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Entretien avec Jean-Claude Passeron, Notes de sociologie

tral dans les travaux que vous avez écrits en collaboration avec Pierre Bourdieu? Entretien avec Jean-Claude Passeron. REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 – p.

Typologie: Notes

2021/2022

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Télécharge Entretien avec Jean-Claude Passeron et plus Notes au format PDF de sociologie sur Docsity uniquement! Jean-Claude Passeron 1 invité par la section de sociologie de l’ENS-LSH (Lyon) a accepté de répondre aux questions des élèves et doctorants de l’Ecole. Il est revenu sur ses grands thèmes de recherche (sociologie de la culture, sociologie de l’éducation, épistémologie des sciences sociales) et son itinéraire scientifique, ainsi que sur la posture intellectuelle du sociologue. Il a d’abord travaillé comme alter ego de Bourdieu dans les années 1960, notamment en sociologie de l’éducation (Les Héritiers, La Reproduction 2 ) puis avec Jean-Claude Chamboredon et de nouveau Pierre Bourdieu, il a rédigé ce qui reste un ouvrage majeur d’épistémologie des sciences sociales: Le Métier de Sociologue. Ensuite, il a pris ses distances avec l’auteur de La Distinction pour mener, à l’écart des cénacles parisiens, d’autres travaux de sociologie empirique (sociologie de l’art et de la réception artistique) et une réflexion épistémologique décisive inscrite dans la perspective webérienne qui a abouti en 1991 à la publication du Raisonnement Sociologique 3 . Son activité l’a conduit à établir des ponts avec l’histoire et l’anthropologie, tirant les conséquences de ses préceptes sur l’identité de méthode et d’objet dans les sciences sociales, à travers la collection «Enquête» qu’il dirige. Il nous invite à retracer avec lui les grandes lignes d’un parcours intellectuel et scientifique… Nous proposons de répartir le temps de discussion en quatre parties. Une première concerne la légitimité culturelle. Que pouvez-vous nous dire sur ce concept cen- tral dans les travaux que vous avez écrits en collaboration avec Pierre Bourdieu? Entretien avec Jean-Claude Passeron REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 – p. 127-144 Entretien avec Jean-Claude Passeron 1.Nous remercions la section de sociologie de l’ENS-LSH qui a organisé la venue de J.-C. Passeron et qui nous a permis d’enregistrer cette conférence. Nous nous sommes efforcés dans la retranscription de conserver la vi- vacité du style oral et de soigner la présentation pour en rendre la lecture plus agréable. Ce texte n’a pas été amendé par l’auteur et nous assumons seuls son contenu ainsi que les modifications qui lui ont été apportées. 2.Une bibliographie non-exhaustive reprendra les principaux travaux de J.-C. Passeron à la fin de cette re- transcription. 3.J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991. REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 Jean-Claude Passeron: beaucoup de gens disent « légitimité culturelle». Pour moi, ce n’est pas le concept central dans le fonctionnement de ce qui se joue dans l’ordre symbolique quand deviennent agissantes dans la tête des acteurs ce que Weber appelait des « représentations de légitimité ». Ce n’est pas une propriété intrinsèque de personnages, de textes, d’œuvres ou d’institutions, ce sont des représentations qu’ont les acteurs et qui facilitent – ce qui ne veut pas dire que ce sont des choses déterminantes – l’obéissance à l’ordre dont il s’agit (religieux, poli- tique, culturel, éducatif etc.). Parce que les gens ont dans la tête que cet ordre est légitime. C’est une croyance des acteurs, ce n’est pas une théorisation du sociologue, ce n’est pas une propriété substantielle assignée par exemple à certaines œuvres de culture légitime ou de culture de quelques-uns, ou de culture de classes privilégiées, ou de culture d’élites professionnalisées dans certains arts, écrivains, peintres ou critiques d’art… […] «Représentation de légitimité», cela signifie que c’est une catégorisation du mon- de objectif qui joue un rôle dès lors que les acteurs l’ont dans la tête. Et dans ce sens- là, une représentation de légitimité, c’est autre chose, peut-être moins, peut-être plus contraignant – je ne sais pas – qu’une représentation de légalité. Aussi ai-je été amené à répondre, en rappelant cette définition, parce que l’objection était: «mais pourquoi considérerez-vous que des messages, des œuvres, des sculptures… sont destinées à être légitimes plutôt que d’autres? Quels critères donnez-vous dans un message, dans un système de signes ? Il y aurait un indice de la légitimité ! » Il n’y en a pas dans le texte ! C’est pourquoi dans le sens des formalistes russes, c’est une des questions, très antisociologiques, synthétisée par Todorov. Un texte, c’est quoi? C’est tout ce qui se passe entre le premier mot du texte et le dernier mot du texte, c’est la textualité du texte. Qui parle, d’où, dans quelles conditions, par quels circuits de diffusion, sur quel support, par quel canal ? C’est hors du message, c’est hors du texte. Et à qui, à quel récepteur, bien ou mal luné, ayant des enfants ou dans l’attente de passer sa nuit tranquille en faisant sa digestion même si c’est en regardant un tableau, ceci est exclu par la théorie de la littérature, de la littérarité, de ce qui est littéraire dans un texte. Ça, c’est chercher dans le texte les raisons du statut du texte. Le sociologue ne raisonne pas comme ça, donc je rappelle que «légitimité», c’est bien sûr quelque chose qu’il faut placer dans son rôle. Constatable, observable historiquement, d’analyseur de ce qui fait l’influence. Il n’y a pas que la force nue […] qui impose. Le symbolique, tout cela, c’est des forces d’imposition. 128 Entretien avec Jean-Claude Passeron légitimation toujours en cours. Cela a commencé… par exemple, pour les arts, disons qu’à un moment donné, la Renaissance, la peinture entre en légitimation. C’était un art mineur, c’était le propre des artisanats, alors qu’elle devient un grand art, elle devient le summum même de l’art légitime dans les arts plastiques. Et ça continue! Il y avait vraiment un mépris à propos de la B. D, du cinéma, des oeuvres de Hitchcock etc. Un mépris pour de nouveaux arts, de nouveaux moyens de communication. Et puis en quinze ou vingt ans, vous les avez vus se légitimer, c’est-à-dire passer par le même chemin de légitimation que les autres arts […] se donner les instruments de l’érudition, c’est-à-dire d’un rapport ennuyé, studieux à l’art. […] Certains allaient voir un film, en découpant dans le noir les séquences, les notant sur un bout de papier. C’était le début d’un commentaire spécialisé, érudit, ascétique même souvent, d’une glose. L’askesis se substituait à l’aesthesis, au rapport émotif à l’œuvre […] Donc la légitimation, c’est par exemple voir apparaître des instruments de légitimation […]. Ces réponses sur les processus de légitimation appellent une question plus large, peut-être, sur la sociologie de l’éducation et de la culture, sur l’inégalité des chances d’accès, sur vos travaux avec Bourdieu, ainsi que sur ceux qu’il a pu écrire par la suite, disons autour des mêmes inquiétudes… J.-C. P.: pour revenir sur la divergence Bourdieu-Passeron, elle date de 1972. Le dernier ouvrage que nous avons travaillé et publié ensemble, c’est La Reproduction, un peu après Les Héritiers. Bien que nous ayons conservé en gros les mêmes constatations ou analyses fonctionnalistes de sociologie de l’éducation et de la culture, nous avons divergé sur un certain nombre de points sur lesquels je ne m’étendrais pas. Je reviendrai donc de préférence sur les instruments du sociologue de manière générale, et sur le fait qu’on fait comme on peut. J’en reviens au questionnaire étalé de 1961 à 1968, utilisé dans certaines analyses des Héritiers. C’est surtout un rapport pédagogique, entre les étudiants et leurs études; il y a tous les tableaux des questionnaires passés dans plusieurs universités françaises et qui mesurent les variables sociologiques, le rapport aux études, le rapport au langage etc., parce que dès le début une sociologie de l’éducation nous semblait expliquer les inégalités de réussite, ou de persistance, ou de rentabilité de l’éducation. Ce n’est pas qu’il y ait des inégalités, parce que cela, plus ou moins, tout le monde le disait, et sans indiquer leurs ordres de grandeur ; mais à cette époque, personne ne voulait 131 REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 réellement parler de capital culturel […]. Nous parlions beaucoup d’héritage, à côté des disparités de revenus dans la famille, à propos desquelles on entendait «il suffit de donner des bourses à tout le monde», ou, comme le dira, en 1968, le mouvement étudiant, « il faut donner un vrai salaire à tous, parce que comme cela, au moins, même le fils de médecin ne dépendra plus de la richesse de son père qui l’empêche de penser librement, il sera lui aussi libéré» […]. Il fallait donc bien sûr en finir avec l’explication biologique; cela ne date pas de Pareto, c’est du vieux patrimoine […] Les meilleurs, à chaque génération, sont prélevés par la circulation des élites et reviennent aux sphères supérieures. Bon, mais il y a un deuxième argument de Pareto, qui est beaucoup plus important, c’est celui, qui est franchement sociologique – ce n’est pas un constat – et qui est : «heureusement que ça fonctionne, parce que, comme le dit Pareto, vous vous ren- dez compte, s’il faut faire de la dépense publique pour aller repêcher très loin de la culture scolaire, avec des moyens supplémentaires, comme dans les ZEP, des gens qui n’ont pas eu ce capital par leur famille… Pourquoi faire cette dépense inutile, alors qu’il suffit de laisser jouer ce que les gens, ce que la famille font gratuitement (des livres, des conversations, une proximité à la culture scolaire)!». Pareto avait un raisonnement utilitariste : c’est une utopie de gauche, une utopie chrétienne, évangélique qui n’a aucun sens économique, que de vouloir instaurer l’égalité des chances, cela consiste à dépenser beaucoup pour avoir le même résultat. Alors quand je dis que l’argument parétien contre la démocratisation de l’école n’était pas mort à l’époque des Héritiers, au début des années 60… Cela faisait partie du scandale, d’une part pour la pensée conformiste de l’université de droite, qui imputait à Bourdieu et à moi d’avoir animé, comme un détonateur, le brûlot de la contestation, et d’autre part pour la manière dont les contestations politiques, étudiantes, anarchistes se sont emparées du thème de l’inégalité scolaire, qui était aussi une caricature des résultats sociologiques. C’était comme si toute scolarité était nécessairement un acte décisif et fondateur de tout ordre bourgeois, c’est-à-dire que tout ordre bourgeois était un ordre hiérarchique intrinsèquement lié à la reproduction par l’école et au crime antidémocratique que commettait l’école. Alors nous décrivions bien les complicités de l’école : « il n’y a pas besoin de pédagogie pour enseigner, les intelligents se reconnaîtront d’eux-mêmes ». Mais cela consistait à ignorer que la plupart des appréciations scolaires, les catégories d’analyse du bon étudiant, l’école les pratiquait comme si elle avait le gisement de tout. On raisonne, dans l’idéologie professorale, en termes de don, 132 Entretien avec Jean-Claude Passeron ou en termes bourgeois du XIXe siècle de mérite. On attribue à certains du mérite, et les autres, c’est qu’ils n’ont ni le don, ni le mérite de vouloir travailler. Donc, à ce moment là, nous nous situions par rapport à la vieille explication biologique qui avait disparu mais qui, dans les discussions que j’avais avec Aron, revenait souvent: «Mais quand même! L’intérêt social de la continuité du milieu familial […] Est-ce que vous prenez en compte les souffrances de l’héritier ? Cela existe aussi! Pourquoi reprochez-vous à des parents de vouloir que leurs enfants ne déçoi- vent pas?» Donc il était resté dans la France, et chez les grands penseurs bien sûr (Aron était un analyste politique d’envergure) cette résistance à l’idée que l’obstacle à l’égalisation des chances n’était pas seulement économique. Nos enquêtes n’ont jamais montré que les ressources des parents ne jouaient aucun rôle, simplement nous refusions l’argument : «Lorsqu’on a donné à tous, les moyens monétaires d’avoir à peu près la possibilité de réussir, c’est comme si on leur avait donné en même temps les incitations, le désir de, l’amour de, la certitude qu’ils allaient réussir ». Non, ça c’est dans l’héritage culturel, il n’y a pas que l’héritage économique. Une question d’ordre plus méthodologique, corrélée à la rupture disons idéo- logique que vous avez introduite avec Les Héritiers : comment était fait le questionnaire ? Comment avez-vous mesuré ces inégalités ? J.-C. P. : nous voulions montrer que ce n’était pas seulement la biblio- thèque de papa dont parlent certains, plutôt des essayistes que des sociologues d’ailleurs… Goblot, au début du XXe siècle, avait déjà parlé de cette facilité que donne la bibliothèque de papa. C’est autant de travail que l’école n’a pas à faire pour les enfants qui ont un héritage culturel. Je me souviens que dans tous les questionnaires en direction des étudiants de l’université, pour connaître le degré auquel les inégalités étaient déterminantes, pas seulement pendant leurs études d’ailleurs, nous avions introduit toute une série de questions de pratiques culturelles. Alors, nous avions rompu avec la pratique de la plupart des questionnaires qui consiste à pratiquer le « souvent», « pas du tout», « fréquemment», etc. Ce sont des catégories non mesurantes, où les catégories de répondeurs projettent leurs représentations du «souvent». Allez-vous «souvent» au théâtre à Paris? «euh oui, ‘souvent’» !, plutôt que «de temps à autre» ou «pas beaucoup». Donc nous avions rompu avec cette pratique. Ces catégories génériques, pour les appeler par leur nom, mesurent mal. Elles sont biaisées. Donc, dès cette époque, nous les avions souvent remplacés par de longs tableaux. […] 133 REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 l’intérieur. Eux, ils prennent au pied de la lettre […]. Moi j’avais assisté à des conférences. Mais il fallait voir en quels termes tactiques ils parlaient : «Mais non! ça ça leur plaira ! surtout à ces connards!» Il y avait une information sociologique nulle sur la culture populaire! Et ils décidaient, ils rêvaient à haute voix ce que devaient être les mass media pour être plus «masses», plus «peuple», plus «people», et ainsi de suite. […] Et donc la grande description de Hoggart… J’avais été choqué par le fait que c’était le contraire de ce que racontait Edgar Morin, de ce que racontaient les mass mediologues français. L’essentiel, c’est que les membres des classes populaires savent en prendre et en laisser. Ils peuvent penser à autre chose, ou à un détail. Et donc ce n’est pas la consom- mation qu’imaginent les intellectuels. Voilà pourquoi ces modalités de réception, on peut les appeler «distraites », non pas consommations de masse… […] Les sociologues de mythologie prêtent aux masses ce goût de Mme Bovary […]. J’ai pas grand chose à dire sinon que ça continue, cette espèce de débat peu sociologique (« Il faut légitimer la culture populaire ! »…), propre à des intellectuels non sociologues qui s’étripent autour de la réception de la culture. Encore un mot sur la réception, à propos des notions de pactes et d’attentes… Y a t-il des pactes de lecture « faibles » ? J.-C. P.: oui. C’est tout à fait ça. C’est ce que j’appelle, ces pactes de réception- là, soit des pactes «faibles», soit des pactes «sauvages». C’est-à-dire que dès lors qu’il y a attente d’un public, qu’il y a volonté de trouver une émotion esthétique, donc de la Kunstwollen, il n’y a aucune raison de dire : «Mais il se trompe le pauvre, c’est pas ça que dit le texte ! Et c’est encore moins ça qu’a eu envie de dire l’au- teur!» Parce que cela pose la question: que veut dire l’auteur? Hans Robert Jauss a écrit Pour une esthétique de la réception. Il parle essentiellement de cela, et il le commente en termes d’apparition du troisième larron dans la construction du sens d’une œuvre. C’est-à-dire que jusque-là, on était intéressé par deux choses : l’auteur et le message. Et puis il y avait un public indifférent, et puis en fonction du fait que le texte était génial, une grande œuvre ou pas, et que l’auteur avait des intentions radicalement nouvelles, soit formellement, soit quant au contenu, cela faisait un succès. Et donc, contre ce schéma qui réduit à deux les acteurs de ce jeu de composition de la valeur sociale d’une œuvre, Jauss réintroduit le troisième terme. Il faut être trois pour faire du sens dans une communication: l’émetteur, le mes- sage, le récepteur. Et c’est à partir de là que se développe, pas seulement dans l’Ecole de Constance, le rôle que joue dans la construction du sens ce que le lecteur lit en fonction des attentes. Et ses attentes, c’est pas: «Celui-là, il est un peu parano, 136 Entretien avec Jean-Claude Passeron celui-là, il trompe sa femme ». C’est un monde culturel qui se rattache à des conditions de réception de même qu’à des conditions de production de l’œuvre. Donc il faut d’abord analyser les conditions de réception. Par exemple tout Verdi a été regardé dans une optique politique, dans l’Italie du Risorgimento. L’aristocratie et le public populaire étaient dans le plaisir de révolte. Cela donne une légitimité artistique à quelque chose qui est ressenti avec les tripes. Donc il y a des attentes, qui font que vous passez ou non un pacte. Le lecteur aussi pense qu’il y a des critères objectifs. […] Donc le pacte est passé ou pas. Dans un texte, il n’y a que deux dimensions: l’axe paradigmatique et l’axe syn- tagmatique et vous, vous êtes sur la ligne, et donc vous déchiffrez, à chaque instant. […] Depuis les premiers mots, il y a une attente. […] Le pouvoir de certains débuts qui d’emblée vous donnent la clé du pacte. Par exemple, le «Il était une fois», une fois que vous avez admis que c’est un conte de fées, alors vous ne le sentez, vous ne le comprenez plus de la même manière. Des choses qui nous font peur et horreur dans la vie quotidienne, une fois que vous les inscrivez dans un pac- te, ou un «registre», dirons-nous, qui est celui du conte de fées, les mêmes choses ne vous feront plus peur: l’ogre qui dépèce les enfants etc. […] Il faut donc analy- ser non seulement comment le lecteur progresse, avec un certain plaisir, en voyant ses attentes comblées, dans beaucoup de littérature populaire, c’est exacte- ment ce qu’il attendait, c’est comme un refrain qui revient. C’est la catastrophe qui arrive inévitablement, bon parce qu’ils doivent être mariés ensemble, etc. Donc cela, c’est combler les attentes. Et puis, plus un art est savant, plus l’auteur joue à déconcerter les attentes. […] L’inquiétude sort de la familiarité même, ce sont quelques détails, qui prennent à rebrousse-poil vos attentes, ou bien ce n’est pas la suite que vous attendiez. […] Il y a toutes sortes de pactes qui peuvent être menés. Le pacte complètement adéquat dont rêvent l’auteur, ou les historiens de la littéra- ture qui disent : «C’est un public fait sur mesure, qui a tout compris, c’est un public spécialisé…» et invoquent le miracle grec. Là aussi on dirait que c’est un public miraculeux, quand on lit Vernant. Or on n’en sait rien, il n’y a pas d’enquêtes, et en fait il est très rare qu’un auteur trouve un public depuis longtemps spécialisé… Mais la plupart du temps, ce sont des pactes de bric et de broc, et cela peut aller jusqu’au pacte sauvage. C’est l’écoute, par des rappeurs, de Racine. En tout cas, des pactes faibles où il y a peu d’accroches. Même s’il se repère: «je sais bien qu’on ne va pas au théâtre pour ça, donc je vais employer, pour commenter pourquoi ça me plait, les mots ‘ah ! C’était fort’» Il essaiera d’employer les mots qui font intégration culturelle et souvent, cela consiste à raconter ce qui s’est passé. On a mené 137 REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 des enquêtes sur la perception de la diégèse, pour voir à quel âge les gens commencent à décrypter, à raconter. Dans ces récits, on a par exemple vu que les enfants comprennent quelque chose : «C’est le monsieur qui a tapé la dame, c’est la dame qui a vraiment voulu arracher l’oreille du monsieur.» Donc il y a une réinterprétation. […] On a pu voir à quel point des gens se trompent (à 80 %) sur ce qui se passe dans une scène, parce que ce n’est pas un langage qui permet l’épaississement par le commentaire […]. C’est le problème du langage des images par rapport au langage parlé, la langue naturelle. Ceci pour dire l’importance de ce concept de pacte. […] Le pacte est encore plus libre, quand on regarde ce qui est compris, ce qui est commenté, ce qui est ressenti […]. Donc il y a des pactes de lecture faibles. Il ne faut pas oublier que c’est la majorité des pactes […]. Ça, c’est la variété des pactes de lecture. Nous nous contentons d’un pacte de lecture faible, littéral – ça raconte ça – […] Donc entre un pacte faible et un pacte ressenti, commenté comme un sens. Et à partir du moment où vous le commentez vous-même comme un sens, vous le ressentez comme un sens, c’est fantastique. […] Ils ont compris qu’on pouvait commencer à commenter autrement que par le mépris aristocratique de la culture populaire: il n’y a pas de culture dans la culture populaire. Ce que fait le peuple, il le fait parce qu’il comprend mal. Et ils attaquent, Michel de Certeau appelait ça «braconnage». Moi, je suis tout à fait d’accord avec cette voie ouverte, sauf que évidemment, comme toujours en sociologie de la culture, si vous voulez à tout prix récuser le misérabilisme, alors vous risquez le contre- sens populiste, c’est-à-dire que vous prêtez soit à l’émotion artistique populaire soit à la création populaire ce qu’elle ne contient pas. Vous lui faites injustice tout autant, vous lui faites injustice interprétative en la sur-interprétant comme une merveille, du grand art, très intelligent, sophistiqué dans son hypocrisie, par exemple à nier l’obéissance aux puissants alors qu’en réalité ils sont soumis, ça c’est du populisme. Hoggarth, là aussi, protestait, disant : « je ne veux pas faire comme ces romanciers populistes anglais qui veulent à tout prix que le bon peuple soit meilleur que l’establishment, c’est-à-dire qu’il soit plus franc, plus proche des valeurs fondamentales, plus acharné à vouloir apprendre». Il y a des romanciers qui ont voulu décrire cette émancipation par la lecture et la culture de la classe ouvrière anglaise, en montrant comment ce bon peuple est bon culturellement, franc. Il est aussi «Merry Old England» alors que les autres sont victoriens et hy- pocrites. Les mœurs populaires sont parfois aussi cyniques dans la débrouillardise… On a l’impression que dans la littérature au XIXe, c’est ça. Mais quand vous faites de la sociologie, vous n’avez plus le droit aux trucs de la description littéraire. Alors 138 Entretien avec Jean-Claude Passeron chose d’un sentiment qui modèle l’action. Il disait : « Il n’est pas question que le sociologue soit complètement coupé des valeurs qu’il veut décrire, il faut qu’il en ait une certaine expérience analogique, lointaine». […] L’interprétation, cela veut dire que par la documentation, par l’accumulation de documents, etc., je remodèle ce sens que je ressens pour voir ce que cela veut dire […]. Mais vous ne pouvez la faire si votre oreille est complètement sourde au sens que cela peut avoir pour d’autres. Weber disait: «Je n’ai pas en matière de religion l’oreille musicale comme je l’ai pour la musique ». C’est une longue méditation pour comprendre ce que lui ne peut pas reconstituer vu son esprit, et alors quand je parle du taoïsme ou du formalisme en musique, c’est encore plus loin de moi, mais il reste toujours, pour le sociologue au moins, la possibilité intellectuelle de comprendre un peu de l’extérieur qu’on peut ressentir le sens des actions pour les expériences qui nous sont les plus étrangères. A un moment, l’expérience extatique du derviche tourneur lui fait peur, mais il dit que la sociologie doit toujours faire croître la plausibilité de l’exégèse du sens des actions qui permet de délivrer l’explication. Weber associe les deux adéquations: l’adéquation quant aux sens et l’adéquation causale, il fait aussi par l’accumulation de documents historiques, il fait croître la probabilité que ceci complète cela. […] L’herméneutique, de ce point de vue, appartient à la philosophie et n’est plus une science. Il se trouve que Ricœur, pour la première fois parmi les gens qui ont réfléchi sur l’herméneutique, est lu par les historiens, alors que Foucault n’a pas été aussi bien lu par les historiens. […] On se trompe quand on croit que Weber ramène à la compréhension du sens le travail du sociologue, c’est un tremplin, mais ça ne présente aucune garantie d’exactitude sociologique et historique. Pour la colère, Weber dit qu’on est obligé de repasser par le sentiment de colère et toutes les émotions qui l’accompagnent. […] Il n’y a donc pas de compréhension sans empathie ou antipathie. Moi, j’ai longtemps soutenu que l’antipathie est une première compréhension féconde pour la recherche sociologique. Marx, par exemple, fait de la sociologie, mais pas par amour de la classe ouvrière, il n’en parle jamais, il n’y a pas chez lui de sociologie de la classe ouvrière, il la transforme en un mouvement abstrait qu’est le prolétariat. Inversement, comprenez à quel point son antipathie est viscérale pour l’hypocrisie bourgeoise, la philanthropie anglaise, il y a un mépris voire une haine du bourgeois allemand – il utilise sans arrêt le terme de «philistin» –, ce mépris des universitaires allemands pour la bourgeoisie, c’est une antipathie, et regardez combien Marx est un meilleur sociologue de la bourgeoisie que de la classe 141 REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 ouvrière. […] Il commente par exemple dans Le Capital, l’entrepreneur de première génération et l’entrepreneur de deuxième génération, comme le fera Schumpeter plus tard. L’entrepreneur qui fonde l’entreprise familiale a toutes les caractéristiques du bourgeois, du marchand, il accumule. Ne rien distraire de l’investissement. Il est, comme Marx le dit, « le capital fait homme». Et Marx explique que, dès la deuxième génération, l’ambivalence du capital, de l’or, fait cohabiter deux âmes: gagner pour accumuler ou gagner pour dépenser (et se montrer en train de dépenser) comme Veblen1 l’a expliqué. Dès la deuxième génération, une autre anthropologie de l’usage de la richesse capitalistique commence à se dessiner, il reconvertit le capital économique en capital culturel. […] D’ailleurs, vous compre- nez quelque chose au capital culturel quand vous commencez à apercevoir en quoi, où et quand il ne fonctionne pas comme le capital économique, donc l’analogie est plutôt utile quand elle permet de distinguer ces deux formes acquises. Bibliographie des travaux de J.-C. Passeron Nous reprenons les trois domaines distingués sur la page de J.-C. Passeron sur le site du CNRS. On peut trouver une bibliographie exhaustive à: http://durandal.cnrs-mrs.fr/shadyc/passeron.html. Sociologie de l’éducation: 1964– [avec P. Bourdieu], Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Ed. de Minuit: 179 p. 1966–[avec G. Antoine], La réforme de l’Université, Avant-propos de R. Aron, Paris, Calmann-Lévy: 304 p. 1967–[(eds.) avec R. Castel], Education, développement et démocratie, Paris/La Haye, Mouton: 268 p. 142 1. T. Veblen, La théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, (1e éd. 1899), 1970, trad. L. Evrard. Entretien avec Jean-Claude Passeron 1970–[avec C. Grignon], Etudes de cas sur l’innovation dans l’enseignement supérieur: expériences françaises avant 1968, Paris, O.C.D.E.: 139 p. 1971–[avec P. Bourdieu], La reproduction: éléments pour une théorie du système d’en- seignement, Paris, Ed. de Minuit: 279 p. Sociologie de la culture: 1985–[avec M. Grumbach], L’œil à la page: Enquête sur les images et les bibliothèques, Ed. abrégée, Paris, Bibliothèque Publique d’Information, coll. «Etudes et recherches»: 345 p. 1989– [avec C. Grignon], Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil/Gallimard, coll. «Hautes Etudes»: 265 p. 1991–[avec E. Pedler], Le temps donné aux tableaux, Marseille, IMEREC: 150 p. 1994–[avec P.-M. Menger] (eds.), L’art de la recherche, Essais en l’honneur de R. Moulin, Paris, La Documentation française: 400 p. 1999–(ed.), Richard Hoggart en France, (Textes rassemblés par J.-C. Passeron), Paris, Bibliothèque Publique d’Information coll. «Etudes et recherches»: 270 p. Histoire et épistémologie de la sociologie: 1968–[avec P. Bourdieu et J.-C. Chamboredon], Le métier de sociologue, Paris, Mouton/Bordas: 431 p. 1980–Les mots de la sociologie, [édition provisoire]. Nantes, Université de Nantes: 294 p. 1991–Le raisonnement sociologique: l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, coll. «Essais et Recherches»: 408 p. 1995–[avec L.-A. Gerard-Varet] (eds.), Le modèle et l’enquête: les usages du princi- pe de rationalité dans les sciences sociales, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes 143
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