Docsity
Docsity

Prépare tes examens
Prépare tes examens

Étudies grâce aux nombreuses ressources disponibles sur Docsity


Obtiens des points à télécharger
Obtiens des points à télécharger

Gagnz des points en aidant d'autres étudiants ou achete-les avec un plan Premium


Guides et conseils
Guides et conseils

Espaces de la parenté, Notes de Introduction à la sociologie

Typologie: Notes

2021/2022

Téléchargé le 10/02/2022

Tina_920
Tina_920 🇫🇷

4.4

(107)

694 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge Espaces de la parenté et plus Notes au format PDF de Introduction à la sociologie sur Docsity uniquement! Espaces de la parenté* Klaus Hamberger Paru dans L’Homme 195-6 (2010), 451-468 451// Figures de la parenté de François Héran se présente comme « un bilan de la contribution de l‟anthropologie structurale aux théories de la parenté ». Il est beaucoup plus que cela. Cet ouvrage constitue à la fois une excellente synthèse, systématique et historique, de la modélisation des structures de parenté, une ample réflexion sur leur statut épistémologique, et une contribution majeure aux méthodes de leur représentation. Il témoigne de qualités rarement réunies : une capacité analytique saisissante, une érudition extraordinaire et un admirable talent pédagogique. Les spécialistes y verront leurs modèles familiers sous une nouvelle lumière, et ceux qui hésitent à pénétrer un champ à l‟apparence aride y trouveront un guide fiable qui leur fraiera un chemin à travers les domaines les plus difficiles. Reprenant la thèse d‟état de l‟auteur (1996), le livre se divise grosso modo en trois parties : les quatre premiers chapitres sont consacrés à l‟analyse formelle des structures élémentaires de la parenté à l‟aide d‟un dispositif développé par l‟auteur, le « diagramme de structure ». La partie centrale (chapitres 5-7) traite de l‟étude des réseaux généalogiques empiriques en s‟appuyant sur une variante « figurative » du diagramme qui se distingue à la fois par sa forme et par sa fonction. La dernière partie (chapitres 8-12) s‟intéresse à l‟historiographie, avec un accent particulier (chapitres 9 et 10) sur la dette de Claude Lévi-Strauss envers Marcel Granet. Ces deux chapitres, qui constituent une version modifiée de trois articles publiés en 1998, se distinguent du reste de l‟ouvrage par leur //452// objectif et leur ton, ce qui ne doit pas empêcher le lecteur de s‟y pencher, même s‟il doit se munir pour cela des Catégories matrimoniales de Granet (1939) et des Structures élémentaires de Lévi-Strauss (1949). Parvenu à ce point du livre, il sera parfaitement préparé 1 . * A propos de François Héran, Figures de la Parenté. Une histoire critique de la raison structurale (PUF, 2009). Je remercie Gideon Freudenthal et Michael Houseman pour leurs commentaires portés sur des versions préliminaires de ce texte. 1 Quant au fond de l’affaire, tout est déjà dit (Héran 1998 et ce livre, Goudineau 1991, 2004). Il suffit en effet de lire les Catégories de Granet – et en principe, comme le souligne Goudineau, il suffirait déjà de lire attentivement les Structures de Lévi-Strauss – pour pouvoir endosser le jugement de Héran : « la théorie lévi-straussienne des modèles élémentaires est issue pour l’essentiel de Granet » (p. 478). L’arbre généalogique des filiations intellectuelles qu’esquisse Héran (p. 473) peut Notre commentaire visera le noyau de l‟ouvrage : la modélisation des structures de la parenté. Nous mettrons l‟accent sur sa perspective originale, qui nous semble surtout caractérisée par son esprit « euclidien ». Nous n‟entendons pas par là ses qualités de manuel, ni le fait qu‟il entend donner, comme les Eléments d‟Euclide, un « bilan » des acquis dans l‟analyse des structures formelles, mais la façon dont il conçoit ces structures et dont il envisage leur analyse : le privilège de la construction graphique (contre la formalisation algébrique) ; le primat accordé aux structures homogènes (« élémentaires »), même pour l‟analyse de réseaux hétérogènes ; enfin, la conception de l‟espace de la parenté comme un pavage de figures plutôt que comme un groupe de mouvements. Ces positions traduisent une orientation cohérente et réfléchie, qu‟il est nécessaire de comprendre pour saisir la portée de ce livre et le rôle central qu‟y joue le « diagramme de structure ». Si, en les discutant, nous adoptons parfois un point de vue différent, ce n‟est pas que l‟argumentation de François Héran nous semble faible, mais justement qu‟elle est extrêmement forte. Le débat est l‟espace des idées : l‟objectivation du regard passe par le changement de perspective. Et cet échange ne peut que profiter de la clarté du regard qui distingue les analyses de Héran. Avec Figures de la parenté, la théorie des structures de parenté a atteint un nouveau degré. Pouvoir débattre à un tel niveau est un rare plaisir, comme d‟ailleurs toute la lecture de ce livre brillant. Le « diagramme de structure » Le « diagramme de structure » est l‟outil indispensable dont Héran se sert tout au long de son ouvrage pour exposer et discuter les structures de parenté. Il s‟agit d‟un graphe dont les lignes, contrairement à l‟usage, représentent des individus (ou catégories d‟individus), alors que les nœuds //453// (qui se réduisent graphiquement aux points d‟intersection) représentent des liens de mariage et/ou de filiation. L‟ordre générationnel est représenté par la disposition des lignes (les ascendants étant toujours au dessus des descendants), la différence des sexes par leur orientation (verticale pour les hommes, oblique pour les femmes ou inversement). Il existe deux variantes du diagramme. Dans la version « figurative », chaque ligne représente un seul individu, chaque nœud au maximum un seul mariage (ce qui implique qu‟un même individu doit être représenté par plusieurs lignes s‟il s‟est marié plusieurs fois). Il s‟agit donc d‟un équivalent du p-graph (« graphe de parenté ») de White et Jorion (1992), avec la difficilement être mis en cause. Quant à la narration qui l’accompagne, on ne peut qu’évoquer le sentiment qu’Héran lui- même dit éprouver face à toute interprétation d’une généalogie par une histoire : « l‘ambivalence profonde qui marque les récits de Tacite, Suétone ou Plutarque quand ils nous restituent (...) les motivations des Césars à l’heure de décider un divorce, un remariage ou un fratricide » (p. 545). de //455// cheminement – autant dire que l‟ensemble des types de cheminement (c‟est à dire des relations de parenté classificatoire) forme un groupe de permutations régulier, ou un espace homogène au sens de l‟algèbre 6 . Comme le note Héran lui-même (pp. 571, 573), son « diagramme élémentaire » n‟est rien d‟autre que le graphe d‟un groupe régulier de transformations. Les diagrammes de Héran facilitent considérablement la compréhension des structures de parenté susceptibles d‟être générées par de tels groupes. Nous pensons, en revanche, que leur pleine compréhension et leur usage efficace exigent, réciproquement, une réflexion en termes de transformation. C‟est le procédé que nous suivrons dans la présentation suivante. En réinjectant ainsi un peu d‟algèbre dans la pure géométrie de Héran, nous espérons non seulement clarifier sa portée (et ses limites), mais aussi reconstruire certains des ponts que l‟auteur a peut-être trop rapidement coupés. Les géométries homogènes Toute « structure élémentaire de la parenté » représente un espace homogène engendré par deux types de « mouvement », dont les traces peuvent être considérées (selon l‟interprétation « classique » ou « inverse » du « diagramme de structure ») soit comme des liens de filiation agnatique et utérine, soit comme des fratries classificatoires masculines et féminines. De façon neutre, on peut parler de mouvements « verticaux » et « obliques ». L‟enchaînement continu de ces mouvements engendre des « lignées », équivalentes aux « droites » en géométrie planaire. Le « diagramme de structure » projette cet espace de parenté sur l‟espace bidimensionnel d‟une surface plane (comme une feuille de papier). Si le nombre et/ou la longueur des lignées est fini (ce qui est le plus souvent le cas pour les structures élémentaires), la projection devrait en principe se faire sur la surface d‟un cylindre ou d‟un tore. Se refusant à dessiner des figures en trois dimensions, Héran opte pour couper les surfaces en identifiant les bouts correspondants à l‟aide de symboles 7 . //456// Ce problème de représentation cylindrique ou torique n‟est qu‟un exemple d‟un fait d‟importance plus générale : même sans prendre en compte son caractère discret et fini, un 6 Cf. Bourbaki, Éléments de mathématique, Livre II (Algèbre), I, § 5; II, § 9. Pour l’application du concept d’espace homogène aux études de la parenté voir Courrège 1965 : 259 et Lorrain 1975 : 137. 7 Les arguments en faveur de cette restriction planaire n’ont pas tous la même force. Dans un espace homogène, la représentation en 3D n’implique en rien de la rendre dépendante d’un point de vue contingent – la structure est exactement la même dans toutes les perspectives. La volonté d’éviter de confondre les vrais chassés-croisés avec les pseudo-croisements engendrés par la superposition des plans constitue un argument plus pertinent, mais comme l’a souligné Lucich (1986 : 253 sq.), la mise à plat des espaces cylindriques ou toriques se fait à conditon de déconnecter le connecté et de dissimuler leur vraie topologie. Tous ces arguments ne valent bien entendu que pour les diagrammes fixés sur papier, alors que les logiciels d’analyse des réseaux permettent aujourd'hui en général de faire tourner les graphes sur l’écran. espace de parenté n‟est généralement pas isomorphe à l‟espace euclidien dans lequel on le projette sous forme de dessin. Certains espaces s‟y prêtent toutefois plus que d‟autres. Par exemple, selon une propriété fondamentale de l‟espace planaire (mais aussi de l‟espace cylindrique), on aboutit exactement au même point, que l‟on fasse un pas vertical suivi d‟un pas oblique, ou un pas oblique suivi d‟un pas vertical (on peut donc commuter les deux mouvements – le groupe de transformations qu‟ils engendrent est « commutatif »). Or, l‟un des premiers constats de la théorie algébrique de la parenté est que cette propriété caractérise uniquement les structures qui permettent le mariage avec la cousine croisée matrilatérale 8 : comme il s‟agit d‟un mariage entre la fille d‟un fils et le fils d‟une fille d‟un seul et même couple, on peut aller d‟un couple à l‟autre par le cheminement « fils-fille » (« vertical- oblique », ou brièvement « VO ») aussi bien que par le cheminement « fille-fils » (« oblique- vertical », « OV »). La figure qui résulte de la connexion de ces deux cheminements est un losange, et comme l‟espace est homogène, il peut dans sa totalité être « pavé » par ces losanges. De façon analogue, toute structure de parenté peut être caractérisée par un ou plusieurs polygones 9 qui « signent » (selon l‟expression de Héran) les différentes formules de mariage. Ces polygones se construisent en traçant deux cheminements distincts connectant les mêmes points. Or, au lieu de dire « le chemin vertical-oblique aboutit au même point que le chemin oblique-vertical » on peut aussi écrire, plus succinctement, « OV = VO » 10 . Ainsi, les types de mariage qui caractérisent la géométrie d‟un espace de parenté peuvent être signés de façon équivalente par des polygones ou par des équations. En général, une seule figure (ou équation) ne suffit pas à distinguer la géométrie d‟un espace. Le losange, par exemple, signe une multitude d‟espaces commutatifs. Or, si un tel espace est organisé en n lignées verticales et m lignées obliques, on arrive obligatoirement au même point si l‟on fait m pas en direction verticale ou n pas en direction oblique. C‟est là un trait caractéristique de l‟échange généralisé 11 : les lignées obliques font le tour de toutes les lignées verticales avant de revenir à la lignée d‟origine. Le motif géométrique résultant – que Héran désigne avec le terme inka panaka – est un polygone à deux angles, impossible en géométrie planaire (dans laquelle //457// il ne peut être projeté que sous la forme trompeuse d‟un 8 Cf. déjà Weil 1949 : 259 ; pour un preuve général voir Lorrain 1975 : 141 sq. 9 Dans le contexte des réseaux généalogiques, on parle de « circuits matrimoniaux ». 10 La tradition de Weil à Jorion écrit « gf = fg » (garçon-fille = fille-garçon). 11 Mais aussi, par exemple, de l’échange alterné (système Aranda), comme le souligne Héran. triangle 12 ). Si l‟on indique le nombre de mouvements verticaux ou obliques nécessaires pour un croisement des deux cheminements par un exposant (par exemple V m pour « m pas verticaux »), la figure de « panaka » correspond à une équation de la forme V m = O n . Si m = n, on parle de systèmes « droites » (qui excluent le mariage intergénérationnel), sinon de systèmes « obliques » (qui le permettent). Tout espace commutatif fini est donc caractérisé par deux figures (et équations) caractéristiques : le « losange » (OV = VO) et le « panaka » (V m = O n ). Comme m doit être un diviseur de n, on peut énumérer la totalité des espaces de ce type, et donner a priori la description structurelle complète de chacun, sans nécessité d‟en dessiner à chaque fois le diagramme (voir Tjon Sie Fat 1983). Les espaces commutatifs ne sont pourtant qu‟une structure élémentaire possible. Peut-on imaginer des critères pour classifier les structures élémentaires dans leur ensemble, et engendrer leur série complète pour toute combinaison possible de nombres (n, m) de lignées verticales et obliques ? Suivant Granet, Héran propose une grille classificatoire quaternaire qui opère selon deux principes : d‟un côté, la structure des alliances matrimoniales au sein d‟une même génération ; de l‟autre, la variation de cette structure d‟une génération à l‟autre 13 . Commençons avec le premier critère. Intuitivement, il y a deux structures d‟alliance homogènes possibles pour n lignées, selon que la relation est symétrique ou asymétrique. L‟alliance matrimoniale constitue alors, dans les termes de Granet, un « échange » ou un « transfert » (dans les termes de Lévi-Strauss, un « échange restreint » ou « généralisé »). Pour analyser ces structures d‟alliances intragénérationnelles en termes de mouvements, il faut considérer le mouvement horizontal qui équivaut à faire un pas vertical vers le bas suivi d‟un pas oblique vers le haut, en lettres : VO -1 (où l‟exposant « -1 » signifie qu‟on fait le pas en arrière). Pour ne pas devoir écrire cette combinaison à chaque fois, nous utilisons la lettre H (« horizontal ») comme raccourci. Une lecture « classique » du diagramme de structure l‟interprétera comme la relation d‟alliance //458// (mariage classificatoire) 14 . L‟« échange » se distingue alors du « transfert » par le fait que ce mouvement est symétrique – le donneur est aussi preneur, un pas à gauche équivaut à un pas à droite : H = H -1 . Inversement, la négation 12 Ainsi, l’espace représenté par le diagramme élémentaire supra (un modèle de « transfert alterné », correspondant au mariage systématique avec la cousine croisée patrilatérale) ressemble à une surface plane pavée des triangles, alors que sa vraie topologie est celle d’un anneau de cylindres collés l’un à l’autre. 13 Comme l’indique l’utilisation d’une notion univoque de « génération », cette grille a été esquissée pour les systèmes « droits ». Effectivement, l’étude des systèmes obliques non commutatifs est peu développée. Les observations importantes de Héran (pp. 136 sq.) sur les variantes obliques des systèmes d’échange différé et aranda présentent, à notre connaissance, le premier pas dans cette direction. 14 Si l’enchaînement des mouvements horizontaux parcourt toutes les lignées, la figure résultante (homologue horizontale d’une « lignée ») peut être considérée comme « génération matrimoniale » (p. 96). Dans les systèmes droits, ces générations sont des cercles ; dans les systèmes obliques, des hélices (en nombre de n – m). équivalentes ? Certes, tant que le procédé algébrique se tient à l‟intérieur du tableau quaternaire proposé par Héran et se borne à reformuler ses principes de construction pour en éclaircir les implications. Mais ce tableau est-il complet ? Pour répondre à cette question, il faut soumettre les principes de construction eux-mêmes à l‟épreuve d‟une analyse proprement algébrique, dont l‟objet premier n‟est pas le mouvement singulier, ni les figures tracées par des mouvements enchaînées, mais la structure de l‟ensemble des mouvements possibles : le groupe qui caractérise l‟espace de parenté. Quelle classification des structures résulte donc si, s‟appuyant sur la théorie des groupes, on s‟intéresse moins aux relations entre les éléments qui composent cet espace, qu‟aux relations entre les opérations qui le génèrent ? Suivons le procédé de Héran et examinons d‟abord les structures d‟alliance horizontales puis leurs variations intergénérationnelles. Pour une analyse en termes de groupes, le critère décisif pour classifier les premières n‟est pas tant le caractère symétrique ou asymétrique de l‟alliance, mais la question de savoir si l‟ensemble des relations entre n lignées peut être engendré par la réitération d‟un seul mouvement H (alors générateur du groupe cyclique), ou bien s‟il faut deux mouvements H et X (générateurs du groupe diédral). Pour chaque nombre n il y a exactement un groupe cyclique, pour chaque n pair exactement un groupe diédral. Tout groupe cyclique est commutatif (et permet donc le mariage avec la cousine croisée matrilatérale), tout groupe diédral a des générateurs symétriques (et permet donc l‟échange des sœurs). On arrive ainsi à la dichotomie classique entre « transfert » et « échange » 16 , et la théorie des groupes n‟apporte jusqu‟ici qu‟un fondement rationnel à la grille classificatoire établie depuis Granet. La situation change toutefois lorsqu‟on se tourne vers la variation de la structure d‟alliance d‟une génération à l‟autre. L‟homogénéité de l‟espace exige que cette variation ne change pas la structure globale – un transfert restera un transfert, un échange un échange. Chaque variation constitue donc un automorphisme du groupe des permutations (cyclique ou diédral) sous-jacent. Ces automorphismes constituent à leur tour un groupe, ce qui //461// permet de se servir de l‟instrumentaire établi de la théorie des groupes pour dériver et décrire à priori la totalité des structures élémentaires droites pour tout nombre voulu de lignées (voir Tjon Sie Fat 1981, 1987, 1990). Or, ce nombre ne se limite pas à quatre (une structure commutative et une structure non commutative pour chacun des deux types de groupe, « échange » et « transfert »). Il existe, par exemple, trois structures de « transfert alterné » pour n = 5, et 16 Notons, toutefois, que pour n = 2, la structure d’alliance d’un « échange exclusif » correspond à un groupe cyclique : comme l’a suggéré Lévi-Strauss, l’échange de sœurs entre cousins croisés bilatéraux est un cas limite de l’échange généralisé. même pour n = 4 (le cas assumé par Héran pour l‟élaboration de ses « figures élémentaires »), il y a deux structures d‟« échange alterné » (le système « aranda » et le système « bardi » ou « aluridja »). Pourquoi donc la restriction de Héran à une seule structure non commutative pour chaque type de groupe ? Parce qu‟il n‟y a toujours qu‟un seul automorphisme (à part l‟identité) qui est symétrique, de sorte que la même structure revient toutes les deux générations (formule minimale d‟« alternance »), et que le nombre des lignées alliées reste limité à deux. Or, limiter à deux les partenaires de chaque lignée d‟une structure de parenté est précisément la condition pour pouvoir en produire un dessin régulier sur une feuille de papier. Comme Héran le dit lui-même (p. 40), c‟est la contrainte de la représentation graphique sur une surface plane qui motive la restriction au tableau quaternaire. Les autres structures élémentaires ne se laissent plus représenter par un « diagramme de structure » régulier – pour en donner une représentation homogène, il faut regrouper les lignées en faisceaux (pp. 69-70), passer à des diagrammes rotatifs (pp. 163 sqq.), recourir à la troisième dimension (pp. 161, 185), ou capituler. Les structures que Héran considère comme « les plus élémentaires des structures élémentaires » sont les espaces de parenté qui se laissent projeter dans l‟espace euclidien bidimensionnel. Et ce biais n‟est pas un défaut du modèle, mais un principe délibérément assumé : si les structures sont d‟autant plus « élémentaires » qu‟elles peuvent être dessinées, c‟est parce que « les contraintes d‟espace (...) offrent un bon analogon des contraintes cognitives qui pèsent sur la représentation des lignes de parenté » (p. 180). Les mêmes principes qui organisent l‟espace de notre intuition sensible seraient aussi à l‟œuvre en structurant nos espaces de parenté. Cet esprit euclidien se manifeste également sur le plan méthodologique. Si des équations comme celles de la section précédente sont strictement écartées du livre, c‟est qu‟il accorde un privilège absolu à la construction graphique, et manifeste, en revanche, une profonde aversion contre l‟algèbre de la parenté. Cette aversion se tourne aussi contre ses protagonistes, à commencer par André Weil, premier « loup » que Lévi-Strauss aurait « introduit dans la bergerie » en l‟invitant à rédiger le fameux appendice mathématique des Structures (p. 440). Or on peut certes reprocher aux successeurs de Weil de ne guère se soucier de leur compréhensibilité et de se contenter //462// de discuter en club (ou si l‟on veut en ghetto). L‟algèbre de la parenté aurait urgemment besoin d‟un François Héran pour rendre plus accessibles et féconds ses résultats. Mais affirmer que la réflexion algébrique n‟aurait rien apporté de substantiel aux études de la parenté revient à désavouer le projet même du présent ouvrage. Car s‟il excelle dans la présentation claire, pédagogique et transparente des structures formelles de la parenté, les résultats qu‟il présente n‟en appartiennent pas moins depuis un quart de siècle à l‟acquis des analyses algébriques. Ceci vaut aussi pour les systèmes obliques, que Héran choisit comme exemple pour démontrer la stérilité de ces dernières 17 . On a du mal à comprendre ces polémiques contreproductives, dont François Héran n‟a pas besoin, et qui ne lui serviront pas pour se distancier des mathématiciens dont il semble redouter la mauvaise réputation. Nul ne se trompera sur l‟identité du loup qui plaide ici la cause des moutons : ce beau livre appartient bien à l‟anthropologie mathématique. Toutefois, le combat contre l‟algèbre a une dimension plus profonde, dans la mesure où Héran lui oppose la construction graphique comme outil plus apte à représenter quelque chose d‟aussi « simple » que les relations de parenté. Contre la formalisation « disproportionnée » de l‟algèbre, il propose de ramener les études formelles de la parenté à une « mathématique à l‟œil nu » 18 . L‟équivalence entre équations algébriques et motifs géométriques étant établie, à quoi bon écrire les premières, si l‟œil peut saisir les dernières d‟un coup ? Laissons de côté le préjugé que l‟algèbre serait en soi plus compliqué que la géométrie. En dehors des différences de culture et de goût personnel, écrire n‟est ni plus ni moins difficile que dessiner, et les équations ne sont a priori ni plus ni moins lourdes que les figures. Il y a des graphiques abscons comme il y a des formules élégantes, et le diagramme de Héran représente une formalisation //463// au même titre que la notation algébrique de Weil. La question est de savoir s‟il est possible, comme l‟affirme Héran, de prendre une vue claire des structures de parenté en se limitant à contempler leurs images sans considérer les règles qui les engendrent, et dont l‟algèbre fournit l‟expression. Comme les précédents exemples l‟ont montré, les équations ne servent pas simplement à tracer les motifs géométriques au sein d‟un diagramme que l‟on a sous les yeux (ce qui serait effectivement superflu). Elles permettent de déduire toutes les figures possibles dans un 17 Le chapitre magistral sur les systèmes obliques aurait encore beaucoup gagné en rendant justice à la contribution de Tjon Sie Fat (1983), qui démontre de façon algébrique la totalité des résultats exposés par Héran, y compris la non permutabilité des sexes, le biais masculin, le basculement entre échange restreint et échange généralisé, mais aussi, contrairement à ce que le lecteur du livre pourrait croire, le rapport entre l’âge structurale et la balance entre lignes masculines et lignes féminines. Héran se contente d’indiquer que Tjon Sie Fat aurait « abordé » la question, tout en dénonçant sa « formulation absconse », et de parler d’un tableau « encore incomplète », alors qu’il s’agit d’une liste analytique complète des systèmes obliques commutatifs pour n < 15 (y compris les systèmes Ambrym et Alyawarra). L’argumentation que Tjon Sie Fat devrait ses résultats, non pas à l’analyse algébrique, mais à l’article classique de Denham, McDaniel et Atkins (1979), est en étrange contraste avec l’avis que ces derniers auraient été incapables de prendre conscience de leur propre découverte (p. 119). De fait, ce fut à la demande explicite d’Atkins (1981) que Tjon Sie Fat a entrepris d’étendre son modèle algébrique aux systèmes obliques. 18 On ne saurait mieux souligner l’opposition au procédé algébrique qui se caractérise, selon la formulation de Leibniz, par l’opération de pensées « aveugles » (cogitationes caecae), c'est-à-dire purement symboliques et indépendantes de tout référent spécifique. Udalen. Tous ces « modèles structuraux » – la « sidedness » de Houseman et White, le système « hyper-aranda » d‟Héritier, les « spirales » de Guignard – restent profondément tributaires de la logique élémentaire 21 , et les discussions que Héran, se référant à ces travaux, mène sur le statut des modèles anthropologiques et sur la méthodologie de l‟analyse généalogique, sont imprégnées par l‟idée, commune à toutes ces approches, que la modélisation de l‟espace matrimonial passe par son homogénéisation. Nulle part l‟esprit « euclidien » de cet ouvrage ne se manifeste si clairement que dans la conception que « les modèles élémentaires (...) ne sont que des enveloppes classificatoires de modèles complexes » (p. 135) : l‟espace de parenté a beau être localement hétérogène (les individus ne se marient pas tous avec leurs cousins croisés directs, les germains ne partagent pas tous la même orientation matrimoniale, etc.), il reste toutefois globalement homogène, une fois que l‟on a trouvé la grille classificatoire appropriée. Or, un espace non-euclidien se caractérise de façon exactement contraire : localement homogène, il est globalement hétérogène. Cette distinction n‟a rien à voir avec le caractère plus ou moins classificatoire des liens de parenté entre conjoints. Les structures élémentaires les plus parfaites obéissent à une logique classificatoire, alors que les structures fortement complexes peuvent se tisser par des mariages entre parents proches. Le critère décisif pour un système complexe est que le modèle élémentaire, tout en s‟appliquant dans l‟environnement immédiat d‟ego, devient de moins en moins applicable dans la mesure où l‟on élargit le radius, faute de transitivité des relations classificatoires. Dans cette optique, ce n‟est pas la structure élémentaire qui enveloppe la structure complexe, mais la structure complexe qui se compose de structures élémentaires (tout comme chaque lieu d‟un espace riemannien reste localement régi par la géométrie euclidienne). //466// Dans le champ de la parenté, ce point de vue a été premièrement introduit par les études dravidiennes (notamment Viveiros de Castro). Et c‟est précisément dans les passages consacrés à ces textes que Héran s‟émancipe de la perspective euclidienne. La réversibilité entre « formule locale » et « formule globale », entre « méthode de relations » et « méthode de classes », ne vaut que pour les espaces homogènes. En général, « Ego n‟est plus un individu interchangeable : son point de vue vient courber en quelque sorte l‟espace de la parenté » (p. 365). Ici s‟exprime un changement de paradigme tout à fait décisif. En passant du point de vue sociocentré au point de vue égocentré, ou, comme l‟aurait dit Hermann Weyl, 21 Il faut expressément exclure de cette liste le modèle de Laurent Barry (2008), qui représente au contraire une forte opposition à cette tradition. Dire que ce modèle ne serait aucunement opposé à la théorie structurale de l’échange (p. 249) est un contresens – tout le livre de Barry est écrit contre cette théorie. d‟une géométrie « globale » (« Ferngeometrie ») à une géométrie « locale » (« Nahgeometrie »), l‟analyse de la parenté change crucialement de méthode : plutôt que de construire des modèles globaux qui peuvent envelopper le réseau généalogique dans son ensemble – quitte à devenir vide de sens et perdre toute signifiance – elle cherche à identifier les logiques invariantes qui infléchissent localement les choix matrimoniaux, et dont l‟interaction tisse la structure globale. Héran a parfaitement raison de considérer l‟intégration de cette perspective comme « le défi majeur que doit relever l‟anthropologie structurale ». * On aura compris que nos remarques relèvent du débat, non de la critique. S‟il y a un seul aspect dans cet ouvrage aussi stimulant que solide qui peut susciter la critique, c‟est qu‟il tourne le dos à ceux-là même qui sont les plus susceptibles d‟en profiter : la théorie algébrique des structures élémentaires, qui trouvera dans les « diagrammes élémentaires » le moyen pour sortir de son isolement ; l‟analyse informatique des réseaux matrimoniaux, qui traduira les « diagrammes figuratifs » en algorithmes pour détecter des motifs et évaluer leur signifiance ; enfin, une ethnographie radicalement guérie de l‟illusion des « modèles mécaniques », qui emploiera les diagrammes de Héran pour comprendre la logique générative des structures de parenté plutôt que pour en feindre l‟image globale. Il faudra se rapprocher de ces alliés potentiels pour libérer la voie à une anthropologie de la parenté renouvelée, qui vient de faire un grand pas en avant. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Laboratoire d’Anthropologie Sociale klaus_hamberger@yahoo.fr //467// Bibliographie Atkins, John R. (1981), « Comment on „More Complex Formulae of Generalized Exchange‟ by F. E. Tjon Sie Fat », Current Anthropology 22 : 390-392 Barry, Laurent (2008), La Parenté, Paris : Gallimard Bertin, Jacques (1967), Sémiologie graphique : les diagrammes, les réseaux, les cartes, La Haye : Mouton, Paris : Gauthier-Villars Courrège, Philippe (1965): „Un modèle mathématique des structures élémentaires de parenté“, L’Homme 5 (3- 4), pp. 248-90 Denham, Woodrow, Chad K. McDaniel et John R. Atkins (1981), « Aranda and Alyawarra kinship : A quantitative argument for a double helix model », American Ethnologist 6 (1), 1-14 Goudineau, Yves (1991), « Granet », in : M. Izard et P. Bonte (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris: PUF Goudineau, Yves (2004), « Lévi-Strauss, la Chine et Granet, l‟ombre de Durkheim ; retour aux sources de l‟anaylse strucurale de la parenté », in M. Izard (dir.), Claude Lévi-Strauss, Paris : L‟Herne Granet, Marcel (1939), Catégories matrimoniales et relations de proximité dans la Chine ancienne, Paris : F. Alcan Guignard, Erik (1984), Faits et modèles de parenté chez les Touareg Udalen de Haute-Volta. Paris, L‟Harmattan Héran, François (1996), Figures et légendes de la parenté. Thèse de doctorat d‟état en sciences humaines, Université Paris IV Héran, François (1998), « De Granet à Lévi-Strauss », Social Anthropology 6 (1), 1-60, 6 (2), 169-201 ; 6 (3), 309-330 Héritier, Françoise (1981), L’exercice de la parenté, Paris : Gallimard Houseman, Michael, et Douglas R. White (1996), « Structures réticulaires de la pratique matrimoniale », L’Homme 139:59-85. Houseman, Michael, et Douglas R. White (1998), « Taking Sides: Marriage Networks and Dravidian Kinship in Lowland South America », in M. Godelier and T. Trautmann (2ds.), Transformations of Kinship. Washington D.C.: Smithsonian Press. Houseman, Michael, et Douglas R. White (1998), « Network Mediation of Exchange Structures: Ambilateral Sidedness and Property Flows in Pul Eliya (Sri Lanka) », in T. Schweizer and D.R. White (dir.), Kinship, Networks and Exchange, Cambridge: Cambridge University Klein, Felix (1872), Vergleichende Betrachtungen über neuere geometrische Forschungen, Erlangen: Deichert, In Œuvres complètes sur Gallica-Math (http://mathdoc.emath.fr/OEUVRES), tome 1, p.460-497 Lévi-Strauss, Claude (1967 [1949]), Les Structures élémentaires de la parenté, 2e éd., Paris: Mouton Lorrain, François (1975), Réseaux sociaux et classifications sociales: Essai sur l’algèbre et la géométrie des structures sociales, Paris: Hermann //468// Lucich, Peter (1987), Genealogical symmetry : rational foundations of Australian kinship, Armidale, NSW : Light Stone Publications Tjon Sie Fat, Franklin E. (1981), „More Complex Formulae of Generalized Exchange“, Current Anthropology 22 (4): 377-399 Tjon Sie Fat, Franklin E. (1983), « Age metrics and twisted cylinders : predictions from a structural model », American Ethnologist 10 : 585-604 Tjon Sie Fat, Franklin E. (1987), « The Straight Road to Complexity: Symmetries of Restricted Exchange », ICA Working Paper 79, University of Leiden Tjon Sie Fat, Franklin E. (1990), Representing Kinship: Simple Models of Elementary Structures, Thesis, Rijksuniversiteit Leiden Weil, André (1949), « Sur l“étude algébrique de certains types de lois de mariage (Système Murngin) », in Claude Lévi-Strauss, Les Structures Elementaires de la Parenté, Paris: Mouton, Appendice à la Première Partie (Ch. XIV) 257-265 Weyl, Hermann ([1928] 1966), Philosophy of mathematics and natural science, éd. anglaise révisée et
Docsity logo


Copyright © 2024 Ladybird Srl - Via Leonardo da Vinci 16, 10126, Torino, Italy - VAT 10816460017 - All rights reserved