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Don Juan en France au XXe siècle: réécritures d’un mythe., Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

Francine88
Francine88 🇫🇷

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Télécharge Don Juan en France au XXe siècle: réécritures d’un mythe. et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! HAL Id: tel-00975274 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00975274 Submitted on 8 Apr 2014 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Don Juan en France au XXe siècle : réécritures d’un mythe. Aurélia Gournay To cite this version: Aurélia Gournay. Don Juan en France au XXe siècle : réécritures d’un mythe.. Littératures. Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, 2013. Français. ￿NNT : 2013PA030081￿. ￿tel-00975274￿ UNIVERSITE SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3 ED120 Ŕ Littérature française et comparée UFR Littérature, Linguistique, Didactique (LLD) Thèse de doctorat en littérature générale et comparée Aurélia GOURNAY DON JUAN EN FRANCE AU XXÈME SIÈCLE : RÉÉCRITURES D’UN MYTHE Thèse dirigée par Monsieur le Professeur émérite Daniel-Henri Pageaux Soutenue le lundi 1er juillet 2013 Jury : M. Daniel-Henri Pageaux, Professeur émérite à l‟Université Sorbonne Nouvelle, Paris III. Mme Véronique Gély, Professeur à l‟Université Paris-Sorbonne, Paris IV. M. Robert Smadja, Professeur émérite à l‟Université d‟Orléans. M. Philippe Daros, Professeur à l‟Université Sorbonne Nouvelle, Paris III. Dédicace A Tristan. 5 Remerciements Je tiens à exprimer toute ma gratitude envers mon directeur de thèse, M. Daniel-Henri Pageaux, dont les conseils et le soutien m‟ont été très précieux, tout au long de ce travail. Je le remercie vivement pour sa disponibilité et sa bienveillance à mon égard. Je souhaite, par ailleurs, témoigner ma reconnaissance à mes proches, pour leurs encouragements et leur présence à mes côtés, durant toutes ces années. Je désire remercier, tout particulièrement, mon frère Alexandre et mes parents, Jean-Michel et Perla, pour leur aide. Merci, également, à Eric et à Tristan, pour toute l‟affection dont ils m‟entourent au quotidien. 6 SOMMAIRE INTRODUCTION ................................................................................................................................................ 8 PREMIÈRE PARTIE : NOUVELLES LECTURES ..................................................................................................... 18 CHAPITRE 1 : NOUVELLES PERSPECTIVES CRITIQUES ...................................................................................... 19 1. RELECTURES DU MYTHE DE DON JUAN PAR LA CRITIQUE. .................................................................................... 24 A) De Bévotte à Rousset : vers la constitution de Don Juan en tant que mythe littéraire. ..................... 24 B) Le tournant structuraliste : du Mythe de Don Juan au Dictionnaire de Don Juan. ............................. 57 2. DON JUAN COMME « CAS » : APPROCHES CLINIQUES, PSYCHOLOGIQUES OU PSYCHANALYTIQUES DU HÉROS. .............. 75 A) Don Juan comme cas clinique : les hypothèses de Gregorio Marañon. ............................................. 81 B) Le héros mythique et la psychanalyse : des relations complexes. ..................................................... 90 3. LE HÉROS MYTHIQUE ET SES AVATARS. .......................................................................................................... 111 A) Entre mythe, histoire et légendes : rencontres de Don Juan avec Miguel de Mañara et avec le docteur Faust. ............................................................................................................................................ 113 B) Casanova : un autre concurrent historique de Don Juan ? ............................................................... 144 CHAPITRE 2 : LE MYTHE DE DON JUAN ET LA MUSIQUE ............................................................................... 174 1. DON JUAN : UN MYTHE MUSICAL ? ............................................................................................................... 178 2. IMPORTANCE DE MOZART AU 20 ÈME SIÈCLE. .................................................................................................... 205 3. NOUVELLES FORMES DE PRÉSENCE DE LA MUSIQUE AU 20 ÈME SIÈCLE. .................................................................... 228 CHAPITRE 3 : LE MYTHE DE DON JUAN REVISITÉ PAR LE CINÉMA ................................................................. 257 1. ADAPTATIONS DE DON JUAN À L’ÉCRAN. ........................................................................................................ 260 2. VERS UNE DÉMYTHIFICATION : DISTANCE, RÉFLEXIVITÉ ET PARODIE....................................................................... 278 3. SÉDUCTEURS, « MACHOS », « LATIN LOVER » ET FEMMES FATALES… RÉMINISCENCES DONJUANESQUES ? .................. 319 DEUXIÈME PARTIE : NOUVELLES FIGURES .................................................................................................... 354 CHAPITRE 4 : AUTOUR DU LIBERTINAGE : NOUVELLES FIGURES DU HÉROS .................................................. 355 1. PLACE DE LA RELIGION DANS LE MYTHE DE DON JUAN AU 20 ÈME SIÈCLE. ............................................................... 360 A) Quelques jalons historiques. ............................................................................................................ 360 B) La dimension religieuse du mythe au 20 ème siècle. ........................................................................... 397 C) Athéisme de Don Juan et laïcisation du mythe. ............................................................................... 419 2. NOUVELLES IDENTIFICATIONS DU HÉROS. ....................................................................................................... 434 A) Don Juan mystique : vers une nouvelle religiosité ? ......................................................................... 434 B) Nouvelles figures du Diable. ............................................................................................................. 453 C) Don Juan martyr et saint. ................................................................................................................. 474 CHAPITRE 5 : LES NOUVELLES FIGURES FÉMININES, UN RÔLE ESSENTIEL DANS L’ÉVOLUTION DU MYTHE .... 492 1. EVOLUTION ET DIVERSIFICATION DE LA DISTRIBUTION DES PERSONNAGES FÉMININS. ............................................. 495 A) Anna et Elvire : deux figures particulières au sein du mythe. ........................................................... 495 B) Eviction du Mort et modifications de la distribution des personnages féminins. ............................. 525 2. FEMMES ET MÉMOIRE. ............................................................................................................................... 538 A) Le motif de la liste. ........................................................................................................................... 538 B) La mémoire en question. .................................................................................................................. 547 3. L’ IMPORTANCE ACCRUE DES FEMMES. .......................................................................................................... 552 A) Le rôle croissant des femmes dans la définition du personnage de Don Juan. ................................ 552 B) Une prise de pouvoir des femmes ? ................................................................................................. 558 CHAPITRE 6 : DES COMPARSES AUX PERSONNAGES SECONDAIRES : ÉMERGENCE DE NOUVELLES FIGURES. 567 1. PERSISTANCE ET ÉVOLUTION DES RAPPORTS MAÎTRE/VALET AU SEIN DU MYTHE.................................................... 570 A) Importance de la parole et codification des rapports maîtres/valets. ............................................. 570 B) Vers une prise de pouvoir du valet ? ................................................................................................ 589 2. NOUVEAUX PARTENAIRES DE DON JUAN. ...................................................................................................... 611 A) Du valet à l’e plo é : ouveau statuts pou les co pa ses du hé os. ........................................... 611 9 « La notion de personnage conceptuel autorise des allées et venues entre les deux pôles où elle oscille. D‟un côté, aucun concept n‟a jamais fait l‟amour avec une femme ; de l‟autre, l‟idée que nous nous façonnons de Don Juan échappe à l‟emprise définitive de la pensée. Tantôt nous l‟imaginons en homme occupé à séduire, tantôt nous nous reprenons et, avec un sourire au coin des lèvres, nous savons bien qu‟on ne peut aimer mille et trois femmes, en Espagne seulement par surcroît. Tandis que nous nous arrêtons à ce dernuer constat, Don Juan reprend ses droits dans notre imaginaire, et nous nous laissons à nouveau emporter par son irrémédiable course. Don Juan est ainsi le contraire d‟une unité. (…) Pluriel, et pour cette raison vraiment singulier, Don Juan est donc aussi l‟unité des contraires. »1 De plus, la seule évocation de Don Juan fait naître toute une série d‟échos aux éléments essentiels de son histoire : Don Juan c‟est, par conséquent, également, le Repas avec le Mort, le châtiment, les femmes séduites, le Catalogue… Le nom mythique est, pour cette raison, un signifiant plein : il est, à lui seul, un programme narratif. Ce dernier est enrichi, au 20ème siècle, par toutes les variantes proposées par les nombreux auteurs qui ont, auparavant, repris et développé la fable donjuanesque. Cette épaisseur du nom fait naître des attentes, mais aussi des questions : quels ingrédients de ce canevas sont privilégiés par les œuvres contemporaines ? Certains sont-ils, au contraire, régulièrement abandonnés ? Comment respecter la structure, tout en faisant preuve d‟originalité et en l‟adaptant à l‟évolution des goûts et des mentalités ? Comment s‟inscrire dans cette longue filiation littéraire et se positionner, par rapport à des modèles souvent illustres ? Parmi ces prestigieux antécédents, trois jalons fondamentaux semblent synthétiser, à eux seuls, le parcours du héros, au fil des siècles, à tel point qu‟il est impossible de penser Don Juan en faisant l‟impasse sur leur version du mythe. Tirso de Molina, tout d‟abord, qui, avec El Burlador de Sevilla, créé aux alentours de 1620 et publié en 1630, donne naissance au personnage et au scénario mythique. Micheline Sauvage n‟hésite pas à le qualifier de « démiurge », soulignant l‟importance fondamentale de son œuvre : « Du moment où la pièce espagnole du moine Gabriel Tellez, plus connu sous le pseudonyme de Tirso de Molina, eut rempli à l‟égard du héros le rôle du démiurge (on n‟en connaît pas d‟incarnation antérieure au Burlador de Sevilla, qui date des premières années du XVIIème siècle), l‟art et la réflexion, le raffiné et le populaire de tous les pays d‟Occident s‟en saisirent et ne l‟oublièrent pas. »2 Cette première attestation littéraire de la fable donjuanesque est, pourtant, profondément ancrée dans un lieu et une époque précis (l‟Espagne du Siècle d‟Or) et répond à une forte 1 Ibid., p.35-36 2 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.7 10 visée apologétique. Rien, donc, à première vue, de ce qui fait l‟universalité du mythe. Pierre Guénoun ne manque d‟ailleurs pas de rappeler qu‟il importe, pour ne pas faire de contresens sur la pièce, de bien la resituer dans son contexte : « Il importe donc de ne pas juger le premier « Don Juan » avec des yeux trop modernes, sous peine de se tromper sur sa valeur esthétique et sur l‟enseignement qu‟il renferme. »1 Molière, quelques années plus tard, en 1665, ajoute une nouvelle dimension à l‟œuvre du moine espagnol : le libertinage. La problématique religieuse, illustrée par Tirso de Molina, est infléchie vers une réflexion autour de l‟athéisme. Ce changement d‟orientation est déterminant puisqu‟il introduit l‟image d‟un Don Juan libertin et « grand seigneur méchant homme », qui restera, par la suite, intrinsèquement liée à lui, dans l‟imaginaire collectif. Mozart, enfin, consacre cette représentation du héros sous les traits du libertin, à tel point que Don Juan semble complètement se fondre dans le 18ème siècle du Don Giovanni. L‟opéra mozartien achève, par ailleurs, de constituer le scénario donjuanesque en mythe, et l‟apport de la musique n‟est pas étranger à cette cristallisation mythique, à laquelle le génie du compositeur, et de son librettiste, Lorenzo da Ponte, contribue également. La représentation du héros donjuanesque est ainsi médiatisée par Mozart et Don Juan nous apparaît souvent davantage comme son contemporain que comme un gentilhomme du Siècle d‟Or, d‟autant plus que cet ancrage dans le 18ème siècle le met en présence d‟autres personnages, tels que Casanova, ou encore, Valmont, avec lesquels il entretient d‟évidents liens. Ces trois étapes construisent, en somme, la définition de Don Juan, telle que le 20ème siècle la récupère, et on constate, d‟emblée, comment ces strates successives viennent se superposer, tout en respectant les données essentielles du canevas initial. Néanmoins, cet itinéraire ne serait pas complet, sans un détour par les relectures romantiques du mythe. En effet, ETA Hoffmann, dans son conte Don Juan. Fabuleux évènement arrivé à un enthousiaste au cours d’un voyage, revisite l‟opéra de Mozart et ouvre la voie à une nouvelle interprétation du personnage de Don Juan. Mais c‟est surtout Prosper Mérimée qui, en faisant entrer Miguel de Mañara et les éléments légendaires qui lui sont liés, dans le champ du mythe donjuanesque, amorce, avec Les Ames du Purgatoire, la dérive romantique, qui infléchit radicalement le scénario mythique et trouve encore des prolongements dans les réécritures contemporaines. Placés dans la lignée de modèles si prestigieux et d‟œuvres qui ont durablement marqué l‟imaginaire collectif, comment les auteurs du 20ème siècle peuvent-ils, lorsqu‟ils décident de 1 Pierre Guénoun, préface au Burlador de Sevilla, Tirso de Molina, Aubier Flammarion, édition bilingue, 1968, p.10 11 reprendre le scénario donjuanesque, trouver leur légitimité et leur originalité ? A première vue, en effet, il ne semble pas y avoir, à notre époque, de Don Juan susceptible de rivaliser avec le Burlador, Dom Juan ou Don Giovanni. Jean Massin souligne d‟ailleurs cette infériorité des productions contemporaines, puisqu‟il souhaite arrêter l‟histoire du mythe à ses variantes romantiques, formulant ainsi une condamnation sans appel sur les réécritures ultérieures, auxquelles il ôte tout intérêt et toute valeur : « Tirez toujours… sur le cordon. Don Juan est dans l‟escalier, je veux dire au musée. Le terrible c‟est qu‟ils le savent. Ils le connaissent par cœur, ce musée. Ils n‟écrivent pas une ligne sans tourner la tête pour se mesurer à l‟ombre de tel grand devancier derrière leur épaule. Alors ils croient avoir trouvé la recette : ils se font ingénieux. Tout fiers du petit truc, du petit changement qu‟ils ont astucieusement apporté et autour duquel ils ne ménagent pas les effets pour être sûrs qu‟on le remarquera. Qu‟on s‟écriera au moins : « Tiens, c‟est marrant ! »1 Derrière ces propos, nous pouvons discerner deux idées fondamentales, pour le sujet de notre étude. Le premier constat qui s‟impose à nous est qu‟il existe, effectivement, au 20ème siècle, de nombreuses réécritures du mythe de Don Juan. Celles-ci n‟ont certes pas la notoriété de certaines œuvres des siècles précédents, mais elles témoignent d‟une vitalité du sujet, de sa persistance à l‟époque contemporaine. Mais cette productivité, si elle est une garantie de survie et offre d‟indéniables possibilités de renouvellement et de variations, est à double tranchant. En effet, la dureté du jugement de Jean Massin nous porte à conclure à un affaiblissement de la portée mythique, sous la plume des auteurs contemporains. Mais cette dénaturation du mythe semble, surtout, s‟accompagner de l‟introduction d‟une dimension réflexive, au sein même des œuvres littéraires. Cette secondarité est mise en avant, dans la citation, puisque le critique reproche aux écrivains, qui s‟attellent au scénario donjuanesque, de chercher surtout à se démarquer des modèles existants et à mettre en valeur leurs propres trouvailles et inventions. Cette réflexion s‟accompagne d‟une véritable inflation critique, autour du mythe. Cet apport est, sans aucun doute, l‟un des enjeux fondamentaux de son évolution, au 20ème siècle. Non seulement les interprétations se multiplient, autour du héros et du scénario mythique, mais ces dernières font irruption à l‟intérieur même des œuvres de fiction. Bien entendu, on retrouve, dans ce domaine, la même ambivalence, quant au devenir du mythe. L‟intérêt de la critique témoigne de la fascination que celui-ci continue à exercer, mais les dérives interprétatives peuvent aussi le détourner de son sens originel, le déformer et, par conséquent, provoquer son effritement. 1 Jean Massin, Don Juan, mythe littéraire et musical, p.71 14 personnage mythique de la foule des don juans, qui partagent, avec lui, un nombre plus ou moins important de caractéristiques. L‟auteur du Dictionnaire de Don Juan justifie, ainsi, son choix d‟intégrer certaines de ces figures, aux côtés des autres Don Juan, plus clairement identifiables : « Mais, à cet égard, nous avons voulu éviter toute raideur. Nous avons tenu à introduire des figures proches de Don Juan, des dons juans littéraires comme Casanova ou Valmont, comme le Gille de Drieu La Rochelle ou le Solal d‟Albert Cohen. Le terrain était plus solide quand le nom de Don Juan émergeait dans le texte. Même quand il restait implicite, la comparaison méritait d‟être envisagée. »1 Nous avons, pour cette raison, souhaité représenter, dans notre corpus, cette extension, tout en maintenant l‟équilibre entre œuvres théâtrales et œuvres romanesques, ce qui nous a amené à retenir une pièce de théâtre, Ornifle ou le courant d’air, de Jean Anouilh (1955), et un roman : L’homme couvert de femmes, de Pierre Drieu La Rochelle (1925).2 Abordons à présent la question de l‟extension géographique de notre sujet. Une étude englobant la France et l‟Espagne aurait été beaucoup trop ambitieuse et aurait largement débordé le cadre de notre travail, ce qui explique notre choix de le restreindre à la littérature française. Néanmoins, s‟agissant de Don Juan, il nous a semblé impossible de passer complètement sous silence les réécritures espagnoles contemporaines. Le mythe donjuanesque est, en effet, profondément rattaché, et attaché, à l‟Espagne. Nous avons donc décidé d‟intégrer, pour enrichir la confrontation entre les œuvres françaises, trois romans espagnols, qui présentent, chacun, des spécificités formelles propres ou une originalité dans le traitement du personnage de Don Juan (ces deux aspects pouvant même être réunis, chez certains de ces auteurs). Le choix du genre romanesque s‟est imposé car, comme nous l‟avons dit, la question de la transposition narrative du scénario mythique est cruciale au 20ème siècle. Enfin, nous avons tenté, une fois de plus, de balayer, au maximum, toute la période correspondant à notre sujet, en proposant une première œuvre datée de 1922 (Don Juan, d‟Azorìn), une seconde de 1963 (Don Juan, de Gonzalo Torrente Ballester) et une dernière plus récente : Larva, de Julian Ríos, publiée en 1983 en espagnol, et traduite en français en 19953. 1 Ibid., p.7 2 Précisons, au passage, que Gille (héros du roman de Pierre Drieu La Rochelle) et Ornifle sont tous deux mentionnés par Pierre Brunel, dès l‟avant-propos de son Dictionnaire de Don Juan (op. cit., p.I), et possèdent leur entrée, ce qui nous apparaît comme la preuve de leur légitimité à figurer, parmi notre choix de réécritures du mythe de Don Juan. 3 Si les deux premiers romans seront cités en espagnol, nous avons, en revanche, choisi, pour le dernier d‟entre eux, Larva, de Julian Ríos, de travailler plutôt sur la traduction française, et c‟est donc à l‟édition de 1995 que nous ferons référence. En effet, les jeux sur le langage occupant une place centrale dans le roman et donnant lieu, 15 Compte tenu de l‟ampleur et de la richesse de notre sujet, il est évident, par ailleurs, que ce travail ne présente aucune prétention d‟exhaustivité. L‟ambition de proposer une galerie complète des réécritures contemporaines du mythe aurait été démesurée et n‟aurait pu aboutir qu‟à un long catalogue. Si la liste est, certes, un motif tout à fait donjuanesque, ce n‟est pas, néanmoins, la dynamique que nous avons retenue pour aborder notre travail. Ainsi, nous avons souhaité, avant tout, choisir des œuvres permettant d‟illustrer les grandes lignes de force de l‟évolution du mythe, au 20ème siècle, et représentatives des grandes tendances interprétatives, autour du personnage. Il est, de même, évident que chaque œuvre en question n‟est étudiée que dans le cadre de cette confrontation, et pour venir à l‟appui des éléments de notre démonstration. Nous ne prétendons donc pas fournir d‟étude approfondie de chacune d‟entre elles et, encore moins, de leurs auteurs, ce qui aurait risqué d‟aboutir à une suite de monographies, orientation que nous avons, d‟emblée, voulu écarter. Si le choix de notre corpus traduit, par ailleurs, une volonter d‟embrasser, d‟un point de vue chronologique, l‟ensemble du 20ème siècle, avec des œuvres dont la publication s‟étale, comme nous venons de le voir, de 1906 à 2004, il ne nous a pas paru, pour autant, opportun, ni même envisageable, de construire notre étude selon un plan diachronique. En effet, comme le rappelle Daniel-Henri Pageaux, au sujet des réécritures espagnoles du scénario mythique : « Il existe une sorte de solidarité entre les histoires espagnoles en vertu de laquelle chacune a son sens propre, celui qui se dégage de la relation texte-lecteur, mais aussi un sens qui dépend de toutes les autres versions formant un tout qu‟on peut appeler « mythe ». On retrouve l‟idée de Lévi- Strauss selon laquelle le mythe est une histoire plus toutes ses variantes possibles. »1 Cette perpspective nous autorisera donc à considérer nos textes comme autant de variantes synchroniques, afin de mettre en évidence les grandes tendances qui se dégagent de, pour reprendre les termes de Daniel-Henri Pageaux, ce « tout qu‟on peut appeler « mythe » ». Par ailleurs, ces très nombreuses réécritures littéraires du canevas mythique ne sauraient être envisagées, sans un détour préalable par l‟abondante production critique qui, au 20ème siècle, s‟est intéressée à Don Juan. Cet apport est d‟autant plus important que le scénario donjuanesque a bénéficié des grands travaux sur le mythe, menés par les structuralistes, dans la lignée de Claude Lévi-Strauss. Ce sont eux qui ont, d‟ailleurs, contribué à « mythifier » Don Juan et à fournir des outils d‟analyse pertinents, pour rendre compte du schéma mythique et de ses invariants. Ce parcours critique, multiple et complexe, ne s‟est, bien entendu, pas notamment, à beaucoup de néologismes, mots-valises, mots forgés…, il apparaissait plus cohérent de les analyser directement dans la traduction française, afin d‟en rendre compte de façon plus homogène. Cette solution paraissait d‟autant plus adaptée que l‟auteur lui-même a participé à la traduction française. 1 Daniel-Henri Pageaux, article « Tirso de Molina », in Dictionnaire de Don Juan, dir. Pierre Brunel, p.923 16 limité à l‟influence du structuralisme et il sera, dès lors, particulièrement intéressant de croiser ces différents regards, sur Don Juan, qu‟ils adoptent une perspective historique, psychanalytique, ou même médicale… Ces divers discours interprétatifs constituent, à eux- seuls, une première relecture du mythe de Don Juan, à notre époque. Cependant, l‟interprétation peut passer par d‟autres voies que celle de la critique littéraire. Ainsi, une mise en scène, par exemple, est déjà, en elle-même, une relecture de l‟œuvre qu‟elle choisit de reprendre. S‟agissant du mythe de Don Juan, deux orientations supplémentaires s‟offraient à nous : la mise en musique et l‟adaptation cinématographique. Trois relectures donjuanesques, donc, et trois genres distincts : théâtre, opéra, cinéma. Afin de ne pas déséquilibrer l‟économie générale de notre travail et de respecter une juste mesure entre chacune des parties, il nous est apparu impossible de traiter ces trois aspects. Nous avons, par conséquent, fait le choix d‟écarter les mises en scène théâtrales. Cette décision se justifie par le fait que le théâtre n‟est pas, contrairement au cinéma, une dimension spécifique du traitement du mythe, au 20ème siècle. De plus, la difficulté à accéder à certaines mises en scène rendait délicate la constitution d‟un corpus significatif et pertinent. Enfin, contrairement à l‟opéra et au cinéma, le genre théâtral, indépendamment de la question de la mise en scène, occupe, comme nous avons pu le voir, une place importante, au sein de notre corpus littéraire, et bénéficie, pour cette raison, d‟un traitement approfondi, dans les deux autres parties de notre étude. Par ailleurs, faire l‟impasse sur la musique, dans une étude sur Don Juan, nous paraissait inconcevable, ne serait-ce qu‟en raison de la place qu‟occupe encore, à l‟heure actuelle, l‟opéra de Mozart, aussi bien dans la réception du mythe, que comme source permanente d‟inspiration, pour les auteurs contemporains. En effet, ces nouvelles lectures présentent l‟intérêt, non seulement, de mettre en évidence l‟évolution du regard porté sur Don Juan, mais aussi d‟être en relation étroite et permanente avec le processus d‟écriture, ou plutôt de réécriture. Cette porosité des frontières serait-elle, alors, une caractéristique de l‟attitude du 20ème siècle, à l‟égard du mythe ? Il nous faudra, pour le vérifier, pénétrer, dans un second temps, au cœur des œuvres littéraires, afin de voir comment la littérature se nourrit, désormais, de la critique, tout en lui offrant une nouvelle matière, et comment elle tend, également, à s‟imprégner des autres modes d‟expression artistiques : la musique, bien-sûr, mais aussi, dans certains cas, le cinéma. Il nous a semblé logique de débuter l‟analyse de notre corpus par Don Juan et de nous demander, en premier lieu, quels sont ses nouveaux visages, au 20ème siècle. Ces métamorphoses du héros ont d‟inévitables répercussions sur l‟évolution des autres 19 CHAPITRE 1 : NOUVELLES PERSPECTIVES CRITIQUES La critique, étymologiquement dérivée du grec « kritikè » et du verbe « krino », c‟est-à- dire, évaluer, juger, semble indissociable de l‟acte d‟écriture, et ce dès les origines de la littérature. Néanmoins, si elle s‟est longtemps définie, essentiellement, comme une entreprise normative, elle n‟est devenue un but en soi que plus tardivement. Le 20ème siècle est marqué par la coexistence de trois grands types de critiques : la critique journalistique, encore relativement proche du sens étymologique et qui reste, le plus souvent, une critique de jugement, la critique universitaire, érudite, qui, au contraire, vise à expliquer et évite, la plupart du temps, de se montrer trop évaluative, et enfin, la critique faite par les écrivains eux- mêmes et qui alimente fréquemment leurs œuvres, traduisant le mouvement de circulation, de va-et-vient, qui s‟est définitivement instauré entre création artistique et analyse critique. Or, par la vivacité des débats qu‟elle a pu susciter et l‟abondante production qu‟elle a engendrée, la critique est bien devenue un champ d‟étude à part entière, dont l‟évolution s‟inscrit parallèlement à celle de la littérature et, plus généralement, de l‟histoire des idées. Tout comme les mouvements littéraires, les grands courants critiques se succèdent selon une double dynamique de rupture et de continuité. On peut donc dire, sans trop d‟hésitations, que le 20ème siècle est le siècle de la critique, et c‟est bien la position de Gérard Genette, telle qu‟elle est résumée par Fabrice Thumerel : « Comme le montre Gérard Genette dans Rhétorique et enseignement (1966), le véritable siècle de la critique est bel et bien le vingtième : si l‟on considère globalement la littérature et l‟enseignement, on remarque qu‟au 19ème siècle, la fonction poétique prévalait sur la fonction critique alors qu‟aujourd‟hui c‟est l‟inverse. Notre époque est en effet celle de la réflexion critique et de la réflexivité de l‟écriture. »1 Cette idée d‟une tendance générale du 20ème siècle à favoriser l‟introduction d‟une dimension réflexive dans l‟écriture est fondamentale car elle nous invite à prendre en compte la façon dont les œuvres littéraires absorbent le discours critique et peuvent revêtir, par moments, une portée véritablement métalittéraire. Or cet aspect est un trait particulièrement marquant des œuvres qui reprennent le mythe de Don Juan au 20ème siècle. Dès lors, on ne 1 Fabrice Thumerel, La critique littéraire, Arman Colin, coll. Cursus Lettres, Paris, 1998, p.73. 20 peut aborder un sujet tel que les réécritures contemporaines du mythe de Don Juan sans se demander, dans un premier temps, comment la critique s‟est emparée, au 20ème siècle, de ce mythe. En effet, les différentes approches critiques vont contribuer de façon essentielle à constituer le scénario donjuanesque en scénario mythique. Il est d‟ailleurs significatif de remarquer qu‟on ne parle pas, au début du siècle, de « mythe » de Don Juan mais plutôt de « légende » et c‟est d‟ailleurs le terme retenu par Georges Gendarme de Bévotte. Ce dernier publie, en effet, en 1904, un ouvrage intitulé La légende de Don Juan, qu‟il présente comme une entreprise inédite. Or, on peut noter que, dans l‟introduction qu‟il y ajoute, il n‟emploie à aucune reprise le mot « mythe » pour désigner son sujet, mais bien celui de « légende » : « Je me propose d‟offrir au public une étude complète sur la légende de Don Juan »1 L‟idée d‟exhaustivité, présente dans cette citation, est d‟autant plus importante qu‟un peu plus loin, l‟auteur qualifie sa démarche de « nouvelle ». Cela tend à suggérer que les premiers travaux de synthèse sur la « matière donjuanesque » dans son ensemble, pour ne pas parler de « mythe » de façon prématurée, ou encore de « thème »2, naissent au tout début du 20ème siècle, et guère avant. Le seul prédécesseur dans la filiation duquel Gendarme de Bévotte accepte de se placer est M. Farinelli. Mais si le critique reconnaît la pertinence de l‟ouvrage que ce dernier fait paraître en 1896, il ne manque pas, néanmoins, d‟en pointer les limites : « La seule étude d‟ensemble, celle de M. Farinelli, est un résumé, résumé précieux, d‟une richesse et d‟une sûreté d‟information incomparables, d‟une rare valeur critique. (…) s‟il a enfin, avec une patience et une science admirables, recueilli d‟une façon à peu près complète la liste des œuvres littéraires et musicales auxquelles la légende a donné naissance, M. Farinelli n‟a pu, dans le cadre limité qu‟il s‟était tracé, aller jusqu‟au fond du sujet et l‟épuiser. »3 Le caractère synthétique de l‟ouvrage est donc la seule restriction avancée par Gendarme de Bévotte, ce qui permet d‟insister sur l‟ambition d‟exhaustivité qu‟il affiche. De fait, La légende de Don Juan apparaît comme une somme qui servira longtemps de référence aux autres travaux et présente l‟intérêt de recenser, dans une perspective historique et diachronique, les différentes versions permettant d‟établir un corpus. Mais cette approche va être remise en question par la suite, lorsque de nouvelles perspectives critiques vont se dessiner et proposer d‟autres angles d‟étude. C‟est le cas, notamment dans les années 1970, lorsque Jean Rousset publie, en plein essor structuraliste, 1 Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.XI 2 Nous verrons, en effet, un peu plus loin que les termes de « mythe » et de « thèmes » posent des problèmes de définition et que la question de la terminologie apparaît comme un souci récurrent chez les auteurs qui se sont intéressés à Don Juan et, d‟une manière plus générale, à l‟étude des mythes littéraires. 3 Ibid, p.XI 21 son Mythe de Don Juan.1 Cette fois-ci, le mot « mythe » est clairement prononcé et on peut se demander alors si Don Juan ne serait pas un mythe littéraire dans le sens où il est constitué, non seulement par la littérature mais aussi, et surtout, par les nombreux travaux critiques qu‟il a inspirés… On voit ainsi émerger l‟idée que la critique « travaille » le texte, au sens étymologique du terme, qu‟elle le fait bouger. Du moins, dans le cas de Don Juan, on peut dire, sans risquer de trop s‟avancer, que c‟est la critique qui contribue à fédérer toutes les « poussières mythiques » éclatées, tous les éléments épars, et à retrouver une cohérence, à retracer la structure « en étoile » du mythe. Cette perspective nous mène à la troisième grande étape, au sein des exégèses du mythe : celle constituée par la rédaction du Dictionnaire de Don Juan, sous la direction de Pierre Brunel2. En effet, un dictionnaire a vocation à donner des définitions autour d‟un sujet défini. L‟ensemble des entrées doit donc se rattacher à ce thème central. On a une double dimension de clôture (le dictionnaire est circonscrit par son sujet, qui peut être plus ou moins large mais qui doit fédérer l‟ensemble des termes qui y figurent) mais également d‟ouverture (de nouvelles entrées peuvent faire leur apparition). Or, il est tout à fait significatif que Don Juan n‟est plus une simple entrée, comme c‟était le cas dans le Dictionnaire des mythes littéraires, dirigé par le même auteur.3Au contraire, il est ici le sujet fédérateur de l‟ouvrage, le point de convergence de toutes les notices proposées, comme l‟indique la préposition « de ». Pierre Brunel justifie d‟ailleurs la légitimité d‟un tel ouvrage dans l‟ouverture qu‟il en rédige : « la multiplicité des Don Juan, les nombreuses facettes du personnage, ses avatars autorisent donc, sans aucun doute, à constituer un Dictionnaire de Don Juan. »4 Cependant, le Dictionnaire de Don Juan ne se limite pas à recenser les « avatars » du héros mythique, pour reprendre l‟expression de Brunel. Il ne se borne pas à être un « Dictionnaire des Don Juan » mais a bien pour vocation de fournir une vision du mythe dans son ensemble. C‟est donc à partir de chacun des pôles du scénario mythique que les articles se développent, permettant, à la fois, d‟étendre la réflexion, tout en proposant une tentative de délimitation du sujet. Car, comme Pierre Brunel le remarque : « plus grave est la difficulté que présente la définition ou, pour parler comme les logiciens, l‟extension »5 1 Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, Armand Colin, Paris, 1978 2 Dictionnaire de Don Juan, sous la direction de Pierre Brunel, Robert Laffon, coll. Bouquins, Paris, 1999 3 Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de Pierre Brunel, éditions du Rocher, Paris, 1988 4 Dictionnaire de Don Juan, dir. Pierre Brunel, p.I. 5 Ibid, p.II 24 celle de Faust et de Miguel de Mañara, pour nous demander comment cette interprétation très orientée du mythe de Don Juan peut parvenir à survivre, hors romantisme, au 20ème siècle. 1. Relectures du mythe de Don Juan par la critique. A) De Bévotte à Rousset : vers la constitution de Don Juan en tant que mythe littéraire. Parler de « mythe de Don Juan », afin d‟en étudier les différentes réécritures, implique de partir d‟un postulat : l‟existence d‟un mythe littéraire de Don Juan. Or, si cette idée apparaît, désormais, comme entendue et communément admise, elle est, en réalité, plus récente qu‟on ne pourrait le croire de prime abord, et a soulevé d‟épineux problèmes de définition et de terminologie. En effet, comme le souligne Daniel-Henri Pageaux, en amorce d‟un chapitre qu‟il consacre aux mythes : « Les mythes sont une conquête relativement récente du comparatiste à la différence des thèmes ou des images. Il y a un demi-siècle, on parlait plus volontiers, à propos de Don Juan, de « légende » que de « mythe »1. Le recours à l‟exemple de Don Juan, comme preuve même de la complexité de la définition du mythe, en tant qu‟objet d‟étude pour la littérature générale et comparée, témoigne bien que l‟itinéraire qui a conduit le héros de la légende au mythe est loin d‟être simple et linéaire. C‟est ce parcours dont nous allons tenter de récapituler les grandes étapes. - Mythe ou légende : problèmes de définition. Si l‟on se réfère à la préface que Pierre Brunel écrit au Dictionnaire des Mythes littéraires, la complexité de la question provient d‟un « flou terminologique qu‟on ne parviendra sans doute jamais à dissiper totalement, d‟autant plus que, dans l‟œuvre, le mythe se dégage difficilement du thème et qu‟on pourrait même parler parfois de thèmes mythiques ».2 Cette résistance du mythe à se prêter à une définition stable provient de ce qu‟André Dabezies appelle un « sens très élastique » du mot mythe. Il souligne, d‟ailleurs, que les critiques n‟hésitent pas à remplacer « mythe » par « légende » ou encore « thème littéraire ».3 Or, cette confusion, dont il fait état à propos du mythe de Faust, se retrouve, de la même manière, pour Don Juan. Il importe donc, dans un premier temps, de s‟attacher à ces deux 1 Daniel-Henri Pageaux, La littérature générale et comparée, p.95 2 Dictionnaire des mythes littéraires, dir. Pierre Brunel, p. 7 3 André Dabezies, Visages de Faust au 20 ème siècle, p.9 25 couples d‟oppositions : mythe/ légende et mythe/ thème littéraire, ce dernier point entraînant aussi à clarifier la notion de motif littéraire. La définition du mot « légende » retenue par Pierre Brunel, que ce soit en ouverture au Dictionnaire de Don Juan ou au début de Mythocritiques 1, est celle d‟André Jolles, dans Formes Simples 2. Ce dernier se rapproche, en effet, du sens étymologique du terme : « legenda », c‟est-à-dire, choses à lire. L‟exemple le plus représentatif serait donc les vies de saints. De plus, la légende répond bien aux caractéristiques d‟une forme simple, telle que la définit André Jolles, puisqu‟elle associe une « certaine disposition mentale, que viendra éclairer un geste verbal. »3Dans le cas de la légende, la disposition mentale est le besoin d‟un modèle à imiter et le geste verbal est une image frappante, un motif ou un ensemble de motifs qui peut s‟y associer. De plus, Pierre Brunel rappelle deux autres critères fondamentaux, quant à la démarche à adopter pour l‟étude de ces « formes simples » : la prise en considération de la manière dont la forme simple (qui existe, en réalité, à l‟état virtuel) s‟actualise dans des formes actuelles et, plus particulièrement, dans des formes littéraires, et la nécessité de trouver une contre-épreuve, définie comme la « recherche d‟une antiforme qui, a contrario, confirmera l‟existence et l‟efficience de la forme. »4Or, la légende se prête parfaitement à cette double existence puisqu‟elle peut, bien entendu, prendre une forme littéraire et elle a pour corollaire l‟anti-légende qui, pour reprendre les termes de Pierre Brunel, « substituera au modèle un repoussoir : Don Juan, Faust, le Juif errant sont autant de contre-modèles dans ce qui est pour Jolles, non des mythes, mais des anti-légendes. »5André Jolles inclut donc bien, aux côtés de la légende, le mythe, parmi les neuf formes simples qu‟il isole6 mais il est intéressant de voir que Don Juan entre plutôt dans la catégorie de l‟anti- légende que du mythe, au sens strict. C‟est donc, une fois de plus, une difficulté de classification qui apparaît ici. De plus, nous pouvons noter d‟emblée que cette définition de la légende est différente de celle que Georges Gendarme de Bévotte lui attribue dans son ouvrage. En effet, parlant de 1 Pierre Brunel, Mythocritiques. Théorie et Parcours. p.17 2 André Jolles, Einfache Formen, Tübbingen, Max Niemeyer Verlag, 1930, trad. Antoine-Marie Buguet, Formes Simples, Le Seuil, coll. « Poétique », Paris, 1972 3 Pierre Brunel, Mythocritiques. Théorie et Parcours, p.17. L‟auteur y reprend d‟ailleurs la définition complète de la forme simple chez Jolles : « toutes les fois qu‟une activité de l‟esprit amène la multiplicité et la diversité de l‟être et des évènements à se cristalliser pour prendre une certaine figure, toutes les fois que cette diversité saisie par la langue dans ses éléments premiers et indivisibles, et devenue production du langage peut à la fois vouloir dire et signifier l‟être et l‟évènement, nous dirons qu‟il y a naissance d‟une forme simple. » 4 Ibid, p.17 5 Ibid, p.17 6 Pierre Brunel énumère ces neuf « formes simples » : légende, geste, mythe, devinette, locution, cas, mémorable, conte, trait d‟esprit. (Ibid, p.17) 26 « légende de Don Juan », ce dernier ne se soucie pas réellement d‟une quelconque rigueur terminologique et ne retient, dans ce terme, que trois grands aspects : la dimension fictive, le caractère composite et la très large diffusion, en tant que véhicule de tout un fond de superstitions. Pour ce qui est de la distinction entre mythe et thème, Pierre Brunel remarque, dans l‟ouverture du Dictionnaire de Don Juan, que le premier type d‟études menées par les comparatistes, avant d‟aborder le domaine complexe du mythe, ont été des études de thèmes : « c‟est probablement en effet à partir du thème qu‟il convient d‟abord d‟essayer de définir le mythe littéraire. »1Il trouve, d‟ailleurs, un exemple de cette hésitation chez Raymond Trousson, qui choisit délibérément de ne pas recourir au terme de « mythe » ou à l‟expression « mythe littéraire ». Néanmoins, l‟évolution du titre de son essai qui, en 1965, s‟intitulait Etudes de thèmes mais est réédité, en 1981, sous le titre Thèmes et mythes, semble trahir, selon Brunel, l‟impossibilité de faire complètement abstraction du mythe et d‟éviter l‟écueil terminologique. Cela est d‟autant plus vrai que la définition que Raymond Trousson propose du thème est extrêmement proche de celle que d‟autres auteurs donnent justement du mythe littéraire. Nous pouvons nous reporter, pour le constater, à l‟extrait que Pierre Brunel cite, dans la préface au Dictionnaire des mythes littéraires : « lorsqu‟un motif, qui apparaît comme un concept, une vue de l‟esprit, se fixe, se limite et se définit dans un ou plusieurs personnages agissant dans une situation particulière, et lorsque ces personnages et cette situation auront donné naissance à une tradition littéraire. »2 Toujours dans le même but d‟illustrer ces problèmes de terminologie, Pierre Brunel poursuit d‟ailleurs sa démonstration en remarquant que cette définition du « thème », par Raymond Trousson, recoupe précisément le sens que Pierre Albouy attribue à la notion de « mythe littéraire ». Si les risques de confusion sont évidents, Pierre Brunel salue, néanmoins, chez Pierre Albouy, l‟effort entrepris pour distinguer, justement, le thème du mythe littéraire, distinction qui lui paraît primordiale, même si les critères retenus par Pierre Albouy ne lui semblent pas totalement pertinents. En effet, ce dernier prend comme critère principal l‟ajout que l‟auteur, par son récit, apporte, ou non, aux données de la tradition, et qui serait le trait distinctif du mythe. Sans cette liberté créatrice, sans cette « palingénésie », on resterait donc du côté du thème et on ne parviendrait pas à basculer du côté du mythe littéraire : « Point de mythe littéraire sans palingénésie qui le ressuscite dans une époque dont il se révèle apte à 1 Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, p.11 2 Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraire, p.11 29 On voit bien, au travers de ces propos, que la typologie fait problème, soit qu‟elle conduise à une simplification abusive, soit, au contraire, qu‟elle débouche sur une généralisation excessive. Dans l‟ouverture du Dictionnaire de Don Juan, Pierre Brunel lui reproche ainsi d‟osciller d‟ « une généralisation excessive où Don Juan se perd, à une réduction où il s‟appauvrit. »1 Il passe d‟ailleurs en revue quelques exemples d‟appauvrissements du héros mythique en type. La réduction la plus fréquente est, bien entendu, celle de Don Juan au type du libertin, sur laquelle nous reviendrons dans notre seconde partie, pour lui consacrer un développement à part entière. La tendance inverse, qui tend davantage vers la généralisation, peut conduire à voir, dans Don Juan, l‟ « essence même de l‟homme » et Pierre Brunel cite, comme phrase emblématique de cet élargissement complet du mythe et de sa portée, le propos de Micheline Sauvage : « Don Juan, c‟est nous »2 En effet, pour cette dernière, Don Juan est avant tout un « héros totalement temporel parce qu‟il est le mendiant de l‟éternel »3Or cette condition, qui fait son originalité parmi les autres héros mythiques, est aussi ce qui le rapproche du commun des mortels : « nous sommes tous, ici bas, les mendiants de l‟éternel. Don Juan c‟est nous. »4 Sans atteindre un tel degré de généralisation, Georges Gendarme de Bévotte voit, dans le héros, un représentant, non pas de l‟humanité toute entière, mais du sexe masculin. Don Juan serait donc l‟ « homme-type » : « Certains contemporains le transfigurent et voient en lui une réussite de la nature. C‟est l‟homme type en qui sont réunies les plus hautes qualités physiques et intellectuelles de l‟espèce : beau, vigoureux, distingué, psychologue sans pareil, artiste raffiné, il excelle à deviner le caractère de chaque femme, à pénétrer les replis de son âme et les mystères de sa beauté. »5 Cependant, voir en Don Juan « un exemplaire parfait du type masculin »6implique de se focaliser, une fois de plus, sur un seul des pôles du mythe : les histoires d‟amour et les relations avec les femmes. Or, cette vision est partielle et entraîne un affaiblissement du scénario donjuanesque, qui tend à se relâcher. Don Juan est donc irréductible à un type unique, sous peine de devoir sacrifier, pour y parvenir, une partie des ingrédients essentiels du mythe. Nous avons une illustration de cette résistance du héros mythique à la typification dans la différence fondamentale qui persiste entre Don Juan et Carmen : si celle que l‟on considère, parfois, comme son double féminin 1 Pierre Brunel, Dictionnaire de Don Juan, p.XXIV 2 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p. 198 3 Ibid p.198. 4 Ibid, p.198 5 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.5 6 Ibid, p.9 30 peut incarner le type de l‟espagnole, de la gitane andalouse et activer un certain nombre de clichés, liés à ce caractère hispanique, Don Juan, en revanche, résiste à cet enfermement dans le type de l‟espagnol. La question de l‟origine espagnole de Don Juan a été posée à maintes reprises et Georges Gendarme de Bévotte en fait déjà état dans La légende de Don Juan, en 1904 : « La légende de Don Juan et du Convive de pierre est née très vraisemblablement en Espagne. »1La plupart des critiques reprendront, à sa suite, la même hypothèse. Néanmoins, si l‟Espagne peut revendiquer la paternité du mythe et si, désormais, on ne songe plus à la lui contester, le même auteur n‟hésite pas, en même temps, à insister sur l‟universalité de la légende et du type donjuanesque : « En dehors du caractère de Don Juan qui n‟appartient en propre à aucun peuple ni à aucune époque, parce qu‟il est une des manifestations les plus universelles de la nature humaine, la légende comprend des éléments très divers, religieux et profanes, qui sans être, peut-être, tous autochtones, ont été pour la première fois réunis en Espagne et ne pouvaient guère l‟être ailleurs. Dans la suite, le surnaturel s‟est atténué, puis effacé devant le côté humain du drame, dont les amours du héros n‟ont pas tardé à devenir le thème principal. Cette transformation a fait perdre à Don Juan ce qu‟il avait d‟exclusivement national ; mais, primitivement, peu de fables ont, autant que la sienne, emprunté leur couleur et leur signification au milieu qui les vit éclore. »2 Ces propos montrent bien l‟oscillation entre, d‟une part, le désir de voir, dans Don Juan, un héros typiquement espagnol et, de l‟autre, le constat de son irréductibilité à ce caractère national et de son indéniable universalité, caractéristique de sa portée mythique. Plus radical que Georges Gendarme de Bévotte, qu‟il cite cependant, Gregorio Maraðon va, quant à lui, jusqu‟à prendre le contrepied de l‟opinion communément admise de ce qu‟il nomme l‟ « espagnolisme » de Don Juan puisqu‟il déclare que « Don Juan, bien qu‟il soit venu au monde de la légende en Espagne, n‟a presque rien d‟espagnol. »3Cette volonté de mettre l‟accent sur la nationalité espagnole du héros serait, selon lui, le résultat d‟un goût trop marqué pour le pittoresque et pour les clichés un peu faciles, qu‟il ne manque pas de déprécier par la suite : « Cependant, dans le cas de Don Juan, l‟esprit du vulgaire le sépare difficilement de l‟idée et de l‟émotion espagnoles. Nommer Don Juan c‟est évoquer les nuits andalouses, saturées de fleurs sous un ciel bleu profond ; les ruelles mystérieuses qui semblent un lit profond à l‟amour ; les caballeros drapés jusqu‟aux yeux dans leur cape (…) »4 1 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.13 2 Ibid, p.14 3 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.31 4 Ibid, p.31 31 On est clairement, dans ce passage, du côté de la dénonciation d‟une Espagne faite de stéréotypes et d‟idées reçues. Don Juan deviendrait alors un élément du folklore espagnol et bénéficierait, en retour, du succès de ce même folklore à l‟étranger. Or, pour Gregorio Marañon, il s‟agit là d‟un aspect complètement secondaire du personnage, qui n‟a rien à voir avec sa nature profonde et que l‟on doit replacer du côté de la simple anecdote : « cet éclat espagnol qui entoure la figure de Don Juan est purement anecdotique »1. A tel point que, pour le critique, Don Juan est même moins conforme à la mentalité espagnole qu‟à celle d‟aucun autre pays : « Il [cet éclat espagnol] n‟a rien à voir avec l‟essence de la psychologie donjuanesque, qui est une modalité universelle de l‟amour humain et qui, dans son universalité, a moins de racines en Espagne qu‟en aucun autre pays de la terre. »2 Pourtant, la tentation de voir, dans Don Juan, le type de l‟espagnol, reste présente chez de nombreux auteurs et critiques. Ainsi, José Manuel Losada Goya n‟hésite pas à affirmer qu‟il « incarne le type traditionnel de l‟Espagnol, avec les bonnes et les mauvaises acceptions du génie de ce peuple »3. De même, Michel del Castillo, rappelle la tradition espagnole consistant à jouer, chaque année, pour le jour des Morts, la pièce de Zorilla, Don Juan Tenorio. Or, selon lui, l‟évolution du mythe, qui aboutit à cette pièce, est représentative de la mentalité espagnole : « La moralité de cette fable est assez claire : le Don Juan de Tirso de Molina était damné. Cela ne plaisait pas aux Espagnols. Ils voulaient bien commettre le péché, mais non payer le prix de leurs fautes. Un poète les sauva de l‟enfer. Don Juan, sauvé ou damné, reste un personnage typiquement espagnol. »4 Reprenant cette question de l‟hispanité du mythe, Daniel-Henri Pageaux remarque que le scénario mythique, tel que le cristallise la comedia de Tirso de Molina, ne saurait être détaché du contexte social et culturel de la pièce. Cela ne signifie pas, néanmoins, que Don Juan doive rester cantonné dans cette appartenance à l‟Espagne. Le héros peut subir une délocalisation mais cette dernière appellera nécessairement certaines modifications : « Dans ces conditions, l‟histoire mythique de Don Juan serait bien cette histoire exemplaire suscitée par une société, une culture, comme réponse à ses problèmes particuliers. Le « mythe » de Don Juan, hors de l‟Espagne, sera donc obligatoirement une altération de l‟histoire que nous venons de suivre et de définir. »5 1 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.32 2Ibid, p.32 3 José Manuel Losada Goya, article « Hispanisme », in Dictionnaire de Don Juan, dir. Pierre Brunel, p..466 4 Michel del Castillo, Le sortilège espagnol, Fayard, Paris, 1977, p.226 5 Daniel-Henri Pageaux, article « Tirso de Molina », in Dictionnaire de Don Juan, dir. Pierre Brunel, p.918-919 34 mythe de Don Juan. En effet, ce terme de « situation » est le point d‟orgue de la définition qu‟André Dabézies propose du mythe de Faust : « Sous une forme ou sous une autre, et donnant lieu aux interprétations les plus contradictoires, Faust demeure l‟illustration symbolique d‟une situation humaine exemplaire pour telle ou telle collectivité, autrement dit, il apparaît comme l‟un des mythes privilégiés qui éclairent l‟homme d‟aujourd‟hui sur les conditions toujours actuelles de son humanité. »1 Cette définition du mythe comme « situation humaine exemplaire », si elle s‟applique ici à Faust, permet aussi, semble-t-il, de jeter un regard intéressant sur Don Juan, ce que confirme le commentaire de Daniel-Henri Pageaux : « Il est tentant, voire éclairant, de parler de « situations fondamentales » à propos d‟un pacte avec le Diable (Faust), d‟un châtiment (Don Juan), d‟un sacrifice (Iphigénie), du non-respect de la mort, pour Don Juan ou Antigone. »2 De plus, l‟analyse des mythes littéraires, tels que Faust ou Don Juan, en terme de « situation », présente l‟avantage de les resituer dans la continuité des grands mythes primitifs, tels que les définissent les ethnologues, les anthropologues ou les historiens des religions. On trouverait donc ici la preuve que, des uns aux autres, il n‟y a pas solution de continuité et que les mythes primitifs sont, comme le précise Daniel-Henri Pageaux, « loin de disparaître en littérature ».3 En effet, la synthèse qu‟André Dabézies fait des éléments primitifs du mythe, revient sur la même idée centrale du mythe comme « situation de l‟homme dans le monde » : « chaque génération, chaque collectivité réinterprète le mythe en fonction du contexte humain, de l‟expérience originale qu‟elle vit. Pourtant, selon Jung, toutes ces variations produisent de siècle en siècle le même archétype4 et participent de la même création mythique qu‟on observe chez les primitifs. (…) On sait, en effet, que, en quête de représentations mythiques plus simples, moins déformées par contaminations et mélanges, les historiens des religions se sont attachés plus particulièrement aux mythes des peuples primitifs. Ils ont montré combien les représentations symboliques reflétaient une conscience existentielle très profonde la condition de l‟homme au milieu de l‟univers, en même temps qu‟une réaction instinctive et saine de la communauté. Ils ont défini ce mythe comme « histoire vraie qui s‟est passée au commencement du temps et qui sert de modèle au comportement humain »5. Récit à la fois cosmique et humain, il rend compte de la situation de l‟homme dans le monde et prend valeur narrative pour l‟individu comme pour la communauté. »6 1 André Dabezies, Visages de Faust au 20 ème siècle, p.507. 2 Daniel-Henri Pageaux, La littérature générale et comparée, p.95-96 3 Ibid, p.95 4 Voir Carl Gustav Jung, Types psychologiques, trad. Y. Le Lay, Genève, 1953 5 André Dabézies cite ici Mircéa Eliade. Dans Aspects du mythe, ce dernier revient sur cette expression d‟ « histoire vraie », qu‟il associe, cette fois-ci, à l‟idée d‟ « histoire sacrée » : « Le mythe est considéré comme une histoire sacrée, et donc une « histoire vraie », parce qu‟il se réfère toujours à des réalités ». L‟emploi de l‟italique pour le mot « réalités » est explicité par la suite de la démonstration : « Le mythe cosmogonique est « vrai » parce que l‟existence du Monde est là pour le prouver ; le mythe de l‟origine de la mort est également « vrai » parce que la mortalité de l‟homme le prouve, et ainsi de suite. » (Aspects du mythe, p.17) 6 André Dabézies, Visages de Faust au 20 ème siècle, p.16 35 Néanmoins, cette parenté du mythe et du mythe littéraire ne doit pas cacher un certain nombre de difficultés, que Pierre Brunel résume, de façon claire et synthétique, en introduction à son Dictionnaire des mythes littéraires. Prenant comme point de départ les travaux de Philippe Sellier1, il démontre que « le mythe littéraire ne se réduit pas à la survie du mythe ethno-religieux en littérature. »2 Il est vrai que la définition que propose Philippe Sellier du mythe éthno-religieux comme « récit fondateur, anonyme et collectif, qui fait baigner le présent dans le passé et est tenu pour vrai, dont la logique est celle de l‟imaginaire et qui fait apparaître à l‟analyse de fortes oppositions structurales »3, fait émerger trois points communs, mais aussi, trois différences avec le mythe littéraire. Selon lui, tous deux partagent bien la « saturation symbolique », « l‟organisation serrée » et « l‟éclairage métaphysique ». En revanche, le mythe littéraire se distingue du mythe primitif par le fait qu‟il « ne fonde ni n‟instaure plus rien », que « les œuvres qui l‟illustrent sont, en principe, signées » et qu‟il n‟est pas « tenu pour vrai ».4S‟appuyant sur le même texte de Philippe Sellier et sur l‟analyse qu‟en propose Pierre Brunel dans son introduction au Dictionnaire des mythes littéraires, Daniel-Henri Pageaux offre une synthèse qui nous permettra de finir d‟esquisser une définition du mythe littéraire, directement applicable à Don Juan, et de récapituler les différentes catégories de mythes. En effet, il nous rappelle qu‟aux côtés du mythe « éthno-religieux », que nous venons d‟évoquer, on retrouve bien « d‟autres mythes, récits exemplaires nés de la littérature : Tristan et Yseult, Faust ou Don Juan et il y a en littérature des « éléments mythiques », tels que le philtre de Médée, le pacte avec le Diable (Faust) ou la statue de pierre (Don Juan). »5 Cette première définition a l‟intérêt de faire émerger deux éléments fondamentaux. Elle nous présente, tout d‟abord, le mythe comme récit. Or, ce trait est crucial en ce qu‟il nous permet de nous diriger vers l‟élaboration d‟un scénario mythique, d‟une structure narrative, et donc de rejoindre les analyses de Lévi-Strauss, en nous acheminant vers la perspective structurale, qui sera également celle de Jean Rousset et sur laquelle nous aurons l‟occasion de nous arrêter par la suite. Mais elle ajoute, à cette première dimension, un autre critère : la présence de ce que Daniel-Henri Pageaux nomme des « éléments mythiques », qui ne sont pas sans rappeler l‟origine sacrée du mythe. C‟est d‟ailleurs bien à la statue de pierre et à la 1 Philippe Sellier, « Qu‟est-ce qu‟un mythe littéraire ? », Littérature, 1984 2 Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, p.13 3 Ibid, p.12 4 Ibid, p.13 5 Daniel-Henri Pageaux, La littérature générale et comparée, p.96 36 présence du Mort que Jean Rousset recourt pour prouver qu‟un « fonds mythique enfoui affleure dans le Don Juan qui naît en 1630 ». Il va même jusqu‟à postuler, dans cet élément, une « survivance d‟anciens cultes des morts avec offrande de nourriture », arrivant ainsi à la conclusion qu‟ « on le voit ainsi se [Don Juan] rapprocher de la sphère mythique dont il semblait d‟abord s‟éloigner. »1 On voit bien que le terme « mythe » désigne, avant tout, chez Jean Rousset, le mythe éthno-religieux mais il y aurait continuité de l‟un à l‟autre. Même si le mythe littéraire détourne souvent le mythe primitif de son sens original, s‟il peut lui ajouter de nouvelles significations ou, au contraire, gommer certains de ses éléments, la littérature n‟en demeure pas moins, pour reprendre l‟heureuse formule de Pierre Brunel, un « conservatoire des mythes »2 Aux côtés de ces mythes littéraires, à proprement parler, Pierre Brunel relève, comme le rappelle Daniel-Henri Pageaux, « d‟autres manifestations littéraires du mythe qui peuvent être considérées, non sans quelques réserves, comme des mythes littéraires. »3L‟énumération de ces autres « manifestations littéraires du mythe » se révèle intéressante car elle permet de cerner, par contraste, les spécificités du mythe littéraire, au sens strict. Ainsi, les mythes de ville ne répondent pas pleinement à la définition de mythes littéraires car le développement en récit n‟y est pas forcément présent. Le critère définitoire de la mise en récit est donc bien confirmé. Au contraire, le mythe politico-héroïque obéit bien à cette exigence d‟un récit, qui prend, dans ce cas précis, pour point de départ, un personnage historique dont il propose, pour reprendre les propos de Pierre Brunel « la magnification (…) selon les processus caractéristiques de l‟épopée »4 Or, le problème est ici que, contrairement à ce que l‟on observait pour les villes, les possibilités offertes au récit sont trop larges, pour ne pas dire illimitées. On voit ainsi émerger un deuxième trait déterminant : l‟idée que le mythe littéraire a besoin, pour exister, d‟un scénario stable, qui puisse, à la fois, se prêter à la variation et, en même temps, proposer un certain cadre, relativement rigide et en dehors duquel le mythe ne peut sortir, sous peine de s‟affaiblir. Cette dualité de contraintes et de libertés est, d‟ailleurs, parfaitement résumée par Daniel- Henri Pageaux : 1 Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, p.6 2 Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, p.11 3 Daniel-Henri Pageaux, La littérature générale et comparée, p.96 4 Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, p.13 39 « se familiariser avec des littératures et avec des langues. »1Ces trois écueils permettent de pointer plusieurs caractéristiques de la légende de Don Juan : son caractère international (Gendarme de Bévotte utilisera, à plusieurs reprises, le terme de « cosmopolitisme »), son extension sur plusieurs siècles, ce qui rend le sujet encore plus difficile à circonscrire, et enfin l‟étendue de la question. Cette complexité explique le caractère jusque là inédit de l‟entreprise, que ne manque pas de mettre en avant l‟auteur : « D‟autres travaux, à en croire leurs titres, annoncent une histoire complète de la légende, ce ne sont que des études vagues, superficielles, incomplètes, dont aucune n‟est remontée aux sources mêmes. »2Ce reproche adressé aux œuvres antérieures met en évidence la dimension historique de l‟approche proposée et l‟intérêt porté, notamment, à la question des sources. Enfin, la méthode proposée par Georges Gendarme de Bévotte est établie à partir des défauts de ses prédécesseurs puisque le principal écueil à éviter semble être de ne pas isoler chaque œuvre et de maintenir une perspective résolument diachronique, chronologique : « elles ne tiennent pas suffisamment compte, faute de les connaître, des œuvres antérieures qui la préparent, et parfois l‟expliquent. »3 Cette organisation strictement chronologique de l‟œuvre marque bien l‟appartenance de La légende de Don Juan à la critique historique. Nous verrons, par la suite, qu‟une approche telle que celle de Jean Rousset peut, au contraire, s‟appliquer à un corpus de textes constitué en synchronie, sans, pour autant, perdre sa pertinence.4 Cependant, si cette perspective historique n‟est plus la seule à être envisagée, il n‟en reste pas moins que l‟ouvrage de Gendarme de Bévotte fait date dans la critique donjuanesque, en tant que somme, synthèse récapitulative, qui offre un point de départ précieux aux travaux postérieurs sur Don Juan. C‟est dans ce sens que Michel Berveiller, en 1961, rend hommage à son auteur, qu‟il décrit comme un « historien des lettres, envers qui, je tiens à le déclarer dès maintenant, j‟ai une très grande dette (…) auteur d‟un livre capital sur La légende de Don Juan. »5L‟expression « historien des lettres » replace d‟emblée Gendarme de Bévotte dans le champ critique qui est le sien et c‟est, d‟ailleurs, ce panorama diachronique qui, associé à l‟exigence d‟exhaustivité, entraîne l‟admiration du critique : 1 Ibid, p.VII 2 Ibid, p.XII 3 Ibid, p.XII 4 Voir plus loin l‟étude consacrée au Mythe de Don Juan de Jean Rousset. 5 Michel Berveiller, Eternel Don Juan, p.8 40 « Dans cet ouvrage, qui demeure le plus complet sur l‟évolution littéraire de la légende, en tous les pays, depuis les origines jusqu‟à 1906, Bévotte a le plus souvent tenu son dessein de montrer « Don Juan » non comme une essence immuable mais comme le sujet d‟une suite de métamorphoses. »1 La pertinence de l‟ouvrage réside donc, selon Michel Berveiller, dans le fait qu‟il dresse un bilan des versions successives de la légende et permet, ainsi, d‟en constater les différents infléchissements. Le souci de respecter l‟évolution chronologique de la légende et d‟en observer, ainsi, les transformations et les métamorphoses pose, néanmoins, un problème méthodologique à l‟auteur. En effet, ce dernier, lorsqu‟il justifie le plan adopté, annonce le choix de séparer la littérature, la musique et la peinture dans trois parties distinctes. Pourtant, comme il le reconnait lui-même : « telle œuvre musicale a influé sur les œuvres littéraires qui l‟ont suivie. Le Don Juan de Mozart, par exemple, a directement inspiré celui d‟Hoffmann. Il serait donc logique d‟étudier l‟œuvre du musicien à la place qu‟elle occupe dans l‟évolution de la légende. Ce système plus rationnel aboutirait à une extrême confusion. »2 La justification du plan apparaît quelque peu contradictoire, même si, encore une fois, la volonté d‟organisation chronologique ressort clairement. Nous verrons que ce n‟est pas la seule contradiction que revêtent la méthode et les positions adoptées par l‟auteur dans son étude. Une fois le plan établi et commenté, l‟autre écueil méthodologique dont fait état Bévotte, et auquel tous les critiques qui lui succèderont se heurtent également, est la délimitation du corpus : « Mais en raison même de la multitude et de la variété des œuvres qui de près ou de loin se rattachent au thème de Don Juan, une grave difficulté se présente : préciser et délimiter le sujet. »3Pour clarifier la question, l‟auteur commence par établir une distinction entre Don Juan, « caractère donjuanesque » et « donjuanisme », défini comme « une conception de l‟amour et même une certaine philosophie de la vie si générale et si humaine qu‟elle existe en dehors du héros qui lui a donné son nom et ses descendants directs. »4Michel Berveiller reprendra cette idée d‟un donjuanisme préexistant à la naissance de Don Juan en postulant l‟existence d‟un « type d‟hommes », observable avant même la première attestation littéraire du héros mythique et dont il serait possible d‟isoler les caractéristiques et de proposer une 1 Ibid, p.8 2 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.XIX 3 Ibid, p.XVII 4 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.XVII 41 définition. 1Or, ce personnage type est ramené, un peu plus loin, à deux figures : celle de « l‟éternel amant » et du « séducteur-né »2. Seule la dimension amoureuse et la question de la séduction sont donc exploitées, ce que confirme l‟énumération des trois grands points de définition proposés : « 1° Le nombre inhabituel des femmes qui se succèdent dans son existence 2° L‟évidence que non seulement il a du goût pour les femmes, mais qu‟il leur plaît, et beaucoup plus que ne leur plaît le commun des hommes 3° Le fait, enfin, qu‟il met les plaisirs de cette sorte au dessus de tous les autres. »3 Cette définition indique bien qu‟il n‟y a pas encore de prise en compte d‟un scénario mythique, puisque seul un aspect de la légende donjuanesque est mis en avant. Dès lors, le problème est qu‟il devient, comme le remarque Georges Gendarme de Bévotte, proprement impossible d‟étudier « tous les personnages qui par leur moralité se rattachent plus ou moins à la race Donjuanesque ».4 Le critère établi, pour résoudre cette difficulté, est de distinguer les œuvres qui entretiennent des rapports avec la légende donjuanesque mais pour lesquelles tout porte à croire que « leurs auteurs les ont écrites sans songer à celle-ci. Il n‟y a donc pas lieu de s‟en occuper », de celles qui ont été « composées avec l‟intention de peindre un caractère Donjuanesque et d‟incarner, sous un autre nom, dans un milieu différent, un représentant nouveau du Donjuanisme »5Pour ces dernières, le critique déclare qu‟ « il est manifeste que l‟auteur a subi l‟influence de la légende. »6Enfin, il distingue un troisième type d‟œuvres : celles qui « sans avoir avec la légende de parenté réelle, semblent avoir été inspirées par elle, ou dont elle paraît tout au moins avoir été l‟occasion. »7L‟accumulation des verbes modaux dans la précédente citation traduit bien la difficulté de régler, de façon rigoureuse et objective, cette question du corpus. On remarque, en effet, une évidente subjectivité dans les distinctions proposées. Par exemple, dans les cas où, comme il le mentionne, « le côté surnaturel de la fable a disparu, les évènements humains qui en constituent la trame ont été renouvelés, le héros a changé de nom »8, comment être certain que l‟auteur a réellement voulu placer son héros dans la filiation de Don Juan et qu‟il a eu ce dernier à l‟esprit, lors de l‟élaboration de 1 Michel Berveiller, Eternel Don Juan, p.9 2 Ibid, p.11 3 Ibid, p.11 4 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan , p.XVII 5 Ibid, p.XVII 6 Ibid, p.XVII 7 Ibid, p.XVIII 8Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.XVIII 44 quels emprunts, de quels amalgames son auteur lui a donné sa forme définitive. Nous avons retrouvé les matériaux dont il s‟est servi : voyons comment il les a mis en œuvre. »1 En parlant de « matériaux », le critique tente donc de décomposer cet ensemble complexe qu‟est le tissu légendaire. Cette démarche va à l‟encontre d‟une des caractéristiques fondamentales de la légende, qui est justement cet aspect composite. Mais les problèmes soulevés par l‟approche de Georges Gendarme de Bévotte dans La légende de Don Juan ne se réduisent pas à ces questions terminologiques ou méthodologiques. Le fond même de la démarche a pu être contesté par les travaux qui lui ont fait suite. Ainsi, la dimension résolument historique et le très vif intérêt porté à la question des sources vont être le principal point de désaccord entre cette étude et les travaux plus récents, proposés, notamment, dans le prolongement du structuralisme. Pour Gendarme de Bévotte, l‟œuvre est révélatrice de l‟époque qui lui donne naissance, elle est un miroir de son temps. L‟histoire de la légende de Don Juan s‟inscrit donc parallèlement à l‟histoire de la littérature, de la mentalité et des sociétés. La posture du critique est résolument tournée vers l‟extérieur : univers personnel de l‟auteur, société, milieu, évènements historiques contemporains de l‟œuvre, qui n‟est pas réellement prise en considération comme unité signifiante autonome, mais toujours en relation avec des facteurs externes. La prise en compte de la dimension biographique est, par exemple, revendiquée par l‟auteur lorsqu‟il déclare : « Nous devons donc nous proposer d‟analyser les conditions de ces changements. Elles sont nombreuses et complexes : les unes sont historiques et tiennent aux circonstances particulières dans lesquelles l‟œuvre a été conçue ; d‟autres, à certaines arrière-pensées de l‟auteur, à l‟état d‟esprit dans lequel il écrivait ; celles-ci à des raisons d‟art, de morale, de philosophie générales ; celles-là à une certaine conception de l‟amour. Ces conditions varient avec chaque écrivain et lui sont personnelles. »2 Mais ces facteurs liés à la biographie de l‟auteur se complètent par d‟autres influences, en relation avec le contexte historique et social : « Quand l‟historien en aura déterminé l‟influence sur les transformations de la légende, il aura à rechercher des causes plus générales et plus profondes : ce sont celles qui tiennent au milieu, au climat, à l‟état social, politique et moral de toute époque et de tout pays qui produit un Don Juan. »3 Si la méthode est clairement explicitée ici, le terme « historien » réaffirme, par ailleurs, cette volonté de faire, avant tout, l‟histoire de la légende de Don Juan. On a, de plus, l‟idée que 1 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.58 2 Ibid, p.XV 3 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.XV 45 chaque Don Juan est influencé par l‟époque qui lui donne naissance, tout en étant, en même temps, le miroir de cette époque, le reflet de la société dans laquelle il apparaît. Ce glissement du héros mythique vers un représentant d‟une époque et d‟une société données tend à le faire basculer du côté du type : « Don Juan, dès le principe a représenté non seulement une philosophie de la vie qui lui était propre, mais un état de mœurs, un ensemble de croyances, communs à un grand nombre de ses contemporains. Il a toujours été l‟expression des sociétés qui l‟ont conçu. Il faut, pour le comprendre, connaître ces sociétés et rechercher dans leur vie privée et publique, les causes qui ont modifié les interprétations antérieures du héros. »1 Nous sommes bien du côté d‟une critique externe, qui recherche des liens de causalité et des explications en dehors de l‟œuvre. En effet, il s‟agit d‟une entreprise explicative qui ne vise pas l‟analyse du fonctionnement des textes en eux-mêmes mais plutôt la mise en relation des variantes avec les évolutions historiques et sociales ou avec les biographies des différents auteurs. Ainsi, s‟il y a bien une double dynamique de constantes et de variations, celles-ci sont toutes expliquées par des facteurs externes et ne sont envisagées qu‟en tant que révélatrices de ces circonstances extérieures. Le critique agit bien, avant tout, comme un historien : « Il est donc nécessaire, pour expliquer les modifications que la légende subit d‟âge en âge et de pays en pays, de suivre le développement des idées et des mœurs à travers les peuples et les siècles. Le personnage de Don Juan, tout en conservant un certain nombre de caractères permanents, ne cesse de se transformer au gré des milieux qu‟il traverse et qu‟il représente. »2 Le but revendiqué par Georges Gendarme de Bévotte est de redonner toute son ampleur historique au sujet, ainsi que ce qu‟il nomme sa « dimension morale » : « Rechercher dans ces conceptions si diverses du héros l‟âme même des générations et des races qui l‟ont conçu, n‟est-ce pas donner au sujet toute son ampleur historique, en même temps que toute sa valeur morale ? »3 La logique et la cohérence de l‟étude résident donc dans l‟union de cette perspective diachronique, qui permet d‟embrasser l‟évolution de la légende, les rapports entre les œuvres qui se succèdent et les variations qu‟elles affichent, et de l‟attitude critique visant à voir dans ces mêmes œuvres le reflet d‟une époque, d‟une société et d‟un auteur, voire d‟un groupe d‟individus. 1 Ibid, p.XV-XVI 2 Ibid, p.XV1 3 Ibid, p.XVI 46 Le critique affirme, par ailleurs, sa volonté de dégager une organisation, aussi bien dans le corps même de la légende que dans les interprétations que cette dernière suscite, afin de répondre à des objectifs de rigueur et de clarté : « Tel sera notre double point de vue : nous chercherons à reconstituer les différentes étapes de la légende, à préciser les rapports qui unissent les parties multiples de ce vaste ensemble, à en renouer les liens. D‟autre part, nous retrouverons en chaque œuvre à la fois la personnalité de son auteur, et l‟influence prépondérante de son temps et de son pays. En combinant ces éléments et en démêlant la part de chacun d‟eux, nous mettrons dans cette étude une certaine cohésion et une certaine logique. »1 Mais ce souci de rigueur et de précision est interprété, par certains, comme de l‟érudition un peu gratuite et qui présente le défaut de détourner l‟attention des véritables enjeux. Ainsi, dès 1953, Micheline Sauvage critique La Légende de Don Juan pour sa démarche trop historique. En effet, pour elle, celle-ci perd sa pertinence lorsqu‟on aborde un mythe puisque seule importe la manière dont chaque œuvre vient enrichir ce qu‟elle appelle la « matière donjuanesque » : « Cette nature mythique de la fable dispense d‟une préface d‟histoire littéraire touchant la légende. Cet autre travail est affaire d‟érudits. Pour qui envisage le cas Don Juan, c‟est en tant qu‟ils ont contribué par une œuvre à dégager la situation donjuanesque que Tirso de Molina, Zorrilla ou Mozart sont intéressants, et alors c‟est au fur et à mesure de l‟analyse que le personnage renvoie à ses auteurs. »2 On remarque ici la primauté du personnage fictif, et donc du texte, sur l‟auteur. Ce dernier n‟est pas un sujet d‟étude en tant que tel mais ne peut être abordé qu‟à l‟occasion, si l‟analyse du héros y ramène. De plus, Micheline Sauvage rejette l‟idée d‟une étude des œuvres dans une perspective diachronique et renvoie l‟entreprise de Georges Gendarme de Bévotte du côté de l‟érudition, contrairement à Michel Berveiller qui en saluait l‟esprit de synthèse et d‟exhaustivité. Elle lui reproche, en effet, de justement s‟attarder sur chaque version de la légende, en suivant l‟ordre chronologique et en s‟intéressant à son évolution, en rapport avec le contexte historique et social et la biographie des auteurs : « Du même coup, il ne pouvait s‟agir d‟étudier successivement d‟un point de vue sociologique, les diverses incarnations de Don Juan au cours des siècles et à travers les pays d‟Europe où il a trouvé figure. M. Georges Gendarme de Bévotte a eu beau écrire qu‟il « a toujours été l‟expression des sociétés qui l‟ont conçu (et qu‟) il faut, pour le comprendre, connaître ces sociétés », lui-même avouait d‟ailleurs que « le caractère de Don Juan… n‟appartient en propre à aucun peuple ni à aucune époque, parce qu‟il est une des manifestations les plus universelles de la nature humaine. » C‟est le cosmopolitisme du mythe. Voilà pour calmer la susceptibilité de l‟Espagne, qui s‟est émue quelquefois de s‟en voir imputer la paternité. »3 1 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.XVI 2 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.11 3 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.11 49 problématique car elle incite à dissocier tous les ingrédients du scénario donjuanesque, pour en chercher, ensuite, d‟éventuels modèles, dans les littératures antérieures avec lesquelles l‟auteur espagnol a pu être en contact. Or, cette recherche ne peut manquer d‟apparaître subjective et relativement aléatoire. De plus, Georges Gendarme de Bévotte met en évidence un autre écueil : même si des ressemblances peuvent être établies entre le Burlador et, par exemple, le drame jésuite d‟Ingolstadt, mettant en scène le personnage de Léontio, il est difficile de savoir laquelle des deux œuvres a influencé l‟autre : l‟histoire de Léontio est-elle réellement une source pour le moine espagnol ou n‟est-ce pas plutôt le Burlador qui a ensuite inspiré les versions successives de ce drame ? De telles interrogations amènent le critique à remettre en cause sa méthode et à en dénoncer, lui-même, les limites : « Mais ces pièces sont toutes postérieures au Burlador et le résumé fort incomplet qui nous a été conservé de celle de 1615 ne contient en réalité aucun de ces détails particuliers dont la présence simultanée dans l‟œuvre espagnole et l‟œuvre allemande établirait entre elles une incontestable relation. Il est certain qu‟après son universelle diffusion, la légende de Don Juan, en raison de son analogie avec celle de Léontio, a fourni plus d‟un trait aux Pères qui ne cessaient de reprendre le drame d‟Ingolstadt, en le remaniant. Il est au contraire fort improbable que ce drame ait fourni à la légende de Don Juan quelques-uns de ses éléments constitutifs. »1 Ces incertitudes amènent à se poser une ultime question : peut-on postuler l‟existence d‟un motif, littéraire ou peut-être folklorique, pré existant, une sorte d‟ « œuvre mère » qui aurait pu inspirer, à la fois, les deux auteurs ? Mais, cette hypothèse ne pouvant, une fois de plus, être confirmée avec fiabilité, le problème n‟en est que déplacé, et non pas résolu : « Mais à défaut du drame allemand, l‟écrivain espagnol aurait pu connaître les sources auxquelles a puisé le père jésuite. La légende du Léontio germanique et celle de Don Juan, sans dériver l‟une de l‟autre, pourraient avoir une même origine. Est-il donc possible de remonter jusqu‟au commun ancêtre de Léontio et de Don Juan ? »2 L‟intérêt porté par l‟auteur de La légende de Don Juan aux possibles sources du Burlador de Sevilla ne se révèle donc pas plus productif que la recherche d‟un hypothétique Don Juan historique. La très grande érudition dont fait preuve Georges Gendarme de Bévotte, dans tout ce développement, ne permet pas de résoudre ces difficultés, ce qui tendrait à justifier les reproches que lui adresseront, par la suite, d‟autres critiques, comme, par exemple, Micheline Sauvage. Une autre posture adoptée par l‟auteur, au début de son étude, peut porter à émettre quelques réserves : son approche de la légende de Don Juan, à la fois, comme un tissu mais 1 Ibid, p.39. 2 Ibid, p.41. 50 aussi comme une sorte de tout organique, qui possèderait sa propre autonomie et existerait indépendamment des œuvres, aurait son évolution et sa vie propre, comme le souligne le nombre important de personnifications. En effet, la légende est, avant tout, envisagée comme un tissu, une trame, un ensemble, ce qui semble induire l‟idée d‟une cohérence, que la chronologie entre les différentes œuvres du corpus permet de reconstituer : « La légende forme un tissu sans discontinuité, et c‟est la suite de cette trame qui nous a paru tout d‟abord intéressant de rechercher et de reconstituer avec précision. Nous pouvons ainsi situer chacune des œuvres dans le vaste ensemble dont elle fait partie et mieux la comprendre. »1 Cette analyse de la légende comme un tout conforte les réticences de Pierre Brunel face au travail de décomposition auquel l‟auteur ne manque pas, par la suite, de la soumettre. Mais l‟originalité de la position de Georges Gendarme de Bévotte réside davantage dans la façon dont il envisage, ensuite, cet ensemble, comme une entité autonome et immanente, comme le montre la présence de métaphores organiques : « Elle s‟est développée successivement, suivant une loi naturelle, suivant une force intérieure, comme un corps grandit en vertu des causes de développement qu‟il porte en lui. Dans cette évolution graduelle, chaque œuvre a reçu quelques éléments de l‟œuvre précédente et, à son tour, a réagi sur celle qui l‟a suivie. »2 Le lien entre chaque œuvre est perçu comme linéaire et on a une conception évolutionniste, presque darwinienne, avec l‟impression d‟une construction progressive, chaque œuvre ajoutant une nuance à la précédente et enrichissant l‟ensemble. Cette théorie se heurte d‟ailleurs à la prise en considération de certaines réécritures du mythe au 20ème siècle, qui nous orienteraient plutôt vers une certaine forme de déconstruction et de mise en crise. La métaphore de l‟arbre généalogique traduit bien cette vision orientée du matériau légendaire : « La reconstitution, même incomplète, de cette histoire donnera à l‟œuvre entreprise une certaine unité : remonter jusqu‟aux sources les plus reculées ; montrer comment elles ont été captées et groupées ; établir ensuite la filiation des œuvres issues de l‟œuvre mère, et en dresser en quelque sorte l‟arbre généalogique, voilà, dans un sujet en apparence incohérent et diffus, un premier fil conducteur. »3 On retrouve, à plusieurs reprises, cette même idée d‟un perpétuel devenir, au travers, toujours, de métaphores organiques : 1 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.XII 2 Ibid, p.12 3 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.XIII 51 « Si la légende évolue conformément à son essence et en développant naturellement les germes qu‟elle portait en elle dès le principe, si chaque fruit qu‟elle produit naît des rejetons antérieurs, il n‟en est pas moins vrai que toute œuvre nouvelle modifie celle dont elle est sortie. »1 Les termes « essence » et « principe », ainsi que le champ lexical de la maturation, entraînent une vision quasi déterministe L‟évolution de la légende serait déjà inscrite au-delà même de toute actualisation historique. On note, néanmoins, que cette conception reste un peu vague, quant aux contours de la légende. Ainsi, il y aurait, selon le critique, aux côtés des facteurs extérieurs, historiques notamment, d‟autres causes intrinsèques d‟évolution de la légende : « La légende a eu et poursuit encore son évolution ; et les conditions qui la règlent sont multiples : plusieurs sont extérieures et tiennent au temps, au pays, au milieu, aux idées générales qui influent sur elle. D‟autres sont intrinsèques, lui sont en quelque sorte personnelles. »2 Cette idée d‟ « essence » de la légende fait écho, chez Gendarme de Bévotte à l‟hypothèse d‟une essence du héros mythique lui-même, permettant de définir une « espèce donjuanesque », repérable par une nature profonde et un certain nombre de traits communs : « De quelque façon que le héros lui-même ait été compris par ses innombrables interprètes, que les uns en aient fait un débauché ou un impie, les autres un chercheur de l‟idéal féminin ; ceux-ci un bourreau ; ceux-là une victime ; à travers la difficulté de ces créations, il conserve un certain nombre de caractères essentiels, de traits communs, qui se retrouvent dans les conceptions les plus opposées (…) Ces traits constituent le fond même de sa nature, permettent de distinguer des autres la race à laquelle il appartient (…) Parfois même, il changera de nom (…) chacune de ses incarnations ne fera de lui qu‟un individu différent dans une même espèce. »3 L‟auteur postule bien, ici, l‟existence d‟une « espèce donjuanesque » immuable, que l‟on peut déceler derrière les variantes successives. Mais le problème est de faire coïncider cette notion de permanence, qui permettrait de définir la nature profonde du héros et ses caractéristiques fixes et essentielles, avec la volonté de faire de Don Juan un type ancré dans une société et une époque données : « il demeure la variante du même type, cent fois repris, parce qu‟il appartient plus qu‟aucun autre à son temps ou à sa race. Mais parmi ces innombrables figures de libertins, et de révoltés, il en est deux plus rigoureuses et plus représentatives de l‟espèce à laquelle appartient Don Juan. »4 Cette contradiction est, d‟ailleurs, formulée par l‟auteur lui-même puisqu‟il défend la thèse que le héros est formé par « couches successives », c‟est-à-dire qu‟il est bien construit par la somme de toutes les œuvres musicales, littéraires et picturales qui se sont attachées à le 1 Ibid, p.XV 2 Ibid, p.XII 3 Ibid, p.6 4 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.31. 54 Don Juan dans la vie, et ce qui déconcerte en lui sur la scène apparaît comme la reproduction exacte de la réalité. C‟est parce qu‟il est trop vrai qu‟il a pu sembler invraisemblable. »1 C‟est au nom de cette conformité avec une réalité, elle-même bien souvent disparate, que Gendarme de Bévotte explique les apparentes contradictions du Dom Juan de Molière. Parlant de la peinture du caractère du héros dans la pièce, il déclare, en effet : « Aussi offre-t-elle la variété souvent disparate qui est le propre de la vie : elle n‟est pas une ; ou plutôt, son unité est plus intime que visible ; il faut, pour l‟apercevoir, bien connaître cette réalité dont elle est la représentation. On découvre alors que, sous ses multiples manifestations d‟apparence contradictoire, le caractère est identique à lui-même ; les traits qui le constituent, si hétérogènes qu‟ils semblent être, ont entre eux une harmonie profonde : qu‟il joue au dévot, ou blasphème ouvertement ; qu‟il berne M. Dimanche, enjôle une paysanne ; qu‟il raille son père, ou mette l‟épée à la main pour sauver son propre ennemi, Don Juan demeure le même homme : le grand seigneur aux dehors brillants, chevaleresque à l‟occasion, et au fond irrémédiablement perverti. »2 Pourtant, cette hétérogénéité apparente s‟oppose à l‟idée d‟une harmonie profonde et surtout à l‟hypothèse d‟un caractère permanent, unique, auquel Molière reste, quoi qu‟il arrive, fidèle. C‟est, du moins, le sens qui se dégage de la suite de la citation : « C‟est par là qu‟il est original et qu‟il appartient non plus seulement à la littérature, mais à l‟histoire. Il symbolise l‟aristocratie française du XVIIème siècle, avec ses passions, ses mœurs, ses qualités et ses vices. Il est, sur son époque, un document non moins précis et plus vivant que les Sermons, les Lettres, les Mémoires des contemporains. Il condense en lui ce que nous trouvons épars dans les multiples écrits du temps ; il prend ainsi une ampleur et une signification jusqu‟alors inconnues : au débauché conçu par un moine espagnol, au dément grossièrement caricaturé par Dorimon et par Villiers, Molière a substitué une figure représentative de son siècle. »3 Ce passage est fondamental car l‟auteur déplace Don Juan du domaine de la littérature vers celui de l‟histoire. Le héros apparaît alors comme un témoignage historique et le symbole d‟une catégorie sociale bien déterminée. Le rôle de Molière serait donc, selon lui, de faire accéder le personnage à ce statut de « figure représentative de son siècle. » Le problème posé est que, dans ce cas, Don Juan ne peut plus être analysé réellement comme un type universel : il est circonscrit dans l‟espace et dans le temps. La difficulté est de faire coïncider cette approche avec l‟idée d‟une nature profonde et permanente du héros légendaire. L‟analyse d‟un Don Juan littéraire en particulier, celui d‟Hoffmann, est l‟occasion de mettre en évidence cette transposition du plan de la littérature à celui de l‟histoire. En effet, Georges Gendarme de Bévotte y décrit le héros d‟Hoffmann comme un produit de l‟imagination de son auteur, un « Don Juan imaginaire », qu‟il oppose à celui qu‟il nomme le 1 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.224-225 2 Ibid, p.226 3 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.226 55 « Don Juan historique » : « Nous retrouvons dans cette conception tous les caractères des héros romantiques ; l‟antithèse est absolue entre le Don Juan historique et ce Don Juan imaginaire. »1Or, par « historique », le critique désigne ici le personnage littéraire tel qu‟il a été écrit par les auteurs précédents. Il semble postuler l‟existence d‟une vérité sur le héros, contre laquelle la liberté créatrice ne peut pas s‟élever. On a donc une confusion entre « historique » et « littéraire », entre « histoire » et « histoire de la littérature ». Le parti pris est évidemment subjectif puisque, entre plusieurs versions littéraires du personnage, l‟auteur choisit d‟accorder la légitimité à certaines, pour ensuite rejeter celles qui les contredisent, comme des dérives fantaisistes : « cet amant fatal dont la passion embrase et tue, que nous allons retrouver chez les romantiques, est déjà tout tracé dans la vision extravagante d‟Hoffmann. »2, ou encore : « Il faut se garder de chercher dans sa fantaisie une inspiration, même lointaine, du Don Juan de Mozart : c‟est en réalité une élucubration essentiellement originale et personnelle, simplement provoquée par une audition de cet opéra. »3Georges Gendarme de Bévotte reproche à l‟œuvre d‟Hoffmann son caractère trop personnel, original et surtout « imaginaire ». Or, cette méfiance à l‟égard de la part d‟imagination dans la réécriture du personnage est, de prime abord, déroutante, tout comme l‟était l‟idée d‟une opposition entre un Don Juan « historique » et un Don Juan « imaginaire ». Elle semblerait, en effet, postuler l‟existence d‟une vérité sur le personnage, d‟une réalité fixée une fois pour toutes, que les auteurs ne peuvent librement contredire. C‟est, d‟ailleurs, vers ce sens que nous entraîne Micheline Sauvage, lorsqu‟elle revient sur ce passage de La légende de Don Juan : « Don Juan est un personnage à décrire et analyser avec patience, à mettre en scène avec prudence, un personnage avec lequel on compte, qui n‟a plus besoin de créateurs mais d‟interprètes (auteurs et acteurs) dont on pourra discuter les interprétations au nom de Don Juan lui-même, et sur lequel on peut se tromper (…) Le même Gendarme de Bévotte, trouvant qu‟Hoffmann a, dans ses rapports avec le héros, trop donné licence à sa fantaisie, à sa subjectivité, ne parle-t-il pas de son personnage comme d‟un « don Juan imaginaire » ? Le mot est joli, quand on y pense»4 L‟existence d‟un savoir établi sur Don Juan, qu‟il faut respecter et que l‟on peut interpréter, mais non trahir, est reprise ici. De plus, l‟expression « avec lequel on compte », confère au personnage une réalité, une sorte de vie indépendante des œuvres dans lesquelles il apparaît, ce que viennent confirmer les propos qui suivent : « Don Juan est don Juan. Il n‟est pas 1 Ibid, p.425 2 Ibid, p.427 3 Ibid, p.426 4 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.14 56 réalisable, c‟est-à-dire qu‟il ne saurait être quelqu‟un qu‟on peut rencontrer quelque part, mais il est réel. Don Juan existe. »1 Néanmoins, si Georges Gendarme de Bévotte voit dans le « Don Juan imaginaire » d‟ETA Hoffmann un écart par rapport au Don Juan « historique », il en reconnaît, cependant, l‟influence et la postérité. En effet, il souligne la rupture radicale que cette œuvre introduit dans la façon de concevoir le type donjuanesque : « Si le conte d‟ Hoffmann, de peu d‟importance par lui-même, ne relève véritablement d‟aucun modèle antérieur, par contre il a exercé sur les conceptions ultérieures du type de Don Juan une influence prépondérante. De lui date la réhabilitation, l‟exaltation même du personnage, devenu le symbole de l‟aspiration de l‟homme vers la suprême beauté. »2 Ce changement de perspective est d‟autant plus crucial qu‟il est à l‟origine de l‟interprétation romantique du héros, qui sera déterminante pour sa fortune littéraire : « Celle-ci marque dans l‟histoire de la légende une étape vraiment décisive. C‟est l‟ancienne et classique représentation du personnage qui disparaît à tout jamais. Don Juan transformé, idéalisé, héros intellectuel, philosophe, moral, ne rappelle plus guère son premier ancêtre, l‟insouciant caballero aux folles équipées. Il est chez Hoffmann la première incarnation vraiment romantique du type, il est même beaucoup plus romantique qu‟il ne le sera chez Byron. »3 Mais cet infléchissement romantique de la légende fait courir au mythe un risque de dénaturation, comme le souligne Micheline Sauvage. Cette dernière, reprenant les analyses de Gendarme de Bévotte, se plaît à montrer que, en définitive la plasticité du héros mythique connaît des limites et que Don Juan ne peut être sans cesse réinventé : « Don Juan n‟est plus pour personne une glaise ductile et docile, passivement prête à devenir ce qu‟on voudra. « Don Juan », écrit M. Gendarme de Bévotte, « est un de ces héros dont les traits généraux et essentiels ont été une fois fixés. Ils ont beau représenter les différents milieux qu‟ils traversent d‟âge en âge, malgré des modifications de détail, ils demeurent éternellement eux- mêmes. » Ce en dépit des reprises innombrables par une multitude surprenante d‟auteurs, des dramaturges aux cinéastes, des musiciens aux philosophes, des poètes aux essayistes, des psychologues aux psychanalystes. A travers ces reprises si diverses qui devraient impliquer des conceptions parfois incompatibles entre elles, don Juan garde pourtant une permanence, un certain nombre de traits communs essentiels- ceux qui définissent don Juan. Tout gauchissement du personnage au-delà d‟une certaine limite, déterminée justement par ses traits fondamentaux, entraîne ipso facto sa dénaturation. »4 Cette idée d‟un canevas général à respecter, en dépit des variations, sous peine de dénaturer le héros et de risquer de le rendre méconnaissable, conduit donc à isoler certaines constantes, permettant de parler d‟un type donjuanesque. Le structuralisme, s‟il renonce à 1 Ibid., p.14 2 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.426 3 Ibid, p.427 4 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.14 59 historique, à l‟âge moderne, il est daté, on en connaît la première version, cette version authentique qui échappe aux ethnologues. »1Pourtant, poussant plus avant sa réflexion, il en vient à montrer que les choses ne sont pas, en définitive, si tranchées et que l‟on peut retrouver, dans le scénario donjuanesque, certains éléments plus anciens, non datés historiquement : « Ce n‟est pas tout : ce Mort que le vivant offense en l‟invitant à souper, ce Mort qui revient pour punir, il sort d‟une légende populaire largement répandue dans l‟Occident chrétien. Ainsi un fonds mythique enfoui affleure dans le Don Juan qui naît en 1630. Et sous cet humus légendaire, on devine, peut-être, un substrat plus profond, une survivance d‟anciens cultes des morts avec offrande de nourriture. On sait l‟importance du repas, de l‟échange alimentaire dans le scénario donjuanesque. On le voit ainsi se rapprocher de la sphère mythique dont il semblait d‟abord s‟éloigner. »2 La présence du Mort permettrait donc, selon Jean Rousset, de dégager, dans le scénario donjuanesque, des éléments appartenant au « temps sacré des commencements », dans lequel la pensée anthropologique s‟attache à ancrer tout contenu mythique. Cet enracinement dans le passé a pour corollaire la recherche d‟éventuels prolongements dans le présent, et même, dans le futur, indispensables pour pouvoir conférer au mythe l‟idée de permanence qui lui est couramment associée : « Don Juan n‟a pas tardé à se rendre indépendant de son inventeur et du texte fondateur ; Tirso et le Burlador originels sont oubliés, les utilisateurs n‟y font plus référence, mais Don Juan ne se laisse pas oublier, il vit d‟une vie autonome, il passe d‟œuvre en œuvre, d‟auteur en auteur, comme s‟il appartenait à tous et à personne. »3 Jean Rousset applique bien ici, à l‟exemple de Don Juan, le constat formulé par Lévi-Strauss quant à la « double structure à la fois historique et anhistorique »4 du mythe. Cette analyse est d‟autant plus fondamentale, dans la démonstration de Lévi-Strauss, que c‟est en se fondant sur cette observation du système de temporalité mythique que l‟anthropologue va formuler le parallèle déterminant entre l‟étude des mythes et la linguistique : d‟un côté, le contenu mythique et, de l‟autre, la langue et la parole. En effet, se plaçant dans la continuité des travaux de Saussure sur la langue, Lévi-Strauss rappelle que « la langue appartient au domaine d‟un temps réversible, et la parole, à celui d‟un temps irréversible. »5Or, cette distinction entre langue et parole, établie autour des systèmes temporels auxquels toutes deux 1 Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, p.5. 2 Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, p.6 3 Ibid., p.7 4 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 239 5 Ibid., p.239 60 se réfèrent, est, selon lui, également opérante pour le mythe, ce qui se révèle crucial pour sa démonstration : « Or, le mythe se définit aussi par un système temporel, qui combine les propriétés des deux autres. Un mythe se rapporte toujours à des évènements passés : « avant la création du monde », ou « pendant les premiers âges », en tout cas « il y a longtemps ». Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les évènements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur (…) Cette double structure, à la fois historique et anhistorique, explique que le mythe puisse simultanément relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un troisième niveau, le même caractère d‟objet absolu. Ce troisième niveau possède aussi une nature linguistique, mais il est pourtant distinct des deux autres. »1 On voit ici se dessiner le rapprochement entre mythe et langage, qui constitue l‟un des fondements de l‟analyse structurale des mythes. Lévi-Strauss postule ainsi, par exemple, le caractère arbitraire des thèmes mythologiques, appliquant en cela le principe saussurien de l‟arbitraire du langage et des signes linguistiques. Il oppose radicalement cette position à l‟hypothèse de Jung quant à l‟existence d‟archétypes : « Selon Jung, des significations précises seraient liées à certains thèmes mythologiques, qu‟il appelle des archétypes. C‟est raisonner à la façon des philosophes du langage, qui ont été longtemps convaincus que les divers sons possédaient une affinité naturelle avec tel ou tel sens ».2 Cette première hypothèse de l‟arbitraire du thème mythologique, lorsqu‟il est pris isolément, est essentielle car elle permet de conclure que c‟est la façon dont les éléments mythiques se combinent entre eux qui, seule, produit du sens. Dès lors, le mythe apparaît bien comme une structure, une combinatoire entre des éléments fixes, qui peuvent permuter entre eux, se combiner de différentes manières au sein d‟un scénario mythique, conférant ainsi, à l‟ensemble du système, sa vitalité. Cette double dynamique de modification et de conservation des invariants est fondamentale car c‟est elle qui garantit au mythe sa survie et sa productivité. Daniel-Henri Pageaux résume d‟ailleurs bien cette spécificité de la structure mythique, en s‟appuyant, notamment, sur les principes du structuralisme, tels que les définit Jean Piaget3 : « De la « structure », le mythe conserve les trois caractéristiques retenues par Jean Piaget : la totalité, la transformation et l‟autoréglage. Le mythe selon Aristote est bien synthesis, organisation conçue comme totalité, totalité organique. Il connaît pourtant des transformations, son contenu peut être modifié et l‟on peut dire que celui-ci est essentiellement mouvement. Mais le mythe se règle lui-même de façon à tendre à sa propre conservation. Les éléments indispensables à sa structure doivent subsister ; faute de quoi la structure disparaît et fait place à une autre. Le mythe est un 1 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, p. 239-240 2 Ibid, p.238 3 Formation et survie des mythes, actes du Colloque de Nanterre, dir. Jean Piaget, 1974, Paris, Les Belles Lettres. 61 système, un ensemble cohérent, dynamique, qui évolue en fonction d‟exigences, de paramètres internes propres. »1 Mais la plasticité du mythe ne doit pas cacher le caractère en même temps contraignant du canevas mythique, le mythe fonctionnant alors, pour les écrivains, comme un « imaginaire sous contrôle ».2 Avant de mettre en évidence les éléments mythiques spécifiques au scénario donjuanesque, tels que les dégage, par exemple, Jean Rousset, dans Le mythe de Don Juan, il importe de préciser la nature de ces éléments. C‟est, encore une fois, du côté de la comparaison entre mythe et langage que se tournent aussi bien Roland Barthes que Claude Lévi-Strauss, pour répondre à cette question. Nous avons vu que, pour Lévi-Strauss, le mythe relève, à la fois, de la langue et de la parole, tout en se situant, également, à un « troisième niveau », de nature linguistique lui aussi. Cette situation du mythe à un niveau « supérieur », par rapport au langage, se retrouve également chez Roland Barthes, qui voit, dans le mythe, un « système sémiologique second »3Par « second », Roland Barthes désigne le fait que le mythe s‟édifie à partir d‟une « chaîne sémiologique » préexistante (signifiant-signifié-signe) qu‟il reproduit , en quelques sortes, à un niveau supérieur puisque le signe (association d‟un signifiant et d‟un signifié) retombe, dans le nouveau système, au rang de simple signifiant : « Et c‟est précisément ce terme final qui va devenir premier terme ou terme partiel du système agrandi qu‟il édifie. Tout se passe comme si le mythe décalait d‟un cran le système formel des premières significations. »4 C‟est cette particularité du mythe qui, selon Claude Lévi-Strauss, le distingue de tous les autres faits linguistiques : « Le mythe est langage, mais un langage qui travaille à un niveau très élevé, et où le sens parvient, si l‟on peut dire, à décoller du fondement linguistique sur lequel il a commencé par rouler. »5Ce langage qui « travaille » à un niveau supérieur est appelé par Roland Barthes « méta-langage » par opposition au « langage-objet », dont il se sert aussi mais, cette fois-ci, pour se construire : « On le voit, il y a dans le mythe deux systèmes sémiologiques, dont l‟un est déboîté par rapport à l‟autre : un système linguistique, la langue (ou les modes de représentation qui lui sont assimilés), que j‟appellerai langage-objet, parce qu‟il est le langage dont le mythe se saisit pour construire son propre système ; et le mythe lui-même, que j‟appellerai méta-langage, parce qu‟il est une seconde langue, dans laquelle on parle aussi de la première. »6 1 Daniel-Henri Pageaux, La littérature générale et comparée, p. 97-98 2 Ibid, p.98. 3 Roland Barthes, Mythologies, p.187 4 Ibid, p.187 5 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale, p.240. 6 Roland Barthes, Mythologies, p.188 64 lesquelles le schéma mythique peut être identifié, sans établir de hiérarchie entre elles et sans se poser la question de la pertinence de leur étude puisque ce sont toutes ces versions, même de qualité inégale, qui constituent le mythe de Don Juan au 20ème siècle. Pourtant, si la question des origines et des sources historiques du mythe de Don Juan semble être reléguée au second plan, dans une perspective structuraliste, Jean Rousset lui consacre, néanmoins, tout un développement, dans un chapitre intitulé « Genèse ». Cette préoccupation, en apparence contradictoire, se justifie par le statut particulier qu‟occupe le mythe de Don Juan, par rapport aux autres mythes primitifs, quasi exclusivement de tradition orale. En effet, la genèse du mythe se caractérise comme « cette phase première de l‟élaboration qui échappe en principe à toute vérification, puisqu‟elle est toujours antérieure aux documents existants »1 Or, Don Juan fait exception à cette règle puisqu‟il offre à la critique son « acte de naissance bien attesté », ce qui, selon Jean Rousset, entraîne des modifications dans la façon d‟appréhender cette question des origines.2 En effet, ces « certitudes inhabituelles » conduisent à formuler des hypothèses quant à la manière dont ont pu, avant Tirso de Molina, se cristalliser les différents éléments, afin d‟aboutir à cet élément construit et achevé qu‟est le Burlador de Sevilla. Mais tout l‟intérêt de la démarche de Rousset est de se baser, pour proposer ces hypothèses, sur la structure mythique et sur les invariants qu‟il a, auparavant établis. C‟est donc bien, une fois de plus, le schéma mythique et les relations entre ses unités constitutives qui priment et Jean Rousset ne recoupe pas, en définitive, les perspectives de la critique historique, qui recherche, avant tout, des sources a priori, des modèles préexistants du mythe : « Laissant de côté le problème des sources au sens strict, je poserai la question de l‟origine d‟une façon différente : peut-on, partant des seuls traits constitutifs précédemment établis, remonter (conjecturalement mais logiquement) à des données préexistantes, éparses, sans relations nécessaires entre elles, qu‟un geste imprévisible, et indémontrable, aurait rassemblés et organisés en un système cohérent et surchargé de sens : le Burlador de Séville ? Cette opération supposée, je la présente comme une hypothèse déduite de la structure telle que je l‟ai démontrée et recomposée dans les chapitres précédents. »3 La façon dont sont exposées ces « données préexistantes » est très intéressante. En effet, Jean Rousset isole des « pré-composantes », au nombre de quatre. Mais celles-ci se regroupent, en réalité, deux par deux, ce qui permet de créer un système dynamique. On a, ainsi, l‟idée que chaque élément constituant le scénario mythique est le résultat d‟une tension productive. Pour le Mort, par exemple, il s‟agit du croisement entre une légende populaire 1 Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, p.107 2 Ibid., p.107 3 Ibid., p.107-108 65 ancienne, autrement dit un motif folklorique, et un « débat théologique contemporain » de Tirso de Molina. C‟est la rencontre de ces deux éléments qui déboucherait sur ce que Rousset nomme « l‟invariant fondamental ». En ce qui concerne le héros, on aurait, également, l‟association fortuite entre un élément plus ancien et une composante historique, propre au contexte d‟écriture du Burlador : « Quant au héros, je le situerai à un carrefour où se rencontrent un emploi dramatique et un thème de l‟imagination baroque européenne ; l‟emploi est celui du jeune premier, coureur d‟aventures et transgresseur de lois et d‟interdits ; le thème , c‟est l‟inconstance, l‟instabilité foncière du monde et de l‟esprit, qui s‟associe automatiquement à la figure de l‟acteur, porteur de rôles successifs. »1 On voit bien ici que l‟emploi dramatique déborde le cadre du Siècle d‟Or espagnol et qu‟il apparaît donc comme une constante plus ancienne. Au contraire, le thème baroque de l‟instabilité du monde et de l‟être correspond à la sensibilité particulière d‟une époque, délimitée historiquement. On relève, de plus, dans la présentation que Jean Rousset fait des deux pré-composantes aboutissant à la naissance du personnage de Don Juan, l‟ébauche des trois axes qu‟il a dégagé, lors de l‟étude menée, au préalable, sur l‟invariant mythique correspondant, justement, au héros. En effet, l‟expression « transgresseur de lois et d‟interdits » rappelle l‟analyse du personnage comme un « réprouvé face à ses juges » ; le motif de l‟instabilité et de l‟inconstance baroques évoquent la définition de Don Juan comme « l‟improvisateur face à la permanence », enfin, les références à l‟emploi du jeune premier, tout comme la fin de la citation, qui mentionne la « figure de l‟acteur porteur de rôles successifs », se rattachent à la troisième approche proposée : celle du rapprochement entre le héros mythique et un « comédien et ses spectateurs ». On peut donc dire que, grâce à l‟opposition, deux à deux, de ces quatre composantes, Jean Rousset nous livre un condensé de toute la structure mythique, telle qu‟il a pu la dégager tout au long de son essai. Il ne manque plus qu‟à introduire le troisième invariant : le groupe féminin. Jean Rousset le rattache à l‟élément précédent (le héros), comme sa conséquence logique, son prolongement : « Pour le groupe féminin, troisième force du réseau, je propose de le faire naître, par dérivation interne, du personnage de l‟inconstant ; virtuose de la tromperie, il postule à lui seul la répétition des fraudes et la pluralité des victimes. »2On voit bien, à travers ce raisonnement, comment l‟articulation en un système construit et en un réseau d‟oppositions dynamiques produit ce que Jean Rousset nomme le « mélange décisif », 1 Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, p.108 2 Ibid., p.108 66 qui se matérialise, au 17ème siècle, en Espagne, dans la création de la pièce de Tirso de Molina. Mais si la méthode structurale est primordiale dans la démarche de Jean Rousset, on voit cependant ici qu‟elle n‟exclut pas la prise en compte de la dimension historique. Elle présente néanmoins deux grands avantages : elle permet de dégager la logique du système mythique et les grandes articulations entre les trois invariants qui le constituent, tout en proposant un critère fiable pour l‟établissement d‟un corpus des différentes versions du mythe : « On constate que je propose une méthode structurale, dont je n‟accepterai cependant pas toutes les conséquences ; en dégageant du chaos des versions et des incohérences du devenir historique les points forts et les nœuds de relation, elle fournit un ordre logique et justifie l‟ordonnance du livre. Elle a d‟autre part constitué un outil indispensable dans une phase intermédiaire de la recherche : l‟établissement du corpus. »1 La démarche structurale est donc une étape fondamentale mais pas forcément, selon Jean Rousset, l‟unique aboutissement possible à l‟étude du mythe de Don Juan. Elle reste davantage le préalable indispensable à la suite du travail qu‟il propose, autour des « variations » et des « métamorphoses » génériques du scénario mythique, saisies, cette fois- ci, dans leur perspective diachronique : « Si j‟ai établi les termes d‟une structure, ce n‟est pas pour exclure la diachronie. Mais comment faire l‟histoire de ce qu‟on n‟a pas d‟abord décrit et composé en ses unités simples et stables ? »2 Le structuralisme n‟est donc pas, pour Jean Rousset, l‟unique modèle d‟investigation possible. La conséquence de cette analyse du mythe de Don Juan comme structure articulée autour de trois invariants reste néanmoins de décentrer l‟intérêt du héros mythique vers les relations que ce dernier entretient avec le reste du système. Or, cette idée est fondamentale si l‟on se replace dans la perspective adoptée par Claude Lévi-Strauss dans son Anthropologie Structurale. En effet, s‟attachant à définir la nature des mythèmes, ce dernier parvient à une première conclusion partielle qui est que « chaque grosse unité constitutive a la nature d‟une relation. »3Il la précise ensuite par une seconde hypothèse qui accorde encore plus de poids à cette idée d‟une relation : « Ces remarques conduisent à une nouvelle hypothèse, qui nous met au cœur du problème. Nous posons, en effet, que les véritables unités constitutives des mythes ne sont pas les relations isolées, mais des paquets de relations, et que c‟est seulement sous forme de combinaisons de tels paquets que les unités constitutives acquièrent une fonction signifiante. »4 1 Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, p.9 2 Ibid., p.11 3 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale, p.241 4 Ibid., p.242 69 et qu‟ils sont donc voués à être éphémères, mortels. Roland Barthes rattache cette idée de mortalité à l‟affirmation du caractère fondamentalement historique des mythes : « Je l‟ai dit, il n‟y a aucune fixité dans les concepts mythiques : ils peuvent se faire, s‟altérer, se défaire, disparaître complètement. Et c‟est précisément parce qu‟ils sont historiques, que l‟histoire peut très facilement les supprimer. »1 Claude Lévi-Strauss consacre, quant à lui, un chapitre d‟Anthropologie Structurale II à cette question.2Son analyse montre bien que la très grande plasticité du mythe connaît, cependant, des limites, au-delà desquelles il cesse d‟être identifiable en tant que tel : « On sait, en effet, que les mythes se transforment. Ces transformations qui s‟opèrent d‟une variante à l‟autre d‟un même mythe, d‟un mythe à un autre mythe, d‟une société à une autre société pour les mêmes mythes ou pour des mythes différents, affectent tantôt l‟armature, tantôt le code, tantôt le message du mythe, mais sans que celui-ci cesse d‟exister comme tel ; elles respectent ainsi une sorte de principe de conservation de la matière mythique, aux termes duquel de tout mythe pourrait toujours sortir un autre mythe. Cependant, il arrive parfois qu‟au cours de ce procès, l‟intégrité de la formule primitive s‟altère. Alors, cette formule dégénère ou progresse, comme on voudra, en deçà ou au-delà du stade où les caractères distinctifs du mythe restent encore reconnaissables, et où celui-ci conserve ce que, dans le langage des musiciens, on appellerait sa « carrure ». »3 Cette hypothèse d‟une « mortalité » des mythes est d‟autant plus importante pour notre sujet qu‟elle jette un éclairage intéressant sur la façon dont le 20ème siècle se plaît à jouer, du moins dans le cas du mythe de Don Juan, avec les frontières entre variations, transformations, et déconstruction. Jusqu‟où peut-on alors déconstruire le scénario mythique, jouer avec, le parodier…sans risquer de finir par le perdre totalement ? Cette question pourra apparaître comme centrale, d‟autant plus que l‟étonnante vitalité du mythe de Don Juan, à notre époque, semble bien pouvoir être mise en relation avec sa capacité à survivre justement à cette déconstruction, et à se nourrir de toutes les tentatives de parodie et de mise à distance dont il est l‟objet. Dès lors, la délimitation du corpus apparaît bien comme un enjeu particulièrement important. En effet, si l‟on accepte la définition du mythe comme « l‟ensemble de ses variantes », il importe d‟inclure toutes les versions, sans établir de hiérarchie entre elles. Mais il faut, en contrepartie, s‟interroger sur le fameux « stade » en deçà ou au-delà duquel la « formule primitive » s‟altère, au point de causer la dissolution du scénario mythique. Le corpus est donc, à la fois, extrêmement ouvert, en perpétuelle évolution, puisque chaque 1 Roland Barthes, Mythologies, p.193. 2 Claude Lévi-Strauss, « Comment meurent les mythes », Anthropologie Structurale II, p.301 3 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale II, p.301 70 nouvelle œuvre peut venir l‟augmenter, mais aussi circonscrit par des frontières qu‟il importe de délimiter soigneusement. Cette double dimension se retrouve parfaitement dans une autre étape, cruciale pour la critique donjuanesque : l‟élaboration du Dictionnaire de Don Juan, sous la direction de Pierre Brunel. Cet aspect, à la fois fermé et très souple, de la forme choisie est souligné par les auteurs d‟un autre dictionnaire, relativement proche, par son sujet, de la problématique qui nous intéresse, puisqu‟il s‟agit d‟un dictionnaire de mythocritique. Dans leur préface, Danièle Chauvin et Philippe Walter justifient ce choix d‟une « forme qui sort d‟elle-même, garante d‟ouverture, de dialogue et de confrontation. »1Ils précisent, par la suite, cette idée, afin de devancer les objections. Leurs propos pourraient, nous semble-t-il, s‟appliquer, dans une certaine mesure, à l‟entreprise menée par Pierre Brunel : « On nous objectera que le dictionnaire est tout le contraire d‟un livre ouvert : il aligne, dans sa clôture alphabétique, des définitions arrêtées, et s‟il invite à la dérive, c‟est toujours à l‟intérieur de sa clôture même… Mais on sait bien aussi que le dictionnaire peut inciter à la découverte, au rêve ou à la réflexion. »2 Cette invitation à la découverte, aussi bien qu‟à la réflexion, semble être, justement, l‟un des objectifs atteints par le Dictionnaire de Don Juan. Derrière l‟apparente rigidité de la structure de l‟œuvre, contrainte par l‟organisation alphabétique et la stricte délimitation du sujet, du moins en apparence, cette dernière permet, en réalité, de rendre compte de ce que Pierre Brunel nomme « l‟épaisseur du mythe ». C‟est d‟ailleurs sur cette idée que s‟achève son avant-propos : « Effectives, substitutives, parodiques, ces rencontres rythment la longue production donjuanesque, qui s‟étend sur quatre siècles. On s‟apercevra vite que la lignée est moins pure qu‟elle ne devrait. Ce que le mythe de Don Juan perd en densité, il le gagne en épaisseur. »3 Par « rencontres », l‟auteur désigne ici la confrontation de Don Juan et du Commandeur, tout en faisant allusion à la multiplicité des traitements dont ce motif a pu faire l‟objet au cours des quatre siècles qui séparent la première attestation littéraire du mythe, dans la pièce de Tirso de Molina, des œuvres les plus contemporaines. En plaçant ces « rencontres » du Vivant et du Mort au centre du scénario mythique, il se positionne dans la lignée de Jean Rousset, puisqu‟il prend bien en compte l‟existence d‟une structure d‟ensemble, organisée autour d‟un « noyau constitutif », qui est, à ses yeux, la 1 Danièle Chauvin, André Siganos et Philippe Walter, Questions de mythocritique. Dictionnaire, éditions Imago, Paris, 2005, p.7 2 Ibid., p.8 3 Pierre Brunel, Dictionnaire de Don Juan, p.V. 71 « rencontre de Don Juan et du Commandeur, du Vivant (ou de celui qui croit l‟être) et du Mort (qui ne l‟est pas tout à fait). »1On retrouve bien, ici, la place prépondérante de l‟Invité de pierre qui, rappelons le, est aussi ; chez Jean Rousset, le premier des trois invariants. On voit donc le refus de réduire le mythe à la succession des seules intrigues amoureuses et Don Juan au type du séducteur. Le désir de clarifier, dès cet avant-propos, la question de l‟orthographe du nom du héros mythique confirme d‟ailleurs cette volonté de distinguer clairement Don Juan des don juans, c‟est-à-dire des hommes à femmes, des coureurs de jupons… En effet, Pierre Brunel rappelle que l‟on a tendance à les rapprocher systématiquement et, partant de là, à risquer de les confondre et de faire des amalgames entre le héros et ses avatars : « On considère habituellement que de Don Juan et, disons même de Don Juan Tenorio, procèdent non seulement les autres Don Juan (cela va de soi), mais les don juans qui n‟en seraient que les imitateurs, plus ou moins pâles, plus ou moins lointains. »2 Or, si l‟on établit une telle filiation, se pose alors la question de la légitimité à faire figurer, dans le Dictionnaire de Don Juan, le nombre considérable de ces don juans, ce qui se révèle problématique. Dès lors, recourir au critère distinctif de la structure et de la rencontre centrale avec le Mort apparaît comme une nécessité, pour pouvoir restreindre le corpus et le délimiter de façon pertinente et cohérente. Néanmoins, cette restriction n‟exclut pas une certaine ouverture, comme le montrent les trois adjectifs employés par Pierre Brunel pour désigner les traitements possibles de cette rencontre : « effective », « substitutive », « parodique ».3 Ces derniers traduisent, en effet, le souci de prendre en compte l‟ensemble des variantes, proposées, au fil des siècles, autour de ce canevas mythique. Par sa présentation alphabétique, le dictionnaire permet justement de laisser le lecteur parcourir l‟étendue de ces possibilités, sans les hiérarchiser et en laissant libre cours à sa réflexion. Cependant, le recours au Mort pour circonscrire le sujet présente des limites, que l‟auteur laisse entendre. La métaphore de la « lignée (…) moins pure qu‟elle ne devrait » montre que le schéma mythique a tendance à se diluer, ce qui risque d‟aboutir à la dégradation du mythe, voire à son éclatement complet. C‟est d‟ailleurs dans ce sens que résonne la dernière phrase de l‟avant-propos, puisqu‟elle suggère que l‟épaisseur acquise par le mythe au cours de son évolution pourrait se révéler, en définitive, à double tranchant : « Encore faut-il que cette épaisseur ne l‟étouffe pas, qu‟elle ne soit pas une autre modalité, inattendue, du poids qui 1 Ibid, p.V 2 Pierre Brunel, Dictionnaire de Don Juan, p.IV 3 Ibid, p.V 74 célèbres, tels que Valmont ou Casanova, qui ont durablement infléchi la réception donjuanesque du seul côté du libertinage, délaissant d‟autres aspects tout aussi essentiels. On comprend, dès lors, que le nom, tout comme le personnage, de Don Juan puisse faire l‟objet, à lui seul, d‟un dictionnaire, tant sont nombreuses les significations et les associations d‟idées que sa simple évocation fait venir à l‟esprit du lecteur. Pierre Brunel reprend cet argument de la complexité du personnage pour justifier son projet : « La multiplicité des Don Juan, les nombreuses facettes du personnage, ses avatars autorisent donc, sans aucun doute, à constituer un Dictionnaire de Don Juan ».1Cette phrase résume, en fin de compte, les grandes articulations de l‟ouvrage : nous avons, en effet, évoqué les entrées qui se rattachent aux « nombreuses facettes du personnage » et celles qui renvoient davantage à ses « avatars », il nous reste donc à mentionner les très nombreux articles faisant état de ce que Brunel nomme la « multiplicité des Don Juan ». En effet, Don Juan a été, au cours des quatre derniers siècles, une source d‟inspiration constante pour les artistes et le Dictionnaire de Don Juan rassemble, pour ne pas dire matérialise, l‟étendue de cette production artistique. Derrière l‟expression de « multiplicité des Don Juan », on voit émerger l‟idée d‟une singularité de chacun d‟entre eux, chaque auteur ayant revisité le mythe à sa façon et ayant créé « son » propre Don Juan. La littérature n‟est d‟ailleurs pas la seule approche retenue, même si elle totalise le plus grand nombre d‟articles, puisque les arts visuels, le cinéma et la musique sont aussi représentés, tout comme la littérature au second degré, avec quelques auteurs ou analyses critiques. Là encore, la forme du dictionnaire et le classement alphabétique permettent d‟ouvrir des pistes à la réflexion sans rien imposer, puisqu‟aucune hiérarchie n‟est établie entre les différentes approches présentées et c‟est au lecteur d‟effectuer les croisements et les rapprochements et de choisir son parcours au sein de l‟ouvrage. Elle permet, de plus, de se poser la question des frontières du mythe, en le conduisant jusqu‟aux limites de la dégradation ou de la parodie et en confrontant le scénario mythique à certaines œuvres dans lesquelles il n‟est, pour ainsi dire, plus reconnaissable. Sa structure en arborescence ou, comme nous le disions plus haut, en étoile, matérialise d‟ailleurs parfaitement le fonctionnement du mythe et la façon dont on parvient, en partant d‟un élément en apparence aussi délimité qu‟un nom propre, à embrasser un très grand nombre de thématiques et de champs du savoir. Enfin, c‟est à une réflexion sur le mythe littéraire et sur sa capacité d‟auto engendrement que l‟œuvre nous invite. On peut donc dire qu‟elle comporte une inévitable dimension réflexive : elle nous fait prendre conscience de la façon dont les œuvres, et même les arts, 1 Ibid, p.I 75 dialoguent entre eux, de la capacité du personnage mythique à se constituer, à lui seul, programme narratif et même horizon d‟attente pour les lecteurs, et de l‟étonnante productivité du canevas mythique, qui se prête aux très nombreuses variations et se nourrit, aussi bien, du discours critique dont il est l‟objet, que des tentatives de déconstruction et de parodie. Nous avons donc pu voir, au terme de ce parcours, comment Don Juan s‟est, peu à peu, constitué en tant que mythe, au cours du 20ème siècle, grâce aux travaux critiques dont il a fait l‟objet. De Georges Gendarme de Bévotte à Jean Rousset, on a vu se dessiner l‟évolution d‟une perspective, avant tout, historique vers une nouvelle approche, fortement influencée par le structuralisme des années 1960 et qui a permis de dégager un scénario mythique minimal. En prenant l‟initiative de proposer un Dictionnaire de Don Juan, Pierre Brunel, quant à lui, tout en conservant cette idée d‟une structure centrale, indispensable à la définition du mythe, propose une vision beaucoup plus large mais aussi plus problématisée des rapports que ce dernier entretient avec la littérature, et avec la création artistique en général. Cependant, parallèlement à ces trois grandes étapes de la critique donjuanesque, un autre type de perspectives ne doit pas être occulté. En effet, aux côtés de ces approches qui tentent de définir le mythe, ou la légende dans le cas de Gendarme de Bévotte, dans sa globalité, d‟autres travaux abordent le personnage de Don Juan en l‟isolant du scénario mythique et comme un cas qu‟il s‟agirait d‟étudier, de diagnostiquer et même, éventuellement, de traiter… 2. Don Juan comme « cas » : approches cliniques, psychologiques ou psychanalytiques du héros. Le mot « cas » est polysémique et son utilisation ne peut faire l‟économie d‟une mise au point terminologique. Le choix de cette expression ne peut manquer de convoquer au moins une référence : celle de l‟essai de Micheline Sauvage, Le cas Don Juan. Nous pouvons donc, dans un premier temps, nous reporter à la justification qu‟elle donne de ce terme. Elle part, pour cela, de la définition du mythe comme « situation-archétype (au sens où C.J. Yung parle des archétypes de l‟inconscient collectif) tout à fait générale et pour ainsi dire coextensive à la réalité humaine. »1De cette définition découle une intemporalité et une universalité du mythe, puisque ce dernier pourrait se définir comme « une histoire qui n‟a que faire de l‟histoire. »2 Or, Micheline Sauvage remarque que Don Juan ne coïncide pas totalement avec cette « situation-archétype » consubstantielle à la nature humaine, d‟autant plus que son origine, 1 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.8 2 Ibid, p.9 76 beaucoup plus tardive que celle de la plupart des mythes, est datée et signée. Elle en déduit qu‟il serait « peut-être impropre de parler de mythe là où la situation décrite est non pas une situation-archétype fondamentale, mais une riposte parmi d‟autres possibles à une telle situation. »1C‟est de cette impossibilité que découle, selon elle, la nécessité d‟employer un autre terme et, donc, de recourir au mot « cas », qui traduit, dans ce contexte, « à l‟intérieur d‟une situation générale, une « diathèse » particulière. »2 Le « cas Don Juan », tel que l‟entend Micheline Sauvage, est, par conséquent, une notion bien spécifique et l‟auteur, elle-même, précise bien qu‟il ne faut pas confondre ce qu‟elle nomme un « cas humain » avec le cas médical, comme ont pu le faire plusieurs critiques. Elle se dresse, d‟ailleurs, contre ce qu‟elle considère être une dérive de l‟analyse : « Le donjuanisme n‟est pas un mal qu‟on soigne, et c‟est le simplifier arbitrairement et abusivement que de l‟expliquer par la physiologie, la psycho-physiologie ou la psychiatrie. »3 En ce qui nous concerne, ces mises au point terminologiques établies, nous n‟exclurons pas du champ de notre étude toutes ces approches du héros comme cas médical ou pathologique, qu‟elles soient psychologiques, physiologiques ou psychanalytiques, car elles constituent, selon nous, une relecture intéressante que le 20ème siècle a proposé du personnage de Don Juan et leur influence sur les versions contemporaines du mythe est loin d‟être négligeable. De fait, on retrouve bien déjà cette acception médicale du mot « cas » chez Georges Gendarme de Bévotte. Ce dernier analyse Don Juan en termes de normalité et de déviance. Il en arrive à une déduction paradoxale, dont il souligne lui-même, d‟ailleurs, les contradictions. En effet, il postule, d‟un côté, l‟universalité du héros, ce qui, dans son raisonnement corroborerait plutôt la thèse de la normalité, la norme étant pour lui ce qui est partagé par une communauté d‟individus. Mais il fait référence, d‟un autre côté, à un « état physique et moral irrégulier ». Or, cette notion d‟irrégularité postule bien l‟existence d‟un écart, d‟une déviance par rapport à la norme précédemment établie : « Toutefois, si universel qu‟il soit, il n‟est pas totalement normal : il est l‟indice d‟un état physique et moral irrégulier. Il intéresse le psychologue et le physiologiste comme un cas dont la fréquence ne diminue pas l‟originalité. Le moraliste s‟en inquiète comme d‟un désordre apporté dans l‟ordre social. »4 Les restrictions présentes dans ce propos montrent que l‟auteur a l‟impression de devoir faire face à un paradoxe et que, pour lui, la fréquence et l‟universalité de Don Juan s‟opposeraient, de prime abord, à sa définition comme un cas original. La vision très 1 Ibid, p.9 2 Ibid., Le cas Don Juan, p.9 3 Ibid, p.9 4 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.2 79 « Ce Don Juan abâtardi devient un objet de pitié. C‟est une victime lamentable que les hommes plaignent et que le Ciel ne châtie plus. Comme il est naturel, ce malade fournit de nombreux sujets d‟observation aux psychologues qui analysent sa mentalité et aux médecins qui scrutent sa physiologie. Ceux-ci découvrent les tares de sa dégénérescence nerveuse ; ceux-là expliquent les causes morales de sa morbidité. »1 Le détournement romantique du mythe contribue bien, pour le critique, à donner du Donjuanisme une vision maladive et à en faire une déviance, susceptible de relever du discours médical et psychologique. Mais cette interprétation reste, selon lui, ponctuelle et ne fait que confirmer, par contraste, la thèse d‟une bonne santé naturelle de Don Juan. Mais l‟éloge de la santé du héros, qui conduirait à en faire, selon Micheline Sauvage, « l‟homme typiquement normal »2n‟est pas, aux yeux de la critique, plus pertinent que le diagnostic de déviance précédemment évoqué : « Il est dérisoire de faire de Don Juan un homme qui a des hormones en trop ou en moins, et en général, de le définir par son tempérament mauvais ou bon. »3C‟est avant tout l‟impression de contradiction que cette dernière retient : on veut, à la fois, faire du héros le représentant parfait de l‟homme naturel et bien portant mais, d‟un autre côté, on ne peut s‟empêcher de voir, dans l‟outrance de son comportement amoureux, la marque d‟une fêlure, d‟une dérive pathologique. Pour Micheline Sauvage, on est bien face à un « diagnostic contradictoire » : « Ce diagnostic contradictoire, qui fait de don Juan, à la fois le type du mâle parfaitement sain et un homme blessé, ne peut se comprendre et se résoudre que sur le plan mythique. Sur le plan purement psychologique les psychologues, sur le plan purement physiologique les endocrinologistes, sur le plan purement littéraire les critiques, auront beau se pencher sur ses tendances, sur ses glandes ou sur son histoire, ils ne pourront pas sortir de cette alternative : don Juan est sain ou il est mal portant. Ce n‟est que sur le plan du mythe qu‟il peut être les deux à la fois sans contradiction. »4 La thèse soutenue ici est intéressante car elle met en valeur la spécificité du mythe, qui peut dépasser les oppositions. L‟italique, qui met en valeur la préposition « ou », montre bien que la critique cherche à enfermer le héros dans des catégories rigides, à le classer à tout prix, que ce soit du côté de la santé ou de la maladie. Or, pour l‟auteur, ce souci normatif n‟est pas pertinent lorsqu‟on l‟applique à un personnage mythique. Le défaut de la plupart des approches est, en effet, de chercher à aborder Don Juan comme un patient réel, alors que le mythe ne répond pas aux mêmes lois de cohérence que la réalité. De plus, l‟autre inconvénient de ces analyses est d‟être cloisonnées, chacune dans un champ disciplinaire, et donc 1 Ibid, p.4 2 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.133 3 Ibid, p.9 4 Ibid, p.134 80 d‟entraîner une vision réductrice du héros mythique, au lieu de croiser les problématiques et de tenir compte de l‟ensemble des facteurs à l‟œuvre dans la construction du personnage. Il est également intéressant de noter que, chez Micheline Sauvage, Don Juan est étudié à la lumière de la psychologie, de l‟histoire ou de la morale, alors que, pour Georges Gendarme de Bévotte, c‟est, au contraire, l‟étude du héros qui fournit des renseignements sur la psychologie, la morale et l‟histoire de son époque. On peut donc dire que les postures sont inversées : « L‟étudier, c‟est donc suivre à travers les âges non pas seulement l‟évolution d‟un représentant curieux de l‟espèce humaine et d‟une conception intéressante de l‟amour. C‟est, en quelque sorte, étudier la morale et la psychologie des peuples qui l‟ont produit. (…) Le psychologue fait plus de découvertes sur l‟âme humaine, ses mobiles et ses ressorts, en observant ses anomalies qu‟en l‟étudiant dans son fonctionnement régulier et uniforme. Pour cette raison, la légende de Don Juan fournit une riche matière à études historiques et morales. »1 Gregorio Marañon reprendra, à son tour, cette idée que Don Juan est le révélateur de l‟attitude de toute une société et de toute une époque à l‟égard de l‟amour et des relations entre hommes et femmes, à tel point que son existence dépend, selon lui, étroitement de l‟évolution des modalités de la vie amoureuse. Ainsi, le regard porté sur lui et l‟intérêt, plus ou moins vif qu‟il éveille, selon les périodes, traduiraient les variations de l‟organisation de la vie sexuelle : « Il n‟y a pas de doute qu‟entre hier et aujourd‟hui le problème a complètement changé d‟aspect. Les discussions sur Don Juan ont perdu leur actualité pour les critiques et les naturalistes et commencent à passer dans le domaine des archéologues. La vie se transforme à une vitesse vertigineuse, et particulièrement la vie amoureuse, à cause des conditions propres à notre temps. »2 Nous nous arrêterons juste un moment sur ces deux termes : « naturalistes », « archéologues ». Ils résument, en effet, parfaitement bien le regard porté par le critique sur le mythe de Don Juan. En tant que « modalité fixe de l‟instinct »3, le donjuanisme intéresse les naturalistes puisqu‟il relève d‟une approche scientifique et médicale, c‟est sur cette dernière que nous allons revenir dans un instant, afin d‟en résumer les grandes orientations et d‟en constater les limites. Mais, dès lors que Don Juan n‟est plus d‟actualité, qu‟il est relégué au rang de personnage d‟un autre temps, il devient un témoignage de ce passé, au même titre qu‟un monument, et c‟est en cela qu‟il devient l‟objet d‟étude des archéologues. Maraðon rejoint alors bien Georges Gendarme de Bévotte puisque le donjuanisme devient un miroir 1 Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, p.12 2 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, Stock, Paris, 1958 3 Ibid, p.19 81 d‟une société et d‟une époque et peut rendre compte de leur histoire, de leur psychologie, de leur morale… A) Don Juan comme cas clinique : les hypothèses de Gregorio Marañon. Gregorio Marañon aborde le héros mythique en docteur, qui se trouverait confronté à un cas clinique, un patient qu‟il s‟agirait de diagnostiquer. La récurrence du mot « instinct », tout au long de son essai, nous plonge d‟emblée dans une approche biologique et naturelle du donjuanisme. Il n‟hésite pas, ainsi, à parler d‟ « instinct donjuanesque », présent chez certains hommes, de façon ponctuelle ou, au contraire, permanente : « Evidemment, c‟est une erreur, et je l‟ai commise moi-même, de considérer le donjuanisme comme une modalité fixe de l‟instinct qui conditionne invariablement la vie de l‟homme qui le possède. (…) Il arrive souvent, par exemple, que dans l‟adolescence et dans la première jeunesse un grand nombre d‟hommes soient possédés par un instinct typiquement donjuanesque qui s‟évanouit ensuite. »1 Don Juan n‟est plus abordé ici uniquement en tant que personnage littéraire mais bien plutôt comme un type humain permettant de définir un trait de personnalité, le donjuanisme, que l‟on retrouve de façon innée et naturelle chez certains individus. Ce caractère inné est développé dans le dernier chapitre de l‟essai puisque Gregorio Maraðon y parle de « La tendance congénitale et le milieu dans la création de Don Juan ».2L‟approche développée ne peut manquer d‟évoquer les théories naturalistes avec la thèse d‟une influence du milieu sur les êtres et une certaine forme de déterminisme, à travers la nature congénitale du donjuanisme notamment : « Etre ou ne pas être Don Juan est indépendant de la volonté. On naît Don Juan. Et l‟homme qui prétend l‟être sans disposition native se couvre inévitablement de ridicule. Tout ce que j‟ai remarqué au sujet de l‟âme donjuanesque fait ressortir clairement le caractère congénital des attributs essentiels du grand séducteur. »3 On voit bien à quel point ce parti pris s‟éloigne des analyses du héros mythique que nous avons eu l‟occasion d‟évoquer jusqu‟à présent. Le personnage littéraire sert ici avant tout à construire une catégorie de la vie sexuelle et amoureuse, dans laquelle on peut, ensuite, choisir de ranger, ou pas, des individus réels, des personnalités historiques. De plus, le donjuanisme, comme trait de personnalité, peut être présent chez ces personnes à des degrés 1 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.19 2 Ibid, p.121 3 Ibid, p.121 84 « La morphologie qui correspond aux hommes doués d‟une puissance amoureuse extraordinaire est, en général, plutôt inesthétique : stature assez réduite, jambes courtes, visage aux traits fortement accusée, peau rude et poilue, barbe abondante. Ils ne ressemblent donc pas du tout au Don Juan, svelte, élégant, à la peau fine, à la chevelure souple et ondulée, à la moustache légère ou à la petite barbe pointue que nous voyons traverser les salons et les scènes de théâtre. La recherche méticuleuse de sa mise, et quelquefois son excentricité, accentuent encore cette absence de virilité dans le type. »1 Mais l‟analyse du physique type du Don Juan, que Marañon tente de proposer au début de son essai, ne peut revêtir toute la précision souhaitée ni se révéler totalement pertinente, compte tenu du degré de généralisation qu‟elle impose. C‟est pourquoi le critique y revient dans son dernier chapitre, en l‟appliquant, cette fois-ci, à un avatar bien réel du héros mythique : Casanova. Cette démarche se justifie par le fait que le vénitien est, selon l‟auteur, « un Don Juan authentique. Peut-être le document donjuanesque le plus précis et le plus complet que nous offrent l‟histoire et la littérature. »2Ce terme de « document » est intéressant car il autorise, semble-t-il, à utiliser le personnage historique pour comprendre le héros littéraire et à se livrer sur lui à une approche proprement médicale, soulignée d‟ailleurs par le titre du chapitre : « Histoire clinique et autopsie de Casanova. » Ce postulat de départ présente, bien entendu, les inconvénients d‟une réduction de la portée du mythe et d‟une simplification excessive, l‟assimilation entre Don Juan et Casanova étant loin d‟aller de soi, comme nous aurons l‟occasion de le voir plus loin.3Mais ce rapprochement permet néanmoins à Gregorio Maraðon de disposer d‟un portrait précis à examiner, toujours dans la perspective d‟une concordance entre les caractéristiques physiques et les particularités morales et comportementales : « La taille gigantesque et le maxillaire inférieur peu développé correspondent au type morphologique de l‟eunuque et sont l‟antithèse du type hypergénital caractérisé précisément par la taille exiguë et le prognathisme. C‟est ainsi que le satyre est toujours représenté, même dans les caricatures populaires. »4 On voit bien ici comment les singularités morphologiques de Casanova sont utilisées pour corroborer l‟hypothèse centrale de Maraðon : le manque de virilité associé au caractère donjuanesque. On peut d‟ailleurs remarquer que l‟auteur, lui-même, formule les similitudes entre la démarche qu‟il propose et les hypothèses fort controversées de la physiognomonie. Il devance 1 Ibid, p.24 2 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.184. 3 Les conséquences de la rencontre et de l‟amalgame entre Don Juan et Casanova feront l‟objet du dernier point de ce chapitre. 4 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.181. 85 ainsi les reproches que l‟on pourrait lui adresser en se justifiant d‟emblée quant à cette possible parenté : « Je dois reconnaître ici que c‟est exact, mais que je suis honoré d‟être comparé à un admirable esprit tel que Lavater. A l‟époque où il vivait, la science qui essayait d‟établir un parallèle entre le corps et l‟âme avait un aspect quelque peu fantasmagorique qui fait sourire aujourd‟hui. Sourire sans plus, sans la moindre moquerie, et en pensant humblement aux sourires de ceux qui étudieront dans deux siècles notre science actuelle que nous croyons définitive. Un aspect intéressant de la biologie contemporaine est la tentative de ressusciter, en l‟accommodant aux normes scientifiques modernes, la physiognomonie ancienne. »1 C‟est donc au nom de la biologie et de ses progrès que le critique justifie le recours à des raisonnements proches de ceux de Lavater et qui pourraient sembler dépassés et fantaisistes. Le recours au vocabulaire de la biologie est, soit dit en passant, marquant, tout au long de l‟essai. On retrouve, par exemple, l‟expression « être atteint de donjuanisme », comme s‟il s‟agissait d‟une pathologie touchant certains individus et déformant leur comportement : « Il est certainement persuadé de l‟extrême importance que présentent, aux yeux de ses futures victimes, les moindres détails de sa parure, ce qui n‟entrerait jamais dans la tête d‟un homme qui ne serait pas atteint de donjuanisme ».2 Cette citation est d‟autant plus significative qu‟elle impose une distinction entre l‟homme « normal » et l‟homme « donjuanisé ». Cette opposition est particulièrement frappante dans l‟essai puisque Gregorio Maraðon établit comme hypothèse de base que Don Juan est tout l‟inverse du modèle de virilité qu‟on a pu lui associer et qu‟il est, au contraire, dans ce domaine, bien inférieur aux autres représentants de son sexe. Il est donc rangé dans ce que l‟auteur nomme les « secteurs équivoques de la sexualité » : « L‟individu le plus viril est souvent timide à son insu en présence d‟une femme. L‟effronterie, par un inexplicable paradoxe, se rencontre au contraire dans les secteurs équivoques de la sexualité. L‟inverti, le cornard complaisant, le Don Juan manquent généralement de cette pudeur intime du sexe qui n‟abandonne jamais les hommes normaux, aussi audacieux soient-ils dans les autres activités de la vie. »3 L‟écart est tel que les rapports hommes/femmes en sont même, d‟après lui, complètement inversés, ce qui permettrait à Marañon d‟expliquer, par la même occasion, le pouvoir de fascination exercé par les Don Juan sur le sexe féminin, en dépit de leur manque de puissance virile : « Et aussi d‟exercer sur le beau sexe un pouvoir qui est une espèce d‟enchantement, de sorte que c‟est lui, Don Juan, qui devient le centre de la gravitation sexuelle. Le mécanisme normal de 1 Ibid, p.181 2 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.157 3 Iibd, p.159 86 l‟amour en est donc bouleversé puisque l‟attraction doit se produire en sens inverse, c‟est-à-dire que l‟homme doit être attiré vers la femme, centre physiologique et source du désir. »1 Le ton dogmatique et normatif de ce passage est, encore une fois, représentatif de la démarche du critique et de son désir de scientificité mais l‟intérêt du propos est aussi de mettre Don Juan à la place de ses victimes féminines, au centre du processus de séduction, ce qui revient à lui enlever son caractère actif et à faire de lui l‟objet passif du désir féminin, inversion contraire à ce que Marañon nomme la « mécanique normale de l‟amour ». Sans chercher, pour notre part, à établir une telle norme prescriptive dans les rapports de séduction et les comportements amoureux, nous pouvons noter, néanmoins, l‟importance que prend cette posture objectale de Don Juan dans les versions contemporaines du mythe. En effet, nombreux sont les auteurs qui, au 20ème siècle, insistent sur l‟instrumentalisation de Don Juan par les femmes et qui font du chasseur la proie offerte à la traque du désir féminin.2 Cette thèse de la virilité indécise de Don Juan est, sans aucun doute, la clef de voûte de l‟analyse de Gregorio Maraðon. Il la poursuit d‟ailleurs, en dépit des critiques très vives qu‟elle suscite, au fil de ses écrits et n‟hésite pas à la réaffirmer avec force au début de Don Juan et le donjuanisme : « Ces cas mis à part, je dois déclarer que mon interprétation de la virilité équivoque de Don Juan, me semble de plus en plus certaine ; même si elle doit être soigneusement limitée à un groupe d‟exemplaires précis, les plus caractéristiques. »3 Cette théorie s‟appuie notamment sur le rapprochement entre le donjuanisme et la sexualité des adolescents, caractérisée par une certaine forme d‟indétermination : « Il est certain que ce donjuanisme juvénile et passager, qui est le plus fréquent, fortifie ma théorie sur la faible virilité de Don Juan ; car précisément, l‟adolescence est l‟étape de l‟indétermination, de l‟hésitation normale du sexe. L‟homme véritable, dès qu‟il est un homme mûr, cesse d‟être un Don Juan. Ceux qui le demeurent effectivement jusqu‟à la fin de leur vie c‟est parce qu‟ils conservent les traits de cette indétermination juvénile. Et c‟est précisément un des secrets de leur pouvoir et de leur séduction. »4 On a, dans cette citation, une opposition particulièrement significative entre « homme véritable » et « Don Juan ». Cette antithèse va complètement à l‟encontre de l‟idée communément admise et défendue, notamment, par Georges Gendarme de Bévotte, qui fait de Don Juan le type même de l‟homme, un symbole de la masculinité. Gregorio Maraðon 1 Ibid, p.149 2 Nous renvoyons, pour les exemples littéraires liés à cette évolution, au chapitre 9, qui aborde la question de la déconstruction du mythe. 3 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.21. 4 Ibid, p.20. 89 fait que Casanova, en dépit de ses multiples conquêtes amoureuses, ne semble pas avoir été confronté réellement à la question de la paternité : « Si la variété de son matériel féminin et ses bonnes dispositions naturelles eussent été conformes à ce qu‟il en raconte, il eût parcouru le monde sous la menace imminente et constante d‟une paternité. Or, sauf quelques cas isolés, ses rapports avec les femmes ne laissent pas de traces convaincantes d‟une exceptionnelle virilité. Même en tenant compte des précautions que prenait, de son propre aveu, notre fameux chevalier pour ne pas compliquer par des problèmes familiaux ses aventures passagères, il est surprenant qu‟elles n‟aient laissé d‟autres traces que des ressentiments et quelques rares et problématiques rejetons en chair et en os. »1 Le raisonnement, derrière les apparences de la logique, reste subjectif et quasiment syllogistique et c‟est sur un argument proprement invérifiable qu‟achève Marañon, puisqu‟il prend pour ultime preuve de la stérilité de Casanova sa sècheresse, son manque de tendresse à l‟égard des enfants, cherchant par là à expliquer le physiologique par du psychologique. Enfin, la dernière étape est celle de la généralisation, qui permet de passer de la stérilité de Casanova à celle de Don Juan, ou plutôt des Don Juan en général : « D‟autre part, cette soi-disant « macrogénitosomie » ne concorde pas avec la certitude que Casanova a été stérile, à l‟égal de presque tous les Don Juan, comme l‟a remarqué pertinemment Perez de Ayala. »2 Cette déduction est d‟autant plus problématique que nous parlons d‟un personnage littéraire et que, par conséquent, l‟argument selon lequel un homme qui séduit tant de femmes devrait être encombré de descendants n‟est pas réellement pertinent : il serait opérant dans la réalité, mais la littérature est libre de choisir de ne pas s‟intéresser à la question de l‟éventuelle paternité du héros mythique. Le 20ème siècle, d‟ailleurs, saisira, quant à lui, cette opportunité d‟explorer de nouveaux aspects de la personnalité du personnage : les relations familiales peuvent y être approfondies, notamment celle de Don Juan et de ses enfants3. La descendance nombreuse du séducteur peut même suggérer, au contraire, une certaine fertilité.4Enfin, l‟antithèse ultime et, il faut le dire, relativement provocante, de ce soupçon de stérilité réside dans l‟enfantement par le héros lui-même, devenu androgyne, de son propre enfant.5 Nous pouvons donc dire, au terme de cette analyse, que les positions défendues par Gregorio Marañon sont loin de faire l‟unanimité et sont, surtout, basées sur certaines ambiguïté au niveau de la définition de l‟objet d‟analyse. En effet, le passage permanent de 1 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.184 2 Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, p.184 3 Le héros a, par exemple, des fils chez Denis Tillinac, une fille disparue tragiquement dans le roman de Patrick Poivre d‟Arvor et à laquelle il rend hommage pendant tout le livre. 4 C‟est le cas, notamment du héros de Montherlant, qui fait référence à la « foule de ses bâtards », parmi lesquels il a choisi de développer une relation filiale et des rapports père-fils privilégiés avec Alcacer. 5 On retrouve cette innovation dans la pièce de Topor, que nous étudierons en détail plus loin. 90 Don Juan au donjuanisme, du personnage mythique à ses avatars historiques et au type banalisé du donjuan souligne bien la difficulté de soumettre un héros littéraire, un être de papier, à une approche clinique aussi normative. La psychanalyse saura-t-elle, au contraire, surmonter cet obstacle ? B) Le héros mythique et la psychanalyse : des relations complexes. Après avoir montré, comme nous l‟avons évoqué en début de partie, les limites des approches exclusivement psychologiques, physiologiques ou même littéraires, de Don Juan, Micheline Sauvage semblait reconnaître une légère supériorité aux hypothèses d‟ordre psychanalytique, la psychanalyse étant, selon elle, « préparée à comprendre le mythique. »1De fait, si l‟on se reporte, par exemple, aux propos de Jean Bellemin-Noël, on constate bien que le psychanalyste ne se laisse pas enfermer dans les frontières hermétiques des différentes approches, que Micheline Sauvage déplorait justement : « Ainsi la première originalité de la théorie de l‟inconscient est-elle d‟avoir montré que la séparation entre les diverses attitudes et activités de l‟homme était superficielle. Il a fallu établir qu‟il y a continuité entre l‟enfant et l‟adulte, entre le « primitif » et le « civilisé », entre le pathologique et le normal, entre l‟extraordinaire et l‟ordinaire. Une fois ces barrières détruites, on voit se combler d‟un seul coup le fossé qui maintenait à l‟écart l‟une de l‟autre des productions comme le symptôme, les récits fantastiques, les tabous des peuplades polynésiennes, l‟organisation et la portée des jeux chez le petit garçon ou la petite fille. (…)Un rêve, un jouet, un rite, une association secrète, un mythe, une légende, une fable, une épopée, une comptine, un roman, une plaisanterie, la magie d‟un poème ne forment des objets d‟étude distincts que pour les spécialistes qui croyaient travailler sur des matériaux hétérogènes. A partir du moment où ces phénomènes humains sont considérés comme étant pour une part les réalisations d‟un même Inconscient, il devient légitime qu‟un même interprète s‟en occupe. »2 Cette citation confirme bien que la psychanalyse permet de ne pas s‟enfermer dans des oppositions réductrices, notamment entre normal et pathologique. Elle parvient à concilier des positions en apparence contradictoires et présente l‟avantage de ne pas s‟arrêter à des critères de distinction superficiels pour délimiter ses objets d‟étude. Au contraire, elle peut analyser indifféremment, et en adoptant la même approche, toutes les productions de l‟inconscient, aussi diverses soient-elles. Or, parmi ces formes d‟expression de l‟inconscient humain, figure le mythe. Analyser Don Juan d‟un point de vue psychanalytique semble donc pertinent et, selon Micheline Sauvage, il s‟agit là de l‟unique solution de ne pas avoir à trancher entre la déviance et la santé du héros. 1 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.134 2 Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, PUF, Paris, 2002, p.12 91 Néanmoins, il importe de bien distinguer le discours psychanalytique sur le mythe de l‟analyse du héros par la psychanalyse, dans une démarche analogue à celle d‟une thérapie. Camille Dumoulié opère bien cette distinction fondamentale. Ce dernier précise en effet : « La psychanalyse des personnages de théâtre ou de roman, qui n‟ont ni psyché ni inconscient, est une entreprise vaine ; mais c‟est pour la même raison que l‟approche psychanalytique est justifiée dans la lecture des textes ou des récits mythiques : elle évite le psychologisme et invite à considérer le personnage comme le nom qu‟une certaine configuration anonyme du désir a pris dans l‟histoire, configuration et histoire, elles, analysables, car elles sont des faits de langage et des créations de l‟imaginaire, à travers lesquelles nous interrogeons l‟énigme du désir. »1 Ce glissement du nom du personnage mythique vers la désignation d‟un concept plus général, correspondant à une configuration particulière du désir est d‟autant plus intéressant qu‟il suggère un processus de renversement : Don Juan n‟est plus totalement marginalisé, il devient lui-même une catégorie d‟analyse, à la lumière de laquelle on pourra examiner d‟autres cas, pour choisir, ou non, de les y faire entrer. Outre l‟affinité que la psychanalyse entretient avec le matériau mythique, notamment dans la façon de dépasser ses apparentes contradictions, cette dernière offre une autre garantie de légitimité, que Micheline Sauvage ne manque pas de mettre en avant. En effet, elle rappelle que la plupart des approches psychanalytiques convergent autour de l‟idée d‟une blessure cachée du héros, qui le poursuit et explique ses actes. Cette blessure serait liée à une perte originelle, qu‟il va chercher, par la suite, à compenser … Mais cette thématique de la quête d‟un objet perdu, que Don Juan ne parvient pas à retrouver, dépasse le cadre de la psychanalyse puisque la critique la fait remonter au romantisme. Cela ne fait qu‟en renforcer l‟importance et lui donner plus de crédit, d‟autorité : « Une tradition qui déborde beaucoup la psychanalyse, et qui est même peut-être antérieure au romantisme, mais à laquelle la première a prêté la force de son dogmatisme et le second son attrait un peu louche, veut que le Séducteur ait autrefois, comme dit la poète, perdu ce qui ne se retrouve. »2 Ainsi, la psychanalyse offrirait la possibilité de théoriser les interprétations du mythe, que les auteurs romantiques avaient déjà pressenties et exprimées dans leurs œuvres. Mais cette vision du scénario mythique reste partielle, et partiale, puisqu‟elle s‟applique surtout à certaines versions du mythe : celles que le Romantisme en a proposé. On a, en effet, l‟impression que les réécritures romantiques du mythe préparaient, en quelque sorte, la voie aux analyses psychanalytiques mais, rappelons-le, pour certains critiques, comme, par 1 Camille Dumoulié, Don Juan ou l’héroïsme du désir, p.7 2 Micheline Sauvage, Le cas Don Juan, p.135 94 détachement initial à la mère amorcé. Ce déplacement vers une structure oedipienne moins connue que l‟Œdipe masculin mais tout aussi riche en tensions, si ce n‟est plus, est, selon le critique, une des raisons de la réussite de l‟œuvre : « L‟originalité du Burlador est, du reste, d‟avoir situé le héros mythique dans la perspective d‟un Œdipe féminin, ce qui conduit l‟artiste- solution heureuse et féconde- à faire fonctionner Don Juan en tiers entre une femme et l‟instance paternelle représentée par le Commandeur. »1 Contre la tentation fréquente de voir dans la relation qui unit Don Juan et le Commandeur un double de celle qui existe entre le héros et son propre père, mettant ainsi ce dernier dans la position d‟Œdipe, l‟analyse de Maurice Molho présente l‟intérêt de rajouter une étape dans cette identification entre les deux personnages. Don Juan ne serait alors qu‟un « Œdipe indirect », nécessitant la médiation d‟un tiers : la fille du Commandeur qui est, elle aussi, enfermée dans un scénario oedipien. Cette approche permet de renforcer la position centrale de la femme dans le système triangulaire des personnages et de rajouter une tension supplémentaire. Elle nous invite aussi à mieux comprendre peut-être l‟ambiguïté du personnage d‟Anna dans certaines versions du mythe. Une première étape de l‟analyse de la pièce de Tirso à la lumière du mythe d‟Œdipe est donc bien de voir dans le meurtre du Commandeur le désir de se substituer au père réel en tant qu‟objet du désir féminin : « En tuant le Commandeur, Don Juan élimine l‟obstacle qui lui interdit d‟accéder à l‟objet d‟amour. Cet obstacle n‟est autre que l‟être auquel s‟est fixé, dans la résolution de l‟Œdipe, le désir féminin. Le père, dans ces conditions, peut, à la limite, se constituer en rival- ce qui revient à dire que le meurtre du Commandeur dans DJ1 pourrait n‟être que la projection d‟un fantasme par lequel le sujet, rivalisant frénétiquement avec le Phallus, écarte le père réel en vue de se substituer à lui. »2 Mais un second pas est franchi, par la suite, puisque le critique démontre qu‟Anna peut être vue comme un substitut de la mère. Dès lors, on s‟acheminerait vers une représentation beaucoup plus classique de l‟Œdipe, qui ajouterait à la figure du Commandeur une complexité nouvelle : « Il est, certes, le rival de Don Juan en tant que père de Doña Ana, mais si Doña Ana porte en elle l‟image de la mère, le rival du moi dans le jeu triangulaire de l‟Œdipe n‟est autre que son propre père qu‟il lui faut tuer. Ainsi donc, le Commandeur, s‟il est le rival du sujet- ce que l‟Œdipe féminin conduit à poser-, se trouve l‟être à un double titre : en tant que père de Doña Ana, et en tant qu‟époux de la Mère, dans la mesure où Doða Ana représente pour le sujet l‟instance maternelle. »3 1 Ibid., p.127 2 Maurice Molho, Mythologiques : Don Juan, La vie est un songe, p.128 3 Ibid., p.129 95 Cette hypothèse d‟une identification de la fille du Commandeur à une figure maternelle est confortée par l‟analyse de l‟onomastique, dans la pièce de Tirso de Molina. En effet, selon Maurice Molho, les deux femmes nobles séduites par le héros mythique, Anna et Isabelle, sont toutes deux liées à l‟image de la maternité puisque « Ana est le nom de la mère par excellence : mère de la Mère de Dieu.1 » Elle partage, de plus, avec Isabelle l‟idée d‟une maternité inespérée puisque les deux femmes sont, à l‟origine, présentées comme stériles. Le critique insiste sur ce rapprochement entre les deux personnages bibliques et sur la signification qu‟il revêt pour l‟interprétation du scénario donjuanesque : « C‟est de toute évidence la même maternité, et, sous deux noms, une seule et même figure de Mère miraculée : Ana, mère de la Vierge, et Elisabeth, mère de Jean, -Isabel, madre de Juan, en expression espagnole (celle même du poète qui a produit DJ1). Il se trouve donc que les deux nobles femmes que séduit Don Juan condensent par leur nom même, le motif hagiographique qu‟il connote- l‟image réitérable d‟une instance maternelle symbolique à laquelle se trouve lié de surcroît, par un jeu de l‟Ecriture, le nom même de Juan.2 » L‟idée de réitération est fondamentale et inscrite au cœur même de la séduction donjuanesque. Maurice Molho le souligne bien lorsqu‟il rappelle que la caractéristique essentielle de la structure Oedipienne, lorsqu‟on la projette sur l‟activité amoureuse du héros, est d‟être « indéfiniment réitérative »3 et que « l‟hypothèse psychanalytique élémentaire consisterait à poser que ces femmes sans nombre ne sont qu‟un « substitut de la seule et unique bien-aimée qui reste interdite même à Don Juan (fantasme oedipien) » »4. On retrouve ainsi le motif de la quête de l‟objet perdu, de la femme unique et irremplaçable, que le héros cherche à retrouver en multipliant les conquêtes amoureuses et qui ne serait peut-être que la mère. Cette interprétation est également rappelée par Véronique Gély, au sujet du personnage d‟Anna, tel que le présentent les réécritures romantiques du mythe : « Le personnage romantique d‟Anna « résurrection de la mère, ange gardien » est alors à comprendre, selon Otto Rank, comme son double. »5 Nous avons vu que Micheline Sauvage voit, dans cette hypothèse, le fondement de l‟interprétation psychanalytique du mythe de Don Juan. Cependant, Maurice Molho souhaite dépasser ce stade de l‟analyse puisque que, pour lui, le héros ne se contente pas de rechercher, derrière chaque femme séduite, la mère inaccessible : « Pour Don Juan, en effet, jouir n‟est pas seulement poursuivre et reconnaître dans chaque femme l‟image de la mère irremplaçable, mais aussi et surtout se livrer à une agression, qui est la bourle, 1 Ibid., p.129 2 Maurice Molho, Mythologiques : Don Juan, La vie est un songe, p.130 3 Ibid., p.129 4 Ibid., p.129 5 Véronique Gély, article « mère » in Dictionnaire de Don Juan, dir. Pierre Brunel, p.617 96 dont la destinataire, à travers la femme agressée, n‟est autre que la mère elle-même. Autrement dit, la finalité de la bourle est de châtier par le truchement d‟une femme, l‟instance maternelle qu‟elle symbolise. »1 Cette ambivalence du héros à l‟égard de la figure maternelle, à la fois aimée et détestée, semble informer la relation que le héros entretient avec les femmes : à travers chacune de ses victimes féminines, c‟est bien la mère que Don Juan tenterait de blesser, obéissant à ce que Maurice Molho appelle une « mécanique de revanche »2. Cette complexification et cette réitération sans fin du schéma oedipien serait donc l‟élément fondamental de la construction du personnage de Don Juan, dès la pièce de Tirso de Molina : « Le personnage de Don Juan (DJ1) s‟édifierait donc sur une double adversation : au père et à la mère, - à la mère contre le père, condamné au nom du fils. Il s‟agit, au vrai, d‟un Œdipe qui s‟étend et se multiplie en lui-même, afin d‟assurer au sujet le bénéfice d‟un triomphe sans cesse réitéré sur la mère interdite,- c‟est-à-dire contre le père qu‟on ne lui pardonne pas de préférer. »3 On a ici l‟impression d‟un auto-engendrement du schéma oedipien : la multiplication à l‟infini de l‟Œdipe permet de comprendre la compulsion de répétition qui anime le héros mythique et de constater la productivité du scénario donjuanesque. Cette idée d‟une réitération permanente du mythe et de sa structure oedipienne est explicitée dans certaines versions modernes et, plus particulièrement, dans le Don Juan de Pierre-Jean Rémy. La fin ouverte du roman suggère bien que l‟histoire peut se répéter inlassablement et nous pouvons également noter que le meurtre du père n‟y est plus uniquement symbolique. En effet, par un subterfuge narratif, Don Juan en arrive à tuer son propre père puisqu‟il est, sans le savoir, le fils du Commandeur et le frère d‟Anna, qu‟il vient de violer. Le scénario oedipien s‟en trouve renforcé, d‟autant plus que le tabou de l‟inceste est, cette fois-ci, réellement transgressé par le héros. L‟interprétation de Maurice Molho nous a permis de mettre en évidence les modes de présence de la structure oedipienne dans le schéma mythique donjuanesque et de mieux comprendre les raisons qui ont pu pousser la critique psychanalytique à postuler un rapprochement entre Don Juan et Œdipe. Néanmoins, cette analyse du personnage mythique est soumise à certaines restrictions, que le critique ne manque pas de rappeler. En effet, Don Juan ne peut être abordé comme un patient face à son analyste. En tant que personnage littéraire, il ne peut disposer d‟un inconscient propre, ni d‟un langage, en dehors de celui que lui fournit le texte : 1 Maurice Molho, Mythologiques : Don Juan, La vie est un songe , p.131 2 Ibid., p.131 3 Maurice Molho, Mythologiques : Don Juan, La vie est un songe, p.132
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