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l'impiété dans le Malade Imaginaire, Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

Josephine_93
Josephine_93 🇫🇷

4.6

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Télécharge l'impiété dans le Malade Imaginaire et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! HAL Id: halshs-00098077 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00098077v2 Submitted on 17 Nov 2013 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. L’impiété dans le Malade Imaginaire Laurent Thirouin To cite this version: Laurent Thirouin. L’impiété dans le Malade Imaginaire. Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2000, pp.121-143. ￿halshs-00098077v2￿ 1 L’impiété dans le Malade imaginaire Laurent Thirouin Université de Lyon Institut d’Histoire de la Pensée Classique (UMR 5037) L’intuition qui est au fondement de ce travail relève de l’évidence, plus que de la découverte. Qu’il y ait, dans la question médicale, et plus spécifiquement dans la manière dont Molière traite cette question, des résonances religieuses, c’est ce que la critique a depuis longtemps perçu, et qui aujourd’hui fait presque figure de lieu commun. Témoins en sont un certain nombre d’études qui soulignent l’affinité de la matière théologique et de la matière médicale dans l’œuvre de Molière en général, dans le Malade imaginaire en particulier1. Molière est connu, dans toute la tradition scolaire et culturelle, comme un fléau des médecins, un homme de théâtre qui a fait son fonds de commerce de la dérision de la médecine pratiquée à son époque. En réalité, le thème médical ne fait sa véritable apparition dans l’œuvre de Molière qu’avec la pièce de Dom Juan : très exactement avec le déguisement de Sganarelle du début de l’acte III. Hormis le Médecin Volant, farce imitée de la comédie italienne, et qui semble bien avoir fait partie du répertoire le plus ancien de la troupe, il est remarquable qu’avant 1665, la médecine et les médecins n’ont pas spécialement retenu Molière. Les boutades de Sganarelle marquent donc la naissance d’une nouvelle inspiration comique. John Cairncross veut y voir la marque d’un infléchissement majeur dans la pensée du dramaturge : La médecine, du fait de ses analogies avec la religion, s’accordait admirablement à la nouvelle veine du poète.2 Autrement dit, et en schématisant à peine le propos du critique, si Molière choisit de traiter le thème médical, c’est parce qu’il entend désormais s’exprimer, à mots couverts, sur des questions religieuses. Tenu d’abord à une certaine prudence, du fait de ses démêlés avec les dévots, Molière n’exploite pas d’emblée cette nouvelle matière. La victoire de Tartuffe lui permet enfin de donner libre cours aux potentialités allégoriques de son sujet et d’orienter la question médicale dans le sens militant et pleinement philosophique qu’il autorisait. Cette thèse est sans nul doute séduisante. Elle offre le premier avantage d’écarter les réductions biographiques et les commentaires de ceux qui, à la manière des ennemis de Molière eux-mêmes, s’obstinent à expliquer la pensée de l’auteur par ses soucis personnels. Pour une certaine critique, l’irruption des médecins dans l’œuvre de Molière ne ferait que traduire les progrès de la maladie de l’écrivain. Il n’y aurait donc 1. Nous en mentionnerons deux plus particulièrement : Carlo François, “Médecine et religion chez Molière : deux facettes d’une même absurdité”, The French Review, vol. XLII (n°5), avril 1969, pp. 665- 672; John Cairncross, “Impie en médecine. Molière et les médecins”, Papers on French seventeenth century literature, vol. XIV (n°27), 1987, pp. 781-800. Mais c’est évidemment dans la somme consacrée par P. Dandrey à La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière (Paris, Klincksieck, 1998), que se trouvent les aperçus les plus nombreux et de pénétrantes analyses. Voir notamment : t. 1, Sganarelle et la médecine, pp. 246-263 (sur l’impiété, dans la discussion médicale de Dom Juan); t. 2, Molière et la maladie imaginaire, pp. 680 sq. (“Impie en médecine : les modèles libertins du scepticisme de Molière”). 2. John Cairncross, loc. cit., p. 789. 4 charge rationaliste contre un pseudo-savoir particulier, laquelle charge pourrait facilement s’étendre à d’autres pseudo-savoirs. On ne peut, dans ces conditions, que partager l’interrogation de P. Dandrey sur la portée exacte de ces formules libertines “qui semblent venir comme spontanément sous la plume de Molière quand il lui faut lutter contre une croyance chimérique révérée bien à tort et malheureusement répandue”9. Gardons-en, pour l’instant, l’idée que satire anti- médicale et satire anti-religieuse ont une connivence intrinsèque, qui leur permet de se développer parallèlement, et qu’il est assez vain par moments de chercher à les dissocier. Cela est si vrai, que les partis pris de mise en scène soulignent assez volontiers — et de façon parfois pesante — une disposition du Malade imaginaire à l’ironie anti- cléricale. Certaines scènes, certains détails s’y prêtent particulièrement bien. Les médecins, comparables à des prêtres dans l’habit noir de leur corporation, parlent latin. Leur langage particulier, technique, se trouve être le même au XVIIe siècle que celui de la liturgie et de la théologie. Quant à l’intronisation finale, point culminant du spectacle, il est assez naturel d’en faire ressortir l’aspect religieux. Celui-ci existait d’ailleurs dans la réalité des vespéries : Molière — on le sait bien — suit d’assez près les termes et les moments d’une authentique séance d’intronisation d’un médecin. La langue, au demeurant, autorise un certain nombre de rapprochements automa- tiques, sans qu’on puisse évidemment de cela conclure à une volonté expresse de Molière. Le terme de docteur présente ainsi une certaine polysémie, puisque tant le médecin que le prêtre ont leur savoir garanti par un doctorat. Faudra-t-il donc trouver dans l’exclamation ironique d’Argan à son frère — “Vous êtes un grand docteur” (III, 3 - p. 1155) — des intentions particulières ? L’ambivalence de mots comme “salut”, ou même “médecine” — dont nous apprécierons ultérieurement la portée — est d’abord une donnée du dictionnaire, qui offre l’ambiguïté de ses métaphores lexicalisées à l’usage de Molière comme de tout écrivain. Les deux objets au XVIIe siècle (la médecine et la religion) se rencontrent spontanément. Une attaque contre l’un rejaillit très naturellement sur l’autre. Ce n’est évidemment pas sur ces effets de connivence, tout à fait réels mais au bout du compte assez peu significatifs, que peut se fonder l’interprétation du Malade imaginaire comme une pièce irréligieuse. 2. Prêtre ou médecin ? Si le médecin et le prêtre, dans l’exercice de leur profession, partagent quelques traits communs, que le langage courant se plaît à remarquer (le prêtre n’est-il pas le médecin des âmes ?), Molière pousse cette assimilation des rôles bien au-delà des simples ressemblances convenues. Il suggère ainsi, entre le malade et son médecin, une forme de relation qui relève plus du lien religieux que du respect pour les compétences d’un homme de l’art. Hors de toute logique économique ou thérapeutique, le médecin exige essentiellement l’obéissance du malade. La réaction de M. Purgon est sur ce point éloquente, après le refus d’Argan de se laisser administrer un lavement prescrit. Il ne s’agit pas là d’une imprudence, ou d’une inconséquence préjudiciable à la guérison, 9. Op. cit., t. 2, p. 688. 5 mais d’une révolte, qui met en cause un assujettissement consenti, qui détruit un pacte et rend désormais tout lien impossible entre le malade et son médecin : MONSIEUR PURGON — Puisque vous vous êtes soustrait de l’obéissance que l’on doit à son médecin. (III, 5 - p. 1158) La négligence thérapeutique d’Argan relève ainsi d’une faute morale ; c’est à un devoir qu’il s’est soustrait. Mais la faute d’Argan est à la mesure des responsabilités du médecin, et de sa mission, laquelle ne saurait se résumer à une intervention technique. M. Purgon fait bien plus que de soigner son patient : il le gouverne — selon les termes d’Argan — comme le ferait un directeur de conscience. Ah ! mon frère, il sait tout mon tempérament et la manière dont il faut me gouverner. (III, 6 - p. 1160) Le verbe gouverner est un verbe relativement étrange dans ce contexte médical. Cet emploi transitif, avec un nom de personne, appartient bien plus proprement au lexique religieux. Hors le champ politique, on peut gouverner, selon Furetière, les affaires, le ménage, la dépense, la bourse de son maître, mais gouverner une personne renvoie très clairement aux responsabilités du directeur de conscience. C’est très précisément l’emploi de Tartuffe, pour se référer à une autre pièce de Molière, où la dimension religieuse est explicite10. On voit avec quelle insistance Molière fait ressortir tous les sèmes qui assimilent la relation médicale à un rapport de nature religieuse. Le Malade imaginaire n’est pas la seule pièce “médicale” de Molière où apparaît un tel phénomène. Dans Monsieur de Pourceaugnac, une réplique d’un médecin attire l’attention : il s’agit des paroles du premier médecin qui entend bien dicter à Oronte le comportement que celui-ci doit tenir à l’égard du mariage de sa fille. Je vous ordonne, à vous et à votre fille, de ne point célébrer, sans mon consentement, vos noces avec lui… (II, 2 - p. 615) Le médecin se substitue ici au prêtre pour autoriser le mariage, et presque pour le célébrer. C’est en fait le seul passage de Monsieur de Pourceaugnac où une telle contamination soit observable. Cette confusion des rôles en revanche devient obsédante dans le Malade imaginaire. Le rôle suprême des médecins — leur fonction capitale ? — est de venir au chevet des agonisants, à l’image de prêtres qui administrent l’extrême-onction. D’où la menace proférée par Argan au nom des médecins contre Molière lui-même, et qui lui semble visiblement la plus terrible : Quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. (III, 3 - p. 1155) Il ne s’agit pas, pour un médecin, d’éviter la mort du malade condamné, mais de lui permettre de mourir avec les secours — les derniers secours — de la médecine. Déguisée en médecin, Toinette évoque à son tour le moment de l’agonie, et se présente comme particulièrement à sa place aux côtés des mourants. Comme le prêtre, le médecin est appelé à la dernière heure. 10. C’est en ces termes que Damis exprime l’influence de Tartuffe sur Orgon : “Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père” (v. 1041). À l’inverse, mais dans les mêmes termes, Mme Pernelle affirme, dans la première scène de la pièce, son désir de voir s’accroître l’influence de Tartuffe : “Il en irait bien mieux,/Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.” (v. 67-68) 6 Je voudrais […] que vous fussiez désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes. (III, 10 - p. 1162) Le jeu traditionnel sur le médecin dépourvu de compétence et qui vient faire mourir (qui ne sait pas empêcher la mort, mais tout au plus la précipiter) se charge en l’occurrence d’une signification nouvelle, en renforçant une assimilation avec le prêtre, que de nombreux autres éléments autorisent dans la pièce. Dans l’éloge burlesque de la médecine qui ouvre la cérémonie finale en latin, le président insiste sur le caractère religieux que revêtent les médecins, aux yeux du monde entier : Totus mundus, currens ad nostros remedios, nos regardat sicut Deos. (p. 1172) L’ambition qu’a l’Église d’imposer son autorité aux rois eux-mêmes est d’ailleurs parfaitement réalisée par les médecins : Et nostris ordonnanciis, Principes et reges soumissos videtis. (ibid.) Le faux médecin que joue Toinette, sous les saillies comiques de son propos, pousse peut-être plus loin encore la confusion des rôles. Elle accentue ses manières cléricales, jusqu’à endosser, de façon burlesque, un personnage presque christique. Sa consultation “pour un homme qui mourut hier” (p. 1164) évoque la venue de Jésus au tombeau de Lazare, et plus généralement l’espérance des chrétiens en la résurrection des morts. La pièce présente d’ailleurs deux “résurrections” farcesques, par lesquelles le malade imaginaire revient à la vie devant sa femme (III, 12) et sa fille (III, 14). Quant au traitement radical que Toinette suggère à Argan, il semble bien inspiré par une source plus religieuse que médicale : Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de vous… (III, 10 - p. 1164) Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j’étais en votre place […] Ne voyez- vous pas qu’il incommode l’autre et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l’œil gauche. (ibid.) Comment ne pas voir, dans ces conseils burlesques, une variation parodique sur le précepte évangélique : Et si ta main est pour toi un sujet de scandale, coupe-la. […] Et si ton œil est pour toi un sujet de scandale, arrache-le. Il vaut mieux que tu entres avec un seul œil dans le royaume de Dieu, que d’être jeté avec les deux yeux dans la géhenne…11 Cette chirurgie délirante qui ampute l’homme en prétendant faire son bien, qui assimile l’amputation à un bien, rejoint — dans les termes comme dans la logique — les mutilations préconisées par l’Évangile. 3. Médecine et foi Si les pratiques professionnelles du prêtre et du médecin, leurs ambitions, leurs manières accusent une certaine ressemblance dans le Malade imaginaire, ce processus analogique ne fait que recouvrir une assimilation beaucoup plus grave : celle de la foi elle-même et de la médecine. 11. Marc IX, versets 43 sq. L’équivalent se trouve encore à deux reprises dans l’Évangile de Matthieu. 9 théâtrale concerne exclusivement les faux dévots et qu’elle ne saurait toucher les chrétiens authentiques — lesquels au demeurant devraient partager la même animosité que lui à l’égard des imposteurs. La position de Béralde devant les médecins est bien moins tranchée. BÉRALDE — Il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire, dont ils profitent, et d’autres qui en profitent sans y être. (p. 1153) Le débat ne saurait donc plus se réduire à la simple discrimination entre la sincérité et l’hypocrisie, la bonne foi et la mauvaise foi. La forme même que prend la foi est accessoire dans le raisonnement de Béralde, qui intente à la doctrine un procès autrement essentiel. La question centrale de Tartuffe, celle de l’hypocrisie, se trouve ici dépassée, dans une pièce dont l’enjeu religieux devient ainsi beaucoup plus grave. Privé d’arguments rationnels, tenant ouvertement la médecine pour une forme de foi, Argan se trouve fatalement assez démuni dans son entreprise apologétique. C’est tout naturellement qu’il recourt à l’argument apologétique de la perpétuité. ARGAN — Quoi ? vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ? (p. 1152) Cette allusion au consensus dans l’espace et dans le temps ne prouve rien en soi, mais est de nature à ébranler l’incrédule. Le raisonnement figure à ce titre en bonne place dans l’apologétique chrétienne, comme l’atteste le projet de Pascal, qui consacre une liasse entière à cet argument de la “perpétuité”14. Si l’on renonce à fonder rationnellement une croyance, on peut toujours attirer l’attention sur son statut inouï, comme un indice de sa valeur. C’est ce que fait à sa façon — burlesque — le président de la cérémonie finale, qui voit en la médecine (“Medicina illa benedicta” - p. 1172) la marque d’un miracle étonnant (“Surprenanti miraculo” - ibid.). Le vocabulaire nous maintient dans le champ religieux. Ce miracle, dont la teneur nous est aussitôt révélée, n’est évidemment pas celui que l’on pourrait croire (de sauver les malades) : il est de faire vivre les praticiens. Mais ce qui doit porter à son comble l’admiration, c’est que la chose se passe depuis si longtemps (“depuis si longo tempore” - ibid.). L’antiquité de la médecine, qui rend encore plus surprenante son imposture, rejoint le thème apologétique de la perpétuité. 4. Le réquisitoire libertin Béralde apparaît assez tardivement dans la pièce, à la toute fin de l’acte II. Mais dès lors, il ne quitte plus la scène, et reste présent pendant l’intégralité du troisième et dernier acte. Son intervention (II, 9) marque en quelque sorte le point de bascule de l’œuvre, qui s’ouvre alors à un débat plus théorique sur la médecine, la maladie, la guérison — ou d’autres questions dont ces sujets ne seraient que les métaphores. Dans le théâtre de Molière, les débats sur la médecine participent habituellement à la bouf- fonnerie généralisée. Qu’on pense, par exemple, à la scène 8 du Médecin volant, où l’Avocat vient entreprendre Sganarelle : par ses citations latines, par ses doctes considérations, il fait courir au prétendu médecin le risque d’être démasqué, et lui impose de faire preuve d’une réjouissante présence d’esprit pour se tirer de ce mauvais pas. Peu importent ici les termes de la discussion, dont la simple tenue est la source du 14. La liasse XXI, intitulée “perpétuité”. “Perpétuité. Cette religion […] a toujours été sur la terre. […] Et ce qui est admirable, incomparable et tout à fait divin, c’est que cette religion qui a toujours duré a toujours été combattue” (Pascal, Pensées, éd. Sellier n°313) 10 comique. Dans l’ensemble de l’œuvre de Molière, deux débats sérieux laissent se développer une réflexion sur la médecine, dont la visée ne soit pas principalement, ni même accessoirement, comique : le début de l’acte III de Dom Juan ; et la grande scène théorique du Malade imaginaire — la longue controverse entre Argan et Béralde. C’est dans cette scène bien sûr que nous trouverons les prises de position les plus nettes, celles dont la tonalité libertine est, à notre sens, la plus marquée. À la recevoir vraiment pour ce qu’elle dit, la grande proclamation de Béralde est singulière, et somme toute assez difficile à justifier. Je ne vois rien de plus ridicule qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre. (III, 3 - p. 1152) S’il s’agit bien de la médecine, de tels propos apparaissent pour le moins outrés : le ridicule des médecins est de prétendre guérir quand ils ne guérissent pas, mais non de chercher à guérir. Si la pratique des médecins et leurs résultats prêtent le flanc à la moquerie, comment contester l’objectif qu’ils se donnent ? En quoi la compassion pour autrui et le désir de soulager ses souffrances pourrait-il passer, non seulement pour ridicule, mais même pour le summum du ridicule, “rien de plus ridicule” ? Cette attaque inopportune et peu concluante prend en revanche une signification plus consistante et une tout autre portée, quand on l’interprète dans un registre chrétien. Se mêler d’en guérir un autre désigne alors une autre forme de préoccupation : faire le salut spirituel d’autrui, se charger de la santé des âmes de ceux qui vous entourent. L’objectif est lui aussi louable, mais il est indéniablement de ceux auxquels les esprits libertins ne sauraient souscrire. Complaisance excessive, mômerie, pour certains, la sollicitude des prêtres apparaîtra à d’autres comme l’effet d’une volonté de pouvoir, relevant moins du souci de faire du bien à autrui que de celui d’assurer l’emprise de sa propre corporation. C’est enfin et surtout postuler une maladie dont l’existence même est, aux yeux de certains, problématique : s’employer à guérir ceux qui n’ont pas besoin de guérisseurs. Ce procès latent, dont les attendus peuvent varier, nous semble le seul horizon possible de la solennelle déclaration de Béralde. Elle constituerait ainsi l’un des rares moments de la pièce où la polysémie allégorique s’estompe et laisse paraître à nu l’enjeu réel du propos, sa teneur religieuse. Le débat se trouve en fait immédiatement infléchi par Argan, qui reformule la position de son frère, en lui ôtant tout ce qu’elle peut avoir de déroutant ou de scandaleux. ARGAN — Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ? (III, 3 - p. 1153) C’est-à-dire qu’Argan dévie la controverse, en transformant le verbe vouloir de Béralde en un verbe pouvoir. Là où son frère mettait directement en cause le vouloir guérir des médecins, il repose le problème dans les termes plus convenus d’un pouvoir guérir, entraînant une explication d’un ordre finalement bien différent. La question cependant reste entière : le ridicule de la médecine provient-elle de son projet même ou de son incapacité à le tenir. Cette dernière peut n’être que temporaire, comme le concède le “jusques ici” de Béralde, dans la réplique suivante15. Si c’est en revanche sur le projet 15. “Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte, et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.” Molière/Béralde accepterait-il donc de prendre en compte certaines avancées de la science médicale au XVIIe siècle, pour envisager de futurs succès thérapeutiques ? Patrick Dandrey rappelle le rôle de Molière aux côtés de Bernier et de Boileau dans l’attaque burlesque de l’université aristotélicienne, et le critique s’interroge longuement sur la portée de la formule “jusques ici”, et sur les nuances qu’elle introduit dans le réquisitoire (op. cit., t. 2, pp. 676-680). 11 médical que pèse le ridicule — ce que soutient très exactement Béralde dans sa première réplique —, il n’y a rien à attendre d’une quelconque évolution du savoir. Le désir de guérir autrui est radicalement disqualifié, sans qu’il y ait lieu d’envisager aucune éventualité de résultats. Sous une forme aussi outrée, cette assertion ne peut se comprendre que métaphoriquement : en transférant à la médecine des âmes ce qui paraissait concerner la médecine des corps. L’ensemble des propos de Béralde laisse alors transparaître une argumentation très systématique, et qui rejoint par beaucoup de traits les attaques dont les libertins du XVIIe siècle poursuivent l’Église chrétienne. Prêtres et médecins peuvent être également convaincus de pratiquer un art de l’illusionnisme, reposant principalement sur des manipulations langagières : BÉRALDE — Toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons et des promesses pour des effets. (III, 3 - p. 1153) Les médecins utilisent leur langage technique pour décrire des maladies qu’ils ne savent pas guérir ; leurs promesses sont celles de la guérison. Les prêtres, dans leur latin et leur jargon théologique (“spécieux babil”), analysent à leur manière les malheurs de l’homme et lui font des promesses que l’on peut considérer pareillement comme au- dessus de leur pouvoir (la vie éternelle). Les uns et les autres se vantent de posséder des “secrets pour étendre la vie à de longues années” (p. 1154), aussi longues que l’éternité elle-même dans le cas des prêtres. Les médecins promettent une longue vie ; les prêtres, la vie éternelle. Que la croyance largement répandue en la médecine soit “une marque de la faiblesse humaine” et non pas de “la vérité” de l’art des médecins (p. 1153) : cela annonce un des arguments les plus communs des philosophes. La foi constitue une sorte de béquille pour les gens faibles, tandis que ceux qui ont l’esprit fort — et qui se désignent au XVIIe siècle sous cette qualification d’esprits forts — n’ont nul besoin d’être chrétiens. Les prétendus détenteurs du savoir sont tous gens, au demeurant, qui jouent sur l’ignorance de leurs victimes, comme le montre, après la colère de M. Purgon, l’effet sur Argan de menaces qu’il ne peut concevoir16. La dépendance — matérielle autant qu’intellectuelle — du malade imaginaire à l’égard de l’autorité médicale est bien le signe d’une faiblesse d’esprit et de volonté. Béralde accuse son frère d’être “embéguiné” des apothicaires et des médecins (p. 1152) — expression lexicalisée, mais dont la connotation religieuse est toujours perceptible17. Obsédé par l’accomplissement maniaque d’un rituel, incapable de secouer le joug, Argan apparaît comme l’exemple même du dévot victime de sa propre faiblesse. Car sans secours extraordinaire, le malade se juge perdu. Il est convaincu qu’il porte en lui-même le principe de sa propre déchéance ; autrement dit, qu’il faut le sauver de sa propre nature pour lui assurer quelque santé — ce que son médecin s’empresse cruellement de lui rappeler au moment de lui retirer son aide. MONSIEUR PURGON — J’ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l’intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang… (III, 5 - p. 1158) 16. “Les étranges maladies dont il m’a menacé.” (III, 6 - p. 1159) “Toutes ces maladies-là que je ne connais point.” (III, 7 - p. 1160) 17. Furetière : “Maintenant on appelle par injure une Béguine, une vieille fille qu’on veut taxer de bigoterie”. 14 dont l’imagination est malade. La maladie dont il souffre est susceptible d’être identifiée, nommée, désignée — c’est en tout cas ce que fait Béralde : BÉRALDE — Encore un coup, mon frère, est-il possible qu’il n’y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins ? (III, 4 - p. 1157) Le diagnostique est d’ailleurs rapidement suivi d’un conseil thérapeutique : BÉRALDE — Ne donnez point tant à votre imagination. (III, 6 - p. 1159) La maladie des médecins consiste à s’imaginer que l’on a un mal, dont on veut se faire guérir ; à se laisser troubler par des menaces inconsistantes. Elle tient tout entière à cette peur infondée, à cette angoisse soigneusement entretenue par ceux qui y trouvent leur propre compte. Si l’on partage avec les libertins du XVIIe siècle la conviction que péché et rédemption sont des notions imaginaires, comment ne pas faire l’équivalence entre ce pseudo-mal, physique, dont Argan se croit atteint, et le mal métaphysique dont les prêtres entendent convaincre les hommes ? La maladie des médecins et la maladie des prêtres seraient deux formes, sur deux plans différents, d’un seul et même mal de l’imagination. La réplique d’Argan vaut symptôme, et confirme les analyses de son frère, sur l’insignifiance et la gravité du mal qui le frappe. ARGAN — Mon Dieu ! mon frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien. (III, 4 - p. 1157) Béralde répond à ces reproches par une simple question — “Mais quel mal avez- vous ?” — qui résume son incrédulité, et peut s’adresser à tout chrétien aussi bien qu’à Argan. Le malade imaginaire est un chrétien qui s’imagine que sa nature est déchue et qu’il a besoin de l’aide de la religion pour vivre. Il s’invente un conte, un roman pour rendre sa vie plus supportable : le “roman de la médecine” (III, 3 - p. 1154), ou de la foi. Les deux se valent ; l’une et l’autre croyance suscitent la même ironie de la part de leurs adversaires. On le voit, la problématique centrale de la pièce, celle du mal imaginaire, avec tous les paradoxes et les difficultés qu’elle entraîne (n’est-ce pas une maladie que se croire malade quand on ne l’est pas ?), nous ramène très naturellement à cette correspondance de la religion et de la médecine. La lutte contre celle-ci se confond encore avec une attaque contre celle-là. La croisade de Béralde contre la médecine se signale cependant par un dernier caractère : elle reste une croisade privée : Ce que j’en dis n’est qu’entre nous, et j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes. (III, 3 - p. 1155) Béralde partage avec le libertin du XVIIe siècle une préoccupation assez individuelle ; une sorte de défaut de prosélytisme (“chacun […] peut croire tout ce qui lui plaît” - ibid.) — qui le distingue peut-être de ses successeurs de l’âge des lumières. Béralde ne s’est pas fixé comme tâche de détruire la foi. Il “ne prend point à tâche de combattre la médecine” (ibid.), mais se satisferait de constituer un petit groupe de personnes d’élite, délivrées des contraintes et superstitions du commun. Il est bien représentatif en cela de ces hommes qui font leur la devise de Cremonini — Intus ut libet, foris ut moris est — et que René Pintard a rassemblés sous le titre commun de libertins érudits22. 22. “À l’intérieur, pense comme il te plaira; au-dehors, comme il est coutume de penser.” René Pintard, Le Libertinage érudit en France dans la première moitié du XVIIe siècle (1943), rédition Slatkine, 1983, p. 109. 15 5. Le procès de Molière Si la maladie d’Argan doit se réinterpréter en des termes religieux, si l’argumentaire de Béralde prend sa pleine signification quand on en dégage les échos libertins, le Malade imaginaire apparaît comme un prolongement de Tartuffe, la poursuite d’un débat sur la religion engagé presque dix ans auparavant. De la parenté entre ces deux pièces, nous trouvons une certaine forme de confirmation dans le texte même du Malade imaginaire. Le rapprochement en effet ne peut manquer de se faire entre la polémique réelle qui retarda pendant cinq ans la création de Tartuffe, et celle qu’imagine ici Molière lui-même, pour la mettre dans la bouche d’Argan. Le personnage Argan s’en prend à son auteur, et engage directement sur scène le procès de Molière. Ses accusations, tout comme la défense de Molière dont se charge alors Béralde, ne sont pas sans rappeler les arguments développés, quelques années plus tôt, lors de la querelle de Tartuffe. On reproche ainsi à Molière, à travers la peinture d’un hypocrite, de s’attaquer à la religion elle-même. Il répond, ou fait répondre, qu’il ne s’en prend qu’à ses caricatures. C’est la ligne permanente de sa défense, fermement rappelée, au terme du combat, dans la préface de la pièce. Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu’elle ne tend nullement à jouer les choses que l’on doit révérer ; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que demandait la délicatesse de la matière, et que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot.23 De la même manière, Béralde défend, au profit de Molière, la possibilité d’une double stratégie sur les questions médicales ; une seule d’entre elles serait attaquable, qui n’est pas celle que Molière a choisie. BÉRALDE — Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine. (III, 3 - p. 1155) La structure de l’attaque, comme de la défense, est la même dans les deux débats. Les uns reprochent à Molière de viser la doctrine elle-même (la médecine, la religion) quand il affecte d’en stigmatiser seulement les déviations (l’hypocrisie, le ridicule). Le dramaturge et ses amis, de bonne foi ou non, revendiquent le droit de faire la part des choses. Molière entend, sans exclusive, “attaquer par des peintures ridicules les vices de [s] on siècle”24. Argan accuse Molière de porter sur scène des questions qui ne sauraient concerner le théâtre : …d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là. (ibid.) Le simple fait de prendre le sujet de la médecine pour thème de comédie, de mettre en scène des médecins, constituerait une conduite répréhensible, une manière de sacrilège. On peut disputer avec Argan de la forme et du degré de vénération que mérite la profession médicale. On ne peut nier en revanche que Molière ait dû déjà affronter les mêmes reproches, dans la querelle de Tartuffe. La préface de la pièce s’en fait encore l’écho. 23. Préface de Tartuffe (1669), O. C. I, p. 884. 24. Premier placet présenté au Roi sur la comédie du Tartuffe (août 1664), ibid., p. 889. 16 Je sais bien que, pour réponse, ces Messieurs tâchent d’insinuer que ce n’est point au théâtre à parler de ces matières.25 C’est en vertu de ce principe que le Président de Lamoignon, reprenant l’argumentation du sonnet de Godeau sur la comédie, condamnait la deuxième version de Tartuffe en 1667 : Il ne convient pas à des comédiens d’instruire les hommes sur les matières de la morale chrétienne et de la religion ; ce n’est pas au théâtre à se mêler de prêcher l’Évangile.26 L’auteur, bien innocent en apparence, d’une comédie ballet consacrée aux délires médicaux, se fait ainsi adresser par son personnage la même accusation qu’il avait encourue quand il osait se faire l’examinateur de la dévotion. Dérision rétrospective des arguments dévots, ou manière de montrer le lien entre les deux causes ? L’effet d’écho est en tout cas peu contestable. Une dernière rencontre enfin attire l’attention. Le troisième placet, présenté au Roi à l’issue de la querelle de Tartuffe, après la victoire définitive de Molière sur ses adversaires dévots, établit le lien entre les dévots et les médecins, comme deux groupes équivalents, avec qui Molière affecte malicieusement d’être désormais réconcilié. Molière demande au roi un canonicat pour le fils de son ami, le médecin Mauvillain — médecin scandaleux, suspendu même un certain temps après une soutenance de thèse houleuse27. Oserais-je demander encore cette grâce à Votre Majesté, le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés ? Je suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots ; et je le serais, par cette seconde, avec les médecins.28 C’est le 5 février 1669 qu’eut lieu, au Palais-Royal, la première représentation publique du Tartuffe enfin autorisé. Le terme de ‘résurrection’comme celui de ‘grâce’(présent quatre fois, en moins de vingt lignes) dénote, dans ce troisième placet, un recours délicatement ironique et malicieux au vocabulaire religieux. Tout à son triomphe, Molière n’hésite pas à défier conjointement dévots et médecins, à les assimiler en un parti clérico-médical, dont il exploitera bien plus systématiquement, dans sa dernière pièce, la connivence symbolique. Avec le Malade imaginaire, Molière instruit à nouveau le procès du Tartuffe. C’est à la même argumentation qu’il recourt spontanément pour justifier son œuvre. Les deux pièces se trouvent dans une relation d’étroite filiation. Comme le doublet des noms l’a fait remarquer depuis longtemps, Argan, le malade imaginaire, est l’héritier direct d’Orgon, le dévot abusé. Mais le discours même de la dernière pièce vient poursuivre et compléter les remarques prudentes, qui n’excédaient guère une croisade contre l’hypocrisie religieuse — croisade qui aurait dû être consensuelle. Avec le Malade imaginaire, ce n’est plus un usage blâmable de la religion qui est dénoncé, mais la religion elle-même qui est désignée comme abus. 25. Ibid. 26. Réponse à Molière, connue par une note de Brossette, dans la correspondance Boileau-Brossette — citée par Mongrédien, Recueil des textes et des documents du XVIIe siècle relatifs à Molière, Paris, CNRS, 1965, 2 vol., t.1, p. 291. Sur le sonnet de Godeau, voir Pierre Nicole, Traité de la Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre. Édition critique par Laurent Thirouin, Paris, éditions H. Champion, coll. “Sources classiques” n°9, 1998, pp. 121-124. 27. Mauvillain était en opposition chronique avec Blondel, le grand adversaire des empiriques et de l’antimoine. 28. Troisième placet présenté au Roi (le 5 février 1669), ibid., p. 893.
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