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eCrits sUr L'art D'ANDRÉ MALRAUX ... (MALRAUx, André. La Tête d'Obsidienne. Paris: Galli- ... conçoit Malraux, est-il proprement un Musée de l'Imaginaire.

Typologie: Notes

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

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Télécharge Jean-Pierre zarader et plus Notes au format PDF de Arts sur Docsity uniquement! JEAN-PIERRE zARADER | La sculpture africaine dans les Ecrits sur l’art 301 la sculpturE africainE dans lEs eCrits sUr L’art d’andré malraux Jean-Pierre zarader Cette logique qui lie la répétition à l’altérité. Jacques Derrida La métamorphose que subit le masque lorsqu’il entre au musée efface la sorcellerie, n’efface pas son empreinte. André Malraux Ce qui se joue à propos de l’art africain, et notamment des fétiches qui occupent une si grande place dans les Ecrits sur l’art, c’est la tension – la relation agonistique – entre formes et forces. Dans l’annexion des œuvres réfractaires – au premier rang desquels les fétiches –, c’est l’identité du Musée Imaginaire qui est en jeu et c’est la notion même de métamorphose qui est interrogée. C’est ce qu’avait bien perçu Picasso, et c’est aussi ce que Braque, selon lui, n’avait pas perçu (aux dires de Jacqueline rapportés par Malraux dans La Tête d’Obsidienne):* “Picasso seul, lorsqu’il découvrit le Musée du Trocadéro, ressentit leur caractère magique, indifférent à ses amis.”* Picasso lui-même, dans le dialogue imaginaire de La Tête d’Obsidienne, récusant le rapprochement si souvent établi – y compris par Malraux1 – entre cubisme et sculpture africaine, in- siste sur cette distinction: On parle toujours de l’influence des Nègres sur moi. Comment faire? […] Leurs forme n’ont pas eu plus d’influence sur moi que sur Matisse. Ou Derain. Mais pour eux, les masques étaient des sculptures comme les autres […] Les masques, ils n’étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses ma- giques […] ils étaient des intercesseurs, je sais le mot en français depuis ce temps-là. Contre tout; contre les esprits inconnus, me- naçants. Je regardais toujours les fétiches. J’ai compris: moi aussi je suis contre tout.* Quand on sait l’importance du “Non” chez Malraux – du re- fus d’Antigone à l’art comme anti-destin –, et son souci constant d’interroger le mystère, on mesure l’intérêt de ces quelques lignes 1 “L’anguleuse parenté du cubisme avec l’art nègre est manifeste” (L’Intemporel: 259). * (MALRAUx, André. La Tête d’Obsidienne. Paris: Galli- mard, 1974: 20. Traduction brésilienne à paraître, Edson Rosa da Silva.) * ( M A L R AU x , A n d r é . L’Intemporel. Paris: Galli- mard, 1976: 244.) (MALRAUx, André. La Tête d’Obsidienne: 17-18.) 302 ALEA VOLUME 13 NÚMERO 2 JULHO-DEzEMBRO 2011 et l’affinité profonde qui unit Malraux, Picasso et la sculpture afri- caine. Ce n’est pas un hasard si Picasso en arrive, dans certains ta- bleaux (Chapeau bleu, Enfant à la langouste, Femme à l’artichaut), “œuvres limites” annonçant les Tarots, à évoquer ce que Malraux nomme un “Ordre de la distorsion”.* L’expression exprime à elle seule cette tension agonistique héritée des sculpteurs africains et que l’on retrouve dans les dernières toiles de Picasso. Ce qui ne renvoie pas simplement, comme on est souvent tenté de l’affirmer un peu vite, à un affrontement plus ou moins nietzschéen entre l’apollinien et le dionysiaque: cet “Ordre de la distorsion” dit à la fois l’harmo- nie et la destruction de l’harmonie, la forme et la force – voire la violence – qui tend à la détruire, mais qui ne peut véritablement tendre à la détruire, artistiquement,2 qu’en devenant elle-même forme. Comprenons bien la question qui se pose ici: peut-on par- ler d’une “relève” (Aufhebung) au sens que Hegel donne à ce terme, c’est-à-dire, pour le dire un peu vite, d’une négation qui serait en même temps un dépassement et un achèvement? On peut, bien sûr être tenté de le faire et certains textes malruciens vont manifeste- ment dans ce sens puisque “tout finit au Musée Imaginaire”* et que, comme aime à le répéter Malraux, “à la fin, c’est toujours la méta- morphose qui gagne”.* Mais on peut aussi, et contradictoirement, affirmer que ce qui – dans les textes consacrés aux fétiches – tente de se dire est l’impossibilité de toute “relève”, la perte de l’harmo- nie et l’impossibilité d’une belle totalité – ce qui inscrit Malraux, et de manière radicale, dans la pensée contemporaine. Au fond, c’est le devenir forme d’une force – la métamorpho- se de la force en forme – que soulignent l’art africain et les Tarots de Picasso. Mais comme cette formule vaudrait pour toute œuvre d’art et pour toute création, il faut ajouter que ce devenir-forme, cette métamorphose, est inachevée et inachevable. Non pas, ou non pas seulement, parce que toute métamorphose est soumise à l’his- toire et que l’histoire de l’art et des métamorphoses comme toute histoire est révisionniste et s’écrit au présent: “Entre Corneille et 2 La précision est bien sûr essentielle: toute création est rupture et révolte (que ce soit contre la Création ou contre les formes héritées des grands maîtres, voi- re, comme chez Picasso, contre ses propres formes et son propre style), mais el- le se fait au bénéfice de l’art: Breton, comme Lautréamont, “finira dans la Pléia- de”. Quant à la révolte contre l’art, qui loin de nourrir l’art, n’est qu’une néga- tion de l’art, Malraux l’a stigmatisée dans La Tête d’Obsidienne (pp. 75-80). La révolte d’un artiste, aussi radicale soit-elle, reste une révolte d’artiste, au sens où Malraux parle d’une biographie d’artiste – une “faculté transformatrice.” (Les Voix du silence: 418.) * (Ibidem: 99.) * ( M A L R AU x , A n d r é . L’Intemporel: 300.) * (Ibidem: 362.) JEAN-PIERRE zARADER | La sculpture africaine dans les Ecrits sur l’art 305 opposition au surréalisme et à Breton – à inscrire l’Afrique, et no- tamment la sculpture africaine, dans une relation complexe avec l’Occident. D’abord un rapport de continuité avec l’histoire de la création telle qu’il la conçoit: comme conquête de la liberté, du “droit à l’arbitraire”. L’un des axes de la pensée malrucienne est en effet la conquête, par l’art, de son autonomie, et celle-ci peut s’en- tendre en un double sens: autonomie à l’égard des surmondes aux- quels l’art, dans le passé, a cru être subordonné: le sacré (pour le sur- naturel) et la beauté (pour l’irréel); autonomie à l’égard du spectacle que l’œuvre était censée représenter – et c’est bien sûr en ce dernier sens que la sculpture africaine est proprement contemporaine: elle permets aux artistes du XX° siècle de découvrir en elle cette liberté ou ce droit à l’arbitraire qu’ils recherchaient et qui nous apparaît comme l’une des fins de la création artistique. Ensuite, et contra- dictoirement, c’est dans un rapport de discontinuité que Malraux va penser le rapport de la sculpture africaine à l’Occident, dans la mesure même où la sculpture africaine, et notamment le fétiche, constitue une mise en question du Musée Imaginaire et de la vo- lonté d’annexion qui caractérise l’Occident – occupant ainsi une place à part et fondamentale dans les Ecrits sur l’art. On mesure donc la distance qui sépare Malraux de la plupart des penseurs du vingtième siècle (Carl Einstein mis à part7) quant à la fascination qu’exercent ces objet sans nom venus d’ailleurs. De quel ailleurs? Evoquer le rôle, évidemment fondamental, de la colonisation et de son indissociable revers, la décolonisation, ne suffit pas. Car le problème reste entier: s’agit-il d’un ailleurs dans l’espace ou dans le temps, voire dans les profondeurs de la psy- chè? Ces primitifs, ces peuples qu’on appelle primitifs, fascinent le grand public, pour qui éloignement dans l’espace et éloignement dans le temps finissent par se confondre, et qui se presse aux ex- positions, notamment à l’Exposition Universelle de 1889 – avec sa partie “Exposition coloniale” – et à celle de 1900, toutes deux nous avons ressuscitées». C’est dire que cette figure ne fait pas véritablement par- tie du Musée Imaginaire: elle est là comme figuration de l’éphémère, c’est-à-dire comme ce contre quoi se dresse toute création, ce contre quoi se dresse le Mu- sée Imaginaire lui-même... 7 Carl Einstein mis à part? Oui et non. Oui, bien sûr, au sens où il fut l’un des premiers à reconnaître à ces objets, aussi bien africains que océaniens, un statut d’œuvre d’art à part entière. Non, cependant, car l’essentiel pour Einstein est de souligner le traitement plastique – et non pas pictural – de l’espace et de la tridi- mensionalité, alors qu’il s’agit pour Malraux de déterminer la place et le rôle de ces œuvres dans le Musée Imaginaire et dans notre monde-de-l’art. 306 ALEA VOLUME 13 NÚMERO 2 JULHO-DEzEMBRO 2011 à Paris. Oswald Spengler (Le Déclin de l’Occident est écrit avant la guerre, mais la première partie ne fut publiée qu’en 1918) s’inscrit dans ce courant d’intérêt pour ces civilisations si différentes de la civilisation occidentale. Mais alors que le grand public, ethnocen- trisme aidant, refuse de considérer ces peuples comme «civilisées», Spengler souligne l’hétérogénéité des cultures et il critique l’eth- nocentrisme avec lequel, par une forme de projection, nous pré- tendons pouvoir comprendre ces civilisations et ressentir ce que ces étranges étrangers ressentent. Ce n’est pas que Spengler refuse cette méthode de l’empathie (Einfühlung) et l’idéal qu’elle véhicu- le, mais il s’applique à souligner la distance qui nous sépare de ces civilisations autres pour mieux souligner l’effort que nous avons à fournir, la tâche qui nous attend, si nous voulons vraiment essayer de ressentir ce qu’ «ils» ressentaient. Mais, précisément, l’intérêt de Malraux n’est pas là. Je serais tenté de dire, en forçant bien sûr la note, qu’il ne s’intéresse pas aux hommes, et pas beaucoup plus aux cultures: il pense, à l’encontre de Spengler et dans une affinité profonde avec le dernier Walter Ben- jamin, l’auteur des Thèses “sur le concept d’histoire”, que l’empathie est une illusion et que nous sommes sans doute condamnés à ne rien connaître – à ne rien pouvoir partager – des sentiments que pouvaient éprouver ces hommes appartenant à des cultures dont l’ethnologie, alors naissante, ne nous transmet qu’une vision sans doute assez éloignée de ce que pouvait être la réalité. La désinvolture avec laquelle il invoque Marcel Griaule (parenthèse et point d’inter- rogation), à propos de la philosophie des Dogons, est révélatrice: “ […] nous ne soumettons pas celle [l’admiration] que nous éprou- vons devant les masques kanaga à la philosophie dogon, transmise ( ?) par Griaule, inconnue avant la guerre de 1914 ”.* A l’encontre d’une opinion très largement répandue, y compris chez les “malru- ciens”, il faut affirmer que la diversité des cultures n’est pas ce qui est au cœur de la réflexion de Malraux, notamment dans les Ecrits sur l’art. Il le souligne lui-même lorsqu’il insiste sur la nécessité de distinguer entre ces trois ordres que sont les Etats, les cultures et les œuvres d’art – et cela relativement à la notion même d’héritage comme métamorphose: Et d’écarter d’abord la galéjade par laquelle les cultures sont dans un pugilat permanent, à la façon des Etats. [...] Il y a des conflits poli- tiques irréductibles; mais il est absolument faux que les conflits de * ( M A L R AU x , A n d r é . L’Intemporel : 261.) JEAN-PIERRE zARADER | La sculpture africaine dans les Ecrits sur l’art 307 cultures soient irréductibles par définition. Il arrive qu’ils le soient de la façon la plus grave, il arrive qu’ils ne le soient nullement.* Cette affirmation est fondamentale car elle isole – comme une expérience cruciale – l’objet qui est au cœur de l’intérêt que les ci- vilisations étrangères, et notamment la civilisation africaine, exer- cent sur lui: les œuvres d’art.8 C’était partir de bien loin, pourrait-on m’objecter, pour en arriver à ce qui nous intéresse: le rapport de Malraux et de la sculp- ture africaine. Et pourtant ce long préambule était nécessaire car ces œuvres d’art, qui constituent l’objet propre de sa réflexion, ne vont pas intéresser Malraux en tant qu’expression d’une culture ou d’une civilisation, dont souvent nous ne savons rien et dont par- fois, ce qui est peut-être pire, nous croyons savoir quelque chose grâce à une ethnologie alors balbutiante. Malraux prend ainsi ses distances avec une vulgate hégélienne, plus ou moins mise à la mo- de par Taine et en tout cas encore très vivace chez lui. Si une épo- que ne produit pas ses œuvres d’art comme un pommier produit ses fruits9 – selon l’image même utilisée par Malraux pour dénon- cer une approche matérialiste ou étroitement sociologique de la création artistique – cela vaut également pour la civilisation afri- caine: celle-ci – pour autant qu’on puisse parler d’elle au singulier – ne produit pas ses sculptures comme un pommier ses pommes. La notion d’expression10 n’est donc pas pertinente pour l’étude de la création artistique. Elle ne le serait – mais c’est bien contre cela que Malraux ne cesse de se battre – que si l’on confondait création et production, réduisant la première à la seconde. Le regard que porte Malraux sur les œuvres d’art, et notamment sur la sculpture africaine, est donc d’emblée un regard qui se distingue du regard ethnologique. Sommes-nous ici en présence d’un traitement qui serait propre à la sculpture africaine? Pas totalement, si l’on veut bien se souvenir de la critique adressée par Malraux à l’Université: celle-ci, comme il l’affirme explicitement dans L’Homme précaire et la littérature,* enseigne non la littérature, mais son histoire. Ce 8 Ce sont elles que Malraux désigne lorsqu’il écrit: “et le problème qui se pose, c’est précisément de savoir ce qui assure la transcendance partielle des cultures mortes.” (Ibidem: 278.) 9 “On a cru qu’une époque produit son art, comme un pommier ses pommes” (MALRAUX, A. L’Intemporel: 275.) 10 Les fétiches, au même titre que les idoles, la Majesté d’Eléphanta, le Tympan de Moissac ou le Shigémori de Takanobu, “appartiennent à des arts d’accession, non à ceux que nous appelons arts d’expression.” (Ibidem: 282.) * (MALRAUx, André. Post- face aux Conquérants. In: Oeuvres complètes I: 273- 274.) * (MALRAUx, A. L’Homme précaire et la littérature: 7.) 310 ALEA VOLUME 13 NÚMERO 2 JULHO-DEzEMBRO 2011 peut-on dire qu’il a approfondi le lien entre ce refus de toute em- pathie et l’universalité même du langage de l’art. Qu’on y adhère ou pas – et on peut en effet critiquer Malraux sur ce point – c’est bien là sa thèse et le fondement de son universalisme. Les cultures ne sont que des idiomes ou des dialectes, seul le langage de l’art est universel ou promesse d’universalité – en témoigne l’émotion que nous éprouvons en présence de ces formes. Là est peut-être le talon d’Achille de la pensée malrucienne: un “nous” qui se veut univer- sel, résultat de l’histoire, une sorte de fin de l’art et de l’histoire de l’art, héritier en plus d’un sens de la conception hégélienne, mais dont nous savons – et Malraux le savait déjà – qu’il n’est sans doute lui-même qu’une figure historique et comme telle transitoire. Mê- me s’il n’en traite nulle part explicitement, certains textes montrent que Malraux a été conscient de ce problème: “le Musée Imaginaire n’a pas envahi le monde, apporté par les conquérants: il l’a conquis parce que son émancipation de la beauté, et même de la culture, le chargeait de la promesse d’un langage universel. Le Musée Ima- ginaire, provisoirement, c’est l’Occident.”* Ce «provisoirement», qui pourrait ne pas être dépourvu d’une certaine arrogance occi- dentale, est en même temps la marque d’une faille au sein même de la maîtrise qui caractérise le Musée Imaginaire et l’Occident – et à tout le moins d’une interrogation. Quoi qu’il en soit de cette question de l’universel, et de l’émo- tion que nous éprouvons en présence de ces formes, il faut souligner qu’on ne peut – notamment dans le cas de la sculpture africaine – parler de pures formes. Car ces formes, précisément, sont impures. Impures – d’une impureté magistrale pourrait-on dire – au sens où quelque chose en elles résiste à leur annexion par le Musée Ima- ginaire. Malraux est si conscient de l’importance de ce problème qu’il y revient plusieurs fois (sans même parler des innombrables passages consacrés aux génies réfractaires) et avec un léger tremblé dans l’écriture, comme si la saisie adéquate de l’idée se dérobait. Car Malraux affirme bien que les sculptures africaines entrent au Musée Imaginaire sans y perdre leur sauvagerie: “Bien que le fer- ment européen l’ait ressuscité parmi d’autres chefs-d’œuvre, il [le Shigemori de Takanobu] entre au Musée Imaginaire sans y perdre son recueillement, comme les sculptures sauvages y entrent sans y perdre leur sauvagerie”,* mais il lui arrive d’être plus précis et d’uti- liser les termes d’aura* ou d’empreinte, car ce que les sculptures sau- vages ne sauraient perdre, c’est l’empreinte de cette sauvagerie: “La * (MALRAUx, André. La Tête d’Obsidienne: 208-209.) * (Ibidem: 192.) * (MALRAUx, André. Les Voix du silence: 64.) JEAN-PIERRE zARADER | La sculpture africaine dans les Ecrits sur l’art 311 métamorphose que subit le masque lorsqu’il entre au musée efface la sorcellerie, n’efface pas son empreinte: le fétiche le plus géomé- trique ne devient pas une sculpture cubiste.”* C’est dire que leur métamorphose – la métamorphose des “sculptures sauvages” en œuvres d’art – n’est pas seulement inache- vée, elle est inachevable – et que cet inachèvement même est consti- tutif, du moins pour partie, de l’émotion qu’elles nous procurent, de ce que Malraux nomme leur présence. L’ontologie de l’œuvre d’art serait donc ici, dans le cas des fétiches, une hantologie (j’em- prunte ce terme à Jacques Derrida): l’œuvre est hantée par le fan- tôme de ce qu’elle fut, de cette origine dont elle a été séparée et dé- livrée, mais qui revient sous forme de fantôme ou d’empreinte. Il y a là une appropriation,12 par Malraux, de la notion d’aura telle que l’entendait Walter Benjamin. Et se joue là quelque chose d’essentiel. Car c’est précisément cette trace de ce qu’elles furent, cette aura ou cette empreinte, cette forme d’échec de la métamorphose – d’une métamorphose totale, achevée, synonyme d’harmonie esthétique – qui fait de ces sculptures non seulement des œuvres exorbitantes, mais, en tant que telles, des œuvres sans lesquelles le Musée Ima- ginaire ne serait pas ce qu’il est et n’aurait peut-être pas été conçu. Affirmation qui peut paraître excessive, mais qui est parfaitement fondée si on accepte de lire avec rigueur les textes de Malraux. Sans doute doit-on reconnaître que cette empreinte – survivance sur le mode de l’absence de ce qui fut présent – vaut pour toutes les œu- vres du surnaturel et donc pour une sculpture romane ou pour un crucifix gothique comme pour un fétiche. Mais les fétiches, par la force même dont ils sont habités, parce qu’ils touchent à “la face obscure de l’homme et du monde”, à ce que Malraux répugne à ap- peler la magie, résistent plus que toute autre création à la réduction au seul domaine esthétique (au passage pur et simple de la valeur cultuelle à la valeur d’exposition, pour reprendre les catégories de Benjamin): “Nous pouvons dire, à la rigueur, que la magie […] se métamorphose en art; en aucun cas, que nous les confondons avec 12 Je prends ce terme au sens de Derrida: lorsqu’il parle d’exappropriation, il pos- tule qu’un texte, ou un terme, appartient en propre à un auteur mais qu’en même temps celui-ci, qui n’a pas le monopole du sens, désire en être exproprié, ce qui seul peut permettre la survie du texte. C’est toute la logique de l’itérabilité, d’une “répétition dans l’altérité”, qui est ici à l’œuvre – comme dans la notion malru- cienne de métamorphose. Le concept d’aura, que Malraux emprunte à Benjamin, en transformant sensiblement son sens, survit ainsi dans les Ecrits sur l’art. * (MALRAUx. André. Préfa- ce à “Chefs-d’œuvre de l’art primitif”. In: Oeuvres Com- plètes, V Paris: Gallimard, 2004: 1216.) 312 ALEA VOLUME 13 NÚMERO 2 JULHO-DEzEMBRO 2011 une volonté exclusivement esthétique.”13* En ce sens, je l’ai mon- tré ailleurs, ils sont à la marge du Musée Imaginaire, ils le mettent en question, sinon en péril, et c’est précisément ce qui différencie le Musée Imaginaire d’un musée quelconque, possèderait-il en lui un “cabinet de curiosités”, ou un “département de cessions”. On doit même affirmer que c’est en un double sens que la sculpture africaine est à la marge du Musée Imaginaire: au niveau anthropologique, d’abord, parce qu’elle touche à “la face nocturne de l’homme”* et du monde, qu’elle “suggère un chemin” vers l’im- mémorial et “sculpte le mystère”;* au niveau logique, ensuite, parce qu’elle met en question le Musée Imaginaire, au même titre que les dessins d’enfants, de fous, ou les ready-made de Duchamp. Et les deux niveaux se confondent si peu que Malraux les oppose parfois, ce qui est bien une façon de les distinguer, car dans le ready-made la dimension anthropologique (ou métaphysique, si l’on veut) est absente: “Mais le jury du Musée imaginaire est orienté, lui aussi, parce que la métamorphose du sèche-bouteilles en sculpture, des pierres précieuses en tableaux, est loin de nous atteindre à la pro- fondeur où nous atteint la métamorphose des fétiches en œuvres d’art”.* C’est qu’à ce second niveau se joue une interrogation qui excède de toute évidence le domaine esthétique, interrogation qui est, selon Malraux, à la fois immémoriale et contemporaine, et qui n’est autre que notre rapport au sacré. Prenant ses distances avec la définition du sacré comme “tout autre”, due à Rudolf Otto, qui installerait l’homme dans un état de séparation ou de soumission absolue à l’absolu, Malraux va insister sur le rôle d’intercesseur que la sculpture africaine, précisément parce qu’elle est “le surnaturel à l’état pur”, peut jouer dans notre rapport au “mystère”: La profondeur de l’art africain est moins ce qui nous échappe sans recours, l’insondable Majesté à quoi répond la prosternation,14 qu’une approche de notre élément secret et inaccessible, une com- munion avec lui […] Le surnaturel sauvage, au contraire, suggère un chemin, fût-il menaçant; car vers l’immémorial, vers la caverne, le plus sinistre fétiche est un intercesseur. Le contraire du ciel étoi- 13 Ce refus d’une réduction de la création artistique à une volonté exclusivement esthétique – refus qui fonde l’opposition à Maurice Denis – est affirmé dès Les Voix du silence: «Un grand artiste qui ne connaîtrait, outre les œuvres contempo- raines, que les qualités spécifiquement plastiques des œuvres du passé, serait le type supérieur du barbare moderne: celui dont la barbarie ne se définit plus par le refus de la cité, mais par le refus de la qualité humaine». 14 Comment s’étonner d’une telle position – refus de la prosternation – chez Ma- lraux qui définit l’art comme un “anti-destin”. * (Ibidem.) * (MALRAUx. André. Préfa- ce à “Chefs-d’œuvre de l’art primitif”. In: Oeuvres Com- plètes, V: 1217.) * ( M A L R AU x , A n d r é . L’Intemporel: 279.) * (MALRAUx, André. Oeu- vres Complètes, V: 938.) JEAN-PIERRE zARADER | La sculpture africaine dans les Ecrits sur l’art 315 d’être posée, même si la réponse n’est pas simple et si la question est sans doute condamnée à demeurer ouverte. Au terme de cette brève approche des rapports de Malraux et de l’art africain, comment conclure? Peut-être en soulignant qu’il serait possible, mais vain, de tenter de faire l’inventaire de tous les textes dans lesquels Malraux traite de la sculpture africaine. Ce- la serait certes possible. Il faudrait procéder méthodiquement: les grands textes d’abord, parties ou chapitres de certains livres, les passages plus brefs ensuite, minuscules blocs parfois insérés dans un contexte qui n’est pas celui de l’art africain. Fraternité des œu- vres oblige: de tels passages montreraient, en quelque sorte en ac- te, la méthode de Malraux et l’étroite corrélation entre méthode et doctrine puisque c’est le contenu même de sa pensée qui conduit Malraux à ces rapprochements dans l’espace et le temps, ces téles- copages qui lui ont été si souvent reprochés. Mais cela serait vain, parce que cela donnerait une fausse image de l’importance de l’Afri- que dans les Ecrits sur l’art. Car celle-ci n’est pas présente dans les seuls passages dans lesquels Malraux l’invoque: elle est au fonde- ment même de ces écrits et les traverse de part en part, à tel point que sans elle – et notamment sans la sculpture africaine – les Ecrits sur l’art eux-mêmes n’existeraient sans doute pas et les concepts qui sont au cœur de ces écrits (Musée Imaginaire, annexion, métamor- phose, surnaturel) n’auraient pu être forgés. Pour ne rien dire des concepts en apparence, mais en apparence seulement, plus indé- pendants de l’art africain: beauté, ressemblance, imitation, liber- té, arbitraire.17 Pour ne rien dire non plus des concepts qui sont si étroitement liés à l’art africain qu’ils se confondent presque avec lui: sacré, empreinte, sauvagerie, arts d’accession opposés aux arts d’expression, et bien sûr les notions fondamentales de clôture et d’ouverture des mondes de l’art: “Les œuvres d’art étaient religieu- ses, belles (idéalisées) ou raffinées. Dans ce monde clos, comment un masque nègre fût-il devenu une œuvre d’art? Aussi ne l’est-il devenu que lorsque ce monde cessa d’être clos.”* Car la sculptu- re africaine, comme toute œuvre mais plus que toute œuvre, n’est pas seulement métamorphosée, accueillie ou annexée par le Mu- sée Imaginaire, elle transforme et métamorphose celui-ci: “Pour que le masque Kanaga se métamorphose en œuvre d’art, il faut 17 Le rôle de l’arbitraire dans la sculpture africaine et l’importance que cette no- tion a pu jouer – précisément par la médiation de cette sculpture – dans l’histoire de l’art telle que l’entend Malraux mériterait, à lui seul, une étude séparée. * ( M A L R AU x , A n d r é . L’Intemporel: 246.) 316 ALEA VOLUME 13 NÚMERO 2 JULHO-DEzEMBRO 2011 que se métamorphose insensiblement le domaine de références qui va l’annexer. Et il y contribue.”* Notons qu’il y a là, dans le texte imprimé, un double alinéa, qui isole l’affirmation «Et il y contri- bue»: comme si Malraux, anticipant le débat contemporain entre structure et événement – débat qui vise, contre certains excès, à rappeler l’importance de l’événement – avait voulu isoler l’événe- ment et souligner son importance dans la structure. Et pour souli- gner la rupture que la découverte de la sculpture africaine instaure dans l’histoire de l’art, Malraux affirme explicitement que “les pro- blèmes [de la création] différés cessent de l’être lorsque l’art nègre entre en jeu”.* Si le début du siècle – avec Guillaume Apollinaire et Carl Einstein – avait œuvré pour faire admettre les œuvres afri- caines comme des œuvres d’art à part entière, il revient à Malraux d’en avoir fait l’élément dynamique – le négatif – de notre monde de l’art et du Musée Imaginaire. Le dernier mot sera laissé à Malraux pour souligner l’impor- tance de cette notion de “langue” propre aux fétiches qu’il leur re- connaît, et qui permet de récuser l’assimilation si souvent faite en- tre la sculpture africaine et l’archaïque ou le primitif, voire le pré- historique, la réduction de la première aux seconds: “Le fétiche ne balbutie pas la langue des formes humaines, il parle la sienne: les plus proches deviendront ses traductrices.”* Jean-Pierre Zarader Professor “agrégé” de filosofia. Autor de Malraux ou la pensée de l’art (Paris: Ellipses, 1998) e de um Vocabulaire de Malraux (Pa- ris: Ellipses, 2001). Publicou ainda: Philosophie et cinéma (Paris: Ellipses, 1997), Robinson philosophe: Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier, un parcours philosophique – suivi de “Le philoso- phe aux images”, um entretien avec Michel Tournier (Paris: Ellipses, 1999), Matrix, Machine Philosophique (em colaboração com Alain Badiou, T. Benatouil, E. During, P. Maniglier, D. Rabouin, Paris: Ellipses, 2003) e Lectures de Sartre (em colaboração com Philippe Cabestan, Paris: Ellipses, 2011). Résumé Qu’advient-il du sacré dans notre monde profane? Partant de la scè- ne mythique dans laquelle Picasso, au musée du Trocadéro, ressent le caractère magique des masques, Malraux s’interroge sur la relation agonistique qui existe entre formes et forces. Contre la vulgate qui * (Ibidem: 252.) * (Ibidem: 242.) * (Ibidem: 245.) Mots-clés: Malraux; Picasso; sculpture africaine; musée. JEAN-PIERRE zARADER | La sculpture africaine dans les Ecrits sur l’art 317 tend à voir dans l’esthétique une relève du sacré – ce qui conduirait à une clôture dans l’immanence –, peut-être doit-on tout à la fois refuser l’illusion d’une empathie et affirmer le caractère inachevable de la métamorphose des fétiches en œuvres d’art – inachèvement que Malraux désigne par les termes d’empreinte ou d’aura. Recebido em 15/08/2011 Aprovado em 05/09/2011 Resumo Que acontece com o sagrado em nosso mundo profano? Par- tindo da cena mítica na qual Pi- casso, no museu do Trocadéro, sente o caráter mágico das más- caras, Malraux interroga-se so- bre a relação agônica que existe entre formas e forças. Contra a vulgata que tende a ver na esté- tica um sucedâneo do sagrado - o que conduziria a um fecha- mento na imanência - , talvez devêssemos, ao mesmo tempo, recusar a ilusão de uma empa- tia e afirmar o caráter inacaba- do da metamorfose dos fetiches em obras de arte - inacabamento que Malraux designa pelos ter- mos de empreinte (marca) ou de aura (aura). Abstract What happens with the sacred in our profane world? Inspired by the mythical scene in whi- ch Picasso, at the Trocadéro museum, feels the magic cha- racter of the masks, Malraux wonders about the agonic re- lationship between forms and forces. Against the common perception which tends to see in the aesthetic a substitute for the sacred – which would lead to a closure in immanence –, perhaps we should, at the same time, refuse the illusion of em- pathy and affirm the unfinished character of the metamorphosis of fetishes into works of art – in- completeness designed by Mal- raux by the terms of empreinte (imprint) or aura (aura). Palavras-chave: Malraux; Picasso; escultura africa- na; museu. Keywords: Malraux; Picas- so; african sculpture; mu- seum.
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