Docsity
Docsity

Prépare tes examens
Prépare tes examens

Étudies grâce aux nombreuses ressources disponibles sur Docsity


Obtiens des points à télécharger
Obtiens des points à télécharger

Gagnz des points en aidant d'autres étudiants ou achete-les avec un plan Premium


Guides et conseils
Guides et conseils

george Orwell, de la Guerre civile espagnole à 1984, Lectures de Littérature

Typologie: Lectures

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

Violette_Toulouse
Violette_Toulouse 🇫🇷

4.4

(83)

599 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge george Orwell, de la Guerre civile espagnole à 1984 et plus Lectures au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! L ’ A C T U A L I T É D E G E O R G E O R W E L L . « Beaucoup de gens connaissent 1984 pour avoir lu le roman ou vu le film qui en a été fait. Peu savent que son inspi- ration première est la participation d’Orwell à la guerre civile espagnole et la terreur stalinienne qu’il y a décou- verte. D’innombrables écrits du type “Orwell a-t-il vu juste ? se sont interro- gés et continuent à s’interroger sur la pertinence de la construction utopique d’Orwell en tant que vision de l’avenir. Beaucoup moins nombreux sont les ou- vrages qui portent sur les origines de 1984 et de La Ferme des animaux. Moins nombreux encore sont ceux qui accordent une quelconque importance à la participation d’Orwell à la guerre civile espagnole dans l’identification de ses origines ». (p. 10-11) Ainsi commence l’ouvrage que Louis Gill consacre à Orwell. Louis Gill n’est pas seulement un universitaire cana- dien engagé, un spécialiste d’écono- mie. C’est aussi un militant interna- tionaliste. Son livre constitue, certes, une approche biographique d’Orwell. C’est également une réflexion sur l’évolution d’un certain Eric Arthur Blair. Jeune révolté britannique aty- pique, né au Bengale, élevé en Angle- terre, écœuré par le rôle infâme de « […] la modération est un leurre […] personne ne nous aidera. Hitler et Mussolini, de même que les démocrates anglais et français, craignent la contagion de la révolution ; c’est égale- ment dans un autre sens ce qui arrive à Staline […] nous n’avons pas le moins du monde peur des ruines. Nous allons hériter de la terre […] Nous portons un monde nouveau, là, dans nos cœurs et ce monde grandit en cette minute même […] » Buenaventura Durruti, interview au Toronto Star, 19 août 1936 « […] on ne peut pas rester neutre […] c’était dans son essence une guerre de classes […] - le peuple- perdit, et les rentiers par- tout se frottèrent les mains. Cela était l’enjeu véritable : tout le reste n’était que les hors - d’œuvre […] » George Orwell Francis Pallarés Aràn CARRÉ ROUGE N° 38 / AVRIL 2007 / 51 L E C T U R E à propos de l’ouvrage de Louis Gill George Orwell, de la Guerre civile espagnole à 1984 Orwell, plus que jamais actuel l’armée britannique. Après six ans passés en Birmanie dans les rangs d’une gendarmerie coloniale, il re- vient en Europe et partage le sort des plus misérables à Londres et Paris. Marqué au feu de la terrible expérien- ce de la guerre d’Espagne, il devien- dra bientôt l’écrivain George Orwell. Mais au-delà de l’évolution idéolo- gique et littéraire d’Orwell, les pro- blèmes posés à l’époque demeurent toujours d’une brûlante actualité. L’auteur a voulu construire son livre autour de cinq chapitres. Mais on pourrait y distinguer trois éléments fondamentaux : n L’Espagne : Orwell témoin et ac- teur confronté à la contre-révolution stalinienne pendant la guerre civile. Son évolution littéraire et idéolo- gique à partir de son départ précipité pour échapper à la terreur guépéou- tiste. n La Deuxième guerre mondiale. Elle place Orwell face à des choix cru- ciaux : comment résister au fascisme et au stalinisme ? Comment s’orienter face aux zigzags de la Komintern (gangstérisme de la guerre d’Es- pagne, procès de Moscou, Pacte ger- mano-soviétique). Comment élucider la vérité après le tournant de la ba- taille de Stalingrad contre le nazisme ? Comment, en 1945, garder sa luci- dité au milieu du triomphe apparent et du « prestige retrouvé » des assas- sins d’Andrés Nin, de Trotsky, de Boukrarine et Zinoviev ? À chaque publication d’ouvrage, Orwell se ver- ra d’ailleurs confronté à la censure des éditeurs. n Enfin un troisième volet passion- nant revenant aux sources litté- raires et idéologiques qui ont nourri l’œuvre de George Orwell. Trois ou- vrages majeurs seront le produit de cette expérience : Hommage à la Cata- logne, La Ferme des animaux et 1984, écrit deux ans avant sa mort prématu- rée en 1950, à quarante-six ans. Mais par-delà l’érudition économique, po- litique et littéraire de Louis Gill appa- raît constamment en filigrane la re- cherche passionnée d’une issue poli- tique pour notre XXIe siècle. Il est si- gnificatif que la conclusion de son livre mette en parallèle l’œuvre de George Orwell avec les travaux de Hannah Arendt. R É V O L U T I O N E T C O N T R E - R É V O L U T I O N E N E S P A G N E « Je me rappelle avoir dit un jour à Arthur Kœstler : “L’histoire s’est ar- rêtée en 1936” » (p. 91) « […] Nous nous rendîmes compte après coup que nous avions pris contact avec quelque chose de singulier et de précieux […] Car les milices espa- gnoles, tant qu’elles existèrent, furent une sorte de microcosme d’une société sans classes. » (George Orwell) « […] l’atmosphère était telle que les gens pensent alors que la victoire est possible […] Et ça, c’est une force fan- tastique, fantastique. Et il y avait pour nous, une autre perspective, c’était le Socialisme […] Et ça a été spontané et la surprise, même pour nous […] Quand nous en étions à demander le “contrôle ouvrier”, hé, hé… les ouvriers avaient déjà collectivisé les usines les plus importantes de Barcelone. » (Wi- lebaldo Solano, responsable du POUM) Louis Gill reprend en partie les ana- lyses devenues « classiques » de Pïer- re Broué, Emile Témime, Wilebaldo Solano ou Léon Trotsky sur la Guerre d’Espagne [1]. Les apports de Victor Alba, Julián Gorkin, Wilebaldo Sola- no et les textes de Léon Trotsky constituent les références obligées. Mais l’originalité de Gill est de s’atta- cher à suivre l’évolution d’Orwell, pas à pas, et de les mettre en relation avec ses analyses en décryptant la charge révolutionnaire de 1984 ou de La ferme des animaux : « Il serait tout à fait impossible d’écrire sur la guerre d’Espagne, en s’en tenant à un point de vue exclusivement militaire. Ce fut avant tout une guerre politique. Aucun de ses épisodes […] n’est intelligible sans quelque connaissance de la lutte intestine des partis qui se poursuivait à l’arrière du front gouvernemental » Et Gill de souligner : « Cette “guerre poli- tique” qui se déroulait “à l’arrière du front gouvernemental” a été le lieu d’évènements qui ont, en quelque sorte, marqué Orwell au fer chaud et qui ont eu sur lui et ses écrits une influence dé- terminante, de sorte que sa participa- tion à la guerre civile espagnole doit à juste titre être considérée comme la principale source d’inspiration de ses principaux romans » (p. 10) Quelle a été pendant des décennies la « lecture » officielle, « politiquement correcte » de la guerre d’Espagne ? Ce fut celle des staliniens (ou de leurs compagnons de route) : il s’agissait du combat de « la démocratie » contre « le fascisme ». Léon Blum, seul et unique artisan de la politique de « non-intervention » avait « trahi » les « républicains » en leur refusant les armes. Seuls « les communistes » et Staline, avec les « Brigades internatio- nales », avaient tenté de porter se- cours à la démocratie [2]. Il ne s’agit certes pas de minimiser les responsa- bilités de Léon Blum et consorts. Loin de là ! Mais force est de constater que la domination organisationnelle et idéologique (tout particulièrement en France) de l’appareil stalinien a long- temps maintenu cette jolie fiction. Déjà, avant que n’éclate la guerre d’Espagne, André Gide ou Panaït Is- trati avaient commencé à dénoncer la 52 / CARRÉ ROUGE N° 38 / AVRIL 2007 L E C T U R E faut contrôler le passé, le reconstruire, en effacer ce qui n’est pas conforme au dogme, faire disparaître tout ce qui pourrait témoigner de la vérité, non seulement les documents écrits, mais aussi les acteurs et les témoins des actes. Cela vaut pour les ennemis clai- rement identifiés. L’assassinat d’Andrés Nin est, dans la guerre d’Espagne, l’exemple le mieux connu. » (p. 91 et 92) L’ouvrage de Gill nous révèle un Or- well intègre mais aussi déterminé et refusant tout compromis face aux mensonges et aux petites (ou grandes) lâchetés. On sait que face au poète crypto-stalinien W. H. Auden, qui osait écrire, dans Spain qu’il fal- lait accepter « consciemment le senti- ment de culpabilité face au meurtre né- cessaire » (« the conscious acceptance of guilt in the necessary murder »), Or- well avait violemment réagi. Face à toutes les campagnes orchestrées par l’appareil de propagande des « intel- lectuels », Orwell, répond : « De grâce ne m’envoyez plus cette cochonnerie de merde (« bluddy rubbish ») […] J’ai passé six mois en Espagne […] j’ai un trou de balle dans la peau et je n’ai pas envie d’écrire des bêtises pour la défen- se de la « démocratie » […] D’autant plus que je sais ce qui se passe et ce qui s’est passé dans le camp républicain au cours des derniers mois. Je sais qu’on y impose le fascisme aux travailleurs es- pagnols sous prétexte de mener la lutte contre le fascisme ; que depuis mai on y impose un régime de terreur et que les prisons et tout autre lieu qui peut être transformé en prison se remplissent de détenus qui y croupissent sans avoir été jugés, à moins qu’ils n’y meurent de faim, et qui y sont injuriés et roués de coups […] » (p. 101) De manière ex- plicite, Orwell dénonce évidemment les sinistres « chekas », (centres se- crets de tortures) qui vont se ré- pandre dans toutes les villes contrô- lées par le PCE et son auxiliaire cata- lan, le PSUC. À ce propos, Gill revient sur les itinéraires de nombre « d’intel- lectuels compagnons de route » et autres « anti-fascistes ». Chacun connaît l’indiscutable intégrité d’An- dré Gide, de Victor Serge et d’André Breton face au stalinisme. Inutile d’épiloguer, par contre, sur les Louis Aragon, Barbusse, Hemingway et autres Romain Rolland. Le cas de Malraux est assez instructif. Anecdote éloquente : rencontre entre André Malraux et Victor Serge. Malraux, sans le moindre scrupule, soutient les crimes staliniens de Barcelone ! C’est alors que, furieux, « Serge avait lancé à la tête de Malraux le contenu de sa tasse de café » (p. 110, Louis Gill ci- tant Victor Alba) [10] Louis Gill, tout en évoquant le « soutien de Malraux aux crimes de Staline », rappelle néan- moins qu’il « fut un combattant de la guerre civile espagnole » (p. 111) [11] Dès son retour en Angleterre, Orwell, avec lucidité et détermination, s’attel- le à son travail d’écrivain. Malgré la pression des courants antifascistes (autour des cercles d’Auden ou Spen- der), il maintient avec fermeté son combat pour la vérité, contre le totali- tarisme, pour un socialisme démocra- tique. Le pacte germano-soviétique renforce ses convictions. Lors de la bataille d’Angleterre, d’aucuns seront surpris de son engagement dans la « Home Guard » (« Garde nationale », l’équivalent d’une « Sécurité civile »). Ce retour vers une sorte d’essence dé- mocratique du peuple anglais dé- montre la confusion de l’époque ; les choix étaient difficiles [12]. Pourtant, Orwell croit voir dans cette « Home Guard », composée de citoyens ar- més, assurant la défense civile contre les bombardements nazis, l’embryon d’un instrument vers une révolution démocratique. « Seule la Révolution pourra sauver l’Angleterre. Il y a des années que ceci est évident. Mais main- tenant que la Révolution a commencé, elle se développera rapidement si nous réussissons à repousser l’invasion hitlé- rienne ». L’invasion de l’Union soviétique par Hitler change évidemment les pers- pectives politiques. Louis Gill (p. 118), citant Orwell, souligne « à quel point les exploits de l’Armée rouge ont aveuglé l’opinion publique anglaise […] » Et Gill de remarquer « Pour comprendre cet aveuglement, il faut rappeler que le premier et principal “exploit” de l’Armée rouge […] est la défaite décisive infligée à l’armée hitlé- rienne à Stalingrad en février 1943. Cette victoire de l’Armée rouge a été le véritable tournant de la Deuxième Guerre mondiale. » On comprend qu’au vu de ces renversements d’al- liances, au niveau international, Or- well qui avait été engagé à la BBC, fut censuré quand il voulut parler de la guerre d’Espagne. En no- vembre 1943, il fut donc contraint d’abandonner la radio. S O U R C E S D E L ’ Œ U V R E O R W E L L I E N N E E T P O L É M I Q U E S Dans la conclusion de son étude, Louis Gill aborde une recherche pas- sionnante sur les sources des deux œuvres majeures, universellement connues : La Ferme des animaux et 1984. Sans doute est-il utile de rappe- ler que lors de son service armé en Birmanie, son biographe Bernard Crick relève sa distance ironique en- vers l’autorité et sa haine de ses ori- gines de classe (la basse moyenne bourgeoisie). Il découvre l’impérialis- me colonial anglais qu’il apprend à détester. Il « utilise ses expériences à des fins polémiques. » Ce curieux « gendarme », né au Bengale, élevé en CARRÉ ROUGE N° 38 / AVRIL 2007 / 55 L E C T U R E Angleterre, fréquente les bonzes, ap- prend le birman et le karen ! De fait, il s’est toujours senti du côté des oppri- més. A n’en pas douter, Orwell s’inscrit dans une tradition littéraire et poli- tique anglaise de spéculation uto- pique ou éthique [13] « Il a, à des de- grés divers, subi l’influence […] de Jack London, Herbert George Wells, Al- dous Huxley, Eugène Zamiatine, Ar- thur Kœstler et James Burnham. » (p. 129) Au-delà, Orwell était un in- dividu curieux, passionné de Swift, Dickens, Hazlitt, Dickens et Kipling (tout comme lui, ébloui par l’Indien- ne où il avait vu le jour). Au demeurant, l’amitié ne l’empêche nullement d’être lucide. Tout comme Artur London (ainsi que sa compagne Lise Ricol), qui jamais ne parvint à se détacher totalement de son emprein- te stalinienne, Arthur Kœstler, parti- culièrement dans Le Zéro et l’Infini, semblait fatalement accepter des vic- times asservies à leurs bourreaux. D’après Orwell, Kœstler (dont il était pourtant l’ami intime) exprimait une analyse « malheureusement empreinte de l’orthodoxie stalinienne du Front populaire » : « La grande faute de la quasi-totalité des auteurs de gauche depuis 1933 est d’avoir voulu être anti- fascistes sans être en même temps anti- totalitaires. En 1937, Kœstler l’avait compris mais il ne se sentait pas libre de le dire […] » (p. 134, 135). Il est certain que Le Meilleur des Mondes (1932) de Huxley (lui-même nourri probablement de l’ouvrage d’Eugène Zamiatine, Nous autres, écrit en 1923) a certainement des rapports avec l‘univers de Big Bro- ther. Mais l’expérience vivante et tra- gique de la guerre d’Espagne confère à 1984 la force de l’expérience, du vé- cu. Les procès de Moscou, les assassi- nats et la persécution de Nin et de ses camarades du POUM, la perversion des sociétés hitlérienne et stalinienne font que « l’utopie » n’est déjà plus fic- tion mais monstrueuse réalité. Le cas de James Burnham (ancien trotskyste nord-américain, passé à la réaction) est intéressant. Pour Burn- ham « les nouvelles sociétés seront constituées d’une oligarchie dominant une masse de demi-esclaves […] La marche vers cette forme de totalitaris- me est inéluctable et elle ne doit pas être combattue. Pour Burnham, le pou- voir de l’oligarchie repose toujours sur la force et le mensonge, ce qui a été une fois de plus confirmé, entre autres, par les agissements du président George Bush des États-Unis et du premier mi- nistre Anthony Blair de Grande-Bre- tagne » (p. 139) Ses thèses, d’après Louis Gill, sont apparemment inspi- rées du livre d’un militant socialiste indépendant, Bruno Rizzi, La Bureau- cratisation du Monde. Le collectivisme bureaucratique (juillet 1939) Au-delà des sources, Louis Gill montre à quel point ce débat entre de plain-pied dans nos interrogations. La domination du capital financier et de l’Impérialisme états-unien ne sont-ils pas déjà l’anticipation du cauchemar orwellien ? L’évolution de la Chine n’est-elle pas déjà cette société mons- trueuse imaginée par Rizzi et Burn- ham. La « novlang » de 1984, n’est-el- le pas le calque, l’anticipation, du « politiquement correct », de « la langue de bois » ou de la « pensée unique » de notre troisième millénaire ? C’est en cela que George Orwell pam- phlétaire satirique est toujours actuel. Comment ne pas être frappé par sa métaphore absurde comparative d’une « espèce de vache sans cornes ». Orwell ne croyait pas si bien dire : « Par le passé, toutes les tyrannies étaient tôt ou tard renversées, en rai- son de la nature humaine qui, en toute raison, désirait la liberté. Nous ne pou- vons être certains que la nature humai- ne ne varie pas. Il est peut-être tout aussi possible de fabriquer une espèce d’homme qui ne désire pas la liberté qu’une espèce de vache sans cornes. L’Inquisition a échoué, mais elle n’avait pas les ressources de l’État mo- derne. La radio, la censure de presse, l’éducation normalisée et la police se- crète ont tout modifié ». La Ferme des animaux constitue une satire féroce du système stalinien. Mais au-delà apparaissent les por- traits bien réels de l’optimisme de Trotsky et du cynisme de Staline (« Tous les animaux sont égaux, cer- tain plus que d’autres »). On perçoit la fibre sociale qu’il avait déjà dévelop- pée dans Le quai de Wigan à propos des conditions d’exploitation des mi- neurs. Derrière l’image d’un énorme cheval de trait conduit par un enfant de dix ans, Orwell voyait déjà la pos- sibilité de la révolte du cheval, s’il s’avisait de sa force. C’était pour Or- well l’image même de la puissance formidable du salariat, et pourtant in- capable encore de prendre conscien- ce de sa force face au capital [14]. Le projet d’écrire 1984 est mûrement réfléchi. George Orwell se retire dans l’Ile de Jura entre l’Écosse et l’Irlande en 1946. Deux ans après, en 1948 (inversion de 1984), le livre est ter- miné. C’est une fable satirique qui va avoir un énorme retentissement. Quand le tortionnaire demande à Winston Smith : « Combien de doigts ? […] et qu’il renâcle à répondre ce qu’il voit, ce qui est la vérité évidente, ma- thématique, que deux et deux font quatre, l’autre lui rétorque cynique- ment : “Si le parti dit qu’il n’y en a pas 4 mais 5, combien y en a-t-il ? » Cha- cun aura compris [15] Cependant, Orwell, et c’est tout le mérite du travail de Louis Gill, met toujours en rapport sa critique du to- talitarisme avec la lutte des classes. 56 / CARRÉ ROUGE N° 38 / AVRIL 2007 L E C T U R E L’écrivain britannique, avec une sorte d’obstination irréductible, dès 1933, avait partagé le sort des plus pauvres, des plus déshérités. Au moment où l’on nous ressert des « plats réchauf- fés » sur la misère et les sans-logis, le jugement d’Orwell nous apparaît en- core d’une clarté lumineuse dans sa critique radicale du travail salarié [16]. Concernant le totalitarisme et l’œuvre et la vie de George Orwell, Louis Gill ne pouvait éluder l’apport de Hannah Arendt [17] dans Les origines du totali- tarisme : « Fait à souligner toutefois, Arendt n’y fait aucune mention d’Or- well » (p. 151). Force est de constater pourtant que la philosophe alleman- de rejoint Orwell [18] sur bien des points, et en particulier sur la problé- matique du mensonge comme arme primordiale du système stalinien. Et de citer Victor Kravchenko : « Aucun communiste bon teint n’avait l’impres- sion que le parti “mentait” lorsqu’il préconisait publiquement une politique donnée et qu’il soutenait exactement le contraire dans le privé » (J’ai choisi la liberté, 1947, note en bas de pa- ge 157, Hannah Arendt, Le système totalitaire- les origines du totalitaris- me). Pourtant Louis Gill conclut son ouvra- ge par une interprétation lucide, et somme toute optimiste de la pensée d’Orwell. : « Le totalitarisme actuel, qui s’est infiltré dans nos vies de maniè- re tacite sous la forme d’une guerre non déclarée en s’imposant au nom des li- bertés individuelles et économiques, est celui de la soumission de toutes les composantes de la vie sociale au mar- ché et de la domination totale de l’indi- vidu par ses lois, de sa transformation en “homo œconomicus”, c'est-à-dire en individu pensant tout en termes écono- miques. Il n’entend permettre d’autre voie que l’adaptation à un mode unique de penser et d’agir qui enchaîne notre sort à la seule logique du profit privé, de la concurrence et de la loi du plus fort. “Y sommes nous condamnés ? “Ou est-ce évitable ? pour reprendre l’interrogation d’Orwell. Tout réside, comme il le croyait aussi, dans la capa- cité de la masse de la population à contrer une telle évolution et à organi- ser en conséquence sa cohésion et son action collective » (p. 158) L’ouvrage de Louis Gill a ceci de re- marquable qu’il aborde l’œuvre et la vie d’Orwell, en soulignant l’impor- tance de son expérience dans la révo- lution espagnole. D’habitude, la plu- part des critiques n’abordent cette question que de manière anecdo- tique. En faisant seulement référence à Hommage à la Catalogne. D’autre part, les notes très didactiques préci- sent des points qui, pour des non spé- cialistes de la période des années trente, sont loin d’être évidentes. Ce qui rend le livre accessible au plus grand nombre, et ce n’est pas un luxe. Orwell avait maintenu jusqu’à ses derniers jours un espoir dans la va- leur éthique de l’existence. On peut penser que La ferme des animaux ou 1984 ne sont que des fables sati- riques, on peut aussi les interpréter comme des témoignages d’un aussi grand poids que son Hommage à la Catalogne ou Le quai de Wigan. Il ne s’agit pas de science-fiction mais d’une réflexion politique engagée, re- fusant de se réfugier, au chaud, dans le « ventre de la baleine ». Cette marque au fer rouge de ses cama- rades tués ou torturés (comme son ami Georges Kopp à Barcelone) de- meure dans le personnage de Wins- ton Smith, le héros de 1984. Richard Rees, directeur de la revue littéraire où George Orwell avait fait ses premières armes, ami très proche de l’écrivain, s’en souvient non sans émotion : un être « si sûr, si sé- rieux… » A son avis, ce qui résumait le mieux la pensée d’Orwell tenait dans un petit poème, L’âme de cristal. Ces vers (« mais ce que j’ai vu dans ton visage, aucun pouvoir ne saurait t’en déposséder… »), ressemblent étrange- ment, comme en écho, aux senti- ments éprouvés par George Orwell à Barcelone : « C’était bien la première fois de ma vie que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière avait pris le dessus […] Il y avait la foi dans la révolution et dans l’avenir, l’impres- sion d’avoir débouché dans une ère d’égalité et de liberté. Des êtres hu- mains cherchaient à se comporter en êtres humains et non plus en simples rouages de la machine capitaliste… » « L’âme de cristal » « Ton nom et tes exploits Étaient déjà oubliés Avant que tes os Ne fussent desséchés Et le mensonge qui t’a tué Est enseveli Sous un mensonge Plus noir encore. Mais ce que j’ai vu Dans ton visage, Aucun pouvoir Ne saurait t’en déposséder. Jamais il n’a éclaté de bombe Qui puisse briser l’âme de cristal. » Notes 1- Pierre Broué et Emile Témime, La Révo- lution et la guerre d’Espagne, les Éditions de Minuit, Paris 1961. Pierre Broué, Staline et la Révolution - le cas espagnol - éd. Fayard, Paris, 1993. 2- Malheureusement, si l’on consulte les derniers écrits ou propos d’Artur London et de sa compagne Lise Ricol, les vieilles œillères staliniennes n’ont guère changé. Le CARRÉ ROUGE N° 38 / AVRIL 2007 / 57 L E C T U R E
Docsity logo


Copyright © 2024 Ladybird Srl - Via Leonardo da Vinci 16, 10126, Torino, Italy - VAT 10816460017 - All rights reserved