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L’Anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant, Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

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Télécharge L’Anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! HAL Id: tel-01198457 https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-01198457 Submitted on 13 Sep 2015 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. L’Anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant. Aurélien Gros To cite this version: Aurélien Gros. L’Anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant. : Enquête épistémologique.. His- toire. EHESS - Paris, 2015. Français. <tel-01198457> ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES Doctorat nouveau régime Histoire & civilisations Aurélien Gros L’anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant Enquête épistémologique Thèse dirigée par François Hartog Date de soutenance : le 7 mars 2015 Jury Jacques Revel Riccardo Di Donato Vincent Azoulay 4 Résumé Cette thèse est une analyse épistémologique et généalogique de la pensée de Jean- Pierre Vernant. Son objet est constitué des enquêtes effectuées par l’helléniste entre son entrée au CNRS en 1948 et son élection au Collège de France en 1974. Elle tente d’objectiver la normativité épistémologique à l’œuvre dans l’élaboration progressive d’une nouvelle discipline : l’anthropologie historique. Par normativité épistémologique, il faut entendre l’activité de production de normes par les enquêtes elles-mêmes, dont l’objectif est de résoudre un problème. L’anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant se construit par une succession de rencontres entre des précurseurs hétérogènes : Louis Gernet, Ignace Meyerson, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss (chapitres 1 à 3). En parallèle, l’analyse montre que cette nouvelle discipline est irréductible à ces rencontres. Elle définit un style propre de problèmes et de résolutions, par l’articulation entre la dimension diachronique de la pensée historique et la dimension synchronique de la pensée structurale. Un schème explicatif intégrant ces dimensions est implicitement élaboré sur le modèle du bricolage (chapitre 4). Il permet de concevoir le devenir historique et l’invention humaine par-delà l’aporie binaire entre stabilité et instabilité. Il est alors possible de comprendre l’insertion originale de la pensée de Jean-Pierre Vernant dans les enjeux philosophiques et politiques de l’après-guerre. L’histoire de la raison est un de ces enjeux (chapitre 5). Se rencontrent alors deux perspectives radicalement différentes : celle d’une pluralisation des types de rationalités et celle d’un sauvetage de la raison contre le dogmatisme et le totalitarisme (chapitre 6). L’analyse montre enfin que l’anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant prend la forme d’une reconstruction dans la pensée occidentale qui articule un nouveau rapport au passé – conçu non plus comme autorité de la tradition mais comme possibilité pour penser l’avenir – avec une philosophie politique faisant de la raison critique le point-clé de la démocratie et de l’action humaine dans l’histoire. Préfigurée par Louis Gernet avant la guerre, cette articulation se présente comme un nouvel humanisme (chapitre 7). 5 Abstract This dissertation is an epistemological and genealogical analysis of Jean-Pierre Vernant’s thought. Its object consists of the inquiries he carried out as a Hellenist from his onset at the CNRS in 1948 to his admission to the College de France in 1974. It attempts to objectify the epistemological normativity at work in the gradual development of a new discipline, historical anthropology. Epistemological normativity is considered here as the production of standards by the inquiries, whose aim is to solve problems. The historical anthropology of Jean-Pierre Vernant was elaborated through a series of encounters amongst heterogeneous precursors: Louis Gernet, Ignace Meyerson, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss (chapters 1-3). Nevertheless, we demonstrate that this new discipline goes beyond these encounters. Indeed, a unique definition of problems and problem solving are developed through articulations between the diachronic dimension of historical thinking and the synchronic dimension of structural thought. An explanatory scheme incorporating these dimensions is implicitly modelled on the bricolage (chapter 4), thereby taking the comprehension of historical process and human invention beyond the binary aporia of stability and instability. The uniqueness of the insertion of Jean-Pierre Vernant’s thought in the post-war philosophical and political context is then explored. The history of critical reason is one of the issues (chapter 5). The collision of the pluralization of types of rationality with the resistance of reason against dogmatism and totalitarianism, two radically different perspectives, is another issue (chapter 6). Lastly, we argue that the historical anthropology of Jean-Pierre Vernant is a reconstruction of Western thought to express a new relation to the past – henceforth no longer conceived as the authority of tradition but as an opportunity to think the future – with a political philosophy using critical reason as the key point of democracy and human action in history. Prefigured by Gernet during the pre- war period, this articulation brought forth a new humanism (chapter 7). 6 9 frontières, employé par Vernant lui-même, témoigne à lui-seul déjà du style. Mais parler simplement de style de pensée risquerait un malentendu car passerait sous silence un des nombreux entre-deux qui le caractérise : entre la pensée et l’action, de la pensée à l’action et vice versa. Qualifier la pensée de Vernant est non seulement un acte prédicatif difficile, mais cela peut aussi relever du contre-sens si l’on y projette une image générale de la pensée qui soit trop extérieure et inadéquate. Les pratiques de pensée de Vernant tendent à échapper à toute qualification. Elles se déploient systématiquement par écart au modèle. A bien des égards, le seul moyen de qualifier la pensée de Vernant serait par la négative – ce qu’elle n’est pas : elle n’est pas dogmatique ; elle n’est pas un système philosophique ; elle n’est pas de l’histoire même si elle est historique3. La pensée de Vernant n’est pas un contenu. Elle est un acte, une pratique intellectuelle et politique : l’esprit critique à l’œuvre, qui constitue pour lui une définition minimale et indépassable de la raison dans l’histoire. Penser, c’est critiquer et c’est agir. C’est justement réorienter la traîne derrière soi « d’un petit coup de pied ». Un certain embarras habite la communauté savante actuelle à l’égard de Vernant. A trop surévaluer les regroupements disciplinaires, on se trouve face à une pensée inclassable, inassignable. Vernant était-il historien de la Grèce ? Anthropologue ou sociologue ? Etait-il philosophe ? Fondateur d’une science des mythes ? On s’accorde sur le fait qu’il a inventé sa propre discipline dont il fut à bien des égards le seul représentant : l’anthropologie historique de la Grèce4. Mais ne voit-on pas que le problème réside dans le système de classification et non pas dans cette pensée ? Pour le dire autrement, il faut poser l’idée que toute tentative de compréhension, donc de 3 Nous voulons dire par là qu’elle ne s’identifie pas à la discipline historique, puisque Vernant s’en est largement distancé. Elle est pourtant une pensée historique – c’est le terme que nous allons employer – par son terrain d’investigation : la Grèce ancienne, et par la nature des problèmes qu’elle tente de résoudre. « Philosophe de formation, je dis donc que je ne suis pas historien, c’est-à-dire que je n’ai pas suivi le cursus normal pour se destiner à l’histoire, ni le cursus normal de ceux qui sont professeur de grec, d’histoire ancienne, ou de littérature grecque. Je suis à côté, un peu marginal, c’est-à-dire philosophe, la marginalité et la philosophie marchant la main dans la main ! Mais, peu à peu, je me suis tout de même rapproché des historiens puisque la discipline que j’ai un peu fondée, ici en France (car elle existait ailleurs), s’intitule « Anthropologie historique du monde grec ancien. », Jean-Pierre Vernant, « Entre passé et présent », entretien avec Olivier Doubre, in Politis, n° 827, 25 novembre 2004. 4 On regroupe souvent sous cette appellation les historiens du Centre Louis Gernet que Vernant a fondé en 1964. Certains, à l’étranger notamment, ont qualifié ce regroupement d’ « Ecole de Paris ». Cependant, comme nous allons le démontrer au cours de notre enquête, l’anthropologie historique de Vernant se distingue, sur des points cruciaux, des enquêtes qu’ont entrepris ses proches collaborateurs Pierre Vidal- Naquet et Marcel Detienne. Voir infra, chapitre 4. De même, et plus nettement encore, cette anthropologie historique se distingue fortement de celle entreprise par Jacques Le Goff, dont nous avons esquissé l’épistémologie dans une enquête antérieure : Aurélien Gros, Penser le changement historique : la genèse de l’anthropologie historique de Jacques Le Goff, Mémoire de Master, sous la direction de François Hartog, Paris, EHESS, 2009. 10 qualification, de la pensée de Vernant est réductrice dès lors qu’elle est disciplinaire. Elle trahit d’une façon ou d’une autre le geste critique même qui en fait la mécanique intime. A moins d’inverser le propos. Comprendre Vernant à travers Vernant, c'est-à-dire à travers l’acte critique même, revient à inscrire notre enquête d’épistémologie historique dans la continuité de cette pensée. Autrement dit, cela consiste à inscrire l’enquête qui va suivre dans un perspectivisme que Vernant lui-même a longuement pratiqué. Et il est un positionnement philosophique qui rend cela possible : nous voulons parler du pragmatisme. Il s’agit, non pas de qualifier la pensée de Vernant du point de vue de ce qu’elle est, de ses fondements, de sa Vérité propre, mais de la qualifier en vertu de ce qu’elle ouvre, de ce qu’elle rend possible, des effets d’intelligibilité qu’elle peut produire. Nous ne voulons donc pas tenter de dresser un tableau exhaustif de Vernant, localisé dans une histoire intellectuelle du XXe siècle. Nous voulons tenter de penser avec Vernant, de prendre ce qu’il y a à prendre pour mieux penser, et pour continuer à résoudre, comme il l’a fait, les problèmes des « sombres temps »5. « L’enquête, c’est la démarche organique et culturelle de l’être en quête de la solution de l’obscurité de son environnement, de sa situation, à un moment précis de son développement ou, si l’on veut, de son histoire. »6 L’enquête sur la pensée de Jean-Pierre Vernant que nous allons entreprendre ne s’inscrit donc pas seulement dans une perspective d’histoire intellectuelle. L’objectif n’est pas de situer historiquement Vernant dans les courants qui lui sont contemporains pour produire à terme une histoire de la discipline historique7. Cette perspective est une étape, un moyen pour avancer vers autre chose. Le problème qui nous occupe est de comprendre, à travers la pensée de Vernant, ce que veut dire penser l’histoire, penser par l’histoire. Il s’agit que comprendre le lien qu’instaure Vernant entre le coup de pied dans la traîne de la dame, et le changement induit. Le diagnostic du présentisme8 est une clé importante pour comprendre la situation actuelle. Ce concept, ainsi que le cadre théorique du régime d’historicité, sont aujourd’hui, dans les sciences sociales, parmi les instruments de diagnostic les plus 5 François Hartog reprend à son compte l’expression de Berthold Brecht qualifiant ainsi la décennie 1933- 1943. François Hartog, « La cité grecque et les « sombres temps » », in Maurice Olender, François Vitrani (dir.), « Jean-Pierre Vernant. Dedans dehors », op. cit., pp. 175-183. 6 John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête [1938], Paris, PUF, 2006, p. 23. 7 Localiser dans le temps les historiens et les courants historiques est justement la finalité d’une démarche historiographique différente de la nôtre, que nous allons présenter plus loin dans cette introduction. 8 François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Paris, Editions du Seuil, 2003. 11 répandus. C’est sous la forme infrastructurelle d’une crise du temps – d’une crise des rapports entre passé, présent et futur – que la crise actuelle est alors pensée. Et elle touche au premier plan le concept même d’histoire. « Ce changement de rapport, c’est justement ce que le concept (moderne) d’Histoire n’arrive pas à appréhender. Foncièrement futuriste, il n’est plus suffisamment opératoire pour saisir le devenir de sociétés qui, tendant à s’absorber entièrement dans le seul présent, ne savent plus comment régler leurs rapports avec un futur de plus en plus communément perçu, en Europe du moins, sur le mode de la menace, voire de la catastrophe qui vient. » 9 Un des symptômes de cette crise du temps et du concept d’histoire est le recentrement sur l’historiographie, au sens réflexif du terme. Un tel recentrement participait, à partir des années 1980, de cette modification des rapports au temps, manifestant l’embarras des historiens, d’abord relativement inconscient et implicite, face à la survalorisation nouvelle de la catégorie du présent. « Enfin, on entre, en ces mêmes années, dans une crise du futur, dans cette modification des rapports au temps, qui s’accompagne du souci plus ou moins partagé de développer un regard rétrospectif et réflexif : le temps du regard en arrière. C’est le moment où l’on commence à parler de patrimoine, de mémoire, d’archives. »10 Un tel recentrement se manifeste dans l’émergence de l’historiographie : en 1979, Charles-Olivier Carbonell publie sa thèse sur l’histoire méthodique11 et, en 1981, un « Que sais-je ? » sur L’Historiographie12 ; les textes d’Arnaldo Momigliano sont traduits en français en 198313 ; et surtout, Pierre Nora entame en 1984 la somme des Lieux de Mémoire14, symbole et symptôme à la fois de cette modification des rapports au temps et au passé. Les analyses de François Hartog sur le présentisme représentent pour notre recherche un point de départ, actuel, qui oriente le questionnaire. Le resserrement du 9 François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013, p. 291. 10 François Hartog, La Chambre de veille, Paris, Flammarion, 2013, p. 75. 11 Charles-Olivier Carbonell, Histoire et historiens. Une mutation idéologique des historiens français, 1865- 1885, Paris, Privat, 1979. 12 Charles-Olivier Carbonell, L’Historiographie, « Que sais-je ? », Paris, PUF, 1981. 13 Arnaldo Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983. 14 Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992. 14 attaques du linguistic turn venu d’outre-Atlantique22. Le même François Dosse devint, au cours des années 1990, une figure centrale de l’historiographie, discipline conçue comme histoire de l’histoire. C’est à lui, entre autres, que l’on doit une certaine vision historiographique : celle d’un âge d’or de l’histoire qui s’est effondré sous les coups du structuralisme, du linguistic turn et finalement de la diversification. Cette vision historiographique s’est répandue par le biais de manuels et d’ouvrages à destination des nouvelles générations d’étudiants23. Si cette vision manifeste l’essor de l’historiographie comme discipline tendant à l’autonomie24, elle présente aussi le risque d’une lecture paradigmatique de l’histoire savante du XXe siècle centrée sur le concept de courant historique25. En effet, dans cette représentation de l’historiographie française, se succèdent des courants historiques articulés sous l’angle de la génération, jusqu’à un point clé où divers courants en viennent à coexister à partir des années 1980. En outre, cette lecture en terme de succession linéaire relève d’un impensé, celui du progrès de la discipline historique atteignant l’âge d’or du moment braudélien et labroussien, poursuivi par la « Nouvelle Histoire » de Le Goff et Nora, puis finalement de son effondrement dans les labyrinthes de l’émiettement. Le problème pour nous est que ce tableau prétend intégrer l’anthropologie historique comme courant, qui interagit, à travers une logique d’emprunt et de changements, avec les autres courants historiques – ce qui peut être pertinent pour certaines anthropologies historiques, celle des Annales justement, mais non pas pour celle inventée par Vernant. De plus, penser en termes de courant historique induit de penser un ou plusieurs auteurs de référence inventant un nouveau champ d’investigation poursuivi par des disciples, comme la troisième génération des Annales fut disciple de la seconde. Cette logique classificatoire, permettant une représentation unifiée de l’histoire de la discipline au XXe 22 Hayden White, Metahistory. The historical imagination in nineteenth-century Europe, Londres, John Hopkins University Press, 1973. 23 François Dosse, Histoire du structuralisme, 2 tomes, Paris, La Découverte, 1991-1992 ; Christian Delacroix, Patrick Garcia, François Dosse, Les Courant historiques en France XIXe-XXe siècles, Paris, Armand Colin, 1999 ; François Dosse, L’Histoire, Paris, Armand Colin, 2000 ; Christian Delacroix, Patrick Garcia, François Dosse (dir.), Historiographies. Concepts et débats, 2 tomes, Paris, Gallimard, 2010. L’accès des étudiants en histoire – et en géographie – à cette bibliographie se fait davantage dans le cadre de la préparation des concours de l’enseignement que dans celui du premier cycle d’études supérieures. 24 La réflexion historiographique est bien sûr plus ancienne. Mais au cours des années 1980-1990, on assiste à une autonomisation de l’historiographie qui n’est plus la réflexion méthodologique intégrée aux enquêtes historiques, mais devient un champ historique à part entière. Le trio formé par Dosse, Delacroix et Garcia s’emploie à faire de l’historiographie un champ disciplinaire proprement dit. 25 Christian Delacroix, Patrick Garcia, François Dosse, Les Courant historiques en France XIXe-XXe siècles, op cit. Le terme reconduit une première tentative de classification historique, celle de Guy Bourdé et Hervé Martin, Les Ecoles historiques [1983], Paris, Editions du Seuil, 1997. 15 siècle, et élaborée à partir du modèle de l’histoire des Annales, présente des limites irréductibles, dès lors que l’on envisage la pensée historique dans un sens plus large. Cette historiographie est non perspectiviste. Ceci a pour conséquence deux écueils majeurs. Le premier est que le système de classification qu’elle met en place a pour critère l’objet des recherches, non pas les problèmes qui les ouvrent. Classer les enquêtes historiques en termes de courants présente un intérêt didactique indéniable. Cela sert à voir clair, à se faire une idée générale de l’évolution de la discipline. Cependant, cela prend le risque de regrouper ensemble des enquêtes très hétérogènes, à la seule condition qu’elles ont une même notion en titre, un même objet, ou un même auteur26. Autrement dit, une telle classification se fonde sur des continuités lexicales superficielles du point de vue des enquêtes. Car comme nous allons le voir, une notion ou un concept trouvent leur signification, certes dans une définition, mais surtout dans leur insertion dans une enquête, conçue comme espace problématique dynamique qui détermine pour une grande part le comportement des outils qui s’y déploient, et qui construit son objet d’une façon particulière. Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien en commun entre les historiens se revendiquant, par exemple, d’une histoire des mentalités. Cela signifie simplement que pour comprendre le sens de cette revendication, il importe de l’examiner plus profondément, enquête par enquête. La seconde conséquence est plus profonde, et explique aussi cette logique superficielle de classification. L’absence de conception perspectiviste de l’histoire révèle un impensé qui doit être déconstruit. Nous pourrions qualifier cet impensé de réalisme. La logique classificatoire se fonde sur une conception de la synthèse historique qui remonte probablement à Henri Berr27. Le terme vise alors l’unification de diverses disciplines du point de vue théorique et du point de vue des résultats, et non pas la fin d’un mouvement dialectique selon la tradition hégélienne. La synthèse historique est donc la finalité possible du savoir. Ce maître-mot est reconduit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, contexte qui nous occupe au premier chef, par Fernand Braudel, dont on 26 Le cas des « mentalités » est instructif. Le regroupement des historiens des mentalités dans un seul courant est un risque. Certes, le mot est le même, le concept peut être relativement unifié, mais la seule mise en série des titres d’ouvrage de permet pas de garantir l’unité d’un champ. D’autre part, la distinction de ce champ avec celui de l’anthropologie est un point aveuble de l’entreprise. Voir là dessus François Dosse, « Histoire des mentalités », in Christian Delacroix, Patrick Garcia, François Dosse, Historiographies. Concepts et débats, op. cit., tome I, pp. 220-231. 27 Henri Berr, L’Avenir de la philosophie. Esquisse d’une synthèse des connaissances fondée sur l’histoire, Paris, Hachette, 1899. Voir Enrico Castelli Gattinara, Les Inquiétudes de la raison. Epistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Vrin-EHESS, 1998. 16 connaît le projet d’unification des sciences de l’homme sous le langage de l’histoire28. En même temps qu’une finalité synthétique, l’histoire de Fernand Braudel représente un nouveau paradigme, celui de la seconde génération des Annales. Si Braudel patronne la nouvelle génération d’historiens, le paradigme qui devient dominant doit cependant plus à Claude-Ernest Labrousse qu’à Fernand Braudel. C’est Labrousse qui fournit un modèle unifié d’explication du monde historique, inspiré de Marx, et qui lui permet de rendre raison de la Révolution Française29. Le paradigme labroussien30 articule, à travers un schème de causalité unifié, une théorie du changement, dans laquelle les mouvements des prix et les systèmes de production, donc les réalités économiques, déterminent en dernière instance les changements sociaux et politiques. On le voit, un tel paradigme reconduit la volonté de synthèse et de classification des plans de réalité – et des disciplines en ayant la responsabilité – selon un schéma causal, dans lequel le sujet de causalité – au sens grammatical du terme – relève le plus souvent de l’économique. Les régions de la réalité historique sont non seulement classées, mais articulées ensemble. Il y a, dans le geste même de classification des histoires locales qu’opère l’historiographie des manuels universitaires, la reconduction de cet esprit de synthèse, et d’une conception représentationnelle et cumulative de l’histoire. L’invention d’un nouveau champ historique, d’un nouveau « territoire de l’historien »31, est conçue comme l’ajout d’une nouvelle région du monde à la recherche historique. Le vocabulaire de la territorialité en est l’indice le plus net, qui exprime une conception cumulative et non problématique à l’œuvre dans l’histoire de la discipline. Se dessine alors une trame historique inventant l’objectivité de l’histoire par l’extension progressive de son domaine d’expertise, et non comme reformulation critique de nouveaux problèmes. De ce fait, il est possible de faire le constat d’un certain échec du programme de l’histoire-problème de Lucien Febvre32. Or cette conception problématique des enquêtes historiques est peut-être 28 Fernand Braudel, Ecrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969. 29 Claude-Ernest Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, Librairie Dalloz, 1933 et La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1943. 30 C’est le terme que nous utiliserons dans notre recherche pour qualifier le modèle théorique construit par Labrousse et largement réitéré par la génération suivante d’historiens. Voir Maria Novella Borghetti, L’œuvre d’Ernest Labrousse. Genèse d’un modèle d’histoire économique, Paris, Editions de l’EHESS, 2005 ; Jean-Yves Grenier, Bernard Lepetit, « L’expérience historique. A propos de C.-E. Labrousse », in Bernard Lepetit, Carnet de Croquis. Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999, pp. 45-79. 31 Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Territoire de l’historien, Paris, Gallimard, 1973. 32 Lucien Febvre, « Propos d’initiative : vivre l’histoire », in Mélanges d’histoire sociale, Vol. 3, 1943, pp. 5-18. Enrico Catelli Gattinara fait de l’histoire-problème le nouveau paradigme de l’histoire des Annales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il y interprète, à juste titre, une révolution épistémologique tirant les conséquences de l’historicisation de la raison, comme solution française à la crise de la raison, et comme 19 d’utilisation, qui s’ignorent ou s’excluent et qui ne peuvent entrer dans l’unité d’une architecture logique39 ». Il faut donc réexaminer l’unité des architectures logiques à travers une lecture plus méticuleuse des enquêtes. La dernière hypothèse serait que les énoncés forment un ensemble par « l’identité et la persistance des thèmes40 ». Cependant, « on trouve plutôt des possibilités stratégiques diverses qui permettent l’activation de thèmes incompatibles, ou encore l’investissement d’un même thème dans des ensembles différents41 ». La solution proposée par Foucault est alors de concevoir les énoncés suivant une dispersion initiale, avant d’envisager tout regroupement des énoncés. A l’égard de l’historiographie, c’est ce même geste préalable que nous envisageons. L’espace de dispersion que représente l’ensemble des textes de Jean-Pierre Vernant doit d’abord être mis à plat, indépendamment des diverses tentatives de classification dont il a fait l’objet. Ceci constitue un premier geste pour notre enquête qui se présente ensuite comme épistémologie. Par ce terme, il ne faut pas entendre ce qu’il fut dans une première acceptation. Il ne s’agit pas d’évaluer la valeur d’une connaissance scientifique en fonction de son adéquation à l’égard d’un concept préalable de vérité. Au contraire, il s’agit de comprendre l’ensemble des opérations intellectuelles à l’œuvre dans une pensée investigatrice et problématique. Il s’agit de comprendre la mécanique des solutions pratiques et théoriques inventées par un penseur pour résoudre les problèmes qui l’occupent. Force est de constater la rareté de ce type de réflexions portant sur la pensée historique française et son fonctionnement épistémologique42. Peut-être est-ce là une conséquence du fossé, entretenu par les historiens français, entre l’histoire et la philosophie. Ce fossé serait reconduit dans une certaine historiographie43. Or la mise à 39 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 56. 40 Ibid., p. 53. 41 Ibid., p. 56. 42 Certaines entreprises font exception, notamment celle d’Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Editions du Seuil, 1954 ; celle de Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, 1971 ; celle de Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975. Ce type de questionnement, en France, est ouvert par la thèse de Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique, Paris, Gallimard, 1938, qui traduit a contrario l’importance que les questions d’épistémologie de l’histoire ont en Allemagne depuis le XIXe siècle. Ces préoccupations épistémologiques sont ouvertes notamment par les thèses de Wilhelm Dilthey et Max Weber sur l’histoire : Wilhelm Dilthey, Critique de la raison historique. Introduction aux sciences de l’esprit [1883], Paris, Le Cerf, 1992 ; Max Weber, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965. Voir à ce sujet Otto Gerhard Oexle, L’historisme en débat. De Nietzsche à Kantorowicz, Paris, Aubier, 2001. 43 L’usage du terme même d’historiographie, souvent synonyme d’épistémologie de l’histoire, est sans doute un indice de ce fossé, tandis que les autres disciplines des sciences sociales n’hésitent pas à utiliser le mot 20 l’écart de l’épistémologie, comme entreprise de compréhension des opérations intellectuelles à l’œuvre dans la production savante, prédispose justement une projection non contrôlée des continuités irréfléchies sur la base de continuités lexicales. L’anthropologie historique serait un même courant partout où le vocable est utilisé, et il aurait la responsabilité d’une région particulière de la réalité. En-deçà de ces continuités lexicales gouverne précisément le postulat de la synthèse, fondée sur l’idée d’une agrégation cumulative possible des différentes histoires locales. Chez Burguière, l’anthropologie historique s’inscrit dans la continuité de l’histoire des mentalités – ce qui peut être pertinent dans une certaine mesure si l’on parle de l’anthropologie historique de Le Goff44. Cependant, l’anthropologie historique de Vernant ne répond pas à un tel schéma. En outre, dans la pensée de Vernant, la logique classificatoire moderne fait figure d’obstacle épistémologique au sens que Bachelard donne à ce terme45. Les catégories classificatoire – le religieux, le politique, l’économique, le mental –, qui gouvernent aussi l’esprit de synthèse résiduel dans l’historiographie, sont suspendues car anachroniques dans leurs formes intuitives. Si elles sont utilisées, elles doivent d’abord passer par un processus de traduction. Dès lors, c’est le postulat de l’homogénéité entre nos catégories classificatoires et la réalité historique qui s’effondre. 2. La normativité épistémologique de l’enquête C’est l’épistémologie historique de Georges Canguilhem qui va nous servir de modèle pour élaborer notre méthode de lecture des textes. Elle s’articule sur le concept de normativité élaboré par Canguilhem, et sur le concept d’enquête, construit par John Dewey. Ces deux cadres théoriques rendent possible une manière adéquate d’analyser les pratiques savantes, sous l’angle d’une théorie du problème et de ce que nous appelons une éthologie du concept : « Déplacements et transformations des concepts : les analyses de G. Canguilhem épistémologie pour qualifier le même type d’enquêtes réflexives. 44 Aurélien Gros, Penser le changement historique : la genèse de l’anthropologie historique de Jacques Le Goff, op. cit., 2009. 45 Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance [1938], Paris, Vrin, 2004. 21 peuvent servir de modèle ; elles montrent que l’histoire d’un concept n’est pas, en tout et pour tout, celle de son affinement progressif, de sa rationalité continûment croissante, de son gradient d’abstraction, mais celle de ses divers champs de constitution et de validité, celle de ses règles successives d’usage, des milieux théoriques multiples où s’est poursuivie et achevée son élaboration. […] Et le grand problème qui va se poser – qui se pose – à de telles analyses historiques n’est donc plus de savoir par quelles voies les continuités ont pu s’établir […] – le problème n’est plus de la tradition et de la trace, mais de la découpe et de la limite : ce n’est plus celui du fondement qui se perpétue, c’est celui des transformations qui valent comme fondation et renouvellement des fondations. »46 L’intérêt des regroupements théoriques que nous faisons pour construire notre méthode, tient précisément dans le fait de concevoir la pensée, et la pensée historique, comme une pratique – un ensemble d’opérations – présidant à un discours – un ensemble de résultats. En ce sens, notre méthode répond point par point aux trois postulats avancés par Michel de Certeau dans son analyse de l’ « opération historique » : « 1) Souligner la singularité de chaque analyse, c’est mettre en cause la possibilité d’une systématisation totalisante et tenir pour essentielle au problème la nécessité d’une discussion proportionnée à une pluralité de procédures scientifiques, de fonctions sociales et de convictions fondamentales. […] 2) Ces discours ne sont pas des corpus flottant « dans » un englobant qu’on appellerait l’histoire (ou le « contexte » !) Ils sont historiques parce que liés à des opérations et définis par des fonctionnements. Aussi ne peut-on comprendre ce qu’ils disent indépendamment de la pratique d’où ils résultent. […] 3) Pour cette raison, j’entends par histoire cette pratique (une « discipline »), son résultat (le discours), ou leur rapport sous la forme d’une « production ». […] »47 Reprenant directement à notre compte cette définition de l’histoire, non certes comme « discipline » puisque Vernant n’en a pas suivi la formation, mais comme pensée historique, nous allons analyse l’ensemble des opérations à l’œuvre dans la pensée de Vernant. Cet ensemble d’opération est thématisé sous l’angle d’une normativité épistémologique. 46 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., pp. 11-12. 47 Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire, op. cit., pp. 36-37. 24 réduction d’un organisme à une norme unique. »53 L’activité de connaissance, conçue par Canguilhem comme activité vitale propre à l’homme54, est elle-aussi pensable en termes de normativité. L’histoire des sciences est alors la compréhension de la normativité spécifique à chaque enquête, ou à chaque discipline. L’activité savante, dans son état normal, est créative et normative, elle invente de nouvelles normes. La science historicisée manifeste ainsi la normativité à l’œuvre. Dès lors, c’est bien une épistémologie historique, cherchant à saisir l’instauration de normes par appropriation d’un milieu, par réduction des obstacles et par construction de solutions à des problèmes, qui doit nous permettre de comprendre l’acte même de connaître au regard de sa nécessité. Il reste à poser la question : pourquoi connaître ? Canguilhem y répond. La science, repensée dans une relation directe à la vie, comme détermination sociale et anthropologique, est une forme de normativité sociale. Elle contribue à une nouvelle détermination de la vie – le social – qui invente ses propres finalités. La science produit une nouvelle allure de la vie. Canguilhem rejoint Nietzsche : la science, activité du vivant humain, apparaît comme la tentative du vivant humain d’élaborer un monde entièrement maîtrisé. La finalité est d’effacer l’inconnu, de rapporter l’inconnu au connu, de lutter contre un sentiment d’incertitude et de peur qui handicape toute action : « La connaissance consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par réduction des obstacles, dans la construction de théories d’assimilation »55. En ce sens, la science participe d’un geste fondamental pour l’homme qui est de rendre le monde ordonné et habitable. En outre, cette idée ouvre la possibilité d’un transfert du concept de normativité depuis l’activité vitale en général vers l’activité savante de l’homme. C’est en tant qu’homme vivant que l’homme pense et produit de la connaissance : « G. Canguilhem veut retrouver, par l’élucidation du savoir sur la vie et des concepts qui articulent ce savoir, ce qu’il en est du concept dans la vie. C'est-à-dire du concept 53 Guillaume Le Blanc, Canguilhem et les normes, op. cit., p. 56. 54 « Ainsi, à travers la relation de la connaissance à la vie humaine, se dévoile la relation universelle de la connaissance humaine à l’organisation vivante. La vie est formation de formes, la connaissance est analyse des matières informées », Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, op. cit., p. 14. 55 Ibid., p. 12. Nous verrons que cette conception de la science et des finalités de la connaissance est largement partagée par Vernant, notamment lorsqu’il rapproche la pensée religieuse de la pensée rationnelle. Toutes deux ont une finalité en commun : rendre le monde habitable, réduire l’inconnu et l’aléatoire, produire une image intégrée du monde. Cette finalité commune fait que la pensée religieuse acquiert chez Vernant un statut analogue à celui de la pensée rationnelle, sans pour autant s’y identifier. Voir infra, chapitre 6. 25 en tant qu’il est l’un des modes de cette information que tout vivant prélève sur son milieu et par laquelle inversement il structure son milieu. Que l’homme vive dans un milieu conceptuellement architecturé ne prouve pas qu’il s’est détourné de la vie par quelque oubli ou qu’un drame historique l’en a séparé ; mais seulement qu’il vit d’une certaine manière, qu’il a, avec son milieu, un rapport tel qu’il n’a pas sur lui un point de vue fixe, qu’il est mobile sur un territoire indéfini ou assez largement défini, qu’il a à se déplacer pour recueillir des informations, qu’il a à mouvoir les choses les unes par rapport aux autres pour les rendre utiles. Former des concepts, c’est une manière de vivre et non de tuer la vie […]. »56 Le concept de normativité épistémologique dérive donc du concept de normativité vitale. Cette perspective nous conduira à questionner au terme de notre enquête ce que peut être la finalité de la connaissance historique pour Vernant. Comme penseur pragmatiste57, Vernant opère à chaque moment de ses enquêtes des sélections déterminées par certains problèmes à résoudre. Et si ce sont ces problèmes et pas d’autres qui l’occupent, c’est qu’ils doivent avoir une certaine signification, une certaine urgence, qui en définit la finalité. Nous nous trouvons là à l’opposé de la figure de l’érudit. Vernant n’est pas un érudit, et ne conçoit donc pas l’activité savante comme entreprise cumulative ayant en elle-même sa finalité. Connaître trouve son sens dans la vie collective des humains, dans la vie politique des sociétés. Connaître est bien une activité politique au sens fort, en vertu de l’effectivité qu’un savoir produit sur le monde. C’est pourquoi nous verrons que l’anthropologie historique de Vernant prend la forme d’une histoire effective, sélective en fonction de l’urgence de certains problèmes des « sombres temps » qu’il a traversés. Nous énonçons là un des enjeux que nous allons tenter de cartographier : il faut envisager Vernant, certes comme helléniste, mais aussi comme fondateur d’une nouvelle discipline savante, expérimentée sur la Grèce, mais la débordant largement dans ses potentialités. La normativité épistémologique est bien aussi normativité vitale, c'est-à-dire invention de concepts et d’idées qui trouvent leur finalité hors de l’activité savante proprement dite : 56 Michel Foucault, « La vie : expérience et science », in Revue de Métaphysique et de morale, 90 années, n° 1 : Canguilhem, 1985, p. 3-14, repris dans Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, Paris, Gallimard, 1994, texte n° 361. Cet article reprend avec quelques modifications de la préface à l’édition américaine de Georges Canguilhem, On the Normal and the Pathological, Boston, D. Reidel, 1978. 57 L’usage que nous faisons ici du qualificatif de « pragmatiste » est une référence directe au courant de la philosophie que l’on nomme le pragmatisme, dont Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey sont les fondateurs. Voir surtout William James, Le Pragmatisme. Un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser [1907], Paris, Flammarion, 2007. Qualifier la pensée de Vernant de pragmatiste est en l’état une hypothèse que nous allons examiner au fil de notre enquête. Pour l’instant, le terme nous permet d’opposer la pensée de Vernant à toutes les formes de pensées systématiques. Voir infra, chapitre 7. 26 « Pourquoi, au lendemain de la guerre, avoir choisi la Grèce comme domaine d’études ? Les motifs d’un choix sont multiples et souvent obscurs. Dans mon cas, il me semble qu’ont joué des éléments fort divers : le choc que j’ai éprouvé, pendant l’été 1935, quand j’ai découvert la Grèce qu’avec mon frère et des amis nous parcourions à pied ; mon admiration pour la littérature grecque classique, en particulier Platon, dont l’œuvre me fascinait ; le sentiment aussi que, en prenant pour terrain d’étude la Grèce ancienne, un chercheur politiquement engagé, comme je l’étais alors, dans un parti qui régentait la vie intellectuellement, disposerait d’une liberté d’esprit beaucoup plus grande que s’il travaillait dans le domaine de la vie contemporaine. »58 L’anthropologie historique de Vernant est donc conçue, par l’auteur lui-même, comme activité critique, comme activité inféodée à une pensée de l’actuel, qui doit servir politiquement la vie humaine, la vie sociale. C’est cette jonction entre la normativité épistémologique et une forme de normativité vitale que nous tenterons d’éclaircir. Que peut apporter pour la vie contemporaine une anthropologie historique de la Grèce ? Et plus largement, que peut apporter la connaissance historique pour penser l’actuel ? Vernant pose lui-même ce problème, plus implicitement et plus prudemment, lorsqu’il revient sur sa recherche : « L’important n’est pas de se choisir une étiquette, mais de voir que le problème, aujourd’hui, est de comprendre […] comment un tel système naît, se développe, s’organise, vit, périclite, se défait et disparaît pour céder la place à un autre. Cette problématique, que j’ai tenté d’appliquer à la Grèce ancienne, se situe précisément à la jonction du marxisme et du structuralisme. L’antiquisant que je suis doit-il ajouter qu’à tout point de vue cette problématique lui semble d’une pleine actualité ? »59 58 Jean-Pierre Vernant, « Les Etapes d’un cheminement », d’après « Un autre regard sur la Grèce ancienne », entretien avec Monique Mounier-Kuhn, Courriers du CNRS, Paris, n° 59, 1985 ; repris dans Entre Mythe et politique, op. cit., p. 32. 59 Jean-Pierre Vernant, « La Grèce, hier et aujourd’hui », entretien avec Stella Georgoudi, préface à l’édition grecque de Mythe et pensée chez les Grecs, Athènes, Editions I. Zacharopoulos, 1975. Repris dans Entre Mythe et politique, op. cit., p. 55. 29 déterminent l’usage. Par exemple, il pose que la logique aristotélicienne ne convient plus aujourd’hui, parce qu’elle est l’expression de la culture grecque des Ve et IVe siècles avant J.-C66. Enfin, la quatrième thèse avance que l’ordinaire est l’horizon de la pratique philosophique. Ce dernier aspect résume la thèse d’une continuité des formes de pensée (entre philosophie, science et sens commun), et l’usage qui doit être fait de la philosophie. Un des grands projets philosophique de Dewey consiste à penser les rapports potentiels et souhaitables entre les formes les plus complexes de pensée et l’ordinaire du sens commun67. La thèse de la continuité des formes de pensée a son importance pour notre enquête et il importe de la clarifier pour en faire ressortir deux implications fondamentales : l’uniformité du schème de l’enquête et la pluralité des objets et des problèmes auxquels il s’applique. Dans sa Logique, John Dewey entame sa réflexion en inscrivant le schème de l’enquête dans les cadres biologiques et anthropologiques qui permettent de penser cette continuité. La thèse est la suivante : le schème du comportement biologique préfigure le schème de l’enquête d’un point de vue fonctionnel68. Ce dernier représente donc une forme fondamentale de l’activité humaine. Ce n’est pas le lieu, ici, de développer plus avant les postulats « anthropobiologiques »69 proposés par le philosophe. Notons juste une chose, afin d’éviter toute confusion : bien que le schème de l’enquête soit préfiguré par l’activité organique du vivant, il ne s’y résume pas et ce serait un contresens que de faire à Dewey un procès en réductionnisme. Néanmoins, entre l’activité organique du vivant et l’enquête, c’est le concept canguilhémien de normativité qui permet de faire le lien. L’émergence du culturel représente bien un saut, une transformation du biologique : la signification de l’idée de continuité « exclut, d’une part, rupture complète et, d’autre part, simple répétition d’identité »70. Le comportement culturel « intellectualise » le comportement biologique 66 John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., chapitre V, « Le Schème de l’enquête ». 67 Ibid., chapitre IV, « L’Enquête du sens commun et l’enquête scientifique ». 68 L’activité du vivant est définie ainsi par John Dewey : un ensemble de processus qui maintiennent et restaurent une relation durable entre l’organisme et l’environnement. « La vie peut être considérée comme un rythme continuel de déséquilibres et de restaurations d’équilibre », Ibid., p. 85. On remarquera la proximité théorique qui relie Dewey à Canguilhem du point de vue d’une théorie de la connaissance comme activité de l’homme comme vivant. 69 Le terme est de Roberto Frega, John Dewey et la philosophie comme épistémologie de la pratique, op. cit. 70 John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p. 81. Nous retrouvons là la conception de la 30 qu’il prolonge mais dont il diffère, notamment via l’apparition du langage. Ainsi, tandis que le comportement organique opère dans une relation à l’environnement physique, le comportement humain opère dans un environnement culturel : le culturel est « naturel » à l’homme et vice-versa71. La normativité humaine opère dans et sur le milieu naturel et culturel et l’enquête est la forme spécifiquement humaine de l’activité normative de restauration d’un équilibre entre l’individu et son environnement culturel. L’enquête est précisément la normativité humaine à l’œuvre. Le schème de l’enquête conceptualisé par Dewey présente donc un caractère uniforme en même temps qu’il est potentiellement pluraliste : « L’enquête en dépit des sujets divers auxquels elle s’applique et par suite de la diversité de ses techniques spéciales a une structure, un schème commun ; […] cette structure commune s’applique au sens commun et à la science, bien que, étant donné la nature des problèmes dont ils s’occupent, l’accent mis sur les facteurs en jeu varie beaucoup de l’un à l’autre. »72 Le concept d’enquête se définit comme suit : « L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié. »73 Un premier point doit être souligné : cette définition décrit un processus. L’enquête est la trajectoire transitoire entre une situation singulière originelle, dont l’attribut principal est l’indétermination, et une situation finale marquée par l’unification et la cohérence. Les étapes structurelles de ce processus sont les suivantes : L’antécédent de l’enquête : la situation indéterminée. Le propre d’une situation indéterminée est d’être incertaine, instable et troublée. Il peut s’agir du surgissement d’un pensée comme activité vitale que développe aussi Canguilhem. Ce concept de continuité s’applique à la thèse de la continuité structurelle entre les différentes enquêtes du sens commun, des sciences, de la philosophie, etc. 71 « S’agissant du comportement typiquement humain, on peut dire que l’environnement strictement physique est tellement incorporé dans l’environnement culturel que nos inter-actions avec l’environnement physique, les problèmes qu’il soulève, et notre façon de les traiter, sont profondément affectés par son incorporation dans l’environnement culturel », John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p 102. 72 Ibid., p. 165. 73 Ibid., p. 169. 31 événement inexpliqué, d’un objet impossible à identifier ou d’une action impossible à entreprendre immédiatement. C’est une situation singulière ayant des effets psychologiques : elle provoque le doute et en tant que telle elle constitue un obstacle à la fluidité de l’expérience. L’institution d’un problème. La situation indéterminée est constituée en situation problématique lorsque certaines opérations cognitives ont été faites, et tout d’abord : « constater qu’une situation exige une enquête est le premier pas de l’enquête »74. Définir le problème représente ensuite une détermination partielle par l’enquête de la situation originelle. Cela consiste en une première sélection des données : le repérage des éléments constitutifs et stables de la situation originelle75. Ces observations constituent les « éléments du problème », sa définition. Comme principe sélectif, le problème a donc une fonction d’orientation et « sans problème, on tâtonne dans l’obscurité »76. C’est pourquoi, dans nos analyses de la normativité épistémologique de l’anthropologie historique, le repérage du problème et de sa détermination progressive représentera un point clé de compréhension. La détermination de la solution du problème. L’observation des faits et la suggestion d’idées se développent en corrélation dans le processus d’enquête. La sélection des éléments du problème subsumés sous des concepts accompagne la formulation d’hypothèses qui anticipent les possibilités conséquentes : une hypothèse est une idée qui, si elle est vraie, permet la résolution du problème ; c’est une idée qui trouve sa valeur fonctionnellement dans son efficacité pratique77. Le raisonnement. John Dewey appelle raisonnement l’ensemble des opérations qui consistent à faire l’examen des hypothèses suggérées et de leurs implications possibles. Une hypothèse, une fois suggérée, est sous-pesée, mise en rapport avec d’autres hypothèses possibles, afin de déterminer sa valeur opérationnelle et fonctionnelle. Elle est notamment référée à des enquêtes antérieures qui permettent d’anticiper les conséquences de son application. Le raisonnement permet de déterminer pas à pas le choix le plus 74 John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p. 170. 75 Le caractère instable s’applique à la situation singulière qui elle-même est constituée d’éléments stables qu’il s’agit de repérer. 76 John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p. 173. 77 Le lecteur l’aura compris, les deux étapes de l’institution du problème et de la détermination de solutions possibles se développent conjointement. La seconde agit rétroactivement sur la première, en permettant une détermination progressive du problème : « les matériaux perceptuels et conceptuels sont établis par corrélation fonctionnelle, de telle sorte que les premiers localisent et décrivent le problème, tandis que les derniers représentent une méthode possible de solution », John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p. 176. 34 principe décide de la valeur qui devra être assignée aux événements passés, de ce qui sera admis et de ce qui sera omis ; il décide aussi de la manière dont les faits choisis devront être arrangés et ordonnés. »83 Il faut ici dire un mot du terme du terme « expérimentation » utilisé par John Dewey, et qui peut porter à confusion. En l’occurrence, cet usage peut être clarifié par la conceptualité wébérienne. Le problème est le suivant : dans la science expérimentale moderne, l’expérimentation est la condition pratique pour l’établissement du caractère scientifique d’un énoncé. Dans ce cadre épistémologique, la reproductibilité d’une expérience permet de déduire la généralité d’un énoncé scientifique, donc sa vérité. Qu’en est-il de l’expérimentation en histoire ? Ce problème a largement été abordé par Jean- Claude Passeron dans son essai épistémologique, Le Raisonnement sociologique84, dans lequel il entreprend de réfuter le monopole du modèle hypothético-déductif proposé par Karl Popper85. Reprenant l’argumentaire de Max Weber démontrant l’irréductibilité des sciences historiques aux sciences nomologiques, il rappelle que la différence fondamentale est l’impossible expérimentation au sens stricte dans l’établissement de la preuve en sciences sociales. Travaillant exclusivement sur des faits singuliers, l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie ne peuvent envisager la reproductibilité des expériences pour établir la véracité d’une hypothèse ; seule l’observation historique et la comparaison le peuvent, celles-ci faisant office d’expérimentation au sens large. La solution proposée par Passeron consiste donc à détacher la pertinence d’un énoncé sociologique ou historique de l’exigence de généralité. La preuve ne vise pas forcément à fonder la généralité d’un énoncé scientifique : elle peut tout aussi bien garantir la pertinence d’un énoncé singulier dans une situation donnée. Ceci nous rapproche du schème de l’enquête de Dewey. La confusion née de l’usage du terme « expérimentation » relève des fonctions différentes que lui octroient respectivement Dewey et Popper. Pour Popper, la fonction de l’expérimentation dans la recherche scientifique est de fonder la généralité d’un énoncé, seule garantie de la vérité. Chez Dewey l’expérimentation a pour fonction d’en garantir son caractère opérationnel : un énoncé hypothétique est prouvé s’il s’accorde avec les éléments du problème, avec les données observées et sélectionnées, et s’il permet de résoudre le problème singulier posé initialement. La fonction de l’expérimentation n’est donc pas, ici, de fonder la généralité 83 John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, op. cit., p. 313. 84 Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, op. cit. 85 Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973. 35 d’une proposition ou d’une assertion, mais bien d’en fonder le caractère opérationnel. Pour John Dewey, comme pour Max Weber et Jean-Claude Passeron, ce n’est pas la généralité d’un énoncé qui en fait la validité, c’est son caractère opérationnel. Dès lors, l’expérimentation est tout à fait envisageable en histoire, sous diverses formes, puisqu’elle consiste à tester la pertinence d’une hypothèse en tant que solution au problème historique donné. Pour conclure ce point, résumons la situation où nous sommes parvenus. John Dewey et Max Weber, par oppositions respectives aux conceptualisations a priori de la connaissance, proposent tous deux des descriptions empiriques des processus de pensée. Le premier, par observations conjointes de la science expérimentale et du sens commun, abstrait le schème de l’enquête consistant en la résolution de problèmes par sélection des faits, par usage instrumental des concepts et par suggestion des hypothèses ; le second, par examen des pratiques des sciences historiques en particulier, isole la méthode de l’idéaltype dont l’élément central est le caractère instrumental et hypothétique du concept ayant pour finalité la résolution de problèmes soulevés par des situations factuelles. Dès lors, si l’on s’accorde sur la définition des sciences historiques proposée par Max Weber et largement reprise par Jean-Claude Passeron86, ainsi que sur l’acceptation large du concept d’expérimentation, l’application méthodique du schème de l’enquête à la pensée historique est valide. c. Objectiver le processus d’enquête Maintenant que nous considérons que le schème de l’enquête peut s’appliquer aux sciences historiques, rappelons sa fonction pour une étude empirique. Le schème de l’enquête, parce qu’il permet d’aborder la pensée comme processus, permet de dégager les étapes d’une recherche singulière, non réduite à ses résultats. Il permet ainsi d’objectiver l’enquête comme pratique et comme processus du point de vue de sa normativité épistémologique. Puisque l’enquête consiste à poser des problèmes, à proposer des idéaltypes et des 86 Il est significatif que Jean-Claude Passeron reproduise le même protocole empirique que Weber et Dewey : pour produire ses objections à l’égard du modèle épistémologique de Karl Popper, il opère par description empirique des pratiques des sociologues et des historiens. 36 hypothèses et à les tester sur les faits observés, il est possible de l’aborder comme une pratique de pensée ayant un début et un aboutissement constitué par le texte – l’article, la conférence, le livre, etc. Le problème méthodologique qui se pose ici est le suivant : le texte lui-même est une donnée achevée, momentanément close87. Il constitue le résultat du processus d’enquête. Aussi l’enjeu est de parvenir à repérer les étapes successives de l’enquête à partir d’un texte fini. La difficulté ne peut toutefois pas être résolue une fois pour toute. Chaque texte présentant des particularités narratives, la reconstitution des processus qui le produisent doit se faire au cas par cas. Il est des textes où le protocole d’enquête apparaît très clairement, d’autres où il est largement masqué par les procédés narratifs propres à l’écriture et à l’énonciation. Néanmoins, cette difficulté méthodologique peut être surmontée par une méthode de lecture s’ouvrant sur le repérage des problèmes singuliers posés par chaque enquête. Le cas par cas est la règle étant donné les différences narratives entre les auteurs, voire entre les textes d’un même auteur. Une fois les problèmes repérés, les orientations et suggestions inhérentes à la résolution de ces problèmes peuvent être isolées et nommées : sources, données, objets construits, idéaltypes, hypothèses explicatives, inférences logiques, etc. Ces éléments acquièrent leur sens en fonction du problème inaugural. Un second problème méthodologique présente une difficulté irréductible. Le texte exprime les résultats de l’enquête, donc uniquement les choix positivement opérés. Il est rare de voir apparaître dans le texte les tâtonnements, les suggestions écartées, les tentatives avortées. En ce sens, le texte est lui-même une sélection au sein du processus d’enquête en masquant les opérations à l’œuvre dans l’étape que Dewey appelle le raisonnement. Souvent, les hypothèses explicatives rejetées par l’enquête n’apparaissent pas. Mais là encore, le cas par cas est la règle car il arrive que certaines hypothèses écartées soient énoncées dans le texte, ainsi que les raisons pour lesquelles elles sont écartées88. A ce stade, la nature du texte peut nous renseigner. La méthode classique de la critique externe est donc très utile. S’il s’agit d’un article, il arrive que le texte final colle beaucoup plus au processus d’enquête que dans le cas d’un ouvrage plus long. La nature 87 Rappelons que Michel de Certeau définit l’opération historique comme étant le rapport productif entre une pratique et son résultat donné sous forme discursive. Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire, op. cit., p. 37. 88 A titre d’exemple, citons le texte de Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle [1976], Paris, Aubier, 1993. L’auteur choisit, en guise de style énonciatif, de relater le plus exactement possible le cheminement de son enquête. Il fait apparaître aussi bien les hypothèses les plus probantes que celles qui sont écartées. 39 Vernant a construit son anthropologie historique à partir de la psychologie historique d’Ignace Meyerson, et par expérimentation de l’analyse structurale reprise à Claude Lévi- Strauss. Lorsqu’un outil ou une technique sont transférés, il ne s’agit pas d’une transposition simplement mimétique. En effet, une technique ou un concept trouvent leur signification dans leur capacité à résoudre un problème singulier93. S’ils sont détachés de ce problème initial pour être introduits dans la résolution d’un autre, leur signification est susceptible de se modifier et doit être repensée en fonction de son nouvel environnement. La difficulté est de saisir à la fois les effets de transposition et les effets de transformation inhérents à un tel déplacement. Pour cela, il faut penser les concepts nomades comme entités évoluant en interaction avec des milieux successifs. Ces milieux épistémologiques sont justement les enquêtes dans lesquelles ils agissent et qui les ont informés. Ils sont structurés et polarisés par des problèmes singuliers. Enfin, l’enquête est diachronique, c'est-à-dire qu’un concept ou un instrument agit et se comporte d’une certaine façon en fonction de son rôle et de son moment dans l’enquête, et particulièrement de ce qui vient avant et après. A l’éthologie du concept répond donc le concept de trajectoire d’enquête. Le concept de trajectoire, définit par Jean-Claude Passeron pour thématiser le problème de la biographie en sciences sociales94, présente l’intérêt de désigner un processus – un début, un parcours, une fin. Ce processus est polarisé, c'est-à-dire qu’il est orienté au départ, comme l’enquête est orientée par la détermination d’un problème. Cependant, le processus même induit la possibilité des changements de direction. C’est pourquoi le concept de trajectoire est le plus pertinent pour notre propos. Une trajectoire est précisément ce qui est calculé au départ, selon les principes d’une balistique – selon les orientations d’un problème posé –, mais est aussi ce qui doit être recalculé au fur et à mesure de la traversée de différents champs de force : « il s’agit de composer une force et une direction initiale propre à un mobile avec les champs de forces et d’interactions qu’il traverse »95. Le problème détermine donc initialement une trajectoire. Celle-ci va être ensuite parcourue par les objets et va être infléchie par les concepts et les hypothèses retenues. C’est pour cela que nous pouvons parler d’une éthologie du concept : tout concept 93 Rappelons que la première thèse épistémologique de John Dewey que nous avons énoncée plus haut est la primauté de l’usage dans la signification d’un concept : la signification d’un concept est inhérente à son inscription dans une enquête particulière, donc de son fonctionnement dans une situation problématique donnée. 94 Jean-Claude Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », in Revue Française de Sociologie, 1990, n° 31-1, pp. 3-22. 95 Ibid., p. 21. 40 acquiert son sens pratique en fonction de son milieu initial d’élaboration, en fonction des autres milieux épistémologiques où il est mobilisé, et en fonction de sa place, de sa fonction et du moment de son intervention dans chaque enquête. Cette méthode éthologique appliquée à des entités conceptuelles impose de considérer chaque enquête comme unité fondamentale. Autrement dit, avant toute généralisation sur la pensée de Vernant, sur l’anthropologie historique, il importe de prendre pour point de départ les enquêtes comme singularités processuelles dont la trajectoire est polarisée par un problème. Il est en effet difficile de partir simplement d’un concept – on pense au concept de mythe, à celui de raison, ou de cité, ou encore de fonction psychologique, tous ces termes qui symbolisent Vernant plus qu’ils ne nous font comprendre sa pensée – indépendamment de son lieu d’action. C’est n’est que dans un second temps, par induction, que nous pourrons, le cas échéant, énoncer des généralisations sur l’anthropologie historique. En conséquence, le terme même d’anthropologie historique est simplement, en l’état actuel de notre enquête, le mot d’ordre par lequel Vernant qualifie ses enquêtes. b. Le labyrinthe aux multiples boussoles Vernant n’est pas un théoricien. Ceci justifie en partie la méthode au fil des enquêtes que nous élaborons, et la prudence qui s’impose à l’égard de toute systématisation de sa pensée. Cependant, ceci induit aussi une difficulté de premier ordre. Chez Vernant, l’activité créatrice explicite consiste en la compréhension de l’univers mental grec. Sa production conceptuelle est majoritairement orientée vers la construction et la configuration de cet univers mental. C’est pourquoi cette production ne porte que sur l’invention de concepts compréhensifs, qui permettent de configurer l’expérience grecque. Il n’invente pas de concepts méthodologiques décrivant directement les normes épistémologiques qu’il met en œuvre96. Or, ce sont ces normes que nous voulons saisir. Dès lors, notre analyse consiste en une étude d’un champ sémantique implicite qui ne se présent pas comme formulation consciente systématique, c'est-à-dire comme langage 96 A l’exception notable cependant du concept de fonction psychologique qu’il reprend à Ignace Meyerson et qu’il infléchit largement. Voir Ignace Meyerson, Les Fonctions psychologiques et les oeuvres [1948], Paris, Albin Michel, 1995. Le comportement de ce concept dans les enquêtes de Vernant sera analysé de façon approfondie dans le chapitre 2. 41 protocolarisé. Nous verrons qu’elle est saisissable avant tout du point de vue de son effectivité : par ce qu’elle inclut ou exclut, par ce qu’elle ouvre comme possibilités, et ce qu’elle écarte comme obstacles épistémologiques. Ceci nous conduit à préciser un enjeu de l’usage que nous faisons des concepts de normativité et d’enquête. Ces concepts n’exigent pas qu’un penseur parfaitement conscient de tous les tenants et les aboutissants de sa pensée soit à l’œuvre. La normativité épistémologique que nous allons tenter de comprendre n’a pas Jean-Pierre Vernant pour sujet. Elle a les enquêtes de Vernant pour sujet. Ceci signifie que nous devons partiellement suspendre tout ce qui relèverait des intentions de l’auteur sous forme d’un projet subjectif. Non pas parce que l’enquête est radicalement autonome à l’égard de son auteur, mais parce que la référence aux intentions de l’auteur n’épuise pas l’ensemble des significations produites par l’enquête. Il est des effets de sens produits par les enquêtes qui débordent largement les intentions explicites de Vernant. A l’inverse, certaines ambiguïtés, certaines difficultés conceptuelles émergent indépendamment des intentions projetées. Comme le souligne Michel de Certeau : « L’examen des pratiques n’implique pas un retour aux individus. L’atomisme social qui, pendant trois siècles, a servi de postulat historique à une analyse de la société suppose une unité élémentaire, l’individu, à partir de laquelle se composeraient des groupes et à laquelle il serait toujours possible de les ramener. […] D’une part, l’analyse montre plutôt que la relation (toujours sociale) détermine ses termes, et non l’inverse, et que chaque individualité est le lieu où joue une pluralité incohérente (et souvent contradictoire) de ses déterminations relationnelles. D’autre part et surtout, la question traitée concerne des modes d’opération ou schémas d’action, et non directement le sujet qui en est l’auteur ou le véhicule. Elle vise une logique opératoire dont les modèles remontent peut-être aux ruses multimillénaires des poissons déguisés ou des insectes-protées, et qui, en tout cas, est occultée par une rationalité désormais dominante en Occident. »97 Ce geste de suspension des intentions de l’auteur n’est pas un geste ontologique, mais une précaution méthodologique qui ouvre l’enquête sur ses effets et ses opérations, sans la réduire au projet conscient qui en formule le problème. En ce sens, l’enquête est 97 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire [1980], Paris, Gallimard, 1990, pp. XXXV- XXXVI. Si l’enquête de Michel de Certeau porte sur les pratiques culturelles et de consommation, ce qui est énoncé du point de vue général d’une analyse sociologique et anthropologique des pratiques, des « arts de faire », est tout aussi valable pour les pratiques savantes si l’on considère précisément l’enquête comme processus pratique, et non pas du point de vue d’une distinction ontologique entre théorie et pratique. 44 chaque enquête se trouve à la croisée de plusieurs chemins. Autrement dit, dans le labyrinthe de l’œuvre, chaque enquête dessine une trajectoire singulière dont certains cheminements sont laissés de côté pour être parcouru après. Le problème de l’invention d’une représentation géométrique de l’espace par les philosophes d’Asie Mineure aux VIe et Ve siècles avant notre ère est traversé par l’enquête sur l’émergence de la raison grecque entre 1957 et 1962104. Il a d’ailleurs un rôle de premier plan dans Les Origines de la pensée grecque même s’il n’occupe quantitativement qu’une petite partie du livre. Il est prolongé dans une série d’enquêtes postérieures aux Origines qui sont regroupées ensemble dans Mythe et pensée chez les Grecs, sous la rubrique « L’organisation de l’espace ». Or cette rubrique, non seulement distingue ce groupe d’enquête de l’autre rubrique intitulée « Du mythe à la raison », malgré le lien fort qui unit les problèmes, mais elle précède dans le recueil. Faut-il y voir un rapport du particulier au général, où le problème du passage du mythe à la raison est conçu par Vernant comme plus général ? Cette hypothèse est étayée par la préface que Vernant donne à l’édition de 1985 : « Du mythe à la raison : tels étaient les deux pôles entre lesquels, en vue panoramique, semblait s’être joué, au terme de ce livre, le destin de la pensée grecque. » 105 Dans cette optique, la rubrique « Du mythe à la raison » n’est pas placée à la suite, mais en conclusion, c'est-à-dire qu’elle a pour Vernant une fonction un peu différente que autres rubriques. Néanmoins, ce que nous disons là parle surtout du geste d’organisation du recueil, et non pas des enquêtes qui constituent les rubriques. Car l’enquête de 1957 sur « La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque » n’a pas une portée conclusive. Au contraire, c’est un « article-essai » qui a un statut équivalent aux autres dans le labyrinthe que nous tentons de décrire. Le second article qui compose la rubrique à partir de l’édition de 1985, « Les origines de la philosophie »106, est un ajout plus tardif. Doit-on alors traiter le dossier sur les représentations de l’espace en tant que tel, ou bien traiter ce dossier en lien avec le problème des origines de la raison grecque ? Par ailleurs, un autre élément vient complexifier le tableau : l’article « Hestia-Hermès. Sur 104 Jean-Pierre Vernant, « Du mythe à la raison. La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque », in Annales. E.S.C., Paris, n° 2, 1957, pp. 183-206, repris sous le titre « La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque » dans Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 374-402. Et Les Origines de la pensée grecque, op. cit., 1962. 105 Jean-Pierre Vernant, « Préface à l’édition de 1985 », Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., p. 7. 106 Jean-Pierre Vernant, « Les origines de la philosophie », in Christian Delacampagne et Robert Maggiori, Philosopher. Les interrogations contemporaines, Paris, Fayard, 1980, pp. 463-471. Repris dans Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 403-410. 45 l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs »107, qui ouvre la rubrique sur « L’organisation de l’espace et du mouvement chez les Grecs », n’est que marginalement rattaché au problème des origines de la raison grecque, contrairement aux autres articles qui composent la rubrique. Ceci pourrait nous conduire à traiter en propre le problème des représentations de l’espace. Pour autant, le choix que nous faisons est autre. Cet article, qui paraît dans la revue fondée par Lévi-Strauss, présente une particularité du point de vue de la normativité épistémologique à l’œuvre : c’est un article d’analyse structurale, posant un problème essentiellement synchronique. Puisque notre questionnement porte en premier lieu sur cette normativité épistémologique, c’est sous cet angle que nous allons l’analyser. Ce choix implique que nous disions un mot sur le système de classification que nous tentons de faire à partir du labyrinthe initial qui s’offre à notre analyse. La principale boussole qui va nous orienter dans les divers chemins possibles est bien le problème de la normativité épistémologique, du moins dans la première partie de notre enquête. La cartographie des problèmes qui structure l’hétérogénéité des enquêtes de Vernant est un préalable, mais ce n’est cependant pas l’unique critère de classification. Autrement dit, notre enquête n’a pas la prétention de l’exhaustivité. Nous ne tenterons pas de produire une vue synthétique de l’ensemble d’une œuvre trop composite et trop pluraliste, pouvant donc être traversées dans plusieurs directions. Notre perspective, nous l’avons dit, est d’abord de saisir la normativité épistémologique à l’œuvre, qui n’est certes pas cumulative, mais problématique. Elle est, ensuite, de comprendre l’insertion de la pensée de Vernant dans des enjeux philosophiques plus larges, qui débordent largement le champ des études grecques et de l’histoire. Aussi, la cartographie des problèmes est une étape préalable. Elle est un ensemble d’indices, qu’il faut traiter comme tels, et non la clé ultime du labyrinthe. c. Une perspective généalogique En 1974, Jean-Pierre Vernant est élu professeur au Collège de France, sur la chaire « Etudes comparée des religions antiques ». Cet événement, important du point de vue de la carrière universitaire et intellectuelle de l’homme, peut paraître moins essentiel au 107 Jean-Pierre Vernant, « Hestia-Hermès. Sur l'expression religieuse de l'espace et du mouvement chez les Grecs », in L’Homme. Revue Française d’anthropologie, Paris, 1963, n° 3, pp. 12-50. Repris dans Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 155-201. 46 regard de notre problème, celui de la normativité épistémologique. Cependant, il va symboliser pour notre propos une borne chronologique que nous ne dépasserons pas, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, du point de vue de la normativité épistémologique, les enquêtes se spécialisent à partir de ce moment là sur la question du mythe et de la pensée religieuse. Le caractère expérimental qui gouvernait jusque là la normativité épistémologique se restreint. Vernant a alors en main l’essentiel de ses outils, qui ne seront plus retravaillés de façon significative. « Etudier la religion grecque pour elle-même et en elle-même constitue le dernier palier de ma recherche, dans laquelle je suis toujours engagé. »108 Notre enquête va nous mener jusqu’au problème de la tragédie, qui manifeste, nous le verrons, la plus grande maturité des instruments épistémologiques et de la théorie de l’histoire qui se construit au fil des enquêtes109. Nous aborderons aussi, plus partiellement et moins empiriquement, le problème de la mètis110 qui vient compléter et complexifier le tableau des différents types de rationalité inventés par les Grecs et réinventés par Vernant – et ici Detienne. Mais pour ce qui est du problème de la pensée religieuse et du mythe, nous nous pencherons surtout sur les enquêtes qui précèdent l’élection au Collège de France. Ce sont ces enquêtes qui, d’un point de vue généalogique, nous permettent de saisir la normativité épistémologique qui va ensuite se déployer dans les enquêtes ultérieures111. L’argument de la maturité ne suffit cependant pas à tenir à l’écart toute une série 108 Jean-Pierre Vernant, « Les étapes d’un cheminement », art. cit., p. 37. 109 Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne I [1972], op. cit. Le second tome paraît en 1986 : Mythe et tragédie en Grèce ancienne II [1986], Paris, La Découverte, 2001. Pour ce qui nous intéresse, l’analyse des enquêtes du second tome n’ajoute pas d’éléments significatifs. 110 Jean-Pierre Vernant, Marcel Detienne, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974. 111 Les livres ou recueils d’enquêtes que nous ne traiterons pas de façon approfondie sont les suivants : Jean- Pierre Vernant, Marcel Detienne, La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979. Jean-Pierre Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris, François Maspero, 1979. Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux : figures de l’autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, 1985. Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Œdipe et ses mythes, Bruxelles, Editions Complexe, 1988. Jean-Pierre Vernant, L’Individu, la mort, l’amour : soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989. Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, Editions du Seuil, 1990. Jean-Pierre Vernant, Figures, idoles, masques, Paris, Julliard, 1990. Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines, Paris, Editions du Seuil, 1999. Certains recueils rééditent des enquêtes antérieures, notamment les trois tomes de La Grèce ancienne publiés avec Pierre Vidal-Naquet : La Grèce ancienne 1 – Du mythe à la raison, Paris, Editions du Seuil, 1990 ; La Grèce ancienne 2 – L’espace et le temps, Paris, Editions du Seuil, 1991 ; La Grèce ancienne 3 – Rites de passage et transgressions, Paris, Editions du Seuil, 1992. 49 Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, est une source d’une grande importance, même s’il ne fera pas l’objet d’une analyse empirique exhaustive. Les deux recueils tardifs publiés par Vernant – Entre Mythe et politique, en 1996, et La Traversée des frontières117, en 2004 – représentent des sources d’un autre ordre. Rassemblant des articles, des entretiens et des enquêtes de diverses périodes, ils constituent une source d’informations complémentaires et réflexives significatives. Vernant revient sur son parcours, jamais sous forme de récit autobiographique, mais sous forme de questionnements plus ponctuels au travers d’entretien ou d’occasions diverses comme la traduction d’un livre118, ou la préface d’un recueil collectif119. Les textes parus dans ces deux recueils ont pour notre propos une fonction particulière. Ils servent à attester certains éléments que nous inférons de l’analyse empirique des enquêtes. Ils servent aussi à saisir l’insertion de Vernant dans une série de problèmes et d’enjeux philosophiques contemporains aux enquêtes. En effet, l’analyse empirique des enquêtes permet d’induire leur insertion dans ces enjeux, mais la parole de Vernant lui-même, situant ses enquêtes, ne doit pas être passée sous silence. Il apparaît que le plus souvent, sans qu’il ne l’ait théorisé explicitement, il était parfaitement conscient des enjeux philosophiques qu’il traversait. En vertu de la double perspective d’éthologie du concept et de généalogie, nous ouvrirons notre corpus à l’espace de dispersion qui se cristallise dans l’anthropologie historique. C’est pourquoi nous porterons une attention particulière à d’autres enquêtes non signées par Vernant. En premier lieu, les thèses d’Ignace Meyerson doivent nécessairement être analysées dans le détail. Elles sont rassemblées dans Les Fonctions psychologiques et les œuvres paru en 1948120. La proximité intellectuelle et affective qui lie Vernant à Meyerson a donné lieu à de nombreux articles de Vernant sur la psychologie historique, qui viennent compléter le tableau des enquêtes de psychologie historique proprement dites. Louis Gernet représente un jalon important pour comprendre la normativité épistémologique de Vernant et sa pensée politique, que nous présenterons sous l’angle de l’invention d’un nouvel humanisme121. Vernant a lui-même fait publier un 117 Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières, Paris, Editions du Seuil, 2004. 118 Jean-Pierre Vernant, « La Grèce, hier et aujourd’hui », art. cit., est la préface à la traduction grecque de Mythe et pensée chez les Grecs. 119 Jean-Pierre Vernant, « L’Homme grec », Entre Mythe et politique, op. cit., pp. 200-225. Il s’agit de l’introduction du recueil collectif dirigé par Vernant, L’Homme grec, Paris, Editions du Seuil, 1993. 120 Ignace Meyerson, Les Fonctions psychologiques et les œuvres [1948], op. cit. 121 Voir infra, chapitre 7. 50 recueil de Gernet, Anthropologie de la Grèce antique122. D’autres articles de Gernet seront étudiés dans le détail, notamment un article de 1939 intitulé « De la modernité des Anciens »123. Claude Lévi-Strauss occupe dans notre enquête une place importante, comme nous l’avons déjà signalé. Outre la question des instruments heuristiques expérimentés par les enquêtes de Vernant, c’est la question de certains enjeux philosophiques contemporains qui peut être ouverte à travers la comparaison entre anthropologie structurale et anthropologie historique. Par ailleurs, si Vernant reprend à son compte le terme d’anthropologie, c’est avant tout en référence Marcel Mauss et à Georges Dumézil et non directement à Lévi-Strauss. Cependant, nous verrons qu’il acquiert deux significations possibles dans l’association entre le sujet « anthropologie » et le prédicat « historique ». La première signification est une définition générale de l’anthropologie comme enquête sur l’homme. Elle vient de Mauss. La seconde signification est d’ordre épistémologique : elle permet de distinguer la normativité épistémologique de Vernant de l’enquête proprement historique, sur deux points. Le premier est l’insertion de l’analyse structurale dans la trajectoire de l’enquête ; le second est l’accent mis sur la comparaison de modèles plutôt que sur la reconstitution des influences historiques directes124. Enfin, une place particulière sera faite aux chercheurs que la tradition historiographique situe dans le même champ d’études que Vernant : Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne, avec lesquels Vernant a publié plusieurs textes. L’analyse empirique fine des enquêtes de Vernant va là aussi nous conduire à circonscrire le jeu subtil des proximités et des différences entre lui et les deux hellénistes. A cet égard, les sources qui nous intéresserons particulièrement sont les deux articles que Vernant a écrit sur le livre Clisthène l’Athénien de Pierre Vidal-Naquet et Pierre Lévêque125 et sur le livre Les Jardins d’Adonis de Marcel Detienne126. Vidal-Naquet et Marcel Detienne symbolisent 122 Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique [1968], Paris, Flammarion, 1982. La préface est de Jean-Pierre Vernant. 123 Louis Gernet, « De la modernité des Anciens », in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, Paris, n°63, 1939, pp. 3-15. Cet article énonce, selon nous, une infrastructure politique et théorique que Vernant partage, et qui préfigure un paradigme pour une nouvelle philosophie de l’histoire. 124 Voir infra, chapitre 4. 125 Pierre Lévêque, Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien. Essai sur la représentation de l’espace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIe siècle à la mort de Platon, Paris, Le Belles Lettres, 1964. Jean-Pierre Vernant, « Espace et organisation politique en Grèce ancienne », in Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 238-260. 126 Marcel Detienne, Les Jardins d’Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard, 1972. L’introduction de Jean-Pierre Vernant s’intitule « Entre bêtes et dieux. Des jardins d’Adonis à la mythologie des aromates ». Elle est rééditée dans Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 141-176. 51 deux pôles entre lesquels l’anthropologie historique de Vernant oscille. Pour autant, il n’a pas le monopole du terme, puisque Vidal-Naquet et Detienne l’utilisent aussi. Voila une preuve de plus des limites de la notion de courant historiographique. * Notre enquête s’organise en deux temps. La première partie rassemble les analyses empiriques des enquêtes de Vernant à travers la perspective de la normativité épistémologique à l’œuvre. Il s’agit d’entreprendre une généalogie de l’anthropologie historique, en plongeant dans le détail des enquêtes, en vertu de la méthode d’éthologie du concept que nous avons décrite plus haut. Cette première partie, intitulée « Une révolution épistémologique : l’anthropologie historique en construction » contient quatre chapitres. Le premier chapitre, intitulé « Le travail, la technique ou : la découverte de l’anachronisme » porte sur le dossier du travail et de la fonction technique en Grèce. Nous analysons ces enquêtes sous l’angle du passage d’un questionnement philosophique à un questionnement historique. Ces enquêtes représentent, dans le parcours généalogique, une première expérimentation des instruments de la psychologie historique de Meyerson, de façon cependant moins approfondie que ce qui suit. Nous verrons que ces enquêtes mettent en place une norme épistémologique durable : celle de la suspension de l’anachronisme des catégories de pensée. Cette norme, qui vient en partie de la psychologie historique de Meyerson, est ici appliquée à une catégorie assez particulière, celle du travail, qui fait office de concept central de la modernité. Faire l’histoire de cette catégorie en Grèce revient, dans les enquêtes, à la déconstruire et à analyser son absence comme catégorie unifiée et unifiant les pratiques humaines laborieuses. C’est la trajectoire particulière de ces enquêtes qui conduit à découvrir l’anachronisme de la catégorie du travail. Le second chapitre s’ouvre sur une présentation de la psychologie historique de Meyerson. Il s’intitule « Historiciser les cadres fondamentaux de l’expérience humaine ». Dans ce chapitre, l’analyse empirique de plusieurs enquêtes portant sur des fonctions 54 traversés. Une nouvelle carte permet une nouvelle orientation de l’existence. En ce sens, le concept de carte nous permet d’envisager la jonction entre normativité épistémologique et normativité vitale. Il permet de déconstruire l’opposition entre théorie et pratique, et nous verrons que cette opposition est aussi largement dépassée par Vernant pour qui retracer la carte de la Grèce et de ses inventions représente un geste politique fort. Le premier chapitre de cette partie, intitulé « La cité-raison », est une analyse empirique détaillée du texte Les Origines de la pensée grecque129. Cette analyse est nécessaire car le texte, court mais d’une rare densité, élabore une des thèses majeures de la pensée de Vernant. Cette thèse est centrale pour questionner la nouvelle carte de la Grèce qu’il invente. En l’occurrence, nous allons montrer dans ce chapitre que l’enquête sur l’apparition de la pensée rationnelle n’est pas compréhensible indépendamment du schème intégré du devenir historique que nous avons mis auparavant en évidence. Ensuite, notre analyse va nous conduire à examiner la notion de solidarité exprimant un lien entre deux phénomènes. Ce terme, récurrent dans les formulations de Vernant, a une fonction conclusive dans l’enquête, ce qui justifie d’en comprendre précisément le sens. A partir de là, il sera possible d’inscrire la thèse centrale du livre dans les enjeux contemporains, sous la forme d’une nouvelle carte possible de la raison grecque articulée à l’univers spirituel de la cité. C’est à cette tâche que sera consacré le chapitre suivant, intitulé « Rationalités plurielles et raison politique ». Partant de résultats d’enquête que nous allons synthétiser, il s’agira de rendre intelligible ce qui, en apparence, fait figure de contradiction dans la pensée de Vernant : une relativisation et pluralisation des formes de rationalités et la défense, militante et théorique à la fois, d’une forme minimale de la raison, conçue comme valeur politique, éthique et morale à la fois. Cette apparente contradiction nous fait voir que la pensée de Vernant s’insère à la croisée de différents enjeux philosophiques contemporains. Il y a d’une part la critique de la Raison transcendantale que vient achever Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage130. Il y a ensuite la défense d’un rationalisme politique et philosophique qui reconduit la solution française à la crise de la raison de l’entre-deux-guerres131. A ces deux enjeux, conçus comme deux problèmes hétérogènes, 129 Cette analyse empirique porte aussi sur l’article de 1957, « La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque », art. cit. Cet article est très largement repris, quasiment mot pour mot, dans le chapitre VII des Origines de la pensée grecque, « Cosmogonies et mythes de souveraineté ». 130 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1958. 131 Enrico Castelli Gattinara, Les Inquiétudes de la raison. Epistémologie et histoire en France dans l’entre- deux-guerres, op. cit. 55 l’anthropologie historique de Vernant apporte des réponses, précises et inédites. Deux choses doivent dès maintenant être précisées. D’une part, pour dépasser le sentiment de contradiction que ces réponses induisent, il faut envisager la pensée de Vernant du point de vue de son pragmatisme théorique et méthodologique. D’autre part, c’est la transposition de la normativité épistémologique des enquêtes en philosophie politique qui rend possible le positionnement de l’anthropologie historique dans le champ des problèmes proprement philosophiques. Nous verrons que des enquêtes empiriques qu’il entreprend sur la Grèce, Vernant tire un devoir-être, une norme éthique et politique lui permettant d’évaluer le degré de santé des sociétés et des régimes politiques. La normativité épistémologique se mue alors en normativité politique. Le dernier chapitre, intitulé « Les Grecs et nous : un nouvel humanisme », sera consacré à l’examen du rapport nouveau qu’institue l’anthropologie historique de la Grèce entre le passé grec et les sociétés modernes. La nouvelle carte de la Grèce n’est pas seulement une nouvelle représentation du passé grec. Elle propose aussi un nouveau mode de rapport au passé, d’articulation entre le passé, le présent et l’avenir. Ce nouveau mode prend sa signification dès lors que l’on comprend le contexte d’après-guerre à travers le diagnostic de civilisation que propose Hannah Arendt132. En transformant la Grèce comme autorité, en une Grèce comme possibilité, la pensée de Vernant donne corps au slogan « Back to the Greeks ». Il donne corps, plus profondément encore, au cri philosophique133 de Louis Gernet : fonder un nouvel humanisme pour réinventer une Grèce disponible. A la révolution épistémologique que nous étudierons dans la première partie de notre enquête, répond donc une reconstruction dans la pensée occidentale, qui est largement passée inaperçue mais qui constitue une des finalités principales de l’anthropologie historique de Vernant. 132 Hannah Arendt, La Crise de la culture, op. cit. 133 Le concept de cri philosophique est inventé par Gilles Deleuze pour désigner comme un cri d’alarme, prenant sa source en deçà du discours, mais pouvant être traduit en discours. Gilles Deleuze, « Cinéma et pensée », cours 67, 30 octobre 1984, n° 2, en ligne, URL : http://www2.univ- paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=4, consulté le 25 juillet 2014. Voir aussi Baptiste Morizot, « Penser le concept comme carte. Une pratique deleuzienne de la philosophie », art. cit. 56 59 les Grecs distinguaient ou opposaient entre elles […]. »135 Le sujet d’une thèse, donc, qui ne sera jamais écrite, mais qui déjà souligne l’enjeu. Cet intérêt pour le thème du travail, nous reviendrons plus en détail là-dessus, lui vient de Marx. Et déjà, nous avons une piste pour saisir avec une hypothétique acuité les étapes du cheminement qui peut conduire de la notion marxiste de travail à une enquête sur le travail en Grèce. Cette piste, Vernant nous la fournit dans le même article, sous la forme d’un axiome qui ne sera plus démenti : « Il n’y a pas de « clé universelle » pour comprendre l’humain »136. L’enquête sur le travail en Grèce, pourtant, se situe en-deçà d’un tel axiome qui n’est encore qu’hypothèse. Mais au sortir de l’enquête sur le travail – ou des enquêtes, puisqu’elle est multiforme – il n’est qu’une solution possible : transformer l’hypothèse en axiome. Le problème général que nous ouvrons ici n’est pourtant pas directement celui d’une clé universelle de l’humain. Il est plus précisément celui du statut de l'anachronisme, statut qui semble révéler, nous le verrons, une des exigences épistémologiques centrales que Vernant se donne : la mise à distance du monde grec. Du point de vue de la psychologie historique élaborée par Meyerson et dont les principes sont largement repris par Vernant137, l'esprit humain est historique, c'est-à-dire qu'il n'est pas éternel est que ses fonctions et ses catégories ont une histoire, sont une histoire. Elles sont immanentes aux époques et aux sociétés. Telle est la position de la psychologie historique qui « va contre le dogmatisme de la permanence : la croyance dans le caractère immuable des fonctions et des catégories de l'esprit »138. La prohibition de l’anachronisme n'est alors certes pas propre à Vernant puisqu'elle est une norme épistémologique partagée par l’histoire savante qui condamne avec force l'usage incontrôlé des catégories contemporaines pour la compréhension des sociétés du passé. On sait que cette forme d'anachronisme fait l'objet d'un combat récurrent, notamment chez les historiens des Annales139. Mais Vernant, avec Meyerson, pose le 135 Jean-Pierre Vernant, « Les étapes d’un cheminement », art. cit., p. 32. 136 Ibid., p. 34. 137 Voir infra. Chapitre 2. 138 Ignace Meyerson, Les Fonctions psychologiques et les œuvres, op. cit., p.120. 139 Pour Marc Bloch, l’anachronisme est « entre tous les péchés, au regard d’une science du temps, le plus impardonnable », in Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997, p. 98. Lucien Febvre partage cette condamnation à la métaphorique religieuse, puisque lui aussi condamne « le péché capital, le péché irrémissible d’anachronisme », in Combats pour l’histoire [1952], Paris, Armand Colin, 1992, p. 142. 60 problème plus précisément encore en termes psychologiques140, en termes de fonctions psychologiques. Ce faisant, pour comprendre l'univers psychologique des Grecs, il est nécessaire d'imposer avec force une norme épistémologique de la différence, qui condamne une forme particulière d'anachronisme : le fait d'appliquer les catégories modernes de l'esprit aux mondes anciens, corrélat du postulat de la permanence des foncions psychologiques et qui a pour effet de masquer l’histoire intérieure de l’homme, en considérant que les phénomènes psychologiques anciens sont identiques dans leurs structures aux phénomènes modernes. Nous reviendrons par la suite plus en détail sur ces questions. Pour le moment, il est question de la notion de travail, de celle de fonction technique. Il est question, plus largement, de dégager dans ces textes de jeunesse141, ce qui fait, déjà, la structuration intime d’un style de pensée, d’une façon de poser les problèmes et d’y répondre. Nous avons vu qu’il était question d’anachronisme, du point de vue épistémologique. Mais nous verrons aussi que ce point n’épuise pas l’intérêt que nous pouvons tirer pour notre propos de ces enquêtes de jeunesse, car il y est aussi question de Marx, et de philosophie. Nous allons voir qu’au fil de ces enquêtes se construit un cadre général de pensée qui, autant qu’il se donne comme pensée par cas142, se définit déjà avec des normes épistémologiques qui seront durables, au premier rang desquelles la mise à l’écart de l’anachronisme. En même temps, ces enquêtes se constituent, non pas uniquement comme enquête sur les Grecs, mais aussi déjà comme enquête sur le contemporain. Pour pouvoir dégager ces traits précoces de la pensée de Vernant, une analyse empirique s’impose. Nous allons parcourir les enquêtes sur le travail et la technique, pour 140 Lucien Febvre aussi pose le problème de l’ « anachronisme psychologique » et décale ainsi la question générale de la confusion des temps – qui est celle de l’anachronisme dans son sens commun – vers la question plus profonde de la transposition des catégories de l’esprit. Ce faisant, il semble bien avoir pris connaissance des thèses de Meyerson, ce qui n’est guère surprenant étant donnée la proximité intellectuelle et sociale entre les deux penseurs. Mais c’est surtout parce qu’alors, il entame une réflexion sur les liens et les différences entre histoire et psychologie, à la suite des débats qui ont secoué les sciences humaines durant l’entre-deux-guerres : « Nous en avons assez dit pour montrer que, si nous nous interdisons de projeter le présent, notre présent, dans le passé ; si nous nous refusons à l’anachronisme psychologique, le pire de tous, le plus insidieux et le plus grave ; si nous prétendons éclairer toutes les démarches des sociétés, et d’abord leurs démarches mentales, par l’examen de leurs conditions générales d’existence — il est évident que nous ne pourrons considérer comme valable, pour ce passé, les descriptions et les constatations de nos psychologues opérant sur les données que notre époque leur fournit », in Combats pour l’histoire, op. cit., p. 218. 141 Lors de la publication du premier texte, en 1951, Vernant a alors 37 ans. La formule « textes de jeunesse » est donc peut-être abusive. Nous l’employons surtout pour exprimer le fait qu’il s’agit des premiers textes scientifiques publiés par Vernant après la guerre. Il est évident qu’un homme ayant vécu la guerre et la Résistance y a laissé une partie de sa jeunesse. 142 Jean-Claude Passeron, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités », in Jacques Revel, Jean- Claude Passeron, Penser par cas, Paris, Editions de l’EHESS, 2005, pp. 9-44. 61 comprendre les différents comportements épistémologiques des notions, des mots, pour éviter les pièges de certaines continuités lexicales. Un tel travail nécessite que nous suivions de très près les trajectoires d’enquête, à partir des textes et à rebours des textes : pour reconstituer les étapes des raisonnements, dont le texte publié est le résultat final. Le danger serait de se laisser porter par les mots, indépendamment de leur contexte d’énonciation et de leurs finalités, telles qu’elles sont définies non pas en elles-mêmes, mais en fonction du problème qui ouvre, oriente, délimite l’enquête. 1. Délimiter les contours de la fonction technique a. La fonction technique : un concept synthétique La parenté de Vernant avec la psychologie historique d'Ignace Meyerson est connue et sera analysée en détail dans un prochain chapitre. L'article qui nous intéresse ici s'intitule « Prométhée et la fonction technique »143 et paraît une première fois en 1952 dans le Journal de Psychologie lui-même fondé par Meyerson. L'analyse que nous faisons de ce texte ne peut passer sous silence l'apport des concepts et de la théorie de Meyerson pour l'enquête ouverte par Vernant. Cet article trouve son origine dans la lecture de Louis Séchan, Le Mythe de Prométhée144, paru en 1951. Vernant tire de ce livre un certain nombre de questionnements qui déterminent le problème général de son enquête : « Quels sont les rapports de Prométhée avec la technique du feu, avec les arts du feu, métallurgie et poterie, avec la fonction technique en général ? Quelle est la signification de son conflit avec Zeus ? Y a-t-il un lien quelconque entre ses démêlés avec le maître des dieux et sa qualité d'ouvrier du feu ? »145 Vernant entame son enquête par la lecture de différentes versions du mythe de Prométhée. Mais ce mythe ne se donne pas de lui-même comme chargé de significations. 143 Jean-Pierre Vernant, « Prométhée et la fonction technique », in Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 263-273. Première publication dans le Journal de Psychologie, Paris, n° 1, 1952, pp. 419-429. 144 Louis Séchan, Le Mythe de Prométhée, Paris, Presses Universitaires de France, 1951. 145 Jean-Pierre Vernant, « Prométhée et la fonction technique », art. cit., p. 263. 64 Le travail acquiert ainsi une dimension religieuse, une valeur : « ceux qui travaillent deviennent mille fois plus chers aux immortels »151. En suivant le raisonnement de Vernant jusque là, on assiste avec précision à la façon dont sont intégrées deux dimensions du travail : sa représentation mythique et sa valeur religieuse et morale. Succède ainsi à un premier découpage une forme de synthèse qui lie ensemble la représentation et la valeur. A quoi il ajoute, en des termes plus spéculatifs, la troisième dimension, la dimension pratique, l'activité elle-même : « Et, sans doute, chez un petit paysan béotien du VIIe siècle, le travail doit-il rester pour l'essentiel limité à l'agriculture »152. Le mythe hésiodique de Prométhée fournit donc une série d'informations concernant la représentation et la valorisation du travail chez les Grecs du VIIe siècle. En tant que telles, ces informations permettent d'inférer des considérations générales sur la place et le statut de la technique, mais seulement sous un aspect particulier, celui du travail agricole. La deuxième étape du raisonnement de Vernant concerne le mythe de Prométhée chez Platon. Ici, le mythe « exprime une conception très élaborée du technique comme fonction sociale »153. L'enquête prend ainsi une autre direction par rapport à l'analyse du mythe hésiodique. Il ne s'agit plus de la dimension mythologique et religieuse du travail dans le cadre d’une pensée cosmologique comme celle d’Hésiode. Il s’agit du statut social et moral des activités techniques dans le cadre d’une pensée philosophique portant sur la société et la politique. L'importance donnée par Platon à la technique s'explique par le contexte de la cité : à Athènes, la division du travail a fait son œuvre, les corporations de métiers se sont développées, les réflexions sur la technique sont apparues notamment chez les sophistes. Le mythe platonicien semble donc exprimer adéquatement les évolutions sociales de la cité, où le technique, dans ses divers aspects a gagné en importance. Mais par rapport à Hésiode, Vernant rappelle que l'usage du mythe chez Platon est différent. Chez Hésiode, le mythe sert à justifier moralement un état des choses. Chez Platon, il sert à la critique 151 Jean-Pierre Vernant, « Prométhée et la fonction technique », art. cit., p. 267. Vernant cite ici Hésiode, Les Travaux et les jours, 300. 152 Jean-Pierre Vernant, « Prométhée et la fonction technique », art. cit., p. 267. C’est bien sûr le manque d'informations avérées sur les conditions sociales et économiques des contemporains d'Hésiode qui empêche de confirmer les hypothèses sur ce point. 153 Ibid., p. 269. 65 politique. Aussi, Vernant rappelle le double aspect de la technique dans la pensée de Platon : la division du travail qui est analysée peut servir à justifier la spécialisation du pouvoir politique154. Mais dès que Vernant passe d'une histoire sociale, où la division du travail est accentuée, à l'analyse de la conception platonicienne de l'homme, il remarque que l'importance accrue de la technique n'a pas eu d'effet en termes de valorisation : « Aucun des aspects psychologiques de la fonction [technique] ne lui paraît présenter de contenu humain valable : ni la tension du travail comme effort humain d'un type particulier, ni l'artifice technique comme invention intelligente, ni la pensée technique dans son rôle formateur de la raison. »155 De façon générale, et contrairement à Hésiode, Platon se refuse à « accorder à ceux dont le travail est la fonction sociale une vertu positive »156. Par rapport aux trois dimensions de la fonction technique que nous avons rappelées, deux types d'informations sont tirées des considérations platoniciennes sur la technique. En premier lieu, ces considérations manifestent la spécialisation croissante des activités techniques dans le contexte social et économique d'Athènes à l'époque classique. La pensée de Platon est révélatrice des évolutions sociales. La technique se dessine comme fonction sociale. En second lieu, Platon exprime une dévalorisation accrue de la technique, par contraste avec d'autres activités jugées valables – la politique, l'intelligence spéculative. Mais ce second point ne peut guère être généralisé du fait de la position singulière que tient le philosophe à l'égard de la cité athénienne et du fait de la morale aristocratique qu'il défend. « Cette façon de délimiter et de juger le technique dans l'homme est chez Platon solidaire de tout un système où le philosophique, le moral et le politique sont étroitement intriqués. De ce tableau à ce qu'à été l'homme réel dans cette civilisation, la distance peut être assez grande. Entre la réalité psychologique et son expression 154 Vernant connaît par ailleurs les contemporains de Platon – Protagoras entre autres – qui semblent proclamer que « le travail exprime l'essentiel du lien social et que les hommes sont citoyens par ce réseau d'activités professionnelles complémentaires qui les unit les uns aux autres ». Vernant ajoute que « ni Platon, ni Aristote ne paraissent en désaccord avec Protagoras quant au rôle de la division des tâches », mais il précise aussitôt que Protagoras, comme Platon et Aristote, ne conclue pas de ce constat un rôle du travail comme fondement du lien social. Au contraire, « si le métier définit en chacun de nous ce qui le différencie des autres, l'unité de la Polis doit se fonder sur un plan extérieur à l'activité professionnelle », in Jean-Pierre Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », in Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 285- 286. Première publication de l’article dans le Journal de Psychologie normale et pathologique, Paris, n°1, 1955, pp. 1-29. 155 Jean-Pierre Vernant, « Prométhée et la fonction technique », art. cit., p. 269. 156 Ibid., p. 270. 66 littéraire ou philosophique il y a normalement un décalage. Dans le cas de Platon, il risque de se trouver accru par le jeu de considérations sociales et politiques. »157 Autrement dit, les données tirées de l'analyse du mythe platonicien sont peu fiables en tant que telles, puisque le problème vise la réalité psychologique de la technique, c'est-à-dire deux choses : la dimension synthétique de la technique sous ses trois aspects – les pratiques, les représentations et les valeurs – et la dimension collective de ces trois aspects. C'est donc une certaine prudence qui détermine l'usage que fait Vernant des textes de Platon : les valeurs morales proposées par Platon ne permettent pas d'induire des conclusions générales sur les réalités psychologiques – collectives – des Grecs. De ce qui devait être une thèse sur le travail dans la pensée de Platon, l’enquête a gagné en ampleur. Cette ampleur est la marque de l’ambition contenue dans le concept même de fonction technique : sa finalité est globale et synthétique. La troisième étape de l'enquête concerne le Prométhée d'Eschyle. Vernant trouve chez lui l'idée d'une fonction technique générale. Le personnage de Prométhée n'est pas spécialiste et apparaît comme le père de toutes les techniques et, qui plus est, il n'y a aucune dévalorisation de la technique dans la tragédie d'Eschyle. L'idée gagne donc en généralité et en abstraction et « la place de la fonction technique dans l'homme s'élargit »158. L'intelligence et la raison sont ici techniciennes et jouent un rôle fondamental dans les progrès de l'homme marqué à son origine par la faiblesse. Prométhée symbolise le travail de l'homme pour améliorer sans cesse sa condition tandis que Zeus ne se manifeste que par tout ce qui est inhumain et qui écrase l'homme. Ainsi s'affirment une nouvelle représentation religieuse et une nouvelle forme morale. « La tragédie traduit en traits du personnage de Prométhée la place plus importante du technique dans l'homme. Comme expression littéraire, elle souligne l'aspect intérieur de la fonction technique, elle en marque la forme psychologique. »159 Cet aspect intérieur, cette forme psychologique, constitue la base synthétique de la notion de fonction technique. Car c'est comme intériorité psychologique collective que doit se manifester l'association entre les trois aspects que Vernant distingue dans un 157 Jean-Pierre Vernant, « Prométhée et la fonction technique », art. cit., p. 270. 158 Ibid., p. 271. 159 Ibid., p. 272. 69 grecque, sont indifférenciée, alors que la notion de travail découperait a priori ces mêmes phénomènes selon des critères contemporains donc anachroniques. Cette remarque, qui peut rendre intelligible les approximations sémantiques de l'arsenal théorique de Vernant dans cette enquête précoce, ne doit pas être généralisée pour autant aux enquêtes ultérieures. Le seul point assuré que nous pouvons garder en tête pour l'instant est ce rapport de particulier à général entre le travail et la fonction technique – cette dernière englobant aussi la pensée technique et les représentations religieuses de la technique. b. La signification grecque des activités laborieuses Dans l'article intitulé « Travail et nature dans la Grèce ancienne »163, publié trois ans après l'article « Prométhée et la fonction technique », les notions se précisent. Cela va nous permettre de comprendre comment le problème de l’enquête se détermine progressivement. Nous pourrons en tirer une hypothèse plus générale sur le type de problèmes que Vernant est susceptible de se poser. Définir le travail, ici et ailleurs Comme le titre de l’article l'indique, il est question cette fois, non pas de la fonction technique, mais directement du travail. C'est ici cette notion qui structure le problème de l'enquête et non plus celle de fonction technique. Et contrairement à l'article précédent, Vernant commence son énoncé par une définition : « Envisageant le travail en tant que grand type de conduite, aujourd'hui fortement organisé et unifié, nous nous sommes demandé sous quelle forme il apparaît dans le monde antique, quelle place il tient dans l'homme et dans la société : comment il se trouve défini par rapport aux autres activités humaines ; quelles opérations sont senties plus ou moins comme du travail, avec quels aspects, quels contenus psychologiques. »164 Telle est la première définition, encore peu déterminée, du problème de l'enquête. 163 Jean-Pierre Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », art. cit., pp. 274-294. 164 Ibid., p. 274. 70 Elle doit beaucoup à la conceptualité proposée par Ignace Meyerson, notamment le terme de « type de conduite », qui est inspiré à Vernant par un article de Meyerson cité en note de bas de page : « Le travail : une conduite »165, publié dans le Journal de psychologie en 1948. Dans cet article, Ignace Meyerson définit le travail comme une activité humaine, forcée, organisée et continue, comme un effort producteur, une activité créatrice d'objets et de valeurs ayant une utilité collective. Mais le postulat central repris par Vernant à Meyerson est que le travail, loin d'avoir une signification anthropologique universelle est une conduite qui a sa propre histoire. La définition synthétique donnée par Meyerson est tirée des pratiques et des représentations contemporaines. Notons d'ailleurs qu'elle se réfère largement à la définition que Marx donne du travail. Le travail, envisagé comme type de conduite humaine, est défini par Marx suivant deux perspectives. Le travail, dans une perspective économique, est la fonction de production au sein d'une société. Dans une perspective d’anthropologie philosophique, le travail est la fonction sociale qui fonde les relations humaines. Ce rappel n’est pas anodin. Marx et sa définition du travail son omniprésents dans l’enquête de Vernant. C’est lui qui fournit une définition des pratiques et des significations du travail pour le monde contemporain à laquelle se réfèrent Vernant et Meyerson. Notons que tout au long de son article, Vernant nous rappelle, indirectement, ce avec quoi il compare la situation grecque : il la compare avec la situation moderne de division du travail considérée comme « un procédé de distribution des tâches à l'intérieur d'un processus productif »166. Il mentionne la distinction entre la valeur d'usage d'un produit et sa valeur marchande, distinction opérée par Marx, cité en note de bas page167. De même, le travail chez les grecs est comparé avec l' « effort humain », que les modernes se représentent « dans sa fonction créatrice de valeur sociale, comme production »168. Enfin, dernier point de comparaison qui apparaît en conclusion de l'article, le travail moderne s'inscrit dans un rapport particulier à la nature, puisque l'homme moderne a le sentiment de la transformer pour son 165 Ignace Meyerson, « Le travail : une conduite », in Journal de Psychologie normale et pathologique, Paris, n°1, 1948, pp. 7-16. Cet article est l'avant-propos du numéro de la revue qui est consacré au travail et aux techniques. Cet avant-propos donne le ton en proposant des définitions et en ouvrant le problème dans une perspective historique. Il paraît clair que ce panorama des recherches contemporaines sur le travail et les techniques est une référence centrale pour Vernant dans son enquête sur le travail en Grèce. 166 Jean-Pierre Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 289. 167 Ibid., p. 288. Il s'agit de la note n°65 : « Dans le Capital, Marx note que cette conception [où l'idée de l'objet produit est extérieure à l'artisan, et définie par les usagers] traduit un état économique où la valeur d'usage a encore le pas sur la valeur marchande : ch. XII, 5 (t. II, p. 270 de la traduction de J. Molitor) ». 168 Ibid., p. 290. 71 propre progrès169. L'enquête historique que Vernant se propose d'engager est donc bien une enquête comparative entre deux situations historiques : le passé grec et le présent. Le problème s'ouvre donc sur cette observation d'une différence profonde entre la situation moderne et la situation grecque. Cette différence fait office de situation indéterminée qui prend la forme de la critique d’un rapport habituel et automatique au travail ; et l'enquête doit donc aboutir à la proposition d'une intelligibilité où la distance n’est certes pas réduite, mais est rendue intelligible. Autrement dit, ce n’est pas la signification grecque du travail en elle-même qui intéresse l’enquête, mais bien de comprendre ce qui distingue deux conceptions du travail. Cette comparaison envisagée avec le travail dans ses représentations modernes doit impliquer d’éviter tout anachronisme. Sinon, ce qu’on recherche risque d’être déjà présent dans les prémisses. Là trouve son sens la première série de remarques proposées par l’enquête concernant le vocabulaire. Il n'y a pas, en grec ancien, de terme pour désigner le travail comme activité unique et unifiée : « Ces faits de vocabulaire nous font soupçonner, entre des activités qui constituent à nos yeux l'ensemble unifié des conduites de travail, des différences de plan, des aspects multiples, voire des oppositions. »170 Ce constat n'a pas pour fonction de conclure. Au contraire, il permet de préciser le problème et d'ouvrir l’enquête : « Bien entendu, l'absence d'un terme à la fois spécifique et général ne suffit pas à démontrer l'absence d'une notion véritable du travail. Elle souligne, cependant, l'existence d'un problème qui justifie la recherche psychologique que nous avons entreprise. »171 L'enquête s'ouvre donc sur un problème relativement général, celui du travail en Grèce et se détermine par comparaison distinctive avec la conception moderne du travail. Vernant rappelle ensuite les deux approches qui ont dominé ce problème jusque-là dans l'historiographie : la dépréciation du travail et les limitations de la pensée technique172. Or, d'emblée, Vernant propose de décaler un peu cette problématique 169 Jean-Pierre Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 294. 170 Ibid., p. 275. 171 Ibid., pp. 275-276. 172 Ces acquis historiographiques font l'objet d'une longue note où sont rappelé les auteurs qui ont traité de ce problème : Pierre-Maxime Schuhl, Machinisme et philosophie [1938], Paris, PUF, 1969 ; André Aymard, 74 permettant de réussir dans les divers domaines de l'action. »175 Plus loin : « D'une certaine façon, ce que nous appelons la division du travail apparaît comme le fondement de la politeia. Si les hommes s'unissent c'est qu'ils ont besoin les uns des autres, en vertu d'une complémentarité réciproque. »176 Toutefois, Vernant précise, en commentant Platon et Aristote : « Si le métier définit en chacun de nous ce qui le différencie des autres, l'unité de la Polis doit se fonder sur un plan extérieur à l'activité professionnelle. A la spécialisation des tâches, à la différenciation des métiers s'oppose la communauté politique des citoyens définis comme égaux ΐσοι [isoi], semblables οµοιοι [homoioi], nous dirions presque : interchangeables. »177 La spécialisation des tâches n'est pas le fondement de la cité, mais est une contrainte qui rend nécessaire son établissement. La réciprocité entre égaux en est, elle, le fondement178. Sur ce point, Platon et Aristote s'accordent largement. De ces considérations politiques et philosophiques, Vernant tire la conclusion qu'aucune notion ne désigne une grande fonction sociale et humaine unique de travail, mais qu'il est impossible de conclure, comme il le rappelle précédemment, à une dépréciation systématique des activités laborieuses dans la Grèce classique. Ces activités, bien qu'elles ne soient pas conçues de façon globale ont une signification particulière qu'il faut comprendre positivement, c'est-à-dire une fois que nous, modernes, avons suspendu nos propres conceptions du travail. C'est pourquoi Vernant s'attache ensuite à délimiter les contours psychologiques de l'activité artisanale. Ses analyses le conduisent à déterminer la dialectique dans laquelle le travail de l'artisan s'insère. La finalité de ce travail se trouve dans l’œuvre, dont seul l'usager peut juger de la perfection. C'est l'usage, et l'idée naturelle de cet usage, qui définissent la vérité d'un objet produit. Dans ce cadre, l'artisan est assimilé à l'outil qui fabrique : 175 Ibid., p. 284. 176 Ibid., p. 285. 177 Ibid., p. 286. 178 Nous entrevoyons là déjà l’ouverture de ce qui va constituer plus tard un problème essentiel pour Vernant qui est l’émergence de la cité grecque, démocratique, en fonction d’une conception géométrique des relations politiques entre citoyens. 75 « Les artisans ne jouent plus qu'un rôle d'intermédiaire : ils sont les instruments par lesquels se réalise dans un objet une valeur d'usage. »179 Ses capacités sont des qualités naturelles et son action fabricatrice porte uniquement sur les moyens. Les fins de l'objet le dépassent, elles appartiennent à un ordre extérieur à lui. Nous retrouvons donc le double aspect des représentations qui sont mises au jour : elles sont descriptives – images soutenues par des topoi mythologiques – et elles sont normatives – elles polarisent les activités selon des échelles axiologiques diverses. Il s'agit donc bien de représentations et de valeurs, articulées ensemble. Cette seconde dimension est omniprésente que ce soit pour le travail agricole où le couple passif/actif dédouble le couple don de la nature/labeur humain, et pour le travail artisanal. Pour ce-dernier, la conformité de l’objet à son idée naturelle, donc à son usage, joue le rôle positif tandis que les activités qui n'engendre que des fictions (la sophistique, la chrématistique sont les exemples cités par Vernant) jouent le rôle négatif. Dans les deux cas se dessine un rapport à la nature, à laquelle l'action humaine doit se conformer. Car ni le travail agricole ni le travail artisanal ne sont perçus comme transformant la nature. Les deux types d'activités, selon deux modalités différentes, doivent être conformes à un ordre des choses extérieur à l'humain, à un ordre naturel. À partir de notre analyse de cette enquête, nous pouvons tirer un certain nombre de remarques concernant la normativité épistémologique propre à Vernant. Comme dans l'article précédent, « Prométhée et la fonction technique », la démarche qualifiée de psychologique se donne assez nettement comme analyse synthétique : se portant sur un phénomène particulier, ici le travail, elle saisit ensemble les pratiques, les représentations et les valeurs qui sont collectivement partagées dans la société grecque. Cette démarche synthétique s'articule, dans la trajectoire de l'enquête, à un point de départ théorique qui est la situation contemporaine. Nous pouvons schématiser le processus intellectuel opéré par Vernant dans cette enquête. Il y a, au départ, une conception moderne du travail comme type d'activité humaine unifiée, globale, qui fournit une signification économique, sociale et morale au travail, ainsi qu'une finalité de transformation de la nature. En outre, 179 Jean-Pierre Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 293. 76 suivant la conception moderne du travail fournie par Marx, c’est lui qui constitue le fondement social par excellence : Marx inscrit le travail comme relation sociale fondamentale déterminant la constitution de la société. L'entreprise de psychologie historique décline la conception globale en trois domaines d'expérience – pratiques, représentations, valeurs – qui ne sont séparés que théoriquement pour les besoins de l'enquête. C'est une distinction heuristique uniquement qui permet de classer les données observées. Mais une fois ce classement opéré à partir des données grecques, il faut reconsidérer la chose de façon synthétique, non pas pour retrouver une conception unifiée et globale du travail qui jouerait en Grèce ancienne un rôle analogue à celui qu’elle joue à l’époque contemporaine, mais pour comprendre comment les penseurs grecs articulent des significations diverses à certaines activités que seuls nous modernes appelons du travail. Autrement dit, seule la démarche de séparation heuristique des pratiques, des représentations et des valeurs, permet de quitter les rivages bien cartographiés des conceptions modernes, et de construire, par ré-articulation de ces trois dimensions, une carte adéquate de la psychologie grecque du travail. À ce stade, nous pouvons constater que cette norme épistémologique – qui fait se succéder geste analytique et geste synthétique – se fonde sur une anthropologie philosophique, que Vernant reprend à Meyerson, et qui postule que toute activité humaine, tout phénomène humain, se caractérise par l'articulation entre pratiques, représentations et valeurs. C’est ce postulat qui implique que tout geste analytique doit être suivi d'un geste synthétique qui, lui, constitue la solution finale au problème180. Nous avons déjà remarqué ce fait dans l'article « Prométhée et la fonction technique ». Il se retrouve assez clairement dans l'article « Travail et nature dans la Grèce ancienne ». Reconstruire l'articulation proprement grecque entre pratiques, représentations et valeurs, constitue, dans ces deux articles du moins, la finalité de ce que Vernant, à la suite de Meyerson, appelle la psychologie historique. 180 On comprend à partir de cette conception de l'homme pourquoi Vernant ne se satisfait ni des histoires locales qui différencient le social, l'économique, le politique et le mental, ni d'une histoire globale qui articule ces plans selon des rapports de détermination, à la façon du schème de causalité labroussien où l'économique détermine le social, lui-même déterminant le mental. Alors que dans ce schème de causalité les représentations et les valeurs sont toujours des effets, et jamais des causes, la position de Vernant, issue de la théorie de Meyerson, est différente. Pour anticiper sur notre propos, nous dirions que le geste qu'effectue Vernant est analytique méthodologiquement et non ontologiquement, puisque, précisément, tout phénomène humain est à la fois pratique, représentation et valeur ; la distinction n'étant opérée que pour les besoins de l'enquête. Quant au problème du déterminisme, nous allons voir plus loin la façon singulière dont Vernant le résout. 79 pour conséquence, ensuite, de localiser la conception contemporaine comme étant une invention récente, et non comme relevant de catégories universelles et atemporelles de l'esprit et de la société. Dans les deux cas, le cas grec et le cas contemporain, les représentations et les valeurs, à la façon des superstructures, sont attachées à des situations historiques sans lesquelles elles seraient inintelligibles. Vernant sait, depuis Marx, que les significations sociales et philosophiques du travail émergent uniquement à partir des évolutions du capitalisme moderne au XIXe siècle. La définition du travail comme grand type de conduite humaine, unifiée et générale n'est possible qu'à partir du moment où certaines évolutions ont eu lieu : « Cette unification de la fonction psychologique marche de pair avec le dégagement de ce que Marx appelle, dans son analyse économique, le travail abstrait. En effet, pour que les diverses activités laborieuses s'intègrent les unes aux autres et composent une fonction psychologique unifiée, il faut que l'homme, sous les formes particulières à chaque tâche, puisse saisir sa propre activité comme travail en général. Cela n'est possible que dans le cadre d'une économie pleinement marchande où toutes les formes de travail visent également à créer des produits en vue du marché. »181 Aussi, il y a dans l'enquête de Vernant comme une tentative de confirmation de la dimension historique des thèses de Marx, puisque ce sont bien les analyses de l'auteur du Capital qui sont reprises en références. En particulier, la distinction entre valeur d'usage et valeur marchande est directement issue des considérations historiques de Marx et est utilisée par Vernant pour qualifier l'activité productive de l'artisan en fonction des systèmes de valeurs grecs. Du côté grec, il est assez remarquable que ce soit un même type de jugement logique qui sert à Vernant pour rendre intelligible le rapport spécifique aux activités laborieuses. Le Marx de Vernant, qui estime que la définition contemporaine du travail, où chacun peut se représenter son activité comme « travail en général », n'est possible qu'à partir de certains conditions historiques, devient bien un Marx psychologue et historien. Et Vernant use d'un raisonnement analogue pour spécifier la situation grecque. Cette situation est une culture globale dont les traits sont intégrés et font système. Cette culture globale, dont le point clé pour la question du travail est la distinction morale entre 181 Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », in Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 295-296. Première publication de l’article dans La Pensée. Revue du rationalisme moderne, Paris, n° 66, 1956, pp. 80-84. 80 l'homme libre et l'esclave, détermine ce qui est historiquement possible et impossible. Mais il faut d'emblée nuancer ce rapprochement avec Marx sur deux points. Le premier concerne la nature du point clé qui est repéré et sert de référence pour construire l'intelligibilité adéquate. Le point clé, chez Marx, qui définit la situation contemporaine et délimite le possible et l'impossible, est l'émergence du capitalisme ; et on sait par ailleurs le succès, en histoire et ailleurs, du schème de causalité relevant du matérialisme historique où les évolutions économiques déterminent les évolutions mentales. Or, chez Vernant, le point clé n'est pas d'ordre matériel, encore moins économique, puisqu'il s'agit du système de valeur dominant qui définit ce que doit être un homme. En l'occurrence, la représentation et la valeur proprement grecques du travail sont référées, non pas à la situation économique, mais à cette structure mentale, qui « se retrouve à différents niveaux de la société et de la culture grecques », à savoir « l'idéal de l'homme libre, de l'homme actif, [qui] est d'être universellement usager, jamais producteur182 » et qui se décline de diverses façons en fonction de l'angle de vue adopté : « Sur le plan économique, la valeur d'usage l'emporte sur la valeur marchande, le produit est vu en fonction du service qu'il rend, non du travail mis en lui ; sur le plan philosophique, la cause finale, ce « en vue de quoi » chaque chose est faite, l'emporte sur la cause efficiente, ce « par quoi » la chose est fabriquée ; sur le plan psychologique, le produit réalisé, achevé et prêt à servir, l'emporte du point de vue de l'acte [...] sur l'effort laborieux du producteur. »183 Le second point de nuance qu'il faut mentionner concerne le caractère historique de la référence au point clé. Chez Marx, non seulement la définition contemporaine du travail suit logiquement et chronologiquement les évolutions économiques, mais le point clé lui-même est historique puisqu'il s'agit précisément d'une évolution. Chez Vernant, la définition grecque du travail, et sa dévalorisation, ne suit pas chronologiquement l'idéal de l'homme libre. On pourrait dire, seulement qu'elle le suit logiquement, à la façon dont un cas particulier se réfère à une règle générale. Ensuite, le point clé lui-même n'est pas une évolution mais une permanence, un trait synchronique de la société, qui définit la culture grecque. Plus précisément, c'est un trait que l'enquête ne cherche pas à historiciser. Tandis que la référence qui sert d'intelligibilité aux analyses de Marx est une référence à l'antériorité chronologique, chez Vernant, la référence est faite au contemporain. 182 Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 301. 183 Ibid., p. 301. 81 Il y a donc, dans le raisonnement de Vernant, dans l’étape du raisonnement examinant l’hypothèse – celle du « travail en général » ou du travail dévalorisé – une référence au contexte contemporain qui joue le rôle du couperet. C'est elle qui permet de discriminer entre les deux hypothèses : la définition du « travail en général » est écartée car elle constitue une impossibilité historique – un anachronisme – du fait des traits spécifiques de la culture grecque appréhendée synchroniquement. De façon générale, l'enquête gagne en solidité par ce raisonnement. On se souvient que Vernant entame son enquête, si ce n'est dans les trois articles du dossier du moins dans les deux derniers, par cette définition contemporaine. À en chercher simplement des formes ressemblantes dans la Grèce ancienne, il conclut à une absence. Mais cette absence ne permet pas de conclure, puisqu'elle pourrait n'être qu'un silence des sources. La référence au contemporain apporte un surplus d'intelligibilité car du constat d'une absence, on passe au constat d'une impossibilité historique. Le geste de référence au contemporain a donc, dans l'économie de l'enquête, une place centrale. C'est lui qui permet de construire solidement la solution au problème. Il permet de constituer la preuve. b. Impossibilité historique et impossibilité logique Dans l'article intitulé « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs »184, Vernant utilise dans son enquête un type de raisonnement dont la compréhension permet de faire un pas de plus. Ce raisonnement est analogue à celui que nous venons de mettre en lumière : la référence au contemporain y est centrale pour évaluer historiquement les hypothèses. La question, pour nous, est de comprendre comment s'effectue cette évaluation d'un point de vue logique. Le problème est le suivant : il s'agit pour Vernant de comprendre les limitations de la pensée technique dans la civilisation grecque. Des données sont rappelées, sous forme d'acquis de connaissance, à partir desquelles le problème est déterminé. Certaines de ces données rappellent quelques conclusions des enquêtes sur le travail ; d'autres sont reprises à des historiens des sciences. 184 Jean-Pierre Vernant, « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », in Revue d'histoire des sciences, Paris, n° 3, 1957, pp. 205-225. Repris dans Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., pp. 302-322. 84 Il rappelle que les historiens des sciences (Emile Meyerson en particulier190) ont d'abord insisté sur les « entraves qu'apportaient au développement [de la pensée technique] les structures économico-sociales de la Grèce, en particulier l'existence d'une main-d’œuvre servile abondante et l'absence de débouché intérieur pour la production marchande »191. La seconde hypothèse explicative est celle de Pierre-Maxime Schuhl192 : il a noté « dans l'idéologie de cette société à esclaves, les traits qui ont pu bloquer par avance l'orientation de la pensée vers le technique : à l'ordre de valeurs que constituent la contemplation, la vie libérale et oisive, le domaine du naturel, la culture grecque oppose, comme autant de termes négatifs, les catégories dépréciées du pratique, de l'utilitaire, du travail servile et de l'artificiel »193. Ces deux hypothèses consistent à faire voir que les conditions nécessaires et suffisantes repérées plus haut pour le développement moderne de la pensée technique ne sont en réalité pas suffisantes. D'autres doivent être prises en compte, et ce sont ces autres qui ne sont pas réunies dans le monde grec : en l'occurrence, ces deux hypothèses posent que le développement scientifique est aussi issu de causes extérieures à la science, causes matérielles et causes idéologiques. Dès lors, si on élargit les conditions nécessaires au développement moderne de la pensée technique, et qu'on repère en conséquence des différences significatives entre les situations modernes et contemporaines du point de vue de ces conditions extérieures, alors le paradoxe n'en est plus un et le problème est réglé. Mais, sans pour autant rejeter les deux explications précédentes, Vernant ajoute son hypothèse. Il pense pouvoir trouver dans la mentalité technique elle-même – et non pas dans la situation économie et sociale, ni dans l'idéologie générale qui en découle – la cause du blocage de la pensée technique. La thèse à laquelle il aboutit est qu'il manque un chaînon dans la mentalité grecque qui permettrait de lier d'un côté une science, s'inspirant d'un idéal logique, et de l'autre la technique, qui relève du domaine de l'empeiria, réduite au tâtonnement de l'observation, au domaine de l'à-peu-près. « Ainsi, quand elle échappe au cadre étroit où l'enferment les exigences logiques de la théorie et qu'elle s'oriente vers des inventions nouvelles, la recherche technique grecque se trouve aux prises avec l'irrationnel. En même temps qu'il lui faut faire, 190 Emile Meyerson, Essais (1936), Paris, Fayard, 2009. 191 Jean-Pierre Vernant, « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », art. cit., p. 308. 192 Pierre-Maxime Schuhl, Machinisme et philosophie, op. cit. 193 Jean-Pierre Vernant, « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », art. cit., p. 308. 85 dans ses démarches, la part de l'empeiria (domaine du changement, de l'à-peu-près, du devenir et du mouvement), elle est confrontée, dans ses œuvres à une nature animée et vivante à laquelle elle ne peut prétendre imposer entièrement sa loi. C'est pourquoi la machine de l'ingénieur garde le caractère d'une réussite exceptionnelle, qui ne paraît pas susceptible d'une application généralisée »194 Le schéma comparatif est bien présent là encore. L'usage de la comparaison avec les révolutions scientifiques modernes a même ici une fonction méthodologique centrale. Dans un premier temps, l’enquête isole les éléments qui sont présents dans les deux situations (grecque et moderne) et se pose la question : pourquoi les deux situations n'ont pas évolué vers les mêmes nouveautés ? Pour résoudre ce problème, l’enquête cherche ce qui manque, mais bien au niveau des représentations techniques elles-mêmes, non pas des conditions matérielles et sociologiques. C'est bien la comparaison qui permet de faire advenir l'hypothèse sur les causes internes. Elle fait voir ce qui différencie les deux situations : la révolution scientifique a conduit au progrès technique et à la maîtrise de la nature parce que la science moderne a inventé la jonction entre la théorie scientifique et la pratique technique. L'absence de jonction, le chaînon manquant, est donc la solution au problème. La forme du raisonnement qui aboutit à cette solution est assez singulière. Il ne s'agit pas, comme c'est le cas habituellement, d'une induction fondée sur un recensement de sources. Il s'agit d'une déduction produite à partir d'une connaissance générale du contexte grec. Vernant connaît, par ailleurs, les représentations grecques et postule que les faits très concrets du domaine technique sont solidaires de ces représentations : « L'utilisation d'un outil, la mise en jeu d'une technique, sont des faits intellectuels solidaires d'une structure mentale en même temps que d'un contexte social ; non seulement ils dépendent de la forme et du niveau général des connaissances, mais ils impliquent tout un ordre de représentations : ce qu'est un outil, son mode d'action et la nature de cette action, son rapport avec l'objet produit et l'agent producteur, sa place dans le monde naturel et humain. »195 L'erreur est un anachronisme : dès lors que la pensée technique se dégage du magique, de la conception démiurgique et religieuse, nous pensons qu'elle doit 194 Jean-Pierre Vernant, « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », art. cit., p. 316. 195 Ibid., p. 308. 86 nécessairement devenir mise en pratique de la science. Cette erreur se fonde sur une méconnaissance de la situation psychologique des Grecs. Le geste qui sauve est donc bien le fait de référer le phénomène particulier dont il est question à une situation générale – au contexte grec – qui a la fonction logique d'une loi dans un schéma déductif, c'est-à-dire que le phénomène singulier, pour être interprété, doit être déduit d'un contexte général objectivé. Aussi, la fonction heuristique de ce contexte objectivé est d'être déterminant par rapport au phénomène particulier. Cette détermination est d'une nature particulière : elle ne fonde pas la nécessité d'un devenir – comme une cause fonde la nécessité de son effet – , elle fonde la possibilité ou l'impossibilité d'une interprétation. On retrouve là le même type de référence au contexte que nous avons analysé dans l'article « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne ». Du constat simple d'une absence, on passe au jugement d'une impossibilité historique du fait de la délimitation, par un contexte objectivité, du possible et de l'impossible. Pour clarifier ce point, nous pouvons le comparer avec une autre enquête. Ce raisonnement a en effet la même structure logique que celui appliqué par Lucien Febvre au problème de l'incroyance de Rabelais196. Il s'agit, comme chez Vernant, d'interpréter un phénomène singulier non pas directement à partir des données propres à ce phénomène, mais en le référant à un contexte objectivé qui fait office de loi de possibilité : ce contexte détermine abstraitement ce qui est possible et impossible, et cette détermination permet d'interpréter par déduction le phénomène singulier. Chez Febvre, il s'agit de débouter plusieurs interprétations de Rabelais qui l'ont considéré comme un précurseur de l'athéisme au XVIe siècle. De la même façon que chez Vernant, Febvre, et ceux qu'il critique, construisent leur problème à partir d'une idée moderne, en l'occurrence la définition moderne de l'athéisme. Mais toute une note liminaire, intitulée « le problème et la méthode », définit précisément ce que doit faire un historien pour éviter, justement, de tomber dans les pièges de l'anachronisme. Et cette méthode consiste bien à solidifier l'enquête, non pas par le constat de ce qui a été vrai, mais par la déduction de ce qui a été possible : « En deux mots, dans la pratique de l’histoire religieuse, la méthode du Est-il vrai que ne mènerait-elle point à une impasse ? Mais celle du Est-il possible que ne conduirait-elle pas, au contraire, l’historien à cette fin dernière de toute histoire : 196 Lucien Febvre, Le Problème de l'incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942. 89 social et philosophique de la condition de l'homme moderne. On lui doit en effet d'avoir dégagé de ses analyses d'économie politique ce qui, à partir du XIXe siècle au moins, caractérise l'homme en société. L'analyse de l'article « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne »200 permet de mettre en lumière certains éléments de genèse du problème dans la pensée de Vernant. Ce court article est d'une importance capitale pour notre propos. Il permet, en l'occurrence, de saisir les enjeux pour Vernant d'un problème qui l'occupe pendant plusieurs années. En outre, il permet de comprendre certaines étapes de l'élaboration des normes épistémologiques particulières de la psychologie historique. Cette élaboration ne relève pas uniquement des besoins de l'enquête. Elle révèle aussi ses enjeux : c'est-à-dire les raisons pour lesquelles c'est le thème du travail qui est choisi par Vernant et pas un autre. Plus encore que dans l'article « Travail et nature dans la Grèce ancienne », il apparaît que le point de départ de l'enquête de 1956 est bien une conception philosophique contemporaine : le concept de travail chez Marx. Vernant commence par une mise en garde : « De même qu'on n'a pas le droit d'appliquer au monde grec les catégories économiques du capitalisme moderne, on ne peut projeter sur l'homme de la cité ancienne la fonction psychologique du travail telle qu'elle est aujourd'hui dessinée. »201 La projection pure et simple est certes impossible. Pour autant, le problème apparaît uniquement au regard de notre conception moderne du travail. C'est dans cette conception que le travail acquiert une valeur particulière qui justifie une enquête historique. Si le travail n'avait pas cette prépondérance dans le monde moderne, on peut penser qu'il ne serait pas devenu un objet d'étude pour Vernant. En l'occurrence, une grande partie du texte est consacré au rappel de cette conception moderne. 200 Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », art. cit.. Il est nécessaire d’insister sur le lieu de publication de l’article, la revue La Pensée, qui est la revue du Parti Communiste Français. En ce sens, la position de Marx à l’égard du travail prend dans l’enquête plus de place. Mais ce fait doit être perçu comme une occasion pour Vernant de préciser sa normativité épistémologique et les enjeux de ses problèmes, et non comme un fait déterminant l’enquête de façon directe. 201 Ibid., p. 295. 90 « Par l'intermédiaire du marché, tous les travaux effectués dans l'ensemble de la société sont mis en relation les uns avec les autres, confrontés les uns aux autres, égalisés. D'où deux conséquences. En premier lieu, l'activité de travail cesse de mettre en rapport plus ou moins direct le producteur et l'usager : par la circulation générale de ses produits, le travail prend la forme d'un échange généralisé à l'intérieur du corps social pris dans son tout ; il apparaît ainsi comme constituant par excellence le lien entre les divers agents sociaux, comme le fondement du rapport social. En second lieu, cette confrontation universelle des produits du travail sur le marché, en même temps qu'elle transforme les divers produits, tous différents du point de vue de leur usage, en marchandises toutes comparables du point de vue de leur valeur, transmue aussi les travaux humains, toujours divers et particuliers, en une même activité de travail, générale et abstraite. »202 Vernant souligne là un apport central de la pensée de Marx : la définition du travail, non seulement comme activité abstraite générale, mais comme fondement du lien social, c'est-à-dire comme ce qui, dans la société moderne, fonde le vivre ensemble. Ceci vient confirmer un élément que nous avons déjà relevé : c'est à partir de cette anthropologie philosophique contemporaine du travail que se détermine l’enquête sur le travail en Grèce ancienne. Le choix de ce problème manifeste assez clairement l'ancrage de Vernant dans les problématiques marxiste et fait voir ce qui est recherché. Certes, l’enquête porte principalement et quantitativement sur les significations du travail en Grèce. Mais il y a autre chose, une autre question essentielle qui surgit à la façon d’une conséquence collatérale : si ce n'est pas le travail qui, dans l'univers de la cité, fonde le lien social, ce doit être autre chose. « Le lien social s'établit au delà du métier, sur le seul plan où les citoyens peuvent s'aimer réciproquement parce qu'ils s'y comportent tous de façon identique et ne se sentent pas différents les uns des autres : celui des activités non professionnelles, non spécialisées, qui composent la vie politique et religieuse de la cité. N'étant pas saisi dans son unité abstraite, le travail, sous sa forme de métier, ne se manifeste pas encore comme échange d'activité sociale, comme fonction sociale de base. »203 Le problème se précise donc à l’aune de ces rappels de la conception moderne du travail. Il ouvre deux orientations majeures. La première est, à l'image des enquêtes précédemment analysées, la question directe des représentations et des systèmes de 202 Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 296. 203 Ibid., p. 297. 91 valeurs qui déterminent les rapports de l'homme grec aux activités laborieuses. La seconde est la compréhension par contraste de ce qui constitue, dans le contexte de la cité classique, le fondement social de base, puisque la première orientation de l’enquête conclut qu’il ne s’agit pas du travail. b. Dimensions sociale, philosophique et psychologique du travail La première orientation occupe la majeure partie de l'article. Si le travail en Grèce ancienne n'est pas ce travail abstrait, analysé par Marx comme étant le produit des évolutions capitalistes de l'économie moderne, qu'est-il ? Comment est structuré et est perçu le travail de l'artisan fabriquant ses objets ? C'est là-dessus que porte principalement l'article, et qui marque la distance et la singularité de la situation grecque, tant du point de vue sociologique que du point de vue psychologique, c'est-à-dire comme représentations et comme valeurs. La première chose est que le travail, selon une définition minimale – un métier, un savoir-faire technique et un échange social avec autrui – concerne uniquement le domaine des métiers artisanaux. L'agriculture en est exclue, sur la base de la lecture de Xénophon, qui assimile le travail agricole à l'activité guerrière et oppose explicitement, comme « antithèses » psychologiques le portrait du cultivateur et celui de l'artisan204. Suivent ensuite une série de remarques qui délimitent les activités artisanales. Elles sont classées en trois catégories : l'artisanat du point de vue des relations sociales qu'il suppose/instaure, et l’enquête traite ici de la dimension économique de l'artisanat, c'est-à-dire du rapport économique objectif existant entre le fabriquant et l'usager ; l'artisanat du point de vue philosophique, et la référence centrale, ici, est Aristote ; enfin l'artisanat du point de vue psychologique, c'est-à-dire comment il est collectivement perçu et évalué par les Grecs eux-mêmes. Nous retrouvons là une forme particulière du postulat récurrent dans les enquêtes de Vernant : tout phénomène humain est « à dimensions multiples » et « son analyse requiert des études à plusieurs niveaux »205. 204 Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 297. Cette distinction fondamentale accentue les remarques faites dans l'article « Travail et nature en Grèce ancienne », art. cit., p. 281. 205 Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 295. Cette remarque de Vernant constitue la phrase d'introduction de son article. Bien qu'il poursuive directement en 94 actif, est d'être universellement usager, jamais producteur. Et le vrai problème de l'action, au moins pour les rapports de l'homme avec la nature, est celui du « bon usage » des choses, non de leur transformation par le travail. »214 Cette polarité entre homme libre et esclave, déterminante dans l'éthique grecque, structure donc largement les représentations et les évaluations grecques du travail artisanal. En outre, elle permet un saut d'intelligibilité puisqu'elle apparaît dans les trois dimensions parcourues dans cet article. Et c'est comme valeur, l'idéal supérieur à toute chose de l'homme libre, qu'elle structure ces trois plans. Elle détermine la supériorité économique de la valeur d'usage sur la valeur marchande. Elle détermine la supériorité philosophique de la fin d'un objet – de sa cause finale – sur la technique de sa fabrication. Elle détermine la supériorité psychologique de l'acte de l'usager, comme πραξις, activité de l'homme libre, sur l'acte du fabriquant, ποίησις, qui n'est jamais libre dans sa fabrication, étant dans un rapport de servitude à l'égard du premier. Cette structure mentale rend donc impossible une valorisation accrue du travail, qui serait une condition nécessaire à l'élaboration d'une conception unifiée du travail. Le travail, du fait de la présence de cette structure mentale, ne peut pas être érigé en fondement social et philosophique, comme il l'a été dans les sociétés modernes. c. Une histoire des anthropologies philosophiques À partir de cette conclusion, nous pouvons envisager la seconde orientation du problème que nous avons mentionnée. La première orientation était de comprendre positivement le statut psychologique du travail dans le monde grec. Les trois plans évoqués par Vernant permettent de résoudre cette partie du problème. Mais, nous l'avons vu, à l’aune de la signification fondamentale du travail dans le monde contemporain, il y a comme la recherche d'un aspect ayant la même portée dans le monde grec : une portée philosophique comme fondement social, et une portée morale comme ce qui guide l'action des hommes. Le repérage d' « une même structure [qui] semble ainsi se retrouver à différents niveaux de la société et de la culture grecque »215 peut contribuer à apporter une 214 Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 301. 215 Ibid., p. 301. La notion de structure n’a pas encore, dans ces enquêtes, les déterminations qu’elle acquiert plus tard au travers de l’expérimentation de l’analyse structurale. Elle en a pourtant certains attributs comme celui d’être le nœud architectural commun induit d’éléments hétérogènes. 95 solution à cette seconde partie du problème. Pourquoi le travail ne constitue-t-il pas le fondement social de la cité classique ? Parce qu'autre chose occupe cette place, en l'occurrence l'idéal moral de l'homme libre qui, seul, permet le déploiement « des activités non professionnelles, non spécialisées, qui composent la vie politique et religieuse de la cité »216. Cette seconde partie du problème, si elle n'occupe pas une place importante dans l'économie générale des enquêtes sur le travail, apparaît en filigrane. Elle fait office d'ouverture sur d'autres enquêtes possibles, notamment des enquêtes portant sur la constitution de la cité classique où c'est bien la vie politique qui devient prépondérante, à l'image du devenir de la vie économique dans le monde contemporain. Du point de vue de la genèse des problèmes historiques de Vernant, l'enquête sur le travail a une importance considérable. Son point de départ est significativement ce qui constitue le fondement philosophique des sociétés modernes. Plutôt, il est ce qui, chez Marx, constitue ce fondement. Or, on sait l'attachement précoce de Vernant au marxisme militant, et son rôle dans la Résistance. On le sait de son propre témoignage, dans les nombreux entretiens qu'il a donné au sujet de son itinéraire politique et intellectuel, et dans plusieurs articles repris notamment dans le volume Entre Mythe et politique, publié en 1996217. On peut en déduire une grande familiarité entretenue durablement avec la littérature marxiste. Il semble que cet attachement de Vernant à la pensée de Marx se révèle dans la détermination singulière du problème qui structure l'enquête sur le travail en Grèce. Pour Vernant le militant communiste – ce qu’il est encore au moment de composer ces enquêtes sur le travail – l’homme moderne est l’homme travailleur. Et c'est Marx qui est présenté comme penseur de la condition moderne de l'homme. À cet égard, l’enquête met implicitement face à face la pensée de Marx avec celle des Anciens. Comme il trouve chez Marx une anthropologie philosophique déterminant la condition de l’homme moderne, il cherche chez Platon ou chez Aristote, de même que chez Hésiode ou Xénophon, ce qu'est, ou doit être, l'homme grec. Marx et les penseurs grecs acquièrent ainsi, dans l'enquête de Vernant, des positions qu'on peut qualifier 216 Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », art. cit., p. 297. 217 Les articles dans lesquels Vernant précise la teneur et les enjeux de son engagement au PCF sont nombreux : « Lettre de la cellule Sorbonne-Lettes (10 octobre 1958) », in Voies nouvelles, Paris, n°5, novembre 1958, repris dans Entre Mythe et politique, op. cit., pp. 553-565 ; « Le Trou noir du communisme », extrait de « Dieu(x), Athènes et les hommes », d’après un entretien avec Jean Rony, Panoramiques, Paris, n°4, 1992, pp. 100-106, repris dans Entre Mythe et politique, pp. 577-584 ; « Réflexions sur le stalinisme française », in Natacha Dioujeva et François George, Staline à Paris, Paris, 1982, repris dans Entre Mythe et politique, pp. 591-599 ; « A l’heure actuelle », in Quaderni di Storia, Bari, n°35, 1992, pp. 75-82, repris dans Entre Mythe et politique, pp. 611-616 ; « Quand quelqu’un frappe à la porte… », in Le Genre humain, Paris, n°23, 1991, pp. 9-18, repris dans Entre Mythe et politique, pp. 617- 628. 96 d'analogues. Ils deviennent des personnages de l'enquête qui dialoguent à travers les siècles. En tant que penseurs, ils construisent des idées qui entretiennent, avec les pratiques, les représentations et les valeurs de leurs temps, des rapports de reflets, de révélateurs. Certes, il n'y a pas trace, dans la pensée de Vernant, d'un marxisme scientifique utilisant le matérialisme historique comme schème d'intelligibilité du devenir historique. Mais nous avons vu que Marx était pourtant présent, d'une manière singulière, comme étant le principal penseur de la modernité aux yeux de Vernant, du moins dans les années 1950. Cette étude nous fait comprendre deux choses. Tout d’abord, comme Vernant le formule lui-même plus tard, ses enquêtes prennent la forme d’enquêtes philosophiques sur l’homme, et sur les conceptions générales que les hommes ont élaborées d’eux-mêmes à travers le temps : « En prenant pour sujet de thèse « La notion de travail chez Platon », je restais plus historien de la philosophie qu’helléniste. »218 Ce faisant, les enquêtes ménagent la possibilité d’une comparaison par-delà les siècles entre la situation grecque et la situation contemporaine. Par-delà les différences, les deux époques entrent en dialogue pour faire émerger une diversité d’options philosophiques possibles, où chacune répond à son inscription dans des conditions sociales et historiques particulières. Les idées philosophiques ne sont dès lors plus anhistoriques. Elles expriment, ou reflètent, les conditions de vie, les conditions sociales et les valeurs morales de chaque société. Autrement dit, le détour par l’altérité grecque nous fait comprendre la relativité de nos propres conceptions. Ces enquêtes sur le travail mettent en scène un questionnement philosophique particulier : celui d’une histoire des anthropologies philosophiques. Certes, il est difficile de dire si ce questionnement est premier ou second ; s’il détermine positivement le problème de l’enquête, ou s’il est une orientation non anticipée rendue nécessaire par les conclusions de l’enquête empirique. Autrement dit, la recherche d’une structure analogue en Grèce à celle constituée par la fonction psychologique du travail pour le monde contemporain est-elle une prémisse de l’enquête, ou bien une conséquence de la 218 Jean-Pierre Vernant, « Les étapes d’un cheminement », art. cit., p. 32.
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