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L’assommoir, Émile Zola, Résumés de Littérature française

Typologie: Résumés

2018/2019
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Téléchargé le 14/10/2019

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Roland_Bi 🇫🇷

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Aperçu partiel du texte

Télécharge L’assommoir, Émile Zola et plus Résumés au format PDF de Littérature française sur Docsity uniquement! 1 www.comptoirlitteraire.com présente ‘’L’assommoir’’ (1877) roman d’Émile ZOLA (420 pages) pour lequel on trouve un résumé puis successivement l’examen de : la genèse (page 6) l’intérêt de l’action (page 8) l’intérêt littéraire (page 11) l’intérêt documentaire (page 19) l’intérêt psychologique (page 24) l’intérêt philosophique (page 29) la destinée de l’œuvre (page 31) Bonne lecture ! 2 Résumé Chapitre I En 1850, sont, depuis deux semaines, arrivés de Plassans, en Provence, à Paris, Auguste Lantier, sa compagne, Gervaise, et deux de leurs fils, Claude et Étienne. Ils s'installent dans le faubourg de la Goutte-d’Or. Descendus d’abord à l’hôtel Montmartre, ils se réfugient à l’hôtel Boncœur, un garni misérable. Comme Lantier, qui est paresseux, infidèle et ne supporte pas de vivre dans la misère, a, au bout de deux mois et demi, au lieu de s’établir comme il l’avait promis, «mangé» le petit héritage maternel de dix sept cents francs, il abandonne la jeune femme, en emportant tout ce qui reste de leurs maigres économies, pour aller se fixer à la Glacière avec une «brunisseuse» (une ouvrière des métaux), la petite Adèle, vivre à ses crochets, et la battre quand elle ne marche pas droit. Gervaise et ses deux enfants se retrouvent à la rue et sans argent. Au lavoir, elle se heurte à la soeur d’Adèle, Virginie, qui la nargue ; elles en viennent aux mains ; malgré son boitement, Gervaise prend le dessus, et, devant tout le monde, Virginie reçoit une fessée à coups de battoir, et se sent humiliée. Chapitre II Gervaise trouve, chez Mme Fauconnier, rue Neuve de la Goutte-d’Or, un emploi de blanchisseuse, métier qu'elle a appris à Plassans. Elle y fait des journées de douze heures. Si elle est boiteuse, elle est jolie. Aussi Coupeau, un ouvrier zingueur, se sent-il attiré par elle. Il l'invite à boire un verre au cabaret du père Colombe, ''L’assommoir''. La vie paraît commencer pour tous deux ce jour-là. Se confiant à lui, elle dit rêver d’une vie simple où elle aurait toujours un toit sur la tête, de quoi manger, ne serait plus battue ; elle indique que l’alcoolisme est un problème récurrent dans sa famille. Coupeau lui avoue que, dans la sienne, il connait le même problème. Or Gervaise contemple avec curiosité l'alambic du père Colombe, qui lui paraît un monstre menaçant. Elle ressent des peurs irraisonnées, de noirs pressentiments ; elle souffre de l’hostilité évidente de Mme Lorilleux, la sœur du zingueur (elle et son mari sont des artisans qui fabriquent des chaînettes d'or) devant laquelle il est si petit garçon, qui réprouve cette union, et se complaît dans les ragots. Cependant, sept semaines après le départ de Lantier, elle accepte d’épouser Coupeau. Ils se mettent en ménage, et s’installent rue Neuve de la Goutte-d’Or. Chapitre III Le 29 juillet, Gervaise et Coupeau se marient. La noce réunit quinze personnes, la famille de Coupeau et plusieurs de ses collègues et amis. Le mariage est religieux puisque, pour Coupeau, «un mariage sans messe, on avait beau dire, ce n’était pas un mariage». Comme un orage estival éclate, pour se protéger de la pluie, et pour tromper l'ennui, les mariés et les invités se réfugient dans le musée du Louvre. Le repas de noce, au ''Moulin d'argent'', est gargantuesque, et on boit beaucoup. Cela se termine mal, en discussions politiques et en querelles sur le prix du repas, les convives étant furieux d’avoir dû payer des suppléments. De plus, Mme Lorilleux, qui s'est montrée odieuse et désagréable durant toute la journée, insulte Gervaise, quitte la table, se moquant de son boitement en lui donnant ce surnom, «la Banban». Gervaise fait la rencontre de Bazouge, le croque-mort qui habite la maison ; il la glace en lui lançant ce rappel de la mort : «Ça ne vous empêchera pas d’y passer, ma petite…» ; mais elle le repousse violemment. Ce mariage gâché lui laisse le goût amer de l’échec. Chapitre IV Quatre ans plus tard, le travail et les sacrifices de Gervaise et Coupeau semblent avoir porté leurs fruits : ils sont de simples ouvriers, mais vivent désormais dans une certaine aisance. Ayant pu économiser six cents francs pour qu'elle puisse s'établir à son compte, ils ont une boutique en vue, dans le grand immeuble où habitent les Lorilleux. Ils louent un appartement dans le même quartier. Gervaise se lie d’amitié avec leur voisin de palier, le forgeron Goujet, dit Gueule-d'Or, garçon fort et chaste qui vit avec sa mère. Gervaise accouche d'une fille qui est prénommée Anna mais que tout le monde surnomme Nana, et dont les Lorilleux sont les parrains. Claude, qui a huit ans, est envoyé à Plassans chez un vieux monsieur, amateur de tableaux, et qui, séduit par les ânes et les bonnes femmes qu'il dessinait, a demandé à sa mère de le lui confier, et l’a mis au collège. Les autres enfants 5 qui s'est remis à boire, et qui, au cours d'une escapade, a attrapé une fluxion de poitrine, a été transféré de l'hôpital à «l'asile Sainte-Anne» car il a eu une crise de folie ; il a alors peur, passe six mois sans boire, et guérit. Lantier et Gervaise continuent de se voir malgré les rumeurs. Nana fait sa première communion. Comme elle souhaite être fleuriste, les Lorilleux la rejettent, ce métier ayant mauvaise réputation. Chapitre XI Nana, qui a quinze ans, dont la beauté sensuelle s'est épanouie, qui court les hommes, est devenue fleuriste, et travaille avec sa tante, Madame Lerat. Mais elle fait des fugues parce que ses parents ivres la battent régulièrement. Gervaise ne rembourse plus Madame Goujet. Les Coupeau sont de plus en plus violents. Nana, manquant d’argent pour élever son fils, Louiset, qu’elle a eu à l’âge de seize ans, quitte la maison, et se prostitue. Gervaise se fait renvoyer de son travail. Elle boit et grossit de plus en plus. Devenue femme de ménage, à genoux dans l'eau sale, elle lave une fois par semaine le parquet de l'épicerie, qui a été sa blanchisserie, sous le regard de Virginie, qui lui fait subir les pires avanies, et de Lantier, qui grignote les confiseries et la boutique elle-même. Coupeau retrouve Nana, et, avec Gervaise, la violente. Comme il boit de nouveau, il fait plusieurs crises de folie, et d'autres séjours à l’hôpital psychiatrique. Nana quitte définitivement les Coupeau, et est aperçue dans une belle voiture. Gervaise reste alors «grise» pendant trois jours ! Chapitre XII On ne veut plus de Gervaise nulle part. Coupeau et elle ont vendu leur lit. Ils doivent deux mois de loyer, et souffrent de la faim. Même plongée dans cette épaisse misère, Gervaise porte secours au père Bru, qui n'en meurt pas moins ; et elle s'interpose courageusement entre la malheureuse petite Lalie et son père, qui la brutalise au point qu'elle meurt sous ses coups de fouet alors qu'il est fou d’alcool. Gervaise et Coupeau sont entraînés progressivement vers la chute, sans la moindre compassion des voisins qui s'en amusent plutôt : «Quelle dèche, quel décatissage, mes amis !». Un soir qu'elle va chercher Coupeau à la sortie du travail, elle Ie trouve bambochant avec Mes-Bottes, et tous deux la persuadent que, si elle veut de l'argent, elle n'a qu'à en demander aux hommes. Alors, tenaillée par la faim, mais obèse, alourdie dans ses vêtements informes, dans sa robe boueuse, en savates, elle harcèle les passants d'un «Monsieur, écoutez donc», et s'adresse même au père Bru qui mendie. Enfin, c'est cette caricature de la femme qu'il aimait si respectueusement que Goujet rencontre sur le trottoir, et qu'il emmène chez lui pour la nourrir et Ia réchauffer. Chapitre XIII Étienne envoie dix francs à sa mère, ce qui lui permet de manger. Coupeau, qui a été progressivement rendu fou par le «vitriol» de ''L'assommoir'', est de nouveau à Sainte-Anne où il est enfermé dans une cellule capitonnée. Lorsque Gervaise vient lui rendre visite, on le lui montre gueulant, s'agitant frénétiquement, en proie à des hallucinations. Quand elle est rentrée chez elle, ses voisins, les Lorilleux, les Boche, les Poisson, lui demandent de leur décrire en détail sa crise, et elle s’exécute en imitant Coupeau. Trois jours plus tard, il meurt d’un dernier accès, dans d’atroces souffrances. Sombrant tout à fait dans la misère, Gervaise loge sous l’escalier comme le père Bru autrefois, et doit faire les poubelles. Enfin, à l'âge de quarante ans, elle meurt de faim et de froid, dans sa niche. Mais les voisins ne s’en rendent pas compte tout de suite : quelques jours plus tard, l’odeur les alerte ; «on la découvrit, déjà verte». Et c'est le père Bazouge, le croque-mort ivrogne, qui vient «avec la caisse des pauvres, pour l'emballer.» «En l'allongeant au fond de la bière avec un soin paternel, il bégaya, entre deux hoquets : ''Tu sais... écoute bien... c'est moi, Bibi-la-Gaieté, dit le consolateur des dames... Va, t’es heureuse. Fais dodo ma belle !''» 6 Analyse Genèse Zola voulait produire une sorte de roman qu'il appelait «expérimental» ou «naturaliste» car les personnages, soumis à leur hérédité, dotés de ce fait d'un certain tempérament, placés dans un milieu social bien défini, à une époque précise, devaient être étudiés physiologiquement, selon la méthode des sciences naturelles. C'est ainsi qu'il s'était lancé dans une série de romans intitulée “Les Rougon- Macquart” et sous-titrée ''histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire'', les membres de cette famille, originaire de Plassans, en Provence, étant victimes de la folie de leur ancêtre, et se trouvant placés dans différents secteurs de la société française du temps. Au début de 1869, il avait proposé à l'éditeur Lacroix une liste de romans où le septième devait être «un roman qui aura pour cadre le monde ouvrier et pour héros Louis Duval, marié à Laure, fille de Bergasse. Peinture d'un ménage d'ouvriers à notre époque. Drame intime et profond de la déchéance du travailleur parisien avec la déplorable influence du milieu des barrières [celles de l'octroi qui se trouvait à l'entrée de Paris] et des cabarets. La sincérité seule des peintures pourra donner une grande allure à ce roman. On nous montré jusqu'ici les ouvriers comme les soldats, sous un jour complètement faux. Ce serait faire oeuvre de courage que de dire la vérité et de réclamer, par l'exposition franche des faits, de l'air, de la lumière et de l'instruction pour les basses classes.» En effet, il voulait aller au-delà de ce qu'avaient fait Balzac, Hugo (avec ''Les misérables''), George Sand ou les frères Goncourt (auteurs de “Germinie Lacerteux”, qu'il salua comme «le livre qui a fait entrer le peuple dans le roman»), être le premier écrivain de valeur à se pencher sur les ouvriers parisiens, sur leur misère qui, devenue plus forte que l’espoir de gagner un jour suffisamment d'argent, les fait tomber dans l'alcoolisme. En 1871, il produisit une demi-page de notes : «Roman ouvrier - Le roman aux Batignolles. Une blanchisseuse : l'atelier des repasseuses aux Batignolles, dans une boutique, sur l'avenue ; le lavoir, les laveuses, etc. / Une fête chez des ouvriers (la blanchisseuse). Les petits plats dans les grands - Tout l'argent passe dans un dîner - Les fenêtres ouvertes, le dehors mis dans la joie de la fête - Les chansons au dessert. / Les femmes allant chercher les hommes au cabaret - Les femmes conduisant les hommes, en somme / Ne pas oublier une photographie d'homme tué sur les barricades en quarante-huit [les journées révolutionnaires de février et juin 1848] entretenant la haine révolutionnaire dans la famille. - La politique chez le peuple avec ses bavardages, ses récits de quarante-huit, sa misère haineuse de la richesse, ses souffrances. / Rien que des ouvriers dans le roman - des familles d'ouvriers, avec intérieurs différents, linge aux fenêtres, etc.» Il trouva une coupure du journal "L'événement" qui retraçait l’histoire réelle de celle qui allait devenir Lalie Bijard, qui, comme sa mère, mourut sous les coups de son père fou d’alcool, histoire qu'il allait donc pouvoir raconter sans être accusé de mensonge ou de noircissement du réel, en utilisant, voire en accentuant, les procédés d’écriture du fait divers, qui se présentait déjà, sous la plume du journaliste, comme une scène mélodramatique, avec dialogue. En 1872, la liste des romans indiquait : «Le roman populaire - Gervaise Ledoux et ses enfants - et un deuxième roman ouvrier, particulièrement politique. L'ouvrier, outil révolutionnaire de l'insurrection de la Commune, aboutissant à mai 1871». Le 14 août 1875, il fit part à son nouvel éditeur, Charpentier, de son projet d'écrire «un roman sur le peuple que je rêve extraordinaire». Le 17 septembre, il écrivit à Paul Alexis : «Quant à mon prochain roman [...] j'ai les grandes lignes, j'ai besoin de fouiller les détails. D'ailleurs, je suis décidé pour un tableau très large et très simple ; je veux une banalité de faits extraordinaire, la vie au jour le jour. Reste le style, qui sera dur à trouver.» Le 29 septembre, il annonça à Charpentier : «Je vais revenir avec le plan très complet de mon prochain roman, celui qui se passe dans le monde ouvrier. Je suis enchanté de ce plan ; il est très simple et très énergique. Je crois que la vie de la classe ouvrière n'a jamais été abordée avec cette carrure.» Il conçut une ''Ébauche'' relativement courte (dix-sept feuillets) commençant par cette idée générale : «Montrer le milieu peuple et expliquer par ce milieu les moeurs du peuple ; comme quoi à Paris, la 7 soûlerie, la débandade de la famille, les coups, l'acceptation de toutes les hontes et de toutes les misères vient [sic] des conditions mêmes de l'existence ouvrière, des travaux durs, des promiscuités, des laisser-aller, etc.. En un mot, un tableau très exact de la vie du peuple avec ses ordures, sa vie lâchée, son langage grossier, etc.... Un effroyable tableau qui portera sa morale en soi.» Il voulait raconter avant tout l'histoire d'une femme, et c'est alors qu'il pensa à sa Gervaise de ''La fortune des Rougon'', le premier roman des ''Rougon-Macquart'', où elle était apparue brièvement. Aussi intitula-t- il d'abord son septième roman de la série “La simple vie de Gervaise Macquart”. Dans ''La fortune des Rougon'', on avait appris que, seconde fille d’Antoine Macquart et de Joséphine Gavaudan, Gervaise, née à Plassans en 1828, «était bancale de naissance. Conçue dans l’ivresse, sans doute pendant une de ces nuits honteuses où les époux s’assommaient, elle avait la cuisse droite déviée et amaigrie, étrange reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait eu à endurer dans une heure de lutte et de soûlerie furieuse. Gervaise resta chétive, et Fine [Joséphine], la voyant toute pâle et toute faible, la mit au régime de l’anisette, sous prétexte qu’elle avait besoin de prendre des forces. La pauvre créature se dessécha davantage. C’était une grande fille fluette dont les robes, toujours trop larges, flottaient comme vides. Sur son corps émacié et contrefait, elle avait une délicieuse tête de poupée, une petite face ronde et blême d’une exquise délicatesse. Son infirmité était presque une grâce ; sa taille fléchissait doucement à chaque pas, dans une sorte de balancement cadencé.» Elle et sa mère avaient pris l'habitude de «licher» des petits verres d'anisette, le soir, en attendant le retour tardif de Macquart. Dès l'âge de huit ans, elle gagnait dix sous par jour en cassant des amandes chez un négociant voisin. Elle entra ensuite en apprentissage chez une blanchisseuse, recevant deux francs par jour, tout cet argent passant dans la poche de son père, qui «godaillait» au dehors. À quatorze ans, elle avait eu de son amant, l’ouvrier tanneur Auguste Lantier, âgé de dix-huit ans et dont l'ascendance comptait des paralytiques, un premier fils, Claude (le futur peintre de “L’oeuvre”), puis Jacques, enfin Étienne (le futur héros de “Germinal”), qui furent recueillis par leur grand-mère paternelle, sans que Macquart consente à faire une démarche qui aurait réglé la situation, car elle l'aurait privé du salaire de sa fille, qui était donc exploitée par lui. Cependant, au début de 1850, madame Lantier et Joséphine Macquart étant mortes, Lantier retira des mains de son père Gervaise alors âgée de vingt-deux ans, et l’emmena à Paris avec deux de ses enfants. Gervaise est encore la sœur de Lisa Macquart qui, dans ''Le ventre de Paris'' (roman pour lequel Zola avait d'abord prévu un affrontement entre elles), est la charcutière Lisa Quenu, qui n’était jamais venue à son aide car elle n’aimait pas les gens malheureux, et avait honte de Gervaise parce qu'elle était unie à un ouvrier, ce qui fait qu'elles ne se voyaient jamais. Dans l'''Ébauche'', Zola prévit que son héroïne, abandonnée par Lantier, «se met avec Coupeau, un ouvrier zingueur qui l'épouse». Mais il ne savait pas ce qui arriverait ensuite, sinon que Gervaise, après avoir passé «par toutes les crises et par toutes les hontes imaginables», mourrait à quarante et un ans, en 1869, «dans un drame», «épuisée de travail et de misère». Cependant, il voyait cette intrigue, encore incomplète, s'ordonner en une succession de tableaux «typiques» : la rencontre avec Coupeau, le mariage, «les premières raclées» (elles allaient disparaître) ; la petite boutique de Gervaise «qui parvint à s'établir, Coupeau ne faisant plus rien [...] abruti, buvant». Le romancier ne pensa pas alors à l'accident, mais eut l'idée du retour de Lantier qui «lie amitié avec Coupeau, s'installe dans sa maison... et alors il s'établit un ménage à trois, comme j'en ai vu plusieurs ; et la ruine s'ensuit.» L'''Ébauche'' se continua avec un portrait psychologique de Gervaise, qui «doit être une figure sympathique», «de tempérament tendre et passionné [...] une bête de somme au travail [...] Chacune de ses qualités tourne contre elle. Le travail l'abrutit, sa tendresse la conduit à des faiblesse extraordinaires [...] Si je prends le titre, ''La simple vie de Gervaise Macquart'', il faudra que le caractère du livre soit précisément la simplicité, une histoire d'une nudité magistrale, de la réalité au jour le jour, tout droit. [...] Je dois montrer tout le monde travaillant à sa perte, d'une façon consciente et inconsciente.» Il définit rapidement quelques figures secondaires. Puis des épisodes vinrent s'insérer dans l'intrigue, dont plusieurs allaient être abandonnés. 10 Au chapitre VII, la fête chez elle marque le triomphe apparent de sa prospérité. Mais elle se termine en cauchemar. Au chapitre XII, on assiste à la grotesque tentative de prostitution. La fin devait d'abord être un «drame violent». Mais Zola corrigea : «Non, pas de drame. Je ne voudrais pas faire trop dramatique ni trop extraordinaire. Le drame doit sortir des faits naturels.» La fin de Gervaise n'est donc pas tragique. Mais Zola s'était déjà montré cruellement pathétique en peignant sa déchéance : - «Gervaise [...] s'avachit encore ; elle manquait l'atelier plus souvent, jacassait des journées entières, devenait molle comme une chiffe à la besogne. Quand une chose lui tombait des mains, ça pouvait bien rester par terre, ce n'était pas elle qui se serait baissée pour la ramasser. Les côtes lui poussaient en long. Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait à son aise et ne donnait plus un coup de balai que lorsque les ordures manquaient de la faire tomber.» (chapitre X). - «Plantée devant ''L'assommoir'', Gervaise songeait. Si elle avait eu deux sous, elle serait entrée boire la goutte. [...] Et, de loin, elle contemplait la machine à soûler, en sentant que son malheur venait de là, et en faisant le rêve de s'achever avec de l'eau-de-vie, le jour où elle aurait de quoi. Mais un frisson lui passa dans les cheveux, elle vit que la nuit était noire. Allons, la bonne heure arrivait. C'était l'instant d'avoir du coeur et de se montrer gentille, si elle ne voulait pas crever au milieu de l'allégresse générale. D'autant plus que de voir les autres bâfrer ne lui remplissait pas précisément le ventre.» (chapitre XII). - «Gervaise dura ainsi pendant des mois. Elle dégringolait plus bas encore, acceptait les dernières avanies, mourait un peu de faim tous les jours. Dès qu’elle possédait quatre sous, elle buvait et battait les murs. On la chargeait des sales commissions du quartier. Un soir, on avait parié qu’elle ne mangerait pas quelque chose de dégoûtant ; et elle l’avait mangé, pour gagner dix sous.» (chapitre XIII). Avant la mort de Gervaise, le romancier a atteint, dans le chapitre XIII, des sommets du pathétisme en évoquant les décès de deux personnages qui sont, de façon significative, aux deux extrémités des âges. D'une part, c'est le père Bru qui dit : «On ne veut plus de moi nulle part pour travailler [...] Je suis trop vieux. [...] L'année dernière, j'ai encore gagné trente sous par jour à peindre un pont ; il fallait rester sur le dos, avec la rivière qui coulait en bas. Je tousse depuis ce temps [...] Aujourd'hui, c'est fini, on m'a mis à la porte de partout.» Il se résigne : «On doit se coucher et crever, quand on ne peut plus travailler.» Il meurt, et cela permet à Gervaise de prendre sa place sous l'escalier de la maison de la Goutte-d'Or. D'autre part, c'est la petite Lalie Bijard dont le sort est encore plus déchirant car son malheur est causé précisément par son père, celui qui a le devoir de la nourrir, de l'élever, de la protéger jusqu'à ce qu'elle soit en âge d'affronter seule l'adversité, mais qui est un ivrogne à l'ivresse brutale et méchante qui terrorise sa famille, a déjà tué sa femme d'un coup de pied dans le ventre, après quoi la petite Lalie a pris sa place, ce qui ne l'empêche pas de la fouetter tant et si bien que d'épuisement et de mauvais traitements elle s'allonge sur le lit où Gervaise la trouve «avec le désir de soulager l'enfant [...] Alors, le pauvre petit corps de la mourante apparut. Ah ! Seigneur ! quelle misère et quelle pitié ! Les pierres auraient pleuré. Lalie était toute nue, un reste de camisole aux épaules en guise de chemise ; oui, toute nue et d'une nudité saignante et douloureuse de martyre. Elle n'avait plus de chair, les os trouaient la peau. Sur les côtes, de minces zébrures violettes descendaient jusqu'aux cuisses, les cinglements du fouet imprimés là tout vifs. Une tache livide cerclait le bras, comme si la mâchoire d'un étau avait broyé ce membre si tendre, pas plus gros qu'une allumette. La jambe droite montrait une déchirure mal fermée, quelque mauvais coup rouvert chaque matin en trottant pour faire le ménage. Des pieds à la tête, elle n'était qu'un noir. Oh ! ce massacre de l'enfance, ces lourdes pattes d'homme écrasant cet amour de quiqui, cette abomination de tant de faiblesses râlant sous une pareille croix ! On adore dans les églises des saintes fouettées dont la nudité est moins pure.» Pourtant, ce soir-là, Gervaise pense que la petite fille a de la chance, et elle l'envie car elle est morte, qu'elle a échappé à sa misère, tandis qu'elle traîne encore sa vie : «Maintenant, elle habitait la niche du père Bru. C’était là-dedans, sur de la vieille paille, qu’elle claquait du bec, le ventre vide et les os glacés. La terre ne voulait pas d’elle, apparemment. Elle devenait idiote, elle ne songeait seulement 11 pas à se jeter du sixième sur le pavé de la cour, pour en finir. La mort devait la prendre petit à petit, morceau par morceau, en la traînant ainsi jusqu’au bout dans la sacrée existence qu’elle s’était faite. Même on ne sut jamais au juste de quoi elle était morte. On parla d’un froid et chaud. Mais la vérité était qu’elle s’en allait de misère, des ordures et des fatigues de sa vie gâtée. Elle creva d’avachissement, selon le mot des Lorilleux. Un matin, comme ça sentait mauvais dans le corridor, on se rappela qu’on ne l’avait pas vue depuis deux jours ; et on la découvrit déjà verte, dans sa niche.» (chapitre XIII). Zola n'atténuant donc aucune tare, aucune douleur, aucun malheur, les soulignant plutôt, eut le courage de mener son entreprise jusqu'au bout, sans une défaillance, produisant donc, avec ''L'assommoir'', un roman d'une remarquable densité, d'une grande noirceur, d'une profonde émotion. Intérêt littéraire En rédigeant le texte de ''L'assommoir'', Zola fut, à son habitude, à la fois un observateur et un artiste. L'observateur tint à donner à ses personnages la langue même qu'ils parlaient, c'est-à-dire l'argot, qu'on avait déjà trouvé chez Balzac, en particulier dans ''Splendeurs et misères des courtisanes'', où il avait inséré un ''Essai sur l'argot'', et chez Hugo dans ''Les misérables'' où un chapitre porte ce titre : ''L'argot''. Mais on le lui reprocha véhémentement. Dans sa réponse à un détracteur, il reconnut, au sujet de son emploi du «langage des faubourgs parisiens» : «Il est un peu gros, sans doute, mais quelle verdeur, quelle force et quel imprévu d'images !» Dans sa préface, il chercha à expliquer le mauvais accueil qu'avait reçu le livre : «La forme seule a effaré. On s’est fâché contre les mots. Mon crime est d’avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah ! la forme, là est le grand crime ! Des dictionnaires de cette langue existent pourtant, des lettrés l’étudient et jouissent de sa verdeur, de l’imprévu et de la force de ses images. Elle est un régal pour les grammairiens fureteurs.» En effet, il consulta le ''Dictionnaire historique d'argot'' de Lorédan Larchey, le ''Dictionnaire de la langue verte'' d’Alfred Delvau, fit de son roman «un travail philologique». On peut relever l'emploi de ces mots : - «abatage» pour «reproches» ; - «abatis» pour «bras et jambes» ; - «allonger» pour «donner un coup» ; - «bâfrer» pour «manger goulûment, avec excès» ; - «balancer» pour «se débarrasser», «rejeter» ; - «bastringue» pour «guinguette» ; - «bec» pour «bouche» ; - «becqueter» pour «manger» ; - «bedon» pour «ventre» ; - «boîte» pour «atelier» ; - «bordée» pour «absence du travail non justifiée» ; - «bourgeois» pour «époux» ; «bourgeoise» pour «épouse» ; - «bousingot» pour «cabaret mal famé» ; - «branche» : «vieille branche» pour «vieux copain» ; - «cadet» pour «quidam» ; - «cambuse» pour «logement exigu», comme, sur un bateau, le magasin aux vivres ; - «camphre» pour «eau-de-vie âpre et violente» : - «canon» pour «verre de vin» ; - «casse-gueule» pour «eau-de-vie très forte» ; - «cato» pour «prostituée de bas étage» ; - «chat» pour «concierge de prison» ; - «chenillon» pour «avorton», «enfant» ; 12 - «cheulard» pour «soûlard» ; - «chic» pour «aisance», «air dégagé» ; - «chienlit» (masculin) pour «personnage de carnaval» ; d'où «chienlit de la Courtille» (célèbre lieu de plaisir parisien de jadis, situé vers l'emplacement du carrefour de Belleville, en bas de l'actuelle rue de Belleville et en haut de la rue du Faubourg-du-Temple) ; - «se chiffonner» pour «se fâcher» ; - «chopine» pour «bouteille de vin» ; - «cocarde» pour «saoulerie» ; - «cochon» pour «licencieux» ; - «coco» pour «corps», «estomac» ; - «coterie» pour «assistants» à une scène ; - «couenne» pour «peau» ; - «coulant» pour «accommodant» ; - «coup de tampon» pour «coup de poing» ; - «crevaison» pour «mort» ; - «crever» pour «tuer» ; - «cruche» pour «idiote» ; - «danse» pour «volée de coups» ; - «décaniller» pour «s'en aller rapidement», «décamper» ; - «décatissage» pour «déchéance» ; - «dèche» pour «misère» ; - «dégommé» pour «vieux», «qui est défraîchi», «qui a perdu ses cheveux» ; - «dés à coudre» pour «petits verres» ; - «dîners par coeur» pour «moyens de tromper la faim» ; - «dodo» pour «lit» ou «sommeil» ; - «écrabouiller» pour «écraser» ; - «s'embrasser comme du pain» pour «s'embrasser amoureusement, chaleureusement» ; - «emmoutarder» pour «ennuyer», «embêter» ; - «encloué» pour «handicapé mental» ; - «farce» (adjectif) pour «amusant», «comique», «grotesque» ; - «fil» pour «eau de vie servie dans les cafés ruraux» ; le «fil-en-quatre» valait quatre sous le verre, en fonction du degré d'alcool ; - «flâne» pour «flânerie», «fainéantise» ; - «flanquer à la porte» pour «congédier», «renvoyer» ; - «flûter», «envoyer flûter quelqu'un» pour «l'envoyer promener» ; - «fouler», «se la fouler» pour «se donner du mal» ; - «frimousse» pour «visage» ; - «fringale» pour «faim» ; - «fripe» pour «nourriture» ; - «fripouille» pour «canaille», «chenapan» ; - «frusques» pour «vêtements» ; - «gaupe» pour «fille d'une conduite lamentable» : - «godaille» pour «débauche de table et de boisson» ; - «grand-tétasse» pour «femme à la forte poitrine» ; - «grelot» : «avoir un fichu grelot» pour «être un fameux bavard» ; - «guibolles» pour «jambes» ; - «guignol» pour «personne involontairement comique ou grotesque» ; - «gueuleton» pour «repas copieux» ; - «jobard» pour «naïf, facile à tromper» ; - «lanterner» pour «traîner en longueur» ; - «licher» pour «boire lentement une petite quantité de liquide en en appréciant le goût» ; d'où «lichade» ; - «louchon» pour «personne qui louche», «qui est affligée d'un fort strabisme». 15 personnages, et incluant le destinataire : «Gervaise [...] se remit à la fenêtre. À la barrière, le piétinement de troupeau continuait dans le froid du matin. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus.» (chapitre I). En effet, par le recours au monologue intérieur, Zola passa insensiblement du style direct au style indirect libre sans que ni le vocabulaire populaire ni le mouvement des phrases soient modifiés. Aussi a-t-on pu mettre en doute la «vérité» linguistique de ce texte à l'écriture hybride. Zola avait ainsi inauguré ce qu'on a appelé par la suite le «roman parlé» où l'auteur se départit de son langage pour donner l'illusion que le texte est écrit dans la langue des personnages, que leur vie intérieure est restituée à l'état brut. Le roman devient ainsi un «roman du comportement» où l'auteur s'efface pour laisser penser et réagir librement et naturellement les personnages, pour faire entendre une sorte de voix collective commentant les événements. En fait, ce «roman parlé» fut le fruit d’un travail très concerté, car le vocabulaire et la syntaxe populaires y furent stylisés. Et Zola fit œuvre d'art, non seulement en usant d'un style vigoureux, mais en dépassant, dans les procédés d'expression, le banal réalisme, en déployant une grande variété de tons. On trouve des descriptions de lieux d'un strict réalisme : «''L’assommoir'' du père Colombe se trouvait au coin de la rue des Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. L’enseigne portait, en longues lettres bleues, le seul mot : Distillation, d’un bout à l’autre. Il y avait à la porte, dans deux moitiés de futaille, des lauriers-roses poussiéreux. Le comptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d’étain, s’allongeait à gauche en entrant ; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles et les cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, des bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir, leurs taches vives, vert-pomme, or pâle, laque tendre.» (chapitre II). Mais le connaisseur en matière de peinture que Zola était, dont on perçoit le goût dans chacune des pages du roman, qui écrivit comme il aurait peint, sut trouver des couleurs assez puissantes pour son tableau de l'enfer, qui est grandiose, a quelque chose d'hallucinant. Dans l'ensemble du roman, domine le noir. L'horizon est bouché ; il n'y a jamais de soleil, ou presque ; les rues sont décrites surtout la nuit («Oh ! que la nuit faisait toutes ces choses tristes !») ; tout est bitumeux, d'une laideur poignante. La seule lumière est celle, diabolique, de l'alambic. De ce fait, de cette masse d'horreurs naît une beauté étrange. Parfois, la description réaliste d'un lieu triste s'éclaire tout de même : Dans «la rue» où «il y avait des boutiques sombres, aux carreaux sales, des cordonniers, des tonneliers, une épicerie borgne, un marchand de vin en faillite, dont les volets fermés depuis des semaines se couvraient d'affiches [...] seule une devanture de perruquier de petite ville, peinte en vert, toute pleine de flacons aux couleurs tendres, égayait ce coin d'ombre du vif éclair de ses plats de cuivre, tenus très propres.» (chapitre IV). Il arrive aussi que la description réaliste dérive vers un certain grotesque : «Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison. Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. Les façades grises, comme nettoyées et badigeonnées d'ombre, s'étendaient, montaient ; et elles étaient plus nues encore, toutes plates, déshabillées des loques séchant le jour au soleil. Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses, vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire loucher certains coins. Au-dessus de chaque vestibule, de bas en haut, à la file, les vitres des six paliers, blanches d'une lueur pâle, dressaient une tour étroite de lumière. Un rayon de lampe, tombé de l'atelier de cartonnage, au second, mettait une traînée jaune sur le pavé de la cour, trouant les ténèbres qui noyaient les ateliers des rez-de-chaussée. Et, du fond de ces ténèbres, dans le coin humide, des gouttes d'eau, sonores au milieu du silence, tombaient une à une du robinet mal tourné de la fontaine. Alors, il sembla à Gervaise que la maison était sur elle, écrasante, glaciale à ses épaules. C'était toujours sa bête de peur, un enfantillage dont elle souriait ensuite. / Et elle dut, pour sortir, sauter par-dessus une grande mare, qui avait coulé de la teinturerie. Ce jour-là, la mare était 16 bleue, d'un azur profond de ciel d'été, où la petite lampe de nuit du concierge allumait des étoiles.» (chapitre II). Zola révèle même un talent de caricaturiste dans ces aperçus sur des prostituées ; «Il y en avait une, au tronc énorme, avec des jambes et des bras d'insecte, débordante et roulante, dans une guenille de soie noire, coiffée d'un foulard jaune ; il y en avait une autre, grande, sèche, en cheveux, qui avait un tablier de bonne ; et d'autres encore, des vieilles replâtrées, des jeunes très sales, si sales, si minables, qu'un chiffonnier ne les aurait pas ramassées.» (chapitre XII). Plus encore, la description réaliste d'un lieu peut laisser éclater des touches quelque peu fantastiques : «Sur la rue, la maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, et les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatre boutiques occupaient le rez-de-chaussée : à droite de la porte, une vaste salle de gargote graisseuse ; à gauche, un charbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. La maison paraissait d'autant plus colossale qu'elle s'élevait entre deux petites constructions basses, chétives, collées contre elle ; et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché grossièrement, se pourrissant et s'émiettant sous la pluie, elle profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme cube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d'une nudité interminable de murs de prison, où des rangées de pierres d'attente semblaient des mâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais Gervaise regardait surtout la porte, une immense porte ronde, s'élevant jusqu'au deuxième étage, creusant un porche profond, à l'autre bout duquel on voyait le coup de jour blafard d'une grande cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait, roulant une eau rose très tendre. [...] À l'intérieur, les façades avaient six étages, quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour. C'étaient des murailles grises, mangées d'une lèpre jaune, rayées de bavures par l'égouttement des toits, qui montaient toutes plates du pavé aux ardoises, sans une moulure, seuls les tuyaux de descente se coudaient aux étages, où les caisses béantes des plombs mettaient la tache de leur fonte rouillée. Les fenêtres sans persienne montraient des vitres nues, d'un vert glauque d'eau trouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des matelas à carreaux bleus, qui prenaient l'air ; devant d'autres, sur des cordes tendues, des linges séchaient, toute la lessive d'un ménage, les chemises de l'homme, les camisoles de la femme, les culottes des gamins ; il y en avait une, au troisième, où s'étalait une couche d'enfant, emplâtrée d'ordure. Du haut en bas, les logements trop petits crevaient au-dehors, lâchaient des bouts de leur misère par toutes les fentes.» (chapitre II). S'impose surtout l'évocation de l'alambic de ''L'assommoir'' qui est un bel exemple d'hypotypose, c'est-à-dire de peinture si vive, si animée, si frappante et si énergique que l'appareil est en quelque sorte sous les yeux du lecteur. C'est Gervaise qui «eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool. L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet.» (chapitre II). Plus loin, il est, pour Gervaise encore, «cette sacrée marmite, ronde comme un ventre de chaudronnière grasse, avec son nez qui s'allongeait et se tortillait, [qui] lui soufflait dans les épaules, une peur mêlée d'un désir. On aurait dit la fressure de métal d'une grande gueuse, de quelque sorcière qui lâchait goute à goutte le feu de ses entrailles, une jolie source de poison, une opération qu'on aurait dû enterrer dans une cave, tant elle était effrontée et abominable !» (chapitre X). Les actions peuvent être rendues avec une simple précision qui laisse pourtant planer une menace : «Coupeau terminait alors la toiture d'une maison neuve, à trois étages. / Ce jour-là, il devait justement poser les dernières feuilles de zinc. Comme le toit était presque plat, il y avait installé son établi, un large volet sur deux tréteaux. Un beau soleil de mai se couchait, dorant les cheminées. Et, tout là- haut, dans le ciel clair, l'ouvrier taillait tranquillement son zinc à coups de cisaille, penché sur l'établi, pareil à un tailleur coupant chez lui une paire de culottes. Contre le mur de la maison voisine, son aide, un gamin de dix-sept ans, fluet et blond, entretenait le feu du réchaud en manœuvrant un 17 énorme soufflet, dont chaque haleine faisait envoler un pétillement d'étincelles. [...] L'aide enfonça les fers à souder au milieu de la braise, d'un rose pâle dans le plein jour. Puis il se remit à souffler. Coupeau tenait la dernière feuille de zinc. Elle restait à poser au bord du toit, près de la gouttière ; là, il y avait une brusque pente, et le trou béant de la rue se creusait. Le zingueur, comme chez lui, en chaussons de lisières, s'avança, traînant les pieds, sifflotant l'air d'''Ohé ! les p'tits agneaux''. Arrivé devant le trou, il se laissa couler, s'arc-bouta d'un genou contre la maçonnerie d'une cheminée, resta à moitié chemin du pavé. Une de ses jambes pendait. Quand il se renversait pour appeler cette couleuvre de Zidore [Isidore, l'aide], il se rattrapait à un coin de la maçonnerie à cause du trottoir, là- bas, sous lui.» (chapitre IV). Le romancier naturaliste décrivit la crise de «delirium tremens» de Coupeau en montrant cependant que ses gesticulations, à la fois comiques et horribles, exprimaient le fond de la détresse humaine : «Coupeau dansait et gueulait. Un vrai chienlit de la Courtille, avec sa blouse en lambeaux et ses membres qui battaient l'air ; mais un chienlit pas drôle, oh ! non, un chienlit dont le chahut effrayant vous faisait dresser tout le poil du corps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. Cré nom ! quel cavalier seul ! Il butait contre la fenêtre, s'en retournait à reculons, les bras marquant la mesure, secouant les mains, comme s'il avait voulu se les casser et les envoyer à la figure du monde. On rencontre des farceurs dans les bastringues, qui imitent ça ; seulement, ils l'imitent mal, il faut voir sauter ce rigodon des soûlards, si l'on veut juger quel chic ça prend, quand c'est exécuté pour de bon. [...] Coupeau avait le cri d'une bête dont on a écrasé la patte.». (chapitre XIII). Zola pratiqua souvent cet impressionnisme qui se caractérise par, dans les scènes de la rue ou d'intérieur, la juxtaposition très élaborée de sensations visuelles, auditives et surtout olfactives, l'opposition de deux sensations (odeur, couleur) qui, dans un violent contraste, fait surgir un éclair de beauté d'un environnement sordide. Il put avoir de saisissants raccourcis : ainsi, à propos de Bijard, il stigmatisa «l'ivrognerie de l'homme qui enlevait les draps du lit pour les boire» (chapitre VI). Le romancier naturaliste se montra pourtant souvent poète, le lyrisme affleurant parfois soudainement, sous la forme d'une poésie très simple, spontanée, en contraste généralement avec l'épais prosaïsme du milieu ambiant ou de la situation. On trouve ainsi : - Le poème de la misère causée par l'hiver : «Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autour du poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger ; le second hiver, le poêle ne se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne de fonte. [...] La neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu de leur chair. C’était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d’ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l’escalier et des corridors. Si chacun avait eu un mort chez lui, ça n’aurait pas produit un air d’orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l’écrasement du pauvre monde» (chapitre X). - La poésie que Gervaise porte en elle et qui jaillit quand elle pense à Goujet ou qu'elle le voit : «Tout le monde disait en riant à Gervaise que Goujet avait un béguin pour elle. Elle le savait bien, elle rougissait comme une jeune fille, avec une fleur de pudeur qui lui mettait aux joues des tons vifs de pomme d'api. Ah ! le pauvre cher garçon, il n'était pas gênant ! Jamais il ne lui avait parlé de ça ; jamais un geste sale, jamais un mot polisson. On n'en rencontrait pas beaucoup de cette honnête pâte. Et, sans vouloir l'avouer, elle goûtait une grande joie à être aimée ainsi, pareillement à une sainte vierge. Quand il lui arrivait quelque ennui sérieux, elle songeait au forgeron ; ça la consolait. Ensemble, s'ils restaient seuls, ils n'étaient pas gênés du tout ; ils se regardaient avec des sourires, bien en face, sans se raconter ce qu'ils éprouvaient. C'était une tendresse raisonnable, ne songeant pas aux vilaines choses, parce qu'il vaut encore mieux garder sa tranquillité, quand on peut s'arranger pour être heureux, tout en restant tranquille.» (chapitre V). - Le lyrisme dans l'évocation de la beauté fraîche et sensuelle de Nana : «Très blanche de chair, très grasse, si dodue même qu’on aurait dit une pelote. [...] Une vraie frimousse de margot, trempée dans du lait, une peau veloutée de pêche, un nez drôle, un bec rose, des quinquets luisants auxquels les 20 - le serrurier Bijard ; - les chaînistes Lorilleux qui travaillent dans leur logement ; - la laveuse puis blanchisseuse Gervaise qui exerce un métier qui, en cette seconde moitié du XIXe siècle, était essentiel et symbolique car le linge révélait les dessous de la société (c'est bien la raison pour laquelle, en 1863, Daumier peignit une saisissante ''Blanchisseuse'' ; que, dans les années 1880, Edgar Degas consacra, à des blanchisseuses, une série de tableaux qui permettent de mieux imaginer la boutique de Gervaise, avec ses ouvrières aux chignons défaits et aux camisoles ouvertes dans la chaleur de la machine à vapeur et des fers) ; - l'ouvrière en fleurs artificielles Nana. Mais le roman est d'abord un tableau de Paris sous le Second Empire, époque où se déployèrent l'individualisme et l'opportunisme du capitalisme car ce fut alors que la bourgeoisie l'emporta définitivement sur l'aristocratie, et commença à entasser le capital lié à l'industrialisation. Zola nous fait constater que la ville avait connu, sous la direction du baron Haussmann, des transformations qui étaient le témoignage de la puissance de l'argent et de la prospérité économique de toute la classe bourgeoise enrichie : - destruction totale du mur de l’octroi (qui entourait alors Paris), à l’exception de quatre barrières qui dataient de 1786 ; - agrandissement de Paris de onze à vingt arrondissements, en absorbant vingt-quatre villages limitrophes, en faisant disparaître les anciens faubourgs ; - percée de grands et larges boulevards (ainsi, l’hôtel Boncoeur où vit Gervaise au début du roman se trouve boulevard des Poissonniers et sur le prolongement du boulevard de la Chapelle) ; - édification de grands immeubles en pierre de taille de six étages, signe de l'installation d'une classe sociale plus aisée. Déjà, dans son article de ''La tribune'' du 18 octobre 1868, il avait protesté : «Chaque nouveau boulevard qu’on perce les [les ouvriers] jette en plus grand nombre dans les vieilles maisons des faubourgs.» Puis, dans un article qu'il avait publié en 1872, dans le journal ''La cloche'', il avait dénoncé ''Le nettoyage de Paris sous Haussmann''' : «Pour nettoyer la ville, on a commencé par sabrer le vieux Paris, le Paris du peuple. On a rasé la Cité, jeté des boulevards sur le ventre des quartiers légendaires, continué les quartiers riches jusqu'aux fortifications. Puis, pour achever le nettoyage, on a poussé le peuple lui-même par les épaules, en rêvant de le parquer dans quelque bois voisin.» Alors qu'au début du roman, la rue Neuve-de-la-Goutte-d'Or, où Gervaise vit avec Coupeau, a l'aspect d'une rue de ville de province, qu'on y trouve encore de ces lavoirs présents plutôt à la campagne, et qu'elle peut espérer y réaliser son idéal d'une vie simple, on la voit, au chapitre XII, affamée et grelottante dans la nuit d'hiver, parcourant le quartier où elle a vécu ses triomphes de belle blanchisseuse blonde, et constater qu'il a été transformé, ce qui fait que, amère, elle se plaint : «Le quartier embellissait à l'heure où elle-même tournait à la ruine. On n'aime pas, quand on est dans la crotte, recevoir un rayon en plein sur la tête». En effet, s'y coudoyaient désormais le luxe agressif et la misère noire, car le petit commerce se développait (on assistait à la prolifération de boutiques de plus en plus élégantes, la blanchisserie de Gervaise était devenue une épicerie fine, Nana travaillait chez une fleuriste employant plusieurs ouvrières), se multipliaient les établissements de plaisir (guinguettes, bals, cafés-concerts) où une gaieté assez vulgaire et une débauche sous plusieurs formes se donnaient libre cours. Gervaise elle-même a, au temps de son aisance, donné une grand repas qui nous renseigne sur Ia gastronomie populaire. Alors que Paris évolue, se remet à neuf, les habitants du quartier, rejetés à la périphérie, sont abandonnés des autorités, tenus à l’écart de cette renaissance, s’embourbent dans la pauvreté, vivent dans une grande détresse. L'action se déroule sur les «barrières de Paris», presque exclusivement dans le quartier de la Goutte- d'Or que, pour préparer le roman, Zola visita, en prenant des notes et en dressant des plans de rues. Aussi a-t-il soigneusement choisi et longuement décrit les lieux. Il délimita le quartier par, à l'ouest, les hauteurs de Montmartre ; au nord, les anciennes fortifications ; au sud, l'hôpital Lariboisière ; à l'est, 21 les abattoirs de La Villette, ces deux derniers lieux enfermant l'espace de façon symbolique, sinon mythique. À l'intérieur de ce quadrilatère, les personnages ne cessent de déambuler, que ce soit pour le travail, pour le plaisir ou au hasard de leurs divagations alcooliques où ils viennent s’abîmer dans des bistrots fétides et maléfiques. Dans ce quartier, Gervaise fait de successifs déménagements qui marquent les phases ascendantes puis descendantes de son existence : hôtel Boncœur, rue Neuve de la Goutte-d'Or où elle voisine avec Goujet, rue de la Goutte-d'Or d'abord au rez-de-chaussée comme patronne, puis au sixième étage parmi les besogneux, enfin sous l'escalier. En fait, sa vie est une errance à laquelle la mort met un terme misérable. Une seule fois, les personnages se risquent en dehors de leur quartier, lorsque, au chapitre III, toute la noce se rend au Louvre, dont la visite est décrite comme quelque chose d’obligatoire, de rituel, mais, surtout, de foncièrement ennuyeux, une sorte de passage obligé, de pèlerinage qu’on accomplit au moins une fois dans sa vie mais sans véritable appétit ni profit, d'où une impression de décalage entre les lieux et les intrus, qui est parfaitement rendue. Sous la conduite de M. Madinier, un ancien ouvrier devenu patron, ils errent lamentablement dans le labyrinthe des salles, galopent sur les parquets cirés. Déplacés au milieu des ors et des chefs-d’œuvre qu’ils ne comprennent pas, ils ponctuent leur visite de commentaires naïfs ou égrillards qui contrastent avec les références esthétisantes de la bourgeoisie, et offusquent les gardiens. En racontant les malheurs de Gervaise, Zola montra la misère de la classe ouvrière dont il souligna : - Les mauvaises conditions de travail. C'est généralement un esclavage car, dans les ateliers ou les boutiques, il faut travailler du matin au soir pour gagner tout juste de quoi ne pas mourir de faim, en étant soumis au «choléra de la misère» qui démoralise les prolétaires, transforme la plupart en bêtes, exacerbant méchancetés et jalousies. Ne peut vivre convenablement que le forgeron Goujet, qui est d'ailleurs le seul véritable ouvrier, conscient de sa dignité et de ses intérêts, de plus sobre et travailleur. Mais, comme le machinisme se développait, il le ressentait comme une menace obsédante : «Un jour, bien sûr, la machine tuerait l'ouvrier», la machine à forger les boulons prendrait la place des forgerons. Ce développement entraînait la précarité de l'emploi, le chômage et les diminutions de salaire ; et, justement, à la fin du livre, une diminution arbitraire de son salaire montre Goujet rivé à la condition ouvrière. Si les Lorilleux sont encore des artisans chaînistes, qui travaillent chez eux, ils n'en sont pas moins exploités par le patron, sans même en avoir conscience, et l'artisanat s'anéantissait dans l'armée anonyme des fabriques et des usines. - L'absence de protection sociale. À cette époque, la législation sociale étant inexistante, les ouvriers ne pouvaient attendre aucun secours. Celui qui était victime d'un accident ou qui tombait malade ne touchait aucune indemnité, aucune pension d'invalidité s'il ne pouvait plus exercer de métier, aucune allocation s'il était réduit au chômage ; il ne lui était offert aucune possibilité d'apprendre un autre métier et de se reclasser s'ii était devenu inapte à celui qu'il exerçait avant son accident, ou si le métier disparaissait, du fait du progrès. Les ouvriers ne touchaient pas de retraite. Le père Bru, un vieil ouvrier réduit à coucher sous l'escalier de la maison de la Goutte-d'Or, qui, «abandonné de Dieu et des hommes, se nourrit uniquement de lui-même, retourne à la taille d'un enfant, ratatiné et desséché à la manière des oranges qui se racornissent sur les cheminées», illustre bien ce qui arrive aux vieux qui ne peuvent plus travailler, s'ils ont le malheur de ne pas avoir mis de l'argent de côté (mais combien le pourraient-ils?) ; mais il lui semble logique qu'on ne l'emploie plus, et il ne lui viendrait pas à l'idée qu'on puisse le payer à ne rien faire, qu'on lui doive encore quelque chose : «Ça se comprend, puisque je ne suis plus bon à rien. ils ont raison. Je ferais comme eux.[...] Voyez-vous, le malheur, c'est que je ne sois pas mort. Oui, c'est ma faute.» - L'absence de solidarité. Les personnages restent tout au long du livre des individus réunis accidentellement par les circonstances de leur vie privée ; ils forment (parce qu'ils habitent le même quartier, le même bâtiment) tout au plus un groupe social, mais pas une classe consciente d'avoir des intérêts communs et préoccupée de les défendre. Chacun vit pour soi. Le monde ouvrier donne le 22 spectacle de I'égoïsme, de i'avidité, de l'envie, de la jalousie, des rancunes et de Ia lâcheté ; il est le théâtre d'une impitoyable lutte pour la vie qui s'y traduit, davantage que dans les classes «supérieures», par la brutalité physique. - Les atroces conditions de logement. Conséquence des transformations de la ville, le peuple est repoussé à la périphérie, dans des maisons lépreuses, est entassé dans des immeubles insalubres, dans des logements délabrés et sordides, où il vit dans la crasse, la boue, l'humidité, connaît le froid, la faim, l'angoisse du terme. - La dépravation des moeurs. Comme le travail est un esclavage s'impose le sentiment qu'il vaut mieux saisir le plaisir quand il se présente. Les ouvriers, se sentant mis au ban de la société, veulent la défier et se venger d'elle en se livrant au vice avec forfanterie. Cependant, s'ils prétendent que leur pratique du vice est leur revanche contre le travail, en fait, ils s'y laissent aller par entraînement, par lâcheté, par fatigue surtout, pour l'oubli qu'ils y trouvent. Ce vice, c'est d'abord le sexe. Cause en grande partie du scandale qu'allait provoquer le roman, s'en montrent friandes les femmes aussi. En effet : - Clémence, la repasseuse de Gervaise, révèle que, entre les bras d'un homme, elle oublie, brièvement, qu'elle «s'escrime toute la sainte journée pour gagner cinquante-cinq sous, se brûle le sang du matin au soir devant la mécanique». - Gervaise elle-même, la sage et raisonnable Gervaise, qui n'a pas grand plaisir à coucher avec un homme, qui ne fait que se soumettre à un désir qu'elle ne partage pas, et qui a longtemps défendu son respect de soi, finit par rejoindre Lantier dans son lit, parce qu'il en a envie, parce que Coupeau est ivre, parce qu'elle est fatiguée de se battre. Le sexe, s'il permet l'oubli, est aussi ce qui est interdit et qui est gratuit ; c'est donc un champ illimité dans lequel l'imagination s'évade. Ainsi, tandis que, les doigts des fleuristes sont employés à tortiller des fleurs, leurs «bavardages interminables» sont «allumés de continuelles préoccupations polissonnes» ; si elles posent «pour des demoiselles comme il faut», «les saletés marchent bon train», elles «se disent des cochonneries», font des confidences «de bastringue et de nuits peu catholiques», «soufflent une perversion», l'une révélant qu'à son amie «un homme fait des queues tous les jours !» ; et «Nana reniflait, se grisait, lorsqu'elle sentait à côté d'elle une fille qui avait déjà vu le loup.» (chapitre XI). Devant les enfants, Nana, Victor, Pauline Boche, qui traînent et jouent dans la rue, ne vont à l'école que d'une façon sporadique, les adultes affichent des principes rigides, et affectent parfois, d'interrompre un moment telle conversation légère, telle brutale caresse érotique. Mais, le plus souvent, ils oublient que les jeunes sont là, et ne se gênent pas, comme ils ne se gênent pas pour se quereller grossièrement, s'empoigner, se battre devant eux. Ainsi, un jour que la conversation dans la blanchisserie est venue sur l'avortement, sujet familier, occasion pour Zola de révéler l'ignorance du milieu (les vieilles femmes indiquent aux plus jeunes des compositions de tisanes qui seraient abortives), ces dames cessent de parler lorsqu'Augustine, l'apprentie, entre dans la boutique ; mais, un instant après, elles ne pensent plus à elle, et la conversation reprend sur le même sujet. S'il est question d'avortement, c'est que, dans le milieu ouvrier, la fécondité qui, dans un autre milieu et d'autres circonstances, est considérée comme une bénédiction, est vue comme une malédiction. Pour les ouvriers, les enfants sont de petites bêtes qui coûtent cher à nourrir et à habiller, qui prennent trop de place dans le logement, déjà trop petit, et dont il faut encore s'occuper après le travail, pour n'en tirer bien souvent que des ennuis quand, comme Nana, ils tournent mal, tombent au ruisseau, ont des démêlés avec la police, et vous déconsidèrent aux yeux des voisins. Est donc bien compréhensible le dégoût et le mépris de Gervaise et des locataires de l'immeuble de la rue de la Goutte-d'Or pour Madame Gaudron, la cardeuse de matelas, qui a neuf enfants et des grossesse annuelles. Les ouvriers ressentent plutôt un goût de la mort. En effet, comme leur vie est difficile et misérable, ils en éprouvent une infinie lassitude, en viennent à considérer qu'elle ne vaut pas la peine d'être vécue. 25 D'autres personnages sont, devant le malheur de Gervaise, des spectateurs apitoyés mais impuissants (Mme Goujet) ou indifférents, voire hostiles. C'est le cas particulièrement des Lorilleux qui, ouvriers en chambre travaillant l'or, matière noble dont l'éclat et le prix, pensent-ils, rejaillissent sur eux, semblent faire exception car ils ne sont pas dans la misère, et ont la vanité et l'égoïsme de leur aisance ; lorsqu'ils émergent de leur deux pièces sordide, le teint brouillé et jaune, ils sont revêtus des attributs dérisoires de la dignité petite-bourgeoise qui leur fait mépriser leurs voisins : «Les Lorilleux [...] vivaient en sournois, au fond du corridor, se garant de toutes ces misères qui piaulaient dans ce coin de la maison, s'enfermant pour ne pas avoir à prêter des pièces de vingt sous. Oh ! des bons coeurs, des voisins joliment obligeants ! oui, c'était le chat ! On n'avait qu'à frapper et à demander du feu, ou une pincée de sel, ou une carafe d'eau, on était sûr de recevoir tout de suite la porte sur le nez. Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu’ils ne s'occupaient jamais des autres, quand il était question de secourir leur prochain ; mais ils s'en occupaient du matin au soir, dès qu'il s'agissait de mordre le monde à belles dents. Le verrou poussé, une couverture accrochée pour boucher les fentes et le trou de la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs fils d'or une seconde.» (chapitre X). Dès le début, Mme Lorilleux montre qu'elle n'aime pas Gervaise, et sa méchanceté s'accroît quand sa belle-soeur parvient à s'établir dans un commerce ; aussi refusent-ils ensuite de l'aider lorsqu'elle sombre dans la misère : «La dégringolade de la Banban [le surnom qu'ils ont donné à Gervaise] les faisait ronronner la journée entière, comme des matous qu'on caresse. Quelle dèche, quel décatissage, mes amis ! Ils la guettaient aller aux provisions et rigolaient du tout petit morceau de pain qu'elle rapportait sous son tablier. Ils calculaient les jours où elle dansait devant le buffet. Ils savaient, chez elle, l'épaisseur de la poussière, le nombre d'assiettes sales laissées en plan, chacun des abandons croissants de la misère et de la paresse. Et ses toilettes donc, des guenilles dégoûtantes qu'une chiffonnière n'aurait pas ramassées ! Dieu de Dieu ! il pleuvait drôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette cato qui tortillait tant son derrière, autrefois, dans sa belle boutique bleue. Voilà où menaient l'amour de la fripe, les lichades et les gueuletons.» (chapitre X). Sont des instruments plus ou moins volontaires du malheur de Gervaise les deux hommes de sa vie : - Coupeau. C'est d'abord un ouvrier honnête, travailleur, relativement sobre (il ne boit que du vin) car il se souvient de l'alcoolisme de son père, capable même, pendant les quatre premières années, de délicatesse à l'égard de Gervaise. Aussi leur ménage marche-t-il bien. Mais il est victime d'une chute qui le change, lui inspire la crainte de monter à nouveau sur les toits, le dégoût de son métier ; il a désormais perdu l'immunité, l'inconscience du danger de celui qui n'a jamais eu d'accident. Et sa convalescence, qui se prolonge longtemps après qu'il est rétabli, le contraint à l'oisiveté, l'amène à de mauvaises fréquentations, à fréquenter le cabaret. Alors il «roule au ruisseau, dans le vin, dans l'ordure», n'est plus qu'un ivrogne mené peu à peu, par paliers, à l'état de loque et au délire alcoolique. Dans cette catastrophe progressive, on trouve le dégoût croissant du travail, malgré quelques velléités ; la perte de sa dignité d'homme et d'abord de mari (il pousse Gervaise dans les bras de Lantier, puis lui conseille de se prostituer) ; l'abandon de sa responsabilité paternelle (avec Nana, il va des violences physiques à une indifférence complète devant ses débordements). - Lantier. C'est d'abord un garçon de vingt-six ans, petit, très brun, d’une jolie figure, avec de menues moustaches, qu’il frise toujours d’un mouvement machinal de la main. Il porte alors une cotte d’ouvrier tanneur, une vieille redingote tachée qu’il pince à la taille ; il se montre méticuleux, ayant, en parlant, un accent provençal très accentué. Dépensier et infidèle, après avoir dépensé l'héritage de Gervaise, il l'abandonne, elle et ses enfants. Pendant sept ans, on ne le revoit pas. Brusquement, il reparaît dans le quartier, étant alors prétendument devenu chapelier alors qu'en fait, il n'est toujours qu'un chômeur et un maquereau. On l’aperçoit autour de la boutique de Gervaise, ramené sans doute par Virginie. Coupeau, déjà alcoolique, fait de lui son ami, et l’introduit à la maison. À cette époque, il s’est épaissi, il est devenu gras et rond à cause de sa petite taille, de ses jambes et de ses bras qui sont lourds ; mais sa figure garde de jolis traits, sous la bouffissure due à une vie de fainéantise ; et, comme il soigne beaucoup ses moustaches, on ne lui donne pas plus que son âge. Bien habillé, il 26 porte un pantalon gris, un gros paletot bleu et un chapeau rond. Si on l’en croit, il a dirigé longtemps une fabrique de chapeaux, et s’est retiré parce que son associé «mangeait» la maison avec des femmes. Aussi, lui qui «savait lire et parlait comme un avocat», se donne-t-il des allures de patron, mais entretient le mystère sur son passé et ses occupations, disparaissant parfois pour des affaires qu'il garde secrètes mais qu'il est sans cesse sur le point de conclure et qui doivent, selon lui, faire sa fortune. Il En réalité, il ne fait rien, se caractérise par sa fainéantise et son habileté à maquereller. Par ailleurs, lecteur des journaux républicains, détenteur de brochures «ouvriéristes», il diatribe contre l'Empire. Mais la grande préoccupation de ce parasite est de s’insinuer dans le ménage des Coupeau où, une séduction trouble émanant de ce bellâtre, tandis qu'il poursuit ses desseins avec une obstination et une habileté démoniaques, s'abattant sur sa proie après une série de cercles concentriques (chapitre VII), il fait bientôt la loi, prenant possession de la maison, ne payant plus sa pension, empruntant même de l'argent à la femme pour «faire la noce» avec le mari. Toujours poli et de bonnes manières, ce beau parleur conquiert le quartier, séduit même les Lorilleux. À présent, chez les Coupeau, il désigne lui-même les fournisseurs, exige qu’on respecte son goût de Provençal pour la cuisine à l’huile, joue le rôle de grand arbitre dans la famille, se charge de l’éducation de Nana, et, finalement, redevient l’amant de Gervaise qu’il mène au doigt et à l’œil. Lorsque, plus tard, il flaire la panne, il tourne ses batteries vers les Poisson, amène Virginie à reprendre la boutique des Coupeau, règne entre la petite blonde et la grande brune, se bourre de sucreries, et «nettoie» tranquillement le petit commerce de Virginie comme il avait «nettoyé» celui de Gervaise. Cet homme, qui vit des femmes, tourne alors autour de la fille du restaurant d’à côté, une femme magnifique, et fait en sorte qu'elle reprenne le magasin qui sera une triperie. Mauvais génie, il incarne l'esprit du mal. Comme l'indiquait nettement le premier titre qu'avait choisi Zola (''La vie simple de Gervaise Macquart'') et comme l'indiqua ensuite le titre donné par René Clément à son film qui fut une adaptation du roman (“Gervaise”), celui-ci est essentiellement l’histoire de Gervaise, qui en est la figure la plus importante et la plus subtile. Zola voulut faire d'elle la femme du peuple type, le symbole de toutes ces femmes du peuple broyées par la terrible machine de la fatalité sociale. Comme il fondait ses personnages sur la théorie de l'hérédité, il fit d'elle une enfant depuis sa naissance chétive et affligée d'une claudication. Son père la battait, et sa mère la soignait à l'anisette, jusqu'à ce qu'elle ait, un jour, failli en mourir. À douze ans, elle devint apprentie blanchisseuse. À quatorze ans, elle tomba enceinte pour la première fois, de l'ouvrier tanneur, Auguste Lantier. Dans son ''Ébauche'', Zola avait prévu que Gervaise «doit être une figure sympathique», «de tempérament tendre et passionné [...] une bête de somme au travail [...] Chacune de ses qualités tourne contre elle. Le travail l'abrutit, sa tendresse la conduit à des faiblesse extraordinaires.» Dans ''L'assommoir'', on assiste, sur dix-huit années d'existence, à sa conquête d'une certaine aisance puis à une dégradation morale et physique à laquelle elle aurait pu échapper car «elle se compare à un sou lancé en l'air, retombant pille ou face, selon les hasards du pavé». En effet, chez cet être complexe, les éléments positifs et les éléments négatifs coexistaient. Mais, du fait de sa malchance, ceux-ci prirent progressivement le dessus. À vingt-deux ans, elle est grande, assez mince, jolie, avec des traits fins mais déjà tirés par les rudesses de sa vie. Elle ne boit plus de liqueurs, ayant été dégoûtée des alcools. Elle est courageuse, dure à la peine, étant bien la «bête de somme au travail» qu'avait prévue le romancier. Elle montre cependant une sorte de distinction d'esprit qui tranche sur son milieu, qui est faite de prudence, de modestie, d'un souci de respectabilité. Son seul défaut est d’être très sensible, d'avoir trop bon cœur, d'être «trop émue pour rien refuser et faire de la peine à quelqu'un», d'être «complaisante pour elle et pour les autres, tâchant uniquement d'arranger les choses de façon à ce que personne n'eût trop d'ennuis.» Ressemblant à sa mère par cette «rage de s’attacher aux gens», elle se dévoue pour certains qui lui font ensuite mille misères. Cependant, sa gentillesse naturelle dégénère en une bonté molle, une indulgence confinant à la lâcheté. N'ayant pas «un liard de volonté», se laissant aller où on la pousse, elle est facilement victime d’une sorte d'atonie, d'un sentiment d'impuissance à conduire sa vie. 27 Son arrivée dans le quartier de la Goutte-d'Or lui cause une dépression, où elle est en proie à la hantise de l'échec et du néant, où elle connaît une fascination de la mort, étant «prise d'une épouvante sourde, comme si sa vie désormais allait tenir là, entre un abattoir et un hôpital». Mais elle se reprend grâce à la rencontre avec Coupeau, auquel elle décrit le bonheur petit-bourgeois dont elle rêve : «Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose... Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table, deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c’était possible... Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d’être battue [...] Je mourrais volontiers dans mon lit. Et c’est tout, vous voyez, c’est tout.» Cet idéal touchant dans sa modestie, qui a quelque chose de poignant, et est d'autant plus pathétique qu'iI est plus menacé par toutes les influences du milieu, va revenir comme un leit-motiv. Après avoir repoussé longtemps les avances de Coupeau, du fait de peurs irraisonnées, de noirs pressentiments, de l’hostilité évidente des Lorilleux devant qui le zingueur est si petit garçon, elle consent à l'épouser. S'ils se marient sous d'heureux auspices, on sent, dès la description de la noce, que leur bonheur est menacé : d'un côté, par l'envie et la malveillance des Lorilleux ; de l'autre, par Ia fréquentation, difficile à éviter, d'ouvriers rigolards, soiffards, paresseux, toujours prêts à entraîner Coupeau dans quelque escapade. Cependant, cette «femme résolue ayant son plan de vie bien arrêté», qui a le goût de ce travail bien fait qui légitime l'ambition, s'active avec l’ardent désir de satisfaire son idéal, demeure honnête et digne, mène une vie exemplaire. Arrive donc un temps où le travail et les sacrifices du couple semblent avoir porté leurs fruits, où le rêve de vie simple de Gervaise semble s’être réalisé : ils sont de simples ouvriers, mais vivent désormais dans une certaine aisance. Ayant pu économiser assez pour qu'elle puisse s'établir à son compte, ils ont une boutique en vue, et louent un appartement. Et cette mère qui aime ardemment ses deux garçons donne naissance à une fille, la scène de l'accouchement montrant d'ailleurs son énergie. Mais survient la chute de Coupeau ; elle le soigne, comprend son état d'esprit, appréhende le temps où il reprendra le travail, et où elle I'attendra chaque jour avec la peur qu'on le lui ramène sur une civière. Aussi ne le presse-t-elle pas, heureuse de l'avoir à la maison ou à la boutique, de pouvoir le dorloter, fière de gagner assez pour toute la famille, et de pouvoir même lui glisser une pièce de cent sous par-ci par-là «pour ses plaisirs», sans se rendre compte qu'ainsi il prend goût à son oisiveté. Et, de ce fait, les économies du ménage sont «mangées». Doit-elle donc renoncer à ses projets? Non : grâce à leur voisin, Goujet, qui l'aime «comme une sainte Vierge», ils peuvent prendre possession de la boutique, où elle se remet bravement à la besogne, tout en éprouvant alors des joies d’enfant devant son rêve réalisé. Si elle s’attriste de l’inconduite de Coupeau, elle l'excuse, tolère ses libations avec complaisance, le déshabille maternellement lorsqu’il rentre ivre. Mais cette existence l’aveulit : elle cède à tous les petits abandons de son embonpoint naissant. Comme l’oisiveté et les désordres de l’homme commencent, eux aussi, à porter leur fruit, la gêne arrive. Si elle accepte la mauvaise fortune, la déchéance de Coupeau, comme elle a accepté la bonne, l'offre d'argent de Goujet, elle se rapproche de lui pour lequel elle nourrit en secret un grand amour. Quand elle veut rattraper l'échec de ses noces, et célébrer son succès, elle organise une grande fête, devant alors naviguer entre deux écueils : la vanité, l'amour propre mal placé, un respect de soi qui s'attache aux signes extérieurs de réussite (I'aspect de la boutique, les toilettes, la fête trop coûteuse), et l'inverse : Ia perte du respect de soi ; le Iaisser-aller. Tombant facilement de l'un à l'autre parce que la respectabilité, Ies valeurs bourgeoises, les ouvriers n'y accèdent jamais une fois pour toutes, parce qu'elles sont I'enjeu d'une lutte de tous les instants, et que le moindre accident remet tout en question, elle est toujours soumise à la tentation de la lâcheté qui lui ferait abandonner la lutte, et se laisser alIer. Si elle donne une preuve de sa beauté foncière («Le vrai était qu'elle restait obligeante et secourable au point de faire entrer les pauvres quand elle les voyait grelotter dehors»), en invitant aussi le père Bru ; si elle se consacre à satisfaire sa gloutonnerie («Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlait pas, de peur de perdre une bouchée»), comme cette fête est l'occasion de la réapparition de Lantier, et que Coupeau lui-même «avait poussé son ancien amant dans la boutique», elle «les contemplait l'un après l'autre, douce et stupide» et 30 Toutefois, on peut mettre en question cette «vérité», car les conclusions qu'il tira de son roman sont rudimentaires. Sa prétention naïve de faire oeuvre scientifique l'empêcha de voir au-delà de l'hérédité et de la sociologie qui lui semblaient être des explications suffisantes. De cet homme total qu'il revendiqua, il ne vit que l'élémentaire. Il fut conduit à une grande sévérité à l'égard des ouvriers du fait de sa conception du travail, qu'il considérait comme un bien, comme une valeur en soi, comme un absolu. Aussi, lorsqu'il se trouva amené à parler du travail des ouvriers, il ne se demanda pas si leur travail pouvait leur procurer la même satisfaction qu'à lui le sien, et il accueillit assez facilement l'accusation des bourgeois que les ouvriers sont paresseux. Son idée que le travail est bon en soi limita la portée de sa critique sociale, fut la cause de l'ambiguïté de son attitude vis-à-vis du problème social, explique en partie que ''L'assommoir'' ait donné lieu à tant de malentendus. Il ne fit que suggérer le problème des rapports du capital et du travail, de la juste rémunération du travail ouvrier. Cependant, s'il tenait à l'idée de la nécessaire indépendance de l'écrivain à l'égard de la politique, il fit bien de la déchéance de Coupeau et de Gervaise le symbole de la misère de toute une classe, il dénonça la condition ouvrière, lança un appel angoissé aux responsables d'un ordre social qui engendre la déchéance de travailleurs pourtant producteurs de richesses, déclarant : «Oui, le peuple est ainsi, mais parce que la société le veut bien» (lettre publiée dans ''La vie littéraire'', le 22 février 1877). Il critiqua bien le régime politique car, pour lui, le Second Empire, qui était né dans le crime, avait établi le règne de la volonté de puissance, du cynisme, de l'hypocrisie, de la délation, de la corruption, de l'appétit de jouissance, du luxe effréné de quelques-uns, qui offensait la misère du plus grand nombre. Il fit bien du bon ouvrier Goujet le seul véritable républicain. Le lecteur de ''L'assommoir'' tire donc de sa lecture la même conclusion que celles des volumes précédents des ''Rougon-Macquart'' : il faut abattre l'Empire, et, puisqu'à la date où le livre fut publié. l'Empire était tombé, il montrait bien qu'il fallait changer la société. Mais Zola ne dit pas comment il fallait procéder, car il estimait que ce n'est pas son domaine. Il ne dit pas plus à quels éléments de la société cette tâche pourrait échoir. Dans ''L'assommoir'', il ne mit pas en cause les structures de la société, se contenta d'affirmer l'urgence et la nécessité de réformes. En fait, il ne savait pas encore comment il pouvait être possible de changer la société ; il allait le découvrir en écrivant son second roman ouvrier : ''Germinal'', et en poursuivant une évolution qui le fit arriver à une claire conscience du problème social dans ses oeuvres finales, ainsi ''Rome'' (1896) où il écrivit : «C'est de la connaissance seule de la vérité que pourra naître un état social meilleur». En ce qui concerne l'aspect moral, le lecteur peut se demander pourquoi Coupeau et Lantier n'imitent pas Goujet ; si ce n'est pas parce qu'ils sont «mauvais». Or Zola nia que ses personnages le soient, affirma qu'ils sont seulement «ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent». D'autre part, dans ''L'assommoir'', le romancier naturaliste, qui peignit un peuple dont le catholicisme se limitait au souci de faire faire aux enfants leur «communion solennelle» (cérémonie où «le curé fait les grands bras, les petites filles pareilles à des anges défilent les mains jointes, avant d’avaler le Bon Dieu»), au refus, de la part de Coupeau, d'«un mariage sans messe» («on avait beau dire, ce n’était pas un mariage») ; dont la «religion» n'était guère faite que de superstitions, comme celle du caractère néfaste du chiffre 13 (qui conduit Gervaise à chercher un quatorzième convive !), ne montra aucun souci de métaphysique. Aussi put-on lui reprocher d'avoir laissé l'être humain sans recours, sans espoir en un au-delà. 31 Destinée de l’oeuvre À partir du 13 avril 1876, ''L'assommoir'', avec ce sous-titre ''Étude de moeurs parisiennes'', parut en feuilleton dans le journal républicain radical ''Le bien public''. En même temps, il parut dans deux journaux de Saint-Pétersbourg, des traducteurs habitant Paris y expédiant des textes au fur et à mesure de leur sortie. Le roman souleva immédiatement une salve de critiques, provoqua une véritable polémique. Des protestations affluèrent car on était surpris par le choix de personnages appartenant au milieu ouvrier ; et, alors que le directeur du ''Bien public'' pratiquait des coupures dans le texte manuscrit aux endroits les plus osés, on était scandalisé par des images jugées perturbatrices, bouleversantes. Surtout, on s'effarait devant la crudité du langage. Le 19 avril, dans la très conservatrice ''Gazette de France'', on qualifia Zola de «chef de la Commune littéraire», de «réaliste absolu, doublé d'un lyrique à tous crins et à toutes cordes». Si ''Le bien public'' ne subit aucun désabonnement, les relations entre le journal et Zola se détériorèrent, parce que, selon le romancier, on trouvait que le roman n'était «pas assez radical», mais aussi parce que, alors qu'il avait touché le prix prévu pour la fourniture de tout le roman (8000 francs), après la fin du sixième chapitre, il demanda un délai pour produire la seconde partie. De ce fait, la publication fut arrêtée le 7 juin. Catulle Mendès racheta les droits, et, un mois plus tard, la suite de la publication fut assurée par sa revue littéraire, ''La république des lettres'' qui était éditée en Belgique, du 9 juillet 1876 au 7 janvier 1877. Même si d'autres coupures furent effectuées, cette seconde partie du roman suscita encore des réactions. Dans ''Le Figaro'', le 1er septembre, Albert Millaud écrivit : «Ce n'est pas du réalisme, c'est de la malpropreté ; ce n'est plus de la crudité, c'est de la pornographie.» Zola répondit alors, lui aussi dans ''Le Figaro'', que personne ne saurait juger la portée morale d'une oeuvre en cours de publication ; que jamais romancier n'avait eu des intentions plus strictement honnêtes que les siennes ; qu'«on n'attaque bien le mal qu'avec un fer rouge». Le 21 septembre, B. de Fourcauld écrivit, dans ''Le Gaulois'' : «C'est le recueil le plus complet que je connaisse de turpitudes sans compensations, sans correctif, sans pudeur. Le romancier ne nous fait pas grâce d'un vomissement d'ivrogne [...] Le style, je le caractériserais d'un mot de M. Zola qui ne pourra se fâcher de la citation ; ''Il pue ferme''.» Les pouvoirs publics s'en mêlèrent. Sous la pression du procureur de la république de Melun, le numéro du 5 novembre de ''La république des lettres'' parut sans le texte de ''L'assommoir''. À la fin janvier 1877, le roman parut en volume. Zola, qui l'avait dédicacé à Flaubert («À mon grand ami, Gustave Flaubert, en haine du goût») y avait rétabli les passages supprimés dans le feuilleton. Dans sa préface, il indiqua : «J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l’ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénoûment la honte et la mort. C’est de la morale en action, simplement. ''L'assommoir'' est à coup sûr le plus chaste de mes livres.» Il affirma : «Mon oeuvre me défendra. C'est une oeuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple. Il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais., ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Seulement, il faudrait lire mes romans, les comprendre, voir nettement leur ensemble, avant de porter des jugements tout faits, grotesques et odieux.» Cependant, la vente du livre fut interdite dans les gares. Et la bataille reprit de plus belle, dans toute la presse cette fois. Dans ''La gazette de France'', Pontmartin ne vit dans le roman «qu'une énorme indigestion», «un abominable dévergondage», «une écoeurante malpropreté». Dans ''Le journal des débats'', le 14 mars, Henry Houssaye asséna : «On pourrait comparer ''L'assommoir'' à un musée anatomique. Il appartient moins à la littérature qu'à la pathologie». Dans ''Le télégraphe'', le 16 mars, Auguste Dumont accusa Zola d’avoir plagié le livre de Denis Poulot. La droite s'attaquait à ''L'assommoir'' tout en étant heureuse de voir le peuple, devant lequel elle avait tremblé en 1871, peint comme elle aimait qu'on le peigne : sale, ignorant, paresseux, ivrogne, débauché, tout en regrettant parfois que la querelle apportât au roman une efficace publicité. La gauche, tout en se félicitant qu'il 32 ait attiré le regard des lecteurs sur la misère des pauvres, accusait Zola de ne présenter de l’ouvrier que ses mauvais côtés, d'être «un calomniateur du peuple», d'avoir «pour le peuple un mépris de bourgeois» et d'avoir écrit «un pamphlet ridicule dirigé contre les travailleurs, et forgeant des armes pour la réaction». Des confrères du romancier prirent parti eux aussi. Victor Hugo s'indigna : «Ce livre est mauvais. Il montre comme à plaisir les hideuses plaies de la misère et de l'abjection à laquelle le pauvre se trouve réduit. Vous n'avez pas le droit de nudité sur la misère et le malheur». Jules Verne jugea le roman «infect […] et prodigieux.» Mais, en 1876, dans ''L'actualité de Bruxelles'', J.-K. Huysmans s'exalta : «Ah ! criez, tempêtez, rougissez, si cela vous est possible, dites que ''L'assommoir'' est populacier et canaille, dites que les gros mots vous désarçonnent, qu'importe ! Les artistes, les lettrés, voguent en plein enthousiasme [...] Et enfin ces pages extraordinaires seront plus tard, lorsque la gloire de Zola demeurera incontestée, comptées parmi les plus belles, les plus radieuses, de notre littérature : la mort de Lalie et le trottoir de Gervaise. Se peut-il donc que des gens osent nier l'inestimable talent de cet homme, sa personnalité puissante, son ampleur, sa force, uniques dans cette époque de rachitisme et de lenteur.» Le 3 février 1877, Stéphane Mallarmé écrivit à Zola : «Voila une bien grande oeuvre ; et digne d'une époque où la vérité devient la forme populaire de la beauté ! Ceux qui vous accusent de n'avoir pas écrit pour le peuple se trompent, dans un sens, autant que ceux qui regrettent un idéal ancien ; vous en avez trouvé un qui est moderne, c'est tout. La fin sombre du livre et votre admirable tentative de linguistique, grâce à laquelle tant de modes d'expression souvent ineptes forgés par de pauvres diables prennent la valeur des plus belles formules littéraires puisqu'ils arrivent à nous faire sourire ou presque pleurer, nous lettrés ! Cela m'émeut au dernier point ; est-ce chez moi disposition naturelle, toutefois, ou réussite peut-être plus difficile encore de votre part? Je ne sais. Mais le début du roman reste jusqu'à présent la portion que je préfère. La simplicité si prodigieusement sincère des descriptions de Coupeau travailleur ou de l'atelier de la femme me tiennent sous un charme que n'arrivent point à me faire oublier les tristesses finales ; c'est quelque chose d'absolument nouveau dont vous avez doté la littérature, que ces pages si tranquilles qui se tournent comme les jours d'une vie.» Zola fut attristé par les critiques négatives : on ne l'avait pas compris. Dans une lettre au ''Bien public'' qui y parut le 22 février 1877, il répéta : «J'affirme que j'ai fait une oeuvre utile en analysant un certain coin du peuple. J'y ai étudié la déchéance d'une famille ouvrière, le père et la mère tournant mal, la fille se gâtant par le mauvais exemple, par l'influence fatale de l'éducation et du milieu. J'ai fait ce qu'il y avait à faire : j'ai montré des plaies, j'ai éclairé violemment des souffrances et des vices, que l'on peut guérir.» Il se défendit d'avoir sali le peuple. Il expliqua que ses accusateurs étaient des romantiques, des idéalistes qui «rêvent d'utopie avant d'avoir étudié le réel» - «Le peuple est ainsi, mais parce que la société le veut bien» - «J'ai étendu la signification du mot ''assommoir'' à tout le milieu ouvrier, aux conditions d'ignorance, de vice et de misère, qui, dans nos quartiers populeux, transforment peu à peu les travailleurs en un troupeau d'ivrognes déguenillés. Voilà la bête humaine assommée, conduite à notre abattoir social, par la faute des autres et par sa faute.» Il reste que, si le livre faisait scandale, il connaissait également un immense succès auprès du public grâce à des appréciations qui se répandirent par le bouche à oreille. Trente-huit éditions et près de quarante mille exemplaires furent produits en 1877 ; douze autres éditions sortirent en 1878. La 91e édition fut annoncée le 31 décembre 1881. En 1893, on vendit cent vingt-sept mille exemplaires. ''L'assommoir'' inaugura les tirages massifs des grands succès modernes de librairie. Ce fut au point que Zola en fut comme... assommé ! qu'il vit ainsi sa situation matérielle complètement transformée, qu'il accéda à une certaine aisance financière, d'autant plus que, devant le succès, l'éditeur Charpentier, honnêtement, modifia les termes du contrat. Cela mit fin à l'obsession de l'écrivain : gagner de l’argent. Le retentissement du livre fut tel qu'il devint l'écrivain français le plus célèbre, dépassant Hugo. Les journaux allaient se disputer la publication des oeuvres suivantes, offrant de vingt à trente mille francs pour les présenter en feuilletons.
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