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George Orwell, Guide, Projets, Recherche de Histoire

Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits ». George Orwell. 1984 ... l'on chuchotait à propos d'un livre terrible, résumé de toutes les.

Typologie: Guide, Projets, Recherche

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

Marc_93
Marc_93 🇫🇷

4.2

(46)

99 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge George Orwell et plus Guide, Projets, Recherche au format PDF de Histoire sur Docsity uniquement! É d it io n d u g ro u p e « E bo ok s li br es e t gr at u it s » George Orwell 1984 (1948) Table des matières PREMIERE PARTIE ................................................................ 4 CHAPITRE I................................................................................. 4 CHAPITRE II ............................................................................. 22 CHAPITRE III ............................................................................ 32 CHAPITRE IV ............................................................................ 40 CHAPITRE V.............................................................................. 52 CHAPITRE VI ............................................................................ 69 CHAPITRE VII ............................................................................75 CHAPITRE VIII ......................................................................... 88 DEUXIEME PARTIE ............................................................ 114 CHAPITRE I.............................................................................. 114 CHAPITRE II ............................................................................127 CHAPITRE III ...........................................................................139 CHAPITRE IV ...........................................................................150 CHAPITRE V.............................................................................162 CHAPITRE VI ........................................................................... 173 CHAPITRE VII ..........................................................................176 CHAPITRE VIII ........................................................................184 CHAPITRE IX ...........................................................................198 CHAPITRE X............................................................................ 243 TROISIEME PARTIE........................................................... 252 CHAPITRE I............................................................................. 252 CHAPITRE II ........................................................................... 268 CHAPITRE III .......................................................................... 293 CHAPITRE IV .......................................................................... 309 CHAPITRE V.............................................................................317 oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l'appareil (du télécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n'y avait aucun moyen de l'éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. Il avait les cheveux très blonds, le visage naturellement sanguin, la peau durcie par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l'hiver qui venait de prendre fin. Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d'un bleu dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée. Derrière Winston, la voix du télécran continuait à débiter des renseignements sur la fonte et sur le dépassement des prévisions pour le neuvième plan triennal. Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d'un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu'entendu. Naturellement, il n'y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, - 5 - personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu'elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu'elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l'habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l'obscurité, tout mouvement était perçu. Winston restait le dos tourné au télécran. Bien qu'un dos, il le savait, pût être révélateur, c'était plus prudent. À un kilomètre, le ministère de la Vérité, où il travaillait, s'élevait vaste et blanc au- dessus du paysage sinistre. Voilà Londres, pensa-t-il avec une sorte de vague dégoût, Londres, capitale de la première région aérienne, la troisième, par le chiffre de sa population, des provinces de l'Océania. Il essaya d'extraire de sa mémoire quelque souvenir d'enfance qui lui indiquerait si Londres avait toujours été tout à fait comme il la voyait. Y avait-il toujours eu ces perspectives de maisons du XIXe siècle en ruine, ces murs étayés par des poutres, ce carton aux fenêtres pour remplacer les vitres, ces toits plâtrés de tôle ondulée, ces clôtures de jardin délabrées et penchées dans tous les sens ? Y avait-il eu toujours ces emplacements bombardés où la poussière de plâtre tourbillonnait, où l'épilobe grimpait sur des monceaux de décombres ? Et ces endroits où les bombes avaient dégagé un espace plus large et où avaient jailli de sordides colonies d'habitacles en bois semblables à des cabanes à lapins ? Mais c'était inutile, Winston n'arrivait pas à se souvenir. Rien ne lui restait de son enfance, hors une série de tableaux brillamment éclairés, sans arrière-plan et absolument inintelligibles. Le ministère de la Vérité – Miniver, en novlangue1 – frappait par sa différence avec les objets environnants. C'était une gigantesque construction pyramidale de béton d'un blanc éclatant. Elle étageait ses terrasses jusqu'à trois cents mètres de hauteur. De son poste d'observation, Winston pouvait encore 1 Le novlangue était l'idiome officiel de l'Océania. - 6 - déchiffrer sur la façade l'inscription artistique des trois slogans du Parti : LA GUERRE C'EST LA PAIX LA LIBERTE C'EST L'ESCLAVAGE L'IGNORANCE C'EST LA FORCE Le ministère de la Vérité comprenait, disait-on, trois mille pièces au-dessus du niveau du sol, et des ramifications souterraines correspondantes. Disséminées dans Londres, il n'y avait que trois autres constructions d'apparence et de dimensions analogues. Elles écrasaient si complètement l'architecture environnante que, du toit du bloc de la Victoire, on pouvait les voir toutes les quatre simultanément. C'étaient les locaux des quatre ministères entre lesquels se partageait la totalité de l'appareil gouvernemental. Le ministère de la Vérité, qui s'occupait des divertissements, de l'information, de l'éducation et des beaux-arts. Le ministère de la Paix, qui s'occupait de la guerre. Le ministère de l'Amour qui veillait au respect de la loi et de l'ordre. Le ministère de l'Abondance, qui était responsable des affaires économiques. Leurs noms, en novlangue, étaient : Miniver, Minipax, Miniamour, Miniplein. Le ministère de l'Amour était le seul réellement effrayant. Il n'avait aucune fenêtre. Winston n'y était jamais entré et ne s'en était même jamais trouvé à moins d'un kilomètre. C'était un endroit où il était impossible de pénétrer, sauf pour affaire officielle, et on n'y arrivait qu'à travers un labyrinthe de barbelés enchevêtrés, de portes d'acier, de nids de mitrailleuses dissimulés. Même les rues qui menaient aux barrières extérieures étaient parcourues par des gardes en uniformes noirs à face de gorille, armés de matraques articulées. Winston fit brusquement demi-tour. Il avait fixé sur ses traits l'expression de tranquille optimisme qu'il était prudent de - 7 - tremblement lui parcourait les entrailles. Faire un trait sur le papier était un acte décisif. En petites lettres maladroites, il écrivit : 4 avril 1984 Il se redressa. Un sentiment de complète impuissance s'était emparé de lui. Pour commencer, il n'avait aucune certitude que ce fût vraiment 1984. On devait être aux alentours de cette date, car il était sûr d'avoir trente-neuf ans, et il croyait être né en 1944 ou 1945. Mais, par les temps qui couraient, il n'était possible de fixer une date qu'à un ou deux ans près. Pour qui écrivait-il ce journal ? Cette question, brusquement, s'imposa à lui. Pour l'avenir, pour des gens qui n'étaient pas nés. Son esprit erra un moment autour de la date approximative écrite sur la page, puis bondit sur un mot novlangue : doublepensée. Pour la première fois, l'ampleur de son entreprise lui apparut. Comment communiquer avec l'avenir. C'était impossible intrinsèquement. Ou l'avenir ressemblerait au présent, et on ne l'écouterait pas, ou il serait différent, et son enseignement, dans ce cas, n'aurait aucun sens. Pendant un moment, il fixa stupidement le papier. L'émission du télécran s'était changée en une stridente musique militaire. Winston semblait, non seulement avoir perdu le pouvoir de s'exprimer, mais avoir même oublié ce qu'il avait d'abord eu l'intention de dire. Depuis des semaines, il se préparait à ce moment et il ne lui était jamais venu à l'esprit que ce dont il aurait besoin, c'était de courage. Ecrire était facile. Tout ce qu'il avait à faire, c'était transcrire l'interminable monologue ininterrompu qui, littéralement depuis des années, se poursuivait dans son cerveau. En ce moment, cependant, même le monologue s'était arrêté. Par-dessus le marché, son ulcère variqueux commençait à le démanger d'une façon insupportable. Il n'osait pas le gratter car l'ulcère s'enflammait toujours lorsqu'il y touchait. Les secondes passaient. Winston n'était conscient que - 10 - du vide de la page qui était devant lui, de la démangeaison de sa peau au-dessus de la cheville, du beuglement de la musique et de la légère ivresse provoquée par le gin. Il se mit soudain à écrire, dans une véritable panique, imparfaitement conscient de ce qu'il couchait sur le papier. Minuscule quoique enfantine, son écriture montait et descendait sur la page, abandonnant, d'abord les majuscules, finalement même les points. 4 avril 1984. Hier, soirée au ciné. Rien que des films de guerre. Un très bon film montrait un navire plein de réfugiés, bombardé quelque part dans la Méditerranée. Auditoire très amusé par les tentatives d'un gros homme gras qui essayait d'échapper en nageant à la poursuite d'un hélicoptère. On le voyait d'abord se vautrer dans l'eau comme un marsouin. Puis on l'apercevait à travers le viseur du canon de l'hélicoptère. Il était ensuite criblé de trous et la mer devenait rose autour de lui. Puis il sombrait aussi brusquement que si les trous avaient laissé pénétrer l'eau. Le public riait à gorge déployée quand il s'enfonça. On vit ensuite un canot de sauvetage plein d'enfants que survolait un hélicoptère. Une femme d'âge moyen, qui était peut-être une Juive, était assise à l'avant, un garçon d'environ trois ans dans les bras, petit garçon criait de frayeur et se cachait la tête entre les seins de sa mère comme s'il essayait de se terrer en elle et la femme l'entourait de ses bras et le réconfortait alors qu'elle était elle-même verte de frayeur, elle le recouvrait autant que possible comme si elle croyait que ses bras pourraient écarter de lui les balles, ensuite l'hélicoptère lâcha sur eux une bombe de vingt kilos qui éclata avec un éclair terrifiant et le bateau vola en éclats. Il y eut ensuite l'étonnante projection d'un bras d'enfant montant droit dans l'air, un hélicoptère muni d'une caméra a dû le suivre et il y eut des applaudissements nourris venant des fauteuils mais une femme qui se trouvait au poulailler s'est mise brusquement à faire du bruit en frappant du pied et en criant on ne doit pas montrer cela pas devant les petits on ne doit pas ce n'est pas bien pas devant les enfants ce n'est pas jusqu'à ce que la police la saisisse - 11 - et la mette à la porte je ne pense pas qu'il lui soit arrivé quoi que ce soit personne ne s'occupe de ce que disent les prolétaires les typiques réactions prolétaires jamais on - Winston s'arrêta d'écrire, en partie parce qu'il souffrait d'une crampe. Il ne savait ce qui l'avait poussé à déverser ce torrent d'absurdités, mais le curieux était que, tandis qu'il écrivait, un souvenir totalement différent s'était précisé dans son esprit, au point qu'il se sentait presque capable de l'écrire. Il réalisait maintenant que c'était à cause de cet autre incident qu'il avait soudain décidé de rentrer chez lui et de commencer son journal ce jour-là. Cet incident avait eu lieu le matin au ministère, si l'on peut dire d'une chose si nébuleuse qu'elle a eu lieu. Il était presque onze heures et, au Commissariat aux Archives, où travaillait Winston, on tirait les chaises hors des bureaux pour les grouper au centre du hall, face au grand télécran afin de préparer les Deux Minutes de la Haine. Winston prenait place dans un des rangs du milieu quand deux personnes qu'il connaissait de vue, mais à qui il n'avait jamais parlé, entrèrent dans la salle à l'improviste. L'une était une fille qu'il croisait souvent dans les couloirs. Il ne savait pas son nom, mais il savait qu'elle travaillait au Commissariat aux Romans. Il l'avait parfois vue avec des mains huileuses et tenant une clef anglaise. Elle s'occupait probablement à quelque besogne mécanique sur l'une des machines à écrire des romans. C'était une fille d'aspect hardi, d'environ vingt-sept ans, aux épais cheveux noirs, au visage couvert de taches de rousseur, à l'allure vive et sportive. Une étroite ceinture rouge, emblème de la Ligue Anti-Sexe des Juniors, plusieurs fois enroulée à sa taille, par-dessus sa combinaison, était juste assez serrée pour faire ressortir la forme agile et dure de ses hanches. Winston l'avait détestée dès le premier coup d'œil. Il savait pourquoi. C'était à cause de l'atmosphère de terrain de hockey, de bains froids, de randonnées en commun, de rigoureuse propreté morale qu'elle s'arrangeait pour transporter avec elle. Il détestait presque toutes les femmes, - 12 - Le diaphragme de Winston s'était contracté. Il ne pouvait voir le visage de Goldstein sans éprouver un pénible mélange d'émotions. C'était un mince visage de Juif, largement auréolé de cheveux blancs vaporeux, qui portait une barbiche en forme de bouc, un visage intelligent et pourtant méprisable par quelque chose qui lui était propre, avec une sorte de sottise sénile dans le long nez mince sur lequel, près de l'extrémité, était perchée une paire de lunettes. Ce visage ressemblait à celui d'un mouton, et la voix, elle aussi, était du genre bêlant. Goldstein débitait sa venimeuse attaque habituelle contre les doctrines du Parti. Une attaque si exagérée et si perverse qu'un enfant aurait pu la percer à jour, et cependant juste assez plausible pour emplir chacun de la crainte que d'autres, moins bien équilibrés pussent s'y laisser prendre. Goldstein insultait Big Brother, dénonçait la dictature du Parti, exigeait l'immédiate conclusion de la paix avec l'Eurasia, défendait la liberté de parler, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté de pensée. Il criait hystériquement que la révolution avait été trahie, et cela en un rapide discours polysyllabique qui était une parodie du style habituel des orateurs du Parti et comprenait même des mots novlangue, plus de mots novlangue même qu'aucun orateur du Parti n'aurait normalement employés dans la vie réelle. Et pendant ce temps, pour que personne ne pût douter de la réalité de ce que recouvrait le boniment spécieux de Goldstein, derrière sa tête, sur l'écran, marchaient les colonnes sans fin de l'armée eurasienne, rang après rang d'hommes à l'aspect robuste, aux visages inexpressifs d'Asiatiques, qui venaient déboucher sur l'écran et s'évanouissaient, pour être immédiatement remplacés par d'autres exactement semblables. Le sourd martèlement rythmé des bottes des soldats formait l'arrière-plan de la voix bêlante de Goldstein. Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des assistants laissait échapper des exclamations de rage. Le visage de mouton satisfait et la terrifiante puissance de l'armée eurasienne étaient plus qu'on n'en pouvait supporter. Par ailleurs, voir Goldstein, ou même penser à lui, produisait automatiquement la crainte et la colère. Il était un objet de haine plus constant que l'Eurasia ou - 15 - l'Estasia, puisque lorsque l'Océania était en guerre avec une de ces puissances, elle était généralement en paix avec l'autre. Mais l'étrange était que, bien que Goldstein fût haï et méprisé par tout le monde, bien que tous les jours et un millier de fois par jour, sur les estrades, aux télécrans, dans les journaux, dans les livres, ses théories fussent réfutées, écrasées, ridiculisées, que leur pitoyable sottise fût exposée aux regards de tous, en dépit de tout cela, son influence ne semblait jamais diminuée. Il y avait toujours de nouvelles dupes qui attendaient d'être séduites par lui. Pas un jour ne se passait que des espions et des saboteurs à ses ordres ne fussent démasqués par la Police de la Pensée. Il commandait une grande armée ténébreuse, un réseau clandestin de conspirateurs qui se consacraient à la chute de l'État. On croyait que cette armée s'appelait la Fraternité. Il y avait aussi des histoires que l'on chuchotait à propos d'un livre terrible, résumé de toutes les hérésies, dont Goldstein était l'auteur, et qui circulait clandestinement çà et là. Ce livre n'avait pas de titre. Les gens s'y référaient, s'ils s'y référaient jamais, en disant simplement le livre. Mais on ne savait de telles choses que par de vagues rumeurs. Ni la Fraternité, ni le livre, n'étaient des sujets qu'un membre ordinaire du Parti mentionnerait s'il pouvait l'éviter. À la seconde minute, la Haine tourna au délire. Les gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces pour s'efforcer de couvrir le bêlement affolant qui venait de l'écran. Même le lourd visage d'O'Brien était rouge. Il était assis très droit sur sa chaise. Sa puissante poitrine se gonflait et se contractait comme pour résister à l'assaut d'une vague. La petite femme aux cheveux roux avait tourné au rose vif, et sa bouche s'ouvrait et se fermait comme celle d'un poisson hors de l'eau. La fille brune qui était derrière Winston criait : « Cochon ! Cochon ! Cochon ! » Elle saisit soudain un lourd dictionnaire novlangue et le lança sur l'écran. Il atteignit le nez de Goldstein et rebondit. La voix continuait, inexorable. Dans un moment de lucidité, Winston se vit criant avec les autres et frappant violemment du talon contre les barreaux de sa chaise. L'horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu'on fût obligé d'y jouer un rôle, mais que l'on ne pouvait, au contraire, éviter de s'y joindre. Au bout de trente - 16 - secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d'écraser des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l'assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant. Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abstraite, indirecte, que l'on pouvait tourner d'un objet vers un autre comme la flamme d'un photophore. Ainsi, à un moment, la haine qu'éprouvait Winston n'était pas du tout dirigée contre Goldstein, mais contre Big Brother, le Parti et la Police de la Pensée. À de tels instants, son cœur allait au solitaire hérétique bafoué sur l'écran, seul gardien de la vérité et du bon sens dans un monde de mensonge. Pourtant, l'instant d'après, Winston était de cœur avec les gens qui l'entouraient et tout ce que l'on disait de Goldstein lui semblait vrai. Sa secrète aversion contre Big Brother se changeait alors en adoration. Big Brother semblait s'élever, protecteur invincible et sans frayeur dressé comme un roc contre les hordes asiatiques. Goldstein, en dépit de son isolement, de son impuissance et du doute qui planait sur son existence même, semblait un sinistre enchanteur capable, par le seul pouvoir de sa voix, de briser la structure de la civilisation. On pouvait même, par moments, tourner le courant de sa haine dans une direction ou une autre par un acte volontaire. Par un violent effort analogue à celui par lequel, dans un cauchemar, la tête s'arrache de l'oreiller, Winston réussit soudain à transférer sa haine, du visage qui était sur l'écran, à la fille aux cheveux noirs placée derrière lui. De vivaces et splendides hallucinations lui traversèrent rapidement l'esprit. Cette fille, il la fouettait à mort avec une trique de caoutchouc. Il l'attachait nue à un poteau et la criblait de flèches comme un saint Sébastien. Il la violait et, au moment de la jouissance, lui coupait la gorge. Il réalisa alors, mieux qu'auparavant, pour quelle raison, exactement, il la détestait. Il la détestait parce qu'elle était jeune, jolie et asexuée, parce qu'il désirait coucher avec elle et qu'il ne le ferait jamais, parce qu'autour de sa douce et souple taille qui semblait appeler - 17 - Fraternité existait-elle réellement ! Il était impossible, en dépit des innombrables arrestations, confessions et exécutions, d'être sûr que la Fraternité n'était pas simplement un mythe. Il y avait des jours où il y croyait, des jours où il n'y croyait pas. On ne possédait pas de preuves, mais seulement de vacillantes lueurs qui pouvaient tout signifier, ou rien : bribes entendues de conversations, griffonnages indistincts sur les murs des waters – une fois même, lors de la rencontre de deux étrangers, un léger mouvement des mains qui aurait pu être un signe de reconnaissance. Ce n'étaient que des suppositions. Il avait probablement tout imaginé. Il était retourné à son bureau sans avoir de nouveau regardé O'Brien. L'idée de prolonger leur contact momentané lui traversa à peine l'esprit. Cela aurait été tout à fait dangereux, même s'il avait su comment s'y prendre. Pendant une, deux secondes, ils avaient échangé un regard équivoque, et l'histoire s'arrêtait là. Même cela, pourtant, était un événement mémorable, dans la solitude fermée où chacun devait vivre. Winston se réveilla et se redressa. Il éructa. Le gin lui remontait de l'estomac. Son attention se concentra de nouveau sur la page. Il s'aperçut que pendant qu'il s'était oublié à méditer, il avait écrit d'une façon automatique. Ce n'était plus la même écriture maladroite et serrée. Sa plume avait glissé voluptueusement sur le papier lisse et avait tracé plusieurs fois, en grandes majuscules nettes, les mots : À BAS BIG BROTHER À BAS BIG BROTHER À BAS BIG BROTHER À BAS BIG BROTHER - 20 - À BAS BIG BROTHER La moitié d'une page en était couverte. Il ne put lutter contre un accès de panique. C'était absurde, car le fait d'écrire ces mots n'était pas plus dangereux que l'acte initial d'ouvrir un journal, mais il fut tenté un moment de déchirer les pages gâchées et d'abandonner entièrement son entreprise. Il n'en fit cependant rien, car il savait que c'était inutile. Qu'il écrivît ou n'écrivît pas À BAS BIG BROTHER n'avait pas d'importance. Qu'il continuât ou arrêtât le journal n'avait pas d'importance. De toute façon, la Police de la Pensée ne le raterait pas. Il avait perpétré – et aurait perpétré, même s'il n'avait jamais posé la plume sur le papier – le crime fondamental qui contenait tous les autres. Crime par la pensée, disait-on. Le crime par la pensée n'était pas de ceux que l'on peut éternellement dissimuler. On pouvait ruser avec succès pendant un certain temps, même pendant des années, mais tôt ou tard, c'était forcé, ils vous avaient. C'était toujours la nuit. Les arrestations avaient invariablement lieu la nuit. Il y avait le brusque sursaut du réveil, la main rude qui secoue l'épaule, les lumières qui éblouissent, le cercle de visages durs autour du lit. Dans la grande majorité des cas, il n'y avait pas de procès, pas de déclaration d'arrestation. Des gens disparaissaient, simplement, toujours pendant la nuit. Leurs noms étaient supprimés des registres, tout souvenir de leurs actes était effacé, leur existence était niée, puis oubliée. Ils étaient abolis, rendus au néant. Vaporisés, comme on disait. Winston, un instant, fut en proie à une sorte d'hystérie. Il se mit à écrire en un gribouillage rapide et désordonné : - 21 - ils me fusilleront ça m'est égal ils me troueront la nuque cela m'est égal à bas Big Brother ils visent toujours la nuque cela m'est égal À bas Big Brother. Il se renversa sur sa chaise, légèrement honteux de lui-même et déposa son porte-plume. Puis il sursauta violemment. On frappait à la porte. Déjà ! Il resta assis, immobile comme une souris, dans l'espoir futile que le visiteur, quel qu'il fût, s'en irait après un seul appel. Mais non, le bruit se répéta. Le pire serait de faire attendre. Son cœur battait à se rompre, mais son visage, grâce à une longue habitude, était probablement sans expression. Il se leva et se dirigea lourdement vers la porte. CHAPITRE II Winston posait la main sur la poignée de la porte quand il s'aperçut qu'il avait laissé le journal ouvert sur la table. À BAS BIG BROTHER y était écrit de haut en bas en lettres assez grandes pour être lisibles de la porte. C'était d'une stupidité inconcevable, mais il comprit que, même dans sa panique, il n'avait pas voulu, en fermant le livre alors que l'encre était humide, tacher le papier crémeux. Il retint sa respiration et ouvrit la porte. Instantanément, une chaude vague de soulagement le parcourut. Une femme incolore, aux cheveux en mèches, au visage ridé, et qui semblait accablée, se tenait devant la porte. – Oh ! camarade, dit-elle d'une voix lugubre et geignarde, je pensais bien vous avoir entendu rentrer. Pourriez-vous jeter un coup d'œil sur notre évier ? Il est bouché et… C'était Mme Parsons, la femme d'un voisin de palier. « Madame » était un mot quelque peu désapprouvé par le Parti. - 22 - – Avez-vous une clef anglaise ? demanda Winston qui tournait et retournait l'écrou sur le joint. – Une clef anglaise, répéta Mme Parsons immédiatement devenue amorphe. Je ne sais pas, bien sûr. Peut-être que les enfants… Il y eut un piétinement de souliers et les enfants entrèrent au pas de charge dans le living-room, en soufflant sur le peigne. Mme Parsons apporta la clef anglaise. Winston fit couler l'eau et enleva avec dégoût le tortillon de cheveux qui avait bouché le tuyau. Il se nettoya les doigts comme il put sous l'eau froide du robinet et retourna dans l'autre pièce. – Haut les mains ! hurla une voix sauvage. Un garçon de neuf ans, beau, l'air pas commode, s'était brusquement relevé de derrière la table et le menaçait de son jouet, un pistolet automatique. Sa sœur, de deux ans plus jeune environ, faisait le même geste avec un bout de bois. Ils étaient tous deux revêtus du short bleu, de la chemise grise et du foulard rouge qui composaient l'uniforme des Espions. Winston leva les mains au-dessus de sa tête, mais l'attitude du garçon était à ce point malveillante qu'il en éprouvait un malaise et le sentiment que ce n'était pas tout à fait un jeu. – Vous êtes un traître, hurla le garçon. Vous trahissez par la pensée ! Vous êtes un espion eurasien ! Je vais vous fusiller, vous vaporiser, vous envoyer dans les mines de sel ! Les deux enfants se mirent soudain à sauter autour de lui et à crier : « Traître ! Criminel de la Pensée ! » La petite fille imitait tous les mouvements de son frère. C'était légèrement effrayant, cela ressemblait à des gambades de petits tigres qui bientôt grandiraient et deviendraient des mangeurs d'hommes. Il y avait comme une férocité calculée dans l'œil du garçon, un désir tout à - 25 - fait évident de frapper Winston des mains et des pieds, et la conscience d'être presque assez grand pour le faire. C'était une chance pour Winston que le pistolet ne fût pas un vrai pistolet. Les yeux de Mme Parsons voltigèrent nerveusement de Winston aux enfants et inversement. Winston, dans la lumière plus vive du living-room, remarqua avec intérêt qu'elle avait véritablement de la poussière dans les plis de son visage. – Ils sont si bruyants ! dit-elle. Ils sont désappointés parce qu'ils ne peuvent aller voir la pendaison. C'est pour cela. Je suis trop occupée pour les conduire et Tom ne sera pas rentré à temps de son travail. – Pourquoi ne pouvons-nous pas aller voir la pendaison ? rugit le garçon de sa voix pleine. – Veux voir la pendaison ! Veux voir la pendaison ! chanta la petite fille qui gambadait encore autour d'eux. Winston se souvint que quelques prisonniers eurasiens, coupables de crimes de guerre, devaient être pendus dans le parc cet après-midi-là. Cela se répétait chaque mois environ et c'était un spectacle populaire. Les enfants criaient pour s'y faire conduire. Winston salua Mme Parsons et sortit. Mais il n'avait pas fait six pas sur le palier que quelque chose le frappait à la nuque. Le coup fut atrocement douloureux. C'était comme si on l'avait transpercé avec un fil de fer chauffé au rouge. Il se retourna juste à temps pour voir Mme Parsons tirer son fils pour le faire rentrer tandis que le garçon mettait une fronde dans sa poche. « Goldstein ! » hurla le garçon, tandis que la porte se refermait sur lui. Mais ce qui frappa le plus Winston, ce fut l'expression de frayeur impuissante du visage grisâtre de la femme. - 26 - De retour dans son appartement, il passa rapidement devant l'écran et se rassit devant la table, tout en se frottant le cou. La musique du télécran s'était tue. Elle était remplacée par une voix coupante et militaire qui lisait, avec une sorte de plaisir brutal, une description de la nouvelle forteresse flottante qui venait d'être ancrée entre la Terre de Glace et les îles Féroé. Cette pauvre femme, pensa Winston, doit vivre dans la terreur de ses enfants. Dans un an ou deux, ils surveilleront nuit et jour chez elle les symptômes de non-orthodoxie. Presque tous les enfants étaient maintenant horribles. Le pire c'est qu'avec des organisations telles que celle des Espions, ils étaient systématiquement transformés en ingouvernables petits sauvages. Pourtant cela ne produisait chez eux aucune tendance à se révolter contre la discipline du Parti. Au contraire, ils adoraient le parti et tout ce qui s'y rapportait : les chansons, les processions, les bannières, les randonnées en bandes, les exercices avec des fusils factices, l'aboiement des slogans, le culte de Big Brother. C'était pour eux comme un jeu magnifique. Toute leur férocité était extériorisée contre les ennemis de l'État, contre les étrangers, les traîtres, les saboteurs, les criminels par la pensée. Il était presque normal que des gens de plus de trente ans aient peur de leurs propres enfants. Et ils avaient raison. Il se passait en effet rarement une semaine sans qu'un paragraphe du Times ne relatât comment un petit mouchard quelconque – « enfant héros », disait-on – avait, en écoutant aux portes, entendu une remarque compromettante et dénoncé ses parents à la Police de la Pensée. La brûlure causée par le projectile s'était éteinte. Winston prit sa plume sans entrain. Il se demandait s'il trouverait quelque chose de plus à écrire dans son journal. Tout d'un coup, sa pensée se reporta vers O'Brien. Il y avait longtemps – combien de temps ? sept ans, peut-être, – il avait rêvé qu'il traversait une salle où il faisait noir comme dans un four. Quelqu'un, assis dans cette salle, avait dit, alors que - 27 - monnaie, sur les timbres, sur les livres, sur les bannières, sur les affiches, sur les paquets de cigarettes, partout ! Toujours ces yeux qui vous observaient, cette voix qui vous enveloppait. Dans le sommeil ou la veille, au travail ou à table, au-dedans ou au- dehors, au bain ou au lit, pas d'évasion. Vous ne possédiez rien, en dehors des quelques centimètres cubes de votre crâne. Le soleil avait tourné et les myriades de fenêtres du ministère de la Vérité qui n'étaient plus éclairées par la lumière paraissaient sinistres comme les meurtrières d'une forteresse. Le cœur de Winston défaillit devant l'énorme construction pyramidale. Elle était trop puissante, on ne pourrait la prendre d'assaut. Un millier de bombes ne pourraient l'abattre. Winston se demanda de nouveau pour qui il écrivait son journal. Pour l'avenir ? Pour le passé ? Pour un âge qui pourrait n'être qu'imaginaire ? Il avait devant lui la perspective, non de la mort, mais de l'anéantissement. Son journal serait réduit en cendres et lui-même en vapeur. Seule, la Police de la Pensée lirait ce qu'il aurait écrit avant de l'effacer de l'existence et de la mémoire. Comment pourrait-on faire appel au futur alors que pas une trace, pas même un mot anonyme griffonné sur un bout de papier ne pouvait matériellement survivre ? Le télécran sonna quatorze heures. Winston devait partir dans dix minutes. Il lui fallait être à son travail à quatorze heures trente. Curieusement, le carillon de l'heure parut lui communiquer un courage nouveau. C'était un fantôme solitaire qui exprimait une vérité que personne n'entendrait jamais. Mais aussi longtemps qu'il l'exprimerait, la continuité, par quelque obscur processus, ne serait pas brisée. Ce n'était pas en se faisant entendre, mais en conservant son équilibre que l'on portait plus loin l'héritage humain. Winston retourna à sa table, trempa sa plume et écrivit : - 30 - Au futur ou au passé, au temps où la pensée est libre, où les hommes sont dissemblables mais ne sont pas solitaires, au temps où la vérité existe, où ce qui est fait ne peut être défait, de l'âge de l'uniformité, de l'âge de la solitude, de l'âge de Big Brocher, de l'âge de la double pensée, Salut ! Il réfléchit qu'il était déjà mort. Il lui apparut que c'était seulement lorsqu'il avait commencé à être capable de formuler ses idées qu'il avait fait le pas décisif. Les conséquences d'un acte sont incluses dans l'acte lui-même. Il écrivit : Le crime de penser n'entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort. Maintenant qu'il s'était reconnu comme mort, il devenait important de rester vivant aussi longtemps que possible. Deux doigts de sa main droite étaient tachés d'encre. C'était exactement le genre de détail qui pouvait vous trahir. Au ministère, quelque zélateur au flair subtil (une femme, probablement, la petite femme rousse ou la fille brune du Commissariat aux Romans) pourrait se demander pourquoi il avait écrit à l'heure du déjeuner, pourquoi il s'était servi d'une plume démodée, et surtout ce qu'il avait écrit, puis glisser une insinuation au service compétent. Winston alla dans la salle de bains et frotta soigneusement avec du savon l'encre de son doigt. Ce savon, brun foncé, était granuleux et râpait la peau comme du papier émeri. Il convenait donc parfaitement. Winston rangea ensuite le journal dans son tiroir. Il était absolument inutile de chercher à le cacher, mais Winston pourrait au moins savoir s'il était découvert ou non. Un cheveu au travers de l'extrémité des pages serait trop visible. Du bout de son doigt, il ramassa un grain de poussière blanchâtre qu'il pourrait reconnaître, et le déposa sur un coin de la couverture. Le grain serait ainsi rejeté si le livre était déplacé. - 31 - CHAPITRE III Winston rêvait de sa mère. Il devait avoir dix ou onze ans, croyait-il, quand sa mère avait disparu. Elle était grande, sculpturale, plutôt silencieuse, avec de lents mouvements et une magnifique chevelure blonde. Le souvenir qu'il avait de son père était plus vague. C'était un homme brun et mince, toujours vêtu de costumes sombres et nets, qui portait des lunettes. (Winston se rappelait surtout les minces semelles des chaussures de son père.) Tous deux avaient probablement été engloutis dans l'une des premières grandes épurations des années 50. Sa mère, dans ce rêve, était assise en quelque lieu profond au- dessous de Winston, avec, dans ses bras, la jeune sœur de celui-ci. Il ne se souvenait pas du tout de sa sœur, sauf que c'était un bébé petit, faible, toujours silencieux, aux grands yeux attentifs. Toutes les deux le regardaient. Elles étaient dans un endroit souterrain – le fond d'un puits, par exemple, ou une tombe très profonde – mais c'était un endroit qui, bien que déjà très bas, continuait à descendre. Elles se trouvaient dans le salon d'un bateau qui sombrait et le regardaient à travers l'eau de plus en plus opaque. Il y avait de l'air dans le salon, ils pouvaient encore se voir les uns les autres, mais elles s'enfonçaient de plus en plus dans l'eau verte qui bientôt les cacherait pour jamais. Il était dehors, dans l'air et la lumière tandis qu'elles étaient aspirées vers la mort. Et elles étaient là parce que lui était en haut. Il le savait et il pouvait voir sur leurs visages qu'elles le savaient. Il n'y avait de reproche ni sur leurs visages, ni dans leurs cœurs. Il y avait seulement la certitude qu'elles devaient mourir pour qu'il vive et que cela faisait partie de l'ordre inévitable des choses. Il ne pouvait se souvenir de ce qui était arrivé, mais il savait dans son rêve que les vies de sa mère et de sa sœur avaient été - 32 - – Flexion et extension des bras ! lança-t-elle. En même temps que moi. Un, deux, trois, quatre ! Un, deux, trois quatre ! Allons, camarades ! un peu d'énergie ! Un, deux, trois, quatre ! Un, deux, trois quatre !… La souffrance causée par sa quinte n'avait pas tout à fait effacé de l'esprit de Winston l'impression faite par son rêve, et les mouvements rythmés de l'exercice la ravivèrent. Tandis qu'il lançait mécaniquement ses bras en arrière et en avant et maintenait sur son visage l'expression de satisfaction et de sérieux que l'on considérait comme normale pendant la culture physique, il luttait pour retourner mentalement à la période imprécise de sa petite enfance. C'était extrêmement difficile. Au- delà des dernières années 50, tout se décolorait. Lorsque quelqu'un n'a pas de points de repère extérieurs à quoi se référer, le tracé même de sa propre vie perd de sa netteté. Il se souvient d'événements importants qui n'ont probablement pas eu lieu, il retrouve le détail d'incidents dont il ne peut recréer l'atmosphère, et il y a de longues périodes vides à quoi rien ne se rapporte. Tout était alors différent. Même les noms des pays et leur forme sur la carte étaient différents. La première Région Aérienne, par exemple, était appelée autrement dans ce temps-là. On l'appelait Angleterre, ou Grande-Bretagne. Mais la ville de Londres, il en était sûr, avait toujours été nommée Londres. Winston ne pouvait se souvenir avec précision d'une époque pendant laquelle son pays n'avait pas été en guerre. Il était évident cependant que, durant son enfance, il y avait eu un assez long intervalle de paix. Un de ses plus anciens souvenirs, en effet, était celui d'un raid aérien qui avait paru surprendre tout le monde. Peut-être était-ce à l'époque où la bombe atomique était tombée sur Colchester. Il ne se souvenait pas du raid lui-même, mais il se rappelait l'étreinte sur la sienne de la main de son père, tandis qu'ils dégringolaient toujours plus bas, vers le centre de la terre, un escalier sonore en spirale qui fuyait sous leurs pieds et lui fatigua tellement les jambes qu'il se mit à pleurnicher. Ils durent s'arrêter pour se reposer. Sa mère, à sa manière lente et - 35 - rêveuse, les suivait très loin en arrière. Elle portait la petite sœur, ou peut-être était-ce seulement un paquet de couvertures ? Winston n'était pas certain que sa sœur fût déjà née. Ils émergèrent à la fin dans un endroit bruyant et bondé de gens. C'était, il le comprit, une station de métro. Partout, sur le sol dallé, il y avait des gens assis. D'autres se pressaient les uns contre les autres sur des banquettes de métal. Winston, son père et sa mère trouvèrent une place sur le sol. Près d'eux, deux vieillards étaient assis côte à côte sur une couchette. L'homme était décemment vêtu d'un costume sombre. Une casquette de drap, noire, repoussée en arrière, découvrait ses cheveux très blancs. Son visage était écarlate, ses yeux étaient bleus et pleins de larmes. Il sentait le gin à plein nez. L'odeur semblait sourdre de sa peau à la place de la sueur et l'on pouvait imaginer que les larmes qui jaillissaient de ses yeux étaient du gin pur. Mais, bien que légèrement ivre, il était sous le coup d'un chagrin sincère et intolérable. Winston, d'une manière enfantine, comprit qu'un événement terrible, un événement impardonnable et pour lequel il n'y avait pas de remède, venait de se passer. Il lui sembla aussi qu'il savait ce que c'était. Quelqu'un que le vieillard aimait, une petite fille peut-être, avait été tué. Le vieillard répétait toutes les deux minutes : « Nous n'aurions pas dû leur faire confiance. Je l'avais dit, maman, n'est-ce pas ? C'est ce qui arrive quand on leur fait confiance. Je l'ai toujours dit. Nous n'aurions pas dû faire confiance à ces types. » Mais à quels types ils n'auraient pas dû se fier, Winston ne s'en souvenait plus. À partir de ce moment, la guerre, pour ainsi dire, n'avait jamais cessé, mais, à proprement parler, ce n'était pas toujours la même guerre. Pendant plusieurs mois de l'enfance de Winston, il y avait eu des combats de rue confus dans Londres même, et il se souvenait avec précision de quelques-uns d'entre eux. Mais retrouver l'histoire de toute la période, dire qui combattait contre qui à un moment donné était absolument impossible. Tous les rapports écrits ou oraux ne faisaient jamais allusion qu'à - 36 - l'événement actuel. En ce moment, par exemple, en 1984 (Si c'était bien 1984) l'Océania était alliée à l'Estasia et en guerre avec l'Eurasia. Dans aucune émission publique ou privée il n'était admis que les trois puissances avaient été, à une autre époque, groupées différemment. Winston savait fort bien qu'il y avait seulement quatre ans, l'Océania était en guerre avec l'Estasia et alliée à l'Eurasia. Mais ce n'était qu'un renseignement furtif et frauduleux qu'il avait retenu par hasard parce qu'il ne maîtrisait pas suffisamment sa mémoire. Officiellement, le changement de partenaires n'avait jamais eu lieu. L'Océania était en guerre avec l'Eurasia. L'Océania avait, par conséquent, toujours été en guerre avec l'Eurasia. L'ennemi du moment représentait toujours le mal absolu et il s'ensuivait qu'aucune entente passée ou future avec lui n'était possible. L'effrayant, pensait Winston pour la dix millième fois, tandis que d'un mouvement douloureux il forçait ses épaules à tourner en arrière (mains aux hanches, ils faisaient virer leurs bustes autour de la taille, exercice qui était bon, paraît-il, pour les muscles du dos), l'effrayant était que tout pouvait être vrai. Que le Parti puisse étendre le bras vers le passé et dire d'un événement : cela ne fut jamais, c'était bien plus terrifiant que la simple torture ou que la mort. Le Parti disait que l'Océania n'avait jamais été l'alliée de l'Eurasia. Lui, Winston Smith, savait que l'Océania avait été l'alliée de l'Eurasia, il n'y avait de cela que quatre ans. Mais où existait cette connaissance ? Uniquement dans sa propre conscience qui, dans tous les cas, serait bientôt anéantie. Si tous les autres acceptaient le mensonge imposé par le Parti – si tous les rapports racontaient la même chose –, le mensonge passait dans l'histoire et devenait vérité. « Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » Et cependant le passé, bien que par nature susceptible d'être modifié, n'avait jamais été retouché. La vérité actuelle, quelle qu'elle fût, était vraie d'un infini à un autre infini. C'était tout à fait simple. Ce qu'il fallait à chacun, c'était avoir en mémoire une interminable - 37 - courba et rentra sous ses orteils la première phalange de ses doigts. – Voilà, camarades ! Voilà comment je veux vous voir faire ce mouvement. Regardez-moi. J'ai trente-neuf ans et j'ai quatre enfants. Maintenant, attention ! – Elle se pencha de nouveau. – Vous voyez que mes genoux ne sont pas pliés. Vous pouvez tous le faire, si vous voulez, ajouta-t-elle en se redressant. N'importe qui, au-dessous de quarante-cinq ans, est parfaitement capable de toucher ses orteils. Nous n'avons pas tous le privilège de nous battre sur le front, mais nous pouvons au moins nous garder en forme. Pensez à nos garçons qui sont sur le front de Malabar ! Pensez aux marins des Forteresses flottantes ! Imaginez ce qu'ils ont, eux, à endurer. Maintenant, essayez encore. C'est mieux, camarade, beaucoup mieux, ajouta-t-elle sur un ton encourageant, comme Winston, pour la première fois depuis des années, réussissait, d'un brusque mouvement, à toucher ses orteils sans plier les genoux. CHAPITRE IV Avec le soupir inconscient et profond que la proximité même du télécran ne pouvait l'empêcher de pousser lorsqu'il commençait son travail journalier, Winston rapprocha de lui le phonoscript, souffla la poussière du microphone et mit ses lunettes. Il déroula ensuite et agrafa ensemble quatre petits cylindres de papier qui étaient déjà tombés du tube pneumatique qui se trouvait à la droite du bureau. Il y avait trois orifices aux murs de là cabine. À droite du phonoscript se trouvait un petit tube pneumatique pour les messages écrits. À gauche, il y avait un tube plus large pour les journaux. Dans le mur de côté, à portée de la main de Winston, il y avait une large fente ovale protégée par un grillage métallique. - 40 - On se servait de cette fente pour jeter les vieux papiers. Il y avait des milliers et des milliers de fentes semblables dans l'édifice. Il s'en trouvait, non seulement dans chaque pièce mais, à de courts intervalles, dans chaque couloir. On les surnommait trous de mémoire. Lorsqu'un document devait être détruit, ou qu'on apercevait le moindre bout de papier qui traînait, on soulevait le clapet du plus proche trou de mémoire, l'action était automatique, et on laissait tomber le papier, lequel était rapidement emporté par un courant d'air chaud jusqu'aux énormes fournaises cachées quelque part dans les profondeurs de l'édifice. Winston examina les quatre bouts de papier qu'il avait déroulés. Ils contenaient chacun un message d'une ou deux lignes seulement, dans le jargon abrégé employé au ministère pour le service intérieur. Ce n'était pas exactement du novlangue, mais il comprenait un grand nombre de mots novlangue. Ces messages étaient ainsi rédigés : times 17-3-84 discours malreporté afrique rectifier times 19-12-83 prévisions 3 ap 4e trimestre 83 erreurs typo vérifier numéro de ce jour. times 14-2-84 miniplein chocolat malcoté rectifier times 3-12-83 report ordrejour bb trèsmauvais ref unpersonnes récrire entier soumettrehaut anteclassement. Avec un léger soupir de satisfaction, Winston mit de côté le quatrième message. C'était un travail compliqué qui comportait des responsabilités et qu'il valait mieux entreprendre en dernier lieu. Les trois autres ne demandaient que de la routine, quoique le second impliquât probablement une fastidieuse étude de listes de chiffres. - 41 - Winston composa sur le télécran les mots : « numéros anciens » et demanda les numéros du journal le Times qui lui étaient nécessaires. Quelques minutes seulement plus tard, ils glissaient du tube pneumatique. Les messages qu'il avait reçus se rapportaient à des articles, ou à des passages d'articles que, pour une raison ou pour une autre, on pensait nécessaire de modifier ou, plutôt, suivant le terme officiel, de rectifier. Par exemple, dans le Times du 17 mars, il apparaissait que Big Brother dans son discours de la veille, avait prédit que le front de l'Inde du Sud resterait calme. L'offensive eurasienne serait bientôt lancée contre l'Afrique du Nord. Or, le haut commandement eurasien avait lancé son offensive contre l'Inde du Sud et ne s'était pas occupé de l'Afrique du Nord. Il était donc nécessaire de réécrire le paragraphe erroné du discours de Big Brother afin qu'il prédise ce qui était réellement arrivé. De même, le Times du 19 décembre avait publié les prévisions officielles pour la production de différentes sortes de marchandises de consommation au cours du quatrième trimestre 1983 qui était en même temps le sixième trimestre du neuvième plan triennal. Le journal du jour publiait un état de la production réelle. Il en ressortait que les prévisions avaient été, dans tous les cas, grossièrement erronées. Le travail de Winston était de rectifier les chiffres primitifs pour les faire concorder avec les derniers parus. Quant au troisième message, il se rapportait à une simple erreur qui pouvait être corrigée en deux minutes. Il n'y avait pas très longtemps, c'était au mois de février, le ministère de l'Abondance avait publié la promesse (en termes officiels, l'engagement catégorique) de ne pas réduire la ration de chocolat durant l'année 1984. Or, la ration, comme le savait Winston, devait être réduite de trente à vingt grammes à partir de la fin de la semaine. Tout ce qu'il y avait à faire, c'était de substituer à la promesse primitive l'avis qu'il serait probablement nécessaire de réduire la ration de chocolat dans le courant du mois d'avril. - 42 - Il en était de même pour le report des faits de tous ordres, qu'ils fussent importants ou insignifiants. Tout s'évanouissait dans une ombre dans laquelle, finalement, la date même de l'année devenait incertaine. Winston jeta un coup d'œil à travers la galerie. De l'autre côté, dans la cabine correspondant à la sienne, un petit homme d'aspect méticuleux, au menton bleui, nommé Tillotson, travaillait avec ardeur. Il avait un journal plié sur les genoux et sa bouche était placée tout contre l'embouchure du phonoscript, comme s'il essayait de garder secret entre le télécran et lui ce qu'il disait. Il leva les yeux et ses verres lancèrent un éclair hostile dans la direction de Winston. Winston connaissait à peine Tillotson et n'avait aucune idée de la nature du travail auquel il était employé. Les gens du Commissariat aux Archives ne parlaient pas volontiers de leur travail. Dans la longue galerie sans fenêtres où l'on voyait une double rangée de cabines où l'on entendait un éternel bruit de papier froissé et le bourdonnement continu des voix qui murmuraient dans les phonoscripts, il y avait bien une douzaine de personnes. Winston ne savait même pas leurs noms, bien qu'il les vît chaque jour se dépêcher dans un sens ou dans l'autre dans les couloirs ou gesticuler pendant les Deux Minutes de la Haine. Il savait que, dans la cabine voisine de la sienne, la petite femme rousse peinait, un jour dans l'autre, à rechercher dans la presse et à éliminer les noms des gens qui avaient été vaporisés et qui étaient par conséquent, considérés comme n'ayant jamais existé. Il y avait là un certain à-propos puisque son propre mari, deux ans plus tôt, avait été vaporisé. Quelques cabines plus loin, se trouvait une créature douce, effacée, rêveuse, nommée Ampleforth, qui avait du poil plein les oreilles et possédait un talent surprenant pour jongler avec les rimes et les mètres. Cet Ampleforth était employé à produire des versions inexactes – on les appelait « textes définitifs » – de - 45 - poèmes qui étaient devenus idéologiquement offensants mais que pour une raison ou pour une autre, on devrait conserver dans les anthologies. Et cette galerie, avec ses cinquante employés environ, n'était qu'une sous-section, un seul élément, en somme, de l'infinie complexité du Commissariat aux Archives. Plus loin, au-dessus, au-dessous, il y avait d'autres essaims de travailleurs engagés dans une multitude inimaginable d'activités. Il y avait les immenses ateliers d'impression, avec leurs sous- éditeurs, leurs experts typographes, leurs studios soigneusement équipés pour le truquage des photographies. Il y avait la section des programmes de télévision, avec ses ingénieurs, ses producteurs, ses équipes d'acteurs spécialement choisis pour leur habileté à imiter les voix. Il y avait les armées d'archivistes dont le travail consistait simplement à dresser les listes des livres et des périodiques qu'il fallait retirer de la circulation. Il y avait les vastes archives où étaient classés les documents corrigés et les fournaises cachées où les copies originales étaient détruites. Et quelque part, absolument anonymes, il y avait les cerveaux directeurs qui coordonnaient tous les efforts et établissaient la ligne politique qui exigeait que tel fragment du passé fût préservé, tel autre falsifié, tel autre encore anéanti. Et le Commissariat aux Archives n'était lui-même, en somme, qu'une branche du ministère de la Vérité, dont l'activité essentielle n'était pas de reconstruire le passé, mais de fournir aux citoyens de l'Océania des journaux, des films, des manuels, des programmes de télécran, des pièces, des romans, le tout accompagné de toutes sortes d'informations, d'instructions et de distractions imaginables, d'une statue à un slogan, d'un poème lyrique à un traité de biologie et d'un alphabet d'enfant à un nouveau dictionnaire novlangue. De plus, le ministère n'avait pas à satisfaire seulement les besoins du Parti, il avait encore à répéter toute l'opération à une échelle inférieure pour le bénéfice du prolétariat. - 46 - Il existait toute une suite de départements spéciaux qui s'occupaient, pour les prolétaires, de littérature, de musique, de théâtre et, en général, de délassement. Là, on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque entièrement que de sport, de crime et d'astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur. Il y avait même une sous-section entière – appelée, en novlangue, Pornosex – occupée à produire le genre le plus bas de pornographie. Cela s'expédiait en paquets scellés qu'aucun membre du Parti, à part ceux qui y travaillaient, n'avait le droit de regarder. Trois autres messages étaient tombés du tube pneumatique pendant que Winston travaillait. Mais ils traitaient de questions simples et Winston les avait liquidés avant d'être interrompu par les Deux Minutes de la Haine. Lorsque la Haine eut pris fin, il retourna à sa Cellule. Il prit sur une étagère le dictionnaire novlangue, écarta le phonoscript, essuya ses verres et s'attaqua au travail principal de la matinée. C'est dans son travail que Winston trouvait le plus grand plaisir de sa vie. Ce travail n'était, le plus souvent, qu'une fastidieuse routine. Mais il comprenait aussi des parties si difficiles et si embrouillées, que l'on pouvait s'y perdre autant que dans la complexité d'un problème de mathématique. Il y avait de délicats morceaux de falsification où l'on n'avait pour se guider que la connaissance des principes Angsoc et sa propre estimation de ce que le Parti attendait de vous. Winston était bon dans cette partie. On lui avait même parfois confié la rectification d'articles de fond du journal le Times, qui étaient écrits entièrement en novlangue. Il déroula le message qu'il avait mis de côté plus tôt. Ce message était ainsi libellé : - 47 - Withers, cependant, était déjà un nonêtre. Il n'existait pas, il n'avait jamais existé. Winston décida qu'il ne serait pas suffisant de se borner à inverser le sens de l'allocution de Big Brother. Il valait mieux la faire rouler sur un sujet sans aucun rapport avec le sujet primitif. Il aurait pu faire de ce discours l'habituelle dénonciation des traîtres et des criminels par la pensée, mais ce serait trop flagrant. Inventer une victoire sur le front ou quelque triomphe de la surproduction dans le Neuvième Plan triennal compliquerait trop le travail des Archives. Ce qu'il fallait, c'était un morceau de pure fantaisie. L’image, toute prête, d'un certain camarade Ogilvy, qui serait récemment mort à la guerre en d'héroïques circonstances, lui vint soudain à l'esprit. En effet, Big Brother, en certaines circonstances, consacrait son ordre du jour à la glorification de quelque humble et simple soldat, membre du Parti, dont la vie aussi bien que la mort offrait un exemple digne d'être suivi. Cette fois, Big Brother glorifierait le camarade Ogilvy. À la vérité, il n'y avait pas de camarade Ogilvy, mais quelques lignes imprimées et deux photographies maquillées l'amèneraient à exister. Winston réfléchit un moment, puis rapprocha de lui le phonoscript et se mit à dicter dans le style familier à Big Brother. Un style à la fois militaire et pédant, facile à imiter à cause de l'habitude de Big Brother de poser des questions et d'y répondre tout de suite. (« Quelle leçon pouvons-nous tirer de ce fait, camarades ? La leçon… qui est aussi un des principes fondamentaux de l'Angsoc… que… » et ainsi de suite.) À trois ans, le camarade Ogilvy refusait tous les jouets. Il n'acceptait qu'un tambour, une mitraillette et un hélicoptère en miniature. À six ans, une année à l'avance, par une dispense toute spéciale, il rejoignait les Espions. À neuf, il était chef de groupe. À onze, il dénonçait son oncle à la Police de la Pensée. Il avait - 50 - entendu une conversation dont les tendances lui avaient paru criminelles. À dix-sept ans, il était moniteur d'une section de la Ligue Anti-Sexe des Juniors. À dix-neuf ans, il inventait une grenade à main qui était adoptée par le ministère de la Paix. Au premier essai, cette grenade tuait d'un coup trente prisonniers eurasiens. À vingt-trois ans, il était tué en service commandé. Poursuivi par des chasseurs ennemis, alors qu'il survolait l'océan Indien avec d'importantes dépêches, il s'était lesté de sa mitrailleuse, et il avait sauté, avec les dépêches et tout, de l'hélicoptère dans l'eau profonde. C'était une fin, disait Big Brother, qu'il était impossible de contempler sans un sentiment d'envie. Big Brother ajoutait quelques remarques sur la pureté et la rectitude de la vie du camarade Ogilvy. Il avait renoncé à tout alcool, même au vin et à la bière. Il ne fumait pas. Il ne prenait aucune heure de récréation, sauf celle qu'il passait chaque jour au gymnase. Il avait fait vœu de célibat. Le mariage et le soin d'une famille étaient, pensait-il, incompatibles avec un dévouement de vingt- quatre heures par jour au devoir. Il n'avait comme sujet de conversation que les principes de l'Angsoc. Rien dans la vie ne l'intéressait que la défaite de l'armée eurasienne et la chasse aux espions, aux saboteurs, aux criminels par la pensée, aux traîtres en général. Winston débattit s'il accorderait au camarade Ogilvy l'ordre du Mérite Insigne. Il décida que non, à cause du supplémentaire renvoi aux références que cette récompense aurait entraîné. Il regarda une fois encore son rival de la cabine d'en face. Quelque chose lui disait que certainement Tillotson était occupé à la même besogne que lui. Il n'y avait aucun moyen de savoir qu'elle rédaction serait finalement adoptée, mais il avait la conviction profonde que ce serait la sienne. Le camarade Ogilvy, inexistant une heure plus tôt, était maintenant une réalité. Une étrange idée frappa Winston. On pouvait créer des morts, mais il était impossible de créer des vivants. Le camarade Ogilvy, qui n'avait jamais existé dans le présent, existait maintenant dans le - 51 - passé, et quand la falsification serait oubliée, son existence aurait autant d'authenticité, autant d'évidence que celle de Charlemagne ou de Jules César. CHAPITRE V Dans la cantine au plafond bas, située dans un sous-sol profond, la queue pour le lunch avançait lentement par saccades. La pièce était déjà comble et le bruit assourdissant. À travers le grillage du comptoir, la fumée du ragoût se répandait avec une aigre odeur métallique qui ne couvrait pas entièrement le fumet du gin de la Victoire. À l'extrémité de la pièce, il y avait un petit bar. C'était un simple trou dans le mur où l'on pouvait acheter du gin à dix cents le grand verre à liqueur. « Voilà tout juste l'homme que je cherchais », dit une voix derrière Winston. Celui-ci se retourna. C'était son ami Syme, qui travaillait au Service des Recherches. Peut-être « ami » n'était-il pas tout à fait le mot juste. On n'avait pas d'amis, à l'heure actuelle, on avait des camarades. Mais il y avait des camarades dont la société était plus agréable que celle des autres. Syme était un philologue, un spécialiste en novlangue. À la vérité, il était un des membres de l'énorme équipe d'experts occupés alors à compiler la onzième édition du dictionnaire novlangue. C'était un garçon minuscule, plus petit que Winston, aux cheveux noirs, aux yeux grands et globuleux, tristes et ironiques à la fois. Il paraissait scruter de près, en parlant, le visage de ceux à qui il s'adressait. – Je voulais vous demander si vous avez des lames de rasoir, dit-il. – Pas une, répondit Winston avec une sorte de hâte qui dissimulait un sentiment de culpabilité. J'ai cherché partout, il n'en existe plus. - 52 - sans arrêt. C'était un baragouinage discordant presque analogue à un caquetage d'un canard, qui perçait à travers le vacarme ambiant. – Comment va le dictionnaire ? demanda Winston en élevant la voix pour dominer le bruit. – Lentement, répondit Syme. J'en suis aux adjectifs. C'est fascinant. – Le visage de Syme s'était immédiatement éclairé au seul mot de dictionnaire. Il poussa de côté le récipient qui avait contenu le ragoût, prit d'une main délicate son quignon de pain, de l'autre son fromage et se pencha au-dessus de la table pour se faire entendre sans crier. – La onzième édition est l'édition définitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu'il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons terminé, les gens comme vous devront le réapprendre entièrement. Vous croyez, n'est-ce pas, que notre travail principal est d'inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu'à l'os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l'année 2050. Il mordit dans son pain avec appétit, avala deux bouchées, puis continua à parler avec une sorte de pédantisme passionné. Son mince visage brun s'était animé, ses yeux avaient perdu leur expression moqueuse et étaient devenus rêveurs. – C'est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c'est dans les verbes et les adjectifs qu'il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les - 55 - antonymes. Après tout, quelle raison d'exister y a-t-il pour un mot qui n'est que le contraire d'un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu'il est l'opposé exact de bon, ce que n'est pas l'autre mot. Et si l'on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l'on veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ». Naturellement, nous employons déjà ces formes, mais dans la version définitive du novlangue, il n'y aura plus rien d'autre. En résumé, la notion complète du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en réalité un seul mot. Voyez-vous, Winston, l'originalité de cela ? Naturellement, ajouta-t-il après coup, l'idée vient de Big Brother. Au nom de Big Brother, une sorte d'ardeur froide flotta sur le visage de Winston. Syme, néanmoins, perçut immédiatement un certain manque d'enthousiasme. – Vous n'appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit- il presque tristement. Même quand vous écrivez, vous pensez en ancilangue. J'ai lu quelques-uns des articles que vous écrivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, vous auriez préféré rester fidèle à l'ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu'il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ? Winston l'ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l'espérait, car il n'osait se risquer à parler. Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua : - 56 - – Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n'y a plus, dès maintenant, c'est certain, d'excuse ou de raison au crime par la pensée. C'est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l'angsoc et l'angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu'en l'année 2050, au plus tard, il n'y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ? – Sauf…, commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s'interrompit. Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il n'était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu'il allait dire. – Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l'ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n'existeront plus qu'en versions novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu'ils - 57 - orthodoxe. Il croyait aux principes de l'angsoc, il vénérait Big Brother, il se réjouissait des victoires, il détestait les hérétiques, et pas simplement avec sincérité, mais avec une sorte de zèle incessant, un savoir chaque jour révisé dont n'approchaient pas les membres ordinaires du Parti. Cependant, une équivoque et bizarre atmosphère s'attachait à lui. Il disait des choses qu'il aurait mieux valu taire, il avait lu trop de livres, il fréquentait le café du Châtaignier, rendez-vous de peintres et de musiciens. Il n'y avait pas de loi, même pas de loi verbale, qui défendît de fréquenter le café du Châtaignier, cependant, y aller constituait en quelque sorte un mauvais présage. Les vieux meneurs discrédités du Parti avaient l'habitude de se réunir là avant qu'ils fussent finalement emportés par l'épuration. Goldstein lui-même, disait-on, avait parfois été vu là, il y avait des dizaines d'années. Le sort de Syme n'était pas difficile à prévoir. C'était un fait, pourtant, que s'il soupçonnait, ne fût-ce que trois secondes, la nature des opinions de Winston, il le dénoncerait instantanément à la Police de la Pensée. Ainsi, d'ailleurs, ferait n'importe qui, mais Syme, plus sûrement que tout autre. Ce zèle, cependant, était insuffisant. La suprême orthodoxie était l'inconscience. Syme leva les yeux. « Voilà Parsons », dit-il. Quelque chose dans le son de sa voix sembla ajouter : « Ce bougre d'imbécile. » Parsons, colocataire de Winston au bloc de la Victoire, se faufilait en effet à travers la salle. C'était un gros homme de taille moyenne, aux cheveux blonds et au visage de grenouille. À trente- cinq ans, il prenait déjà de la graisse et montrait des rouleaux au cou et à la taille, mais ses gestes étaient vifs et puérils. Toute son apparence rappelait celle d'un petit garçon trop poussé, si bien qu'en dépit de la combinaison réglementaire qu'il portait, il était presque impossible de l'imaginer autrement que vêtu du short bleu, de la chemise grise et du foulard rouge des Espions. - 60 - Lorsqu'on l'évoquait, on se représentait toujours des genoux à fossettes et des manches roulées sur des avant-bras dodus. Parsons, en fait, revenait invariablement au short chaque fois qu'une sortie collective ou une autre activité physique lui en fournissait le prétexte. Il les salua tous deux d'un joyeux « holà ! » et s'assit à leur table. Il dégageait une forte odeur de sueur. Des gouttes recouvraient tout son visage rosé. Son pouvoir de transpiration était extraordinaire. Au Centre communautaire, on pouvait toujours, par l'humidité du manche de la raquette, savoir s'il avait joué au ping-pong. Syme avait sorti une bande de papier sur laquelle il y avait une longue colonne de mots et il étudiait, un crayon à encre à la main. – Regardez-le travailler à l'heure du déjeuner, dit Parsons en poussant Winston du coude. C'est du zèle, hein ? Qu'est-ce que vous avez là, vieux frère ? Quelque chose d'un peu trop savant pour moi, je suppose. Smith, mon vieux, je vais vous dire pourquoi je vous poursuis. C'est à cause de cette cotisation que vous avez oublié de me payer. – Quelle cotisation ? demanda Winston en se tâtant les poches automatiquement pour trouver de la monnaie. Un quart environ du salaire de chaque individu était réservé aux souscriptions volontaires, lesquelles étaient si nombreuses qu'il était difficile d'en tenir une comptabilité. – Pour la Semaine de la Haine. On collecte maison par maison, vous savez ce que c'est. Je suis le trésorier de notre immeuble. Nous faisons un effort prodigieux. Nous allons pouvoir en mettre plein la vue. Ce ne sera pas ma faute, je vous le dis, si ce vieux bloc de la Victoire n'a pas le plus bel assortiment - 61 - de drapeaux de toute la rue. C'est deux dollars que vous m'avez promis. Winston trouva deux dollars graisseux et sales qu'il tendit à Parsons. Celui-ci, de l'écriture nette des illettrés, nota le montant de la somme sur un petit carnet. – À propos, vieux, dit-il, on m'a raconté que mon petit coquin de garçon a lâché sur vous hier un coup de son lance-pierres. Je lui ai pas mal lavé la tête. En fait, je lui ai dit que je lui enlèverais son engin s'il recommençait. – Je crois qu'il était un peu bouleversé de ne pas aller à l'exécution, dit Winston. – Ah ! Oui ! Je veux dire, il montre un bon esprit, n'est-ce pas ? Des petits galopins, bien turbulents, tous les deux, mais vous parlez d'une ardeur ! Ils ne pensent qu'aux Espions. À la guerre aussi, naturellement. Savez-vous ce qu'a fait mon numéro de petite fille samedi dernier, quand elle était avec sa troupe sur la route de Bukhamsted ? Elle et deux autres petites filles se sont échappées pendant la marche. Elles ont passé tout l'après-midi, figurez-vous, à suivre un type. Pendant deux heures, elles n'ont pas quitté ses talons, droit dans le bois et, quand elles sont arrivées à Amersham, elles l'ont fait prendre par une patrouille. – Pourquoi ont-elles fait cela ? demanda Winston un peu abasourdi. Parsons continua sur un ton triomphant : – La gosse était convaincue qu'il était une sorte d'agent de l'ennemi. Il avait pu être parachuté, par exemple. Mais là est le point, mon vieux. Qu'est-ce que vous croyez qui a en premier lieu éveillé ses soupçons ? Elle avait remarqué qu'il portait de drôles de chaussures. Elle dit qu'elle n'avait jamais vu personne porter - 62 - Winston, comme Syme l'avait fait plus tôt, avait pris sa cuiller et barbotait dans la sauce pâle qui coulait sur la table. Il étirait en un dessin une longue bande de cette sauce et songeait avec irritation aux conditions matérielles de la vie. Est-ce qu'elle avait toujours été ainsi ? Est-ce que la nourriture avait toujours eu ce goût-là ? Il jeta un regard circulaire dans la cantine. Une salle comble, au plafond bas, aux murs salis par le contact de corps innombrables. Des tables et des chaises de métal cabossé, placées si près les unes des autres que les coudes des gens se touchaient. Des cuillers tordues. Des plateaux bosselés. De grossières tasses blanches. Toutes les surfaces graisseuses et de la crasse dans toutes les fentes. Une odeur composite et aigre de mauvais gin, de mauvais café, de ragoût métallique et de vêtements sales. On avait toujours dans l'estomac et dans la peau une sorte de protestation, la sensation qu'on avait été dupé, dépossédé de quelque chose à quoi on avait droit. Il était vrai que Winston ne se souvenait de rien qui fût très différent. À aucune époque dont il pût se souvenir avec précision, il n'y avait eu tout à fait assez à manger. On n'avait jamais eu de chaussettes ou de sous-vêtements qui ne fussent pleins de trous. Le mobilier avait toujours été bosselé et branlant, les pièces insuffisamment chauffées, les rames de métro bondées, les maisons délabrées, le pain noir. Le thé était une rareté, le café avait un goût d'eau sale, les cigarettes étaient en nombre insuffisant. Rien n'était bon marché et abondant, à part le gin synthétique. Cet état de chose devenait plus pénible à mesure que le corps vieillissait mais, de toute façon, que quelqu'un fût écœuré par l'inconfort, la malpropreté et la pénurie, par les interminables hivers, par les chaussettes gluantes, les ascenseurs qui ne marchaient jamais, l'eau froide, le savon gréseux, les cigarettes qui tombaient en morceaux, les aliments infects au goût étrange, n'était-ce pas un signe que l'ordre naturel des choses était violé. Pourquoi avait-il du mal à supporter la vie actuelle, si ce n'est qu'il y avait une sorte de souvenir ancestral d'une époque où tout était différent ? - 65 - Encore une fois, Winston fit du regard le tour de la cantine. Presque tous étaient laids et ils auraient encore été laids, même s'ils avaient été vêtus autrement que de la combinaison bleue d'uniforme. À l'extrémité de la pièce, assis seul à une table, un petit homme, qui ressemblait curieusement à un scarabée, buvait une tasse de café. Ses petits yeux lançaient des regards soupçonneux de chaque côté. Comme il est facile à condition d'éviter de regarder autour de soi, pensa Winston, de croire que le type physique idéal fixé par le Parti existait, et même prédominait : garçons grands et musclés, filles à la poitrine abondante, blonds, pleins de vitalité, bronzés par le soleil, insouciants. Actuellement, autant qu'il pouvait en juger, la plupart des gens de la première Région aérienne étaient petits, bruns et disgracieux. Il était curieux de constater combien le type scarabée proliférait dans les ministères. On y voyait de petits hommes courtauds qui, très tôt, devenaient corpulents. Ils avaient de petites jambes, des mouvements rapides et précipités, des visages gras sans expression, de très petits yeux. C'était le type qui semblait prospérer le mieux sous la domination du Parti. L’annonce du ministère de l'Abondance s'acheva sur un autre appel de clairon et fit place à une musique criarde. Parsons, que le bombardement des chiffres avait animé d'un vague enthousiasme, enleva sa pipe de sa bouche. – Le ministère de l'Abondance a certainement fait du bon travail cette année, dit-il en secouant la tête d'un air entendu. À propos, vieux Smith, je suppose que vous n'avez aucune lame de rasoir à me céder ? – Pas une, répondit Winston. Il y a six semaines que je me sers de la même lame moi-même. – Ah ! bon. Je voulais seulement tenter ma chance, vieux. – Je regrette, dit Winston. - 66 - La voix cancanante, à l'autre table, momentanément réduite au silence pendant l'annonce du ministère, avait recommencé à se faire entendre plus forte que jamais. Winston se surprit soudain à penser à Mme Parsons. Il revoyait ses cheveux en mèches, la poussière des plis de son visage. D'ici deux ans, ses enfants la dénonceraient à la Police de la Pensée. Mme Parsons serait vaporisée. Syme serait vaporisé. Winston serait vaporisé. O'Brien serait vaporisé. D'autre part, Parsons, lui, ne serait jamais vaporisé. La créature sans yeux à la voix de canard serait jamais vaporisée. Les petits hommes scarabées qui se hâtaient avec tant d'agilité dans le labyrinthe des couloirs du ministère ne seraient jamais, eux non plus, vaporisés. Et la fille aux cheveux noirs, la fille du Commissariat aux Romans, elle non plus, ne serait jamais vaporisée. Il semblait à Winston qu'il savait, instinctivement, qui survivrait et qui périrait, bien qu'il ne fût pas facile de dire quel élément entraînait la survivance. Il sortit à ce moment de sa rêverie avec un violent sursaut. La fille assise à la table voisine s'était à demi retournée et le regardait. C'était la fille aux cheveux noirs. Elle le regardait du coin de l'œil, mais avec une curieuse intensité. Dès que leurs regards se rencontrèrent, elle détourna les yeux. Winston eut le dos mouillé de sueur. Un horrible frisson de terreur l'étreignit. La souffrance disparut presque aussitôt, mais non sans laisser une sorte de malaise irritant. Pourquoi le surveillait-elle ? Pourquoi s'obstinait-elle à le poursuivre ? Il ne pouvait malheureusement pas se rappeler si elle était déjà à cette table quand il était arrivé ou si elle y était venue après. Mais la veille, de toute façon, elle s'était assise immédiatement derrière lui quand il n'y avait pour cela aucune raison. Très probablement, son but réel avait été de l'écouter pour savoir s'il criait assez fort. Sa première idée lui revint. Elle n'était probablement pas réellement un membre de la Police de la Pensée, mais c'était - 67 - n'importe quoi de violent, de bruyant ou de douloureux qui pourrait brouiller et effacer le souvenir qui le tourmentait. « Le pire ennemi, réfléchit-il, est le système nerveux. À n'importe quel moment, la tension intérieure peut se manifester par quelque symptôme visible. » Il pensa à un homme qu'il avait croisé dans la rue il y avait quelques semaines, un homme d'aspect tout à fait quelconque, un membre du Parti, de trente- cinq ans ou quarante ans, assez grand, mince, qui portait une serviette. Ils étaient à quelques mètres l'un de l'autre. Le côté gauche du visage de l'homme fut soudain tordu par une sorte de spasme. Cela se produisit encore juste quand ils se croisaient. Ce n'était qu'une crispation, un frémissement, aussi rapide que le déclic d'un obturateur de caméra, mais visiblement habituel. Winston se souvint d'avoir pensé à ce moment : ce pauvre diable est perdu. L’effrayant était que ce tic était peut-être inconscient. Le danger le plus grand était celui de parler en dormant. Mais, autant que pouvait le savoir Winston, il n'y avait aucun moyen de se garantir contre ce danger-là. Il reprit son souffle et continua à écrire : Je la suivis à travers le porche et une cour intérieure jusqu'à une cuisine en sous-sol. Il y avait un lit contre le mur et, sur la table, une lampe dont la flamme était très basse. Elle… Les dents de Winston étaient glacées. Il aurait aimé cracher. En même temps qu'à la femme du sous-sol, il pensait à Catherine, sa femme. Il était marié, ou, tout au moins, s'était marié. Il était probablement encore marié car, pour autant qu'il le sût, sa femme n'était pas morte. Il lui sembla respirer encore la chaude odeur lourde de la cuisine du sous-sol, une odeur composée de punaises, de vêtements sales, de mauvais parfums à bon marché, mais pourtant attirante, parce que les femmes du Parti ne se servaient jamais de parfum et on ne pouvait les imaginer parfumées. Seuls, les prolétaires se servaient de parfums. Dans - 70 - son esprit, l'odeur était inextricablement mêlée à l'idée de fornication. Son aventure avec cette femme avait été son premier écart après deux ans environ. Fréquenter les prostituées était naturellement défendu, mais c'était une de ces règles qu'on pouvait parfois prendre sur soi de transgresser. C'était dangereux, mais ce n'était pas une question de vie ou de mort. Être pris avec une prostituée pouvait signifier cinq ans de travaux forcés, pas plus, si l'on n'avait commis aucune autre offense. Et c'était assez facile, pourvu qu'on pût éviter d'être pris sur le fait. Les quartiers pauvres fourmillaient de femmes prêtes à se vendre. Quelques- unes pouvaient même être achetées avec une bouteille de gin, liquide que les prolétaires étaient censés ne pas boire. Tacitement, le Parti était même enclin à encourager la prostitution pour laisser une soupape aux instincts qui ne pouvaient être entièrement refoulés. La simple débauche n'avait pas beaucoup d'importance aussi longtemps qu'elle était furtive et sans joie et n'engageait que les femmes d'une classe méprisée et déshéritée. Le crime impardonnable était le contact sexuel entre membres du Parti. Mais, bien que ce fût l'un des crimes que les accusés confessaient invariablement lors des grandes épurations, il était difficile d'imaginer qu'un tel contact pourrait survenir actuellement. Le but du Parti n'était pas simplement d'empêcher les hommes et les femmes de se vouer une fidélité qu'il pourrait être difficile de contrôler. Son but inavoué, mais réel, était d'enlever tout plaisir à l'acte sexuel. Ce n'était pas tellement l'amour, mais l'érotisme qui était l'ennemi, que ce fût dans le mariage ou hors du mariage. Tous les mariages entre membres du Parti devaient être approuvés par un comité appointé et, bien que le principe n'en eût jamais été clairement établi, la permission était toujours - 71 - refusée quand les membres du couple en question donnaient l'impression d'être physiquement attirés l'un vers l'autre. La seule fin du mariage qui fût admise était de faire naître des enfants pour le service du Parti. Le commerce sexuel devait être considéré comme une opération sans importance, légèrement dégoûtante, comme de prendre un lavement. Cela non plus n'avait jamais été exprimé franchement mais, d'une manière indirecte, on le rabâchait dès l'enfance à tous les membres du Parti. Il y avait même des organisations, comme celle de la ligue Anti-Sexe des Juniors, qui plaidaient en faveur du célibat pour les deux sexes. Tous les enfants devraient être procréés par insémination artificielle (artsem, en novlangue) et élevés dans des institutions publiques. Winston savait que ce n'était pas avancé tout à fait sérieusement, mais ce genre de concept s'accordait avec l'idéologie générale du Parti. Le Parti essayait de tuer l'instinct sexuel ou, s'il ne pouvait le tuer, de le dénaturer et de le salir. Winston ne savait pas pourquoi il en était ainsi, mais il semblait naturel qu'il en fût ainsi et, en ce qui concernait les femmes, les efforts du Parti étaient largement couronnés de succès. Il pensa de nouveau à Catherine. Il devait y avoir neuf, dix, peut-être onze ans qu'ils s'étaient séparés. Qu'il pensât si peu à elle, c'était tout de même curieux. Il était capable d'oublier pendant des jours qu'il avait jamais été marié. Ils étaient restés ensemble environ quinze mois seulement. Le Parti ne permettait pas le divorce, mais il encourageait plutôt les séparations lorsqu'il n'y avait pas d'enfants. Catherine était une fille grande, blonde, très droite, aux gestes magnifiques. Elle avait un visage hardi, aquilin, un visage que l'on aurait pu qualifier de noble si l'on ne découvrait que, derrière ce visage, il n'y avait à peu près rien. Tout au début de leur vie conjugale, il avait décidé (mais peut-être était-ce seulement parce qu'il la connaissait plus intimement) qu'elle - 72 - Il devait l'écrire, il devait le confesser. Ce qu'il avait soudain vu à la lumière de la lampe, c'est que la femme était vieille. Son visage était plâtré d'une telle épaisseur de fard qu'il semblait pouvoir craquer comme un masque de carton. Il y avait des raies blanches dans sa chevelure, mais le détail vraiment horrible est que sa bouche, qui s'était un peu ouverte, ne révélait qu'une noirceur caverneuse. Elle n'avait pas de dents du tout. Winston écrivit rapidement, d'une écriture griffonnée : À la lumière, je vis qu'elle était tout à fait une vieille -femme, de cinquante ans au moins. Mais j'allai de l'avant et le fis tout de même. Il pressa de nouveau ses paupières de ses doigts. Il l'avait enfin écrit, mais cela ne changeait rien. La thérapeutique n'avait pas agi. Le besoin de crier des mots sales à tue-tête était aussi violent que jamais. CHAPITRE VII S'il y a un espoir, écrivait Winston, il réside chez les prolétaires. S'il y avait un espoir, il devait en effet se trouver chez les prolétaires car là seulement, dans ces fourmillantes masses dédaignées, quatre-vingt-cinq pour cent de la population de l'Océania, pourrait naître la force qui détruirait le Parti. Le Parti ne pouvait être renversé de l'intérieur. Ses ennemis, s'il en avait, ne possédaient aucun moyen de se grouper ou même de se reconnaître les uns les autres. Si même la légendaire Fraternité existait, ce qui était possible, il était inconcevable que ses membres puissent se rassembler en nombre supérieur à deux ou trois. La rébellion, chez eux, c'était un regard des yeux, une inflexion de voix, au plus, un mot chuchoté à l'occasion. Mais les prolétaires n'auraient pas besoin de conspirer, si seulement ils - 75 - pouvaient, d'une façon ou d'une autre, prendre conscience de leur propre force. Ils n'avaient qu'à se dresser et se secouer comme un cheval qui s'ébroue pour chasser les mouches. S'ils le voulaient, ils pouvaient dès le lendemain souffler sur le Parti et le mettre en pièces. Sûrement, tôt ou tard, il leur viendrait à l'idée de le faire ? Et pourtant ! Il se souvint qu'une fois, alors qu'il descendait une rue bondée de gens, une effrayante clameur d'une centaine de voix, des voix de femmes, avait éclaté un peu plus loin, dans une rue transversale. C'était un formidable cri de colère et de désespoir, un « Oh-o-o-oh ! » profond et retentissant dont l'écho se prolongeait comme le son d'une cloche. Son cœur avait bondi. « On a commencé avait-il pensé. Une émeute ! À la fin, les prolétaires brisent leurs chaînes. » Quand il arriva à l'endroit du vacarme, ce fut pour voir une cohue de deux ou trois cents femmes pressées autour des étals d'un marché en plein air. Elles avaient des visages aussi tragiques que si elles avaient été les passagers condamnés d'un bateau en train de sombrer. Mais à ce moment, le désespoir général se brisa en une multitude de querelles individuelles. Il apparut qu'à un des étals on vendait des casseroles de fer-blanc. C'était une camelote misérable, mais les ustensiles de cuisine étaient toujours difficiles à obtenir. Le stock s'était brusquement épuisé. Les femmes qui avaient réussi à en avoir, poussées et bousculées par les autres, essayaient de se retirer avec leurs casseroles, tandis que des douzaines d'autres criaient autour de l'étal, accusaient le vendeur de favoritisme et prétendaient qu'il avait des casseroles en réserve quelque part. Il y eut une nouvelle explosion de glapissements. Deux femmes énormes, dont l'une avait les cheveux défaits, s'étaient emparées de la même casserole et essayaient de se l'arracher l'une l'autre des mains. Elles tirèrent violemment toutes deux un moment, puis le manche se détacha : Winston les regarda avec dégoût. - 76 - Pourtant, quelle puissance presque effrayante avait un moment sonné dans ce cri jailli de quelques centaines de gosiers seulement. Comment se faisait-il qu'ils ne pouvaient jamais crier ainsi pour des raisons importantes ? Winston écrivit : Ils ne se révolteront que lorsqu'ils seront devenus conscients et ils ne pourront devenir conscients qu'après s'être révoltés. « Cela, pensa-t-il, pourrait presque être une transcription de l'un des manuels du Parti. » Le Parti prétendait, naturellement, avoir délivré les prolétaires de l'esclavage. Avant la Révolution, ils étaient hideusement opprimés par les capitalistes. Ils étaient affamés et fouettés. Les femmes étaient obligées de travailler dans des mines de charbon (des femmes, d'ailleurs, travaillaient encore dans des mines de charbon). Les enfants étaient vendus aux usines à l'âge de six ans. Mais en même temps que ces déclarations, en vertu des principes de la double-pensée, le Parti enseignait que les prolétaires étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l'application de quelques règles simples. En réalité, on savait peu de chose des prolétaires. Il n'était pas nécessaire d'en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu'ils continueraient à travailler et à engendrer, leurs autres activités seraient sans importance. Laissés à eux-mêmes, comme le bétail lâché dans les plaines de l'Argentine, ils étaient revenus à un style de vie qui leur paraissait naturel, selon une sorte de canon ancestral. Ils naissaient, ils poussaient dans la rue, ils allaient au travail à partir de douze ans. Ils traversaient une brève période de beauté florissante et de désir, ils se mariaient à vingt ans, étaient en pleine maturité à trente et mouraient, pour la plupart, à soixante ans. Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n'était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses - 77 - aux capitalistes le droit de coucher avec n'importe laquelle des femmes qui travaillaient dans leurs usines. Comment, dans ce récit, faire la part du mensonge ? Ce pouvait être vrai, que le niveau humain fût plus élevé après qu'avant la Révolution. La seule preuve du contraire était la protestation silencieuse que l'on sentait dans la moelle de ses os, c'était le sentiment instinctif que les conditions dans lesquelles on vivait étaient intolérables et, qu'à une époque quelconque, elles devaient avoir été différentes. L'idée lui vint que la vraie caractéristique de la vie moderne était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis. La vie, quand on regardait autour de soi, n'offrait aucune ressemblance, non seulement avec les mensonges qui s'écoulaient des télécrans, mais même avec l'idéal que le Parti essayait de réaliser. D'importantes tranches de vie, même pour un membre du Parti, étaient neutres et en dehors de la politique : peiner à des travaux ennuyeux, se battre pour une place dans le métro, repriser des chaussettes usées, mendier une tablette de saccharine, mettre de côté un bout de cigarette. L'idéal fixé par le Parti était quelque chose d'énorme, de terrible, de rayonnant, un monde d'acier et de béton, de machines monstrueuses et d'armes terrifiantes, une nation de guerriers et de fanatiques qui marchaient avec un ensemble parfait, pensaient les mêmes pensées, clamaient les mêmes slogans, qui perpétuellement travaillaient, luttaient, triomphaient et persécutaient, c'étaient trois cents millions d'êtres aux visages semblables. La réalité montrait des cités délabrées et sales où des gens sous-alimentés traînaient çà et là des chaussures crevées, dans des maisons du dix-neuvième siècle rafistolées qui sentaient toujours le chou et les cabinets sans confort. - 80 - Winston avait, de Londres, la vision d'une cité vaste et en ruine, peuplée d'un million de poubelles et, mêlé à cette vision, il voyait un portrait de Mme Parsons, d'une femme au visage ridé et aux cheveux en mèches, farfouillant sans succès, dans un tuyau de vidange bouché. Il se baissa et gratta encore son cou-de-pied. Tout au long du jour et de la nuit, les télécrans vous cassaient les oreilles avec des statistiques qui prouvaient que les gens, aujourd'hui, avaient plus de nourriture, plus de vêtements, qu'ils avaient des maisons plus confortables, des distractions plus agréables, qu'ils vivaient plus longtemps, travaillaient moins d'heures, étaient plus gros, en meilleure santé, plus forts, plus heureux, plus intelligents, mieux élevés que les gens d'il y avait cinquante ans. Pas un mot de ces statistiques ne pouvait jamais être prouvé ou réfuté. Le Parti prétendait, par exemple, qu'aujourd'hui quarante pour cent des prolétaires adultes savaient lire et écrire. Avant la Révolution, disait-on, leur nombre était seulement de quinze pour cent. Le Parti clamait que le taux de mortalité infantile était maintenant de cent soixante pour mille seulement, tandis qu'avant la Révolution il était de trois cents pour mille. Et ainsi de tout. C'était comme si on avait une seule équation à deux inconnues. Il se pouvait fort bien que littéralement tous les mots des livres d'histoire, même ce que l'on acceptait sans discussion, soient purement fantaisistes. Pour ce qu'on en savait, il se pouvait qu'il n'y eût jamais eu de loi telle que le droit de cuissage, ou de créature telle que le capitaliste, ou de chapeau tel que le haut-de- forme. Tout se perdait dans le brouillard. Le passé était raturé, la rature oubliée et le mensonge devenait vérité. Une seule fois, au cours de sa vie – après l'événement, c'est ce qui comptait –, il avait possédé la preuve palpable, irréfutable, d'un acte de falsification. Il l'avait tenue entre ses doigts au moins trente secondes. Ce devait être en 1973. En tout cas, c'était à peu près à l'époque où Catherine et lui s'étaient séparés. Mais la date à considérer était antérieure de sept ou huit années. - 81 - L'histoire commença en vérité vers 1965, à l'époque des grandes épurations par lesquelles les premiers meneurs de la Révolution furent balayés pour toujours. Vers 1970, il n'en restait aucun, sauf Big Brother lui-même. Tous les autres, à ce moment, avaient été démasqués comme traîtres et contre-révolutionnaires. Goldstein s'était enfui, et se cachait nul ne savait où. Pour ce qui était des autres, quelques-uns avaient simplement disparu. Mais la plupart avaient été exécutés après de spectaculaires procès publics au cours desquels ils confessaient leurs crimes. Parmi les derniers survivants, il y avait trois hommes nommés Jones, Aaronson et Rutherford. Ce devait être en 1965 que ces trois-là avaient été arrêtés. Comme il arrivait souvent, ils avaient disparu pendant plus d'un an, de sorte qu'on ne savait pas s'ils étaient vivants ou morts puis, soudain, on les avait ramenés à la lumière afin qu'ils s'accusent, comme à l'ordinaire. Ils s'étaient accusés d'intelligence avec l'ennemi (à cette date aussi, l'ennemi c'était l'Eurasia), de détournement des fonds publics, du meurtre de divers membres fidèles au Parti, d'intrigues contre la direction de Big Brother, qui avaient commencé longtemps avant la Révolution, d'actes de sabotage qui avaient causé la mort de centaines de milliers de personnes. Après ces confessions, ils avaient été pardonnés, réintégrés dans le Parti et nommés à des postes honorifiques qui étaient en fait des sinécures. Tous trois avaient écrit de longs et abjects articles dans le Times pour analyser les raisons de leur défection et promettre de s'amender. Quelque temps après leur libération, Winston les avait vus tous trois au Café du Châtaignier. Il se rappelait cette sorte de fascination terrifiée qui l'avait incité à les regarder du coin de l'œil. C'étaient des hommes beaucoup plus âgés que lui, des reliques de l'ancien monde, les dernières grandes figures peut- - 82 - c'était la moitié supérieure de la page, elle portait la date. Cette page présentait une photo des délégués à une réunion du Parti qui se tenait à New York. Au milieu du groupe, on pouvait remarquer Jones, Aaronson et Rutherford. On ne pouvait se tromper. D'ailleurs leurs noms figuraient dans la légende, au- dessous de la photo. Le fait était qu'aux deux procès les trois hommes avaient confessé qu'à cette date ils se trouvaient sur le sol eurasien. Ils avaient pris l'avion à un aérodrome secret du Canada pour aller à un rendez-vous quelque part en Sibérie. Là, ils avaient conféré avec des membres de l'état-major eurasien à qui ils avaient confié d'importants secrets militaires. La date s'était fixée dans la mémoire de Winston parce qu'il se trouvait que, par hasard, c'était le jour de la Saint-Jean. Mais l'histoire complète devait se retrouver sur d'innombrables autres documents. Il n'y avait qu'une seule conclusion possible, les confessions étaient des mensonges. Naturellement, cette conclusion n'était pas en elle-même une découverte. Même à cette époque, Winston n'imaginait pas que les gens qui étaient anéantis au cours des épurations avaient réellement commis les crimes dont on les accusait. Mais ceci était une preuve concrète. C'était un fragment du passé aboli. C'était le fossile qui, découvert dans une couche de terrain où on ne croyait pas le trouver, détruit une théorie géologique. Ce document, s'il avait pu être publié et expliqué, aurait suffi pour faire sauter le Parti et le réduire en poussière. Winston avait continué à travailler. Sitôt qu'il avait vu ce qu'était la photographie et ce qu'elle signifiait, il l'avait recouverte d'une autre feuille de papier. Heureusement, quand il l'avait déroulée, elle s'était trouvée à l'envers par rapport au télécran. Il posa son sous-main sur ses genoux et recula sa chaise pour se placer aussi loin que possible du télécran. Garder un visage impassible n'était pas difficile et, avec un effort, on peut contrôler - 85 - jusqu'au rythme de sa respiration. Mais on ne peut maîtriser les battements de son cœur et le télécran était assez sensible pour les relever. Il laissa passer, autant qu'il put en juger, dix minutes, pendant lesquelles il fut tourmenté par la crainte que ne le trahisse quelque accident – un courant d'air inattendu, par exemple, qui soufflerait sur son bureau. Ensuite, sans la découvrir, il jeta la photographie avec d'autres vieux papiers dans le trou de mémoire. En moins d'une minute peut-être, elle avait dû être réduite en cendres. L'incident avait eu lieu dix, onze ans plus tôt. Aujourd'hui, probablement, Winston aurait gardé la photographie. Il était curieux que le fait de l'avoir tenue entre ses doigts semblait constituer pour lui une différence, même à cette heure où la photographie elle-même, aussi bien que l'événement qu'elle rappelait, n'était qu'un souvenir. « L'emprise du Parti sur le passé était-elle moins forte, se demanda-t-il, du fait qu'une pièce qui n'existait plus avait à un moment existé ? » Mais à l'heure actuelle, en supposant qu'elle eût pu être, d'une manière quelconque ressuscitée de ses cendres, la photographie n'aurait même pas constitué une preuve. Au moment où Winston l'avait découverte, déjà l'Océania n'était plus en guerre contre l'Eurasia, et il aurait fallu que ce fût en faveur des agents de l'Estasia que les trois hommes trahissent leur pays. Depuis, il y avait eu d'autres changements. Deux ? Trois ? Winston ne pouvait se rappeler combien. Très probablement, les confessions avaient été récrites et récrites encore, si bien que les faits et dates primitifs n'avaient plus la moindre signification. Le passé, non seulement changeait, mais changeait continuellement. Ce qui affligeait le plus Winston et lui donnait une sensation de cauchemar, c'est qu'il n'avait jamais clairement compris - 86 - pourquoi cette colossale imposture était entreprise. Les avantages immédiats tirés de la falsification du passé étaient évidents, mais le mobile final restait mystérieux. Il reprit sa plume et écrivit : Je comprends comment. Je ne comprends pas pourquoi. Il se demanda, comme il l'avait fait plusieurs fois déjà, s'il n'était pas lui-même fou. Peut-être un fou n'était-il qu'une minorité réduite à l'unité. À une certaine époque, c'était un signe de folie que de croire aux révolutions de la terre autour du soleil. Aujourd'hui, la folie était de croire que le passé était immuable. Peut-être était-il le seul à avoir cette croyance. S'il était le seul, il était donc fou. Mais la pensée d'être fou ne le troublait pas beaucoup. L'horreur était qu'il se pouvait qu'il se trompât. Il prit le livre d'Histoire élémentaire et regarda le portrait de Big Brother qui en formait le frontispice. Les yeux hypnotiseurs le regardaient dans les yeux. C'était comme si une force énorme exerçait sa pression sur vous. Cela pénétrait votre crâne, frappait contre votre cerveau, vous effrayait jusqu'à vous faire renier vos croyances, vous persuadant presque de nier le témoignage de vos sens. Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l'exigeait. Ce n'était pas seulement la validité de l'expérience, mais l'existence même d'une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L'hérésie des hérésies était le sens commun. Et le terrible n'était pas que le Parti tuait ceux qui pensaient autrement, mais qu'il se pourrait qu'il eût raison. Après tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou que la gravitation exerce une force ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n'existent que dans l'esprit et si l'esprit est susceptible de recevoir des directives ? Alors quoi ? - 87 - ouvraient directement sur le trottoir et donnaient curieusement l'impression de trous de rats. Il y avait çà et là, au milieu des pavés, des flaques d'eau sale. À l'intérieur et à l'extérieur des porches sombres et le long d'étroites ruelles latérales qui s'ouvraient de chaque côté de l'artère principale un nombre étonnant de gens fourmillaient : filles en pleine floraison, aux lèvres violemment rougies, garçons qui poursuivaient les filles, femmes enflées à la démarche lourde, images de ce que seraient les filles dans dix ans, créatures vieilles et courbées traînant des pieds plats, enfants pieds nus et haillonneux qui jouaient dans les flaques d'eau et s'égaillaient aux cris furieux de leur mère. Un quart peut-être des fenêtres de la rue était réparé au moyen de planches. La plupart des gens ne faisaient pas attention à Winston. Quelques-uns le regardaient avec une sorte de curiosité circonspecte. Deux femmes monstrueuses, aux avant-bras d'un rouge brique croisés sur leur tablier, bavardaient devant une porte. Winston saisit en passant des bribes de conversation. – Oui, que je lui ai dit, tout ça c'est très bien, oui, mais à ma place, vous auriez fait comme moi. C'est facile de critiquer, je lui ai dit, mais vous n'avez pas les mêmes ennuis que moi. – Ah ! répondait l'autre, c'est tout juste comme vous dites, c'est là que ça cloche. Les voix stridentes s'arrêtèrent brusquement. Les femmes l'examinèrent au passage dans un silence hostile. Ce n'était pas exactement de l'hostilité. C'était plutôt une sorte de circonspection, de raidissement momentané, comme au passage d'un animal non familier. On ne devait pas voir souvent, dans une telle rue, la combinaison bleue du Parti. Il était en vérité imprudent de se montrer dans de tels lieux à moins que l'on y fût appelé par une affaire précise. On pouvait être arrêté par des patrouilles. « Puis-je voir vos papiers, camarade ? Que faites-vous là ? À quelle heure avez-vous laissé votre travail ? Est-ce votre chemin habituel pour rentrer chez - 90 - vous ? » Et ainsi de suite. Non qu'il y eût aucune règle interdisant de rentrer chez soi par un chemin inhabituel, mais cela suffisait pour attirer sur vous l'attention, si la Police de la Pensée était prévenue. Brusquement, toute la rue fut en ébullition. Le cri de sauve- qui-peut fusa de tous côtés. Les gens filaient chez eux comme des lapins. Une jeune femme jaillit d'une porte, s'empara d'un petit enfant qui jouait dans une flaque, l'enveloppa vivement de son tablier et rentra chez elle d'un bond. Au même instant, un homme vêtu d'un habit noir en accordéon, qui avait surgi d'une rue transversale, courut à Winston et, d'un air bouleversé, lui montra du doigt le ciel. – Marmites ! hurla-t-il. Attention, patron ! patron ! Pan ! sur la tête. À plat ventre ! Vite ! « Marmites » était le nom donné, on ne savait pourquoi, par les prolétaires, aux bombes-fusées. Winston se jeta promptement sur le sol. Les prolétaires ne se trompaient presque jamais quand ils vous donnaient de tels avis. Ils semblaient posséder une sorte d'instinct qui les prévenait plusieurs secondes à l'avance de l'approche d'une fusée, bien que celle-ci soit censée voyager plus vite que le son. Winston se couvrit la tête de ses bras repliés. On entendit un grondement sourd qui sembla soulever le pavé. Une pluie d'objets légers lui tombèrent en grêle sur le dos. Quand il se releva, il vit qu'il avait été couvert de fragments de vitre tombés d'une fenêtre voisine. Il reprit sa marche. La bombe avait démoli un groupe de maisons à deux cents mètres dans le haut de la rue. Une colonne de fumée noire pendait du ciel et, au-dessous, il y avait un nuage de poussière de plâtre dans lequel, autour des décombres, une foule se groupait déjà. Il vit devant lui, sur le pavé, un petit morceau de plâtre rayé d'un brillant trait rouge. Quand il l'atteignit, il identifia une main, sectionnée au poignet. La - 91 - coupure était rouge, mais la main était si blême qu'elle ressemblait à un moulage de plâtre. Il poussa la chose du pied dans le caniveau puis, pour éviter la foule, tourna à droite dans une rue transversale. En trois ou quatre minutes, il était hors de la zone sinistrée et les rues sordides avaient repris leur animation grouillante, comme s'il ne s'était rien passé. Il était près de huit heures et les cafés que fréquentaient les prolétaires (on les appelait des « bistrots ») étaient combles. Par leurs crasseuses portes tournantes, qui s'ouvraient et se refermaient sans cesse, venait une odeur d'urine, de sciure de bois et de bière aigre. Dans un angle formé par une façade en saillie, trois hommes étaient groupés. Celui du milieu tenait un journal plié que les deux autres étudiaient par-dessus son épaule. Avant même qu'il fût assez près pour déchiffrer l'expression de leurs visages, Winston put constater leur état de tension par toutes les lignes de leurs corps. C'étaient évidemment des nouvelles sérieuses qu'ils lisaient. Il les avait dépassés de quelques pas quand, soudain, le groupe se disloqua et deux hommes entrèrent dans une violente altercation. Ils semblèrent, un moment, presque sur le point d'en venir aux mains. – Est-ce que vous ne pouvez pas, bon sang, écouter ce que je vous dis ? Je vous dis qu'aucun nombre terminé par sept n'a gagné depuis au moins quatorze mois. – Oui, il a gagné ! – Non, il n'a pas gagné ! À la maison, j'ai tous les numéros gagnants depuis au moins deux ans, inscrits sur un papier. Je les note aussi régulièrement qu'une horloge. Et je vous le dis, aucun nombre terminé par sept… - 92 - Il pressa le pas pour ne pas se donner le temps d'avoir peur, puis descendit les marches et traversa la rue étroite. C'était une folie, naturellement. Comme d'habitude, il n'y avait pas de règle précise interdisant de parler aux prolétaires et de fréquenter leurs cafés, mais c'était un acte beaucoup trop inhabituel pour qu'il ne fût pas remarqué. Si la patrouille apparaissait, il alléguerait une faiblesse subite, mais il était peu probable qu'on dût y ajouter foi. Il poussa la porte et une horrible odeur caséeuse de bière aigre le frappa au visage. Comme il entrait, le bruit des voix diminua de la moitié environ de son volume. Il sentit derrière lui tous les regards fixés sur sa combinaison bleue. Une partie de flèches qui était en train à l'autre extrémité de la pièce fut interrompue pendant trente secondes au moins. Le vieillard qu'il avait suivi était au bar où il discutait avec le barman, un jeune homme grand, corpulent, au nez en bec d'aigle, aux avant-bras énormes. Un groupe de consommateurs, des verres à la main, les entouraient et suivaient la scène. – Je vous parle assez poliment, pas ? disait le vieillard en redressant les épaules d'un air batailleur. Vous dites que vous n'avez pas un verre d'une pinte dans tout votre bon sang de bistrot ? – Eh nom de nom ! qu'est-ce que c'est qu'une pinte ? demanda le barman en se penchant en avant, l'extrémité de ses doigts appuyée au comptoir. – Entendez-moi ça ! Ça s'appelle barman et ça n'sait pas c'que c'est qu'une pinte. Quoi ! Une pinte, c'est un d'mi quart et il y a quatre quarts dans un gallon. La prochaine fois, faudra vous apprendre l'A B C. - 95 - – Jamais entendu parler de ça, répondit brièvement le barman. Litres et demi-litres, c'est tout ce que nous servons. Voilà les verres sur l'étagère devant vous. – J'veux une pinte, persista le vieillard. Vous pouvez bien me soutirer une pinte. Nous n'avions pas ces bon sang de litres quand j'étais un jeune homme. – Quand vous étiez jeune, nous vivions tous au sommet des arbres, dit le barman avec un coup d'œil aux autres consommateurs. Il y eut un bruyant éclat de rire et le malaise causé par l'entrée de Winston sembla disparaître. Le visage au poil blanc du vieillard s'était enflammé. Il se détourna en marmonnant et se heurta à Winston qui le prit gentiment par le bras. – Un verre ? demanda-t-il. – Vous êtes un homme, dit l'autre en redressant les épaules. Il ne paraissait pas avoir remarqué la combinaison bleue de Winston. – Une pinte ! ajouta-t-il agressivement à l'adresse du barman. Une pinte de wallop. Le barman ouvrit et versa deux demi-litres de bière d'un brun sombre dans des verres épais qu'il avait rincés dans un baquet sous le comptoir. La bière était la seule boisson qu'on pût obtenir dans les cafés de prolétaires. Les prolétaires n'étaient pas censés boire du gin, mais en pratique, ils pouvaient en obtenir assez facilement. Le jeu de va-et-vient des flèches battait son plein et le groupe qui était au bar s'était mis à parler de billets de loterie. La - 96 - présence de Winston, pour un moment, était oubliée. Il y avait sous une fenêtre une table de bois blanc où le vieil homme et lui pouvaient parler sans crainte d'être entendus. C'était extrêmement dangereux mais, en tout cas, il n'y avait pas de télécran dans la pièce. Winston s'en était assuré aussitôt entré. – I' aurait pu m'tirer une pinte, grommelait le vieillard en s'installant devant son verre. Un d'mi-litre, c'est pas assez. On n'a pas son content. Et tout un litre, c'est trop. Ça fait travailler ma vessie. Sans compter l'prix. – Vous avez dû voir de grands changements, depuis que vous étiez jeune, dit timidement Winston. Les yeux bleu pâle du vieillard erraient de la cible des flèches au bar et du bar à la porte, comme s'il pensait que c'était dans le bar que les changements avaient eu lieu. – La bière était meilleure, dit-il finalement. Et moins chère ! Quand j'tais jeune, la bière blonde, nous l'appelions wallop, elle coûtait quatre sous la pinte. C'tait avant la guerre, bien sûr. – Quelle guerre était-ce ? demanda Winston. – C'est tout des guerres, répondit vaguement le vieillard. Il prit son verre, redressa de nouveau les épaules. – À la vôtre ! Dans son cou étroit, la pomme d'Adam saillante fit un rapide et surprenant mouvement de va-et-vient, et la bière disparut. Winston alla au bar et revint avec deux autres demi-litres. Le vieillard parut avoir oublié sa prévention contre l'absorption d'un litre entier. - 97 -
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