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L'Œuvre instantanée: le Journal d'André Gide. La gènese du Journal, Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

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Ernest_Paris 🇫🇷

4.6

(38)

96 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge L'Œuvre instantanée: le Journal d'André Gide. La gènese du Journal et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! ANTON ALBLAS L'Œuvre instantanée : le Journal d'André Gide II * La genèse du Journal « l'histoire de l'œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus inté- ressant que l'œuvre elle-même… » Les Faux-Monnayeurs, « Saas-Fée, III. Si le Journal n'est pas normalement conçu comme une œuvre d'art, c'est en partie parce qu'il ne paraît pas comme un texte construit selon les règles que nous associons avec l'élaboration d'une telle œuvre. C'est-à-dire qu'il n'est pas un texte composé selon un plan élaboré à l'avance ; il n'est pas non plus le résultat d'une longue méditation — au moins au préalable ; et surtout, il n'a pas été retravaillé, méticuleusement façonné par l'artiste, avant d'être livré au public. Ainsi le Journal serait, dans la production gidienne, au moins au premier abord, presque à l'opposé d'une des œuvres de fiction. Prenons ce qui apparaît à première vue comme un contre- exemple, Les Faux-Monnayeurs — roman que l'on n'hésiterait pas à carac- tériser comme un des sommets de l'art gidien. Car il n'est pas difficile, dans Les Faux-Monnayeurs, d'apprécier le travail de l'artiste Gide ; on res- sent, derrière l'œuvre elle-même, tout le travail d'élaboration — d'autant * La première partie de cette étude est parue dans le précédent numéro du BAAG. 504 Bulletin des Amis d'André Gide — XXXI, 140 — Octobre 2003 que c'est Gide lui-même qui révèle ce travail génétique dans le Journal des Faux-Monnayeurs. Mais si, justement, on analyse ce Journal des Faux- Monnayeurs, est-ce qu'on a l'impression que Les Faux-Monnayeurs ont été élaborés à partir d'un plan établi à l'avance ? En fait plutôt pas. À la lec- ture du Journal des Faux-Monnayeurs il devient vite apparent que l'élabo- ration du roman ne correspond pas du tout à nos idées reçues sur la com- position d'une œuvre d'art. On pourrait aller jusqu'à dire que certains élé- ments génétiques des Faux-Monnayeurs sont plus proches de ceux que l'on associe avec… l'écriture du Journal. Regardons, par exemple, ce que dit Pierre Masson sur un des procédés qu'emploie Gide dans l'élaboration des Faux-Monnayeurs : Gide conçoit […] son roman comme un texte évolutif, où s'agrègent au jour le jour les éléments que la vie lui propose, non seulement par souci de modernité mais aussi parce que son livre doit être à l'image de sa personnalité nouvelle, un chantier permanent, ouvert au progrès 1. Ces observations sont sans doute en partie inspirées par quelques propos du Journal des Faux-Monnayeurs. Dans ce journal de la gestation du roman on voit comment, en effet, la trame des Faux-Monnayeurs évolue pendant sa rédaction. Au lieu de viser un point terminal, de procéder d'après un plan global, Gide semble laisser le récit se développer d'une façon assez inattendue. Par exemple, en ayant recours à des images végétales — métaphore qui revient souvent quand il veut évoquer le processus créatif —, Gide note comment le livre « semble parfois doué de vie propre » : on dirait une plante qui se développe, et le cerveau n'est plus que le vase plein de terreau qui l'alimente et la contient, […] il vaut mieux en laisser les bourgeons se gonfler, les tiges s'étendre, les fruits se sucrer lentement […] 2. De même, les personnages du roman évoluent et semblent, eux aussi, doués de vie propre. Comme en témoigne la note datée de Coxyde le 6 juillet 1924 où Gide, comme il laisse entendre à la page précédente 3, explique comment il se met à l'écoute de ses personnages, comme, par exemple, Bernard Profitendieu : Profitendieu est à redessiner complètement. Je ne le connaissais pas suffisam- ment, quand il s'est lancé dans mon livre. Il est beaucoup plus intéressant que je ne le savais 4. Et si ces passages du Journal des Faux-Monnayeurs montrent clairement 1. Pierre Masson, Lire les Faux-Monnayeurs (Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1990) p. 23. 2. André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs (Paris : Gallimard, 1927) p. 70 (6 jan- vier 1924). 3. Voir ibid., p. 76 (27 mai 1924). 4. Ibid., p. 77 (« Coxyde », 6 juillet 1924). Anton Alblas : L'Œuvre instantanée : le Journal d'André Gide 507 réflexifs. Il y a ici, nous semble-t-il, un parallèle à établir avec deux des textes peut-être les plus « modernes » de Gide, à savoir Paludes et Les Faux-Monnayeurs précisément. Dans l'un et l'autre Gide met en scène un écrivain en train d'écrire un livre qui a un rapport certain avec celui qui est écrit par André Gide — à tout le moins il porte le même titre ; il existe donc un jeu entre l'auteur du texte, André Gide, et celui qui est en train d'écrire le livre en question (le narrateur de Paludes et l'Édouard des Faux- Monnayeurs). Dans le Journal, bien sûr, il n'y a pas ce double fictif créé par Gide pour déclencher le jeu. Il y a, cependant, un auteur en train d'écrire un livre dans lequel un des sujets est l'écriture du livre lui-même. Tout cela pour dire que dans le Journal aussi, la question du processus est un des sujets enchanteurs. Et c'est, d'ailleurs, un aspect du Journal que Gide n'avait en rien essayé d'occulter. Au contraire, il fait tout pour le souligner. Voici un exemple parmi beaucoup. À la fin du mois de mai 1905, Gide, plein d'entrain pour le Journal, écrit chaque jour plusieurs paragraphes. Les notes du 28, 29 et 30 mai contiennent, au total, seize paragraphes — pour la plupart, des résumés de ses activités, etc. Mais quand, dans les années 1930, Gide pré- pare cette section du Journal pour la publication 9, il écarte tous les para- graphes sauf un. Le voici : (Je ne sais ce que signifieront plus tard pour moi ces notes, où je ne mets la plupart du temps que l'indication sèche de l'emploi de ma journée. Pourtant, je ne les veux point interrompre ; c'est une méthode où je persévérerai jusqu'à mon dé- part pour Cuverville, dans huit jours 10.) Mis à part le fait que le lecteur risque d'être fourvoyé par la mention : « l'indication sèche de l'emploi de ma journée » — car Gide se réfère à des passages qu'il laisse tomber —, le fait que Gide décide d'inclure unique- ment ce paragraphe autoréflexif, en écartant tous les autres, montre com- bien cet aspect du Journal lui est important. Gide semble avoir pris soin — et ceci tout au long de l'établissement des épreuves — d'inclure tous ces commentaires autoréflexifs, c'est-à-dire ceux qui parlent de la pratique du journal : visiblement ils font partie, selon lui, de la trame même du Journal. Dans les pages qui suivent, nous proposons donc d'examiner les passages du Journal où Gide commente sa propre pratique du Journal, et ainsi, en examinant les éléments génétiques de ce texte, de suivre la genèse du Journal. Ces réflexions sont une espèce de journal du Journal, c'est-à- dire qu'ils sont, au Journal, ce que le Journal des Faux-Monnayeurs — avec, en plus, tous les passages à l'intérieur des Faux-Monnayeurs sur 9. À la fois pour les Œuvres complètes (t. IV, p. 521) et la Pléiade de 1939 (p. 160). 10. Journal, t. I, p. 457 (« Lundi » [29] mai 1905). 508 Bulletin des Amis d'André Gide — XXXI, 140 — Octobre 2003 l'élaboration des « Faux-Monnayeurs » — est aux Faux-Monnayeurs. * * * Dans l'appareil critique de la nouvelle édition du Journal, l'éditeur, Éric Marty, s'est donné la tâche de décrire « très schématiquement » une chro- nologie du début du Journal. Quelques idées élaborées et termes utilisés dans cette analyse peuvent nous servir dans notre analyse des évolutions génétiques du Journal. Pour commencer, résumons donc quelques élé- ments de la « Notice 11 » écrite par Éric Marty pour le premier tome du Journal. En proposant trois dates clés, 1887, 1902 et 1905, Marty suit le dévelop- pement de la pratique du journal chez Gide. Ces trois dates représentent autant d'étapes, selon lui, dans le développement du Journal. Pour établir ces « grands points de départ 12 », Marty a recours à trois critères qui peuvent, d'après lui, indiquer une « pratique engagée du journal intime 13 », à savoir : la continuité temporelle de l'écriture, la continuité matérielle du support (le cahier), et la copie au propre (l'habitude qu'avait Gide au début de recopier ses notes « au propre » dans un cahier à part 14). Avec réfé- rence à ces critères Marty caractérise la période 1887-1889 et l'année 1902 (en réalité il ne s'agit que du début de l'année 1902) comme deux « tenta- tives avortées 15 » dans l'établissement de la pratique journalière. Car mal- gré le fait qu'une certaine continuité temporelle et matérielle ainsi que l'ha- bitude de faire une copie des notes pendant ces périodes soit en évidence, la pratique journalière n'avait toujours pas, disons, « pris ». Le « véritable départ 16 » se situe en 1905, année où « la tenue du Journal se modifie 17 ». Comment donc la tenue du journal s'était-elle modifiée selon Marty en 1905 ? D'abord les cahiers, d'après son analyse, sont « mieux tenus, mieux écrits dans leur graphie, dans la gestion de la surface de la page, dans la mention des dates ou des lieux d'écriture 18 ». En gros, on dirait que Gide commençait à prendre un intérêt accru à sa pratique. Mais au-delà de ces indices plus ou moins accessoires, l'écriture du Journal de l'année 1905 — 11. Marty, op. cit., surtout la section « Genèse d'une œuvre », pp. 1297-307. 12. Ibid., p. 1298. 13. Ibid. 14. Cette habitude, celle de recopier ses notes, n'était pas assez étendue pour constituer une méthode d'écriture du Journal. Et si, plus tard, Gide fait dactylographier ses cahiers, ce n'était que dans l'intérêt de garder une copie et de faciliter l'établissement des épreuves. 15. Marty in « Notice », op. cit., p. 1303. 16. Ibid., p. 1299. 17. Ibid. ; Marty souligne. 18. Ibid., p. 1300 ; Marty souligne. Anton Alblas : L'Œuvre instantanée : le Journal d'André Gide 509 c'est ici que nous entrons dans le vif de notre sujet — devient plus cons- ciente d'elle-même. Prenons comme exemple les « silences » : les pé- riodes, plus ou moins longues, où Gide n'écrit pas dans son Journal. À partir de 1905 ces silences sont signalés par ce que Marty appelle des « signets », c'est-à-dire que dans le texte même du Journal, Gide commente ces silences, s'en excuse ou même cherche à les expliquer ; autrement dit, pour citer l'éditeur du Journal, les silences sont « pris en compte au sein même de l'écriture 19 ». Et il n'y a pas que la reconnaissance des silences qui soit significative à cet égard. En effet tout commentaire à propos de la gestion de la pratique de tenir un Journal est significatif. Ici Marty propose une règle pour établir un rapport entre « l'autonomie » du Journal — l'autonomie par rapport à tous les autres écrits de Gide (rappelons que la distinction entre le Journal et le reste de l'œuvre fut, au début, peu claire — Les Cahiers d'André Walter par exemple, contiennent beaucoup de passages tirés plus ou moins textuellement du Journal) — un rapport donc entre l'autonomie du Journal et la fréquence des commentaires sur la gestion de la pratique. Cette règle est formulée ainsi : « plus l'écriture du Journal est autoréférentielle, plus celui-ci se fait œuvre autonome 20. » Par la suite Marty invoque cette règle pour renforcer son argument sur le commencement de la pratique journalière ; car les notes autoréférentielles deviennent plus nombreuses d'abord, d'une façon sensible, en 1902, et ensuite, d'une façon beaucoup plus marquée, en 1905. Cette analyse de Marty, qui montre la façon dont le Journal atteint son autonomie par rapport à l'œuvre, et donc, comment le Journal devient une œuvre en elle-même, est de première importance pour une étude comme la nôtre. Car comme dit Marty lui-même, ces commentaires sur la gestion de la pratique journalière sont une sorte de cadre d'écriture qui permet à Gide d'échapper à la « tentation de faire de son Journal un espace d'écriture pu- rement abstrait et abstrait de forme 21 ». Autrement dit, sans eux, l'écriture journalière perdrait vite tout ce qui la distingue de n'importe quelle écriture. Mais ces commentaires témoignent également de l'effort de Gide pour modifier sa pratique selon le sens qu'il choisit de lui donner. Car l'accès à l'autonomie ne signale nullement une quelconque monotonie de la pratique. Et c'est là, sans doute, une des raisons pour laquelle le Journal de Gide est un texte tellement réussi. Bien qu'il soit « autonome » à partir de 1902 ou 1905, le Journal ne cesse de se transformer, d'évoluer selon les exigences de son auteur. L'analyse de l'évolution de ces commentaires 19. Ibid. 20. Ibid., p. 1304. 21. Ibid., p. 1307. 512 Bulletin des Amis d'André Gide — XXXI, 140 — Octobre 2003 les commentaires du type « pourquoi j'écris ceci », se trouvent surtout au début du Journal et que ceux qui parlent de l'accès aux cahiers, la douzième fonction de Marty, se trouvent près de la fin. Ou que la fréquence de la catégorie de l'autoréférentialité éditoriale s'accroisse une fois que la publication du Journal est plus ou moins certaine. Ou encore que la fonction destructive s'accroisse pendant les moments de crise, voire que les propos sur les cahiers (la référentialité) deviennent moins fréquents une fois que la pratique est « établie » — que Gide trouve la sorte de cahier qui lui convient. Cela dit, bien qu'une fréquence accrue de certaines catégories puisse être significative, pour d'autres le rapport qu'on pourrait établir entre leur fréquence et une quelconque motivation reste trop aléatoire. Celles du type : « incapable d'écrire une ligne », ou : « rien pu noter », la catégorie d'autoréférentialité négative, ne peuvent nous renseigner que d'une façon indirecte : elles témoignent qu'au moins à ces moments-là Gide ressent le poids du calendrier journalier. Autrement dit, bien qu'il n'ait pas pu écrire grand'chose, Gide sait qu'il aurait dû écrire ; d'où tous les passages, c'est presque une catégorie à part, où Gide emploie le mot devoir : « j'ai peine à écrire ces quelques lignes et ne le fais que par devoir 36 » ou « J'aurais dû noter 37 » ou « J'écris ceci par devoir 38 » ou encore vouloir : « J'aurais voulu noter 39 ». Bref, interpréter ces commentaires n'est pas une entre- prise évidente. Cependant il nous semble qu'ils peuvent nous révéler des aspects de l'écriture journalière de Gide jusqu'ici peu étudiés. L'AVANT-JOURNAL La première chose à noter, c'est qu'il y a très peu de commentaires auto- référentiels dans les premières années du Journal — du moins tel qu'il est édité aujourd'hui (rappelons que les deux grandes éditions antérieures à la plus récente Pléiade — le Journal des Œuvres complètes et la première édition en Pléiade — commencent, elles, à l'automne 1889). En effet, mis à part quelques références assez inconséquentes au Journal des Goncourt et à celui de Michelet qu'on peut verser dans la catégorie martyienne d'intertextualité, pour les années 1887, 1888 et 1889, il n'y a que trois références qu'on puisse caractériser d'autoréférentielles. Deux, qui apparaissent au début de 1889, parlent de la façon dont Gide souhaite multiplier ses cahiers pour rendre leur contenu homogène : un pour ses 36. Journal, t. I, p. 712 (« Jeudi », février 1912). 37. Journal, t. II, p. 226 (« Narbonne », 18 août 1930) 38. Journal, t. II, p. 547 (7 septembre 1936). 39. Journal, t. II, p. 333 (2 janvier 1932). Anton Alblas : L'Œuvre instantanée : le Journal d'André Gide 513 poèmes, un pour « la vie intellectuelle actuelle 40 », un autre encore pour « de vrais contes ou récits 41 », comme si son Journal ne pouvait pas intégrer d'écrits de nature disparate, chaque domaine nécessitant la délimitation qu'apporte le support matériel (c'est un phénomène auquel nous allons revenir — une telle multiplication de cahiers serait-elle un indice de la fragilité de la pratique ?). L'autre référence, plus conséquente, est la suivante : Je devrais écrire moins de pages d'imagination et mettre des notes plus person- nelles, de critiques, de jugements, etc. Il serait intéressant pour moi, plus tard, de retrouver comment les idées me sont venues et de voir quelles sont les lectures ou les événements qui les ont fait naître 42. Ces deux phrases constituent certes un commentaire autoréférentiel impor- tant. Ce sont des commentaires de Gide sur ce que peut apporter un journal — même le « devoir » du Journal, quoique conditionnel, est présent. Mais au total ces quelques références, réparties sur trois ans (et ce ne sont pas des années creuses pour le Journal — une centaine de pages en Pléiade), représentent le niveau le plus faible de commentaires de ce genre pour tout le Journal. Et ce fait peut paraître assez paradoxal pour la raison suivante : si, comme nous l'avons proposé, ces passages autoréférentiels font office, en quelque sorte, d'éléments génétiques du Journal, comment se fait-il que le Journal semble débuter avant que ces éléments soient en évidence ? La réponse à cette question nous paraît assez simple. En réalité on n'a pas encore affaire ici à un véritable journal ; ou, pour être plus précis, on n'a pas encore affaire, pendant ces années-là, à une véritable pratique journalière. Ce qu'on lit, pendant ces premières années du Journal de Gide, c'est une collection de notes rédigées par un auteur qui n'a pas encore élaboré une pratique du journal ; des notes écrites avant que l'auteur ait découvert la forme de sa pratique, un cadre pour son écriture, et donc, pour tout dire, avant qu'il soit diariste. La quasi-absence de ces commentaires est importante non seulement parce qu'elle semble confirmer la proposition de Marty que le Journal ac- cède à son autonomie, à son statut d'œuvre, d'une façon progressive, mais aussi parce qu'on a là un échantillon de l'écriture quotidienne de Gide qui n'est pas « journalière » — si nous pouvons donner à cet adjectif un sens tout à fait spécifique. Autrement dit, on peut, il nous semble, écrire d'une façon quotidienne sans pour autant que le résultat soit de l'écriture « journalière », que le résultat relève du journal. Certes la ligne de démarcation entre l'écriture quotidienne et l'écriture « journalière » n'est 40. Journal, t. I, p. 44 (17 février 1889). 41. Journal, t. I, p. 50 (mars 1889). 42. Journal, t. I, p. 28 (25 août 1888). 514 Bulletin des Amis d'André Gide — XXXI, 140 — Octobre 2003 pas absolue, mais n'est-il pas vrai que nous touchons ici, certes de biais mais le point vaut d'être approfondi, à un des arguments évoqués pour exclure le Journal du statut d'œuvre littéraire ? À savoir que le Journal est un texte sans règles, un texte qui manque de forme. Comme si, dès que quelqu'un écrivait dans un cahier plus ou moins quotidiennement, les critères du genre étaient bel et bien remplis. Le critique Gérard Genette parle de cette question dans un texte qui, d'ailleurs, s'inspire largement d'un des derniers textes publiés par Roland Barthes : « Délibération sur le journal ("intime 43") ». Dans un brillant commentaire qui prend forme à partir d'une phrase de Barthes sur son indé- cision vis-à-vis de sa propre pratique du journal, Genette démontre com- ment l'essentiel du journal, le « diarisme », n'est nullement la suite inévi- table d'une certaine fréquence des notes quotidiennes, bref de la constance de la pratique, mais plutôt de la constance du projet de tenir un journal. Ainsi il définit le diarisme, non comme une activité, mais comme une opi- nion. C'est-à-dire que c'est moins le fait d'écrire chaque jour, ou plus ou moins régulièrement, que le fait de croire à ce que Genette appelle « la ver- tu du journal 44 ». Pour retourner à Gide, il nous paraît que l'absence de commentaires autoréférentiels dans les premières années de son Journal montrent que c'est cette opinion, cette croyance en la vertu du journal, ce projet, qui n'est pas encore développé chez Gide. Autrement dit, le Jour- nal, comme texte, n'est pas encore sous l'influence d'un esprit diariste. En tenant compte de ces idées, il serait possible de réévaluer les raisons pour lesquelles Gide avait décidé de commencer les éditions du Journal publiées de son vivant, celle de 1932 des Œuvres complètes et celle de 1939 en Pléiade, à partir d'une note d'automne 1889. Car si ces deux éditions commencent avec la même note de 1889 : « Avec Pierre. Nous montons au sixième d'une maison de la rue Monsieur-le-Prince 45… », rien, en principe, n'empêchait Gide de faire débuter son Journal avec les notes antérieures 46. Étant donné que le Journal fut publié dans les Œuvres com- plètes pour accompagner les œuvres de fiction (dont les premières furent Les Cahiers d'André Walter et Le Traité du Narcisse, textes de 1891), il 43. Gérard Genette, « Le journal, l'antijournal » in Poétique n° 47 (septembre 1981) pp. 315-22. (L'article de Barthes, « Délibération (pour Éric Marty) sur le journal ("in- time") », parut dans Tel Quel n° 82, novembre 1979, pp. 8-18, et fut repris dans Le Bruissement de la langue, Paris : Seuil, 1984, pp. 399-413.) 44. Ibid., p. 318. 45. Journal, t. I, p. 102 (« Automne » 1889). 46. Gide lit les cahiers des années 1887, 1888 et 1889 à la Petite Dame en février 1931, justement à l'époque où ils étaient en train de choisir ce qui ferait partie du premier tome des Œuvres complètes. Voir Les Cahiers de la Petite Dame, t. II (Paris : Gallimard, 1974), p. 134. Anton Alblas : L'Œuvre instantanée : le Journal d'André Gide 517 qui semblent révéler ce que nous voyons comme le développement du projet diariste entre 1889 et 1901. Bien que la fréquence d'autres commentaires autoréférentiels soit assez faible et que les notes quotidiennes restent peu régulières et peu impor- tantes, deux ou trois commentaires témoignent qu'il y avait d'autres évolu- tions dans la pratique gidienne pendant les années 1890. Notons d'abord l'apparition du premier commentaire qu'on pourrait verser dans la catégorie « inchoative » de Marty. En effet, pendant l'été 1891, le « poids » journa- lier, c'est-à-dire la pression ressentie par le diariste de faire en sorte que sa pratique soit régulière, atteint un niveau tel que Gide note, et ceci pour la première fois, qu'il « recommence » à écrire. Noter qu'on « recommence » implique, bien sûr, qu'on avait, à un moment donné, cessé. Et cesser et recommencer amènent le verbe « interrompre » qui implique qu'il y a au moins le commencement d'un projet de tenir un journal (bien que ce vo- cable ne soit pas utilisé par Gide dans ce contexte avant 1902). Voici le premier paragraphe de la note en date du 10 juillet 1891, note écrite après une « interruption » d'une quinzaine de jours : Je recommence à écrire. C'est par lâcheté morale que je me suis interrompu. Je devrais, par hygiène, me forcer à écrire ici chaque jour quelques lignes 55. Que la note suivante soit datée du 22 juillet ne diminue en rien la portée de celle-ci. Elle représente la première profession de foi du diariste Gide. Et le fait que Gide parle de sa « lâcheté morale » comme étant responsable de cette interruption ne peut que renforcer notre impression qu'il s'agit d'une sorte de foi. L'auto-sollicitation, l'incitation à « se forcer » à écrire « quel- ques lignes » augmente aussi, nous semble-t-il, cette impression. Comme la foi, c'est la constance et non la quantité (« quelques lignes ») qui est de première importance. Propos similaire à l'automne 1894. Rappelons que c'est à cette époque que Gide s'installe à La Brévine en Suisse pour y écrire Paludes. Et quoi- que la motivation d'écrire un journal semble proche de celle d'un adolescent (« je veux reprendre une éducation personnelle, de nouveau faire attention à moi-même et ne plus vivre à l'aventure 56 » — il est vrai que ce passage fut copié d'une lettre à Madeleine), ce qui est révélateur c'est que Gide n'écrit pas simplement de nouveau dans un cahier, il « reprend » un journal qu'il avait « cessé » depuis un certain temps : « Je reprends un journal que j'avais cessé depuis quatre ans je crois […]. Donc je reprends un journal 57. » Certes, il n'écrit pas : je reprends mon journal 55. Journal, t. I, p. 134 (10 juillet 1891). 56. Journal, t. I, p. 186 (octobre 1894). 57. Ibid. Pourquoi « quatre ans » ? S'agit-il d'un lapsus ? Nous n'en savons rien. En tout cas le fait est qu'il n'y a pas de « silence » d'une telle ampleur avant cette note. 518 Bulletin des Amis d'André Gide — XXXI, 140 — Octobre 2003 (ce qui aurait été encore plus significatif), mais son langage nous semble quand même assez révélateur. En somme, déjà pendant les années 1890, et avant que le Journal ait atteint son autonomie, avant aussi que la quantité de notes soit tellement importante, les prémices d'un certain projet diariste sont évidents. Mais c'est en 1902 que ce projet, pour la première fois, se concrétise, même si ce n'est que pour une période assez courte. L'HIVER 1902 Entre le 5 janvier et le 16 février 1902, pendant son séjour à Paris, Gide écrit presque chaque jour, et quelques jours plusieurs fois par jour, dans son Journal (pour compléter cette année du Journal, il n'y a que deux notes fin février, neuf au total pour le mois de mars et une seule d'octobre). Cette période d'un peu plus d'un mois, qui remplit 38 pages en Pléiade, surpasse, et de loin, à la fois en fréquence et en quantité, toute autre période du Journal avant l'été 1905. S'il nous paraît assez vain de s'attarder sur les motivations possibles pour cette recrudescence de la pratique — c'est un domaine d'enquête qui, selon nous, ne peut aboutir qu'à des hypothèses stériles —, il faut quand même signaler que Gide finit L'Immoraliste en décembre 1901 et que la fin de la rédaction de ce roman représente, pour citer la récente biographie de Claude Martin, « le début d'une très longue période creuse [1901-1909] de la carrière de l'écrivain 58 » (si nous voyons très bien ce que Martin veut dire ici, il est intéressant de noter que pour lui l'écriture du Journal ne semble pas faire partie de la « carrière d'écrivain » de Gide ; en réalité cette « période creuse » est la période où la pratique journalière prend, comme on verra plus loin, son essor). Plus intéressant, selon nous, sont les passages autoréférentiels écrits au début de 1902 qui, eux, montrent d'autres aspects importants de l'écriture journalière gidienne. Signalons d'abord deux passages où Gide commente directement sa fa- çon de noter, et de là ce qui le motive à écrire ses notes quotidiennes. Le premier est assez énigmatique. Il s'agit de la seconde des trois notes écrites le vendredi 10 janvier (il y a, en effet, trois notes datées, respectivement : « Vendredi 10 janvier », « 10 janvier » et « 10 heures du soir »). Si la note commence en faisant allusion à Stendhal, il n'est pas certain que Gide pense nécessairement au Journal de Stendhal qu'il ne lit, du moins d'une façon systématique, qu'en 1905 59. Voici la note du « 10 58. Claude Martin, André Gide ou la vocation du bonheur, t. I (Paris : Fayard, 1998), p. 393. 59. Marty attribue la reprise de la pratique journalière en 1902, du moins en partie, à la lecture du Journal de Stendhal (voir sa Notice in Journal, t. I, p. 1299). Pour nous, il Anton Alblas : L'Œuvre instantanée : le Journal d'André Gide 519 janvier » dans son intégralité : Le besoin d'écrire de Stendhal… Le besoin qui me fait écrire ces notes n'a rien de spontané, d'irrésistible. Je n'ai jamais pris de plaisir à écrire vite. C'est pourquoi je veux m'y forcer 60. La première chose à remarquer c'est l'aveu que le « besoin » d'écrire n'est ni « spontané » ni « irrésistible ». Cela va à l'encontre de nos idées reçues sur l'écriture des journaux intimes comme étant justement à la fois spontanée et irrésistible. Steven Rendall, par exemple, parle, dans un article sur les journaux publié dans la revue Diacritics, de l'« obligatory force 61 » des journaux. Où on peut mettre en contraste l'initiative que semble prendre Gide, dans cette note, avec la passivité évidente dans un passage de l'autobiographie de Simone de Beauvoir sur le début de son journal à elle : « Et puis un matin, la chose arriva. Alors dans la solitude et l'angoisse, j'ai commencé à tenir un journal 62. » Ruse de la part de Gide ? Besoin de se convaincre que son Journal à lui est quelque chose de différent ? Différent surtout de celui des Goncourt qu'il lit effectivement à ce moment-là ? Difficile à dire. Toujours est-il que cet aveu montre que Gide réfléchit à sa pratique et arrive même à trouver en elle une raison d'être tout à fait claire : il s'agit de se forcer à écrire vite. On trouve le même thème huit jours plus tard et cette fois-ci justement au sujet des frères Goncourt dont Gide lit à la fois un volume de leurs lettres, leur Journal et un livre de critique sur eux. Ces lectures inspirent le commentaire suivant : J'ai beaucoup réfléchi sur eux et autour d'eux ; mais noter, si mal que ce soit, ce que je pense, me forcerait d'écrire de nouveau lentement, et c'est surtout ce qu'ici je veux éviter 63. (Le soulignement d'« ici », présent dans le manuscrit, n'a pas été respecté dans les diverses éditions publiées 64.) Voici encore un exemple d'un souhait d'écrire qui prime sur le souhait d'écrire quelque chose de spéci- fique, où l'acte d'écrire est plus important que le contenu. On pourrait peut-être attribuer ce désir d'écrire vite à une sorte de réaction contre la longue et difficile rédaction de L'Immoraliste que Gide vient de terminer, semble que le Journal de Stendhal a eu beaucoup plus de chances d'avoir eu une in- fluence sur Gide pendant l'année 1905, où on trouve, en effet, de multiples références au Journal de Stendhal dans le Journal de Gide. 60. Journal, t. I, p. 317 (10 janvier 1902) ; Gide souligne. 61. La « force obligatoire » des journaux. Steven Rendall, « On Diaries » in Diacritics, vol. 16, n° 3 (automne 1986), pp. 57-65 ; p. 60. 62. Simone de Beauvoir, La Force de l'âge (Paris : Gallimard, « Livre de poche », 1960), p. 435. 63. Journal, t. I, p. 327 (18 janvier 1902). 64. Cahier 13,  1569.22 R.
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