Docsity
Docsity

Prépare tes examens
Prépare tes examens

Étudies grâce aux nombreuses ressources disponibles sur Docsity


Obtiens des points à télécharger
Obtiens des points à télécharger

Gagnz des points en aidant d'autres étudiants ou achete-les avec un plan Premium


Guides et conseils
Guides et conseils

L'évolution créatrice (1907), Examens de Évolution

L'évolution créatrice (1907). Henri Bergson (1859 - 1941). Édition électronique (ePub, PDF) v.: 1,0 : Les Échos du Maquis, avril 2013.

Typologie: Examens

2021/2022

Téléchargé le 08/06/2022

Jaqueline82
Jaqueline82 🇫🇷

4.5

(48)

98 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge L'évolution créatrice (1907) et plus Examens au format PDF de Évolution sur Docsity uniquement! L'évolution créatrice (1907) Henri Bergson (1859 - 1941) Édition électronique (ePub, PDF) v.: 1,0 : Les Échos du Maquis, avril 2013. Note sur cette édition électronique! 5 Introduction! 6 I- De l'évolution de la vie. Mécanisme et finalité.! 11 De la durée en général. Les corps inorganisés. Les corps organisés : vieillissement et individualité.! 11 Du transformisme et des manières de l'interpréter. Le mécanisme radical : biologie et physico-chimie. Le finalisme radical : biologie et philosophie.! 24 Recherche d'un criterium. Examen des diverses théories transformistes sur un exemple particulier. Darwin et la variation insensible. De Vries et la variation brusque. Eimer et l'orthogenèse. Les néo-Lamarckiens et l'hérédité de l'acquis.! 44 L'élan vital! 67 II- Les directions divergentes de l'évolution de la vie. Torpeur, Intelligence, Instinct.! 74 Idée générale du processus évolutif. La croissance. Les tendances divergentes et complémentaires. Signification du progrès et de l'adaptation.! 74 Relation de l'animal à la plante. Schéma de la vie animale. Développement de l'animalité.! 79 Les grandes directions de l'évolution de la vie : torpeur, intelligence, instinct.! 97 Fonction primordiale de l'intelligence.! 108 Nature de l'instinct.! 116 Vie et conscience. Place apparente de l'homme dans la nature. ! 125 III- De la signification de la vie. L'ordre de la nature et la forme de l'intelligence.! 130 2 Note sur cette édition électronique Il s'agit du texte intégral de l'ouvrage (1907). Nous avons reporté les titres des sous-sections là où ils semblaient les plus appropriés. Les Échos du Maquis, avril 2013. 5 Introduction L'histoire de l'évolution de la vie, si incomplète qu'elle soit encore, nous laisse déjà entrevoir comment l'intelligence s'est constituée par un progrès ininterrompu, le long d'une ligne qui monte, à travers la série des Vertébrés, jusqu'à l'homme. Elle nous montre, dans la faculté de comprendre, une annexe de la faculté d'agir, une adaptation de plus en plus précise, de plus en plus complexe et souple, de la conscience des êtres vivants aux conditions d'existence qui leur sont faites. De là devrait résulter cette conséquence que notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l'insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter les rapports des choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière. Telle sera, en effet, une des conclusions du présent essai. Nous verrons que l'intelligence humaine se sent chez elle tant qu'on la laisse parmi les objets inertes, plus spécialement parmi les solides, où notre action trouve son point d'appui et notre industrie ses instruments de travail, que nos concepts ont été formés à l'image des solides, que notre logique est surtout la logique des solides, que, par là même, notre intelligence triomphe dans la géométrie, où se révèle la parenté de la pensée logique avec la matière inerte, et où l'intelligence n'a qu'à suivre son mouvement naturel, après le plus léger contact possible avec l'expérience, pour aller de découverte en découverte avec la certitude que l'expérience marche derrière elle et lui donnera invariablement raison. Mais de là devrait résulter aussi que notre pensée, sous sa forme purement logique, est incapable de se représenter la vraie nature de la vie, la signification profonde du mouvement évolutif. Créée par la vie, dans des circonstances déterminées, pour agir sur des choses déterminées, comment embrasserait-elle la vie, dont elle n'est qu'une émanation ou un aspect ? Déposée, en cours de route, par le mouvement évolutif, comment s'appliquerait-elle le long du mouvement évolutif lui-même ? Autant vaudrait prétendre que la partie égale le tout, que l'effet peut résorber en lui sa cause, ou que le galet laissé sur la plage dessine la forme de la vague qui l'apporta. De fait, nous sentons bien qu'aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s'applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et on finit l'individualité, si l'être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s'associent en organisme ou si c'est l'organisme qui se dissocie en cellules ? En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent. Ils sont trop étroits, trop rigides surtout pour ce que nous voudrions y mettre. Notre raisonnement, si sûr de lui quand il circule à travers les choses inertes, se sent d'ailleurs mal à son aise sur ce nouveau terrain. On serait fort embarrassé pour citer une découverte biologique due au raisonnement pur. Et, le plus souvent, quand l'expérience a fini par nous montrer 6 comment la vie s'y prend pour obtenir un certain résultat, nous trouvons que sa manière d'opérer est précisément celle à laquelle nous n'aurions jamais pensé. Pourtant, la philosophie évolutionniste étend sans hésitation aux choses de la vie les procédés d'explication qui ont réussi pour la matière brute. Elle avait commencé par nous montrer dans l'intelligence un effet local de l'évolution, une lueur, peut-être accidentelle, qui éclaire le va-et-vient des êtres vivants dans l'étroit passage ouvert à leur action : et voici que tout à coup, oubliant ce qu'elle vient de nous dire, elle fait de cette lanterne manœuvrée au fond d'un souterrain un Soleil qui illuminerait le monde. Hardiment, elle procède avec les seules forces de la pensée conceptuelle à la reconstruction idéale de toutes choses, même de la vie. Il est vrai qu'elle se heurte en route à de si formidables difficultés, elle voit sa logique aboutir ici à de si étranges contradictions, que bien vite elle renonce à son ambition première. Ce n'est plus la réalité même, dit-elle, qu'elle recomposera, mais seulement une imitation du réel, ou plutôt une image symbolique ; l'essence des choses nous échappe et nous échappera toujours, nous nous mouvons parmi des relations, l'absolu n'est pas de notre ressort, arrêtons-nous devant l'Inconnaissable. Mais c'est vraiment, après beaucoup d'orgueil pour l'intelligence humaine, un excès d'humilité. Si la forme intellectuelle de l'être vivant s'est modelée peu à peu sur les actions et réactions réciproques de certains corps et de leur entourage matériel, comment ne nous livrerait-elle pas quelque chose de l'essence même dont les corps sont faits ? L'action ne saurait se mouvoir dans l'irréel. D'un esprit né pour spéculer ou pour rêver je pourrais admettre qu'il reste extérieur à la réalité, qu'il la déforme et qu'il la transforme, peut-être même qu'il la crée, comme nous créons les figures d'hommes et d'animaux que notre imagination découpe dans le nuage qui passe. Mais une intelligence tendue vers l'action qui s'accomplira et vers la réaction qui s'ensuivra, palpant son objet pour en recevoir à chaque instant l'impression mobile, est une intelligence qui touche quelque chose de l'absolu. L'idée nous serait-elle jamais venue de mettre en doute cette valeur absolue de notre connaissance, si la philosophie ne nous avait montré à quelles contradictions notre spéculation se heurte, à quelles impasses elle aboutit ? Mais ces difficultés, ces contradictions naissent de ce que nous appliquons les formes habituelles de notre pensée à des objets sur lesquels notre industrie n'a pas à s'exercer et pour lesquels, par conséquent, nos cadres ne sont pas faits. La connaissance intellectuelle, en tant qu'elle se rapporte à un certain aspect de la matière inerte, doit au contraire nous en présenter l'empreinte fidèle, ayant été clichée sur cet objet particulier. Elle ne devient relative que si elle prétend, telle qu'elle est, nous représenter la vie, c'est-à-dire le clicheur qui a pris l'empreinte. Faut-il donc renoncer à approfondir la nature de la vie ? Faut-il s'en tenir à la représentation mécanistique que l'entendement nous en donnera toujours, représentation nécessairement artificielle et symbolique, puisqu'elle rétrécit 7 l'intelligence humaine. L'intelligence se trouve ainsi replacée dans sa cause génératrice, qu'il s'agirait alors de saisir en elle-même et de suivre dans son mouvement. C'est un effort de ce genre que nous tentons, - bien incomplètement - dans notre troisième chapitre. Une quatrième et dernière partie est destinée à montrer comment notre entendement lui-même, en se soumettant à une certaine discipline, pourrait préparer une philosophie qui le dépasse. Pour cela, un coup d’œil sur l'histoire des systèmes devenait nécessaire, en même temps qu'une analyse des deux grandes illusions auxquelles s'expose, dès qu'il spécule sur la réalité en général, l'entendement humain. 10 I- De l'évolution de la vie. Mécanisme et finalité. De la durée en général. Les corps inorganisés. Les corps organisés : vieillissement et individualité. L'existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu'on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément. Que constatons-nous alors ? Quel est, dans ce cas privilégié, le sens précis du mot « exister » ? Rappelons ici, en deux mots, les conclusions d'un travail antérieur. Je constate d'abord que je passe d'état en état. J'ai chaud ou j'ai froid, je suis gai ou je suis triste, je travaille ou je ne fais rien, je regarde ce qui m'entoure ou je pense à autre chose. Sensations, sentiments, volitions, représentations, voilà les modifications entre lesquelles mon existence se partage et qui la colorent tour à tour. Je change donc sans cesse. Mais ce n'est pas assez dire. Le changement est bien plus radical qu'on ne le croirait d'abord. Je parle en effet de chacun de mes états comme s'il formait un bloc. Je dis bien que je change, mais le changement m'a l'air de résider dans le passage d'un état à l'état suivant : de chaque état, pris à part, j'aime à croire qu'il reste ce qu'il est pendant tout le temps qu'il se produit. Pourtant, un léger effort d'attention me révèlerait qu'il n'y a pas d'affection, pas de représentation, pas de volition qui ne se modifie à tout moment , si un état d'âme cessait de varier, sa durée cesserait de couler. Prenons le plus stable des états internes, la perception visuelle d'un objet extérieur immobile. L'objet a beau rester le même, j'ai beau le regarder du même côté, sous le même angle, au même jour : la vision que j'ai n'en diffère pas moins de celle que je viens d'avoir, quand ce ne serait que parce qu'elle a vieilli d'un instant. Ma mémoire est là, qui pousse quelque chose de ce passé dans ce présent, Mon état d'âme, en avançant sur la route du temps, s'enfle continuellement de la durée qu'il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même. A plus forte raison en est-il ainsi des états plus profondément intérieurs, sensations, affections, désirs, etc., qui ne correspondent pas, comme une simple perception visuelle, à un objet extérieur invariable. Mais il est commode de ne pas faire attention à ce changement ininterrompu, et de ne le remarquer que lorsqu'il devient assez gros pour imprimer au corps une nouvelle attitude, à l'attention une direction nouvelle. A ce moment précis on trouve qu'on a changé d'état. La vérité est qu'on change sans cesse, et que l'état lui- même est déjà du changement. 11 C'est dire qu'il n'y a pas de différence essentielle entre passer d'un état à un autre et persister dans le même état. Si l'état qui « reste le même » est plus varié qu'on ne le croit, inversement le passage d'un état a un autre ressemble plus qu'on ne se l'imagine à un même état qui se prolonge; la transition est continue. Mais, précisément parce que nous fermons les yeux sur l'incessante variation de chaque état psychologique, nous sommes obligés, quand la variation est devenue si considérable qu'elle s'impose à notre attention, de parier comme si un nouvel état s'était juxtaposé au précédent. De celui-ci nous supposons qu'il demeure invariable à son tour, et ainsi de suite indéfiniment. L'apparente discontinuité de la vie psychologique tient donc à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d'actes discontinus : où il n'y a qu'une pente douce, nous croyons apercevoir, en suivant la ligne brisée de nos actes d'attention, les marches d'un escalier. Il est vrai que notre vie psychologique est pleine d'imprévu. Mille incidents surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précède, ne point se rattacher à ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d'un fond où ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles mêmes qui les séparent : ce sont les coups de timbale qui éclatent de loin en loin dans la symphonie. Notre attention se fixe sur eux parce qu'ils l'intéressent davantage, mais chacun d'eux est porté par la masse fluide de notre existence psychologique tout entière. Chacun d'eux n'est que le point le mieux éclairé d'une zone mouvante qui comprend tout ce que nous sentons, pensons, voulons, tout ce que nous sommes enfin à un moment donné. C'est cette zone entière qui constitue, en réalité, notre état. Or, des états ainsi définis on peut dire qu'ils ne sont pas des éléments distincts. Ils se continuent les uns les autres en un écoulement sans fin. Mais, comme notre attention les a distingués et séparés artificiellement, elle est bien obligée de les réunir ensuite par un lien artificiel. Elle imagine ainsi un moi amorphe, indifférent, immuable, sur lequel défileraient ou s'enfileraient les états psychologiques qu'elle a érigés en entités indépendantes. Où il y a une fluidité de nuances fuyantes qui empiètent les unes sur les autres, elle aperçoit des couleurs tranchées, et pour ainsi dire solides, qui se juxtaposent comme les perles variées d'un collier : force lui est de supposer alors un fil, non moins solide, qui retiendrait les perles ensemble. Mais si ce substrat incolore est sans cesse coloré par ce qui le recouvre, il est pour nous, dans son indétermination, comme s'il n'existait pas. Or, nous ne percevons précisément que du coloré, c'est-à-dire des états psychologiques. A vrai dire, ce « substrat» n'est pas une réalité ; c'est, pour notre conscience, un simple signe destiné à lui rappeler sans cesse le caractère artificiel de l'opération par laquelle l'attention juxtapose un état à un état, là où il y a une continuité qui se déroule. Si notre existence se composait d'états séparés dont un « moi » impassible eût à faire la synthèse, il n'y aurait pas pour nous de durée. Car un moi qui ne change pas ne dure pas, et un état psychologique qui reste identique à lui-même tant qu'il n'est pas remplacé par l'état suivant ne dure pas davantage. On aura beau, dès lors, 12 moment. C'est pourquoi l'on ne peut pas opérer sur elles in abstracto, du dehors, comme en géométrie, ni résoudre pour autrui les problèmes que la vie lui pose. A chacun de les résoudre du dedans, pour son compte. Mais nous n'avons pas à approfondir ce point. Nous cherchons seulement quel sens précis notre conscience donne au mot « exister », et nous trouvons que. pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même. En dirait-on autant de l'existence en général ? Un objet matériel, pris au hasard, présente les caractères inverses de ceux que nous venons d'énumérer. Ou il reste ce qu'il est, ou, s'il change sous l'influence d'une force extérieure, nous nous représentons ce changement comme un déplacement de parties qui, elles, ne changent pas. Si ces parties s'avisaient de changer, nous les fragmenterions à leur tour. Nous descendrons ainsi jusqu'aux molécules dont les fragments sont faits, jusqu'aux atomes constitutifs des molécules, jusqu'aux corpuscules générateurs des atomes, jusqu'à l' « impondérable » au sein duquel le corpuscule se formerait par un simple tourbillonnement. Nous pousserons enfin la division ou l'analyse aussi loin qu'il le faudra. Mais nous ne nous arrêterons que devant l'immuable. Maintenant, nous disons que l'objet composé change par le déplacement de ses parties. Mais quand une partie a quitté sa position, rien ne l'empêche de la reprendre. Un groupe d'éléments qui a passé par un état peut donc toujours y revenir, sinon par lui-même, au moins par l'effet d'une cause extérieure qui remet tout en place. Cela revient à dire qu'un état du groupe pourra se répéter aussi souvent qu'on voudra et que par conséquent le groupe ne vieillit pas. Il n'a pas d'histoire. Ainsi, rien ne s'y crée, pas plus de la forme que de la matière. Ce que le groupe sera est déjà présent dans ce qu'il est, pourvu que l'on comprenne dans ce qu'il est tous les points de l'univers avec lesquels on le suppose en rapport. Une intelligence surhumaine calculerait, pour n'importe quel moment du temps, la position de n'importe quel point du système dans l'espace. Et comme il n'y a rien de plus, dans la forme du tout, que la disposition des parties, les formes futures du système sont théoriquement visibles dans sa configuration présente. Toute notre croyance aux objets, toutes nos opérations sur les systèmes que la science isole, reposent en effet sur l'idée que le temps ne mord pas sur eux. Nous avons touché un mot de cette question dans un travail antérieur. Nous y reviendrons au cours de la présente étude. Pour le moment, bornons-nous à faire remarquer que le temps abstrait t attribué par la science à un objet matériel ou à un système isolé ne consiste qu'on un nombre déterminé de simultanéités ou plus généralement de correspondances, et que ce nombre reste le même, quelle que soit la nature des intervalles qui séparent les correspondances les unes des autres. De ces intervalles il n'est jamais question quand on parle de la matière 15 brute ; ou, si on les considère, c'est pour y compter des correspondances nouvelles, entre lesquelles pourra encore se passer tout ce qu'on voudra. Le sens commun, qui ne s'occupe que d'objets détachés, comme d'ailleurs la science, qui n'envisage que des systèmes isolés, se place aux extrémités des intervalles et non pas le long des intervalles mêmes. C'est pourquoi l'on pourrait supposer que le flux du temps prît une rapidité infinie, que tout le passé, le présent et l'avenir des objets matériels ou des systèmes isolés fût étalé d'un seul coup dans l'espace : il n'y aurait rien à changer ni aux formules du savant ni même au langage du sens commun. Le nombre t signifierait toujours la même chose. Il compterait encore le même nombre de correspondances entre les états des objets ou des systèmes et les points de la ligne toute tracée que serait maintenant « le cours du temps ». Pourtant la succession est un fait incontestable, même dans le monde matériel. Nos raisonnements sur les systèmes isolés ont beau impliquer que l'histoire passée, présente et future de chacun d'eux serait dépliable tout d'un coup, en éventail ; cette histoire ne s'en déroule pas moins au fur et à mesure, comme si elle occupait une durée analogue à la nôtre. Si je veux me préparer un verre d'eau sucrée, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d'enseignements. Car le temps que j'ai à attendre n'est plus ce temps mathématique qui s'appliquerait aussi bien le long de l'histoire entière du monde matériel, lors même qu'elle serait étalée tout d'un coup dans l'espace. Il coïncide avec mon impatience, c'est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n'est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n'est plus du pensé, c'est du vécu. Ce n'est plus une relation, c'est de l'absolu. Qu'est-ce à dire, sinon que le verre d'eau, le sucre, et le processus de dissolution du sucre dans l'eau sont sans doute des abstractions, et que le Tout dans lequel ils ont été découpés par mes sens et mon entendement progresse peut-être à la manière d'une conscience ? Certes, l'opération par laquelle la science isole et clôt un système n'est pas une opération tout à fait artificielle. Si elle n'avait pas un fondement objectif, on ne s'expliquerait pas qu'elle fût tout indiquée dans certains cas, impossible dans d'autres. Nous verrons que la matière a une tendance à constituer des systèmes isolables, qui se puissent traiter géométriquement. C'est même par cette tendance que nous la définirons. Mais ce n'est qu'une tendance. La matière ne va pas jusqu'au bout, et l'isolement n'est jamais complet. Si la science va jusqu'au bout et isole complètement, c'est pour la commodité de l'étude. Elle sous-entend que le système, dit isolé, reste soumis à certaines influences extérieures. Elle les laisse simplement de côté, soit parce qu'elle les trouve assez faibles pour les négliger, soit parce qu'elle se réserve d'en tenir compte plus tard. Il n'en est pas moins vrai que ces influences sont autant de fils qui relient le système à un autre plus vaste, celui-ci à un troisième qui les englobe tous deux, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrive au système le plus objectivement isolé et le plus 16 indépendant de tous, le système solaire dans son ensemble. Mais, même ici, l'isolement n'est pas absolu. Notre soleil rayonne de la chaleur et de la lumière au delà de la planète la plus lointaine. Et, d'autre part, il se meut, entraînant avec lui les planètes et leurs satellites, dans une direction déterminée. Le fil qui le rattache au reste de l'univers est sans doute bien ténu. Pourtant, c'est le long de ce fil que se transmet, jusqu'à la plus petite parcelle du monde où nous vivons, la durée immanente au tout de l'univers. L'univers dure. Plus nous approfondirons la nature du temps, plus nous comprendrons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l'absolument nouveau. Les systèmes délimités par la science ne durent que parce qu'ils sont indissolublement liés au reste de l'univers. Il est vrai que, dans l'univers lui-même, il faut distinguer, comme nous le dirons plus loin, deux mouvements opposés, l'un de « descente », l'autre de « montée ». Le premier ne fait que dérouler un rouleau tout préparé. Il pourrait, en principe, s'accomplir d'une manière presque instantanée, comme il arrive à un ressort qui se détend. Mais le second, qui correspond à un travail intérieur de maturation ou de création, dure essentiellement, et impose son rythme au premier, qui en est inséparable. Rien n'empêche donc d'attribuer aux systèmes que la science isole une durée et, par là, une forme d'existence analogue à la nôtre, si on les réintègre dans le Tout. Mais il faut les y réintégrer. Et l'on en dirait autant, a fortiori, des objets délimités par notre perception. Les contours distincts que nous attribuons à un objet, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d'un certain genre d'influence que nous pourrions exercer en un certain point de l'espace : c'est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et par conséquent les grandes routes qu'elle se fraye d'avance, par la perception, dans l'enchevêtrement du réel, l'individualité du corps se résorbe dans l'universelle interaction qui est sans doute la réalité même. Maintenant, nous avons considéré des objets matériels pris au hasard. N'y a-t-il pas des objets privilégiés ? Nous disions que les corps bruts sont taillés dans l'étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l'action passerait. Mais le corps qui exercera cette action, le corps qui, avant d'accomplir des actions réelles, projette déjà sur la matière le dessin de ses actions virtuelles, la corps qui n'a qu'à braquer ses organes sensoriels sur le flux du réel pour le faire cristalliser en formes définies et créer ainsi tous les autres corps, le corps vivant enfin est-il un corps comme les autres ? Sans doute il consiste, lui aussi, en une portion d'étendue reliée au reste de l'étendue, solidaire du Tout, soumise aux mêmes lois physiques et chimiques qui 17 sont, à proprement parler, que des attributs de mon corps ; c'est par métaphore que je donne le même nom aux changements correspondants de ma personne consciente. Maintenant, si je me transporte de haut en bas de l'échelle des êtres vivants, si je passe d'un des plus différenciés à l'un des moins différenciés, de l'organisme pluricellulaire de l'homme à l'organisme unicellulaire de l'Infusoire, je retrouve, dans cette simple cellule, le même processus de vieillissement. L'Infusoire s'épuise au bout d'un certain nombre de divisions, et si l'on peut, en modifiant le milieu3, retarder le moment où un rajeunissement par conjugaison devient nécessaire, on ne saurait le reculer indéfiniment. Il est vrai qu'entre ces deux cas extrêmes, où l'organisme est tout à fait individualisé, on en trouverait une multitude d'autres où l'individualité est moins marquée et dans lesquels, bien qu'il y ait sans doute vieillissement quelque part, on ne saurait dire un juste ce qui vieillit. Encore une fois, il n'existe pas de loi biologique universelle, qui s'applique telle quelle, automatiquement, à n'importe quel vivant, Il n'y a que des directions où la vie lance les espèces en général. Chaque espèce particulière, dans l'acte même par lequel elle se constitue, affirme son indépendance, suit son caprice, dévie plus ou moins de la ligne, parfois même remonte la pente et semble tourner le dos à la direction originelle. On n'aura pas de peine à nous montrer qu'un arbre ne vieillit pas, puisque ses rameaux terminaux sont toujours aussi jeunes, toujours aussi capables d'engendrer, par bouture, des arbres nouveaux. Mais dans un pareil organisme, - qui est d'ailleurs une société plutôt qu'un individu, - quelque chose vieillit, quand ce ne seraient que les feuilles et l'intérieur du tronc. Et chaque cellule, considérée à part, évolue d'une manière déterminée. Partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps s'inscrit. Ce n'est là, dira-t-on, qu'une métaphore. — Il est de l'essence du mécanisme, en effet, de tenir pour métaphorique toute expression qui attribue au temps une action efficace et une réalité propre. L'observation immédiate a beau nous montrer que le fond même de notre existence consciente est mémoire, c'est-à-dire prolongation du passé dans le présent, c'est-à-dire enfin durée agissante et irréversible. Le raisonnement a beau nous prouver que, plus nous nous écartons des objets découpés et des systèmes isolés par le sens commun et la science, plus nous avons affaire à une réalité qui change en bloc dans ses dispositions intérieures, comme si une mémoire accumulatrice du passé y rendait impossible le retour en arrière. L'instinct mécanistique de l'esprit est plus fort que le raisonnement, plus fort que l'observation immédiate. Le métaphysicien que nous portons inconsciemment en nous, et dont la présence s'explique, comme on le verra plus loin, par la place même que l'homme occupe dans l'ensemble des êtres vivants, a ses exigences arrêtées, ses explications faites, ses thèses irréductibles : toutes se ramènent à la négation de la durée 20 3 Calkins, «Studies on the life history of Protozoa» (Arch. f. Entwickelungsmechanik, vol. XV, 1903, pp. 139-186). concrète. Il faut que le changement se réduise à un arrangement ou à un dérangement de parties, que l'irréversibilité du temps soit une apparence relative à notre ignorance, que l'impossibilité du retour en arrière ne soit que l'impuissance de l'homme à remettre les choses en place. Dès lors, le vieillissement ne peut plus être que l'acquisition progressive ou la perte graduelle de certaines substances, peut-être les deux à la fois. Le temps a juste autant de réalité pour un être vivant que pour un sablier, où le réservoir d'en haut se vide tandis que le réservoir d'en bas se remplit, et où l'on peut remettre les choses en place en retournant l'appareil. Il est vrai qu'on n'est pas d'accord sur ce qui se gagne ni sur ce qui se perd entre le jour de la naissance et celui de la mort. On s'est attaché à l'accroissement continuel du volume du protoplasme, depuis la naissance de la cellule jusqu'à sa mort4. Plus vraisemblable et plus profonde est la théorie qui fait porter la diminution sur la quantité de substance nutritive renfermée dans le « milieu intérieur » où l'organisme se renouvelle, et l'augmentation sur la quantité des substances résiduelles non excrétées qui, en s'accumulant dans le corps, finissent par l'« encroûter5 ». Faut-il néanmoins, avec un microbiologiste éminent, déclarer insuffisante toute explication du vieillissement qui ne tient pas compte de la phagocytose6 ? Nous n'avons pas qualité pour trancher la question. Mais le fait que les deux théories s'accordent à affirmer la constante accumulation ou la perte constante d'une certaine espèce de matière, alors que, dans la détermination de ce qui se gagne et de ce qui se perd, elles n'ont plus grand'chose de commun, montre assez que le cadre de l'explication a été fourni a priori. Nous le verrons de mieux en mieux à mesure que nous avancerons dans notre étude : il n'est pas facile, quand on pense au temps, d'échapper à l'image du sablier. La cause du vieillissement doit être plus profonde. Nous estimons qu'il y a continuité ininterrompue entre l'évolution de l'embryon et celle de l'organisme complet. La poussée en vertu de laquelle l'être vivant grandit, se développe et vieillit, est celle même qui lui a fait traverser les phases de la vie embryonnaire. Le développement de l'embryon est un perpétuel changement de forme. Celui qui voudrait en noter tous les aspects successifs se perdrait dans un infini, comme il arrive quand on a affaire à une continuité. De cette évolution prénatale 21 4 Sedgwick Minot, «On certain phenomena of growing old» (Proc. of the American Assoc. for the advancement of science, 39th meeting, Salem, 1891, pp. 271-288). 5 Le Dantec, L'Individualité et l'erreur individualiste, Paris, 1905, p. 84 et suiv. 6 Metchnikoff, «La dégénérescence sénile» (Année biologique, III, 1897, p. 249 et suiv.). Cf. du même auteur : La nature humaine, Paris, 1903, p. 312 et suiv. la vie est le prolongement. La preuve en est qu'il est souvent impossible de dire si l'on a affaire à un organisme qui vieillit ou à un embryon qui continue d'évoluer : tel est le cas des larves d'Insectes et de Crustacés, par exemple. D'autre part, dans un organisme comme le nôtre, des crises telles que la puberté ou la ménopause, qui entraînent la transformation complète de l'individu, sont tout à fait comparables aux changements qui s'accomplissent au cours de la vie larvaire ou embryonnaire ; — pourtant elles font partie intégrante de notre vieillissement. Si elles se produisent à un âge déterminé, et en un temps qui peut être assez court, personne ne soutiendra qu'elles surviennent alors ex abrupto, du dehors, simplement parce qu'on a atteint un certain âge, comme l'appel sous les drapeaux arrive à celui qui a vingt ans révolus. Il est évident qu'un changement comme celui de la puberté se prépare à tout instant depuis la naissance et même avant la naissance, et que le vieillissement de l'être vivant jusqu'à cette crise consiste, en partie au moins, dans cette préparation graduelle. Bref, ce qu'il y a de proprement vital dans le vieillissement est la continuation insensible, infiniment divisée, du changement de forme. Des phénomènes de destruction organique l'accompagnent d'ailleurs, sans aucun doute. A ceux-là s'attachera une explication mécanistique du vieillissement. Elle notera les faits de sclérose, l'accumulation graduelle des substances résiduelles, l'hypertrophie grandissante du protoplasme de la cellule. Mais sous ces effets visibles se dissimule une cause intérieure. L'évolution de l'être vivant, comme celle de l'embryon, implique un enregistrement continuel de la durée, une persistance du passé dans le présent, et par conséquent une apparence au moins de mémoire organique. L'état présent d'un corps brut dépend exclusivement de ce qui se passait à l'instant précédent. La position des points matériels d'un système défini et isolé par la science est déterminée par la position de ces mêmes points au moment immédiatement antérieur. En d'autres termes, les lois qui régissent la matière inorganisée sont exprimables, en principe, par des équations différentielles dans lesquelles le temps (au sens où le mathématicien prend ce mot) jouerait le rôle de variable indépendante. En est-il ainsi des lois de la vie ? L'état d'un corps vivant trouve-t-il son explication complète dans l'état immédiatement antérieur ? Oui, si l'on convient, a priori, d'assimiler le corps vivant aux autres corps de la nature et de l'identifier, pour les besoins de la cause, avec les systèmes artificiels sur lesquels opèrent le chimiste, le physicien et l'astronome. Mais en astronomie, en physique et en chimie, la proposition a un sens bien déterminé : elle signifie que certains aspects du présent, importants pour la science sont calculables en fonction du passé immédiat. Rien de semblable dans le domaine de la vie. Ici le calcul a prise, tout au plus, sur certains phénomènes de destruction organique. De la création organique, au contraire, des phénomènes évolutifs qui constituent proprement la vie, nous n'entrevoyons même pas comment nous pourrions les soumettre à un traitement mathématique. On dira que cette impuissance ne tient qu'à notre ignorance. Mais elle peut aussi 22 et ce qui est engendré : sur le canevas que l'ancêtre transmet à ses descendants, et que ceux-ci possèdent en commun, chacun met sa broderie originale. Il est vrai que les différences entre le descendant et l'ascendant sont légères, et qu'on, peut se demander si une même matière vivante présente assez de plasticité pour revêtir successivement des formes aussi différentes que celles d'un Poisson, d'un Reptile et d'un Oiseau. Mais, à cette question, l'observation répond d'une manière péremptoire. Elle nous montre que, jusqu'à une certaine période de son développement, l'embryon de l'Oiseau se distingue à peine de celui du Reptile, et que l'individu développe à travers la vie embryonnaire en général une série de transformations comparables à celles par lesquelles on passerait, d'après l’évolutionnisme, d'une espèce à une autre espèce. Une seule cellule, obtenue par la combinaison des deux cellules mâle et femelle, accomplit ce travail en se divisant. Tous les jours, sous nos yeux, les formes les plus hautes de la vie sortent d'une forme très élémentaire. L'expérience établit donc que le plus complexe a pu sortir du plus simple par voie d'évolution. Maintenant, en est-il sorti effectivement ? La paléontologie, malgré l'insuffisance de ses documents, nous invite à le croire, car là où elle retrouve avec quelque précision l'ordre de succession des espèces, cet ordre est justement celui que des considérations tirées de l'embryogénie et de l'anatomie comparées auraient fait supposer, et chaque nouvelle découverte paléontologique apporte au transformisme une nouvelle confirmation. Ainsi, la preuve tirée de l'observation pure et simple va toujours se renforçant, tandis que, d'autre part, l'expérimentation écarte les objections une à une : c'est ainsi que les curieuses expériences de H. de Vries, par exemple, en montrant que des variations importantes peuvent se produire brusquement et se transmettre régulièrement, font tomber quelques-unes des plus grosses difficultés que la thèse soulevait. Elles nous permettent d'abréger beaucoup le temps que l'évolution biologique paraissait réclamer. Elles nous rendent aussi moins exigeants vis-à-vis de la paléontologie. De sorte qu'en résumé l'hypothèse transformiste apparaît de plus en plus comme une expression au moins approximative de la vérité. Elle n'est pas démontrable rigoureusement ; mais, au-dessous de la certitude que donne la démonstration théorique ou expérimentale, il y a cette probabilité indéfiniment croissante qui supplée l'évidence et qui y tend comme à sa limite : tel est le genre de probabilité que le transformisme présente. Admettons pourtant que le transformisme soit convaincu d'erreur. Supposons qu'on arrive à établir, par inférence ou par expérience, que les espèces sont nées par un processus discontinu, dont nous n'avons aujourd'hui aucune idée. La doctrine serait-elle atteinte dans ce qu'elle a de plus intéressant et, pour nous, de plus important? La classification subsisterait sans doute dans ses grandes lignes. Les données actuelles de l'embryologie subsisteraient également. La correspondance subsisterait entre l'embryogénie comparée et l'anatomie comparée. Dès lors la biologie pourrait et devrait continuer à établir entre les formes vivantes les mêmes relations que suppose aujourd'hui le 25 transformisme, la même parenté. Il s'agirait, il est vrai, d'une parenté idéale et non plus d'une filiation matérielle. Mais, comme les données actuelles de la paléontologie subsisteraient aussi, force serait bien d'admettre encore que c'est successivement, et non pas simultanément, que sont apparues les formes entre lesquelles une parenté idéale se révèle. Or la théorie évolutionniste, dans ce qu'elle a d'important aux yeux du philosophe, n'en demande pas davantage. Elle consiste surtout à constater des relations de parenté idéale et à soutenir que, là où il y a ce rapport de filiation pour ainsi dire logique entre des formes, il y a aussi un rapport de succession chronologique entre les espèces où ces formes se matérialisent. Cette double thèse subsisterait en tout état de cause. Et, dès lors, il faudrait bien encore supposer une évolution quelque part — soit dans une Pensée créatrice où les idées des diverses espèces se seraient engendrées les unes les autres exactement comme le transformisme veut que les espèces elles- mêmes se soient engendrées sur la terre, — soit dans un plan d'organisation vitale immanent à la nature, qui s'expliciterait peu à peu, où les rapports de filiation logique et chronologique entre les formes pures seraient précisément ceux que le transformisme nous présente comme des rapports de filiation réelle entre des individus vivants, — soit enfin dans quelque cause inconnue de la vie, qui développerait ses effets comme si les uns engendraient les autres. On aurait donc simplement transposé l'évolution. On l'aurait fait passer du visible dans l'invisible. Presque tout ce que le transformisme nous dit aujourd'hui se conserverait, quitte à s'interpréter d'une autre manière. Ne vaut-il pas mieux, dès lors, s'en tenir à la lettre du transformisme, tel que le professe la presque unanimité des savants ? Si l'on réserve la question de savoir dans quelle mesure cet évolutionnisme décrit les faits et dans quelle mesure il les symbolise, il n'a rien d'inconciliable avec les doctrines qu'il a prétendu remplacer, même avec celle des créations séparées, à laquelle on l'oppose généralement. C'est pourquoi nous estimons que le langage du transformisme s'impose maintenant à toute philosophie, comme l'affirmation dogmatique du transformisme s'impose à la science. Mais alors, il ne faudra plus parler de la vie en général comme d'une abstraction, ou comme d'une simple rubrique sous laquelle on inscrit tous les êtres vivants. A un certain moment, en certains points de l'espace, un courant bien visible a pris naissance : ce courant de vie, traversant les corps qu'il a organisés tour à tour, passant de génération en génération, s'est divisé entre les espèces et éparpillé entre les individus sans rien perdre de sa force, s'intensifiant plutôt à mesure qu'il avançait. On sait que, dans la thèse de la « continuité du plasma germinatif », soutenue par Weismann, les éléments sexuels de l'organisme générateur transmettraient directement leurs propriétés aux éléments sexuels de l'organisme engendré. Sous cette forme extrême, la thèse a paru contestable, car c'est dans des cas exceptionnels seulement qu'on voit s'ébaucher les glandes sexuelles dès la segmentation de l'ovule fécondé. Mais, si les cellules génératrices des éléments sexuels n'apparaissent pas, en général, dès 26 le début de la vie embryonnaire, il n'en est pas moins vrai qu'elles se forment toujours aux dépens de tissus de l'embryon qui n'ont encore subi aucune différenciation fonctionnelle particulière et dont les cellules se composent de protoplasme non modifié7. En d'autres termes, le pouvoir génétique de l'ovule fécondé s'affaiblit à mesure qu'il se répartit sur la masse grandissante des tissus de l'embryon ; mais, pendant qu'il se dilue ainsi, il concentre à nouveau quelque chose de lui-même sur un certain point spécial, sur les cellules d'où naîtront les ovules ou les spermatozoïdes. On pourrait donc dire que, si le plasma germinatif n'est pas continu, il y a du moins continuité d'énergie génétique, cette énergie ne se dépensant que quelques instants, juste le temps de donner l'impulsion à la vie embryonnaire, et se ressaisissant le plus tôt possible dans de nouveaux éléments sexuels où, encore une fois, elle attendra son heure. Envisagée de ce point de vue, la vie apparaît comme un courant qui va d'un germe a un germe par l'intermédiaire d'un organisme développé. Tout se passe comme si l'organisme lui-même n'était qu'une excroissance, un bourgeon que fait saillir le germe ancien travaillant à se continuer en un germe nouveau. L'essentiel est la continuité de progrès qui se poursuit indéfiniment, progrès invisible sur lequel chaque organisme visible chevauche pendant le court intervalle de temps qu'il lui est donné de vivre. Or, plus on fixe son attention sur cette continuité de la vie, plus on voit l'évolution organique se rapprocher de celle d'une conscience, où le passé presse contre le présent et en fait jaillir une forme nouvelle, incommensurable avec ses antécédents. Que l'apparition d'une espèce végétale ou animale soit due à des causes précises, nul ne le contestera. Mais il faut entendre par là que, si l'on connaissait après coup le détail de ces causes, on arriverait à expliquer par elles la forme qui s'est produite : de la prévoir il ne saurait être question8. Dira-t-on qu'on pourrait la prévoir si l'on connaissait, dans tous leurs détails, les conditions où elle se produira? Mais ces conditions font corps avec elle et ne font même qu'un avec elle, étant caractéristiques du moment où la vie se trouve alors de son histoire : comment supposer connue par avance une situation qui est unique en son genre, qui ne s'est pas encore produite et ne se reproduira jamais ? On ne prévoit de l'avenir que ce qui ressemble au passé ou ce qui est recomposable avec des éléments semblables à ceux du passé. Tel est le cas des faits astronomiques, physiques, chimiques, de tous ceux qui font partie d'un système où se juxtaposent simplement des éléments censés immuables, où il ne se produit que des changements de position, où il n'y a pas d'absurdité théorique à imaginer que les choses soient remises en place, où par conséquent le même phénomène total ou du moins les mêmes phénomènes élémentaires peuvent se 27 7 Roule, L'embriologie générale, Paris, 1893, p. 319. 8 L'irréversibilité de la série des êtres vivants a été bien mise en lumière par Baldwin (Developement and evolulion. New-York, 1902, en particulier p, 827). Un élément très petit d'une courbe est presque une ligne droite. Il ressemblera d'autant plus à une ligne droite qu'on le prendra plus petit. A la limite, on dira, comme on voudra, qu'il fait partie d'une droite ou d'une courbe. En chacun de ses points, en effet, la courbe se confond avec sa tangente. Ainsi la « vitalité» est tangente en importe quel point aux forces physiques et chimiques ; mais ces points ne sont, en somme, que les vues d'un esprit qui imagine des arrêts à tels ou tels moments du mouvement générateur de la courbe. En réalité, la vie n'est pas plus faite d'éléments physico-chimiques qu'une courbe n'est composée de lignes droites. D'une manière générale, le progrès le plus radical qu'une science puisse accomplir consiste à faire entrer les résultats déjà acquis dans un ensemble nouveau, par rapport auquel ils deviennent des vues instantanées et immobiles prises de loin en loin sur la continuité d'un mouvement. Telle est, par exemple, la relation de la géométrie des modernes à celle des anciens. Celle-ci, purement statique, opérait sur les figures une fois décrites ; celle-là étudie la variation d'une fonction, c'est-à-dire la continuité du mouvement qui décrit la figure. On peut sans doute, pour plus de rigueur, éliminer de nos procédés mathématiques toute considération de mouvement; il n'en est pas moins vrai que l'introduction du mouvement dans la genèse des figures est à l'origine de la mathématique moderne. Nous estimons que, si la biologie pouvait jamais serrer son objet d'aussi près que la mathématique serre le sien, elle deviendrait à la physico- chimie des corps organisés ce que la mathématique des modernes s'est trouvée être à la géométrie antique. Les déplacements tout superficiels de masses et de molécules, que la physique et la chimie étudient, deviendraient, par rapport à ce mouvement vital qui se produit en profondeur, qui est transformation et non plus translation, ce que la station d'un mobile est au mouvement de ce mobile dans l'espace. Et, autant que nous pouvons le pressentir, le procédé par lequel on passerait de la définition d'une certaine action vitale au système de faits physico-chimiques qu'elle implique ne serait pas sans analogie avec l'opération par laquelle on va de la fonction à sa dérivée, de l'équation de la courbe (c'est-à- dire de la loi du mouvement continu par lequel la courbe est engendrée) à l'équation de la tangente qui en donne la direction instantanée. Une pareille science serait une mécanique de la transformation, dont notre mécanique de la translation deviendrait un cas particulier, une simplification, une projection sur le plan de la quantité pure. Et de même qu'il existe une infinité de fonctions ayant même différentielle, ces fonctions différant les unes des autres par une constante, ainsi, peut-être, l'intégration des éléments physico-chimiques d'une action proprement vitale ne déterminerait cette action qu'en partie : une part serait laissée à l'indétermination. Mais tout au plus peut-on rêver une pareille intégration ; nous ne prétendons pas que le rêve devienne jamais réalité. Nous avons seulement voulu, en développant autant que possible une certaine comparaison, montrer par où notre thèse se rapproche du pur mécanisme, et comment elle s'en distingue. 30 On pourra d'ailleurs pousser assez loin l'imitation du vivant par l'inorganisé. Non seulement la chimie opère des synthèses organiques, mais on arrive à reproduire artificiellement le dessin extérieur de certains faits d'organisation, tels que la division indirecte de la cellule et la circulation protoplasmique. On sait que le protoplasme de la cellule effectue des mouvements variés à l'intérieur de son enveloppe. D'autre part, la division dite indirecte de la cellule se fait par des opérations d'une complication extrême, dont les unes intéressent le noyau et les autres le cytoplasme. Ces dernières commencent par le dédoublement du centrosome, petit corps sphérique situé à côté du noyau. Les deux centrosomes ainsi obtenus s'éloignent l'un de l'autre, attirent à eux les tronçons coupés et aussi dédoublés du filament qui composait essentiellement le noyau primitif, et aboutissent à former deux nouveaux noyaux autour desquels se constituent les deux nouvelles cellules qui succéderont à la première. Or, on a réussi à imiter, dans leurs grandes lignes et dans leur apparence extérieure, quelques-unes au moins de ces opérations. Si l'on pulvérise du sucre ou du sel de cuisine, qu'on y ajoute de l'huile très vieille et qu'on regarde au microscope une goutte du mélange, on aperçoit une mousse à structure alvéolaire dont la configuration ressemble, d'après certains théoriciens, à celle du protoplasme, et dans laquelle s'accomplissent en tous cas des mouvements qui rappellent beaucoup ceux de la circulation protoplasmique11. Si, dans une mousse du même genre, on extrait l'air d'un alvéole, on voit se dessiner un cône d'attraction analogue à ceux qui se forment autour des centrosomes pour aboutir à la division du noyau12. Il n'est pas jusqu'aux mouvements extérieurs d'un organisme unicellulaire, ou tout au moins d'une Amibe, qu'on ne croie pouvoir expliquer mécaniquement. Les déplacements de l'Amibe dans une goutte d'eau seraient comparables au va-et- vient d'un grain de poussière dans une chambre où portes et fenêtres ouvertes font circuler des courants d'air. Sa masse absorbe sans cesse certaines matières solubles contenues dans l'eau ambiante et lui en renvoie certaines autres ; ces échanges continuels, semblables à ceux qui s'effectuent entre deux récipients séparés par une cloison poreuse, créeraient autour du petit organisme un tourbillon sans cesse changeant. Quant aux prolongements temporaires ou pseudopodes que l'Amibe paraît se donner, ils seraient moins envoyés par elle qu'attirés hors d'elle par une espèce d'aspiration ou de succion du milieu 31 11 Bütschli, Untersuchungen über mikroskopische Schäume und das Protoplasma, Leipzig, 1892, 1re partie. 12 Rhumbler, «Versuch einer mechanischen Erklärung der indirekten Zell-und Kerniheilung», (Roux's Archiv., 1896). ambiant13. De proche en proche, on étendra ce mode d'explication aux mouvements plus complexes que l'Infusoire lui-même exécute avec ses cils vibratiles, lesquels ne sont d'ailleurs, probablement, que des pseudopodes consolidés. Toutefois, il s'en faut que les savants soient d'accord entre eux sur la valeur des explications et des schémas de ce genre. Des chimistes ont fait remarquer qu'à ne considérer même que l'organique, et sans aller jusqu'à l'organisé, la science n'a reconstitué jusqu'ici que les déchets de l'activité vitale ; les substances proprement actives, plastiques, restent réfractaires à la synthèse. Un des plus remarquables naturalistes de notre temps a insisté sur l'opposition des deux ordres de phénomènes que l'on constate dans les tissus vivants, anagenèse d'un côté et catagenèse de l'autre. Le rôle des énergies anagénétiques est d'élever les énergies inférieures à leur propre niveau par l'assimilation des substances inorganiques. Elles construisent les tissus. Au contraire, le fonctionnement même de la vie (à l'exception toutefois de l'assimilation, de la croissance et de la reproduction), est d'ordre catagénétique, descente d'énergie et non plus montée. C'est sur ces faits d'ordre catagénétique seulement que la physico-chimie aurait prise, c'est-à-dire, en somme, sur du mort et non sur du vivant14. Et il est certain que les faits du premier genre paraissent réfractaires à l'analyse physico-chimique, même s'ils ne sont pas, au sens propre du mot, anagénétiques. Quant à l'imitation artificielle de l'aspect extérieur du protoplasme, doit-on y attacher une réelle importance théorique, alors qu'on n'est pas encore fixé sur la configuration physique de cette substance? De le recomposer chimiquement il peut encore moins être question pour le moment. Enfin une explication physico-chimique des mouvements de l'Amibe, à plus forte raison des démarches d'un Infusoire, paraît impossible à beaucoup de ceux qui ont observé de près ces organismes rudimentaires. Jusque dans ces manifestations les plus humbles de la vie ils aperçoivent la trace d'une activité 32 13 Berthold, Studien über Protoplasmamechantk, Leipzig, 1886, p. 102. — Cf. l'explication proposée par La Dantec, Théorie nouvelle de la vie, Paris, 1896. p. 60. 14 Cope, The primary factors of organic evolution. Chicago, 1896, p. 475-484. la position, la direction et la vitesse de chaque atome du monde19.» Huxley, de son côté, a exprimé, sous une forme plus concrète, la même idée : « Si la proposition fondamentale de l'évolution est vraie, à savoir que le monde entier, animé et inanimé, est le résultat de l'interaction mutuelle, selon des lois définies, des forces possédées par les molécules dont la nébulosité primitive de l'univers était composée, alors il n'est pas moins certain que le monde actuel reposait potentiellement dans la vapeur cosmique, et qu'une intelligence suffisante aurait pu, connaissant les propriétés des molécules de cette vapeur, prédire par exemple l'état de la faune de la Grande-Bretagne en 1868, avec autant de certitude que lorsqu'on dit ce qui arrivera à la vapeur de la respiration pendant une froide journée d'hiver.» — Dans une pareille doctrine, on parle encore du temps, on prononce le mot, mais on ne pense guère à la chose. Car le temps y est dépourvu d'efficace, et, du moment qu'il ne fait rien, il n'est rien. Le mécanisme radical implique une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l'éternité, et où la durée apparente des choses exprime simplement l'infirmité d'un esprit qui ne peut pas connaître tout à la fois. Mais la durée est bien autre chose que cela pour notre conscience, c'est-à-dire pour ce qu'il y a de plus indiscutable dans notre expérience. Nous percevons la durée comme un courant qu'on ne saurait remonter. Elle est le fond de notre être et, nous le sentons bien, la substance même des choses avec lesquelles nous sommes en communication. En vain on fait briller à nos yeux la perspective d'une mathématique universelle ; nous ne pouvons sacrifier l'expérience aux exigences d'un système. C'est pourquoi nous repoussons le mécanisme radical. Mais le finalisme radical nous paraît tout aussi inacceptable, et pour la même raison. La doctrine de la finalité, sous sa forme extrême, telle que nous la trouvons chez Leibniz par exemple, implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé. Mais, s'il n'y a rien d'imprévu, point d'invention ni de création dans l'univers, le temps devient encore inutile. Comme dans l'hypothèse mécanistique, on suppose encore ici que tout est donné. Le finalisme ainsi entendu n'est qu'un mécanisme à rebours. Il s'inspire du même postulat, avec cette seule différence que, dans la course de nos intelligences finies le long de la succession toute apparente des choses, il met en avant de nous la lumière avec laquelle il prétend nous guider, au lieu de la placer derrière. Il substitue l'attraction de l'avenir à l'impulsion du passé. Mais la succession n'en reste pas moins une pure apparence, comme d'ailleurs la course elle-même. Dans la doctrine de Leibniz, le temps se réduit à une perception confuse, relative au point de vue humain, et qui s'évanouirait, semblable à un brouillard qui tombe, pour un esprit place au centre des choses. Toutefois le finalisme n'est pas, comme le mécanisme, une doctrine aux lignes arrêtées. Il comporte autant d'infléchissements qu'on voudra lui en 35 19 Du Bois-Reymond, Ueber die Grenzen des Naturerkennens, Leipzig, 1892. imprimer. La philosophie mécanistique est à prendre ou à laisser : il faudrait la laisser, si le plus petit grain de poussière, en déviant de la trajectoire prévue par la mécanique, manifestait la plus légère trace de spontanéité. Au contraire, la doctrine des causes finales ne sera jamais réfutée définitivement. Si l'on en écarte une forme, elle en prendra une autre. Son principe, qui est d'essence psychologique, est très souple. Il est si extensible, et par là même si large, qu'on en accepte quelque chose dès qu'on repousse le mécanisme pur. La thèse que nous exposerons dans ce livre participera donc nécessairement du finalisme dans une certaine mesure, C'est pourquoi il importe d'indiquer avec précision ce que nous allons en prendre, et ce que nous entendons en laisser. Disons tout de suite qu'on nous parait faire fausse route quand on atténue le finalisme leibnizien en le fractionnant à l'infini. Telle est pourtant la direction que la doctrine de la finalité a prise. On sent bien que, si l'univers dans son ensemble est la réalisation d'un plan, cela ne saurait se montrer empiriquement. On sent bien aussi que, même si l'on s'en tient au monde organisé, il n'est guère plus facile de prouver que tout y soit harmonie. Les faits, interrogés, diraient aussi bien le contraire. La nature met les êtres vivants aux prises les uns avec les autres. Elle nous présente partout le désordre à côté de l'ordre, la régression à côté du progrès. Mais ce qui n'est affirmable ni de l'ensemble de la matière, ni de l'ensemble de la vie, ne serait-il pas vrai de chaque organisme pris à part ? N'y remarque-t-on pas une admirable division du travail, une merveilleuse solidarité entre les parties, l'ordre parfait dans la complication infinie ? En ce sens, chaque être vivant ne réalise-t-il pas un plan immanent à sa substance ? Cette thèse consiste, au fond, à briser en morceaux l'antique conception de la finalité. On n'accepte pas, on tourne même volontiers en ridicule l'idée d'une finalité externe, en vertu de laquelle les êtres vivants seraient coordonnés les uns aux autres : il est absurde, dit-on, de supposer que l'herbe ait été faite pour la vache, l'agneau pour le loup. Mais il y a une finalité interne : chaque être est fait pour lui-même, toutes ses parties se concertent pour le plus grand bien de l'ensemble et s'organisent avec intelligence en vue de cette fin. Telle est la conception de la finalité qui a été pendant longtemps classique. Le finalisme s'est rétréci au point de ne jamais embrasser plus d'un être vivant à la fois. En se faisant plus petit, il pensait sans doute offrir moins de surface aux coups. La vérité est qu'il s'y exposait bien davantage. Si radicale que notre thèse elle-même puisse paraître, la finalité est externe ou elle n'est rien du tout. Considérons en effet l'organisme le plus complexe et le plus harmonieux. Tous les éléments, nous dit-on, conspirent pour le plus grand bien de l'ensemble. Soit, mais n'oublions pas que chacun des éléments peut être lui-même, dans certains cas, un organisme, et qu'en subordonnant l'existence de ce petit organisme à la vie du grand, nous acceptons le principe d'une finalité externe. La conception d'une finalité toujours interne se détruit ainsi elle-même. Un organisme est composé de tissus dont chacun vit pour son compte. Les cellules 36 dont les tissus sont faits ont aussi une certaine indépendance. A la rigueur, si la subordination de tous les éléments de l'individu à l'individu lui-même était complète, on pourrait refuser de voir en eux des organismes, réserver ce nom à l'individu, et ne parler que de finalité interne. Mais chacun sait que ces éléments peuvent posséder une véritable autonomie. Sans parler des phagocytes, qui poussent l'indépendance jusqu'à attaquer l'organisme qui les nourrit, sans parler des cellules germinales, qui ont leur vie propre à côté des cellules somatiques, il suffit de mentionner les faits de régénération : ici un élément ou un groupe d'éléments manifeste soudain que si, en temps normal, il s'assujettissait à n'occuper qu'une petite place et à n'accomplir qu'une fonction spéciale, il pouvait faire beaucoup plus, il pouvait même, dans certain cas, se considérer comme l'équivalent du tout. Là est la pierre d'achoppement des théories vitalistes. Nous ne leur reprocherons pas, comme on le fait d'ordinaire, de répondre à la question par la question même. Sans doute le « principe vital » n'explique pas grand-chose : du moins a-t-il l'avantage d'être une espèce d'écriteau posé sur notre ignorance et qui pourra nous la rappeler à l'occasion20, tandis que le mécanisme nous invite à l'oublier. Mais la vérité est que la position du vitalisme est rendue très difficile par le fait qu'il n'y a ni finalité purement interne ni individualité absolument tranchée dans la nature. Les éléments organisés qui entrent dans la composition de l'individu ont eux-mêmes une certaine individualité et revendiqueront chacun leur principe vital, si l'individu doit avoir le sien. Mais, d'autre part, l'individu lui-même n'est pas assez indépendant, pas assez isolé du reste, pour que nous puissions lui accorder un « principe vital » propre. Un organisme tel que celui d'un Vertébré supérieur est le plus individué de tous les organismes : pourtant, si l'on remarque qu'il n'est que le développement d'un ovule qui faisait partie du corps de sa mère et d'un spermatozoïde qui appartenait au corps de son père, que l'œuf (c'est-à-dire l'ovule fécondé) est un véritable trait d'union entre les deux progéniteurs puisqu'il est commun à leurs deux substances, on s'aperçoit que tout organisme individuel, fût-ce celui d'un homme, est un simple bourgeon 37 20 Il y a en effet deux parts à faire dans le néo-vitalisme contemporain : d'un côté l'affirmation que le mécanisme pur est insuffisant, affirmation qui prend une grande autorité quand elle émane d'un savant tel que Driesch ou Reinke, par exemple, et d'autre part les hypothèses que ce vitalisme superpose au mécanisme («entéléchies» de Driesch, «dominantes» de Reinke, etc.). De ces deux parties, la première est incontestablement la plus intéressante. Voir les belles études de Driesch : (Die Lokalisation morpho genetischer Vorgänge, Leipzig, 1899; Die organischen Regulationen, Leipzig, 1901; Naturbegriffe und Natururteile, Leipzig, 1904 ; Der Vitalismus als Geschichte und al Lehre, Leipzig, 1905) et de Reinke : (Die Weil als That, Berlin, 1899 ; Einleintung in die theoretische Biologie, Berlin, 1901 ; Philosophie der Botanik, Leipzig, 1905). proprement dite une frange indécise qui va se perdre dans la nuit. Mécanisme et finalisme s'accordent à ne tenir compte que du noyau lumineux qui brille au centre. Ils oublient que ce noyau s'est formé aux dépens du reste par voie de condensation, et qu'il faudrait se servir de tout, du fluide autant et plus que du condensé, pour ressaisir le mouvement intérieur de la vie. A vrai dire, si la frange existe, même indistincte et floue, elle doit avoir plus d'importance encore pour le philosophe que le noyau lumineux qu'elle entoure. Car c'est sa présence qui nous permet d'affirmer que le noyau est un noyau, que l'intelligence toute pure est un rétrécissement, par condensation, d'une puissance plus vaste. Et, justement parce que cette vague intuition ne nous est d'aucun secours pour diriger notre action sur les choses, action tout entière localisée à la surface du réel, on peut présumer qu'elle ne s'exerce plus simplement en surface, mais en profondeur. Dès que nous sortons des cadres où le mécanisme et le finalisme radical enferment notre pensée, la réalité nous apparaît comme un jaillissement ininterrompu de nouveautés, dont chacune n'a pas plutôt surgi pour faire le présent qu'elle a déjà reculé dans le passé : à cet instant précis elle tombe sous le regard de l'intelligence, dont les yeux sont éternellement tournés en arrière. Tel est déjà le cas de notre vie intérieure. A chacun de nos actes on trouvera sans peine des antécédents dont il serait, en quelque sorte, la résultante mécanique. Et l'on dira aussi bien que chaque action est l'accomplissement d'une intention. En ce sens le mécanisme est partout, et la finalité partout, dans l'évolution de notre conduite. Mais, pour peu que l'action intéresse l'ensemble de notre personne et soit véritablement nôtre, elle n'aurait pu être prévue, encore que ses antécédents l'expliquent une fois accomplie. Et, tout en réalisant une intention, elle diffère, elle réalité présente et neuve, de l'intention, qui ne pouvait être qu'un projet de recommencement ou de réarrangement du passé. Mécanisme et finalisme ne sont donc ici que des vues extérieures prises sur notre conduite. Ils en extraient l'intellectualité. Mais notre conduite glisse entre les deux et s'étend beaucoup plus loin. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que l'action libre soit l'action capricieuse, déraisonnable. Se conduire par caprice consiste à osciller mécaniquement entre deux ou plusieurs partis tout faits et à se fixer pourtant enfin sur l'un d'eux : ce n'est pas avoir mûri une situation intérieure, ce n'est pas avoir évolué; c'est, si paradoxale que cette assertion puisse paraître, avoir plié la volonté à imiter le mécanisme de l'intelligence. Au contraire, une conduite vraiment nôtre est celle d'une volonté qui ne cherche pas à contrefaire l'intelligence et qui, restant elle-même c'est-à-dire évoluant, aboutit par voie de maturation graduelle à des actes que l'intelligence pourra résoudre indéfiniment en éléments intelligibles sans y arriver jamais complètement : l'acte libre est incommensurable avec l'idée, et sa « rationalité » doit se définir par cette incommensurabilité même, qui permet d'y trouver autant d'intelligibilité qu'on 40 voudra. Tel est le caractère de notre évolution intérieure. Et tel est aussi, sans doute, celui de l'évolution de la vie. Notre raison, incurablement présomptueuse, s'imagine posséder par droit de naissance ou par droit de conquête, innés ou appris, tous les éléments essentiels de la connaissance de la vérité. Là même où elle avoue ne pas connaître l'objet qu'on lui présente, elle croit que son ignorance porte seulement sur la question de savoir quelle est celle de ses catégories anciennes qui convient à l'objet nouveau. Dans quel tiroir prêt à s'ouvrir le ferons-nous entrer ? De quel vêtement déjà coupé allons-nous l'habiller ? Est-il ceci, ou cela, ou autre chose ? et « ceci » et « cela » et « autre chose » sont toujours pour nous du déjà conçu, du déjà connu. L'idée que nous pourrions avoir à créer de toutes pièces, pour un objet nouveau, un nouveau concept, peut-être une nouvelle méthode de penser, nous répugne profondément. L'histoire de la philosophie est là cependant, qui nous montre l'éternel conflit des systèmes, l'impossibilité de faire entrer définitivement le réel dans ces vêtements de confection que sont nos concepts tout faits, la nécessité de travailler sur mesure. Plutôt que d'en venir à cette extrémité, notre raison aime mieux annoncer une fois pour toutes, avec une orgueilleuse modestie, qu'elle ne connaîtra que du relatif et que l'absolu n'est pas de son ressort : cette déclaration préliminaire lui permet d'appliquer sans scrupule sa méthode habituelle de penser et, sous prétexte qu'elle ne touche pas à l'absolu, de trancher absolument sur toutes choses. Platon fut le premier à ériger en théorie que connaître le réel consiste à lui trouver son Idée, c'est-à-dire à le faire entrer dans un cadre préexistant qui serait déjà à notre disposition, — comme si nous possédions implicitement la science universelle. Mais cette croyance est naturelle a l'intelligence humaine, toujours préoccupée de savoir sous quelle ancienne rubrique elle cataloguera n'importe quel objet nouveau, et l'on pourrait dire, en un certain sens, que nous naissons tout platoniciens. Nulle part l'impuissance de cette méthode ne s'étale aussi manifestement que dans les théories de la vie. Si, en évoluant dans la direction des Vertébrés en général, de l'homme et de l'intelligence en particulier, la Vie a dû abandonner en route bien des éléments incompatibles avec ce mode particulier d'organisation et les confier, comme nous le montrerons, à d'autres lignes de développement, c'est la totalité de ces éléments que nous devrons rechercher et fondre avec l'intelligence proprement dite, pour ressaisir la vraie nature de l'activité vitale. Nous y serons sans doute aidés, d'ailleurs, par la frange de représentation confuse qui entoure notre représentation distincte, je veux dire intellectuelle : que peut être cette frange inutile, en effet, sinon la partie du principe évoluant qui ne s'est pas rétrécie à la forme spéciale de notre organisation et qui a passé en contrebande ? C'est donc là que nous devrons aller chercher des indications pour dilater la forme intellectuelle de notre pensée ; c'est là que nous puiserons l'élan nécessaire pour nous hausser au-dessus de nous-mêmes. Se représenter l'ensemble de la vie ne peut pas consister à combiner entre elles des idées 41 simples déposées en nous par la vie elle-même au cours de son évolution : comment la partie équivaudrait-elle au tout, le contenu au contenant, un résidu de l'opération vitale à l'opération elle-même ? Telle est pourtant notre illusion quand nous définissons l'évolution de la vie par « le passage de l'homogène à l'hétérogène » ou par tout autre concept obtenu en composant entre eux des fragments d'intelligence. Nous nous plaçons en un des points d'aboutissement de l'évolution, le principal sans doute, mais non pas le seul ; en et point même nous ne prenons pas tout ce qui s'y trouve, car nous ne retenons de l'intelligence qu'un ou deux des concepts où elle s'exprime : et c'est cette partie d'une partie que nous déclarons représentative du tout, de quelque chose même qui déborde le tout consolidé, je veux dire du mouvement évolutif dont ce « tout » n'est que la phase actuelle ! La vérité est que ce ne serait pas trop, ce ne serait pas assez ici de prendre l'intelligence entière. Il faudrait encore rapprocher d'elle ce que nous trouvons en chaque autre point terminus de l'évolution. Et il faudrait considérer ces éléments divers et divergents comme autant d'extraits qui sont ou du moins qui furent, sous leur forme la plus humble, complémentaires les uns des autres. Alors seulement nous pressentirions la nature réelle du mouvement évolutif ; — encore ne ferions-nous que la pressentir, car nous n'aurions toujours affaire qu'à l'évolué, qui est un résultat, et non pas à l'évolution même, c'est-à-dire à l'acte par lequel le résultat s'obtient. Telle est la philosophie de la vie où nous nous acheminons. Elle prétend dépasser à la fois le mécanisme et le finalisme ; mais, comme nous l'annoncions d'abord, elle se rapproche de la seconde doctrine plus que de la première. Il ne sera pas inutile d'insister sur ce point, et de montrer en termes plus précis par où elle ressemble au finalisme, et par où elle en diffère. Comme le finalisme radical, quoique sous une forme plus vague, elle nous représentera le monde organisé comme un ensemble harmonieux. Mais cette harmonie est loin d'être aussi parfaite qu'on l'a dit. Elle admet bien des discordances, parce que chaque espèce, chaque individu même ne retient de l'impulsion globale de la vie qu'un certain élan, et tend à utiliser cette énergie dans son intérêt propre ; en cela consiste l'adaptation. L'espèce et l'individu ne pensent ainsi qu'à eux, — d'où un conflit possible avec les autres formes de la vie. L'harmonie n'existe donc pas en fait; elle existe plutôt en droit : je veux dire que l'élan originel est un élan commun et que, plus on remonte haut, plus les tendances diverses apparaissent comme complémentaires les unes des autres. Tel, le vent qui s'engouffre dans un carrefour se divise en courants d'air divergents, qui ne sont tous qu'un seul et même souffle. L'harmonie, ou plutôt la « complémentarité », ne se révèle qu'en gros, dans les tendances plutôt que dans les états. Surtout (et c'est le point sur lequel le finalisme s'est le plus gravement trompé), l'harmonie se trouverait plutôt en arrière qu'en avant. Elle tient à une identité d'impulsion et non pas à une aspiration commune. C'est en vain qu'on voudrait assigner à la vie un but, au sens humain du mot. Parier d'un but est 42 organismes très différents. Supposons, un instant, que le mécanisme soit la vérité : l'évolution se sera faite par une série d'accidents s'ajoutant les uns aux autres, chaque accident nouveau se conservant par sélection s'il est avantageux à cette somme d'accidents avantageux antérieurs que représente la forme actuelle de l'être vivant. Quelle chance y aura-t-il pour que, par deux séries toutes différentes d'accidents qui s'additionnent, deux évolutions toutes différentes aboutissent à des résultats similaires ? Plus deux lignes d'évolution divergeront, moins il y aura de probabilités pour que des influences accidentelles extérieures ou des variations accidentelles internes aient déterminé sur elles la construction d'appareils identiques, surtout s'il n'y avait pas trace de ces appareils au moment où la bifurcation s'est produite. Cette similitude serait naturelle, au contraire dans une hypothèse telle que la nôtre : on devrait retrouver, jusque dans les derniers ruisselets, quelque chose de l'impulsion reçue à la source. Le pur mécanisme serait donc réfutable, et la finalité, au sens spécial où nous l'entendons, démontrable par un certain côté, si l'on pouvait établir que la vie fabrique certains appareils identiques, par des moyens dissemblables, sur des lignes d'évolution divergentes. La force de la preuve serait d'ailleurs proportionnelle au degré d'écartement des lignes d'évolution choisies, et au degré de complexité des structures similaires qu'on trouverait sur elles. On alléguera que la similitude de structure est due à l'identité des conditions générales où la vie a évolué. Ces conditions extérieures durables auraient imprimé la même direction aux forces constructrices de tel ou tel appareil, malgré la diversité des influences extérieures passagères et des variations accidentelles internes. — Nous n'ignorons pas, en effet, le rôle que joue le concept d'adaptation dans la science contemporaine. Certes, les biologistes n'en font pas tous le même usage. Pour quelques-uns, les conditions extérieures sont capables de causer directement la variation des organismes dans un sens défini, par les modifications physico-chimiques qu'elles déterminent dans la substance vivante : telle est l'hypothèse d'Eimer, par exemple. Pour d'autres, plus fidèles à l'esprit du darwinisme, l'influence des conditions ne s'exerce que d'une manière indirecte, en favorisant, dans la concurrence vitale, ceux des représentants d'une espèce que le hasard de la naissance a mieux adaptés au milieu. En d'autres termes, les uns attribuent aux conditions extérieures une influence positive et les autres une action négative : dans la première hypothèse, cette cause susciterait des variations, dans la seconde, elle ne ferait qu'en éliminer. Mais, dans les deux cas, elle est censée déterminer un ajustement précis de l'organisme à ses conditions d'existence. Par cette adaptation commune on tentera sans doute d'expliquer mécaniquement les similitudes de structure d'où nous croyons qu'on pourrait tirer l'argument le plus redoutable contre le mécanisme. C'est pourquoi nous devons indiquer tout de suite en gros, avant de passer au détail, pourquoi les explications qu'on tirerait ici de l'« adaptation» nous paraissent insuffisantes. 45 Remarquons d'abord que, des deux hypothèses que nous venons de formuler, la seconde est la seule qui ne prête pas à équivoque. L'idée darwinienne d'une adaptation s'effectuant par l'élimination automatique des inadaptés est une idée simple et claire. En revanche, et justement parce qu'elle attribue à la cause extérieure, directrice de l'évolution, une influence toute négative, elle a déjà bien de la peine à rendre compte du développement progressif et rectiligne d'appareils complexes comme ceux que nous allons examiner. Que sera-ce, quand elle voudra expliquer l'identité de structure d'organes extraordinairement compliqués sur des lignes d'évolution divergentes? Une variation accidentelle, si minime soit-elle, implique l'action d'une foule de petites causes physiques et chimiques. Une accumulation de variations accidentelles, comme il en faut pour produire une structure compliquée, exige le concours d'un nombre pour ainsi dire infini de causes infinitésimales. Comment ces causes, toutes accidentelles, réapparaîtraient-elles les mêmes, et dans le même ordre, sur des points différents de l'espace et du temps ? Personne ne le soutiendra, et le darwiniste lui-même se bornera sans doute à dire que des effets identiques peuvent sortir de causes différentes, que plus d'un chemin conduit au même endroit. Mais ne soyons pas dupes d'une métaphore. L'endroit où l'on arrive ne dessine pas la forme du chemin qu'on a pris pour y arriver, au lieu qu'une structure organique est l'accumulation même des petites différences que l'évolution a dû traverser pour l'atteindre. Concurrence vitale et sélection naturelle ne peuvent nous être d'aucun secours pour résoudre cette partie du problème, car nous ne nous occupons pas ici de ce qui a disparu, nous regardons simplement ce qui s'est conservé. Or, nous voyons que, sur des lignes d'évolution indépendantes, des structures identiques se sont dessinées par une accumulation graduelle d'effets qui se sont ajoutés les uns aux autres. Comment supposer que des causes accidentelles, se présentant dans un ordre accidentel, aient abouti plusieurs fois au même résultat, les causes étant infiniment nombreuses et l'effet infiniment compliqué ? Le principe du mécanisme est que « les mêmes causes produisent les mêmes effets ». Ce principe n'implique pas toujours, il est vrai, que les mêmes effets aient les mêmes causes ; il entraîne pourtant cette conséquence dans le cas particulier où les causes demeurent visibles dans l'effet qu'elles produisent et en sont les éléments constitutifs. Que deux promeneurs partis de points différents, et errant dans la campagne au gré de leur caprice, finissent par se rencontrer, cela n'a rien que de très ordinaire. Mais qu'en cheminant ainsi ils dessinent des courbes identiques, exactement superposables l'une à l'autre, c'est tout à fait invraisemblable. L'invraisemblance sera d'ailleurs d'autant plus grande que les chemins parcourus de part et d'autre présenteront des détours plus compliqués. Et elle deviendra impossibilité, si les zigzags des deux promeneurs sont d'une complexité infinie. Or, qu'est-ce que cette complication de zigzags à côté de celle d'un organe où sont disposés dans un certain ordre des milliers de cellules différentes, dont chacune est une espèce d'organisme ? 46 Passons donc à la seconde hypothèse, et voyons comment elle résoudrait le problème. L'adaptation ne consistera plus simplement en l'élimination des inadaptés. Elle sera due à l'influence positive des conditions extérieures qui auront modelé l'organisme sur leur forme propre. C'est bien par la similitude de la cause que s'expliquera cette fois la similitude des effets. Nous serons, en apparence, dans le pur mécanisme. Mais regardons de plus près. Nous allons voir que l'explication est toute verbale, que nous sommes encore dupes des mots, et que l'artifice de la solution consiste à prendre le terme « adaptation », en même temps, dans deux sens tout différents. Si je verse dans un même verre, tour à tour, de l'eau et du vin, les deux liquides y prendront la même forme, et la similitude de forme tiendra à l'identité d'adaptation du contenu au contenant. Adaptation signifie bien alors insertion mécanique. C'est que la forme à laquelle la matière s'adapte était déjà là, toute faite, et qu'elle a imposé à la matière sa propre configuration. Mais quand on parle de l'adaptation d'un organisme aux conditions dans lesquelles il doit vivre, où est la forme préexistante qui attend sa matière ? Les conditions ne sont pas un moule où la vie s'insérera et dont elle recevra sa forme : quand on raisonne ainsi, on est dupe d'une métaphore. Il n'y a pas encore de forme, et c'est à la vie qu'il appartiendra de se créer à elle-même une forme appropriée aux conditions qui lui sont faites. Il va falloir qu'elle tire parti de ces conditions, qu'elle en neutralise les inconvénients et qu'elle en utilise les avantages, enfin qu'elle réponde aux actions extérieures par la construction d'une machine qui n'a aucune ressemblance avec elles. S'adapter ne consistera plus ici à répéter, mais à répliquer, ce qui est tout différent. S'il y a encore adaptation, ce sera au sens où l'on pourrait dire de la solution d'un problème de géométrie, par exemple, qu'elle s'adapte aux conditions de l'énoncé. Je veux bien que l'adaptation ainsi entendue explique pourquoi des processus évolutifs différents aboutissent à des formes semblables ; le même problème appelle en effet la même solution. Mais il faudra faire intervenir alors, comme pour la solution d'un problème de géométrie, une activité intelligente ou du moins une cause qui se comporte de la même manière. C'est la finalité qu'on réintroduira, et une finalité beaucoup trop chargée, cette fois, d'éléments anthropomorphiques. En un mot, si l'adaptation dont on parle est passive, simple répétition en relief de ce que les conditions donnent en creux, elle ne construira rien de ce qu'on veut lui faire construire ; et si on la déclare active, capable de répondre par une solution calculée au problème que les conditions posent, on va plus loin que nous, trop loin même selon nous, dans la direction que nous indiquions d'abord. Mais la vérité est que l'on passe subrepticement de l'un de ces deux sens à l'autre, et qu'on se réfugie dans le premier toutes les fois qu'on va être pris en flagrant délit de finalisme dans l'emploi du second. C'est le second qui sert véritablement à la pratique courante de la science, mais c'est le premier qui lui fournit le plus souvent sa philosophie. On s'exprime dans chaque cas particulier comme si le processus d'adaptation était un effort de l'organisme pour construire une machine capable 47 comme le veut le mécanisme, ou par le second, comme l'exigerait la thèse de la finalité. Mais la discussion prendrait une tout autre tournure, croyons-nous, si l'on comparait d'abord entre eux deux termes de même nature, un organe à un organe, et non plus un organe à sa fonction. Cette fois, on pourrait s'acheminer peu à peu à une solution de plus en plus plausible. Et l'on aurait d'autant plus de chances d'aboutir qu'on se placerait plus résolument alors dans l'hypothèse évolutionniste. Voici, à côté de l'œil d'un Vertébré, celui d'un Mollusque tel que le Peigne. Ce sont, dans l'un et dans l'autre, les mêmes parties essentielles, composées d'éléments analogues. L’œil du Peigne présente une rétine, une cornée, un cristallin à structure cellulaire comme le nôtre. On remarque chez lui jusqu'à cette inversion particulière des éléments rétiniens qui ne se rencontre pas, en général, dans la rétine des Invertébrés. Or, on discute sans doute sur l'origine des Mollusques, mais, à quelque opinion qu'on se rallie, on accordera que Mollusques et Vertébrés se sont séparés de leur tronc commun bien avant l'apparition d'un oeil aussi complexe que celui du Peigne. D'où vient alors l'analogie de structure ? Interrogeons sur ce point, tour à tour, les deux systèmes opposés d'explication évolutionniste, l'hypothèse de variations purement accidentelles, et celle d'une variation dirigée dans un sens défini sous l'influence des conditions extérieures. Pour ce qui est de la première, on sait qu'elle se présente aujourd'hui sous deux formes assez différentes. Darwin avait parlé de variations très légères, qui s'additionneraient entre elles par l'effet de la sélection naturelle. Il n'ignorait pas les faits de variation brusque ; mais ces « sports », comme il les appelait, ne donnaient, selon lui, que des monstruosités incapables de se perpétuer, et c'est par une accumulation de variations insensibles qu'il rendait compte de la genèse des espèces25. Telle est encore l'opinion de beaucoup de naturalistes. Elle tend pourtant à céder la place à l'idée opposée : c'est tout d'un coup, par l'apparition simultanée de plusieurs caractères nouveaux, assez différents des anciens, que se constituerait une espèce nouvelle. Cette dernière hypothèse, déjà émise par divers auteurs, notamment par Bateson dans un livre remarquable26, a pris une signification profonde et acquis une très grande force depuis les belles expériences de Hugo de Vries. Ce botaniste, opérant sur l'Oenothera Lamarckiana, a obtenu, au bout de quelques générations, un certain nombre de 50 25 Darwin, Origine des espèces, trad. Barbier, Paris, 1887, p. 46. 26 Bateson, Materials for the study of variation, London, 1894, surtout p. 567 et suiv. Cf. Scott, «Variations and mutations» (American Journal of Science, novembre 1894). nouvelles espèces. La théorie qu'il dégage de ses expériences est du plus haut intérêt. Les espèces passeraient par des périodes alternantes de stabilité et de transformation. Quand arrive la période de « mutabilité », elles produiraient des formes inattendues27. Nous ne nous hasarderons pas à prendre parti entre cette hypothèse et celle des variations insensibles. Nous voulons simplement montrer que, petites ou grandes, les variations invoquées sont incapables, si elles sont accidentelles, de rendre compte d'une similitude de structure comme celle que nous signalions. Acceptons d'abord, en effet, la thèse darwiniste des variations insensibles. Supposons de petites différences dues au hasard et qui vont toujours s'additionnant. Il ne faut pas oublier que toutes les parties d'un organisme sont nécessairement coordonnées les unes aux autres. Peu m'importe que la fonction soit l'effet ou la cause de l'organe : un point est incontestable, c'est que l'organe ne rendra service et ne donnera prise à la sélection que s'il fonctionne. Que la fine structure de la rétine se développe et se complique, ce progrès, au lieu de favoriser la vision, la troublera sans doute, si les centres visuels ne se développent pas en même temps, ainsi que diverses parties de l'organe visuel lui-même. Si les variations sont accidentelles, il est trop évident qu'elles ne s'entendront pas entre elles pour se produire dans toutes les parties de l'organe à la fois, de telle manière qu'il continue à accomplir sa fonction. Darwin l'a bien compris, et c'est une des raisons pour lesquelles il suppose la variation insensible28. La différence qui surgit accidentellement sur un point de l'appareil visuel, étant très légère, ne gênera pas le fonctionnement de l'organe ; et, dès lors, cette première variation accidentelle peut attendre, en quelque sorte, que des variations complémentaires viennent s'y ajouter et porter la vision à un degré de perfection supérieur. Soit ; mais si la variation insensible ne gêne pas le fonctionnement de l’œil, elle ne le sert pas davantage, tant que les variations complémentaires ne se sont pas produites : dès lors, comment se conserverait- elle par l'effet de la sélection ? Bon gré mal gré, on raisonnera comme si la petite variation était une pierre d'attente posée par l'organisme, et réservée pour une construction ultérieure. Cette hypothèse, si peu conforme aux principes de Darwin, paraît déjà difficile à éviter quand on considère un organe qui s'est développe sur une seule grande ligne d'évolution, l'œil des Vertébrés par exemple. Mais elle s'imposera absolument si l'on remarque la similitude de structure de l'œil des Vertébrés et de celui des Mollusques. Comment supposer en effet que les mêmes petites variations, en nombre incalculable, se soient 51 27 De Vries, Die Mulationstheorie, Leipzig, 1901-1903. Cf. Species and varieties. Chicago, 1905. La base expérimentale de la théorie de H. de Vries a été jugée étroite, mais l'idée de mutation, ou de variation brusque, n'en a pas moins pris place dans la science. 28 Darwin, Origine des espèces, trad. Barbier, p. 198. produites dans le même ordre sur deux lignes d'évolution indépendantes, si elles étaient purement accidentelles ? Et comment se sont-elles conservées par sélection et accumulées de part et d'autre, les mêmes dans le même ordre, alors que chacune d'elles, prises à part, n'était d'aucune utilité ? Passons donc à l'hypothèse des variations brusques, et voyons si elle résoudra le problème. Elle atténue, sans doute, la difficulté sur un point. En revanche, elle l'aggrave beaucoup sur un autre. Si c'est par un nombre relativement faible de sauts brusques que l’œil des Mollusques s'est élevé, comme celui des Vertébrés, jusqu'à sa forme actuelle, j'ai moins de peine à comprendre la similitude des deux organes que si elle se composait d'un nombre incalculable de ressemblances infinitésimales successivement acquises : dans les deux cas c'est le hasard qui opère, mais on ne lui demande pas, dans le second, le miracle qu'il aurait à accomplir dans le premier. Non seulement le nombre des ressemblances que j'ai à additionner se restreint, mais je comprends mieux que chacune d'elles se soit conservée pour s'ajouter aux autres, car la variation élémentaire est assez considérable, cette fois, pour assurer un avantage à l'être vivant et se prêter ainsi au jeu de la sélection. Seulement, voici alors qu'un autre problème, non moins redoutable, se pose : comment toutes les parties de l'appareil visuel, en se modifiant soudain, restent-elles si bien coordonnées entre elles que l’œil continue à exercer sa fonction ? Car la variation isolée d'une partie va rendre la vision impossible, du moment que cette variation n'est plus infinitésimale. Il faut maintenant que toutes changent à la fois, et que chacune consulte les autres. Je veux bien qu'une foule de variations non coordonnées entre elles aient surgi chez des individus moins heureux, que la sélection naturelle les ait éliminées, et que, seule, la combinaison viable, c'est-à-dire capable de conserver et d'améliorer la vision, ait survécu. Encore faut-il que cette combinaison se soit produite. Et, à supposer que le hasard ait accordé cette faveur une fois, comment admettre qu'il la répète au cours de l'histoire d'une espèce, de manière à susciter chaque fois, tout d'un coup, des complications nouvelles, merveilleusement réglées les unes sur les autres, situées dans le prolongement des complications antérieures ? Comment surtout supposer que, par une série de simples « accidents », ces variations brusques se soient produites les mêmes, dans le même ordre, impliquant chaque fois un accord parfait d'éléments de plus en plus nombreux et complexes, le long de deux lignes d'évolution indépendantes ? On invoquera, il est vrai, la loi de corrélation, à laquelle faisait déjà appel Darwin lui-même29. On alléguera qu'un changement n'est pas localisé en un point unique de l'organisme, qu'il a sur d'autres points sa répercussion nécessaire. Les exemples cités par Darwin sont restés classiques : les chats 52 29 Origine des espèces, pp. 11 et 12. subsister que les variations utiles, il n'y a aucune chance pour que le jeu du hasard, même ainsi surveillé du dehors, aboutisse, dans les deux cas, à la même juxtaposition d'éléments coordonnés de la même manière. Mais il n'en serait plus de même, dans l'hypothèse où la lumière agirait directement sur la matière organisée pour en modifier la structure et l'adapter, en quelque sorte, à sa propre forme. La similitude des deux effets s'expliquerait cette fois simplement par l'identité de la cause. L’œil de plus en plus complexe serait quelque chose comme l'empreinte de plus en plus profonde de la lumière sur une matière qui, étant organisée, possède une aptitude sui generis à la recevoir. Mais une structure organique peut-elle se comparer à une empreinte? Nous avons déjà signalé l'ambiguïté du terme « adaptation ». Autre chose est la complication graduelle d'une forme qui s'insère de mieux en mieux dans le moule des conditions extérieures, autre chose la structure de plus en plus complexe d'un instrument qui tire de ces conditions un parti de plus en plus avantageux. Dans le premier cas, la matière se borne à recevoir une empreinte, mais dans le second elle réagit activement, elle résout un problème. De ces deux sens du mot, c'est le second évidemment qu'on utilise quand on dit que l'œil s'est de mieux en mieux adapté à l'influence de la lumière. Mais on passe plus ou moins inconsciemment du second sens au premier, et une biologie purement mécanistique s'efforcera d'amener à coïncider ensemble l'adaptation passive d'une matière inerte, qui subit l'influence du milieu, et l'adaptation active d'un organisme, qui tire de cette influence un parti approprié. Nous reconnaissons d'ailleurs que la nature elle-même paraît inviter notre esprit à confondre les deux genres d'adaptation, car elle commence d'ordinaire par une adaptation passive là où elle doit construire plus tard un mécanisme qui réagira activement. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, il est incontestable que le premier rudiment de l'œil se trouve dans la tache pigmentaire des organismes inférieurs : cette tache a fort bien pu être produite physiquement par l'action même de la lumière, et l'on observe une foule d'intermédiaires entre la simple tache de pigment et un œil compliqué comme celui des Vertébrés. — Mais, de ce qu'on passe par degrés d'une chose à une autre, il ne suit pas que les deux choses soient de même nature. De ce qu'un orateur adopte d'abord les passions de son auditoire pour arriver ensuite à s'en rendre maître, on ne conclura pas que suivre soit la même chose que diriger. Or, la matière vivante paraît n'avoir d'autre moyen de tirer parti des circonstances, que de s'y adapter d'abord passivement : là où elle doit prendre la direction d'un mouvement, elle commence par l'adopter. La vie procède par insinuation. On aura beau nous montrer tous les intermédiaires entre une tache pigmentaire et un oeil ; il n'y en aura pas moins, entre les deux, le même intervalle qu'entre une photographie et un appareil à photographier. La photographie s'est infléchie sans doute, peu à peu, dans le sens d'un appareil photographique ; mais est-ce la lumière seule, force physique, qui aurait pu provoquer cet infléchissement et convertir une impression laissée par elle en une machine capable de l'utiliser ? 55 On alléguera que nous faisons intervenir à tort des considérations d'utilité, que l'œil n'est pas fait pour voir, mais que nous voyons parce que nous avons des yeux, que l'organe est ce qu'il est, et que l'« utilité » est un mot par lequel nous désignons les effets fonctionnels de la structure. Mais quand je dis que l’œil « tire parti » de la lumière, je n'entends pas seulement par là que l'œil est capable de voir ; je fais allusion aux rapports très précis qui existent entre cet organe et l'appareil de locomotion. La rétine des Vertébrés se prolonge en un nerf optique, qui se continue lui-même par des centres cérébraux reliés à des mécanismes moteurs. Notre oeil tire parti de la lumière en ce qu'il nous permet d'utiliser par des mouvements de réaction les objets que nous voyons avantageux, d'éviter ceux que nous voyons nuisibles. Or, on n'aura pas de peine à me montrer que, si la lumière a produit physiquement une tache de pigment, elle peut déterminer physiquement aussi les mouvements de certains organismes : des Infusoires ciliés, par exemple, réagissent à la lumière. Personne ne soutiendra cependant que l'influence de la lumière ait causé physiquement la formation d'un système nerveux, d'un système musculaire, d'un système osseux, toutes choses qui sont en continuité avec l'appareil de la vision chez les Vertébrés. A vrai dire, déjà quand on parle de la formation graduelle de l'œil, à plus forte raison quand on rattache l'œil à ce qui en est inséparable, on fait intervenir tout autre chose que l'action directe de la lumière. On attribue implicitement à la matière organisée une certaine capacité sui generis, la mystérieuse puissance de monter des machines très compliquées pour tirer parti de l'excitation simple dont elle subit l'influence. Mais c'est précisément de quoi l'on prétend se passer. On veut que la physique et la chimie nous donnent la clef de tout. L'ouvrage capital d'Eimer est instructif à cet égard. On sait quel pénétrant effort ce biologiste a fait pour démontrer que la transformation s'opère, par l'effet d'une influence continue de l'extérieur sur l'intérieur, dans un sens bien défini et non pas, comme le voulait Darwin, par des variations accidentelles. Sa thèse repose sur des observations du plus haut intérêt, dont le point de départ a été l'étude de la marche suivie par la variation de la coloration de la peau chez certains Lézards. D'autre part, les expériences déjà anciennes de Dorfmeister montrent qu'une même chrysalide, selon qu'on la soumet au froid ou au chaud, donne naissance à des papillons assez différents qui avaient été considérés pendant longtemps comme des espèces indépendantes, Vanessa levana et Vanessa prorsa : une température intermédiaire produit une forme intermédiaire. On pourrait rapprocher de ces faits les transformations importantes qu'on observe chez un petit Crustacé, Artemia salina, quand on augmente ou qu'on diminue la salure de l'eau où il 56 vit31. Dans ces diverses expériences, l'agent extérieur paraît bien se comporter comme une cause de transformation. Mais dans quel sens faut-il entendre ici le mot cause ? Sans entreprendre une analyse exhaustive de l'idée de causalité, nous ferons simplement remarquer que l'on confond d'ordinaire trois sens de ce terme qui sont tout différents. Une cause peut agir par impulsion, par déclenchement ou par déroulement. La bille de billard qu'on lance contre une autre bille en détermine le mouvement par impulsion. L'étincelle qui provoque l'explosion de la poudre agit par déclenchement. La détente graduelle du ressort qui fait tourner le phonographe déroule la mélodie inscrite sur le cylindre : si je tiens la mélodie qui se joue pour un effet, et la détente du ressort pour la cause, je dirai que la cause procède ici par déroulement. Ce qui distingue ces trois cas l'un de l'autre, c'est la plus ou moins grande solidarité entre la cause et l'effet. Dans le premier, la quantité et la qualité de l'effet varient avec la quantité et la qualité de la cause. Dans le second, ni la qualité ni la quantité de l'effet ne varient avec la qualité et la quantité de la cause : l'effet est invariable. Dans le troisième enfin, la quantité de l'effet dépend de la quantité de la cause, mais la cause n'influe pas sur la qualité de l'effet : plus, par l'action du ressort, le cylindre tournera longtemps, plus longue sera la portion que j'entendrai de la mélodie, mais la nature de la mélodie entendue, on de la portion que j'en entends, ne dépend pas de l'action du ressort. En réalité, c'est dans le premier cas seulement que la cause explique son effet ; dans les deux autres, l'effet est plus ou moins donné par avance et l'antécédent invoqué en est - à des degrés divers, il est vrai - l'occasion plutôt que la cause. Or, est-ce dans le premier sens qu'on prend le mot cause quand on dit que la salure de l'eau est cause des transformations de l'Artemia, ou que le degré de température détermine la couleur et les dessins des ailes que prendra une certaine chrysalide en devenant papillon ? Évidemment non : causalité a ici un sens intermédiaire entre ceux de déroulement et de déclanchement. C'est bien ainsi, d'ailleurs, qu'Eimer lui- même l'entend, quand il parle du caractère « kaléïdoscopique » de la variation32, ou quand il dit que la variation de la matière organisée s'opère dans un sens défini comme, dans des directions définies, cristallise la matière inorganique33. Et que ce soit là un processus purement physico-chimique, c'est ce qu'on peut lui accorder, à la rigueur, quand il s'agit de changements dans la coloration de la 57 31 Il semble d'ailleurs résulter des dernières observations que la transformation de l'Arternia soit un phénomène plus complexe qu'on ne l'avait cru d'abord. Voir, à ce sujet, Samter et Heymans, «Die Variation bei Artémia salma» (Anhang zu den Abhandlungen der k. preussischen Akad. der Wissenschaften, 1902). 32 Eimer, Orthogenesis der Schmetterlinge, Leipzig, 1897, p. 24. Cf. Dis Entstehung der Arten. p. 53. 33 Eimer, Die Entstehung der Arten, Iéna, 1888, p. 25. de l'évolutionnisme, la seule qui soit capable d'admettre un principe interne et psychologique de développement, encore qu'il n'y fasse pas nécessairement appel. Et c'est aussi le seul évolutionnisme qui nous paraisse rendre compte de la formation d'organes complexes identiques sur des lignes indépendantes de développement. On conçoit, en effet, que le même effort pour tirer parti des mêmes circonstances aboutisse au même résultat, surtout si le problème posé par les circonstances extérieures est de ceux qui n'admettent qu'une solution. Reste à savoir si le terme « effort » ne doit pas se prendre alors dans un sens plus profond, plus psychologique encore qu'aucun néo-lamarckien ne le suppose. Autre chose est en effet une simple variation de grandeur, autre chose un changement de forme. Qu'un organe puisse se fortifier et s'accroître par l'exercice, nul ne le contestera. Mais il y a loin de là au développement progressif d'un oeil comme celui des Mollusques et des Vertébrés. Si c'est à la prolongation de l'influence de la lumière, passivement reçue, qu'on attribue cet effet, on retombe sur la thèse que nous venons de critiquer. Si, au contraire, c'est bien une activité interne qu'on invoque, alors il s'agit de tout autre chose que de ce que nous appelons d'ordinaire un effort, car jamais l'effort n’a produit devant nous la moindre complication d'un organe, et pourtant il a fallu un nombre énorme de ces complications, admirablement coordonnées entre elles, pour passer de la tache pigmentaire de l'Infusoire à l’œil du Vertébré. Admettons pourtant cette conception du processus évolutif pour les animaux : comment l'étendra-t-on au monde des plantes ? Ici les variations de forme ne paraissent pas impliquer ni entraîner toujours des changements fonctionnels, et, si la cause de la variation est d'ordre psychologique, il est difficile de l'appeler encore effort, à moins d'élargir singulièrement le sens du mot. La vérité est qu'il faut creuser sous l'effort lui-même et chercher une cause pins profonde. Il le faut surtout, croyons-nous, si l'on veut arriver à une cause de variations régulièrement héréditaires. Nous n'entrerons pas ici dans le détail des controverses relatives à la transmissibilité des caractères acquis ; encore moins voudrions-nous prendre trop nettement parti dans une question qui n'est pas de notre compétence. Nous ne pouvons cependant nous en désintéresser complètement. Nulle part ne se fait mieux sentir l'impossibilité pour les philosophes de s'en tenir aujourd'hui à de vagues généralités, l'obligation pour eux de suivre les savants dans le détail des expériences et d'en discuter avec eux les résultats. Si Spencer avait commencé par se poser la question de l'hérédité des caractères acquis, son évolutionnisme aurait sans doute pris une tout autre forme. Si (comme cela nous paraît probable) une habitude contractée par l'individu ne se transmettait à ses descendants que dans des cas très exceptionnels, toute la psychologie de Spencer serait à refaire, une bonne partie de sa philosophie s'écroulerait. Disons donc comment le problème nous paraît se poser, et dans quel sens il nous semble qu'on pourrait chercher à le résoudre. 60 Après avoir été affirmée comme un dogme, la transmissibilité des caractères acquis a été niée non moins dogmatiquement, pour des raisons tirées a priori de la nature supposée des cellules germinales. On sait comment Weismann a été conduit, par son hypothèse de la continuité du plasma germinatif, à considérer les cellules germinales, - ovules et spermatozoïdes, - comme à peu près indépendantes des cellules somatiques. Partant de là, on a prétendu et beaucoup prétendent encore que la transmission héréditaire d'un caractère acquis serait chose inconcevable. — Mais si, par hasard, l'expérience montrait que les caractères acquis sont transmissibles, elle prouverait, par là même, que le plasma germinatif n'est pas aussi indépendant qu'on le dit du milieu somatique, et la transmissibilité des caractères acquis deviendrait ipso facto concevable : ce qui revient à dire que concevabilité et inconcevabilité n'ont rien à voir en pareille affaire, et que la question relève uniquement de l'expérience. Mais ici commence précisément la difficulté. Les caractères acquis dont on parle sont le plus souvent des habitudes ou des effets de l'habitude. Et il est rare qu'à la base d'une habitude contractée il n'y ait pas une aptitude naturelle. De sorte qu'on peut toujours se demander si c'est bien l'habitude acquise par le soma de l'individu qui s'est transmise, ou si ce ne serait pas plutôt une aptitude naturelle, antérieure à l'habitude contractée : cette aptitude serait restée inhérente au germen que l'individu porte en lui, comme elle était déjà inhérente à l'individu et par conséquent à son germe. Ainsi, rien ne prouve que la Taupe soit devenue aveugle parce qu'elle a pris l'habitude de vivre sous terre : c'est peut-être parce que les yeux de la Taupe étaient en voie de s'atrophier qu'elle a dû se condamner à la vie souterraine39. Dans ce cas, la tendance à perdre la vue se serait transmise de germen à germen sans qu'il y eût rien d'acquis ni de perdu par le soma de la Taupe elle-même. De ce que le fils d'un maître d'armes est devenu, beaucoup plus vite que son père, un tireur excellent, on ne peut conclure que l'habitude du parent se soit transmise à l'enfant, car certaines dispositions naturelles en voie d'accroissement ont pu passer du germen producteur du père au germen producteur du fils, grandir en route par l'effet de l'élan primitif et assurer au fils une souplesse plus grande que celle du père, sans se soucier, pour ainsi dire, de ce que le père faisait. De même pour beaucoup d'exemples tirés de la domestication progressive des animaux. Il est difficile de savoir si c'est l'habitude contractée qui se transmet, ou si ce ne serait pas plutôt une certaine tendance naturelle, celle-là même qui a fait choisir pour la domestication telle ou telle espèce particulière ou certains de ses représentants. A vrai dire, quand on élimine tous les cas douteux, tous les faits susceptibles de plusieurs interprétations, il ne reste guère, comme exemples absolument incontestables de particularités acquises et transmises, que les fameuses expériences de Brown-Séquard, répétées et confirmées d'ailleurs par 61 39 Cuénot, «La nouvelle théorie transformiste» (Revue générale des sciences, 1894). Cf. Morgan, Evolution and adaptation. London, 1903, p. 357. divers physiologistes40. En sectionnant, chez des Cobayes, la moelle épinière ou le nerf sciatique, Brown-Séquard déterminait un état épileptique qu'ils transmettaient à leurs descendants. Des lésions de ce même nerf sciatique, du corps restiforme, etc., provoquaient chez le Cobaye des troubles variés, dont sa progéniture pouvait hériter, parfois sous une forme assez différente : exophtalmie, perte des orteils, etc. — Mais il n'est pas démontré que, dans ces divers cas de transmission héréditaire, il y ait eu influence véritable du soma de l'animal sur son germen. Déjà Weismann objectait que l'opération de Brown- Séquard avait pu introduire dans le corps du Cobaye certains microbes spéciaux, qui trouveraient leur milieu de nutrition dans les tissus nerveux, et qui transmettraient la maladie en pénétrant dans les éléments sexuels41. Cette objection a été écartée par Brown-Séquard lui-même42 ; mais on pourrait en faire une autre, plus plausible. Il résulte, en effet, des expériences de Voisin et Peron, que les accès d'épilepsie sont suivis de l'élimination d'un corps toxique, capable de produire chez les animaux, par injection, des accidents convulsifs43. Peut-être les troubles trophiques, consécutifs aux lésions nerveuses que Brown- Séquard provoquait, se traduisent-ils précisément par la formation de ce poison convulsivant. Dans ce cas, la toxine passerait du Cobaye à son spermatozoïde ou à son ovule, et déterminerait dans le développement de l'embryon un trouble général, qui pourrait cependant ne donner des effets visibles que sur tel ou tel point particulier de l'organisme une fois évolué. Les choses se passeraient ici comme dans les expériences de Charrin, Delamare et Moussu. Des cobayes en gestation, dont on détériorait le foie ou le rein, transmettaient cette lésion à leur progéniture, simplement parce que la détérioration de l'organe de la mère avait engendré des « cytotoxines » spécifiques, lesquelles agissaient sur l'organe 62 40 Brown-Séquard, «Nouvelles recherches sur l'épilepsie due à certaines lésions de la moelle épinière et des nerfs rachidiens», (Arch. de physiologie, vol. II, 1869, p. 211, 422 et 497). 41 Weismann, Aufsätze über Vererbung, Iéna, 1892, p. 376-378, et aussi Vorträge über Descendenztheorie, Iéna, 1902, t. II, p. 76. 42 Brown-Séquard, «Hérédité d'une affection due à une cause accidentelle», (Arch. de Physiologie, 1892, p. 686 et suiv.). 43 Voisin et Peron, «Recherches sur la toxicité urinaire chez les épileptiques», (Archives de neurologie, vol. XXIV, 1892, et XXV, 1893). Cf. l'ouvrage de Voisin, L'épilepsie, Paris, 1897, p. 125-133. En soumettant ainsi les diverses formes actuelles de l’évolutionnisme à une commune épreuve, en montrant qu'elles viennent toutes se heurter à une même insurmontable difficulté, nous n'avons nullement l'intention de les renvoyer dos à dos. Chacune d'elles, au contraire, appuyée sur un nombre considérable de faits, doit être vraie à sa manière. Chacune d'elles doit correspondre à un certain point de vue sur le processus d'évolution. Peut-être faut-il d'ailleurs qu'une théorie se maintienne exclusivement à un point de vue particulier pour qu'elle reste scientifique, c'est-à-dire pour qu'elle donne aux recherches de détail une direction précise. Mais la réalité sur laquelle chacune de ces théories prend une vue partielle doit les dépasser toutes. Et cette réalité est l'objet propre de la philosophie, laquelle n'est point astreinte à la précision de la science, puisqu'elle ne vise aucune application. Indiquons donc, en deux mots, ce que chacune des trois grandes formes actuelles de l’évolutionnisme nous paraît apporter de positif à la solution du problème, ce que chacune d'elles laisse de côté, et sur quel point, à notre sens, il faudrait faire converger ce triple effort pour obtenir une idée plus compréhensive, quoique par là même plus vague, du processus évolutif. Les néo-darwiniens ont probablement raison, croyons-nous, quand ils enseignent que les causes essentielles de variation sont les différences inhérentes au germe dont l'individu est porteur, et non pas les démarches de cet individu au cours de sa carrière. Où nous avons de la peine à suivre ces biologistes, c'est quand ils tiennent les différences inhérentes au germe pour purement accidentelles et individuelles. Nous ne pouvons nous empêcher de croire qu'elles sont le développement d'une impulsion qui passe de germe à germe à travers les individus, qu'elles ne sont pas par conséquent de purs accidents, et qu'elles pourraient fort bien apparaître en même temps, sous la même forme, chez tous les représentants d'une même espèce ou du moins chez un certain nombre d'entre eux. Déjà, d'ailleurs, la théorie des mutations modifie profondément le darwinisme sur ce point. Elle dit qu'à un moment donné, après une longue période écoulée, l'espèce tout entière est prise d'une tendance à changer. C'est donc que la tendance à changer n'est pas accidentelle. Accidentel, il est vrai, serait le changement lui-même, si la mutation opère, comme le veut De Vries, dans des sens différents chez les différents représentants de l'espèce. Mais, d'abord, il faudra voir si la théorie se confirme sur beaucoup d'autres espèces végétales (De Vries ne l'a vérifiée que sur l'Oenothera Lamarckiana48, et ensuite il n'est pas impossible, comme nous l'expliquerons plus loin, que la part du hasard soit bien plus grande dans la variation des plantes que dans celle des animaux, parce que, dans le monde 65 48 Quelques faits analogues ont pourtant été signalés, toujours dans le monde végétal. Voir Blaringhem, «La notion d'espèces et la théorie de la mutation», (Année psychologique, vol. XII, 1906, p. 95 et suiv.), et De Vries, Species and Varieties, p. 655. végétal, la fonction ne dépend pas aussi étroitement de la forme. Quoi qu'il en soit, les néo-darwiniens sont en voie d'admettre que les périodes de mutation sont déterminées. Le sens de la mutation pourrait donc l'être aussi, au moins chez les animaux, et dans la mesure que nous aurons à indiquer. On aboutirait ainsi a une hypothèse comme celle d'Eimer, d'après laquelle les variations des différents caractères se poursuivraient, de génération en génération, dans des sens définis. Cette hypothèse nous paraît plausible, dans les limites où Eimer lui-même l'enferme. Certes, l'évolution du monde organique ne doit pas être prédéterminée dans son ensemble. Nous prétendons au contraire que la spontanéité de la vie s'y manifeste par une continuelle création de formes succédant à d'autres formes. Mais cette indétermination ne peut pas être complète : elle doit laisser à la détermination une certaine part. Un organe tel que l’œil, par exemple, se serait constitué précisément par une variation continue dans un sens défini. Même, nous ne voyons pas comment on expliquerait autrement la similitude de structure de l'œil dans des espèces qui n'ont pas du tout la même histoire. Où nous nous séparons d'Eimer, c'est lorsqu'il prétend que des combinaisons de causes physiques et chimiques suffisent à assurer le résultat. Nous avons essayé au contraire d'établir, sur l'exemple précis de l'œil, que, s'il y a ici « orthogenèse », une cause psychologique intervient. C'est précisément à une cause d'ordre psychologique que certains néo- lamarckiens ont recours. Là est, à notre sens, un des points les plus solides du néo-lamarckisme. Mais, si cette cause n'est que l'effort conscient de l'individu, elle ne pourra opérer que dans un nombre assez restreint de cas ; elle interviendra tout au plus chez l'animal, et non pas dans le monde végétal. Chez l'animal lui-même, elle n'agira que sur les points directement ou indirectement soumis à l'influence de la volonté. Là même où elle agit, on ne voit pas comment elle obtiendrait un changement aussi profond qu'un accroissement de complexité : tout au plus serait-ce concevable si les caractères acquis se transmettaient régulièrement, de manière à s'additionner entre eux ; mais cette transmission paraît être l'exception plutôt que la règle. Un changement héréditaire et de sens défini, qui va s'accumulant et se composant avec lui-même de manière à construire une machine de plus en plus compliquée, doit sans doute se rapporter à quelque espèce d'effort, mais à un effort autrement profond que l'effort individuel, autrement indépendant des circonstances, commun à la plupart des représentants d'une même espèce, inhérent aux germes qu'ils portent plutôt qu'à leur seule substance, assuré par là de se transmettre à leurs descendants. 66 L'élan vital Nous revenons ainsi, par un long détour, à l'idée d'où nous étions partis, celle d'un élan originel de la vie, passant d'une génération de germes à la génération suivante de germes par l'intermédiaire des organismes développés qui forment entre les germes le trait d'union. Cet élan, se conservant sur les lignes d'évolution entre lesquelles il se partage, est la cause profonde des variations, du moins de celles qui se transmettent régulièrement, qui s'additionnent, qui créent des espèces nouvelles. En général, quand des espèces ont commencé à diverger à partir d'une souche commune, elles accentuent leur divergence à mesure qu'elles progressent dans leur évolution. Pourtant, sur des points définis, elles pourront et devront même évoluer identiquement si l'on accepte l'hypothèse d'un élan commun. C'est ce qu'il nous reste à montrer d'une manière plus précise sur l'exemple même que nous avons choisi, la formation de l'œil chez les Mollusques et chez les Vertébrés. L'idée d'un « élan originel » pourra d'ailleurs devenir ainsi plus claire. Deux points sont également frappants dans un organe tel que l'oeil : la complexité de la structure et la simplicité du fonctionnement. L’œil se compose de parties distinctes, telles que la sclérotique, la cornée, la rétine, le cristallin, etc. De chacune de ces parties le détail irait à l'infini. Pour ne parler que de la rétine, on sait qu'elle comprend trois couches superposées d'éléments nerveux, - cellules multipolaires, cellules bipolaires, cellules visuelles, - dont chacune a son individualité et constitue sans doute un organisme fort complexe : encore n'est-ce là qu'un schéma simplifié de la fine structure de cette membrane. La machine qu'est l'œil est donc composée d'une infinité de machines, toutes d'une complexité extrême. Pourtant la vision est un fait simple. Dès que l'œil s'ouvre, la vision s'opère. Précisément parce que le fonctionnement est simple, la plus légère distraction de la nature dans la construction de la machine infiniment compliquée eût rendu la vision impossible. C'est ce contraste entre la complexité de l'organe et l'unité de la fonction qui déconcerte l'esprit. Une théorie mécanistique sera celle qui nous fera assister à la construction graduelle de la machine sous l'influence des circonstances extérieures, intervenant directement par une action sur les tissus ou indirectement par la sélection des mieux adaptés. Mais, quelque forme que prenne cette thèse, à supposer qu'elle vaille quelque chose pour le détail des parties, elle ne jette aucune lumière sur leur corrélation. Survient alors la doctrine de la finalité. Elle dit que les parties ont été assemblées sur un plan préconçu, en vue d'un but. En quoi elle assimile le travail de la nature à celui de l'ouvrier qui procède, lui aussi, par assemblage de parties en vue de la réalisation d'une idée ou de l'imitation d'un modèle. Le mécanisme reprochera donc avec raison au finalisme son caractère anthropomorphique. Mais il ne s'aperçoit pas qu'il procède lui-même selon cette 67 contraire, le travail d'organisation va du centre à la périphérie. Il commence en un point qui est presque un point mathématique, et se propage autour de ce point par ondes concentriques qui vont toujours s'élargissant. Le travail de fabrication est d'autant plus efficace qu'il dispose d'une plus grande quantité de matière. Il procède par concentration et compression. Au contraire, l'acte d'organisation a quelque chose d'explosif : il lui faut, au départ, le moins de place possible, un minimum de matière, comme si les forces organisatrices n'entraient dans l'espace qu'à regret. Le spermatozoïde, qui met en mouvement le processus évolutif de la vie embryonnaire, est une des plus petites cellules de l'organisme; encore n'est-ce qu'une faible portion du spermatozoïde qui prend réellement part à l'opération. Mais ce ne sont là que des différences superficielles. En creusant au- dessous d'elles, on trouverait, croyons-nous, une différence plus profonde. L’œuvre fabriquée dessine la forme du travail de fabrication. J'entends par là que le fabricant retrouve exactement dans son produit ce qu'il y a mis. S'il veut faire une machine, il en découpera les pièces une à une, puis les assemblera : la machine faite laissera voir et les pièces et leur assemblage. L'ensemble du résultat représente ici l'ensemble du travail, et à chaque partie du travail correspond une partie du résultat. Maintenant, je reconnais que la science positive peut et doit procéder comme si l'organisation était un travail du même genre. A cette condition seulement elle aura prise sur les corps organisés. Son objet n'est pas, en effet, de nous révéler le fond des choses, mais de nous fournir le meilleur moyen d'agir sur elles. Or, la physique et la chimie sont des sciences déjà avancées, et la matière vivante ne se prête à notre action que dans la mesure où nous pouvons la traiter par les procédés de notre physique et de notre chimie. L'organisation ne sera donc étudiable scientifiquement que si le corps organisé a été assimilé d'abord à une machine. Les cellules seront les pièces de la machine, l'organisme en sera l'assemblage. Et les travaux élémentaires, qui ont organisé les parties, seront censés être les éléments réels du travail qui a organisé le tout. Voilà le point de vue de la science. Tout autre, à notre avis, est celui de la philosophie. Pour nous, le tout d'une machine organisée représente bien, à la rigueur, le tout du travail organisateur (encore que ce ne soit vrai qu'approximativement), mais les parties de la machine ne correspondent pas à des parties du travail, car la matérialité de cette machine ne représente plus un ensemble de moyens employés, mais un ensemble d'obstacles tournés ; c'est une négation plutôt qu'une réalité positive. Ainsi, comme nous l'avons montré dans une étude antérieure, la vision est une puissance qui atteindrait, en droit, une infinité de choses inaccessibles à notre regard. Mais une telle vision ne se prolongerait pas en action ; elle conviendrait à un fantôme et non pas à un être vivant. La vision d'un être vivant est une vision efficace, limitée aux objets sur lesquels l'être peut agir : c'est une vision canalisée, et l'appareil visuel symbolise simplement le 70 travail de canalisation. Dès lors, la création de l'appareil visuel ne s'explique pas plus par l'assemblage de ses éléments anatomiques que le percement d'un canal ne s'expliquerait par un apport de terre qui en aurait fait les rives. La thèse mécanistique consisterait à dire que la terre a été apportée charretée par charretée ; le finalisme ajouterait que la terre n'a été pas déposée au hasard, que les charretiers ont suivi un plan. Mais mécanisme et finalisme se tromperaient l'un et l'autre, car le canal s'est fait autrement. Plus précisément, nous comparions le procédé par lequel la nature construit un oeil à l'acte simple par lequel nous levons la main. Mais nous avons supposé que la main ne rencontrait aucune résistance. Imaginons qu'au lieu de se mouvoir dans l'air, ma main ait à traverser de la limaille de fer qui se comprime et résiste à mesure que j'avance. A un certain moment, ma main aura épuisé son effort, et, à ce moment précis, les grains de limaille se seront juxtaposés et coordonnés en une forme déterminée, celle même de la main qui s'arrête et d'une partie du bras. Maintenant, supposons que la main et le bras soient restés invisibles. Les spectateurs chercheront dans les grains de limaille eux-mêmes, et dans des forces intérieures à l'amas, la raison de l'arrangement. Les uns rapporteront la position de chaque grain à l'action que les grains voisins exercent sur lui : ce seront des mécanistes. D'autres voudront qu'un plan d'ensemble ait présidé au détail de ces actions élémentaires : ils seront finalistes. Mais la vérité est qu'il y a tout simplement eu un acte indivisible, celui de la main traversant la limaille : l'inépuisable détail du mouvement des grains, ainsi que l'ordre de leur arrangement final, exprime négativement, en quelque sorte, ce mouvement indivisé, étant la forme globale d'une résistance et non pas une synthèse d'actions positives élémentaires. C'est pourquoi, si l'on donne le nom d'« effet » à l'arrangement des grains et celui de « cause » au mouvement de la main, ou pourra dire, à la rigueur, que le tout de l'effet s'explique par le tout de la cause, mais à des parties de la cause ne correspondront nullement des parties de l'effet. En d'autres termes, ni le mécanisme ni le finalisme ne seront ici à leur place, et c'est à un mode d'explication sui generis qu'il faudra recourir. Or, dans l'hypothèse que nous proposons, le rapport de la vision à l'appareil visuel serait à peu près celui de la main à la limaille de fer qui en dessine, en canalise et en limite le mouvement. Plus l'effort de la main est considérable, plus elle va loin à l'intérieur de la limaille. Mais, quel que soit le point où elle s'arrête, instantanément et automatiquement les grains s'équilibrent, se coordonnent entre eux. Ainsi pour la vision et pour son organe. Selon que l'acte indivisé qui constitue la vision s'avance plus ou moins loin, la matérialité de l'organe est faite d'un nombre plus ou moins considérable d'éléments coordonnés entre eux, mais l'ordre est nécessairement complet et parfait. Il ne saurait être partiel, parce que, encore une fois, le processus réel qui lui donne naissance n'a pas de parties. C'est de quoi ni le mécanisme ni le finalisme ne tiennent compte, et c'est à quoi nous ne 71 prenons pas garde non plus quand nous nous étonnons de la merveilleuse structure d'un instrument comme l'œil. Au fond de notre étonnement il y a toujours cette idée qu'une partie seulement de cet ordre aurait pu être réalisée, que sa réalisation complète est une espèce de grâce. Cette grâce, les finalistes se la font dispenser en une seule fois par la cause finale; les mécanistes prétendent l'obtenir petit à petit par l'effet de la sélection naturelle; mais les uns et les autres voient dans cet ordre quelque chose de positif et dans sa cause, par conséquent, quelque chose de fractionnable, qui comporte tous les degrés possibles d'achèvement. En réalité, la cause est plus ou moins intense, mais elle ne peut produire son effet qu'en bloc et d'une manière achevée. Selon qu'elle ira plus ou moins loin dans le sens de la vision, elle donnera les simples amas pigmentaires d'un organisme inférieur, ou l’œil rudimentaire d'une Serpule, ou l’œil déjà différencié de l'Alciope, ou l’œil merveilleusement perfectionné d'un Oiseau, mais tous ces organes, de complication très inégale, présenteront nécessairement une égale coordination. C'est pourquoi deux espèces animales auront beau être fort éloignées l'une de l'autre : si, de part et d'autre, la marche à la vision est allée aussi loin, des deux côtés il y aura le même organe visuel car la forme de l'organe ne fait qu'exprimer la mesure dans laquelle a été obtenu l'exercice de la fonction. Mais, en parlant d'une marche à la vision, ne revenons-nous pas a l'ancienne conception de la finalité ? Il en serait ainsi, sans aucun doute, si cette marche exigeait la représentation, consciente ou inconsciente, d'un but à atteindre. Mais la vérité est qu'elle s'effectue en vertu de l'élan originel de la vie, qu'elle est impliquée dans ce mouvement même, et que c'est précisément pourquoi on la retrouve sur des lignes d'évolution indépendantes. Que si maintenant on nous demandait pourquoi et comment elle y est impliquée, nous répondrions que la vie est, avant tout, une tendance à agir sur la matière brute. Le sens de cette action n'est sans doute pas prédéterminé : de là l'imprévisible variété des formes que la vie, en évoluant, sème sur son chemin. Mais cette action présente toujours, à un degré plus ou moins élevé, le caractère de la contingence ; elle implique tout au moins un rudiment de choix. Or, un choix suppose la représentation anticipée de plusieurs actions possibles. Il faut donc que des possibilités d'action se dessinent pour l'être vivant avant l'action même. La perception visuelle n'est pas autre chose49 : les contours visibles des corps sont le dessin de notre action éventuelle sur eux. La vision se retrouvera donc, à des degrés différents, chez les animaux les plus divers, et elle se manifestera par la même complexité de structure partout où elle aura atteint le même degré d'intensité. Nous avons insisté sur ces similitudes de structure en général, sur l'exemple de l’œil en particulier, parce que nous devions définir notre attitude 72 49 Voir, à ce sujet, Matière et Mémoire, chap. 1. complexe et quasi-discontinu fonctionne ainsi comme eût fait une masse vivante continue, qui aurait simplement grandi. Mais les causes vraies et profondes de division étaient celles que la vie portait en elle. Car la vie est tendance, et l'essence d'une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan. C'est ce que nous observons sur nous-mêmes dans l'évolution de cette tendance spéciale que nous appelons notre caractère. Chacun de nous, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur son histoire, constatera que sa personnalité d'enfant, quoique indivisible, réunissait en elle des personnes diverses qui pouvaient rester fondues ensemble parce qu'elles étaient à l'état naissant : cette indécision pleine de promesses est même un des plus grands charmes de l'enfance. Mais les personnalités qui s'entrepénètrent deviennent incompatibles en grandissant, et, comme chacun de nous ne vit qu'une seule vie, force lui est de faire un choix. Nous choisissons en réalité sans cesse, et sans cesse aussi nous abandonnons beaucoup de choses. La route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d'être, de tout ce que nous aurions pu devenir. Mais la nature, qui dispose d'un nombre incalculable de vies, n'est point astreinte à de pareils sacrifices. Elle conserve les diverses tendances qui ont bifurqué en grandissant. Elle crée, avec elles, des séries divergentes d'espèces qui évolueront séparément. Ces séries pourront d'ailleurs être d'inégale importance. L'auteur qui commence un roman met dans son héros une foule de choses auxquelles il est obligé de renoncer à mesure qu'il avance. Peut-être les reprendra-t-il plus tard dans d'autres livres, pour composer avec elles des personnages nouveaux qui apparaîtront comme des extraits ou plutôt comme des compléments du premier ; mais presque toujours ceux-ci auront quelque chose d'étriqué en comparaison du personnage originel. Ainsi pour l'évolution de la vie. Les bifurcations, au cours du trajet, ont été nombreuses, mais il y a eu beaucoup d'impasses à côté de deux ou trois grandes routes ; et de ces routes elles-mêmes une seule, celle qui monte le long des Vertébrés jusqu'à l'homme, a été assez large pour laisser passer librement le grand souffle de la vie. Nous avons cette impression quand nous comparons les sociétés d'Abeilles ou de Fourmis, par exemple, aux sociétés humaines. Les premières sont admirablement disciplinées et unies, mais figées ; les autres sont ouvertes à tous les progrès, mais divisées, et en lutte incessante avec elles-mêmes. L'idéal serait une société toujours en marche et toujours en équilibre, mais cet idéal n'est peut-être pas réalisable : les deux caractères qui voudraient se compléter l'un l'autre, qui se complètent même à l'état embryonnaire, deviennent incompatibles en s'accentuant. Si l'on pouvait parler, autrement que par métaphore, d'une impulsion à la vie sociale, il faudrait dire que le gros de l'impulsion s'est porté le long de la ligne d'évolution qui aboutit à l'homme, et que le reste a été recueilli sur la voie conduisant aux 75 Hyménoptères : les sociétés de Fourmis et d'Abeilles présenteraient ainsi l'aspect complémentaire des nôtres. Mais ce ne serait là qu'une manière de s'exprimer. Il n'y a pas eu d'impulsion particulière à la vie sociale. Il y a simplement le mouvement général de la vie, lequel crée, sur des lignes divergentes, des formes toujours nouvelles. Si des sociétés doivent apparaître sur deux de ces lignes, elles devront manifester la divergence des voies en même temps que la communauté de l'élan. Elles développeront ainsi deux séries de caractères, que nous trouverons vaguement complémentaires l'une de l'autre. L'étude du mouvement évolutif consistera donc à démêler un certain nombre de directions divergentes, à apprécier l'importance de ce qui s'est passé sur chacune d'elles, en un mot à déterminer la nature des tendances dissociées et à en faire le dosage. Combinant alors ces tendances entre elles, on obtiendra une approximation ou plutôt une imitation de l'indivisible principe moteur d'où procédait leur élan. C'est dire qu'on verra dans l'évolution tout autre chose qu'une série d'adaptations aux circonstances, comme le prétend le mécanisme, tout autre chose aussi que la réalisation d'un plan d'ensemble, comme le voudrait la doctrine de la finalité. Que la condition nécessaire de l'évolution soit l'adaptation au milieu, nous ne le contestons aucunement. Il est trop évident qu'une espèce disparaît quand elle ne se plie pas aux conditions d'existence qui lui sont faites. Mais autre chose est reconnaître que les circonstances extérieures sont des forces avec lesquelles l'évolution doit compter, autre chose soutenir qu'elles sont les causes directrices de l'évolution. Cette dernière thèse est celle du mécanisme. Elle exclut absolument l'hypothèse d'un élan originel, je veux dire d'une poussée intérieure qui porterait la vie, par des formes de plus en plus complexes, à des destinées de plus en plus hautes. Cet élan est pourtant visible, et un simple coup d'œil jeté sur les espèces fossiles nous montre que la vie aurait pu se passer d'évoluer, ou n'évoluer que dans des limites très restreintes, si elle avait pris le parti, beaucoup plus commode pour elle, de s'ankyloser dans ses formes primitives. Certains Foraminifères n'ont pas varié depuis l'époque silurienne. Impassibles témoins des révolutions sans nombre qui ont bouleversé notre planète, les Lingules sont aujourd'hui ce qu'elles étaient aux temps les plus reculés de l'ère paléozoïque. La vérité est que l'adaptation explique les sinuosités du mouvement évolutif, mais non pas les directions générales du mouvement, encore moins le mouvement lui-même50. La route qui mène à la ville est bien obligée de monter les côtes et de descendre les pentes, elle s'adapte aux accidents du terrain; mais les accidents de terrain ne sont pas cause de la route et ne lui ont pas non plus 76 50 Ce point de vue sur l'adaptation a été signalé par M. F. Marin dans un remarquable article sur l'«Origine des espèces», (Revue scientifique, nov. 1901, p. 580). imprimé sa direction. A chaque moment ils lui fournissent l'indispensable, le sol même sur lequel elle se pose ; mais si l'on considère le tout de la route et non plus chacune de ses parties, les accidents de terrain n'apparaissent plus que comme des empêchements ou des causes de retard, car la route visait simplement la ville et aurait voulu être une ligne droite. Ainsi pour l'évolution de la vie et pour les circonstances qu'elle traverse, avec cette différence toutefois que l'évolution ne dessine pas une route unique, qu'elle s'engage dans des directions sans pourtant viser des buts, et qu'enfin elle reste inventive jusque dans ses adaptations. Mais, si l'évolution de la vie est autre chose qu'une série d'adaptations à des circonstances accidentelles, elle n'est pas davantage la réalisation d'un plan. Un plan est donné par avance. Il est représenté, ou tout au moins représentable, avant le détail de sa réalisation. L'exécution complète en peut être repoussée dans un avenir lointain, reculée même indéfiniment : l'idée n'en est pas moins formulable, dès maintenant, en termes actuellement donnés. Au contraire si l'évolution est une création sans cesse renouvelée, elle crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l'exprimer. C'est dire que son avenir déborde son présent et ne pourrait s'y dessiner en une idée. Là est la première erreur du finalisme. Elle en entraîne une autre, plus grave encore. Si la vie réalise un plan, elle devra manifester une harmonie plus haute à mesure qu'elle avancera plus loin. Telle, la maison dessine de mieux en mieux l'idée de l'architecte tandis que les pierres montent sur les pierres. Au contraire, si l'unité de la vie est tout entière dans l'élan qui la pousse sur la route du temps, l'harmonie n'est pas en avant, mais en arrière. L'unité vient d'une vis a tergo : elle est donnée au début comme une impulsion, elle n'est pas posée au bout comme un attrait. L'élan se divise de plus en plus en se communiquant. La vie, au fur et à mesure de son progrès, s'éparpille en manifestations qui devront sans doute à la communauté de leur origine d'être complémentaires les unes des autres sous certains aspects, mais qui n'en seront pas moins antagonistes et incompatibles entre elles. Ainsi la désharmonie entre les espèces ira en s'accentuant. Encore n'en avons-nous signalé jusqu'ici que la cause essentielle. Nous avons supposé, pour simplifier, que chaque espèce acceptait l'impulsion reçue pour la transmettre à d'autres, et que, dans tous les sens où la vie évolue, la propagation s'effectuait en ligne droite. En fait, il y a des espèces qui s'arrêtent, il en est qui rebroussent chemin. L'évolution n'est pas seulement un mouvement en avant; dans beaucoup de cas on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière. Il faut qu'il en soit ainsi, comme nous le montrerons plus loin, et les mêmes causes, qui scindent le mouvement évolutif, font que la vie, en évoluant, se distrait souvent d'elle-même, hypnotisée sur la forme qu'elle vient de produire. Mais il résulte de 77 les deux directions divergentes où végétaux et animaux ont pris leur essor. C'est un fait remarquable que les Champignons, qui sont répandus dans la nature avec une si extraordinaire abondance, n'aient pas pu évoluer. Ils ne s'élèvent pas organiquement au-dessus des tissus qui, chez les végétaux supérieurs, se forment dans le sac embryonnaire de l'ovule et précèdent le développement germinatif du nouvel individu51. Ce sont, pourrait-on dire, les avortons du monde végétal. Leurs diverses espèces constituent autant d'impasses, comme si, en renonçant au mode d'alimentation ordinaire des végétaux, ils s'arrêtaient sur la grande route de l'évolution végétale. Quant aux Droseras, aux Dionées, aux plantes insectivores en général, ils s'alimentent comme les autres plantes par leurs racines, ils fixent aussi, par leurs parties vertes, le carbone de l'acide carbonique contenu dans l'atmosphère. La faculté de capturer des insectes, de les absorber et de les digérer est une faculté qui a dû surgir chez eux sur le tard, dans des cas tout à fait exceptionnels, là où le sol, trop pauvre, ne leur fournissait pas une nourriture suffisante. D'une manière générale, si l'on s'attache moins à la présence des caractères qu'à leur tendance à se développer, et si l'on tient pour essentielle la tendance le long de laquelle l'évolution a pu se continuer indéfiniment, on dira que les végétaux se distinguent des animaux par le pouvoir de créer de la matière organique aux dépens d'éléments minéraux qu'ils tirent directement de l'atmosphère, de la terre et de l'eau. Mais à cette différence s'en rattache une autre, déjà plus profonde. L'animal, ne pouvant fixer directement le carbone et l'azote qui sont partout présents, est obligé de chercher, pour s'en nourrir, les végétaux qui ont déjà fixé ces éléments ou les animaux qui les ont empruntés eux-mêmes au règne végétal. L'animal est donc nécessairement mobile. Depuis l'Amibe, qui lance au hasard ses pseudopodes pour saisir les matières organiques éparses dans une goutte d'eau, jusqu'aux animaux supérieurs qui possèdent des organes sensoriels pour reconnaître leur proie, des organes locomoteurs pour aller la saisir, un système nerveux pour coordonner leurs mouvements à leurs sensations, la vie animale est caractérisée, dans sa direction générale, par la mobilité dans l'espace. Sous sa forme la plus rudimentaire, l'animal se présente comme une petite masse de protoplasme enveloppée tout au plus d'une mince pellicule albuminoïde qui lui laisse pleine liberté de se déformer et de se mouvoir. Au contraire, la cellule végétale s'entoure d'une membrane de cellulose qui la condamne à l'immobilité. Et, de bas en haut du règne végétal, ce sont les mêmes habitudes de plus en plus sédentaires, la plante n'ayant pas besoin de se déranger et trouvant autour d'elle, dans l'atmosphère, dans l'eau et dans la terre où elle est placée, les éléments minéraux qu'elle s'approprie directement. Certes, des phénomènes de mouvement s'observent aussi chez les plantes. Darwin a écrit un beau livre sur les mouvements des plantes grimpantes. Il a étudié les manœuvres de certaines plantes insectivores, telles que le Drosera et la Dionée, 80 51 De Saporta et Marion, L'évolution des Cryptogames, 1881, p. 37. pour saisir leur proie. On connaît les mouvements des feuilles de l'Acacia, de la Sensitive, etc. D'ailleurs, le va-et-vient du protoplasme végétal à l'intérieur de son enveloppe est là pour témoigner de sa parenté avec le protoplasme des animaux. Inversement, on noterait dans une foule d'espèces animales (généralement parasites) des phénomènes de fixation analogues à ceux des végétaux52. Ici encore on se tromperait si l'on prétendait faire de la fixité et de la mobilité deux caractères qui permettent de décider, à simple inspection, si l'on est en présence d'une plante ou d'un animal. Mais la fixité, chez l'animal, apparaît le plus souvent comme une torpeur où l'espèce serait tombée, comme un refus d'évoluer plus loin dans un certain sens : elle est proche parente du parasitisme, et s'accompagne de caractères qui rappellent ceux de la vie végétale. D'autre part, les mouvements des végétaux n'ont ni la fréquence ni la variété de ceux des animaux. Ils n'intéressent d'ordinaire qu'une partie de l'organisme, et ne s'étendent presque jamais à l'organisme entier. Dans les cas exceptionnels où une vague spontanéité s'y manifeste, il semble qu'on assiste au réveil accidentel d'une activité normalement endormie. Bref, si la mobilité et la fixité coexistent dans le monde végétal comme dans le monde animal, la balance est manifestement rompue en faveur de la fixité dans un cas et de la mobilité dans l'autre. Ces deux tendances opposées sont si évidemment directrices des deux évolutions, qu’on pourrait déjà définir par elles les deux règnes. Mais fixité et mobilité, à leur tour, ne sont que les signes superficiels de tendances plus profondes encore. Entre la mobilité et la conscience il y a un rapport évident. Certes, la conscience des organismes supérieurs paraît solidaire de certains dispositifs cérébraux. Plus le système nerveux se développe, plus nombreux et plus précis deviennent les mouvements entre lesquels il a le choix, plus lumineuse aussi est la conscience qui les accompagne. Mais ni cette mobilité, ni ce choix, ni par conséquent cette conscience n'ont pour condition nécessaire la présence d'un système nerveux : celui-ci n'a fait que canaliser dans des sens déterminés, et porter à un plus haut degré d'intensité, une activité rudimentaire et vague, diffuse dans la masse de la substance organisée. Plus on descend dans la série animale, plus les centres nerveux se simplifient et se séparent aussi les uns des autres ; finalement, les éléments nerveux disparaissent, noyés dans l'ensemble d'un organisme moins différencié. Mais il en est ainsi de tous les autres appareils, de tous les autres éléments anatomiques ; et il serait aussi absurde de refuser la conscience à un animal, parce qu'il n'a pas de cerveau, que de le déclarer incapable de se nourrir parce qu'il n'a pas d'estomac. La vérité est que le système nerveux est né, comme les autres systèmes, d'une division du travail. Il ne crée pas la fonction, il la porte seulement à un plus haut degré d'intensité et de précision en lui donnant la double forme de l'activité réflexe et de l'activité 81 52 Sur la fixation et le parasitisme en général, voir l'ouvrage de Houssay, La forme et la vie, Paris, 1900, pp. 721-807. volontaire. Pour accomplir un vrai mouvement réflexe, il faut tout un mécanisme monté dans la moelle ou dans le bulbe. Pour choisir volontairement entre plusieurs démarches déterminées, il faut des centres cérébraux, c'est-à-dire des carrefours d'où partent des voies conduisant à des mécanismes moteurs de configuration diverse et d'égale précision. Mais, là où ne s'est pas encore produite une canalisation en éléments nerveux, encore moins une concentration des éléments nerveux en un système, il y a quelque chose d'où sortiront, par voie de dédoublement, et le réflexe et le volontaire, quelque chose qui n'a ni la précision mécanique du premier ni les hésitations intelligentes du second, mais qui, participant à dose infinitésimale de l'un et de l'autre, est une réaction simplement indécise et par conséquent déjà vaguement consciente. C'est dire que l'organisme le plus humble est conscient dans la mesure où il se meut librement. La conscience est-elle ici, par rapport au mouvement, l'effet ou la cause ? En un sens elle est cause, puisque son rôle est de diriger la locomotion. Mais, en un autre sens, elle est effet, car c'est l'activité motrice qui l'entretient, et, dès que cette activité disparaît, la conscience s'atrophie ou plutôt s'endort. Chez des Crustacés tels que les Rhizocéphales, qui ont dû présenter autrefois une structure plus différenciée, la fixité et le parasitisme accompagnent la dégénérescence et la presque disparition du système nerveux : comme, en pareil cas, le progrès de l'organisation avait localisé dans des centres nerveux toute l'activité consciente, on peut conjecturer que la conscience est plus faible encore chez des animaux de ce genre que dans des organismes beaucoup moins différenciés, qui n'ont jamais eu de centres nerveux mais qui sont restés mobiles. Comment alors la plante, qui s'est fixée à la terre et qui trouve sa nourriture sur place, aurait-elle pu se développer dans le sens de l'activité consciente ? La membrane de cellulose dont le protoplasme s'enveloppe, en même temps qu'elle immobilise l'organisme végétal le plus simple, le soustrait, en grande partie, à ces excitations extérieures qui agissent sur l'animal comme des irritants de la sensibilité et l'empêchent de s'endormir53. La plante est donc généralement inconsciente. Ici encore il faudrait se garder des distinctions radicales. Inconscience et conscience ne sont pas deux étiquettes qu'on puisse coller machinalement, l'une sur toute cellule végétale, l'autre sur tous les animaux. Si la conscience s'endort chez l'animal qui a dégénéré en parasite immobile, inversement elle se réveille, sans doute, chez le végétal qui a reconquis la liberté de ses mouvements, et elle se réveille dans l'exacte mesure où le végétal a reconquis cette liberté. Conscience et inconscience n'en marquent pas moins les directions où se sont développés les deux règnes, en ce sens que, pour trouver les meilleurs spécimens de la conscience chez l'animal, il faut monter jusqu'aux représentants les plus élevés de la série, au lieu que, pour découvrir des cas probables de conscience végétale, il faut descendre aussi bas que possible dans 82 53 Cope, op. cit., p. 76. donnée, sera d'autant plus efficace qu'il fera tomber de plus haut un poids plus lourd, ou, en d'autres termes, que la somme d'énergie potentielle accumulée et disponible sera plus considérable. En fait, la source principale de l'énergie utilisable à la surface de notre planète est le Soleil. Le problème était donc celui-ci : obtenir du Soleil que çà et là, à la surface de la terre, il suspendît partiellement et provisoirement sa dépense incessante d'énergie utilisable, qu'il en emmagasinât une certaine quantité, sous forme d'énergie non encore utilisée, dans des réservoirs appropriés d'où elle pourrait ensuite s'écouler au moment voulu, à l'endroit voulu, dans la direction voulue. Les substances dont s'alimente l'animal sont précisément des réservoirs de ce genre. Formées de molécules très complexes qui renferment, à l'état potentiel, une somme considérable d'énergie chimique, elles constituent des espèces d'explosifs, qui n'attendent qu'une étincelle pour mettre en liberté la force emmagasinée. Maintenant, il est probable que la vie tendait d'abord à obtenir, du même coup, et la fabrication de l'explosif et l'explosion qui l'utilise. Dans ce cas, le même organisme qui aurait emmagasiné directement l'énergie de la radiation solaire l'aurait dépensée en mouvements libres dans l'espace. Et c'est pourquoi nous devons présumer que les premiers êtres vivants ont cherché, d'une part à accumuler sans relâche de l'énergie empruntée au Soleil et, d'autre part, à la dépenser d'une manière discontinue et explosive par des mouvements de locomotion : les Infusoires à chlorophylle, les Euglènes, symbolisent peut-être encore aujourd'hui, mais sous une forme étriquée et incapable d'évoluer, cette tendance primordiale de la vie. Le développement divergent des deux règnes correspond-il à ce qu'on pourrait appeler métaphoriquement l'oubli, par chaque règne, d'une des deux moitiés du programme ? Ou bien, ce qui est plus vraisemblable, la nature même de la matière que la vie trouvait devant elle sur notre planète s'opposait-elle à ce que les deux tendances pussent évoluer bien loin ensemble dans un même organisme ? Ce qui est certain, c'est que le végétal a appuyé surtout dans le premier sens et l'animal dans le second. Mais si, dès le début, la fabrication de l'explosif avait pour objet l'explosion, c'est l'évolution de l'animal, bien plus que celle du végétal, qui indique, en somme, la direction fondamentale de la vie. L'« harmonie » des deux règnes, les caractères complémentaires qu'il présentent, viendraient donc enfin de ce qu'ils développent deux tendances d'abord fondues en une seule. Plus la tendance originelle et unique grandit, plus elle trouve difficile de maintenir unis dans le même être vivant les deux éléments qui, à l'état rudimentaire, sont impliqués l'un dans l'autre. De là un dédoublement, de là deux évolutions divergentes; de là aussi deux séries de caractères qui s'opposent sur certains points, se complètent sur d'autres, mais qui, soit qu'ils se complètent soit qu'ils s'opposent, conservent toujours entre eux un air de parenté. Tandis que l'animal évoluait, non sans accidents le long de la route, vers une dépense de plus en plus libre d'énergie discontinue, la plante perfectionnait plutôt son système d'accumulation sur place. Nous n'insisterons pas sur ce second point. Qu'il nous suffise de dire que la plante a dû être 85 grandement servie, à son tour, par un nouveau dédoublement, analogue à celui qui s'était produit entre plantes et animaux. Si la cellule végétale primitive dut, à elle seule, fixer et son carbone et son azote, elle put presque renoncer à la seconde de ces deux fonctions le jour où des végétaux microscopiques appuyèrent exclusivement dans ce sens, se spécialisant d'ailleurs diversement dans ce travail encore compliqué. Les microbes qui fixent l'azote de l'atmosphère et ceux qui, tour à tour, convertissent les composés ammoniacaux en composés nitreux, ceux-ci en nitrates, ont rendu à l'ensemble du monde végétal, par la même dissociation d'une tendance primitivement une, le même genre de service que les végétaux en général rendent aux animaux. Si l'on créait pour ces végétaux microscopiques un règne spécial, on pourrait dire que les microbes du sol, les végétaux et les animaux nous présentent l'analyse, opérée par la matière que la vie avait à sa disposition sur notre planète, de tout ce que la vie contenait d'abord à l'état d'implication réciproque. Est-ce, à proprement parler, une « division du travail » ? Ces mots ne donneraient pas une idée exacte de l'évolution, telle que nous nous la représentons. Là où il y a division du travail, il y a association et il y a aussi convergence d'effort. Au contraire, l'évolution dont nous parlons ne s'accomplit jamais dans le sens d'une association, mais d'une dissociation, jamais vers la convergence, mais vers la divergence des efforts. L'harmonie entre termes qui se complètent sur certains points ne se produit pas, d'après nous, en cours de route par une adaptation réciproque ; au contraire elle n'est tout à fait complète qu'au départ. Elle dérive d'une identité originelle. Elle vient de ce que le processus évolutif, qui s'épanouit en forme de gerbe, écarte les uns des autres, au fur et à mesure de leur croissance simultanée, des termes d'abord si bien complémentaires qu'ils étaient confondus. Il s'en faut d'ailleurs que les éléments en lesquels une tendance se dissocie aient tous la même importance, et surtout la même puissance d'évoluer. Nous venons de distinguer trois règnes différents, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans le monde organisé. Tandis que le premier ne comprend que des micro-organismes restés à l'état rudimentaire, animaux et végétaux ont pris leur essor vers de très hautes fortunes. Or, c'est là un fait qui se produit d'ordinaire quand une tendance s'analyse. Parmi les développements divergents auxquels elle donne naissance, les uns continuent indéfiniment, les autres arrivent plus ou moins vite au bout de leur rouleau. Ces derniers ne proviennent pas directement de la tendance primitive, mais de l'un des éléments en lesquels elle s'est divisée : ce sont des développements résiduels, effectués et déposés en cours de route par quelque tendance vraiment élémentaire, qui continue, elle, à évoluer. Quant à ces tendances vraiment élémentaires, elles portent, croyons-nous, une marque à laquelle on les reconnaît. Cette marque est comme la trace, encore visible en chacune d'elles, de ce que renfermait la tendance originelle dont elles représentent les directions 86 élémentaires. Les éléments d'une tendance ne sont pas comparables, en effet, à des objets juxtaposés dans l'espace et exclusifs les uns des autres, mais plutôt à des états psychologiques, dont chacun, quoiqu'il soit d'abord lui-même, participe cependant des autres et renferme ainsi virtuellement toute la personnalité à laquelle il appartient. Il n'y a pas de manifestation essentielle de la vie, disions-nous, qui ne nous présente, à l'état rudimentaire ou virtuel, les caractères des autres manifestations. Réciproquement, quand nous rencontrons sur une ligne d'évolution le souvenir, pour ainsi dire, de ce qui se développe le long des autres lignes, nous devons conclure que nous avons affaire aux éléments dissociés d'une même tendance originelle. En ce sens, végétaux et animaux représentent bien les deux grands développements divergents de la vie. Si la plante se distingue de l'animal par la fixité et l'insensibilité, mouvement et conscience sommeillent en elle comme des souvenirs qui peuvent se réveiller. D'ailleurs, à côté de ces souvenirs normalement endormis, il en est d'éveillés et d'agissants. Ce sont ceux dont l'activité ne gêne pas le développement de la tendance élémentaire elle-même. On pourrait énoncer cette loi : Quand une tendance s'analyse en se développant, chacune des tendances particulières qui naissent ainsi voudrait conserver et développer, de la tendance primitive, tout ce qui n'est pas incompatible avec le travail où elle s'est spécialisée. Par là s'expliquerait précisément le fait sur lequel nous nous sommes appesantis dans le précédent chapitre, la formation de mécanismes complexes identiques sur des lignes d'évolution indépendantes. Certaines analogies profondes entre le végétal et l'animal n'ont probablement pas d'autre cause : la génération sexuée n'est peut-être qu'un luxe pour la plante, mais il fallait que l'animal y vînt, et la plante a dû y être portée par le même élan qui y poussait l'animal, élan primitif, originel, antérieur au dédoublement des deux règnes. Nous en dirons autant de la tendance du végétal à une complexité croissante. Cette tendance est essentielle au règne animal, que travaille le besoin d'une action de plus en plus étendue, de plus en plus efficace. Mais les végétaux, qui se sont condamnés à l'insensibilité et à l'immobilité, ne présentent la même tendance que parce qu'ils ont reçu au début la même impulsion. Des expériences récentes nous les montrent variant dans n'importe quel sens quand arrive la période de « mutation » ; au lieu que l'animal a dû évoluer, croyons-nous, dans des sens beaucoup plus définis. Mais nous n'insisterons pas davantage sur ce dédoublement originel de la vie. Arrivons à l'évolution des animaux, qui nous intéresse plus particulièrement. Ce qui constitue l'animalité, disions-nous, c'est la faculté d'utiliser un mécanisme à déclenchement pour convertir en actions « explosives » une somme aussi grande que possible d'énergie potentielle accumulée. Au début, l'explosion se fait au hasard, sans pouvoir choisir sa direction : c'est ainsi que l'Amibe lance dans tous les sens à la fois ses prolongements pseudopodiques. 87 comme les autres, au même rang que les autres. Porté par l'ensemble de l'organisme, il attendra qu'un excédent de potentiel chimique lui ait été fourni pour accomplir du travail. C'est, en d'autres termes, la production du glycogène qui réglera la consommation qu'en font les nerfs et les muscles. Supposons, au contraire, que le système sensori-moteur soit vraiment dominateur. La durée et l'étendue de son action seront indépendantes, dans une certaine mesure au moins, de la réserve de glycogène qu'il renferme, et même de celle que l'ensemble de l'organisme contient. Il fournira du travail, et les autres tissus devront s'arranger comme ils pourront pour lui amener de l'énergie potentielle. Or, les choses se passent précisément ainsi, comme le montrent en particulier les expériences de Morat et Dufourt55. Si la fonction glycogénique du foie dépend de l’action des nerfs excitateurs qui la gouvernent, l'action de ces derniers nerfs est subordonnée à celle des nerfs qui ébranlent les muscles locomoteurs, en ce sens que ceux-ci commencent par dépenser sans compter, consommant ainsi du glycogène, appauvrissant de glycose le sang, et déterminant finalement le foie, qui aura dû déverser dans le sang appauvri une partie de sa réserve de glycogène, à en fabriquer de nouveau. C'est donc bien, en somme, du système sensori-moteur que tout part, c'est sur lui que tout converge, et l'on peut dire, sans métaphore, que le reste de l'organisme est à son service. Qu'on réfléchisse encore à ce qui se passe dans le jeûne prolongé. C'est un fait remarquable que, chez des animaux morts de faim, on trouve le cerveau à peu près intact, alors que les autres organes ont perdu une partie plus ou moins grande de leur poids et que leurs cellules ont subi des altérations profondes56. Il semble que le reste du corps ait soutenu le système nerveux jusqu'à la dernière extrémité, se traitant lui-même comme un simple moyen dont celui-ci serait la fin. En résumé, si l'on convient, pour abréger, d'appeler « système sensori- moteur » le système nerveux cérébro-spinal avec, en plus, les appareils sensoriels en lesquels il se prolonge et les muscles locomoteurs qu'il gouverne, on pourra dire qu'un organisme supérieur est essentiellement constitué par un système sensori-moteur installé sur des appareils de digestion, de respiration, de circulation, de sécrétion, etc., qui ont pour rôle de le réparer, de le nettoyer, de le protéger, de lui créer un milieu intérieur constant, enfin et surtout de lui passer 90 55 Archives de physiologie, 1892. 56 De Manacéine, «Quelques observations expérimentales sur l'influence de l'insomnie absolue» (Arch. ital. de biologie, t. XXI, 1894, p. 322 et suiv.). Récemment, des observations analogues ont été faites sur un homme mort d'inanition après un jeûne de 35 jours. Voir à ce sujet, dans l'Année biologique de 1898, p.338, le résumé d'un travail (en russe) de Tarakevich et Stchasny. de l'énergie potentielle à convertir en mouvement de locomotion57. Il est vrai que, plus la fonction nerveuse se perfectionne, plus les fonctions destinées à la soutenir ont à se développer et deviennent par conséquent exigeantes pour elles- mêmes. A mesure que l'activité nerveuse a émergé de la masse protoplasmique où elle était noyée, elle a dû appeler autour d'elle des activités de tout genre sur lesquelles s'appuyer : celles-ci ne pouvaient se développer que sur d'autres activités, qui en impliquaient d'autres encore, indéfiniment. C'est ainsi que la complication de fonctionnement des organismes supérieurs va à l'infini. L'étude d'un de ces organismes nous fait donc tourner dans un cercle, comme si tout y servait de moyen à tout. Ce cercle n'en a pas moins un centre, qui est le système d'éléments nerveux tendus entre les organes sensoriels et l'appareil de locomotion. Nous ne nous appesantirons pas ici sur un point que nous avons longuement traité dans un travail antérieur. Rappelons seulement que le progrès du système nerveux s'est effectué, tout à la fois, dans le sens d'une adaptation plus précise des mouvements et dans celui d'une plus grande latitude laissée à l'être vivant pour choisir entre eux. Ces deux tendances peuvent paraître antagonistes, et elles le sont en effet. Une chaîne nerveuse, même sous sa forme la plus rudimentaire, arrive cependant à les réconcilier. D'une part, en effet, elle dessine une ligne bien déterminée entre un point et un autre point de la périphérie, celui-là sensoriel et celui-ci moteur. Elle a donc canalisé une activité d'abord diffuse dans la masse protoplasmique. Mais, d'autre part, les éléments qui la composent sont probablement discontinus ; en tous cas, à supposer qu'ils s'anastomosent entre eux, ils présentent une discontinuité fonctionnelle, car chacun d'eux se termine par une espèce de carrefour où, sans doute, l'influx nerveux peut choisir sa route. De la plus humble Monère jusqu'aux Insectes les mieux doués, jusqu'aux Vertébrés les plus intelligents, le progrès réalisé a été surtout un progrès du système nerveux avec, à chaque degré, toutes les créations et complications de pièces que ce progrès exigeait. Comme nous le faisions pressentir dès le début de ce travail, le rôle de la vie est d'insérer de l'indétermination dans la matière. Indéterminées, je veux dire imprévisibles, sont les formes qu'elle crée au fur et à mesure de son évolution. De plus en plus indéterminée aussi, je veux dire de plus en plus libre, est l'activité à laquelle ces 91 57 Cuvier disait déjà : « Le système nerveux est, au fond, tout l'animal — les autres systèmes ne sont là que pour le servir. » («Sur un nouveau rapprochement à établir entre les classes qui composent le règne animal», Archives du Museum d'histoire naturelle, Paris, 1812, p. 73-84). Il faudrait naturellement apporter à cette formule une foule de restrictions, tenir compte, par exemple, des cas de dégradation et de régression où le système nerveux passe à l'arrière-plan. Et surtout il faut joindre au système nerveux les appareils sensoriels d'un côté, moteurs de l'autre, entre lesquels il sert d'intermédiaire. Cf. Foster. art. «Physiology» de l'Encyclopaedia Britannica, Edinburgh, 1885, p. 17. formes doivent servir de véhicule. Un système nerveux, avec des neurones placés bout à bout de telle manière qu'à l'extrémité de chacun d'eux s'ouvrent des voies multiples où autant de questions se posent, est un véritable réservoir d'indétermination. Que l'essentiel de la poussée vitale ait passé à la création d'appareils de ce genre, c'est ce que nous paraît montrer un simple coup d'œil jeté sur l'ensemble du monde organisé. Mais, sur cette poussée même de la vie, quelques éclaircissements sont indispensables. Il ne faut pas oublier que la force qui évolue à travers le monde organisé est une force limitée, qui toujours cherche à se dépasser elle-même, et toujours reste inadéquate à l'œuvre qu'elle tend à produire. De la méconnaissance de ce point sont nées les erreurs et les puérilités du finalisme radical. Il s'est représenté l'ensemble du monde vivant comme une construction, et comme une construction analogue aux nôtres. Toutes les pièces en seraient disposées en vue du meilleur fonctionnement possible de la machine. Chaque espèce aurait sa raison d'être, sa fonction, sa destination. Ensemble elles donneraient un grand concert, où les dissonances apparentes ne serviraient qu'à faire ressortir l'harmonie fondamentale. Bref, tout se passerait dans la nature comme dans les œuvres du génie humain, où le résultat obtenu peut être minime, mais où il y a du moins adéquation parfaite entre l'objet fabriqué et le travail de fabrication. Rien de semblable dans l'évolution de la vie. La disproportion y est frappante entre le travail et le résultat. De bas en haut du monde organisé c'est toujours un seul grand effort ; mais, le plus souvent, cet effort tourne court, tantôt paralysé par des forces contraires, tantôt distrait de ce qu'il doit faire par ce qu'il fait, absorbé par la forme qu'il est occupé à prendre, hypnotisé sur elle comme sur un miroir. Jusque dans ses œuvres les plus parfaites, alors qu'il paraît avoir triomphé des résistances extérieures et aussi de la sienne propre, il est à la merci de la matérialité qu'il a dû se donner. C'est ce que chacun de nous peut expérimenter en lui-même. Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle s'affirme, crée les habitudes naissantes qui l'étoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant : l'automatisme la guette. La pensée la plus vivante se glacera dans la formule qui l'exprime. Le mot se retourne contre l'idée. La lettre tue l'esprit. Et notre plus ardent enthousiasme, quand il s'extériorise en action, se fige parfois si naturellement en froid calcul d'intérêt ou de vanité, l'un adopte si aisément la forme de l'autre, que nous pourrions les confondre ensemble, douter de notre propre sincérité, nier la bonté et l'amour, si nous ne savions que le mort garde encore quelque temps les traits du vivant. La cause profonde de ces dissonances gît dans une irrémédiable différence de rythme. La vie en général est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n'acceptent cette mobilité qu'à regret et retardent constamment sur elle. Celle-là toujours va de l'avant ; celles-ci voudraient piétiner sur place. L'évolution en général se ferait, autant que possible, en ligne 92 se protéger contre les espèces ennemies. Mais cette cuirasse, derrière laquelle l'animal se mettait à l'abri, le gênait dans ses mouvements et parfois l'immobilisait. Si le végétal a renoncé à la conscience en s'enveloppant d'une membrane de cellulose, l'animal qui s'est enfermé dans une citadelle ou dans une armure se condamne à un demi-sommeil. C'est dans cette torpeur que vivent, aujourd'hui encore, les Échinodermes et même les Mollusques. Arthropodes et Vertébrés en furent sans doute menacés également. Ils y échappèrent et à cette heureuse circonstance tient l'épanouissement actuel des formes les plus hautes de la vie. Dans deux directions, en effet, nous voyons la poussée de la vie au mouvement reprendre le dessus. Les Poissons échangent leur cuirasse ganoïde pour des écailles. Longtemps auparavant, les Insectes avaient paru, débarrassés, eux aussi, de la cuirasse qui avait protégé leurs ancêtres. A l'insuffisance de leur enveloppe protectrice ils suppléèrent, les uns et les autres, par une agilité qui leur permettait d'échapper à leurs ennemis et aussi de prendre l'offensive, de choisir le lieu et le moment de la rencontre. C'est un progrès du même genre que nous observons dans l'évolution de l'armement humain. Le premier mouvement est de se chercher un abri; le second, qui est le meilleur, est de se rendre aussi souple que possible pour la fuite et surtout pour l'attaque, — attaquer étant encore le moyen le plus efficace de se défendre. Ainsi le lourd hoplite a été supplanté par le légionnaire, le chevalier bardé de fer a dû céder la place au fantassin libre de ses mouvements, et, d'une manière générale, dans l'évolution de l'ensemble de la vie, comme dans celle des sociétés humaines, comme dans celle des destinées individuelles, les plus grands succès ont été pour ceux qui ont accepté les plus gros risques. L'intérêt bien entendu de l'animal était donc de se rendre plus mobile. Comme nous le disions à propos de l'adaptation en général, on pourra toujours expliquer par leur intérêt particulier la transformation des espèces. On donnera ainsi la cause immédiate de la variation. Mais on n'en donnera souvent ainsi que la cause la plus superficielle. La cause profonde est l'impulsion qui lança la vie dans le monde, qui la fit se scinder entre végétaux et animaux, qui aiguilla l'animalité sur la souplesse de la forme, et qui, à un certain moment, dans le règne animal menacé de s'assoupir, obtint, sur quelques points au moins, qu'on se réveillât et qu'on allât de l'avant. Sur les deux voies, où évoluèrent séparément les Vertébrés et les Arthropodes, le développement (abstraction faite des reculs liés au parasitisme ou à toute autre cause) a consisté avant tout dans un progrès du système nerveux sensori-moteur. On cherche la mobilité, on cherche la souplesse, on cherche - à travers bien des tâtonnements, et non sans avoir donné d'abord dans une exagération de la masse et de la force brutale - la variété des mouvements. Mais cette recherche elle-même s'est faite dans des directions divergentes. Un coup d'œil jeté sur le système nerveux des Arthropodes et sur celui des Vertébrés nous 95 avertit des différences. Chez les premiers, le corps est formé d'une série plus ou moins longue d'anneaux juxtaposés ; l'activité motrice se répartit alors entre un nombre variable, parfois considérable, d'appendices dont chacun a sa spécialité. Chez les autres, l'activité se concentre sur deux paires de membres seulement, et ces organes accomplissent des fonctions qui dépendent beaucoup moins étroitement de leur forme59. L'indépendance devient complète chez l'homme, dont la main peut exécuter n'importe quel travail. Voilà du moins ce qu'on voit. Derrière ce qu'on voit il y a maintenant ce qu'on devine, deux puissances immanentes à la vie et d'abord confondues, qui ont dû se dissocier en grandissant. Pour définir ces puissances, il faut considérer, dans l'évolution des Arthropodes et dans celle des Vertébrés, les espèces qui marquent, de part et d'autre, le point culminant. Comment déterminer ce point? Ici encore on fera fausse route si l'on vise à la précision géométrique. Il n'existe pas de signe unique et simple auquel on puisse reconnaître qu'une espèce est plus avancée qu'une autre sur une même ligne d'évolution. Il y a des caractères multiples, qu'il faut comparer entre eux et peser dans chaque cas particulier, pour savoir jusqu'à quel point ils sont essentiels ou accidentels, et dans quelle mesure il convient d'en tenir compte. Il n'est pas contestable, par exemple, que le succès soit le criterium le plus général de la supériorité, les deux termes étant, jusqu'à un certain point, synonymes l'un de l'autre. Par succès il faut entendre, quand il s'agit de l'être vivant, une aptitude à se développer dans les milieux les plus divers, à travers la plus grande variété possible d'obstacles, de manière à couvrir la plus vaste étendue possible de terre. Une espèce qui revendique pour domaine la terre entière est véritablement une espèce dominatrice et par conséquent supérieure. Telle est l'espèce humaine, qui représentera le point culminant de l'évolution des Vertébrés. Mais tels sont aussi, dans la série des Articulés, les Insectes et en particulier certains Hyménoptères. On a dit que les Fourmis étaient maîtresses du sous-sol de la terre, comme l'homme est maître du sol. D'autre part, un groupe d'espèces apparu sur le tard peut être un groupe de dégénérés, mais il faut pour cela qu'une cause spéciale de régression soit intervenue. En droit, ce groupe serait supérieur au groupe dont il dérive, puisqu'il correspondrait à un stade plus avancé de l'évolution. Or, l'homme est 96 59 Voir, à ce sujet : Shaler, The Individual, New-York, 1900, pp. 118-125. probablement le dernier venu des Vertébrés60. Et, dans la série des Insectes, il n'y a de postérieur à l'Hyménoptère que le Lépidoptère, c'est-à-dire, sans doute, une espèce de dégénéré, véritable parasite des plantes à fleurs. Ainsi, par des chemins différents, nous sommes conduits à la même conclusion. L'évolution des Arthropodes aurait atteint son point culminant avec l'Insecte et en particulier avec les Hyménotpères, comme celle des Vertébrés avec l'homme. Maintenant, si l'on remarque que nulle part l'instinct n'est aussi développé que dans le monde des Insectes, et que dans aucun groupe d'Insectes il n'est aussi merveilleux que chez les Hyménoptères, on pourra dire que toute l'évolution du règne animal, abstraction faite des reculs vers la vie végétative, s'est accomplie sur deux voies divergentes dont l'une allait à l'instinct et l'autre à l'intelligence. Torpeur végétative, instinct et intelligence, voilà donc enfin les éléments qui coïncidaient dans l'impulsion vitale commune aux plantes et aux animaux, et qui, au cours d'un développement où ils se manifestèrent dans les formes les plus imprévues, se dissocièrent par le seul fait de leur croissance. L'erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vicié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs d'une même tendance qui se développe, alors que ce sont trois directions divergentes d'une activité qui s'est scindée en grandissant. La différence entre elles n'est pas une différence d'intensité, ni plus généralement de degré, mais de nature. Les grandes directions de l'évolution de la vie : torpeur, intelligence, instinct. Il importe d'approfondir ce point. De la vie végétale et de la vie animale, nous avons vu comment elles se complètent et comment elles s'opposent. Il s'agit maintenant de montrer que l'intelligence et l'instinct, eux aussi, s'opposent et se complètent. Mais disons d'abord pourquoi l'on est tenté d'y voir des activités dont la première serait supérieure à la seconde et s'y superposerait, 97 60 Ce point est contesté par M. René Quinton, qui considère les Mammifères carnivores et ruminants, ainsi que certains Oiseaux, comme postérieurs à l'homme. (R. Quinton, L'eau de mer milieu organique, Paris, 1904, p. 435). Soit dit en passant, nos conclusions générales, quoique très différentes de celles de M. Quinton, n'ont rien d'inconciliable avec elles ; car si l'évolution a bien été telle que nous nous la représentons, les Vertébrés ont dû faire effort pour se maintenir dans les conditions d'action les plus favorables, celles mêmes où la vie s'était placée d'abord.
Docsity logo


Copyright © 2024 Ladybird Srl - Via Leonardo da Vinci 16, 10126, Torino, Italy - VAT 10816460017 - All rights reserved