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L'angle journalistique., Examens de Communication

L'angle journalistique. Usages identitaires d'une technique et d'un concept en journalisme local. Pierre YACGER. Mémoire de master.

Typologie: Examens

2021/2022

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Télécharge L'angle journalistique. et plus Examens au format PDF de Communication sur Docsity uniquement! L'angle journalistique. Usages identitaires d'une technique et d'un concept en journalisme local. Pierre YACGER Mémoire de master Sous la direction de : Denis RUELLAN 2009 - 2010 Remerciements Mes remerciements vont à tous les journalistes qui ont accepté ma présence ou se sont prêtés au jeu des entretiens, et surtout à Colette David, Stéphane Vernay et Paul Goupil pour leur aide précieuse. Merci à Denis Ruellan, pour ses conseils et ses encouragements. A Florence Le Cam et Roselyne Ringoot, également, qui me donnent goût au monde de la recherche. Enfin, je souhaite remercier à Clara pour le temps consacré à la relecture de ce travail, et pour mille autres choses encore... L'angle journalistique Pierre YACGER Introduction Les discours sur le journalisme prolifèrent. Il y a, bien sur, les discours critiques qui sont probablement aussi vieux que le journalisme lui-même : dans Bel Ami déjà, Maupassant reprochait au journalisme d'être un tremplin pour les ambitieux plutôt qu'un vrai métier. Il y a également les discours savant qui se sont multipliés, ces dernières années. Pour des sociologues, des politistes, des économistes et des historiens, le journalisme est devenu un champ d'étude à part entière. Autant de discours mus par une même volonté de connaître, de comprendre ce qui caractérise cette activité. Qu'est-ce que le journalisme ? Qu'est-ce qui distingue – ou devrait distinguer - cette activité de production de discours d'autres activités ? Comment travaillent les journalistes ? Pour répondre à ces interrogations fondamentales, on analyse les pratiques professionnelles, l'histoire et la composition du groupe ainsi que les discours de presse. Dès lors, les réponses apportées varient considérablement d'un auteur, d'une perspective à l'autre. D'autant que le journalisme lui-même évolue avec le temps. Nombre des approches sociologiques ont toutefois en commun de mettre l'accent sur les techniques. Probablement parce que les journalistes eux-mêmes ont produit de nombreux discours sur trois grandes compétences à maîtriser pour être un bon journaliste : l'éthique, le talent et les techniques de recueil et de mise en forme de l'information. Selon les lieux et les moments, ce sera l'un ou l'autre de ces pôles qui sera plus valorisé. Toutefois, il convient de noter que si la légitimation par la déontologie ou le talent trouvent leur origine dans les deux espaces sociaux qui ont vu naître le journalisme : le politique et la littérature; les techniques de travail, elles, seraient spécifiquement journalistiques dans la mesure où elles auraient été inventées dans les rédactions et pour les journalistes. Ainsi, les techniques d'écriture et de collecte de l'information joueraient un rôle central dans la caractérisation du journalisme, puisqu'elles représenteraient la part de sa définition qui lui appartient en propre. Cette définition du professionnalisme par les compétences rejoint en partie la 2010 5/136 L'angle journalistique Pierre YACGER définition des professions élaborée par la sociologie fonctionnaliste. Pour ce courant théorique, une profession se caractérise par quatre critères. D'abord elle détient le monopole sur l'activité : ainsi seuls des professionnels peuvent exercer la médecine ou appartenir à la magistrature. Ensuite, elle n'est accessible que sous certaines conditions (diplôme, concours, etc.). Elle dispose également de valeurs et d'une éthique clairement affirmées et qui possèdent un rôle contraignant dans la mesure où il existe des institutions en charge de leur respect, tels les ordres professionnels. Enfin, une profession est un groupe social « pour soi » dirait Marx, c'est-à-dire que ses membres s'identifient au groupe et travaillent à le faire exister. Pour les sociologues fonctionnalistes, les professions ont une raison d'être. Elles sont indispensables au bon fonctionnement de la société, dans la mesure où leur existence garantit que les activités sociales les plus délicates (santé, justice, etc.) seront pratiquées de manière efficiente. Que des institutions soient autorisées à scruter les qualifications, les compétences et l'éthique des personnes prétendant exercer l'activité est alors considéré comme un moyen légitime de contrôle et de rationalisation des activités les plus cruciales. Et l'information ? Possède-t-elle une fonction si cruciale que le groupe de ceux qui s'en chargent puisse demander à être reconnu comme une profession ? Dès lors que l'on associe information et démocratie, la réponse est positive. Or, c'est ce qu'ont fait nos sociétés depuis le dix-huitième siècle au moins. Géraldine Muhlmann, qui a travaillé sur le journalisme d'un point de vue de philosophie politique résume bien les arguments au service de cette thèse: « la démocratie exige, précisément, que les conflits soient représentés, mis en scène, exprimés symboliquement […] Le journalisme doit son existence même à cette exigence de représentation qui est à la source du projet démocratique1 .» Partageant cette conception, nombre de sociologues anglo-saxons se sont alors attachés à analyser le journalisme au prisme de la théorie fonctionnaliste afin de comprendre si, effectivement, l'activité d'informer était monopolisée et régulée. La tâche du sociologue est ici de mesurer, d'évaluer et de juger le degré de professionnalisme2 auquel sont parvenus ceux qui 1 Muhlmann G., Le Regard du journaliste en démocratie, p.705. 2 L'indice de professionnalisme développé par McLeod et Hawley a, par exemple, inspiré de nombreux travaux dans le monde anglo-saxon. 2010 6/136 L'angle journalistique Pierre YACGER prétendent constituer une profession. Ces études ont donné des résultats contrastés. Certaines tendent à montrer que le journalisme n'est pas tout à fait une profession, parce que les praticiens sont soumis à des logiques diverses (commerciales, éditoriales, politiques) et parce qu'ils ne maîtrisent pas totalement leur espace. Les logiques d'entreprise, les relations avec les sources, ou les routines entrent constamment en conflit avec ce qui devrait être une pratique professionnelle de l'information, c'est-à-dire une pratique régie par des techniques utilisées et utilisables par les seuls professionnels et mobilisées dans un respect de l'éthique, qui est le corollaire du rôle social de l'information. Pour d'autres, au contraire, le journalisme est une profession dès lors que les praticiens développent une fraternité professionnelle et une conscience d'accomplir une mission de service public. Mais il n'est pas aisé de trouver une telle unité dans cet univers fragmenté qu'est le journalisme3. Une dernière catégorie d'auteurs tend à considérer que le journalisme est plus ou moins professionnalisé selon les époques, et davantage aux Etats-Unis qu'en France ou l'activité resterait souvent tributaire de ses origines dans les mondes de la politique et de l'art. La situation en France serait celle d'une professionnalisation inaboutie, ou – au mieux - plus tardive. Car il existe des indices de la professionnalisation : le groupe des journalistes, bien qu'éclaté, partage des normes, des valeurs et a cherché à les faire reconnaître comme professionnelles. On pensera, par exemple, à la référence à un code déontologique, à des grandes plumes ou à des luttes passées qui ont aboutit à la définition d'un statut du journaliste professionnel couronné par la « carte » en 1935. Pour autant, l'activité reste accessible à ceux qui ne portent pas cette carte. Surtout, l'introduction des manières de faire spécifiquement journalistiques élaborées aux Etats-Unis durant le dix- neuvième siècle aurait été plus tardive et partielle. Ces techniques vont de pair avec l'importance donnée au travail de terrain, au recoupement, aux faits plutôt qu'a leur commentaire, à l'objectivité, la recherche de l'efficacité etc. Le journalisme français, au contraire serait tantôt littéraire, tantôt plus éditorialisant. Bref : il serait moins rigoureusement journaliste. Erik Neveu4 a montré combien cette distinction entre deux modèles était critiquable en ce qu'elle gomme toutes les nuances qui peuvent 3 Pour un résumé des débats sur le degré de professionnalisation, voir Neveu E., « Sociologie du journalisme », 2001, pp.18-19 4 Neveu E., op.cit., pp.16-18. 2010 7/136 L'angle journalistique Pierre YACGER et facteur de différenciation du discours journalistique par rapport à d'autres discours, les techniques journalistiques spécifient le rôle du journaliste professionnel et distinguent son discours. Toutefois, Denis Ruellan a montré qu'à force de détailler les étapes de la constitution du groupe professionnel, le risque était d'exagérer sa cohérence. Dans deux travaux de socio-genèse de la profession9, il montre que le journalistes ont effectivement construit une identité professionnelle, mais une identité mouvante. D'abord, les journalistes l'ont construite contre celles des activités proches (littérature, sciences humaines, etc.) tout en s'inspirant de leurs pratiques. Le second temps de la professionnalisation fut celui de l'exclusion des amateurs. Détail intéressant : la volonté de clôture de l'espace professionnel amènera les associations professionnelles jusqu'à la tentative de création d'un « ordre du journalisme » pour réguler l'espace professionnel sur le modèle de l'ordre des médecins. Un ordre qui n'a jamais vu le jour, probablement parce que certains craignaient de ne plus pouvoir pratiquer d'autres activités, en dehors du journalisme tandis que d'autres s'inquiétaient d'un risque de normalisation autoritaire des savoir-faire. Au lieu de cela, le journalisme s'est constitué en « profession de frontière10 », c'est-à-dire une profession qui définit ses limites de manière suffisamment imprécise pour pouvoir les repousser. En fait, la frontière fonctionne en sens unique. La définition juridique du journalisme permet, par exemple, de gêner l'entrée et la reconnaissance de non professionnels tandis qu'elle n'interdit pas aux journalistes d'exercer d'autres activités puisque, rappelons-le, la loi de 193511 (voulue par le Syndicat National des Journalistes) définit le journaliste professionnel de manière tautologique, non exclusive et fort peu contraignante. Cette identité professionnelle fluide est un atout. Elle est ce qui a permis au 9 Ruellan D., Le journalisme ou le professionnalisme du flou, 2007 ; Les « pro » du journalisme, 1997. 10 Au sens de la géographie humaine « la frontière n'est pas une limite formelle précisant le territoire de chaque groupe social ou de chaque Etat, mais un espace neuf (ou considéré comme tel) à investir, à s'approprier » (Ruellan D., Le journalisme..., p.49) 11 « Est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources ». Pour la définition complète du statut, cf. articles L7111-3 à L7111-5 du Code du travail. 2010 10/136 L'angle journalistique Pierre YACGER groupe professionnel, au fil du temps, d'intégrer des pratiques aussi diverses que le journalisme de radio, les actualités cinématographiques, ou le blogging par exemple. Ces travaux mènent l'auteur à parler de « professionnalisme du flou » en référence aux travaux de Luc Boltanski sur les cadres, lequel a montré que ce groupe ne pouvait exister qu'au prix d'une grande indéfinition. Même chose chez les journalistes : le groupe est trop hétérogène pour définir des règles strictes. En fait, la majorité des professionnels a intérêt à définir le groupe contre les amateurs et les activités proches, afin de se préserver quelques avantages et un prestige symbolique, mais à ne pas le définir de manière trop précise afin de se ménager la possibilité de varier ses pratiques ou ses activités tout en restant journaliste. Ainsi, « ce « flou » ne doit pas être perçu comme un dysfonctionnement car il offre au groupe des capacités d'amalgame, de souplesse et de réduction des antagonismes tout à fait efficaces. Ce « flou » s'applique non seulement aux modalités de production, mais marque aussi profondément l'identité (juridique et sociologique) et la qualification (formation, compétence). En définitive, c'est toute la gestion du territoire professionnel qui est travaillée par l'imprécision et la fluidité.12 » Dans cette optique, Denis Ruellan reconnaît que le groupe professionnel peut se constituer sur des techniques ; à ceci près que les seules qui peuvent être productives à long terme et susciter l'adhésion de tous les professionnels sont relativement indéfinies, ou très simples. Des techniques floues, en définitive. Par suite, l'auteur a lancé à plusieurs reprises cette hypothèse : la pratique angulaire, technique souple, acceptable par tous les journalistes et mobilisable à tous les moments de la production de l'information serait une technique fondamentale pour le groupe professionnel. Chercher un angle, c'est choisir de traiter un aspect du sujet en particulier. Par exemple, si une catastrophe survient, les journalistes pourront choisir d'en tirer le bilan, d'expliquer ses causes, de faire un reportage sur l'ambiance qui règne sur les lieux sinistrés ou encore de faire témoigner des victimes. Ce choix fondamental a des incidences sur toute la production puisque l'angle oriente la sélection des sources, des questions pertinentes, le tri dans les données recueillies et, finalement, organise la cohérence du discours d'information. Ainsi, l'angle serait tout à la fois rationalisation du travail et choix journalistique : 12 Ruellan D. & Thierry D., « Journal local et réseaux informatiques », 1998, p.39. 2010 11/136 L'angle journalistique Pierre YACGER L'angle est une prérationalisation, un acte premier par lequel l'observateur va décider d'isoler, dans l'étendue et la confusion du réel, une gamme d'aspects, en fonction de deux types de critères : leur accessibilité [...][et] leur expressivité13. De plus, il s'agirait d'une technique parfaitement adaptée à la caractéristique principale de la profession : sa fluidité : Ce modèle de rationalisation se conçoit comme très peu codifié, mouvant, capable d'adaptations multiples. Il ne saurait d'ailleurs être question de le définir plus avant, car c'est justement pour ses qualités d'adaptabilité qu'il est préféré aujourd'hui, y compris dans les sanctuaires du dogme passé, les agences d'information (selon des reporters de l'AFP, les papiers d'angle occupent la moitié, voire les deux tiers de leur production de terrain, le reste étant consacré aux dépêches à la rhétorique traditionnelle)14. Enfin, la pratique angulaire pourrait voir sa pertinence s'accroître grâce à la concurrence des multiples producteurs d'information en ligne. Le procédé resterait une compétence spécifiquement journalistique à l'heure où le pouvoir de publier des informations et de commenter l'actualité s'est répandu : « Autrement dit, le journaliste n’est pas (ou plus) le maître de la forme (le journal) et des genres (ici le compte rendu, le reportage, l’interview), ce que tout un chacun peut désormais avec les outils de capture et de mise à disposition. Le journaliste est celui qui choisit les angles pertinents, qui procure les outils de compréhension des faits tombant désormais en cataracte sur le Web15 » Denis Ruellan a approfondi ces pistes de travail à travers un article spécifiquement dévolu à l'étude de la pratique angulaire16. Cependant, la technique n'a encore jamais fait l'objet d'enquêtes de terrain. Ce mémoire trouve ici sa justification et son point de départ. Pour commencer, nous conservons donc cette attention à la pratique angulaire dans une approche interactionniste. C'est une hypothèse de travail : l'angle, comme technique simple, serait mobilisé par les membres d'un groupe professionnel fluide 13 Ruellan D., « Le journalisme ou le professionnalisme du flou », 2007, p.137. 14 Ruellan D., ibid., p.142. 15 Ruellan D., « Genres, angle et professionnalisme », 2009, p.39. 16 Ruellan D., « La routine de l'angle », 2006. 2010 12/136 L'angle journalistique Pierre YACGER travailler. Hughes propose alors d'étudier les professions comme n'importe quel métier. Pour lui, il n'existe pas de différences de nature entre les professions et les autres activités moins prestigieuses (considérées comme des métiers) qui peuvent toutes être étudiées de la même manière. Il importe peu, alors, de savoir combien la profession journalistique est structurée. Les activités de travail – qu'il s'agisse de professions ou non – doivent être analysées à travers deux dimensions : « à la fois comme des processus subjectivement signifiants et comme des relations dynamiques avec les autres 19».C'est-à-dire qu'un travail est d'abord une forme d'accomplissement de soi. Tout travailleur cherche dans son activité les éléments qui lui permettront de construire une certaine estime de soi, même les plus humbles. Il faut donc étudier le journalisme comme un travail, c'est-à-dire comme une activité relationnelle qui, nécessairement, aura des incidences sur la construction identitaire des acteurs. Une construction qui se fait pour partie en référence à des normes professionnelles. Cette redéfinition permet de renouveler encore notre approche de l'angle en nous incitant à étudier comment la technique permet aux journalistes de se sentir journalistes et de s'imposer comme tels. Il s'agira alors d'analyser les usages discursifs de la notion pour comprendre s'ils l'associent au professionnalisme. Il s'agira encore de voir en quoi la technique permet, dans les interactions de travail, de définir la place du journaliste. Ce dont il est question, alors, ce n'est pas de la profession, mais du rôle de journaliste professionnel tel qu'il est vécu par les acteurs. C'est probablement autour du politiste Jacques Lagroye que la notion de rôle a été théorisée de la manière la plus heuristique, à notre sens. La notion renvoie à un ensemble de manières de se présenter et d'agir liées à une position et qui permettent de faire exister socialement cette position. Un rôle est toujours défini par des normes institutionnalisées et des modèles d'incarnation héritées du passés. Ensuite, la définition du rôle évolue avec les techniques, les mentalités, les normes sociales et l'attitude de ceux qui l'incarnent. Car le rôle laisse une certaine liberté. Celui de président de la république, par exemple, est légalement défini, ce qui n'empêche pas 19 Dubar C. & Tripier P., « Sociologie des professions », 1998., p.95. 2010 15/136 L'angle journalistique Pierre YACGER l'existence de différentes postures : chaque président, tout en restant dans le cadre constitutionnel de ses fonctions, s'inspire des manières de faire de certains de ses prédécesseurs et y ajoute une note personnelle. Tout élu peut jouer son rôle de diverses manières, et même choisir un rôle parmi un stock de modèles disponibles en fonction de ses dispositions, mais aussi des attentes qu'il perçoit chez ses interlocuteurs. Le même élu, en fonction des situations, peut passer d'une figure à l'autre, par exemple de celle de militant à celle du maire gestionnaire. Cela suppose un travail d'apprentissage des différentes facettes du rôle et de mise en conformité des attitudes conflictuelles. « Au delà de cette diversité des prescriptions de rôle des élus, se dégage un modèle professionnel relativement homogène. On peut en effet penser que l'évolution des formes de l'action politique tend à privilégier comme modèle de justification de leurs actions, de la part des élus, la référence à des principes autonomes propres au champ politique, cela à travers la spécification d'une compétence singulière (le savoir-faire gestionnaire) et de règles éthiques particulières (l'idéal civique) qui légitiment le droit à exercer la domination politique.20 » Ainsi, la diversité des prescriptions n'interdit pas de considérer qu'il existe un modèle dominant de définition du rôle. La tâche du sociologue est alors de « tenter de comprendre [...]comment des individus se saisissent de rôles prescrits et se laissent saisir par eux 21» d'une part et d'analyser la construction sociale des rôles d'autre part. Enfin, il peut étudier la manière dont un individu combine les différents rôles qu'il se sent obligé d'incarner. Il s'agit donc d'un travail sur les savoirs-faire, les logiques de compétences et de légitimation que les individus doivent apprendre à gérer et sur la manière dont ils les mobilisent pour incarner leur rôle. La technique a son importance, ici. Pour les élus, il s'agit par exemple de techniques de communication, d'instruments de gouvernement ou de modèles de gouvernance que les maires vont mettre en scène de manières différentes selon les situations même si, à un moment donné, il existe un relatif consensus sur l'importance relative des différentes techniques. 20 Briquet J-L., « Communiquer en actes », 1994, p.26. 21 Lagroye J., « Etre du métier », 1994, p.6. 2010 16/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Transposons au journalisme. Premier point commun entre les deux métiers : dans le journalisme également il existe une diversité des prescriptions de rôle. D'abord, l'espace social est des plus complexes puisque la profession de journaliste rassemble en fait des acteurs exerçant leur travail dans d'innombrables spécialités thématiques ou fonctionnelles. Le travail du pigiste pour la presse magazine est fort éloigné de celui du journaliste en poste dans une grande rédaction de la presse d'information générale. Les conditions de travail d'un cameraman employé par une chaîne d'information en continu ressemblent peu à celles de la présentatrice d'un journal radiophonique national. Même au sein d'une même entreprise, les différences peuvent être énormes : le localier travaillant seul dans la rédaction d'une petite ville et l'adjoint au chef du service économique sont tous les deux journalistes, ils écrivent tous les deux pour le même titre, mais quel écart dans les conditions de travail, les discours développés et les rétributions symboliques ! De plus, un journaliste peut être confronté à des prescriptions de rôle divergentes selon les moments de sa carrière, voire même selon les moments de la journée. Cyril Lemieux a montré que les journalistes professionnels se trouvaient fréquemment confrontés à des quasi- dilemmes22. Par exemple, un journaliste politique doit savoir créer des liens avec les élus, déjeuner avec eux, parfois devenir ami s'il veut glaner des informations plus pertinentes que ce que les institutions livrent officiellement en conférence de presse. Pourtant, il lui est impossible de faire état publiquement de ces bonnes relations; il prêterait alors le flanc à des accusations de copinage, de collusion, voire de corruption. Ainsi, ce qui apparaît au journaliste comme incarnation normale du rôle de journaliste professionnel dans une situation peut constituer une faute dans d'autres situations. Les techniques à mobiliser, les valeurs à ne pas oublier et, finalement, les manières d'être et d'agir socialement acceptables varient considérablement, pour les journalistes. Pourtant, il existe des points sur lesquels la profession se retrouve : la poursuite d'objectif communs (la crédibilité en est un) l'affirmation de valeurs (via l'appel à la déontologie) ou encore le sentiment d'appartenir à un même groupe (face aux critiques, par exemple : lorsqu'un ministre dénonce les risques pris par deux reporters de guerre, toute la profession semble s'indigner), etc. Ainsi, tout journaliste doit mobiliser des techniques légitimes et recourir à des 22 Lemieux C., « Mauvaise presse », 2000. 2010 17/136 L'angle journalistique Pierre YACGER sur le terrain. La première hypothèse, sans laquelle ce travail n'aurait pu être entamé, est que la notion d'angle fait sens pour les journalistes d'aujourd'hui. Du moins pour certains d'entre eux. Cette norme aurait même pris une certaine importance – du moins symboliquement, car nous ne pouvons pas juger a priori de son usage – parce que la pratique angulaire normalise potentiellement toutes les étapes de la production de l'information, du choix d'un sujet à la rédaction en passant par le recueil de l'information. Cette importance ne vaudrait pas pour toutes les époques, car le concept d'angle est historiquement situé. Denis Ruellan en trouve les premières traces dans les années 1920, même s'il ne semble se répandre dans les manuels qu'après guerre. Nous supposons donc que cette norme a été intériorisée par un grand nombre de journalistes – du fait de son haut degré d'indéfinition et de généralité - mais qu'elle se trouve en concurrence avec d'autres normes plus anciennes d'écriture (les 5W, la pyramide inversée, etc.) et de posture (l'objectivité, l'engagement, la déontologie, etc.). Cette hypothèse impose d'évaluer la place qu'occupe réellement l'angle dans les pratiques et les discours. Il faudra alors restituer cette technique par rapport à d'autres techniques. Seconde hypothèse : mobiliser la notion d’angle permet au journaliste de légitimer (pour lui même et pour les autres) son action par le professionnalisme. Ici, un travail sur les discours tenus par des journalistes sur leur profession s'impose. Notre ultime hypothèse pose que la pratique angulaire (à la fois technique journalistique et discours) permet au journaliste de régler ses relations de travail de manière à conserver une certaine autonomie. En d'autres termes, la pratique angulaire peut être utilisée par le journaliste dans le but d'enrôler des acteurs qui appartiennent souvent à d'autres métiers, de les amener à collaborer avec lui sans sortir de son rôle de journaliste professionnel. En cela, la prescription de rôle par la pratique angulaire serait une ressource mobilisable par les journalistes au cours de leur travail. Tel postulat impose d'observer les journalistes au travail et particulièrement dans les situations d'interaction. 2010 20/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Méthodologie Nous avons pris le parti de tester ces hypothèses auprès de journalistes de presse écrite et de télévision. Deux spécialités bien distinctes. Toutefois, la notion d'angle – nous le disions plus haut – semble être assez floue pour être mobilisée dans des univers variés. Nous voulions nous en assurer. Par ailleurs, il semblait important de ne pas nous concentrer sur les spécialités prestigieuses, ni sur les personnes les plus en vue. Plutôt que d'étudier les journalistes très légitimes, ceux qui sont les plus fréquemment autorisés à porter une parole publique sur la profession, nous avons choisi d'enquêter auprès de praticiens en position plutôt basse dans les hiérarchies professionnelles. Il s'avère pertinent, alors, de travailler sur ceux dont le travail est parfois dénigré ou jugé peu digne d'intérêt – y compris dans le milieu universitaire ; des journalistes qui passent certainement moins de temps que les ténors de la presse parisienne à parler de leur métier et qui, pourtant, sont des « pros ». L'histoire de la profession, en effet, passe souvent par l'analyse de documents laissés par ses membres les plus éminents, note Sandine Lévêque25. Cela devrait inciter le chercheur qui s'intéresse à la dynamique de la professionnalisation à étudier le journalisme « par le bas », c'est-à-dire la manière dont ceux la majorité silencieuse des praticiens s'approprie l'identité professionnelle et la nourrit en retour. Si l'on ajoute à ces critère de choix celui de la proximité et de l'accessibilité du terrain, on aura une idée assez précise des raisons pour lesquelles ce sont des journalistes locaux qui ont été suivis. Il serait inutile de chercher ici une conceptualisation particulière autour de ce que peut-être un journaliste local. Cette étude ne porte pas sur les journalistes locaux, elle porte sur la manière dont certains journalistes plutôt dominés dans leur espace professionnel intériorisent, font exister et manifestent leur appartenance à la profession. Elle vise à comprendre des mécanismes. La construction chez un individu de l'identité professionnelle est un mécanisme complexe, multifactoriel, qui prend des formes différentes selon les personnes. Cela justifie le fait que nous ayons parfois recours à des exemples tirés de la littérature scientifique et qui ne concernent pas nécessairement des journalistes locaux. Ces exemples nous permettront d'appréhender les usages de la pratique angulaire dans leur variété. D'autres fois, ils 25 Lévêque S., « Analyser la profession journalistique par le bas », 2004. 2010 21/136 L'angle journalistique Pierre YACGER serviront à contextualiser notre propos. Pour autant, nous ne postulons pas que nos conclusions concernant l'apport de l'angle à la définition du rôle de journaliste local soient transférables à d'autres spécialités. La profession est aujourd'hui trop éclatée pour que l'on se permette ce genre de raccourcis. Paradoxalement, le premier matériau de cet enquête ne concerne pas les journalistes locaux. Il s'agit d'un corpus de manuels de journalisme édités dans les années 1990 et 2000. Les discours sur l'angle présents dans ces manuels ont été relevés et seront utilisés comme une parole indigène, a priori légitime mais pas forcément représentative des représentations des journalistes locaux. La pédagogie constituant une forme de normalisation des pratiques, nous espérions tirer de ces manuels une ou plusieurs définitions de ce que doit être la pratique angulaire mais sans postuler toutefois qu'elles seraient partagées par tous. Rien n'interdit de penser que parmi les journalistes locaux, certains n'en aient pas connaissance tandis que d'autres les rejettent. Une même norme peut de toutes manières donner lieu à des usages divergents une fois intériorisée. Afin de ne pas nous contenter de discours normatifs, des observations ont été réalisées dans trois rédactions : la rédaction locale d' Ouest France à Rennes, la rédaction produisant les pages communes à toutes les éditions de ce même journal (le « siège ») ainsi que la rédaction de France 3 Bretagne. Le temps de présence dans les rédactions s'élève au final à sept jours. Trois jours dans la rédaction locale, trois jours dans celle de France 3 et une journée au siège d' Ouest France, à raison de huit ou neuf heures de présence par jour. Ces quelques journées de travail ont permis d'observer les interactions au sein de la rédaction et en dehors, mais aussi de côtoyer les journalistes hors de leurs temps de travail : en pause déjeuner, etc. L'observation – qui n'est pas participante, il s'agissait simplement de suivre les journalistes – avait pour but de repérer quels usages de la notions d'angle et de la pratique angulaire pouvaient être fait dans la pratique quotidienne du journalisme local. Quelques mots sur les entreprises visitées. Ouest France est le premier quotidien Français en nombre d'exemplaire vendus. Le journal, qui existe depuis la libération est en situation de quasi monopole sur une grande partie de sa zone de diffusion – 2010 22/136 L'angle journalistique Pierre YACGER gène car il était demandé aux journalistes de faire des efforts, d'accepter d'être suivis toute la journée, tandis que les intentions de l'observateur leurs étaient dissimulées. Plutôt que de mentir, le thème du mémoire leur a été révélé mais sans que la problématique ne soit formulée, évidemment. Les journalistes ont donc su que la recherche portait sur le rôle de la pratique angulaire dans leur travail. Cette nouvelle posture a immédiatement eu deux effets bénéfiques. D'abord, elle a rassuré les journalistes. Toute suspicion à disparu puisque la plupart des enquêtés ont, semble-t- il, considéré la recherche comme presque farfelue, car centrée sur de tous petits détails. Bref : comme innovensive. Second avantage : force fut de constater que ce thème – bien que « tout petit 27» ou saugrenu – faisait réagir. Des réactions d'incompréhension, de surprise ainsi que des jugements critiques du type «vous allez voir que dans la rédaction, c'est une catastrophe 28». Alors que ce travail fut parfois déstabilisant à mener; jusqu'à douter de sa pertinence, les nombreuses réactions provoquées par l'annonce de son sujet ont confirmé l'intérêt d'un travail sur la pratique angulaire. Le parti pris d'évoquer explicitement le thème de ce travail avec les journalistes aura donc été productif. A condition, toutefois, d'analyser les effets que cette posture peut induire. Certains journalistes, en effet, ont présenté une tendance à sur-valoriser la pratique angulaire, comme s'il leur fallait se justifier devant l'enquêteur. D'autres fois, au contraire, des sourires ou des allusions appuyées et parfois ironiques représentent des formes de mise à distance du concept, comme si celui-ci appartenait plus au sociologue qu'au vocabulaire indigène. La présentation des résultats des observations tiendra compte de ces phénomènes. Ce travail se décomposera en deux parties : l'une sur la dimension identitaire de l'angle, l'autre sur la manière dont les journalistes mobilisent cette pratique dans les interactions de travail. La première partie se situe dans la continuité des écrits de Denis Ruellan sur le groupe professionnel des journalistes. Nous essaierons de montrer que l'angle constitue aujourd'hui une ressource clé pour les journalistes dans 27 « L'angle, c'est tout petit, l'angle » (une journaliste d' Ouest France lors d'un entretien). 28 Un rédacteur en chef, lors de notre premier contact téléphonique. 2010 25/136 L'angle journalistique Pierre YACGER certains moments où ils cherchent à légitimer leur action. Nous tâcherons alors de définir le sens que peut prendre le concept pour les praticiens, mais il nous importe surtout de montrer que ce concept constitue une ressource leur permettant de définir pour eux-mêmes et pour autrui ce qu'est un journaliste. En cela, l'angle est un idéal professionnel. Cependant, l'angle n'est qu'une technique qui ne garanti pas à elle seule que le travail du journaliste sera conforme aux objectifs qu'il se donne, et les journalistes locaux sont d'ailleurs aussi prompts à relativiser son usage qu'à le valoriser. La seconde partie est plus inspirée par le livre de Jacques Siracusa sur le travail des reporters de télévision. Un ouvrage dans lequel il montre que l'angle est une manière de formuler le sujet aisément mobilisable tant par la hiérarchie que par les exécutants. Nous poursuivrons ces travaux en les ouvrant au journalisme de presse écrite pour montrer que l'angle permet aux journalistes de coordonner leur action avec celle de leurs collaborateurs et, si possible, de les enrôler. Ce faisant, la pratique angulaire définit le rôle des uns et des autres, elle est un élément d'imposition de rôle qui peut être utilisé par les journalistes afin d'apparaître comme des « pro ». Là encore, nous montrerons que ces usages de la pratique angulaire dans l'intéraction sont à relativiser, parce que les journalistes ne disposent souvent pas d'assez de ressources pour maîtriser parfaitement le procédé angulaire. Du reste, beaucoup semble délaisser la pratique, du moins en journalisme local. 2010 26/136 L'angle journalistique Pierre YACGER I. Se sentir journaliste : l'angle comme norme professionnelle de rapport au monde. Même si certains présentent le travail comme « une valeur en voie de disparition », force est de constater qu'aujourd'hui encore, tout travail participe de la construction identitaire de celui qui l'occupe. Parce que le travail est avant tout une relation sociale, et parce qu'il donne la sensation d'être utile. Il suffit, pour s'en persuader, de lire les travaux de Christophe Dejours qui montrent combien la contradiction entre une histoire individuelle porteuse de projets, d’espoirs et de désirs et une situation de travail qui les ignore est source de souffrances psychiques 29. Les journalistes, comme tous les travailleurs, construisent en partie leur identité au travail. L'identité professionnelle peut alors être décrite comme duale, c'est-à-dire comme individuelle (car résultant de trajectoires biographiques distinctes) et collective (en ce qu'elle se nourrit de l'appartenance à un groupe qui possède des normes, des rôles et des valeurs historiquement constituées). Les identités professionnelles des journalistes locaux se forgent au croisement de parcours individuels et de normes professionnelles qu'ils partagent pour tout ou partie. Elles ne sont donc pas figées, calquées sur des normes qui évoluent finalement lentement. Chaque journaliste va se conformer, pour lui-même et pour autrui, au rôle de journaliste professionnel, et même si ce rôle est défini par des prescriptions historiquement situées, un journaliste est aussi capable de le modeler. De plus, les prescriptions de rôles ne sont pas uniformes. Pour un même journaliste et à un moment donné, elles varient selon les situations d'interaction. L'identité est donc également le fruit des ajustements entre les normes, et la pratique professionnelle. 29 Cf. Dejours C., « Travail, usure mentale », 2000. 2010 27/136 L'angle journalistique Pierre YACGER l'aide de logiciels33 ; la règle dans les rédactions semble plutôt être de laisser la place à l'initiative individuelle. Parce qu'il n'existe pas de définition uniforme des objectifs à atteindre (satisfaire les envies du lecteur, ne pas se laisser doubler par la concurrence, etc.) ni des critères de choix les plus importants : ce qui fait la « valeur » d'une nouvelle, son « actualité », etc. En quoi des techniques souples, qui laissent une certaine liberté de choix aux individus, peuvent-elles constituer le socle d'une professionnalisation ? Un récent ouvrage collectif sur les genres journalistiques a montré que c'était peut-être au moins autant les usages discursifs des genres que leurs usages pratiques qui en faisaient des éléments du professionnalisme. Les genres journalistiques ne sont pas systématiquement utilisés et certaines rédactions locales ne semblent guère valoriser leur usage34. Par contre, les manuels consacrent souvent de longs développements à la technique. Pour Roselyne Ringoot et Jean-Michel Utard35, les genres constituent même des étendards de la profession, ils symbolisent sa rigueur et les discours indigènes tendent à essentialiser ces techniques, à les réifier. Au contraire, les genres journalistiques ne sont que la formalisation provisoire d'un processus permanent de redéfinition du journalisme et de ses pratiques. Les genres sont utilisés en référence à des idéaux qui évoluent, à des modèles de professionnalisme contradictoires. Ainsi, les techniques intellectuelles spécifiquement journalistiques (nous ne parlons pas ici de la division du travail ni des technologies) structurent le travail des praticiens de manière relativement souple mais sont durcies par les discours dans le but de légitimer les pratiques professionnelles. L'angle est-il mobilisé de la même manière pour définir le professionnalisme ? Une ambiguïté demeure, car la notion est plus secrète, moins valorisée que les genres. Des différents écrits de D. Ruellan à propos de l'angle, il ressort toutefois que la pratique angulaire participerait de la rationalisation du travail journalistique. Et ce à plusieurs niveaux, puisqu'elle régule l'activité dans le sens d'un souci d'efficacité et 33 Cf Augey D., Les journalistes : petits maillons au bout de la chaîne industrielle, 2003 ; Cabrolié S., «Les journalistes du parisien.fr et le dispositif technique de production de l'information », 2010. 34 Gimbert C. & Rochard Y., « Pratiques et limites des genres en presse de proximité », 2009. 35 Ringoot R. & Utard J-M, « le genre, une catégorisation peu catégorique », 2009. 2010 30/136 L'angle journalistique Pierre YACGER de cohérence. Efficacité, d'abord, parce que le journaliste qui choisit à l'avance quel aspect du sujet il va traiter ne se lance pas sur le terrain à l'aveugle. Son angle l'aide à sélectionner les interlocuteurs pertinents, les questions à leurs poser et, plus tard, c'est encore en fonction de son angle qu'il fera le tri dans ses notes ou ses rushes. Cohérence, ensuite, et à deux niveaux : entre les différents papiers sur un même thème, tout d'abord, parce qu'en multipliant les angles, la rédaction se donne la possibilité de gérer le retour d'un sujet sans répéter les mêmes choses. Cohérence interne aux papiers, ensuite, parce que le fil directeur du papier a pour but d'éviter les digressions et de permettre d'aller à l'essentiel tout en produisant un texte agréable à lire. Rappelant les usages des genres journalistiques, la rationalisation du travail par les angles serait relativement souple : il n'existe pas de recettes pour angler, seulement quelques critères de choix dont l'importance relative varie selon les spécialités considérées. Les auteurs distinguent quatre critères présidant aux choix d'un angle : l'accessibilité (ais-je les moyens de traiter cet aspect du sujet?), l'adaptation aux intérêts et aux connaissances du public visé, la pertinence et l'originalité. Ces critères disent bien comment l'angle, en tant que rationalisation du travail, peut permettre aux journalistes de se présenter comme professionnels. Parce que, d'une part, l'angle leur permettrait de travailler efficacement et dans le respect de contraintes éthiques, de temps et de moyens. D'autre part, c'est grâce à l'angle que les journalistes pourraient produire un discours adapté à leur public. En cela, le discours journalistique se définit contre d'autres formes d'énonciation : discours profanes et développés presque sans contraintes, parfois longs ou abscons (l'auto-publication sur Internet, par exemple) ou discours soumis à des contraintes de précision et de rigueur qui les rendent inapte à une consommation quotidienne et de masse (discours scientifiques). Ensuite, l'angle ne serait mobilisable que par des journalistes pour deux raisons. Première raison : il faut, pour choisir un angle pertinent, savoir évaluer la pertinence et l'attractivité d'un événement. Ce travail de sélection et de hiérarchisation serait proprement journalistique car il nécessite une connaissance de l'actualité, du public et de ses attentes que les journalistes sont seuls à revendiquer. Seconde raison : la pratique angulaire laisse place à la créativité et au talent qui sont souvent reconnus comme des qualités professionnelles. Trouver un bon angle, c'est souvent choisir un éclairage original. 2010 31/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Le paradoxe, c'est que la pratique angulaire reste relativement secrète, confinée aux salles de rédactions. Jamais le journal ne la mentionne. Les manuels lui consacrent moins d'espace qu'aux genres. Des genres qui, eux, participent doublement à l'identité professionnelle : ils codifient les pratiques et sont imposés discursivement en point de ralliement de la profession. La pratique angulaire ne participe-t-elle de l'identité professionnelle que par sa capacité à rationaliser le travail ? N'est-elle pas, elle aussi, mobilisable par les journalistes pour définir la profession ? La faible mobilisation discursive de la technique n'est-elle pas plutôt un signe que les journalistes la jugent peu importante ? 2. La dimension normative de l'angle L'angle peut être défini a priori comme une technique souple de rationalisation du travail. Dès lors, le concept d'angle est un élément mobilisable par tout journaliste qui veut se revendiquer comme professionnel, ou encore pour ceux qui cherchent à mettre en avant les qualités du professionnalisme journalistique face à d'autres discours. Soit. Mais faut-il considérer, pour autant, que les journalistes aient besoin de ce concept ? Ou qu'ils aient envie de le mobiliser ? Après avoir grossièrement défini les contours de la notion, il nous faut comprendre ses usages, son implicite et, finalement, la valeur et la dimension normative associées au concept. Parce qu'il existe des techniques professionnelles qui, bien que plus ou moins connues, ne font pas sens pour les praticiens; ou qui leur importent peu. Le code typographique36, par exemple, concerne les journalistes. Certains le connaissent, mais le chercheur qui déciderait d'aller interroger des professionnels sur les représentations du code typographique risque de recueillir peu de réactions, parce que cette technique ne constitue pas un enjeu. Et même s'il se trouve des journalistes pour se plaindre de certaines évolutions du code37, les réactions de ce type restent marginales. Ce n'est donc pas l'usage de la technique qui, en soi, fait le professionnel. Il faut pour d'abord qu'il y ait des journalistes pour revendiquer sa maîtrise, qu'elle soit 36 Un code est publié chaque année. Il est sous-titré Choix de règles à l’usage des auteurs et des professionnels du livre. Réactualisé à chaque fois, il contient des indications sur la manière d'abréger les mots, d'écrire les nombres ou encore sur l'usage des différents types de caractères. 2010 32/136 L'angle journalistique Pierre YACGER justifie par le fait que l'angle constitue un enjeu journalistique important (pour susciter l'intérêt du lecteur, pour être pertinent ou encore pour stimuler la créativité). La plupart des manuels cherchent à propager l'usage - et le « bon » usage - de la pratique angulaire, car ils l'associent intimement à l'idée de professionnalisme. Le travail d'angulation ferait – en partie – le journaliste. Une croyance présente dans presque tous les manuels mais à des degrés divers. Parfois, elle semble latente tandis que d'autres auteurs la résument plus explicitement, tel Jean-Luc Martin-Lagardette : « Il y a de multiples façons d'aborder un événement. Les bons journalistes sont ceux qui savent trouver un angle original, mais aussi adapté et attractif.48 » Celui qui va le plus loin dans l'association entre pratique angulaire et professionnalisme est Jacques Mourinquand. Sous sa plume, la technique acquerrait presque une dimension ontologique, notamment lorsqu'il écrit que « l'angle est [...]l'instrument essentiel du travail journalistique, celui dont on se sert sans cesse dans une enquête 49» avant d'ajouter que « rechercher un sujet d'enquête ou son angle, c'est une attitude50 ». Même les manuels destinés aux communicants reconnaissent que le journaliste se définit notamment par sa capacité à angler. Ainsi, parmi sa liste de réponses à la question « qu'est-ce qu'un journaliste ? », P. Bachmann indique qu' « un journaliste choisit des angles » et ajoute « en règle générale, tous les journalistes disposent des mêmes informations au même moment. […] C'est la manière de traiter cette information qui les différencie.51 » Après l'étude des manuels, les premiers contact avec des journalistes ont achevé de nous persuader de l'intérêt de notre objet d'étude. Prenons ce rédacteur en chef à France 3, par exemple. Suite à une demande de stage par courrier électronique, il téléphone. La discussion démarre : il pose quelques questions et, très vite, s'étonne du thème de ce mémoire : « Alors vous travaillez sur l'angle. Ah, vous allez voir que c'est pas fameux dans la rédaction ! C'est une catastrophe ! Les journalistes partent toujours sur le terrain sans avoir d'angle de défini. Mais enfin, vous verrez... » 48 Martin-Lagardette J-L., « Le guide de l'écriture journalistique », 2009, p.52. 49 Mourinquand J., « L'enquête », 1994, p30. 50 Mourinquand J., op.cit., p.33. 51 Bachmann P, « Communiquer avec la presse », 1994, p.32. 2010 35/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Indéniablement, ce journaliste a intériorisé l'angle comme une norme. Il cherche même probablement à relativiser les critiques que le sociologue pourra émettre au sujet de la pratique des journalistes en lui montrant son recul critique de ce qui, à ses yeux, peut constituer un critère d'évaluation de son travail52. Lors des entretiens, ensuite, ce phénomène s'est répété : les enquêtés ont tous valorisé le procédé angulaire. D'abord, les journalistes ont confirmé la précocité de son apprentissage lors de la socialisation à la profession. Nombre de journalistes et de stagiaires racontent que la pratique angulaire leur a été enseignée dès le début de la formation. Pour certains, l'apprentissage s'est même fait avant, lors des premiers contacts avec le milieu, comme cette pigiste : « - Vous a-t-on parlé de l'angle au cours de votre formation ? - Oui, beaucoup. Mais c'était pas une découverte, parce qu'avant l'école j'avais fait beaucoup de stages. On ne nous a jamais parlé des piges, par contre. Mais de l'angle, oui.53 » La familiarité avec le procédé angulaire est plus ancienne que celle avec les genres, par exemple. Une pigiste indique d'ailleurs que « dans les cours de rédaction pure, c'est un peu la première pierre de l'édifice, quoi ». Les manuels suivent le même ordre, puisqu'ils abordent le procédé angulaire avant les autres techniques. Comme si le procédé pouvait être considéré comme une première définition du rôle de journaliste. Ensuite, la plupart des enquêtés ont parlé de leur travail en insistant sur leur connaissance de la pratique angulaire. Évidemment, la situation les y invitait : ils savaient que l'enquête porterait sur les techniques journalistiques ou sur les angles. Dans tous les cas, des questions concernaient précisément la pratique angulaire. Si l'enquêteur s'était contenté de questionner les journalistes sur leurs pratiques sans mentionner le concept d'angle, certains n'en auraient probablement pas parlé. Mais il s'agissait, précisément, de les faire réagir sur le sujet afin de voir s'ils 52 Ce regard critique n'est pas celui de la majorité des rédacteurs en chef de rédactions locales (presse ou télévision), à notre sens. Le responsable que nous citons ici était entré en fonctions quelques semaines seulement avant la période d'observation, ce qui explique peut-être sa facilité à prendre du recul par rapport à un état de fait dont il pouvait ne pas s'estimer entièrement responsable. 53 Journaliste pigiste, lors d'un entretien. 2010 36/136 L'angle journalistique Pierre YACGER l'appréhendaient comme une norme professionnelle. Autrement dit : face aux questions, allaient-ils se montrer attentifs à se couler dans ce qu'ils estiment être une présentation socialement acceptable de soi ? Ne pouvaient-ils pas, au contraire, relativiser la notion ou s'en désintéresser ? Là encore, nos interlocuteurs ont montré avec une belle unanimité que l'angle possédait une grande importance, pour eux. Dans leurs réponses, on retrouve l'idée selon laquelle l'angle en tant que technique, « c'est ça qui fait la richesse d'un article 54». Allant plus loin, un responsable hiérarchique me dira que l'angle « c'est plus qu'une technique de rédaction. C'est aussi ce que le journal veut dire ce jour-là sur le sujet55 ». Quelles que soient les fonctions qu'ils occupent, les journalistes rencontrés mettent en avant l'importance de cette pratique. Et ce, jusqu'au dessinateur de presse : « le plus important dans un dessin de presse, c'est peut-être pas la créativité, c'est d'abord l'angle. L'angle sert à orienter la lecture. C'est l'axe de la vérité, même si on l'habille d'humour. Malgré tout, c'est l'angle qui amène le sens au dessin. 56» Notons que l'entretien avec ce dessinateur a été réalisé de manière plus informelle que les autres, et il ne connaissait pas le thème de ce mémoire. Aussi, le mot « angle » est venu spontanément à ses lèvres. Un localier d' Ouest France mérite d'être largement cité, tant son discours semble résumer tout ce qui a été écrit plus haut : « L'enseignement que l'on reçoit nous entraîne à, effectivement, travailler un angle. Pourquoi ? Parce que, et là, la pratique le démontre, la non prise en considération d'un angle quand il s'agit de rédiger un article de presse expose l'auteur à l'éparpillement, qui peut être extrêmement néfaste pour le lecteur qui, au bout de l'article, va se poser la question : mais où il voulait en venir, le journaliste ? Et même, peut être – ce qui serait plus grave – où voulait en venir l'interviewé ? Donc la définition de l'angle, c'est – pour moi en tous cas – la garantie de la rigueur. 57 » De tels propos dans la bouche d'un journaliste qui a fait toute sa carrière dans des rédactions locales prouvent que les pédagogues ou les grandes plumes ne sont pas les seuls à parler de professionnalisme. Ils montrent aussi combien l'angle peut être 54 Une journaliste pigiste. 55 Un rédacteur en chef adjoint à Ouest France. 56 Dessinateur de presse, Ouest France. 57 Journaliste localier proche de la retraite, rédaction locale de Rennes 2010 37/136 L'angle journalistique Pierre YACGER même si les modalités de cette rationalisation varient, d'un acteur à l'autre. D'abord, l'angle permettrait de gérer les contraintes d'espace, surtout si le journaliste doit faire court. Trouver un angle et un seul lui permet alors de produire un petit sujet ou un papier59 court en peu de temps, puisque choisir un angle revient à ne présenter qu'un seul aspect du phénomène. Dans le cas d'articles longs également, le travail d'angulation est valorisé, puisqu'il donnera sa cohérence au papier. Les journalistes ne tombent d'ailleurs pas d'accord : pour certains, il est plus facile d'angler un papier ou un sujet courts tandis que pour d'autres, cela relève de la gageure car il faut de l'espace et du temps pour angler convenablement. La pratique angulaire doit aussi permettre d'intégrer les goûts du public et son plaisir de lecture dans la production de l'information. Une journaliste commencera d'ailleurs par me dire « pour moi, l'angle c'est surtout pour le lecteur. Pour qu'il sache où on va.60 ». Un article bien anglé est réputé plus agréable à lire. Mais les attentes du lectorat, le journaliste peut-il vraiment les connaître ? A Ouest France, le service Recherche et Développement produit des données assez précises sur les habitudes et les préférences des lecteurs. Mais la plupart du temps, les rédactions imaginent plutôt ces attentes en référence à des critères généraux comme l'originalité, la proximité, l'actualité, etc. Pour prendre en compte son lectorat, le journaliste doit alors choisir ses sujets et ses angles en fonction de ces critères : « Sur la masse d'informations qu'il a recueillies, [le journaliste] en choisit une seule. Celle qu'il juge la plus actuelle , la plus importante, la plus intéressante, la plus significative. Ou celle qui démontre le mieux l'idée qu'il veut transmettre. Autour d'elle, comme autour d'un axe ou d'une colonne vertébrale, il organise tout son texte.61 » Ces critères peuvent apparaître comme relativement subjectifs, donc peu aptes à rationaliser la production. Dans la rhétorique professionnelle, au contraire, il s'agit de données relativement formalisées, partageables et dont le but ultime serait la satisfaction du public. Évidemment, cette satisfaction n'est jamais connue 59 Termes indigènes. Le mot « papier » renvoie à un article de presse écrite tandis que « sujet » fait référence à la production des journalistes de télévision. 60 Cheffe de service, Ouest France. 61 Martin Lagardette J-L, « Le guide... », p.50. 2010 40/136 L'angle journalistique Pierre YACGER précisément, mais elle reste un objectif pour les rédactions. Ces critères doivent être intégrés à la pratique angulaire, comme l'exprime Jean-Luc Martin-Lagardette. En cela, la pratique angulaire permet au journaliste de travailler de manière professionnelle, c'est-à-dire non pas en fonction de ses envies propres – d'ailleurs « la sélection est parfois douloureuse à effectuer62 » - mais en imaginant les envies d'autrui – en l'occurrence, le lecteur. Cette capacité à mettre sa subjectivité de côté est souvent présentée comme une compétence professionnelle et « la bonne rédaction est celle qui se conforme à la bonne manière. La bonne manière est définie par la commande.63 » Pour les journalistes, cette acceptation des contraintes et des commandes, cette prise en compte du public représentent des moyens de se différencier des amateurs dont l'importance pourrait s'accroitre face au succès des blogs, wiki et autres sites personnels. Des formules de commentaire et d'auto- publication à travers lesquelles des amateurs expriment un besoin de subjectivité et de créativité plus qu'ils n'utilisent les normes professionnelles du journalisme. D'ailleurs, le journalisme citoyen et le blogging donnent lieu à bien peu de reportages, mais plutôt à des articles de commentaire64. Puisque l'écriture de presse suppose d'opérer des tris, des sélections, alors un travail d'angulation bien mené doit avoir lieu assez tôt afin que le journaliste ne recueille que les données dont il peut avoir besoin. Pour les articles longs et les dossiers, il lui est particulièrement important de savoir ce qu'il cherche car le nombre d'informations à récolter et de personnes à rencontrer est souvent grand. Ainsi, au Mensuel de Rennes, « La question des angles, elle se pose même avant [le choix des genres]. Elle se pose en conférence de rédaction, quand on discute des sujets, quand un journaliste propose un sujet, ou alors quand on lui propose de faire un sujet. Alors, soit le sujet est tellement bon et il est tellement déjà cadré que l’angle s’impose de lui-même. Soit on décide de travailler un sujet. Il y a tel journaliste qui va se mettre sur tel sujet, et il va faire tout son travail de défrichage, revue de presse, entretiens exploratoires, etc., etc. Pour pouvoir, à ce moment là, dégager un angle. Et ça c’est aussi le boulot du rédacteur en chef : de veiller à ce qu’il y ait toujours un angle dans les papiers qu’on propose, quoi. Et de toujours être en contact avec 62 Ibid., p.50. 63 Broucker J.? « Pratique de l'information et écritures journalistiques », 1995, p.65. 64 Aubert A., « La société civile et ses médias », 2009. 2010 41/136 L'angle journalistique Pierre YACGER le journaliste, au fur et à mesure qu’il produit son article pour veiller à ce que le papier soit anglé, tout simplement, et que ça ne parte pas dans tous les sens.65 » Là encore, il s'agit bien d'une rationalisation du travail, puisque le but de la pratique angulaire telle que la conçoit ce journaliste est de produire rapidement (en ne recueillant que l'information pertinente) sans perdre de vue les objectifs du journal (produire des articles attractifs, originaux, etc.) Les stratégies éditoriales sont également à prendre en compte, pour le journaliste. Ce qu'il peut faire en choisissant ses angles. Toute réflexion sur les angles semble d'ailleurs aller de pair avec une réflexion sur les choix éditoriaux. Quel traitement de l'information le journal veut-il privilégier ? Quel positionnement (éthique, politique, éditorial) veut-il adopter ? Les angles font partie de la stratégie des titres face à la concurrence : une grève ne sera jamais traitée de la même manière par l'Humanité et par le Figaro. Les deux titres lui consacreront éventuellement le même espace, mais il est peu probable qu'ils le traitent sous le même angle. De plus, le travail d'angulation ne poursuit pas les mêmes objectifs d'un titre à l'autre. Parfois, le fait même de proposer des angles variés, précis ou originaux peut constituer une stratégie de distinction, dans un titre ou dans une rubrique. Pour B. Grévisse, « multiplier les angles, les styles d'écriture, sans faire croire qu'un mode d'organisation de l'information est le seul à être valide, est aussi une technique d'édition66 ». Une pigiste illustre ce parti-pris par l'exemple : « La Maison Écologique demande aux journalistes d'angler. Ce sont les seuls qui me demandent avec autant d'insistance d'angler [Puis, en parlant d'une rubrique qui décrit une maison en particulier] Ils insistent beaucoup sur le fait qu'il faut angler le portrait de la maison. Alors ça peut paraître bizarre, mais c'est ce qui donne le côté unique à la revue.67 » Autre contrainte, le retour d'un sujet. Lorsqu'un thème est abordé plusieurs fois dans le même journal sous forme de dossier ou dans différentes éditions, la pratique angulaire permet de varier les informations que l'on apportera sur le sujet. 65 Journaliste du Mensuel de Rennes, à propos des enquêtes publiées par son journal sur plusieurs pages et qui, souvent, donnent lieu à une série d'articles. 66 Grévisse B., « Écritures journalistiques », 2008, p.85. 67 Journaliste pigiste. 2010 42/136 L'angle journalistique Pierre YACGER seul élément qui peut l'orienter à chacune de ses étapes. Lors d'un reportage, par exemple, un angle choisi très tôt permettra au journaliste de trouver une documentation précise, de choisir les interlocuteurs pertinents, de ne leur poser que des questions ciblées et de sélectionner ce qui, dans leurs réponses, présente un intérêt pour les développements. C'est-à-dire que la pratique angulaire introduit une cohérence dans le processus d'élaboration de chaque article. Cela donne au journaliste une longueur d'avance sur ses sources qui, elles, ne peuvent influer que sur une seule de ces étapes – en théorie, du moins. Toutefois, l'angle n'est jamais fixé une fois pour toutes, et les journalistes comme les manuels s'accordent à valoriser la souplesse et l'adaptabilité du journaliste. « Sénèque il va dire qu'on n'arrive au port que si on sait où on va, non ? Il y a un truc comme ça... Bon, en même temps ça ne doit pas vous empêcher de rester ouvert, parce que des fois on a des surprises en court d'enquête. Donc ça, ça peut être marrant. Mais l'angle, c'est quand même le fil que vous allez dérouler. [...]C'est quand même bien parce que, je vous dis, ça permet de construire un peu votre plan d'enquête. Sachant que, je vous le répète, il ne faut pas être rigide. Il faut savoir être ouvert à des trucs qui, en route, peuvent remettre en cause la question.71 » Lorsqu'un angle parvient à orienter la trajectoire d'un article de bout en bout, alors le journaliste apparaît comme le maître de cette trajectoire. Mais si, une fois sur le terrain, il s'aperçoit que son angle de départ n'était peut-être pas le meilleur, alors les normes professionnelles l'incitent à en changer, à donner une impulsion pour réorienter la trajectoire de manière à en rester maître sans pour autant distordre la réalité. Les discours sur l'angle développent fréquemment cette double injonction : l'angle doit être affirmé et tenu, mais le journaliste doit aussi pouvoir prendre la décision de le changer. Dans ce changement aussi, le choix de l'angle – du nouvel angle – est réputé permettre au journaliste de rester celui qui gère la trajectoire. On comprend alors pourquoi l'angle est revendiqué comme une technique proprement journalistique : parce que certains journalistes la considèrent comme l'élément qui leur permettra de maîtriser la trajectoire de leurs sujets, quelles que 71 Une journaliste pigiste. 2010 45/136 L'angle journalistique Pierre YACGER soient les contingences de la production. Si l'on reconnaît que cette technique est mobilisable par les autres acteurs intervenants sur cette trajectoire, alors le journaliste perd l'instrument qui lui permettait d'assumer la responsabilité de ses propos. Voici pourquoi certains mettent un point d'honneur à distinguer l'angle, technique journalistique, du message essentiel, auquel doit penser toute personne qui cherche à communiquer quelque chose. Nombreux sont les manuels et les journalistes rencontrés qui emploient les deux termes. Deux notion qui sont présentées comme distinctes, mais semblent séparées par une frontière bien mince. Pour Yves Agnés, par exemple, prendre conscience de son message essentiel est une nécéssité du journalisme mais aussi de tous les instruments de communication. Ainsi, les sources peuvent définir et peaufiner leur message essentiel. Le journaliste, lui, doit aller plus loin : « Le principe fondateur de l'écriture journalistique est donc de compléter la sélection des informations par le choix d'un message essentiel, dont va découler l'angle (ou l'axe) de l'article dans lequel vont s'organiser, grâce au plan, les informations retenues. Le titre de l'article, le chapeau, le début de l'article, devront s'inscrire strictement dans cet angle. » Les discours sur la profession s'attachent parfois à distinguer l'angle du message essentiel, mais aucune définition claire n'existe qui permettent de différencier dans l'absolu les deux notions. La distinction proposée par Yves Agnès peut d'ailleurs sembler quelque peu obscure. Le clivage est plus clair lorsque l'angle retenu par le journaliste est clairement différent du message essentiel proposé par la source. Pour Cégolène Frisque, « les procédés angulaires peuvent faire l'objet d'usages multiples, voire contradictoires » selon les postures journalistiques. Un communiqué de presse sera ainsi retravaillé par certains de manière à proposer un message attractif ou par d'autres dans le but de donner un point de vue critique. Ainsi, l'angle est dans un cas une technique de valorisation des propos et dans l'autre un outil de mise à distance de la parole des sources. Dans tous les cas, Cégolène Frisque fait de l'angle une technique qui sert les objectifs du professionnel : mettre en valeur une parole ou la commenter. En se concentrant sur les déplacements d'angle opérés par les journalistes, ce point de vue nous semble ignorer d'autres usages de la pratique angulaire que nous développerons dans la seconde partie de ce travail. 2010 46/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Malgré ces idéaux d'autonomie, la figure du journaliste qui apparaît dans les discours sur la pratique angulaire est aussi celle d'un professionnel modeste et conscient de ne pouvoir à lui seul exprimer objectivement la réalité. Il sait qu'il lui faudra faire des choix. « Informer c'est choisir72 » note Yves Agnés dans son manuel : l'information procède d'une série de choix opérés par la rédaction, par le lecteur, et par le journaliste. « La pratique professionnelle est d'ailleurs une succession de choix personnels73 ». L'angle est justement une invitation à prendre conscience de ces choix pour les assumer. « Donc la définition de l'angle, c'est – pour moi en tous cas – la garantie de la rigueur. Ça c'est important. Je traite un sujet, si je veux le traiter rigoureusement il faut que j'admette que je ne peux pas le traiter dans toute sa circonférence. Je suis un journaliste, moi, je ne suis pas un romancier ou en tous cas un écrivain74 ». Christian Bobin est plus explicite encore : « un bon angle est d'abord une bonne question posée dans un contexte donné : en termes de moments, de valeurs et de lectorats.75 » Mais c'est peut-être Denis Ruellan qui résume le mieux ces représentations, quand il avance que c'est dans l'angle – plutôt que dans l'objectivité - que le journaliste d'aujourd'hui situe la plus value apportée par son travail : « L'angle serait une manière journalistique de poser de bonnes questions et d'y apporter rapidement des réponses dont la présentation simplifiée non seulement facilitera la compréhension, mais aussi signifiera au lecteur leurs caractères provisoires et éphémères.76 » L'angle est alors plus qu'une rationalisation du travail par la technique, il constitue le socle d'une réflexivité sur la pratique et dans la pratique dans la mesure ou le travail d'angulation est un temps consacré à la prise de conscience de ses choix. On pourrait extrapoler en comparant le travail d'angulation avec celui de problématisation. Le premier permettrait au journaliste de construire son point de vue de manière relativement consciente. Le procédé angulaire, en effet, introduirait une certaine lucidité sur la nature du travail journalistique qui ne peut être exhaustif et 72 Agnès Y., « Manuel de journalisme », 2002, p.92. 73 Ibid., p.93. 74 Journaliste dans une rédaction locale, Ouest France. 75 Bobin C., L'angle journalistique, 2009, p.21. 76 Ruellan D., « Le journalisme ou... », p.142. 2010 47/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Ainsi, l'angle est à la fois la base du point de vue journalistique sur le monde et la liberté du journaliste. Un papier anglé propose un regard à la fois professionnel et individuel. Dès lors, le journaliste qui se fixe pour but de proposer une information à la fois pertinente et éthique ne trouverait que des avantages dans ce concept. L'angle serait pour lui un moyen d'être doublement fidèle à son identité, c'est-à-dire d'être à la fois un journaliste et un journaliste singulier. Ainsi, la technique angulaire autorise le journaliste à se dire auteur sans renier sa volonté de se présenter en technicien de l'information et inversement. Or, l'attention à la dimension autoriale de la profession est intégrée très tôt dans les discours sur le professionnalisme. On la retrouve par exemple dans la loi du 29 mars 1935, qui représente une conquête syndicale et permet la clôture des frontières de la profession.. L'article L.761-9 dispose en effet : « Le droit de faire paraître dans plus d'un journal ou périodique les articles ou autres œuvres littéraires ou artistiques dont les personnes mentionnées à l'article L.761-2 [c'est-à-dire les journalistes professionnels] sont auteurs est obligatoirement subordonné à une convention expresse précisant les conditions dans lesquelles la reproduction est assurée ». Cette disposition reconnaît explicitement le journaliste comme un auteur responsable et propriétaire de sa production. Les journalistes sont d'ailleurs également soumis à la loi du 11 mars 1957 sur le propriété intellectuelle85. Les identités professionnelles des journalistes sont donc duales en ce qu'elles oscillent entre l'envie d'être un auteur libre et la présentation de soi en technicien de l'information, capable de rationaliser son travail afin de proposer rapidement des documents pertinents à un public donné. C'est un journaliste libéré des contraintes qui exprime le mieux cette tension. Serge Michel, dans son introduction à l'ouvrage Bondy Blog, est en effet traversé par la tentation d'abandonner l'un de ces deux pôles pour n'être plus qu'une plume. Il vente les mérites du statut de blogger qui « affranchit de toutes contraintes », une situation qui « a vite fait de réveiller le journaliste qui sommeille au fond de chaque 85 Sur le journaliste défini comme un auteur et sur les aménagements de la loi concernant la propriété intellectuelle, cf. Mathien M., « Les journalistes et le système médiatique », 1992, p19. 2010 50/136 L'angle journalistique Pierre YACGER journaliste.86 » Un rêve partagé par beaucoup de ses confrères ? Mais revenons aux discours sur l'angle. Au final, les journalistes y développent tout l'arsenal des idéaux qui servent à légitimer leur profession : technicité, indépendance et rôle social. L'angle, en tant que technique, leur permettrait de rationaliser la production de l'information tout en stimulant leur créativité. Plus : une angulation efficace garantirait leur autonomie en ce que l'angle les autorise à se dire les seuls maîtres de la trajectoire d'un article – ou en tous cas les plus conscients de cette trajectoire dans sa globalité. La technique garantirait aussi l'autonomie du journaliste et, au final, c'est elle qui lui permettrait de porter un regard doublement singulier sur le monde, un regard à la fois professionnel (donc singulier, car différent des regards d'historiens, de sociologues, profanes, etc.) et personnel (donc singulier car l'angle est, précisément, ce qui distingue deux articles sur le même sujet et permet à leurs auteurs de se dire responsables de chacun d'eux). Bref, le travail d'angulation permettrait aux journalistes d'aujourd'hui de continuer à proposer un point de vue professionnel tout en restant modestes sur la portée de ce discours. Un point de vue journalistique, dès lors, ce serait à la fois le point de vue d'un auteur qui a choisi d'isoler un élément de la réalité et le point de vue d'un professionnel qui dispose de techniques lui permettant d'opérer ses choix, au premier rang desquels se trouve la pratique angulaire. 3. L'impossible définition de la pratique angulaire. Les discours des pédagogues d'un côté et ceux des journalistes locaux de l'autre semblent dessiner un définition très générale et, pourtant, cohérente de l'angle : l'angle serait un idéal professionnel, une technique présente à tous les niveaux et une condition de possibilité d'un point de vue journalistique. Dès lors, le sociologue pourrait voir en cet idéal un mythe. Le rôle de ce mythe ? Mettre en conformité les idéaux professionnels (de maîtrise des techniques, de déontologie et 86 « Comment expliquer notre bonheur à Bondy ? Avant tout par la liberté du blogger, laquelle a vite fait de réveiller le journaliste qui sommeille au fond de chaque journaliste. Écrire sans délai particulier des sujets savoureux mais qui ne figureraient pas toujours dans un reportage traditionnel, créer pièce par pièce sa propre narration, publier à flux tendu plusieurs fois par jour, sans angle déterminé à l'avance, sans éditeur qui cherche à lire par-dessus votre épaule, pour une audience large et réactive mais si mal définie qu'elle nous affranchit de toute contrainte ». Michel S., « Des voix dans le 9-3 », 2006, pp.15-16. 2010 51/136 L'angle journalistique Pierre YACGER d'expression d'un talent propre) avec la pratique. Or, de multiples éléments incitent à penser que les conditions de travail des journalistes sont fort éloignées de leurs idéaux. Car les journalistes, pour la plupart d'entre eux, sont soumis à un nombre croissant de contraintes productives. Certains auteurs, tels François Ruffin, Alain Accardo ou Michel Mathien avancent alors l'idée qu'une partie au moins des idéaux journalistiques aurait moins pour fonction de guide les pratiques que de rendre acceptables les contraintes de production aux principaux intéressés ou d'empêcher les lecteurs d'en prendre conscience. Le premier explique que les registres de la passion et de la vocation servent à rendre acceptable des horaires impossibles87. Selon Alain Accardo et Gilles Ballastre, les pigistes, eux, feraient de nécessité vertu en avançant leur adaptabilité, leur réactivité et leur capacité à produire vite comme des qualités professionnelles; alors même que ces compétences peuvent aussi être présentées comme l'intériorisation par les journalistes eux-mêmes de logiques de marché et la négation de leur autonomie88. Quand à Michel Mathien, il parle d'une « idéologie défensive » qui « a pour vertu majeure de cacher la réalité de l'aliénation professionnelle au public et, dans les apparences, aux professionnels eux-mêmes.89 » L'angle ne constitue-t-il alors qu'un simple cache-misère. Aborder la pratique angulaire comme un « mythe interne » à l'univers de la presse à la manière de Jacques Le Bohec aurait quelque pertinence. Pour cet auteur, les mythes sont des croyances puissantes, malgré leurs incohérences par rapport à la réalité du travail journalistique, car « toutes ces maximes sont imposées quotidiennement aux journalistes de base sur le mode de l'évidence incontestable, à prendre ou à laisser si on veut passer pour un bon professionnel auprès de ces collègues de travail.90 » De même, les discours sur la pratique angulaire peuvent enchanter les conditions de travail, notamment celles des journalistes les plus exposés aux contraintes nouvelles. Les pigistes, par exemple, qui ont du apprendre à démarcher les rédactions pour vendre leurs productions. L'angle leur permet d'être performants dans cette activité commerciale. Comme le procédé angulaire est valorisé par la profession, la mobilisation discursive de cette technique leur permet 87 Ruffin F., « Les petits soldats du journalisme », 2003. 88 Accardo A. (dir.), « Journalistes précaires », 1998. 89 Mathien M., « Les journalistes et le système médiatique », 1992, p.128. 90 Le Bohec J., « Les mythes professionnels du journalisme », 2000, p.38. 2010 52/136 L'angle journalistique Pierre YACGER la technique : l'angle c'est une « manière d'aborder un sujet, d'en valoriser une dimension spécifique (ex : souligner l'impact écologique ou les problèmes de contrôle des navires lors du naufrage d'un pétrolier).95 » Une définition simple est la seule valide, pour le concept d'angle, parce qu'ainsi on ne s'interdit pas de mesurer la plasticité des manières de l'intérioriser et le mettre en œuvre. Parce qu'il est impossible de mettre en cohérence des discours à ce point divergents sans produire un artefact. Détaillons les différentes acceptions du concept. Premier point de discorde : tout papier possède-t-il de fait un angle qui pourrait se déduire de sa lecture (quand bien même le journaliste n'aurait pas réfléchi à la question) ? Denis Ruellan a proposé une typologie des angles, en partant du principe que tout article choisissait une manière d'aborder la réalité et une seule – même si le parti pris est de la présenter sous différents aspects, en adoptant un angle « bilan » ou « causes-conséquences », par exemple. Les journalistes rencontrés, au contraire, ne déclarent pas connaître et mobiliser un répertoire préconstitué d'angles. Et les manuels qui détaillent précisément les différents genres journalistiques ne précisent jamais quelles pratiques précises se trouvent derrière la notion d'angle. Ils ne proposent ni typologies ne descriptions des manières de faire. Par contre, pédagogues et enquêtés tombent généralement d'accord pour reconnaître des angles plus ou moins bons, les meilleurs étant les plus originaux, les plus adaptés à leur public, etc. Second problème : les journalistes peuvent-ils produire sans cadrer, sans choisir d'angle ? Certains répondent que oui, « c'est tous les jours, pour n'importe quel sujet96 » tandis que la plupart expliquent que la technique est fréquemment délaissée « Moi je trouve ça dommage, mais c'est vrai qu'on ne s'en préoccupe pas toujours97 ». Si, l'on demande si tout papier doit être anglé, les réponses varient plus encore. Elles vont du très normatif « Tout papier doit être anglé98 » à sa mise en doute « - Parfois il ne faut pas angler. Moi au début – et pendant longtemps- je 95 Neveu E., « Sociologie du journalisme », 2009, p.7. 96 Rédacteur en chef d'une rédaction locale, Ouest France 97 Rédactrice, France 3 Bretagne. 98 Grévisse B., « Écritures journalistiques », 2008, p.231. 2010 55/136 L'angle journalistique Pierre YACGER croyais sincèrement qu'on pouvait angler tous les papiers. - Non, on ne peut pas. - En fait, on a une obligation d'informer. On ne peut pas angler précisément si les gens n'ont pas l'info, le contexte.99 » A propos des informations qui ne semblent pas s'organiser suivent un angle, deux conceptions s'opposent. Pour les premiers, un discours qui n'est pas anglé c'est un discours qui n'a pas de fil directeur ni de message essentiel. Le résultat d'un manque de professionnalisme, en quelque sorte. Une journaliste déplore ce fait : « il y en a beaucoup qui ne savent pas ce qu'est un angle, surtout dans la vieille génération. Mais pas seulement.100 » Pour d'autres, un papier non anglé, c'est un papier pour lequel le journaliste a préféré ne pas choisir d'angle un peu personnel ou original, parce que la priorité est de donner un contexte, un bilan, etc. «Quand tu as un ministre qui annonce des mesures. Souvent ça part dans tous les sens. Mais il faut en parler.101 » Pour cette journaliste, ce que Denis Ruellan considère comme un angle spécifique (le bilan) n'en constitue pas un, puisque c'est un cadrage qui s'impose de lui même, en quelque sorte. Dans certains papiers, le journaliste n'a pas envie de profiter de la liberté que lui offre la pratique angulaire. Dans ces situations où le cadrage des faits semble aller de soi, beaucoup de journalistes préfèrent ne pas parler d'angle, dans la mesure où le choix n'est pas personnel. Un pédagogue fait de même : B. Grévisse, qui considère que « « Angler » son sujet, ou son papier, équivaut à éviter de traiter d'un thème général102 ». Face à un concept qui semble prendre des acceptions si différentes selon les interlocuteurs, le sociologue doit-il trancher ? Pas nécessairement. Toutefois, nous souhaitons préciser un peu notre définition : puisque la pratique angulaire semble prendre des sens si différents selon les acteurs, il ne s'agit pas d'un mythe ni d'une idéologie, mais plutôt d'une norme. Parce qu'à notre sens, le concept de norme est plus apte à rendre compte de la diversité des usages. Le mythe ne peut être que partagé, transmis tandis que la norme doit être intériorisée ou appliquée pour 99 Entretien avec deux journalistes du service société d' Ouest France. 100Rédactrice, France 3. 101Journaliste du service Société, Ouest France. 102Grévisse B., op.cit., p.231. 2010 56/136 L'angle journalistique Pierre YACGER exister103, et elle peut l'être de diverses manières. Bien que la pratique angulaire ait pu être diversement intériorisée, elle n'en existe pas moins comme norme. Car il s'agit d'une norme simple, transmise tôt dans la socialisation et donc susceptible de redéfinitions locales. La définition de l'angle n'est pas durcie par les discours, contrairement à celle des genres journalistiques. Mais même ainsi, même floue, elle reste une norme très souvent associée au professionnalisme. Bref : la pratique angulaire permet aux journalistes de mettre en conformité le discours sur leurs pratiques avec les attentes qu'ils perçoivent quant à leur rôle. En parlant d'angle, les journalistes se sentent journalistes, ils réactivent des idéaux professionnels pour eux mêmes et pour les autres. Que ces idéaux varient sensiblement d'un individu à l'autre importe peu; c'est le mécanisme, qui compte. Cependant, il convient de noter que cet usage discursif de l'angle, au-delà de son but identitaire, peut produire des effets sociaux immaitrisés. A force de faire du journaliste le maître de son article et des journalistes les seules personnes aptes à juger la qualité d'une information – car l'angle n'est jamais mis en avant, dans un article, il faut le rechercher activement pour pouvoir le déduire de la lecture – ce discours risque d'ériger les praticiens en seuls responsables des erreurs et approximations qui affleurent régulièrement dans la presse. A l'instar, du discours sur la déontologie, finalement. A ce sujet Benoit Grévisse note en effet : « En niant l'effectivité des contraintes hiérarchiques, ce discours journalistique exonère les responsables de médias, pourtant supposés en tirer un profit supérieur. Mais il coupe également le journaliste du lien qui l'unissait au public. En affirmant la seule régulation par les pairs, cette vulgate journalistique de l'indépendance oblige les professionnels à porter seuls la charge de la responsabilité médiatique. Cette rhétorique ne tient pas compte de l'évolution historique. Elle ignore l'industrialisation de la presse, le poids de plus en plus prégnant de la finance et le recul de l'opinion comme de l'information, au profit de la communication.104 » Concernant les discours sur la pratique angulaire, le risque existe de sur-valoriser 103Du reste, la notion de mythe telle que définie par les anthropologues et reprise par les politistes est très critiquée depuis les années 1980. On lui reproche de postuler une croyance unanime des populations concernées et de réduire à outrance les fonctions sociales du mythe. Cf Veyne P. « Les grecs ont-ils cru à leurs mythes? », 1983 & Detienne M. « Invention de la mythologie », 1981. 104 Grevisse B., « Légitimité, éthique et déontologie », 2003, p.227. 2010 57/136 L'angle journalistique Pierre YACGER fonctionnement de la rédaction est plus collégial, la pratique angulaire sera exploitée de manière plus professionnelle. La « relation directe » de la pratique angulaire au siège s'oppose ici à une situation jugée plus routinière, où il y à « moins de discussion ». La distinction passe aussi par des choix éditoriaux. D'abord, il y a le choix de publier dans les dernières pages des informations plus « magazine », c'est-à- dire plus axée sur la culture, les loisirs et la mode que sur l'actualité chaude. Ces pages sont préparées par le service dit « de la fin de journal » à Chantepie. Une journaliste de ce service m'explique que, pour ces sujets détachés de l' « actu », le travail d'angulation est essentiel : « - Quelles sont les exigences spécifiques de ces pages ? - Alors on en arrive aux angles (rires) [...]Il faut essayer d'attirer le lecteur, et de le retenir. A travers, justement, des images fortes, un style un petit peu musclé. Proposer quelque chose de différent. Surprendre. C'est un petit peu les angles qu'on... Ouais, ce qu'on essaie de faire en priorité dans ces pages-là : surprendre, donner des infos insolites, des portraits décalés. » Aussi, cette journaliste dit insister beaucoup sur l'importance des angles, lorsqu'elle discute avec des collaborateurs occasionnels (ponctuellement, des localiers écrivent des portraits ou des chroniques pour la page Télévisions). Elle dit leur demander des efforts, comme si le travail d'angulation original n' appartenait qu'au siège, comme s'il fallait sortir les localiers de leur routine. Et force est de constater que dans la rédaction locale de Rennes, les pratiques sont différentes. Pour le chef de rédaction, la priorité est ailleurs, et il insiste plus sur l'importance des genres journalistiques. Là encore, il applique une stratégie éditoriale. Une stratégie matérialisée par les « filets bleus » surmontant un nombre croissant d'articles et dont le but est d'indiquer le genre utilisé. Par exemple : « reportage » ou « profil », etc. Il a été décidé de recourir le plus souvent possible aux genres journalistiques pour rendre le journal plus attractif. L'idée principale de la réforme : éviter ces papiers standardisés, strictement informatifs et routiniers, qui ont été baptisés d'un nom infamant : les POF. « La direction a fait la chasse au pof (le papier Ouest France) : un papier standard en 80 lignes. C’est même devenu un 2010 60/136 L'angle journalistique Pierre YACGER épouvantail.107 » Un membre de la rédaction en chef explicite la démarche : « Ça c'est pas un jus de crane de directeurs de journaux. On sait que... Enfin, on sait... On a des indications assez fermes sur ce qui arrête ordinairement les lecteurs dans les pages. […] Le traitement des informations par les genres vivants, l'infographie – qui s'est imposée depuis une quinzaine d'années ici – les papiers découpés – ceux qu'on appelle pucés, avec des débuts en gras ou des petits signes... Bon bah toutes ces choses là permettent une mise à disposition du sujet plus rapide pour le lecteur. » Une réforme qui produit des effets, puisque l'usage des genres est largement répandu dans les pages locales et activement encouragé dans la rédaction rennaise. Lors de la conférence de rédaction, le rédacteur en chef suggère souvent l'usage de tel ou tel genre en même temps qu'il attribue des sujets. Mais certains regrettent que cette insistance sur la forme inhibent la réflexion sur ce qu'ils considèrent comme le fond et qui peut être résumé par l'angle. « -On parle de quoi sur un sujet ? - De « Pourquoi ? Comment ? » de « Trois questions à »... [deux genres propres à Ouest France et très employés] - De genres, donc. - De genres, ouais. C'est vrai que ça se fait plus comme ça. Des fois on précise avant d'aller sur le terrain, mais quand on va sur le terrain, des fois on se rend compte qu'un autre genre pourrait aller mieux : un reportage ou un pourquoi ? Comment ?, enfin... Après, on voit un peu, mais c'est vrai que c'est un peu rangés dans des cases. La recherche d'angle est limite toute faite, quoi.108 » Lors d'un entretien, un autre localier confirme cette impression : « la majeure partie des papiers que nous écrivons ne sont pas anglés. Il faut le redire.109 » Lors des observations il apparut que dans cette rédaction, l'angle était peu valorisé : le mot ne fut quasiment pas prononcé en trois jours alors même que chacun savait que mon travail portait sur ce thème, tandis que l'on a beaucoup parlé des genres journalistiques, que ce soit avant l'entrée sur le terrain ou après publication. Un matin, par exemple, le premier commentaires du rédacteur en chef sur la production de la veille est : « C'est très bien, ce canard, on a un retour des genres 107 Journaliste retraité d'Ouest France. 108 Une jeune journaliste récemment entrée dans la rédaction locale de Rennes. 109 Un journaliste proche de la retraite, qui a fait toute sa carrière à Ouest France. 2010 61/136 L'angle journalistique Pierre YACGER rédactionnels ». A Ouest France, l'angle est donc plus ou moins mis en avant selon les rédactions et les services. Un membre de la rédaction en chef explique cet état de fait par des raisons matérielles : « Le début et la fin de journal font objet d'un travail fond / forme plus important. Si vous voulez, on y consacre plus d'énergie, de temps, il y a plus de gens pour une page qu'il n'y en a pour une page locale, si vous voulez. Donc il faut juger ça aussi en fonction de l'énergie et des moyens mis à disposition. » Il est vrai que les localiers sont souvent plus pressés par le temps : ils produisent fréquemment plusieurs articles par jour et ont rarement la possibilité de préparer un papier sur plusieurs jours. Dans ces conditions, il est plus difficile de réfléchir à ses angles. A France 3 non plus, la pratique angulaire ne satisfait guère les journalistes. Une rédactrice explique : « l'angle, c'est une catastrophe » avant de critiquer ses pairs : « il y en a beaucoup qui ne savent pas ce qu'est un angle. » Au moment du bilan de la période d'observation le rédacteur en chef lui-même présente la pratique angulaire comme un problème : « Tu vois, c'est dommage mais c'est vrai que l'angle on n'en parle presque pas. Même en conf de rédaction on ne prend pas le temps. Et c'est dommage, parce que l'angle c'est essentiel. Manon, par exemple, elle est partie ce matin avec deux angles. C'est pas possible d'avoir deux angles.110 » Tous ces propos révèlent, en négatif, à quel point la norme entourant le procédé angulaire a été intériorisée. Le point de vue des pigistes ne diffère pas fondamentalement. Pour eux, les rédactions mettent plus ou moins en avant la pratique angulaire dans leurs commandes. Cela varie en fonction des stratégies éditoriales, des rubriques mais également au gré des personnalités. Interrogée sur ce dont elle discute avec les 110 Rédacteur en chef, France 3 Bretagne. Retranscription de mémoire d'un court échange au détour d'un couloir. 2010 62/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Beaucoup indiquent qu'il devient matériellement plus difficile d'angler pour des journalistes sommés de produire plus en moins de temps. Une localière , par exemple, sourit à l'évocation du sujet : « l'angle, mais c'est tout petit, l'angle ». En tant que syndicaliste,ses priorités sont ailleurs : « J'ai eu un succès fou aux assises du journalisme à Strasbourg quand j'ai parlé de journalisme Vishnu. Parce que le journaliste de PQR, il doit tout faire. Avant, il devait déjà être bon journaliste et bon photographe. Maintenant on lui demande aussi d'être bon en interviews [c'est-à-dire de savoir enregistrer des interventions orales pour les diffuser sur le site Internet du journal] et en vidéo. C'est plus quatre bras qu'il lui faut, c'est six bras ! » Ces arguments ont été entendus à plusieurs reprises, lors des entretiens ou des observations. Et le constat concerne l'ensemble de la presse112. Nombre de journalistes ont l'impression que leur travail est sans cesse parasité par les nouvelles tâches qu'on leur confie. Aux pigistes pour la presse écrite, il est désormais demandé de prendre des photos car les journaux sont de moins en moins prêts à payer pour obtenir des photographies de presse, quitte à perdre en qualité. Les localiers, en plus de la photo et du texte, doivent aussi capturer des interviews et des vidéos afin de nourrir le site Internet du journal113. Dans le passé, ces derniers avaient déjà vu le nombre de leurs tâches s'accroitre au moment de l'informatisation des journaux. Quand aux journalistes de télévision, ils regrettent la disparition des preneurs de sons et certains craignent que les conditions de travail dans le secteur ne convergent vers le modèle des chaînes d'information en continu. Un contre-modèle absolu, qui sert de repoussoir tant les conditions de productions sont tendues dans ces médias : les journalistes travaillent par équipes de deux114 et couvrent un territoire immense. Ils doivent tout faire : conduire, écrire les reportages, les filmer et enregistrer le son, et même le montage. Même si les journalistes rencontrés ne connaissent pas ces conditions extrêmes, beaucoup mettent en avant la multiplication des tâches comme 112 Cf Neveu op.cit., p.76 pour une réflexion sur le compactage des formats. 113 Dans le même esprit, S. Cabrolié décrit le « reporter « homme orchestre » qui assume la prise de vue, la gestion des interviews, le montage et l'édition des vidéos » pour le site web du Parisien. Cabrolié S., « Les journalistes du parisien.fr et le dispositif technique de production de l'information », 2010, p.92. 114En général, les équipes de la télévision se composent de deux ou trois personnes : un rédacteur, un Journaliste Reporter d' Images (le cameraman) et un preneur de son (cette dernière fonction tend à disparaître). Les sujets sont finalisés dans la rédaction avec l'aide de monteurs qui travaillent sur plusieurs sujets chaque jour. 2010 65/136 L'angle journalistique Pierre YACGER un facteur déstabilisant. Ayant à satisfaire trop d'objectifs à la fois, les journalistes ont du mal à se concentrer sur leurs angles, qu'il s'agisse de l'angle de la prise de vue ou de l'angle de l'article. A ce stade, il est éclairant de comparer les pratiques angulaires journalistiques avec celles des photographes travaillant dans les mêmes rédactions. D'abord, les deux métiers mobilisent la notion d'angle, ce qui n'aura échappé ni au pédagogue Jean de Broucker115 ni aux journalistes interrogés. Souvent au cours de cette enquête, le travail du journaliste aura été comparé à celui du photographe, et particulièrement lorsque les journalistes désiraient mettre en avant les difficultés de la pratique angulaire. La qualité du point de vue – journalistique comme visuel – est remise en cause dès lors que ces deux tâches sont concentrées dans les mains d'un seul journaliste. Lorsqu'il accompagne un journaliste, un photographe professionnel utilise tout le temps dont le reporter a besoin pour observer, écouter et poser des questions afin de travailler son image. Cela lui permet de faire des réglages, de choisir ses angles de prises de vue et – pourquoi pas – de prendre un cliché de son interlocuteur dans une pose spontanée, sans mise en scène116. Bref : le photographe est en mesure de composer une photographie selon des normes professionnelles de qualité et d'expressivité qui n'appartiennent qu'aux métiers de la photographie. Le journaliste qui prend une photo, au contraire, le fait après avoir recueilli les notes suffisantes à la production de son article. Il ne s'attarde pas. Il décide rapidement de son cadrage, sans avoir la connaissance technique du photoreporter, ni même la légitimité à prendre des clichés « sur le vif », dans certains cas. Il demandera donc souvent à ses interlocuteurs de poser et s'en remettra à une ligne graphique dont le but est peut-être moins de construire une ligne éditoriale que de faciliter la tâche aux journalistes comme aux sources. Pour les journalistes, choisir l'angle d'un papier est une compétence journalistique, de même qu'il n'appartient qu'au photographe de déterminer l'angle de la prise de vue. Or, le mélange des fonctions risque d'entrainer 115 « Comme les photographes, les journalistes savent qu'il vaut souvent la peine de tourner un moment autour d'un objet avant de décider de la manière qui en rendra le mieux l'effet : c'est affaire de point de vue, de focale, d'éclairage. L'objet est là : sous quel angle le saisir et le rapporter ? », DeBrouker J., op.cit., p67. 116Sur la manière dont les élus ont appris à poser pour les journalistes locaux et sur la façon dont ces attitudes sont rendues plus difficiles par la présence d'un photographe, voir J Le Bohec, « les rapports entre élus et localiers », 1994. 2010 66/136 L'angle journalistique Pierre YACGER un brouillage des discours, une incapacité à respecter les règles de la photographie et celle de l'écriture journalistique. Si de nouvelles contraintes de temps et d'espace se diffusent dans toutes les sphères de la profession, les difficultés matérielles à manier la pratique angulaire ne sont pas ressenties de la même manière par tous les journalistes. Les pigistes et les localiers les invoquent très souvent. Beaucoup plus que les membres de la rédaction de Chantepie, qui semblent plus satisfaits de leurs conditions de travail (mais sont aussi moins enclins à reconnaître l'emprise de routines, par exemple). Les journalistes de télévision, qui connaissent probablement les contraintes productives les plus strictes, n'évoquent pas ou peu ces contraintes comme des freins à la pratique angulaire. Car en télévision, l'angle se décide surtout en conférence de rédaction. C'est alors l'attitude des rédacteurs en chef qui est en cause. Une journaliste travaillant depuis 20 ans pour France 3 et qui a connu plusieurs rédactions explique : « Moi j'ai été intégrée à Amiens, avec un des rares red'chefs qui soient vraiment pointilleux, qui avait réfléchi dès le matin à la hiérarchie de son journal, à l'angle des sujets. Mais la plupart du temps, les rédacteurs en chef abdiquent. » Ce genre de critiques n'est cependant pas réservé aux responsables éditoriaux en poste à la télévision. Car de tels propos sont également formulés dans la rédaction locale de Rennes dans laquelle le rédacteur en chef, très impliqué dans la promotion des genres, valorise peu la pratique angulaire. Parfois, les formateurs font l'objet des mêmes reproches. Un journaliste ayant fait des stages au mensuel du Golfe du Morbihan avant d'entrer en formation de journalisme dans l'IUT de Tours raconte : « J'ai fait mes stages avant de commencer ma formation de journaliste. Donc on m'a appris ce qu'était un angle avant... Ben on me l'a appris concrètement sur le terrain, dans une rédaction, avant que je l'apprenne en cours. Et paradoxalement moi j'ai pas trouvé qu'on insistait beaucoup là-dessus dans ma formation. Après, ce qu'il faut dire aussi, c'est que les formations de journalistes ne sont pas toutes de même niveau. Elles ne sont pas toutes non plus d'une rigueur exceptionnelle. » 2010 67/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Toutefois, beaucoup de journalistes retravaillent leurs identités professionnelles pour ne pas en rester à cet état insatisfait. Alors, ils relativisent la portée de la notion d'angle. Certains laissent même le concept de côté. En fait, et le plus souvent, les journalistes relativisent cet écart entre la norme et les pratiques. Ils se posent en professionnels maitrisant la norme mais impliqués dans des situations trop complexes pour bien la mettre en œuvre. C'est par exemple cette pigiste qui explique : « C'est pour ça que votre travail m'a étonné, parce que l'angle, je dirais que ça roule. Ça va tout seul. Non, les vrais problèmes sont statutaires. Les techniques, après, c'est facile. » C'est donc bien cette impression de ne pas être, matériellement, en capacité de développer un point de vue à la fois personnel et professionnel sur le monde qui explique probablement pourquoi certains minimisent si souvent le rôle de la pratique angulaire : elle ne leur suffit pas pour affirmer tel point de vue, elle n'est donc pas essentielle. Dès lors, certains tentent de faire comprendre qu'ils délaissent la pratique angulaire, certes, mais que cela ne relève pas d'un manque de volonté et qu'il ne faut y voir aucune trace d'incompétence. Fatalistes, ils présentent ce délaissement comme un abandon résultant de contingences : pas assez de temps ni d'espace, etc. Voici pourquoi cette technique semble être moins mobilisée dans les faits que dans les discours. Les journalistes locaux ne font pas de la pratique angulaire un bastion ou l'instrument d'une reconquête. Ils la relativisent. Rappelons une fois encore les expressions de surprises, les sourires et même les rires des professionnels apprenant qu'un étudiant préparait un mémoire sur l'angle. Les discours critiques des journalistes sur leur travail, qui semblent tenir une grande place dans les rédactions observées, portent fréquemment sur tout autre chose le plus souvent sur la surcharge de travail, parfois sur les relations avec certaines sources, ou sur les problèmes avec la hiérarchie. Mais de l'angle, on parle finalement peu, en dehors des entretiens. Et lorsqu'un apprenti sociologue probablement farfelu propose aux journalistes de parler de la pratique angulaire, ils sont plus prompts à s'autocritiquer, à dénigrer leur hiérarchie ou à s'en prendre aux contraintes qu'à présenter une vision enchantée d'eux-mêmes. En cela, l'angle comme idéal professionnel ne constitue pas un mythe 2010 70/136 L'angle journalistique Pierre YACGER mobilisé par les journaliste dans un mouvement de déni de la réalité de leur travail. Cela permet de comprendre pourquoi la pratique angulaire semble si peu mobilisée jusque dans des situations où il serait possible de la mettre en œuvre. Lors de notre passage à la rédaction de Rennes, par exemple, les journalistes n'étaient guère contraints par le temps. Durant les vacances scolaires du mois de février, en effet, il n'y eut pas beaucoup d'actualité chaude. Mais la rédaction n'en a pas profité pour produire des articles sous des angles originaux, ou pour proposer des sujets inédits. Au contraire, les journalistes se sont contentés de pester contre la rareté des sujets intéressants et ont travaillé comme d'habitude, c'est-à-dire en se concentrant sur les genres. Rappelons encore une fois les propos de cette pigiste qui travaille parfois en rédaction locale, car ils illustrent bien cet oubli du procédé angulaire : « Ce serait intéressant de trouver un angle différent à chaque fois. Mais bon, il y a une petite flemme intellectuelle, aussi, je pense. Qui prend le dessus, quoi ». L'angle semble plutôt être un idéal paradoxal : à la fois parfaitement englobant , appelé à un grand avenir et partagé par tous, mais facilement laissé de côté par certains. En d'autres termes, l'angle participe d'une prescription de rôle agréable pour le journaliste qui, en parlant de la pratique angulaire, fait vivre nombre d'idéaux professionnels. Mais cette technique, à la fois faiblement codifiée, non contraignante et surtout peu valorisée leur semble de peu de poids face à des phénomènes d'imposition de rôle plus désagréables. Les journalistes mobilisent la pratique angulaire pour définir ce qu'ils sont, mais cette définition passe aussi par la constatation du décalage entre les idéaux et la pratique. Et le procédé angulaire ne permet pas, à lui seul, de combler ce fossé. Dès lors, certains l'abandonnent quelque peu. On touche ici à la limite des techniques définies de manières souples et des normes non contraignantes. On comprend alors pourquoi une technique qui résume tous les idéaux journalistiques ne semble pourtant pas centrale dans la construction identitaire des journalistes locaux. Toutefois, l'identité se construit également au 2010 71/136 L'angle journalistique Pierre YACGER cours du travail, dans l'interaction avec les autres acteurs. Il convient donc d'étudier si cette norme souple participe plus efficacement de la prescription de rôle, à ce niveau. 2010 72/136 L'angle journalistique Pierre YACGER de travail avec d'autres journalistes. A. Un enjeu lors de la négociation avec les sources La relation entre le journaliste et ses source est un point crucial, dans les travaux sur le journalisme, parce qu'il s'agit d'un enjeu important. Qui influence l'autre ? Comment ? Cette relation intrigue aussi par sa complexité, puisqu'elle met en relation deux types d'acteurs engagés dans deux logiques professionnelles distinctes. Deux acteurs qui ont besoin l'un de l'autre et qui, le plus souvent, ont intérêt à créer les conditions d'une collaboration durable, notamment lorsque le nombre de sources comme de médias est réduit, par exemple dans le cas de la presse régionale124 ou dans celui de la presse spécialisée125. Il existe de nombreuses formalisations théoriques de cette relation. Ce travail s'inspire de l'analyse en termes d'exploitation réciproque des journalistes et des sources, proposée par Cégolène Frisque : « On propose donc ici de penser les relations entre les journalistes et les sources comme un échange qui s’inscrit dans le temps et non uniquement ponctuel ; comme ayant une forte dimension collective, liée aux propositions respectives des institutions, et pas seulement individuelle ; comme plastiques et évolutives selon la dynamique de la situation, en non figées ; comme fondée sur l’activité tactique des acteurs et leurs anticipations, et non entièrement déterminées par des facteurs structuraux ; et finalement comme une exploitation réciproque des acteurs, et non comme une coopération concurrentielle. 126» Telle formulation nous semble bien résumer l'ensemble des dimensions à prendre en compte lorsque l'on analyse cette relation : le temps court de l'interaction et le temps 124 La thèse de Cégolène Frisque explore bien la diversité des relations entre les localiers et leurs sources, ces relations dépendant d'attitudes passées, d'anticipations, de logiques professionnelles concurrentes, mais aussi de la posture des uns et des autres. Frisque C, « L’activité journalistique au quotidien : Travail relationnel, identitaire et rédactionnel des journalistes de la presse quotidienne régionale », 2002. 125 Pour une analyse de la manière dont magistrats et journalistes spécialisés dans la justice stabilisent leurs relations, on pourra lire Civard Racinais A.., « Le journaliste, l'avocat et le juge. », 2003. 126Frisque C., op.cit., p.74. 2010 75/136 L'angle journalistique Pierre YACGER long de relations de travail suivies, ainsi que les différents facteurs de dépendance réciproque des acteurs.. La pratique angulaire produit des effets contrastés dans cette relation puisque, on l'a vu, elle constitue une prescription de rôle, c'est-à-dire qu'elle est à la fois une contrainte et une ressource pour le journaliste. La maîtrise de l'angle lui permet de mettre en scène son professionnalisme – notamment face au profane – et de maîtriser la trajectoire de son sujet. En même temps, les sources peuvent exploiter une technique qui est souvent devenue routinière pour tenter d'imposer des angles répondant à leurs intérêts. Un jeu s'engage alors, dans lequel le journaliste a la possibilité d'abandonner la pratique angulaire ou bien déplacer l'angle dans le but de récupérer le contrôle de la trajectoire de son article. 1. La mise en scène du professionnalisme Sur le terrain, les journalistes cherchent à se conformer à la contrainte de rôle qu'ils perçoivent. Il existe des manières socialement acceptables d'être un journaliste professionnel au travail. Des normes qui varient selon les époques, selon les spécialités, et même selon les situations et les individus. Cyril Lemieux a également montré que la manière socialement acceptable d'être un journaliste n'est pas la même en privé – c'est-à-dire dans la rédaction, dans les couloirs des administrations ou dans des restaurants parisiens – et en public – à la télévision, à la radio ou dans les journaux127. Le propos n'est pas, ici, d'égrener les différentes contraintes de rôles ou d'en proposer une typologie. Ce qui nous occupe, c'est la manière dont la pratique angulaire permet aux journalistes de se présenter comme des professionnels (ou pas) dans leurs différentes interactions de travail. D'abord, le fait d'avoir travaillé un angle permet au journaliste d'avoir une vision plus ou moins générale de son sujet ou, au minimum, de montrer qu'il le maîtrise. 127 Pour des exemples de ce type nombreux et précis, voir Lemieux C., Mauvaise Presse, 2000. Selon cet auteur, la plupart des fautes professionnelles reprochées aux journalistes sont le résultat de confusion entre les trois « grammaires » qui régissent la manière d'être des journalistes. Ces grammaires correspondent schématiquement à la manière socialement acceptable de se comporter en public, à celle d'agir en privé et à la capacité à développer un discours réflexif sur soi et ses pratiques. Un journaliste professionnel doit savoir mobiliser l'une ou l'autre en fonction des situations d'interaction. 2010 76/136 L'angle journalistique Pierre YACGER « - Arriver avec un angle, ça facilite la travail ? - Oui. Ça permet de travailler plus vite. De prendre moins de notes. […] Cette rencontre, vous l'aviez préparée, pour ne pas parler de la pluie et du beau temps. J'aurais l'impression de me foutre de la gueule des gens si je n'ai rien préparé.128 » Cette comparaison entre l'entretien sociologique et l'interview journalistique fut proposée plusieurs fois, lors des entretiens. Elle montre la volonté qu'ont certains journalistes d'apparaitre comme rigoureux – du moins dans certaines situations, car tous avouent partir souvent sur le terrain sans préparation. Par contre, avoir préparé son angle permet non seulement au journaliste de rationaliser son travail de terrain mais également de se donner une contenance. Nombre de recherches mettent en avant la crédibilité des informations comme objectif poursuivi par tous les journalistes. Ajoutons que cette quête de crédibilité commence dès l'interaction avec les sources. Les journalistes sont préoccupés par l'image que leurs écrits renvoient d'eux, mais également par l'image qu'ils peuvent présenter lorsqu'ils sont sur le terrain. Cégolène Frisque montre combien il est important pour certains localiers de savoir se montrer incisifs lorsqu'ils se trouvent face à certaines de leurs sources (notamment les élus). Dans les rédactions qu'elle a visité, il y a d'ailleurs une controverse à ce sujet. Certains, en effet, semblent interpréter cette manière de poser les questions comme un pur travail de posture. Face à ceux qui imposent des questions parfois dérangeantes et n'hésitent pas à les marteler « d’autres journaliste dédaignent le questionnement et l’insistance, trouvant cela inutile et considérant qu’il s’agit d’un moyen de se faire valoir plus que d’obtenir des réponses » 129. On retrouve ce phénomène de mise en scène de soi de manière exacerbée dans bien des interviews politiques de radio130 ou de télévision. Cyril Lemieux ajoute que le manque de distance vis à vis des hommes politiques constitue souvent une faute professionnelle, pour les interviewers131. La manière ostentatoire de montrer son 128Une journaliste pigiste, lors d'un entretien. 129 Frisque C, op.cit., p.174. 130 Pour un exemple récent, on repensera à l'insistance avec laquelle les interviewer de France Inter, Thomas Legrand et Nicolas Demorand, ont essayé de faire prononcer le mot « rigueur » à des membres du gouvernement à qui l'on avait manifestement interdit de le formuler. 131 Observant une émission politique, C.Lemieux étudie comment le journaliste travaille à manifester son indépendance pour le public. Il ajoute que cela a son importance, car « les infractions à la règle de la conservation d'initiative sont bien souvent au fondement des reproches de collusion ou de manque d'équité qui frappent les passages des hommes politiques à la télévision. » (Lemieux, op.cit., p.269) 2010 77/136 L'angle journalistique Pierre YACGER stagiaire employé à la rédaction locale de Rennes pour remplacer des journalistes partis en congés. Après deux semaines dans la capitale bretonne, ce vendredi est son dernier jour de travail, et il est pressé de prendre son train pour rentrer à Toulouse. Mais il a une journée chargée : trois articles à écrire, alors même qu'il souhaitait partir tôt. Il enchaîne ses papiers et lorsque, vers dix sept heures, vient le moment d'aller assister à la remise des médailles, il n'a rien préparé. Mais il sait ce qu'il cherche. En voiture, il détaille son programme : il fera un bilan de la compétition qui vient de s'achever qu'il illustrera par quelques photos de jeunes médaillés. A notre arrivée, l'un des bénévoles se dirige vers nous, ne sachant manifestement pas trop comment nous aider. Le journaliste lui explique ce qu'il compte faire puis pose quelques question. Bientôt, le début de la cérémonie les interrompt. Sur scène, l'un des organisateurs fait le bilan du tournoi. Le journaliste, lui, prend en note quelques unes de ses paroles, mais très peu : des chiffres, des félicitations, des noms et des remerciements principalement. Puis, lorsque les enfants commencent à monter sur scène, il en photographie quelques uns. Lorsqu'il pense avoir assez d'images, la cérémonie est loin d'être finie. Il se tourne vers moi « c'est bon, on y va », et nous partons. Son article135, rapidement écrit publié le lendemain sur quatre colonnes et avec des photographies sera fidèle au programme qu'il s'était fixé. Cet exemple montre un journaliste qui maîtrise la totalité de la trajectoire de son article : depuis le choix initial de l'angle jusqu'à la rédaction, il organise tout son travail de manière cohérente et ne rencontre aucune contingence : contretemps, opposition, imprévus, etc. Pourtant, l'angle fut choisit de manière routinière et totalement désengagée. En effet, ce journaliste n'était pas intéressé par le sujet. Du reste, il ne semblait pas accorder une grande importance à la pratique angulaire lors de ses stages en locale, dans la mesure où il ne préparait jamais vraiment ses sujets. « Je préfère voir sur le terrain. C'est comme si je me mettais à la place du lecteur lambda et que j'essayais de voir ce qui est intéressant136. » Ce stagiaire pressé et faiblement engagé (il ne souhaite pas travailler dans la presse quotidienne régionale) a toutefois pu maîtriser le processus de production de son article grâce à l'angle qu'il avait défini : ici, la conscience de ce fil directeur lui a permis de travailler rapidement 135 « Les rois et reines des échecs sacrés à Bréquigny », Ouest France, 20 & 21 février 2010, édition de Rennes, article reproduit en annexe p135. 136 Lors d'une discussion en voiture, la veille. 2010 80/136 L'angle journalistique Pierre YACGER et d'organiser efficacement la collaboration avec les sources. Mais cela ne fut possible que dans la mesure où ses interlocuteurs n'ont pas tenté de négocier les termes de la collaboration. D'ailleurs, pour l'essentiel, cette collaboration s'est faite à distance, le journaliste placé dans le public se contentant de recueillir ce qui se disait sur la scène. D'autres fois, au contraire, la collaboration avec les sources ne s'est pas réalisée avec le bon angle, ce qui demande un surcroit de travail au journaliste. C'est par exemple le jeune journaliste cité plus haut qui prépare un article sur les besoins de bénévoles en vue d'une course de rollers. Le rendez-vous avec le responsable associatif est expéditif car le journaliste n'a pas besoin de beaucoup d'informations, croit-il. La suite lui prouvera le contraire car à son retour dans les locaux du journal, le rédacteur en chef lui demandera de produire un grand article sur quatre colonnes pour présenter l'évènement. Le journaliste se rend bien compte, alors, que l'information qu'il a recueillie sera à peine suffisante, pour ce travail. Il glisse d'ailleurs « je ne sais pas ce que je vais raconter, sur le sujet de tout à l'heure. Stéphane m'a mis soixante lignes. Je suis dans la merde. […] J'aime pas ça, tirer à la ligne ! » Autre exemple, qui concerne une pigiste, cette fois : la journaliste est partie en Iran pour réaliser des reportages, dont elle n'a pas réussi à vendre certains. « Je m'étais dit : les sujets sur l'Iran que je n'ai pas vendus, je vais essayer de les retravailler avec un autre angle. […] Et en fait je me suis rendu compte que je manquais d'infos. En retravaillant mes angles, je me suis dit « ouais c'est bien joli mais j'ai pas assez d'infos pour proposer ce sujet-là. » Bon, j'ai toujours des contacts sur place, je pourrais les rappeler. Mais c'est vrai que plus on prépare avant... Enfin, si j'avais su que j'allais proposer ces sujets-là, j'aurais posé d'autres questions, sur place.137 » Voici donc un contre-exemple de la manière dont l'angle peut servir à rationaliser le travail de recueil de l'information en enrôlant des sources. Dans cette situation, au contraire, le procédé angulaire a été mis en œuvre. Mais comme l'angle choisi n'était pas adapté aux attentes des rédactions, le travail de terrain en devient presque inexploitable et l'intervention des sources perd de son sens. 137 Une journaliste pigiste lors d'un entretien. 2010 81/136 L'angle journalistique Pierre YACGER Dans tous ces exemples, le journaliste utilise le procédé angulaire à discrétion. Mais en général, les sources cherchent à défendre leurs intérêts. Alors le travail d'angulation est plus exigeant, il demande une certaine vigilance car les interlocuteurs du journaliste cherchent à éluder certaines informations ou à ne valoriser que les aspects qui les avantagent. « C'est vrai que ce ne serait pas idiot d'avoir réfléchi deux secondes à quel angle pour savoir quelles questions poser et qu'elle [l'attaché de presse] ne nous ressorte pas son petit discours tout bien formaté avant.138 » reconnaît un pigiste, suivant en cela les conseils de bien des pédagogues tel Henry Montant pour qui « il ne s'agit pas d'arriver telle une oie blanche, devant le spécialiste qui s'avisera aussitôt de votre ignorance et en abusera.139 » Le journaliste qui a mobilisé le procédé angulaire tôt dans le processus de production possède un avantage sur ses interlocuteurs : il est le seul à avoir la conscience de l'ensemble de la trajectoire de son article ; il connait l'espace qui lui sera alloué, le jour de parution, le titre et la rubrique, les exigences de la rédaction en chef et, finalement, le fil directeur qu'il déroulera. Ses interlocuteurs, même professionnels peuvent avoir une connaissance générale de sa personnalité, de la ligne éditoriale du titre et de ses contraintes mais ne disposent pas de toutes les informations qui ont amené le journaliste au choix de son angle. Celui-ci va alors pouvoir assigner un rôle à ses sources. Une fois son angle défini ou prédéfini, le journaliste choisira des locuteurs pertinents et, lors du premier contact, leur expliquera ce qu'il attend d'eux. « Et puis quand vous sollicitez quelqu'un pour lui parler, justement, l'avantage d'avoir pré anglé c'est que déjà, à la prise de rendez-vous, vous dites pourquoi vous venez. […] Si la personne sait déjà qu'elle ne veut pas répondre à vos questions, elle vous le dira, en général140 » Un journaliste qui énonce précisément ses attentes dès le début peut tester les réactions de la source : il doit convaincre son interlocuteur de parler, mais il lui faut également se faire une idée du discours que celui-ci tiendra s'ils se rencontrent, et de la pertinence de ce positionnement par rapport à ses objectifs. Prenons un exemple, 138 La même journaliste pigiste. 139 Montant H., op.cit., p.21 140 Une journaliste pigiste, lors d'un entretien 2010 82/136 L'angle journalistique Pierre YACGER éditoriale, il exerce une certaine violence symbolique. Devant l'objetcif du photographe, une responsable associative reconnaît par exemple que la pose, « ce n'est pas le moment le plus agréable144 ». Les sources, qu'elles aient intérêt à être médiatisées (c'est le cas de cette femme) ou non (les enfants cités par G. Ballastre) doivent parfois prendre sur eux et accepter l'imposition d'un propos et d'un dispositif technique. Cette imposition n'est toutefois pas toujours efficace. Mais elle l'est d'autant plus que la source trouve un intérêt à communiquer et qu'un accord peut se faire sur la signification à donner à la rencontre. C'est-à-dire que le journaliste peut parvenir à baliser le rôle de la source jusque dans des situations où cette dernière a organisé la rencontre, à condition qu'elle reconnaisse au journaliste une expertise et respecte ses choix. La jeune femme qui n'aime pas être prise en photo, par exemple, avait sollicité un rendez-vous avec le journal pour parler d'un festival de poésie : elle est à l'initiative de l'article mais accepte cependant de se plier au règles édictées par le professionnel. Dans toutes ces situations, le diptyque angle et dispositif technique permet au journaliste de contrôler la trajectoire de son sujet, en assignant un rôle à ses interlocuteurs. Ainsi, la pratique angulaire et les dispositifs techniques permettent aux journalistes de régler leurs relations avec les sources à leur avantage. Du point de vue du produit final, les interventions de ces dernières ne prennent leur sens que par rapport à un angle, du moins si le propos est anglé. Cela est particulièrement vrai dans les enquêtes, les reportages et tous les sujets faisant intervenir plusieurs personnes. Le plus souvent, le journaliste aura le loisir de changer l'angle en cours de route, s'il trouve que cela doit être fait. Dès lors, et quelles qu'aient pu être les relations entre le journaliste et les sources qu'il a déjà rencontré, les propos de ces dernières peuvent prendre un tout autre tour. Ou être abandonnés. Lorsque le journaliste dispose de suffisamment de temps pour rencontrer plusieurs interlocuteurs et pour choisir de réorienter la trajectoire de son article, il est donc le maître du rôle que celles-ci tiendront dans le discours. Les faits et les discours recueillis sur le terrain ne prennent sens qu'après avoir été modelés par des choix éditoriaux symbolisés par l'angle et le dispositif technique. 144 Responsable d'une structure associative face à un journaliste de la rubrique culture, lors de notre stage à la locale de Rennes. Celui-ci venait faire un article sur le festival de poésie qu'elle avait contribué à organiser. Article reporduit en annexe, p.133. 2010 85/136 L'angle journalistique Pierre YACGER 3. Quand les sources influencent la pratique angulaire Cependant les sources ont bien souvent leur propre opinion sur la manière dont il faut mettre en mots et en images l'information. Elles ne se contentent alors pas de faire confiance au professionnalisme du journaliste et commencent à négocier la manière dont leur propos sera médiatisé. Cette négociation portera, justement, sur l'angle dans la mesure où tous les acteurs du champ de la communication utilisent la notion de « message essentiel », c'est-à-dire que pour communiquer une idée, ils ont besoin de définir précisément ce qui en constitue le cœur. Dès lors, ils souhaiteront que le produit journalistique reproduise ce message essentiel. Par exemple les sources des journalistes locaux répètent souvent explicitement ce qui, dans leur propos, est central. Et de suggérer que l'article soit centré sur ces quelques points, tout en laissant le journaliste libre de choisir s'il reprendra ce message essentiel ou non. Souvent, les professionnels de la communication vont plus loin : ils tâchent d'intégrer les routines productives journalistiques dans leurs pratiques. Les manuels de communication enseignent d'ailleurs qu'il est important de différencier les lignes éditoriales des différents titres. Plutôt que d'envoyer des dossiers de presse en masse, il est conseillé d'anticiper la manière dont chaque rédaction désirera traiter une information donnée et de produire des discours ciblés. Aussi vont-ils parfois chercher à proposer un angle, c'est-à-dire une manière de dire le propos qui mette en forme leur message essentiel tout en collant à la ligne éditoriale et aux contraintes des journalistes. Cette stratégie est efficace dans deux situations : quand le journaliste accepte que l'on « simplifie » son travail, d'abord, et quand il n'est pas en mesure d'aller chercher ailleurs son information, ensuite. En proposant un angle pour un article ou un angle de prise de vues, les sources cherchent à profiter des contraintes de temps et de moyens qui s'imposent aux journalistes. Il s'agit de leur proposer un produit de meilleure qualité (selon certains critères journalistiques concernant la forme des discours d'information) que ce qu'ils auraient pu produire avec les seuls moyens dont ils disposent. Si le message essentiel proposé par les communicants est présenté de manière attractive 2010 86/136 L'angle journalistique Pierre YACGER (journalistiquement parlant), alors il sera davantage repris. Citant une entreprise de travaux publics qui paie aux journalistes locaux un survol de sa nouvelle autoroute en hélicoptère, Cégolène Frisque note que « les techniques et stratégies de « communication » des organismes publics et privés peuvent être analysés comme un moyen de faciliter le travail des journalistes et parallèlement comme la traduction d’une volonté de contrôle.145 ». Dans cet exemple, le baptême de l'air est à la fois un don appelant à un éventuel contre-don et une manière d'offrir aux journalistes la possibilité de réaliser des images exceptionnelles, qu'ils n'auraient eu les moyens de capturer. Ainsi, les communicants accroissent leurs chances de bénéficier de recensions favorables dans la presse et sont quasiment assurés que, de toutes manières, les journaux parleront extensivement de l'inauguration. Même si les articles ne sont pas très favorables, il y a fort à parier que les images capturées depuis l'hélicoptère seront exploitées. D'autres fois, ceux qui sollicitent la presse se font plus directifs. Une stratégie bien connue consiste par exemple à livrer une information importante juste avant l'heure du bouclage, de manière à ce que les journalistes n'aient pas le temps de la recouper ou de changer d'angle. Ils doivent alors se résoudre à la publier telle quelle ou à la divulguer plus tard, c'est-à-dire après leurs concurrents. Un nombre croissant d'institutions, d'organisations et d'entreprises parvient à maîtriser totalement sa communication. C'est le cas, par exemple, de la Police nationale. Dans la rédaction locale de Rennes comme dans beaucoup d'autres, la « tournée » quotidienne des faits-diversifiers est un rituel : le journaliste appelle la Police, la Gendarmerie et les pompiers pour connaitre ce qui peut être rapporté. S'il y a un évènement digne d'intérêt, le journaliste se déplace et peut souvent glaner quelques informations auprès de fonctionnaires ou consulter procès verbaux et mains courantes. Cependant, ces informations sont généralement très lacunaires et à peine suffisantes pour produire un article146. Il appartient donc aux faits-diversiers d'entretenir un réseau d'informateurs afin d'obtenir des compléments d'information. 145 Frisque C., op.cit., p.125. 146 Pour les différentes étapes du traitement d'un même fait divers et la difficulté à travailler à partir des seuls éléments fournis par la Police cf. Bigot-Legros G., «Métamorphose d'un faits divers », 1996. 2010 87/136 L'angle journalistique Pierre YACGER trousses depuis plus d'un an » ou « la police ne perd pas de temps. Elle a raison.151 » Cet exemple représente un cas probant de sujet fourni clés en mains à un journaliste. Un journaliste qui n'a rien d'un naïf et qui, d'ailleurs, vit mal cette situation. Mais un journaliste qui choisit de parler tout de même du sujet qu'on lui propose et de ne pas remettre en cause l'angle assorti, parce qu'il n'a pas les ressources pour en proposer un autre. D'abord, l'information reste « intéressante », et personne n'envisage de ne pas la diffuser, dans la rédaction. Ensuite, il n'a pas le temps de chercher d'autres interlocuteurs. De plus, il n'en a probablement pas la volonté car les relations de la rédaction avec le policier cité plus haut sont déjà critiques et le rédacteur en chef craint la rupture : les journalistes doivent donc donner des gages de bonne volonté en publiant ce que la police veut voir publié. Le rédacteur en chef, de son côté, fera également un geste en rencontrant le communicant de la police afin de le rassurer. Parfois, l'angle ne constitue plus qu'une simple intervention formelle du journaliste. Le lecteur, le téléspectateur attentifs perçoivent un angle, mais celui-ci n'est pas le produit d'un choix opéré par le journaliste. Ici, il faut rappeler la fluidité de la notion d'angle. L'angle n'est jamais mentionné, dans le journal ou dans le journal télévisé. On peut, bien sur, le déduire de la lecture. Mais cet angle reconstitué par le récepteur, est-il le même que l'angle imaginé par le journaliste ? Un papier peut sembler bien anglé - au sens où il est cohérent, agréable à lire et où il ne traite que d'un sujet – sans que son auteur n'ait réfléchi à son angle. Même pour le sociologue menant une observation ethnographique, la distance est faible entre un angle choisi de manière routinière et un article produit sans aucun travail de l'angle. Quant au lecteur, il lui est absolument impossible de choisir entre les deux. Prenons cet article intitulé « les bâtiments du futur devront être étanches152 » et publié dans l'édition rennaise d'Ouest France daté du 18 février 2010, par exemple. Il a été rédigé durant notre période d'observation. Le sujet : la présentation d'une nouvelle technique de mesure de la déperdition de chaleur des bâtiments, a été attribué par le rédacteur en chef à une jeune journaliste qui suit une formation en alternance. Mais elle trouvait le sujet trop technique, difficile à valoriser. Gênée par la complexité de son sujet, elle 151 « Vols avec armes : un suspect interpellé lundi », article publié dans Ouest France daté du 18 février 2010, édition de Rennes. Article reproduit en annexe p132. 152 Article publié dans Ouest France daté du 18 février 2010, édition de Rennes, et reproduit en annexe p.131. 2010 90/136 L'angle journalistique Pierre YACGER ne savait par quel côté l'aborder. Pour résoudre ce problème, la journaliste s'en est tenue à la consigne donnée par le rédacteur en chef : produire un reportage. Aussi, l'article raconte de manière assez détaillée le déroulement du test d'étanchéité auquel elle a assisté. Le premier axe de son travail pourrait donc être résume par la question comment s'est déroulé le test à Acigné ? Elle en ajoute ensuite une autre, plus technique (à quoi servent ces tests ?). A la lecture, il semble donc qu'elle ait choisi deux angles, mais de notre observation, nous retirons plutôt l'impression d'un travail orienté par le genre « reportage » et ses impératifs (livrer des descriptions, des impressions, rapporter des propos...) que par les angles. Toujours est-il que ce travail a été jugé positivement par la rédaction et, le lendemain, la jeune journaliste a reçu les félicitations du rédacteur en chef et l'approbation de ses confrères. Il devait donc être conforme à certains critères indigènes de jugement. Cet exemple révèle une contradiction dans le procédé angulaire tel que la rédaction le définit. L'angulation est présentée comme un travail intervenant à plusieurs reprises, pourtant, ce travail est au final presque invisible. Ou plutôt, on ne peut parfois que le déduire du document final, ce qui ne restitue rien du parcours ayant mené à cet angle. Dès lors, rien n'indique que ce qui apparaît comme un angle ait été pensé comme tel par le journaliste. Il y a un écueil, donc, à se cantonner à l'étude des aux discours indigènes, fussent-ils critiques. Le risque, alors, est de croire qu'il suffit qu'un article, un sujet ou une photographie mobilisent la pratique angulaire pour que leur action soit conforme aux canons de la profession. Considérons que le choix d'un angle par un photo-reporter constitue, symboliquement, le même geste que le choix d'un angle par un journaliste de presse écrite ou de télévision. En effet, en choisissant son angle, le photographe mobilise des techniques de cadrage intériorisées lors de sa formation ou transmises par des pairs, mais il fait aussi des choix d'auteur : le moment de la prise de vue, l'angle, l'exposition, la focalisation, etc. Prenons cette photographie de la poignée de main entre Itzhak Rabin et Yasser Arrafat prise le 13 septembre 1993 à Washnigton. Une image réussie, tant sur le plan formel que par l'intensité de ce qu'elle exprime , puisque l'on y voit les représentants de deux nations ennemies se serrer la main à l'issue d'une conférence de paix en un geste dominé par la présence 2010 91/136 L'angle journalistique Pierre YACGER christique du président des états-unis. Debout au centre de l'image il semble engendrer la réconciliation et la contenir dans ses bras ouverts. Bill Clinton lui-même a expliqué à plusieurs reprise combien le symbole avait été mis en scène. Des négociations entre les trois hommes ont été indispensables pour parvenir à cette image. Mais cela n'enlève rien à la force de la photographie, qui pourrait presque passer pour un exemple canonique de la théorie de l'instant décisif formulée par Henry Cartier Bresson153. Le photographe, en effet, semble avoir été placé au bon endroit et au bon moment. Bref, il a su produire une image avec un angle quasiment parfait, en un geste témoignant d'un grand professionnalisme. A ceci près que l'angle n'a pas été choisi par le photographe mais par la Maison Blanche. En effet, « il existe plus de deux cents versions photo et vidéo que rien de substantiel ne distingue, tout simplement parce qu'elles furent produites par deux cents photographes et cinéastes qui avaient acceptés d'être cantonnés sur un même praticable n'offrant la possibilité que d'un seul cadrage.154 » En disposant ce praticable à bonne distance, les organisateurs ont ôté aux journalistes la possibilité de choisir leur angle. Cette emplacement imposé leur offrant malgré tout l'occasion de produire une photo correspondant aux attentes de leurs rédactions, tant sur le plan de l'expressivité que sur le plan formel, ils ont choisi de rester et de tous produire la même photo. L'anecdote jette une lumière crue sur l'ambiguïté de la notion d'angle, elle symbolise les limites de la pratique angulaire. D'abord, l'angle est une technique professionnelle qui n'est pas d'une haute complexité. Dès lors, une personne n'appartenant pas à la profession peut anticiper sur ce que les journalistes appelleront le « bon » angle. Dans le cas de l'image de la poignée de main le travail d'angulation a été mené par des communicants, mais de manière si conforme aux critères du professionnalisme journalistique que les photoreporters l'ont accepté en masse. Cette situation questionne notre définition de la pratique angulaire. Jusqu'ici, celle-ci appartenait au journaliste par ses deux aspects : l'aspect technique et l'aspect 153 Le concept a été formulé en 1952 et a connu une grande postérité chez les photo-reporters. Partant du principe que la photographie est le seul média à saisir un instant, H. Cartier Bresson invite les reporters à passer beaucoup de temps sur le terrain pour ne faire que peu de photos. Cela leur permet de s'imprégner d'une ambiance et, finalement, de saisir intuitivement l'instant décisif, le moment ou la scène à représenter sera la plus porteuse de sens. 154 Roskis E., « Grandeur et décadence du photojournalisme », 2003, p.16. A titre d'exemple, voir « Quatre versions d'une même image » en annexe, p.136. 2010 92/136 L'angle journalistique Pierre YACGER fait usage ni mentionné cette pratique lors de nos observations. Dans les situations – fréquentes – ou le journaliste souhaite diffuser le propos de celui qu'il rencontre, son intervention se fait plus sur la mise en forme que sur l'angle du sujets. Dans ces deux attitudes, on retrouve l'angle comme manière de se positionner en professionnel mais aussi la complexité de ce qui fait la définition du professionnalisme. Puisque celui qui déplace l'angle au nom de son sens critique pense agir en tant qu' auteur tandis que le journaliste qui déplace l'angle pour valoriser un propos agit en technicien de la médiatisation. Déplacer un angle permet ainsi aux journalistes de respecter l'une ou l'autre face du rôle : sa dimension autoriale et sa dimension technique. Ainsi, dans la relation des journalistes avec leurs sources, l'angle et le dispositif technique constituent deux puissants éléments de prescription des rôles de journaliste et de source, que les journalistes peuvent mobiliser pour rationaliser leur travail, mais aussi pour apparaître comme des professionnels – les deux éléments étant, en fait, indissociables. Toujours mobilisés conjointement, ils permettent au journaliste d'enrôler des acteurs, de leur attribuer un rôle dans le discours qu'il construit. ,Cependant, ces deux techniques ne sont pas suffisamment sophistiquées pour n'appartenir qu'aux seuls professionnels. Au contraire, les professionnels de la communication ainsi que certains profanes ont développé une vraie connaissance de ces outils. Et particulièrement du procédé angulaire, qui est fort simple à mettre en œuvre. Les effets de cette simplicité sont donc ambigus : d'un côté, le procédé angulaire constitue une technique rapidement mobilisable par le journaliste qui ne souhaite pas être dominé par le discours de sources qui, parfois, ont davantage de moyens que sa rédaction. D'un autre côté, le procédé angulaire est une technique si simple qu'elle peut être mise en œuvre par des acteurs qui ne possèdent pas les ressources (matérielles et symboliques) des journalistes. Aussi la négociation et le conflit qui sous-tendent toujours la relation du journaliste à ses sources ne portent pas seulement sur le message essentiel de l'article, mais aussi – et de plus en plus – sur l'angle et les techniques de mise en forme du discours. Alors, l'angle et les dispositifs techniques ne sont plus de simples techniques professionnelles, ils constituent aussi des points d'achoppement autour duquel vont se négocier les rôles de chacun dans 2010 95/136 L'angle journalistique Pierre YACGER l'interaction. B. Un instrument de réglage des relations au sein de la rédaction Les sources ne sont pas les seules à interagir avec les journalistes. Dans leur activité professionnelle, ces derniers ont également affaire à leurs pairs, à des collaborateurs appartenant à d'autres profession et à leurs supérieurs. Pour éprouver son professionnalisme, tout journaliste a besoin d'être reconnu par ces différents acteurs. En quoi la pratique angulaire aide-t-elle les journalistes à incarner leur rôle dans ces interactions ? L'une des caractéristiques principales de cette technique, on l'a vu, est sa simplicité. Chacun peut comprendre ce qu'est un angle. Mieux : parler de l'angle est souvent un moyen fort synthétique de résumer son intention, puisque l'angle est la question qui apporte sa cohérence à l'article, celle à laquelle chaque paragraphe apportera un élément de réponse. Bref : son fil directeur. Pour présenter son sujet à un rédacteur en chef ou à un monteur, quoi de plus simple pour le journaliste que d'énoncer son angle ? Dès lors, l'angle peut être vu comme une convention au sens de Becker. Les conventions sont des règles plus ou moins explicites, des techniques et des savoirs faire qui rendent possible la collaboration de personne appartenant à des professions différentes. A propos des conventions utilisées dans les mondes de l'art, l'auteur observe que « ce savoir facilite l’exécution du travail, mais il n’est pas nécessaire de le posséder pour comprendre les œuvres elles-mêmes.156 » Une définition qui rappelle, précisément, nos développements précédents sur la pratique angulaire qui semble alors posséder toutes les caractéristiques d'une convention productive. Nous travaillerons à situer cette convention, cet instrument de réglage dans le travail des journalistes et des collaborateurs. Qui peut légitimement formuler un angle ou le critiquer ? Dans quelles conditions ? Cette redéfinition met en lumière un nouvel usage de la pratique angulaire : le réglage des relations de travail avec les pairs. En organisant le partage des tâches au sein de la rédaction, entre le bureau et le 156 Becker H., « Les Mondes de l'art », 2006, p.85. 2010 96/136 L'angle journalistique Pierre YACGER terrain, et entre la rédaction et ses collaborateurs extérieurs, la pratique angulaire participe de différentes prescriptions du rôle du journaliste au travail. 1. L'angle pour organiser le partage des tâches au sein de la rédaction Dans la rédaction de Chantepie, le travail est à la fois plus collectif et plus sédentaire que dans les rédactions locales. En effet, les journalistes passent souvent toute la journée dans la salle de rédaction, et leur temps de travail est ponctué de nombreuses réunions. Ils œuvrent donc collectivement et principalement entre journalistes car leur travail de desk se passe la plupart du temps de photographes, de cameramen, de monteurs, et même parfois de sources dans la mesure ou les pages communes à toutes les éditions sont constituées d'une part importante de compilation de dépêches et d'informations éparses. Dans ce cadre, la rédaction semble faire un usage singulier de l'angle. A Chantepie, en effet, l'angulation semble être un processus collectif, permanent, presque invisible et peu hiérarchisé. Collectif et peu hiérarchisé, le processus l'est dans la mesure où les angles se déterminent à la fois au sein des services et en conférence de rédaction. Ces conférences réunissent les chefs de service sous l'autorité d'un membre de la rédaction en chef. Aussi, les deux arènes de discussion de l'angle mettent en présence des acteurs presque égaux, du point de vue statutaire : journalistes spécialisés et chef de service d'un côté; chefs de service et représentant de la hiérarchie en chef de l'autre. De plus, le rédacteur en chef adjoint que nous avons rencontré valorise un traitement de l'angle au sein des services et relativise l'intervention de la rédaction en chef, à ce niveau : « normalement, l'angle ça se traite au sein des services, je veux dire. C'est une relation directe. La rédaction en chef, elle n'est pas en première ligne là-dessus. » C'est un travail d'angulation impliquant la participation de tous, un travail continu et peu hiérarchisé, qui est promut ici. Une opération presque invisible, aussi, dans la mesure où les journalistes prononcent rarement le terme d'angle alors même qu'ils échangent fréquemment sur la meilleure façon de traiter un sujet, les sources à choisir, les éléments à inclure ou à exclure, etc. 2010 97/136
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