines différents que, selon un analyste cité par le Financial Times, « ce programme est bien plus ambi- tieux que de simples réformes économiques. C’est une entreprise de construction de l’État tel qu’on l’entend traditionnellement dans le contexte des pays à bas revenus20 ». Depuis, d’autres mémorandums ont suivi. Des représentants de la troïka sont présents en permanence pour assurer leur mise en place effec- tive et accélérer les transformations tous azimuts de l’économie grecque. Certains siègent même au conseil d’administration de l’organisme en charge des privatisations. publiques présidé par le premier magistrat de la Cour des comptes. En outre, la Cour européenne de justice peut, suite à une plainte d’un autre pays signataire, mettre à l’amende un pays qui ne respecterait pas le traité. Enfin, via son article 11, le traité rejette explicitement la possibilité qu’un pays envisage « de grandes réformes de politique économique » sans auparavant avoir reçu l’assentiment des autres pays et des institutions européennes. Mais le phénomène le plus spectaculaire de cette tendance césariste est la montée en puissance de la BCE. Celle-ci a joué un rôle de premier plan dans le sauvetage du système financier en 2008-2009, et de nouveau en 2011-2012. En tant que membre de la troïka, au côté de la Commission et du FMI, et du fait des conditions qu’elle associe à ses interventions sur le second marché des dettes publiques, elle a égale- ment été de plus en plus impliquée dans la définition des programmes d’ajustement des pays de la périphé- rie. De surcroît, son autorité a été étendue au champ de la supervision bancaire puisqu’elle assure depuis 2010 le secrétariat du Comité européen du risque sys- témique. Cette montée en puissance est encore plus spectaculaire lorsqu’elle est comparée à l’impotence du Parlement européen dont le président social-démo- crate allemand, M. Martin Schulz, essaie en vain de faire reconnaître le rôle dans la gestion de la crise18. L’Union européenne est une construction poli- tique hybride qui par certains aspects relève d’un proto-État, mais, par d’autres aspects, demeure un dispositif intergouvernemental associant des États formellement souverains. La mise à l’écart des pro- cédures démocratiques observée depuis le début de la crise ne consiste pas seulement en un mouvement général d’endiguement de la démocratie. Elle se tra- duit également par une aggravation des asymétries politiques entre les différents pays. Le cas grec est Europeok.indd 92-93 28/03/13 10:20 94 95 Un césarisme bureaucratiqueEn finir avec l’Europe dernières années comme la puissance économique en dernier ressort à l’échelle du continent. Elle en a tiré une capacité nouvelle à impulser l’agenda euro- péen. Cette nouvelle donne importe pour l’ensemble des pays de l’UE, mais tout particulièrement pour les pays sous programme d’assistance. L’insistance alle- mande sur le durcissement des conditions attachées aux plans de renflouements et la publicité donnée à ce durcissement rendent explicite la subordination de la périphérie à cette nouvelle puissance. Le césarisme ou la démocratie La faiblesse originaire du bloc historique européen est clairement apparue dans le contexte de la crise. Les clivages nationaux persistent au sein de l’UE, des forces sociales qui n’avaient été que superficiellement subordonnées à un processus d’intégration dominé par le capital transnational prennent leur distance vis-à-vis des institutions européennes. Un bloc his- torique à la base sociale déjà étroite tend donc à se rétrécir davantage. Ce rétrécissement s’accompagne d’une accéléra- tion des réformes néolibérales. Celles-ci sont menées d’autant plus fermement que la décision en matière économique se situe de plus en plus à l’écart des ins- titutions de la démocratie représentative et accorde un poids écrasant aux pays créditeurs du cœur de la zone euro. Ce glissement progressif du consentement à la coercition donne lieu à une relative intensifica- tion des mobilisations sociales et à une instabilité politique accrue dans les rues des pays périphériques ainsi que dans les processus électoraux. La désagrégation du proto-État européen apparaît ainsi comme la principale tendance à l’œuvre au cours de la crise de l’UE. Les tentatives d’y répondre par un « bond en avant » dans l’intégration européenne Le césarisme n’est pas une invention de l’UE en crise. Après la Seconde Guerre mondiale, certaines institutions non-démocratiques sont devenues de plus en plus centrales dans les pays ouest-européens, parmi lesquelles les cours constitutionnelles ou les banques centrales indépendantes21. L’idée qui animait les élites continentales à l’époque était que les « tota- litarismes » jumeaux – nazisme et stalinisme – étaient le produit des « excès » de la démocratie, raison pour laquelle il fallait protéger cette dernière de sa propre déraison. Depuis son origine, le projet européen s’inscrit dans ce mouvement de mise à distance des peuples. Mais l’accélération brutale opérée depuis 2009 a radicalisé le processus : l’Union économique et monétaire est devenue un instrument autoritaire de gestion des contradictions économiques et sociales générées par la crise. Dans cette séquence historique, le mouvement général qui tend à cantonner l’essen- tiel des décisions en matière de politique économique hors de la sphère de la démocratie représentative apparaît comme la combinaison de deux phénomènes. D’abord, un césarisme bureaucratique qui, dans un contexte de fortes turbulences, se manifeste par le fait que les institutions européennes non-élues et, en particulier, la Banque centrale européenne, appa- raissent comme les principales forces unifiantes sur la scène politique. Deuxième manifestation de cette dé-démocratisation, la crise a entraîné une fracture entre une Europe du Nord comprenant l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande, dont la situation finan- cière est restée relativement bonne, et une Europe du Sud composée de pays comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Italie. Entre les deux, des pays comme la France forment une semi-périphérie. La crise a rendu manifeste l’émergence d’un nou- vel hégémon22. Avec l’affaiblissement relatif de la France, l’Allemagne s’est imposée au cours des cinq Europeok.indd 94-95 28/03/13 10:20 97 peuvent réussir, mais sans doute seulement sous la forme d’un césarisme bureaucratique fragile. Comme le dit Nicos Poulantzas en s’inspirant de Gramsci, les États autoritaires sont faibles, c’est pour cela qu’ils sont autoritaires, sinon ils n’auraient guère besoin de l’être23. De ce fait, le choix qui s’offre désormais n’op- pose plus poursuite de la construction européenne et retour à l’échelon national, comme voudraient nous le faire croire médias dominants et zélateurs euro- libéraux de l’UE, mais deux options contradictoires : le césarisme ou la démocratie. Europeok.indd 96-97 28/03/13 10:20
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