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La Chanson de Roland, Notes de Langue Française

Rythmée conformément au texte roman, précédée de Roland et La belle Aude, suivie de Récits épiques, échos des chansons de geste de la vieille Francetraduite par ...

Typologie: Notes

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

Nicole_Lyon
Nicole_Lyon 🇫🇷

4.3

(59)

158 documents

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Télécharge La Chanson de Roland et plus Notes au format PDF de Langue Française sur Docsity uniquement! La Chanson de Roland à Qvébec pa r Sam izda t ann é e du S e i gn eu r , M M X V I I I ii La Chanson de Roland, texte du XIe siècle, est attribué à T héroulde, mais il se peut que Théroulde ne soit rien de plus que le copiste d’un des manuscrits de cet oeuvre (plutôt que son auteur). La Chanson de Roland est donc un poème épique (chanson de geste) qui comporte environ 4 000 vers. Source: La Chanson de Roland, traduction nouvelle et complète. Rythmée conformément au texte roman, précédée de Roland et La belle Aude, suivie de Récits épiques, échos des chansons de geste de la vieille France traduite par Joseph Fabre. D’après le texte publié par Belin frères, Paris - 1906. [NdÉ] = Note de l’Éditeur (à moins d’indication contraire, les notes sont tous du traducteur, J. Fabre) Samizdat, 2018 O Fonts: JSLAncient [Jeffery Lee] Christian Initials [Manfred Klein] DeiGratia [Pia Frauss] Cardinal [Typographer Mediengestaltung] Medieval Tiles [David Nalle] Ancient Warriors & Weapons [Kaiser Zhar Khan] v Table des matières Préface x I. — L’Iliade française. xi II — La Chanson de Roland, bréviaire du soldat français. xii III. — Culte populaire dû à notre épopée nationale. xii IV. — Des beautés de la Chanson de Roland et des services que sa vulgarisation pourrait rendre à notre littérature. xiii V. — Texte et traductions de la Chanson de Roland. xiv VI. — La présente traduction. xv Texte roman. xvii Traduction rythmée. xix Traduction en prose libre de Léon Gautier xxi Traduction en vers de M. Maurice Bouchor. xxiii Traduction assonancée de Petit de Julleville xxiv VII. — Divisions de l’œuvre xxvii VIII. — Le prologue naturel de la Chanson de Roland xxvii Prologue à la chanson de roland 1 Roland et la Belle Aude 3 I - Les deux champions 3 II - La première entrevue de la belle Aude et de Roland 3 III - Olivier contre Roland 4 IV - Les angoisses de Gérard et de la belle Aude 5 V - Roland démonté 6 VI - Sur les remparts de Vienne et dans l’île 6 VII - Propos des deux combattants - Olivier désarmé 7 VIII - La grande pitié pour Olivier 7 IX - La magnanimité de Roland et le message d’Olivier 8 vi X - Hauteclaire 8 XI - Olivier fait boire Roland - L’écuyer félon 9 XII - Comment Roland gagna Durandal 9 XIII - Hauteclaire contre Durandal - La magnanimité d’Olivier 10 XIV - La belle Aude en appelle à Dieu 10 XV - L’ange pacificateur 11 XVI - Le pacte d’amitié entre Olivier et Roland 11 XVII - Les fiançailles de Roland et de la belle Aude 12 XVIII - On a compté sans les Sarrasins 13 la chanson de roland 15 Livre Premier Le Ressentiment 17 I - Le conseil tenu à Saragosse par le roi Marsile 17 II - L’ambassade Sarrasine 20 III - Charlemagne et Blancandrin 21 IV - Le conseil tenu a Cordoue par Charlemagne 23 V - Le Choix du messager 25 VI - La dispute de Ganelon et de Roland 27 VII - Mauvais présage 28 VIII - Le départ de Ganelon 29 Livre Deuxieme La Trahison 33 I - L’entretien de Ganelon et de Blancandrin 34 II - Le messager de Charlemagne devant Marsile 35 III - Le conciliabule secret 37 IV - Le pacte infâme 40 V - Ganelon et Charlemagne 41 VI - Le départ de l ‘Empereur et ses deux songes 42 VII - Roland à l’arrière-garde 43 VIII - L’angoisseuse chevauchée 46 vii Livre Troisieme Les prodiges des preux 49 I - Les douze pairs de Marsile et leurs défis 50 II - La grande armée annoncée a la petite troupe 53 III - Le prudent Olivier et le fier Roland 54 IV - Les préludes de la bataille 56 V - Les prouesses des pairs de Charlemagne, et ce qu’il advint des pairs de Marsile 57 VI - La terrible mêlée 61 VII - Les présages de la mort de Roland 62 VIII - Les français maîtres du champ de bataille 63 IX - Margariz et son suprême appel à Marsile 64 X - Une nouvelle armée surgit 64 XI - Les exhortations de Turpin et la magnanimité des Français 65 XII - Les nouveaux exploits d’Olivier, de Roland et de Turpin 66 XIII - Grandonis et Roland 68 XIV - La grande mêlée et la déroute des Sarrasins 69 XV - Marsile lance sa dernière réserve et Abisme combat avec Turpin 69 Livre Quatrieme Le désastre 73 I - Les héros décimés ; mélanc0lie de Roland 73 II- La querelle des deux amis 75 III - Les appels du cor 76 IV - En route pour secourir Roland ! 77 V - Le vrai chevalier 79 VI - La lutte désespérée. Marsile en fuite 80 VII - Le Calife et ses cinquante mille noirs entrent en scène 81 VIII - La mort d’Olivier 82 IX - Roland et son vassal Gautier 83 X - Trois Français contre une armée 84 XI - L’approche de Charlemagne et la débandade des noirs 86 XII - La bénédiction des cadavres 87 XIII - La mort de l’archevêque Turpin 88 XIV - Roland prêt à mourir, et le sarrasin qui fait le mort 89 XV - Roland et sa Durandal 90 x Préface Pendant qu’il pousse la charrue Dans le creux du sillon fumant, Une dépouille est apparue Qui le saisit d’étonnement. Ce sont des restes de cuirasse, Glaives rouillés, casques fendus, Crânes énormes d’une race Dont les enfants se sont perdus. Le vent du soir passe et murmure; L’arbre frissonne au bord du champ; Les vieux débris, la vieille armure, Brillent aux flammes du couchant. Il rêve, il sent couler ses larmes; A-t-il bien là devant les yeux Les grands squelettes et les armes De ceux qui furent ses aïeux? autran. Le moment me paraît bon pour livrer au public une version populaire de cette Chanson de Roland, qui est le poème du patriotisme. C’est aux simples qui ont gardé le goût des vieux récits où revivent des âmes candides, bonnes et fortes, que mon travail s’adresse. xi I. — L’Iliade française. I l y a les épopées savantes, produit d’un art raffiné qui se complaît en inventions ingénieuses dont il n’est pas dupe. L’Énéide, la Divine Comédie, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu sont les plus remarquables. Il y a des épopées populaires, produit d’un art spontané, où la naïveté domine. L’Iliade en est le type incomparable. Immédiatement après elle il faut placer’ la Chanson de Roland. Quand Voltaire prononçait que les Français n’ont pas la tête épique, il disait vrai de ses contemporains et de lui-même. Mais à son insu il calomniait nos ancêtres. Il ne connaissait pas tous ces poèmes héroïques que nos pères avaient semés par le monde et qui, imités ou traduits, furent accrédités en Europe jusqu’à la Renaissance, mais ensuite ont été si oubliés que La Harpe et Nisard, les deux grands classiques de la critique française, n’ont même pas honoré d’une mention le poème où nous reconnaissons la merveille littéraire du moyen âge. Notre Iliade a son Achille et son Patrocle dans les deux amis, le bouillant Roland et le sage Olivier; son Agamemnon dans Charlemagne; son Nestor dans le duc Naime. Elle a eu ses aèdes dans les jongleurs qu’applaudissaient tour à tour l’aristocratie des châteaux et la plèbe des places publiques. Tout comme l’œuvre d’Homère fut précédée de chants populaires qui disaient la chute de Troie, le héros des Thermopyles françaises, avant de devenir le sujet d’un grand poème, défraya des cantilènes où on contait son histoire ; et, tout comme il se trouva un Wolf pour imaginer que l’lliade était une compilation de vieux chants héroïques, il s’est trouvé des critiques (victorieusement réfutés par un grand philologue, M. Paul Meyer) qui, pendant quelque temps, ont cru que la Chanson de Roland était une juxtaposition de vieilles cantilènes. À l’auteur de la Chanson de Roland on peut adresser les deux mêmes reproches qu’a encourus l’auteur de l’Iliade, savoir de trop se complaire aux récits de coups d’épée et d’avoir un souci insuffisant de la couleur locale en ce qui concerne les ennemis qu’il oppose à ses héros. Enfin, de même qu’il n’est pas sûr qu’Homère ait composé l’Iliade, il est douteux que Théroulde [ou Turold], à qui on l’attribue, soit l’auteur de la Chanson de Roland. D’où était du moins cet auteur? De Normandie, disent Genin et Léon Gautier. De Paris, dit M. Gaston Paris. Oui, ou tout au moins de l’Ile-de-France, dit Fœrster. De fait, diverses provinces se le disputent, comme diverses villes se disputaient Homère. Certes, comme psychologie et comme poésie, la Chanson de Roland est bien inférieure à l’Iliade, dont elle n’a ni les inventions, ni les analyses, ni les peintures, ni les comparaisons, ni les paroles de feu; mais elle l’emporte du côté de l’élévation morale. Là le style est plus beau; ici les âmes sont plus belles. La mort de Roland atteint à un degré de sublime auquel ne s’est jamais élevé Homère. De même que les enfants de la Grèce étaient nourris de l’Iliade, les enfants de France devraient être nourris de Roland, mis à leur portée dans un français moderne. Tant qu’il y aura des revanches nécessaires, ne craignons pas de xii rallumer le foyer où s’alimenta la flamme guerrière des croisés. II — La Chanson de Roland, bréviaire du soldat français. N ’est-il pas le bréviaire naturel du soldat français, ce poème où tous les personnages, sauf Ganelon, le Judas du patriotisme, méritent qu’il soit dit : « Bons sont leurs cœurs et fières leurs paroles»; ce poème où est exaltée la « douce terre de France », et où est tracée cette esquisse du soldat patriote : «Maudit qui porte au ventre un lâche cœur! — Plutôt mourir que d’encourir la honte. » Pour son seigneur (lisez : le pays) on doit souffrir détresse; — bien supporter la faim, le froid, le chaud; — perdre son sang, ses membres et sa vie... » Quand Roland voit s’apprêter le combat, — il se fait fier plus que tigre ou lion... — Telle valeur sied à un chevalier, — sur bon cheval portant de bonnes armes. — Qu’il soit ainsi fort et fier en bataille! — Il ne vaut pas autrement trois deniers, — et doit aller, moine, dans un moutier, — le jour durant, pour nos péchés prier. » Le poème d’Homère mis à part, il n’existe aucune œuvre qui, autant que Roland, vous fasse sentir l’ivresse et le frisson des combats. De vieux textes nous montrent, à la bataille d’Hastings, le jongleur Taillefer et les soldats normands entonnant la chanson des vaincus de Roncevaux pour s’animer à la victoire, et transformant la complainte funèbre en hymne de triomphe. III. — Culte populaire dû à notre épopée nationale. On n’imagine pas les services que pourrait rendre au patriotisme français la vulgarisation de notre épopée parmi les paysans, les ouvriers, les femmes et les enfants. Aussi fictive que soit leur légende de Guillaume Tell, les Suisses en parlent avec une religieuse exaltation et demeurent attachés à tout ce qui rappelle les vieilles luttes pour l’indépendance; les Espagnols réchauffent la fierté de leur race par de fréquentes commémorations des aventures martiales de leur Cid Campéador; les Allemands remplissent leurs œuvres poétiques et musicales d’évocations d’anciennes légendes où ils voient leur plus précieux patrimoine. Cette passion des autres peuples pour les monuments des premières phases de leur vie nationale leur est un bienfait. Imitons-les; et, pieux envers nos pères, allions au culte de la Révolution le culte de traditions chevaleresques qui ne sauraient nous ôter ni le sens, ni l’amour des innovations fécondes. Il y a une parenté spirituelle entre Roland, Jeanne d’Arc et Hoche. La vieille France et la France nouvelle fraternisent sur les sommets. À quoi bon cette multiplicité d’exhumations archéologiques, de travaux historiques, de théories évolutionnistes, qui fut une des caractéristiques du dix-neuvième siècle, s’il ne devait en résulter un élargissement des esprits et des cœurs complétant et vivifiant, par des leçons de choses, les xv manuscrit de Paris, manuscrit de Chateauroux, second manuscrit de Venise, manuscrit de Lyon, manuscrit de Cambridge, manuscrit lorrain (celui-ci très incomplet), remontent au treizième, au quatorzième, ou même seulement au quinzième siècle, et contiennent de multiples remaniements de la Chanson de Roland, rimée et paraphrasée. En 1837, Francisque Michel, mis en éveil par la thèse suggestive de Monin, Dissertation sur le roman de Roncevaux parue en 1832, publie pour la première fois le texte de la Chanson de Roland d’après le manuscrit d’Oxford. En 1840, paraît une traduction de Rourdillon; en 1845, une traduction de Delécluse. En 1850, Génin publie un texte critique et une traduction. Sa traduction, écrite dans le français du quinzième siècle, pèche par un excès d’archaïsme qui lui est commun avec plusieurs autres parues depuis. N’empêche que cette publication fut un événement. Bientôt la Revue de Paris et la Revue des Deux-Mondes s’ouvrent à la Chanson de Roland, là traduite par Génin, ici résumée par Vitet; et les savantes dissertations se multiplient. En 1861, traduction en vers de Jonain, faite sur le texte de Génin; en 1864, traduction en prose d’Alexandre de Saint-Albin; en 1865, traduction de M. le baron d’Avril en vers blancs ; en 1870, traduction de M. Lehugeur en alexandrins; en 1877, traduction de M. Petit de Julleville en vers assonances; en 1886, traduction de M. Jubert en vers de dix et de douze syllabes; en 1899, traduction en huitains de M. Maurice Boucher. La traduction la plus accréditée est en prose et date de 1872. Elle est l’oeuvre de Léon Gautier, érudit éminent, chrétien pieux, chaud patriote, qui s’est honoré par ses doctes travaux pour établir le texte critique du poème, et par sa généreuse ardeur à le propager. Il y a lieu de remarquer que les Allemands se sont toujours occupés, beaucoup plus que nous, de la Chanson de Roland. Ils ont multiplié les éditions critiques; et c’est à leur initiative qu’est due la publication des textes de manuscrits importants, entre autres du vieux manuscrit de Venise. N’empêche que très nombreux sont les romanistes français qui ont semé dans leurs travaux de précieux enseignements sur notre épopée. Je me contenterai de nommer M. Gaston Paris qui allie à l’érudition la plus sagace et la mieux informée, le goût littéraire le plus sûr et le plus délicat. VI. — La présente traduction. R endre tout le sens et toute la poésie du vieux chef-d’œuvre dans une traduction qui ait la clarté, la netteté, l’aisance sans lesquelles on n’a pas de lecteurs, et le mouvement, le coloris, le pathétique nécessaires pour ne pas trahir le modèle : voilà l’idéal. Le concevoir est aisé; le réaliser est difficile. La présente traduction est complète. Je me suis interdit les abréviations qui abondent chez divers traducteurs; et j’aurais cru notamment commettre un sacrilège si j’avais supprimé le grandiose épisode de Baligant et Charlemagne. Ma traduction suit d’un bout à l’autre le rythme du texte original. Pourquoi pas une traduction en prose libre? Parce que ne pas avoir le constant souci de la cadence du xvi vieux texte, c’est se résigner à ne pas en rendre la couleur et la poésie. Pourquoi pas une traduction rimée? Parce que les nécessités de la rime entraîneraient inexactitudes et remplissages; puis, parce qu’une traduction en rimes, ou plates, ou croisées, ou mêlées, constituerait une altération sérieuse du texte original. Le texte original n’est pas rimé ; il est assonancé1 et chaque couplet a 1 - La plupart de nos vieilles chansons populaires sont simplement assonancées, c’est-à-dire qu’on s’y contente, à la fin des vers, de la répétition d’une même voyelle accentuée, au lieu de s’imposer l’uniformité de finales consonnantes. On connaît ces couplets de la complainte du Juif-Errant : Un habit très difforme El très mal arrange Leur fit croire que cet homme Était fort étranger. « Messieurs, je vous proteste Que j’ai bien du malheur; Jamais je ne m’arrête Ni ici ni ailleurs* » — « Entrez dans cette auberge, Vénérable vieillard, D’un peu de bière fraîche Vous prendrez votre part. » — « J’accepterais à boire Plus d’un coup avec vous ; Mais je ne puis m’asseoir Je dois rester debout. » Le Départ du conscrit commence ainsi : Je suis un pauvre conscrit De l’an mil huit cent dix : Faut quitter le Languedoc Avec le sac sur le dos. Boileau a dit à propos des vieux poèmes du moyen âge : La rime au bout des mots assemblés sans mesure Tenait lieu d’ornements, de nombre et de césure. L’auteur de l’Art poétique se trompe du tout au tout. Ce qui manque précisément dans nos vieilles chansons de geste, c’est la rime. Mais la mesure, le nombre et la césure n’y manquent pas; et c’est le rythme qui en est l’âme ainsi que le principal ornement. Si Boileau eût parcouru les textes qu’il condamne en bloc sans les avoir lus, il aurait reconnu que les vieux poèmes de France avaient leur prosodie; il aurait reconnu aussi qu’ils étaient écrits dans une langue moins informe qu’il ne l’a imaginé. Ce n’est pas sans de bonnes raisons que Littré a dit : « Toute polie et cultivée que soit la langue actuelle, pourtant elle n’égale pas en correction, en régularité, en analogie, celle dont elle est descendue, de sorte qu’il est regrettable que toutes les ressources de perfectionnement et de culture se soient appliquées à un instrument moins bon, la langue du seizième siècle, et non à un instrument meilleur, la langue du douzième et du treizième siècle. » xvii son assonance. Voyez-vous une traduction avec des couplets de dix ou vingt vers monorimes? Voyez-vous le tour de force à faire? Et, le tour de force opéré, que d’infidélités inévitables! quelle inévitable monotonie2 ! Pour que le lecteur prononce sur la manière dont il convient de traduire la Chanson de Roland, j’en reproduis ici un passage, plus accessible que d’autres aux personnes ignorantes de notre vieille langue romane; et, à la suite du texte original, je place : 1e un extrait correspondant de ma traduction rythmée ; 2e un extrait de la traduction en prose libre de Léon Gautier; 3e un extrait de la traduction en vers de M. Maurice Bouchor, le poète distingué que l’on connaît; 4e un extrait de la traduction assonancée de Petit de Julleville qui fut si remarquée par les connaisseurs. Texte roman. Li quens Rollanz par peine e par ahan Par grant dulur, sunet sun olifant; Par mi la bûche en sait fors li clers sancs. De sun cervel la temple en est rumpant. Del corn qu’il tient l’oïe en est mult grant. Carles l’enten, ki est as porz passant, Naimes l’oïd, si l’escultent li Franc. 2 - Même si le texte original était rimé, la vraie manière de le traduire serait encore, selon moi, de rendre le rythme, en renonçant à rendre la rime. Je relève avec plaisir, dans la plus récente Histoire de la littérature française, la note suivante qui confirme cette opinion ; « Je suivrai, dit l’auteur, M. Gustave Lanson, pour les vers de l’ancienne langue que je traduirai, l’excellent: règle donnée par M. Clédat, dans son étude sur Rutebeuf : rendre le rythmie avec le sens, en sacrifiant la rime. » M. Léon Clédat constate, en effet, que s’il se fut astreint à rendre les rimes de son vieux poète, il aurait dû « introduire dans le texte des changements parfois considérables, et se contenter d’approximation dans l’expression des pensées : mieux valait être infidèle à la rime qu’à l’idée ». Mais, en même temps, il s’impose de demeurer fidèle au rythme dans toutes ses citations : « Comme le rythme fait partie intégrante de la pensée d’un poète, nous maintiendrons fidèlement le nombre des syllabes et la répartition de l’accent dans chaque vers. » De fait, dans presque toutes les littératures, et notamment dans celle de l’Allemagne et de l’Angleterre, il arrive fréquemment que les meilleurs poètes font des poèmes sans rime et s’en tiennent au rythme. La rime est l’ornement du vers, et un ornement du plus grand prix. Mais c’est le rythme qui en est l’essence. Je m’en voudrais d’avoir mentionné le Rutebeuf de M. Léon Clédat sans signaler en même temps son édition critique du texte de la Chanson de Roland. Bien convaincu, avec M. Gaston Paris et la plupart des romanistes, qu’on ne saurait attribuer une origine normande à la Chanson de Roland, M. Clédat a modifié la forme sous laquelle se présente le manuscrit d’Oxford, en substituant au dialecte de la Normandie, selon une idée chère à Victor Leclerc, le dialecte de l’Ile-de-France. xx » On est surpris que Dieu le souffre tant. » M’a-t-il pas prisNoples sans votre aveu? » Il va cornant tout le jour pour un lièvre... » Sans doute il rit et joue avec ses pairs. » Qui, sous le ciel, l’oserait provoquer? » Chevauchez donc. Pourquoi vous arrêter? » La grande terre est bien loin devant nous. » Le preux Roland a la bouche sanglante, Et de son front les tempes sont rompues. Il corne encore avec peine et douleur. Charles l’entend; tous les Français l’entendent. « Ah! dit le roi, ce cor a longue haleine! — « Roland, dit Naime, à coup sûr est en peine, » On a bataille, en mon âme et conscience. » Traître est celui qui veut donner le change. » Sire, armez-vous; criez le cri de France, » Et secourez votre noble maison! » N’oyez-vous pas la plainte de Roland?... » L’empereur-roi fait sonner tous ses cors. Francs, pied à terre! On s’arme, avec hauberts, Heaumes luisants, épées à garde d’or. Riches écus, grandes et fortes lances, Et gonfanons blancs et bleus et vermeils. Puis les barons, montés sur leurs chevaux, Vont au galop le long des défilés. . . Ils vont, disant chacun à son voisin : « Puissions-nous voir Roland vivant encore! » Quels rudes coups nous frapperons ensemble! » Mais à quoi bon? Ils seront là trop tard. Le soir est clair, on dirait le plein jour; Et au soleil les armures reluisent. Heaumes, hauberts, écus bien peints à fleurs. Lances pointues et gonfanons dorés Dardent au loin de beaux rayons de flamme. xxi L’empereur-roi chevauche avec colère ; Tout angoissés et dolents sont les cœurs. Pas un Français qui ne pleure avec rage; Pas un qui n’ait grande peur pour Roland. Hauts sont les monts, et ténébreux et grands; Profonds les vaux, rapides les torrents. À l’olifant tous les clairons répondent. Qui vont sonnant et derrière et devant. L’empereur-roi chevauche avec furie. Les Français sont dolents et courroucés ; Il n’en est pas qui ne pleure et sanglote; Il n’en est pas qui ne prie pour Roland. Qu’il vive au moins jusqu’à ce qu’ils arrivent! Quand ils seront sur le champ de bataille, Ah ! comme ils vont bien frapper tous ensemble ! Mais à quoi bon? C’est en vain qu’ils s’empressent. Ils sont trop loin; ils seront là trop tard. Traduction en prose libre de Léon Gautier Le comte Roland, à grand’peine, à grande angoisse, Et très douloureusement sonne son olifant. De sa bouche jaillit le sang vermeil, De son front la tempe est rompue ; Mais de son cor le son alla si loin! Charles l’entend, qui passe aux défilés, Naimes l’entend, les Français l’écoutent; Et le Roi dit : « C’est le cor de Roland; » Certes, il n’en sonnerait pas, s’il n’était en bataille. — » Il n’y a pas de bataille, dit Ganelon. » Vous êtes vieux, tout blanc et tout fleuri ; » Ces paroles vous font ressembler à un enfant. » D’ailleurs, vous connaissez le grand orgueil de Roland, » C’est merveille que Dieu le souffre si longtemps. » Déjà il prit Nobles sans votre ordre... » Pour un seul lièvre Roland corne toute la journée. » Avec ses pairs sans doute il est en train de rire; » Et puis, qui oserait attaquer Roland? Personne. xxii » Chevauchez, Sire; pourquoi faire halte? » Le grand pays est très loin devant nous. » Le comte Roland a la bouche sanglante; De son front la tempe est brisée. Il sonne l’olifant à grande douleur, à grande angoisse. Charles et tous les Français l’entendent, Et le Roi dit : « Ce cor a longue haleine! » — « Roland, » dit Naimes, « c’est Roland qui souffre là-bas. » Sur ma conscience, il y a bataille, » Et quelqu’un a trahi Roland : c’est celui qui feint avec vous, » Armez-vous, Sire; jetez votre cri de guerre, » Et secourez votre noble maison : » Vous entendez assez la plainte de Roland. » L’empereur fait sonner tous ses cors; Français descendent, et les voilà qui s’arment De heaumes, de hauberts, d’épées à pommeaux d’or; Ils ont de beaux écus, de grandes et fortes lances, Des gonfanons blancs, rouges, bleus. Tous les barons du camp remontent à cheval ; Ils éperonnent, et, tant que durent les défilés, Il n’en est pas un qui ne dise à l’autre : « Si nous voyions Roland avant sa mort, » Quels beaux coups nous frapperions avec lui! Las! Que sert? En retard! trop en retard! Le soir s’est, éclairci, voici le jour. Au soleil reluisent les armes; Heaumes et hauberts jettent des flammes, Et les écus aussi, si bien peints à fleurs, Et les lances, et les gonfanons dorés, L’Empereur chevauche, plein de colère; Tous les Français sont tristes, sont angoisseux; Il n’en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes, Il n’en est pas un qui ne tremble pour Roland. Comme les montagnes sont hautes, énormes et ténébreuses! xxv » Sous ciel n’est gent qui le provoque en champs! » Chevauchez donc! Pourquoi perdre le temps? » La grande terre est encor loin devant. » Roland le comte a la bouche sanglante; De son cerveau il a rompu les tempes, Sonne du cor, plein de douleur poignante ; Charles l’ouït, et ses Français l’entendent. « Ce cor, dit Charles, a l’haleine puissante!» « Roland, dit Naimes, que son angoisse est grande ! » Bataille y a, oui, sur ma conscience. » Quelqu’un qui feint encore, a dû le vendre. » Armez-vous, Sire, criez le cri de France, » Et secourez votre maison vaillante! » Entendez-vous que Roland se lamente? » Lors l’Empereur eu fait sonner ses cors. Français descendent; ils vont armer leurs corps; Hauberts et heaumes, épée à garde d’or. Riches écus. et grands épieux très forts. Blancs, bleus, vermeils, flottent tous les drapeaux. À cheval montent tous les barons de l’ost. Piquent en hâte, tant que durent les ports. Et chacun d’eux à l’autre dit ces mots : « Puissions-nous voir Roland vivant encor! » Auprès de lui nous frapperions grands coups! » Qu’importe, hélas? car ils ont tardé trop! Comme le jour, le soir est lumineux; Et les armures, au soleil, sont en feu; Hauberts et heaumes jettent grandes lueurs; Et ces écus, qui sont bien peints à fleurs, Ces gonfanons dorés, et ces épieux. L’Empereur Charles chevauche avec fureur, Et les Français dolents et anxieux; Pas un n’y a qui ne verse des pleurs. Et pour Roland ne soit en très grand’peur. xxvi Hauts sont les monts et ténébreux et grands, Les vaux profonds, rapides les torrents. Les clairons sonnent, et derrière et devant; Répondent tous ensemble à l’olifant. Charles chevauche avec emportement; Et les Français, anxieux et dolents, Vont pleurant tous et se désespérant Et priant Dieu qu’il préserve Roland, Tant qu’ils aient pu venir ensemble au champ Et, avec lui, frapper là bravement. Qu’importe-t-il? C’est inutilement! Ils tardent trop, ils n’y seront à temps! J’ai eu sous les yeux les principales éditions critiques du texte de la Chanson de Roland. Mais mon grand instrument de travail a été le texte donné par un illustre Allemand, Théodore Mûller. Il a publié trois éditions de plus en plus améliorées du texte d’Oxford : la première en 1857, la deuxième en 1863, la troisième en 1878. Ces deux dernières sont justement devenues classiques dans toute l’Europe. « Müller est l’homme du monde qui s’est le plus occupé de la Chanson de Roland », disait son émule, Léon Gautier, « C’est lui qui le premier a vu d’un œil net toutes les lacunes de la version d’Oxford et qui a tenté de les combler avec autant d’extraits empruntés aux textes de Venise, de Paris, de Versailles; c’est lui qui, le premier, a corrigé, par centaines, les fautes évidentes de ce scribe médiocre et distrait auquel on doit le texte du manuscrit d’Oxford; c’est lui qui a remis sur leurs pieds cinq cents vers titubants ou boiteux. On ne lui sera jamais assez reconnaissant. » Dans ma traduction, en même temps que j’ai suivi scrupuleusement le texte consacré d’Oxford, j’ai intercalé, — presque toujours d’après le vieux texte de Venise, et quelquefois d’après d’autres textes, — des passages qui comblaient des lacunes évidentes ou ajoutaient à l’effet esthétique. Ces additions sont signalées aux lecteurs au fur et à mesure qu’elles se rencontrent. J’ai tâché d’éviter toutes celles qui n’auraient été que vains remplissages ou ornements de mauvais goût. Il est arrivé à des éditeurs de la Chanson de Roland de ne pas assez laisser dans l’ombre de multiples variantes qui leur semblaient intéressantes et étaient insignifiantes. Certains érudits admirent trop indistinctement les vieux textes. Tout ce qui est archaïque leur semble digne de devenir classique, et l’éclectisme de leur superstition ingénue compromet le culte du à de réelles beautés. xxvii VII. — Divisions de l’œuvre La Chanson de Roland est divisée en tirades de longueur très variable, et composées chacune de vers ayant même assonance. En général, chaque couplet a le mérite d’offrir un développement propre où existe une réelle unité et qui comporterait une figuration par la peinture ou la sculpture. Sauf cette distinction des couplets, les textes ne renferment aucune mention relative aux diverses parties du poème. Mais c’est trahir l’œuvre que de la présenter avec la continuité qu’elle offre dans les manuscrits, sans y distinguer les divers moments du récit, les phases de l’action, les ensembles, bref les divisions que le jongleur ne manquait pas de signaler à ses multiples auditoires. Quelles étaient ces divisions? Je crois qu’un examen attentif du poème permet de les conjecturer avec quelque vraisemblance. De l’ordonnance de l’œuvre il m’a paru ressortir que le partage en six livres était tout indiqué. Dans chaque livre, j’ai distingué par des titres les divers développements, formant chacun un tout dont les parties se répondent. L’étude isolée de plusieurs de ces développements permettra au lecteur attentif de démêler l’art qui se cache sous des répétitions apparentes. Tel morceau constitue une véritable symphonie poétique, se déroulant avec une progression harmonieuse où domine un thème principal qui joue le rôle du refrain ou du leit motive. C’est ainsi que la poésie hébraïque repose sur la correspondance de développements analogues les uns aux autres. Chaque phrase de ses chants a deux parties dont la seconde est une reprise du thème de la première. Composée en un temps où, sauf les gens d’église, presque personne ne savait lire, la Chanson de Roland fut faite non pour être lue, mais pour être entendue. Aussi est-ce surtout quand elle est dite devant un public que deviennent sensibles les harmonies que j’y signale. Même des enfants, des illettrés, sans savoir le pourquoi, s’en montreront touchés. Dès lors, je ne souhaiterais rien tant à la présente traduction que la faveur de quelques lectures publiques faites dans les écoles ou dans les salles de conférences, en donnant un juste relief au rythme des couplets et à ces expressives reprises du récit, à ces retours gradués des motifs dominants, d’où résulte un crescendo d’intérêt et d’émotion. VIII. — Le prologue naturel de la Chanson de Roland Avant d’aborder la Chanson de Roland, je veux faire précéder le poème de son prologue naturel, en contant comment Olivier et Roland devinrent amis, et comment la belle Aude devint la fiancée de Roland. Mon guide sera la chanson de geste Girard de Viane, composée, d’après des chansons antérieures aujourd’hui perdues, par le trouvère Bertrand, de Bar-sur-Aube, durant la première moitié du treizième siècle, et éditée à Reims par Tarbé, en 1850 . 2 3 Roland et la Belle Aude I - Les deux champions G érard de Vienne, puissant seigneur, avait bravé Charlemagne. C’était un preux de grand courage qui, avec sa lance, faisait merveilles. Il disait : « Maudit le premier qui fut archer! C’était un couard1 : il n’osait approcher. » Charlemagne vint l’assiéger dans son château. Au pied de ce château vaste et beau, coulait le Rhône, dont les flots rapides et sonores amenaient force bateaux chargés de provisions. La forteresse semblait imprenable. Épais étaient ses murs et hautes ses tours. Parmi les chevaliers en présence, il y en avait deux qui brillaient par-dessus tous : Roland, neveu de Charlemagne, et Olivier, neveu de Gérard de Vienne. Également forts, jeunes et beaux, également courageux, courtois et magnanimes, ils furent proclamés, d’une commune voix, l’un le champion du roi de France, l’autre le champion du seigneur de Vienne. — « Sire Roland, dit Olivier, vous plaît-il de venir un jour, au lever du soleil, dans l’île qui est sous Vienne, pour que nous nous battions seul à seul? Dieu décidera qui mérite de vaincre. » — « Je veux bien», répondit Roland. II - La première entrevue de la belle Aude et de Roland Sur ces entrefaites il advint que, parmi les dames venues sur les remparts du château pour assister aux joutes fréquentes des chevaliers, se trouva la belle Aude, sœur d’Olivier. 1 - [NdÉ] Poltron ou lâche. Terme toujours en usage en anglais: coward. 4 Aude resplendissait entre toutes les femmes comme un magnifique lis au milieu d’un bouquet de fleurs. Élancée, svelte, elle avait des cheveux blonds aux tresses bouclées, des yeux d’un bleu clair, le visage frais et rosé, les bras longs, les pieds petits et bien moulés. Sa peau était blanche comme l’aubépine printanière. Son manteau était tissé d’or et de soie. Sur sa tête était posé un chapelet orné de pierres précieuses qui jetaient grande clarté. Roland l’aperçut, et il se mit à dire d’une voix haute : « Par Dieu, jamais de ce côté-ci la ville ne sera prise. Nous ne faisons pas l’assaut contre les dames... Mais qui êtes-vous, noble demoiselle? Croyez que je ne le demande pas par mauvaise intention. » À ces mots, le visage de la belle Aude fut tout empourpré. Elle répondit : « On me nomme Aude, nièce de Gérard et sœur d’Olivier. » — « N’avez-vous pas de maître et seigneur?» reprit Roland. — « Je n’ai pas de maître et seigneur, dit-elle, et jamais je n’en aurai que par la volonté de sire Gérard mon oncle et d’Olivier mon frère. » — « Ah! dit Roland, si bas qu’elle ne put l’entendre, je voudrais bien, par Dieu fils de Marie, que vous deveniez mienne ! » Aude reprit : « Seigneur chevalier, j’ai répondu sans rien celer à ce que vous m’avez demandé. À votre tour, dites-moi qui vous êtes, vous qui avez si belle épée et chevauchez sur un coursier pommelé aussi agile qu’une flèche... Vous avez fait bien de mal à nos gens et semblez être fier par- dessus tous les autres. Votre dame, j’imagine, est de grande beauté. » Là-dessus, Roland se mit à rire : «Oh! pour cela, vous dites vrai », s’écria-t-il, en pensant à elle et la regardant. « Il n’y en a pas d’aussi belle dans la chrétienté. Non, je ne trouverais pas la pareille, irais-je la chercher jusqu’à Rome... Dame, mes pairs et mes amis m’appellent Roland. » Cette réponse fit grand plaisir à Aude. — «Vous êtes donc, dit-elle, ce Roland dont on conte tant de prouesses? J’ai ouï dire que vous devez vous battre contre mon frère. Vous ne savez pas combien il est hardi et valeureux. Cela me pèse que vous ayez bataille l’un contre l’autre. » Elle partit, et Roland s’en alla rejoindre Charlemagne qui plaisanta son beau neveu sur cet entretien avec la belle Aude, «J’ai idée, lui dit-il, que vous n’étiez pas tout à fait d’accord avec cette gente demoiselle. Si vous avez à vous plaindre d’elle, ne lui gardez pas trop rancune, je vous prie. » III - Olivier contre Roland Le jour fixé2 pour le combat des deux champions était venu 2 - Ici commence le duel que Victor Hugo, s’inspirant de Girard de Viane, a conté avec grand éclat, mais 7 À Vienne, au haut du maître donjon, se tiennent dame Guibourg, la femme d’Olivier, et la belle Aude au clair visage. Elles s’arrachent les cheveux ; elles tordent leurs bras avec désespoir. — «Ah! s’écrient-elles, maudit ce château de Vienne ! Que n’est-il brûlé plutôt que ne se combattent de si bons chevaliers !» — « Beau sire, dit Aude à son oncle, n’y a-t-il donc pas moyen que la paix soit faite entre ces deux preux? » — « Je n’en puis mais », répond Gérard. Et il attend inquiet. VII - Propos des deux combattants - Olivier désarmé Comme ils continuaient tous deux à combattre dans l’île, le vaillant Roland s’interrompit pour parler à Olivier : — « Par ma foi, lui dit-il, jamais je ne vis homme de votre valeur. Nous persisterons à lutter sans l’aide d’aucun homme vivant jusqu’à ce que l’un des deux soit vaincu. Mais en vérité il me fait peine de voir là-haut ces deux dames qui, à cause de nous, ont l’air de pleurer fort et poussent de grands cris. » — «Ah! répondit Olivier, j’en ai profonde pitié. C’est Guibourg, ma prude femme, et Aude, ma gracieuse et honorée sœur. Comme elles sont en lamentable chagrin!... En vérité vous êtes le premier des preux. Si Dieu me donne de sortir d’ici vivant, je parlerai de vous à ma sœur. J’ai en tête qu’elle vous épouse ou se fasse nonne. » Et les deux chevaliers se remettent à combattre de plus belle. Olivier, qui tient son épée droite et raide, l’engage dans le bouclier de Roland qu’elle traverse. Il veut la retirer; mais elle y est retenue et se brise tout près de la garde. Il n’a plus en main que la poignée de son épée. Tout consterné, il la jette dans le Rhône devant Vienne. VIII - La grande pitié pour Olivier On apprit vite à Vienne qu’Olivier avait perdu son épée mise en morceaux. À cette nouvelle, le duc Gérard gémit, et Aude tomba évanouie. Lorsqu’elle eut repris connaissance, Aude fit ces plaintes : « Hélas! Olivier, mon cher frère, combien dure est notre destinée ! Ah! pour que je te perde il faut que Dieu m’oublie! Sans doute, 8 Roland est le meilleur chevalier qui jamais ait tenu l’épée. Mais jamais je ne serai sa femme. Je serai une nonne voilée... Sainte Marie, dame du ciel, pitié! Là-bas se combattent mon frère et l’ami qui m’aime tant... Lequel qui meure, j’en mourrai. Séparez-les, reine du paradis! » Gérard l’entend. Il pâlit, et, l’ayant relevée, il l’amène au monastère où on la réconforte à grand’peine. La nouvelle qu’Olivier a eu l’épée brisée est allée aussi au camp de Charlemagne. Les chevaliers de l’empereur s’en affligent; et Charlemagne, cachant son visage sous ses fourrures de martre, en verse des larmes. Olivier est un si noble ennemi ! Le sort a été pour lui bien cruel. IX - La magnanimité de Roland et le message d’Olivier Donc, l’épée d’Olivier est brisée ; et ses tronçons épars gisent sur l’herbe verte. Être ainsi désarmé en face d’un adversaire qui vous presse! C’est à devenir fou de douleur. — « Eh bien! se dit le hardi chevalier, mieux vaut mourir ici avec honneur que de m’exposer, par un semblant de fuite, à un reproche de lâcheté. » En même temps, des deux mains, il empoigne Roland à bras-le-corps. — « Je reconnais là votre fier cœur, sire Olivier, dit Roland. Mais si j’allais vous frapper, maintenant que vous n’avez plus d’épée et que moi j’en ai une si bonne que nul ne la pourrait ni tordre ni briser, j’encourrais un juste blâme. Ce n’est pas le neveu de Charlemagne qui tuera un adversaire désarmé. Envoyez chercher une épée. Puis, si c’est votre plaisir, faites-nous apporter du vin; car j ai grand’soif. » — « Merci, sire Roland, répondit Olivier. Or donc, reposez-vous un peu sur l’herbe pendant que je vais parler au batelier qui m’a amené dans l’île. » Il va trouver le batelier : « Ami, lui dit-il, pars rapidement pour Vienne. Dis à mon oncle de m’envoyer une autre épée, et qu’il y joigne un vase de vin ; car Roland a grand’soif . » X - Hauteclaire Le batelier fit son message à Gérard qui lui dit : « Bon marinier, Dieu te garde! Mon sommelier va apporter un setier3 de vin et une coupe d’or. Moi, je vais prendre l’épée. » L’épée à dure trempe que Gérard destinait à Olivier était la fameuse Hauteclaire. Elle avait appartenu à l’empereur Closamont qui la laissa sur le champ de bataille où il fut tué. Des faucheurs, 3 - Ancienne unité de volume qui contenait 8 pintes de 48 pouces cubes chacune ; la même que la velte ; valant 7 litres, 61. 9 l’avant trouvée dans l’herbe drue, l’offrirent à l’apôtre de Rome. Le pape la fit bien fourbir par un maître ouvrier et la conserva dans le trésor de Saint-Pierre jusqu’au jour où il en fit don à Pépin le Bref. Plus tard elle fut vendue, contre une mule chargée d’or, à un vieux juif de Vienne nommé Joachim. C’est de ce juif que Gérard l’obtint pour l’envoyer à son neveu. XI - Olivier fait boire Roland - L’écuyer félon Le batelier repartit, accompagné d’un écuyer qui remit à Olivier le vase de vin, la coupe d’or pur et la bonne épée. Olivier remplit de vin la coupe d’or ; et, comme Roland en sueur s’était étendu sur l’herbe afin de prendre un peu de repos, il s’agenouilla devant Roland pour lui présenter la coupe. Roland se souleva et but longuement. Tandis que Roland penchait la tête pour boire, l’écuyer, trouvant l’occasion bonne, prit l’épée et s’apprêta à couper la tête du preux. Olivier s’en aperçut. Il arrêta le coup, et avec son poing envoya l’écuyer rouler à terre en lui criant : « Arrière, lâche! » XII - Comment Roland gagna Durandal Voilà en présence Hauteclaire et Durandal, les deux épées sans pareilles... C’est dès l’âge de quinze ans que Roland avait été mis en possession de Durandal, la meilleure épée qui ait jamais été forgée, et de Veillantif, le meilleur cheval qui ait couru sur terre. Un Sarrasin envoyé par le puissant roi Agolant était venu défier Charlemagne, lui disant : « Mon maître a l’Asie et l’Afrique. Il veut avoir l’Europe. Viens lui en faire hommage. Sinon, tu n’échapperas pas à ses coups, à moins que, comme un aigle, tu ne t’envoles au plus haut des airs. » L’empereur lui avait répondu : « Va dire à ton maître que sous peu je dresserai l’oriflamme de France dans la ville d’Aspremont où il se tient. » Le jeune Roland voulait suivre son oncle. Mais celui-ci, le trouvant trop jeune, prescrivit qu’on le gardât bien enfermé dans la forteresse de Laon. — « Quoi! les gentilshommes chevaucheront; on donnera de grands coups d’épée, et je ne serais pas de la fête!... J’en serai! » s’écria Roland. Il assomma le portier de la forteresse ; s’en ouvrit les portes, et courut à Aspremont en Calabre. Là, Yaumont, le fils du grand Agolant, faisait merveilles. Dans une épouvantable mêlée il venait 12 d’accord avec un tel chevalier!... Sire Roland, il n’est personne au monde que j’aime plus que vous. C’est de bon cœur que je vous donne Aude pour femme. Mais délacez votre heaume pour que nous puissions nous baiser. » — « Volontiers », dit Roland. Tous deux délacent leurs casques; et de bon cœur ils se donnent un fraternel baiser, se jurant de rester compagnons pendant toute leur vie. Ainsi la paix fut faite4. XVII - Les fiançailles de Roland et de la belle Aude On était en mai, en ces jours où le ciel est chaud et serein, où les arbres sont feuillus et les prés reverdis, où les oiseaux volettent en chantant haut et clair. C’était la fête de saint Maurice, le preux des anciens temps; et Charlemagne, entouré de vaillants chevaliers, tenait sa cour au palais seigneurial de Vienne. Dame Guibourg entra dans la grande salle, menant Aude par la main droite. Aude, richement vêtue, s’avance à pas lents, les yeux à demi baissés. Le palais est illuminé par sa présence ; nul ne la voit qui ne soit ébloui. — « Qu’elle est belle! » dit Charlemagne. Après l’avoir un moment admirée, il ajouta : « Sire Gérard, donnez-la-moi pour Roland, mon neveu bien-aimé. Tant qu’il l’aura, nos familles ne seront plus divisées; et, s’il plaît à Dieu, Aude et Roland auront de bons héritiers pour notre plus grand bien. » Le seigneur de Vienne répondit : « Sire, à votre gré. Ma nièce ne pouvait avoir mari de plus haute valeur. » Charlemagne se dresse debout; appelle Roland; lui amène Aude par la main et dit : « Tu seras son mari; elle sera ta femme. » En même temps, maints barons et l’archevêque sont pris à témoin que, devant tous, Roland et Aude sont fiancés. 4 - L’abbaye de Saint-Faron, près de Meaux, fondée à la fin du dixième siècle, possédait un monument où étaient groupés la belle Aude, Roland, l’archevêque Turpin et Olivier. D’après l’inscription latine, Olivier disait à son ami : Cher Roland, je te donne Aude ma sœur pour femme Comme gage éternel de l’amour qui nous lie. 13 XVIII - On a compté sans les Sarrasins Un jour est fixé pour la célébration du mariage. Mais les Sarrasins, — Dieu confonde les Sarrasins ! — vont faire de ce jour un jour de deuil. En effet, voici venir des messagers qui apprennent à l’empereur que les païens s’apprêtent à envahir la France. On doit tout quitter pour courir sus aux païens. Roland va dans la chambre où est Aude, sa douce amie. Il lui donne un anneau; elle lui donne une bannière blanche. Que de Sarrasins vaincus la verront triomphante, cette blanche bannière! Sur combien de villes prises elle flottera! Mais, quand même, Roland ne la rapportera pas à sa fiancée... Roland ne reviendra plus : il mourra à Roncevaux. ijkl 14 17 Le Ressentiment Qui ne sait quels sont les emportements d’une passion de vengeance? On se croit tout permis, et l’on ne garde nulle mesure. Dans la fausse idée qu’on se forme d’une offense que l’imagination grossit et que notre délicatesse fait croître à l’infini, quoi qu’on entreprenne, quoi qu’on exécute, ce n’est jamais trop. Un ressentiment non surmonté, à qui peu à peu nous laissons prendre l’ascendant sur nous, peut devenir le principe du plus abominable des crimes. bourdaloue. Le ressentiment dont il était meurtri et aiguillonné le faisait semblable au sanglier pourchassé qui hérisse le poil de son dos et aiguise ses défenses... Il s’en allait rou- lant dans son esprit l’affront qu’il venait de recevoir et grommelant sa colère. De son oeil qui luisait comme un cierge jaillissaient des éclairs. Sa tète était boulever- sée, et, de temps à autre, les élancements de sa rage concentrée lui jetaient au front le sang et la honte. mistral. I - Le conseil tenu à Saragosse par le roi Marsile N otre grand roi, l’empereur Charlemagne5, sept ans tout pleins est resté en Espagne, la conquérant des monts jusqu’à la mer. Pas de château qui tienne devant lui; pas de cité qui demeure debout, hors Saragosse au haut de sa montagne. 5 - « Carle magne» (Carolus magnus) ou « Charle magne » équivaut à Charles le grand. — Magne n’est plus usité que dans la désignation de la tour grande de Nîmes, dite toujours la tour magne. 18 Marsile y règne. Il n’adore pas Dieu; sert Mahomet et invoque Apollon6. Mais le mal vient. Il ne s’en peut garder7. Le roi païen, qui est à Saragosse, s’en est allé dans un verger, sous l’ombre, et s’est couché sur un perron de marbre. Autour de lui sont plus de vingt mille honmes. Il en appelle à ses ducs, à ses comtes : « Oyez, seigneurs, quel malheur nous accable : Charle le Grand, roi de France la douce, en ce pays nous est venu confondre. » Et plus d’armée qui l’affronte en bataille ; et plus de gens qui dispersent ses gens. » Conseillez-moi, vous êtes mes lumières; préservez-moi de la mort, de la honte! » Il n’est païen qui réponde un seul mot, hors Blancandrin du château de Val-Fonde. Blancandrin fut un païen des plus sages, bon chevalier pour briller au combat, bon conseiller pour aider son seigneur. Il dit au roi : 6 - « Apollin reclamet. » Du moment où les Sarrasins n’étaient pas des chrétiens, on se les représentait comme étant à égal titre les adeptes des deux grandes religions qui avaient combattu le christianisme; et, par conséquent, on croyait que, non contents de servir leur Mahomet, ils priaient Apollon à l’exemple des Grecs et des Romains. Plus loin (couplet 224), quand Baligant entrera en scène, le trouvère fera de lui la personnification du vieux monde païen, non moins que du monde musulman, soulevés dans un suprême effort contre le chef du monde chrétien. De fait, les Mahométans, pour n’être pas des chrétiens, ne sont ni des polythéistes, ni des idolâtres; car ils affirment l’unité de Dieu, Créateur du ciel et de la terre, et l’immatérialité de l’Esprit pur dont il est impie de se faire des images. Au temps où nous reporte la Chanson de Roland, les Sarrasins, disciples de Mahomet, étaient le grand ennemi qui faisait trembler l’Europe et mettait en péril la chrétienté. Par cela même, l’imagination populaire, qui si volontiers généralise, voyait des Mahométans et des Sarrasins dans tous ceux qui n’étaient pas chrétiens et sujets de Charlemagne. C’est là notamment ce qui explique que la légende, se greffant sur l’histoire, ait converti en foules sarrasines les bandes de Basques qui, le 15 août 778, au moment où Charles revenait de son expédition en Espagne, surprirent son arrière-garde dans les gorges des Pyrénées et lui infligèrent un désastre où, au témoignage de l’historien contemporain Eginhard, périrent jusqu’au dernier les Francs, parmi lesquels Roland, comte de la marche de Bretagne. 7 - Dans les manuscrits, à la suite de la plupart des couplets, on trouve la mention Aoi, Les uns ont vu là une espèce de hourra signifiant Allons! ou En route! D’autres ont voulu que ces trois voyelles, rattachées au verbe àiuder, signifiassent Dieu nous aide! Francisque Michel et M. Duméril ont supposé que c’était une simple notation musicale. Léon Gautier incline à penser que c’est « une interjection analogue à notre ohe’! » M. Gaston Paris, suivi par Petit de Julleville, voit dans cette exclamation un h véritable refrain ». L’interprétation de M. Gaston Paris me paraît la bonne. J’imagine qu’à la fin des couplets qu’il accompagnait de la vielle, espèce de violon rudimentaire, pour en accentuer la cadence, le jongleur modulait le cri Aoi; et les auditeurs reprenaient Aoi. 19 « Ne vous effrayez pas; mais promettez au superbe empereur loyal service et fidèle amitié, avec présents d’ours, de lions, de chiens, sept cents chameaux, mille autours déjà grands, et quatre cents mulets qui traîneront cinquante chars remplis d’or et d’argent. Voilà de quoi payer tous ses soldats... « Mais trop longtemps c’est ici guerroyer, lui direz-vous; rentrez en France8, à Aix. Je vous joindrai, vienne la Saint-Michel; et, me courbant sons la loi des chrétiens, serai votre homme, en tout bien, tout honneur. » » Même, s’il veut, donnez-lui des otages, ou dix, ou vingt, pour le mieux endormir. » Envoyons-lui les enfants de nos femmes... Dût-il périr, j’enverrai mon enfant... » Mieux vaut encor qu’on leur coupe la tète, que s’il nous faut perdre biens et honneurs, et nous voir tous réduits à mendier. » Il ajouta : « J’en jure par ma droite, et par ma barbe aux poils longs et flottants : vous les verrez lever le camp en hâte, et s’en aller en France, leur pays, revoir leurs fiefs et leurs riches domaines. » Charle, rentré dans son Aix-la-Chapelle, de Saint-Michel tiendra la grande fête9... 8 - On remarquera que l’auteur de la Chanson de Roland désigne le plus souvent par le mot France tout l’empire de Charlemagne comprennnt, outre les territoires français, belges et hollandais, une partie de l’Espagne, de l’Italie, de la Suisse et de l’Allemagne actuelle, si bien qu’Aix-la-Chapelle est une ville française, au même titre que Paris, et même à meilleur titre, étant la capitale. D’autres fois, le poète use du mot France et du mot français, dans un sens limitatif, l’appliquant, à l’exclusion de la F landre, de la Lorraine, de la Bourgogne, de l’Auvergne, du Poitou, de la Bretagne et de la Normandie, à cette partie de la France non méridionale qui formait le domaine royal, avant Philippe-Auguste. (Voir notamment les couplets 301 et 309.) Il arrive au poète d’appeler la France terre major, la plus grande terre (voir le couplet 71 et le couplet 158), parce que terres latines et terres germaines relevaient d’elle. Dans le poème du Couronnement de Louis, qui, sous sa forme actuelle, date du douzième siècle, il est dit ; Quand Dieu créa nouante et neuf royaumes, Tout le meilleur il mit en douce France. Le vieux trouvère ajoute : Le premier roi que Dieu plaça en France, — Dut sa couronne à l’onction d’un ange. — Aussi le roi, ayant cette couronne, — À grands pays qui tous relèvent d’elle. — Ce sont d’abord Bavière et Allemagne; —puis, Normandie et Anjou et Bretagne, — Poitou, Gascogne et les bords de l’Espagne; — enfin Bourgogne et Lorraine, et Toscane. (Voir Li Coronemenz Looïs : texte publié en 1854 par Jonckbloët, et en 1888 par M. E. Langlois.) 9 - La « grand fête » de Saint-Micbel du Péril avait lien le 16 octobre. On la célébrait même en Angleterre, tant alors était universellement populaire l’Arcbange à l’épée flamboyante. Le Mont-Saint-Micbel-du-Péril- de-la-Mer (Mons Sancti Michaelis de periculo marh), situé aux confin, de la Normandie et de la Bretagne, 22 L’empereur-roi reste tête baissée; car en propos il ne fut jamais prompt. À sa coutume il prend temps pour parler; puis se redresse avec un fier visage : — « C’est très bien dit, fait-il aux messagers. » Mais votre roi est mon grand ennemi. » Quand il m’envoie d’excellentes promesses, comment puis-je être assuré qu’il les tienne? » Le Sarrasin répond : « Par bons otages... » Vous en aurez ou dix, ou quinze, ou vingt; même un mien fils au risque de sa vie. Vous n’en sauriez avoir qui soient plus nobles. » Lorsque, rentré dans le royal palais12, vous fêterez saint Michel du Péril, mon roi promet qu’il viendra vous rejoindre, à ces bains d’Aix que Dieu a faits pour vous. C’est là qu’il veut qu’on le fasse chrétien. » Charle répond : « Ce sera son salut. » Le soir fut beau et le soleil fut clair. Hospitalier pour les dix messagers, Charle fit mettre à l’étable leurs mules, et fit dresser au verger une tente, où, jusqu’au jour, ils passèrent la nuit. Douze sergents durent prendre soin d’eux.... De grand matin l’empereur s’est levé. Après avoir ouï messe et matines, il va s’asseoir à l’ombre d’un grand pin, et dit qu’on mande au conseil ses barons. Par ceux de France en tout il veut marcher. 12 - Un château de toute beauté, entouré de douze autres châteaux magnifiques, tel était, d’après les vieilles chansons de geste, le royal palais de Charlemagne à Aix-la-Chapelle. On y accédait par un grand perron d’acier sur lequel les chevaliers aiguisaient leurs épées et en éprouvaient la trempe. C’est sur ce perron que Roland avait essayé sa Durandal, quand il l’eut reçue en don des mains de Charlemagne. Il l’y heurta avec force. Elle n’eut pas la plus petite brèche. — Ce perron sera mentionné au couplet 301. La Chapelle de Charlemagne était la cathédrale qu’il avait fait construire à Aix. On contait sur elle toutes sortes de légendes dont une est celle-ci : L’église était déjà toute bâtie et ornée, à grand renfort de blocs de marbre et de lingots d’or ou d’argent, lorsque l’empereur s’avisa qu’elle était trop petite pour contenir les grandes foules qui y venaient. Il supplia Dieu de l’agrandir. Et tout à coup elle se trouva trois fois plus vaste. (Consulter L’Histoire poétique de Charlemagne, par Gaston Paris.) Aix renfermait des sources d’eaux chaudes, déjà célèbres du temps des Romains. On conta néanmoins qu’elles avaient miraculeusement jailli pour Charlemagne. D’où ce vers : « Enz en voz bainz que Deus pur vos i fist, » 23 IV - Le conseil tenu a Cordoue par Charlemagne L’empereur-roi est assis sous un pin, et ses barons viennent tenir conseil : le duc Ogier, l’archevêque Turpin, Richard le Vieux, et son neveu Henri, Thibaud de Reims et son cousin Milon, et Acelin, preux comte de Gascogne. Ils étaient bien plus de mille Français. On y voyait et Gérin et Gérier. Avec eux vint Roland, le noble comte, accompagné du vaillant Olivier. Puis vint celui qui trahit : Ganelon... Lors commença ce conseil de malheur. — « Seigneurs barons, dit Charle l’empereur, le roi païen m’a transmis un message. » De son avoir il me donne part grande : des lévriers, des lions et des ours; sept cents chameaux, mille autours déjà grands, cinquante chars, remplis d’or d’Arabie et attelés de quatre cents mulets. » Mais il prétend qu’en France je retourne. » Il me suivra à Aix, en mon palais, pour recevoir notre loi de salut; et, fait chrétien, tiendra de moi ses terres. » Le veut-il bien, en son cœur? Je ne sais. » Et tous de dire : « II nous faut prendre garde. » Quand l’empereur a fini son discours, le preux Roland, qui n’admet pas d’entente, se met debout et contredit son oncle. Il dit au roi : « Fou qui croirait Marsile ! » Voilà sept ans, nous sommes en Espagne13. J’ai pris pour vous et Noples et Commibles14, conquis Valterre et la terre de Fine, et Balaguer, et 13 - Les assauts des Sarrasins et leur vigoureuse résistance avaient tellement frappé les imaginations qu’il arriva à tel trouvère d’étendre de sept ans à vingt-sept ans la durée du séjour de l’empereur en Espague. La chanson de Gui de Bourgogne (xiie siècle) nous montre les barons, encore jeunes à leur départ de France, devenus des vieillards, et leurs fils, qu’ils avaient laissés enfants, devenus des hommes. Les fils franchissent à leur tour les Pyrénées pour prêter main forte à leurs pères. C’est Gui qui les conduit. Après de beaux faits d’armes, les nouveaux venus rejoignent leurs anciens. Vive est la joie des pères et des fils qui s’embrassent et vont fraterniser dans de communes victoires, puis reprendre la route de France. Sur cette route, hélas ! il y aura Roncevaux. 14 - Noples et Commibles demeurent pour nous des villes inconnues. Nombreux sont, dans le cours du poème, les noms de villes et de peuples incertains, comportant toutes les conjectures. Qui voudra avoir là- dessus les meilleurs éclaircissements, devra lire deux études de M. Gaston Paris, l’une sur la Géographie de la 24 Tudèle et Séville. » Marsile, lui, na fait qu’œuvres de traître. » Il envoya jadis quinze païens, portant chacun une branche d’olive, et vous disant des paroles semblables. » De vos Français vous prîtes le conseil... » On vous loua de faire une folie; et ce païen reçut deux de vos comtes, Basan, Basile, envoyés de par vous. » Que fit-il d’eux? Il les décapita.- Leurs têtes sont sur les monts Haltoïe... » Poussez la guerre ainsi qu’elle s’est faite; menez l’armée assiéger Saragosse, y dussiez-vous peiner toute la vie; et vengez ceux que tua ce félon15 ! » L’empereur, sombre et la tête baissée, tord sa moustache et tourmente sa barbe, sans dire oui ni non à son neveu. Tous sont muets; tous, hormis Ganelon, lequel se lève et s’en vient devant Charle. D’un air superbe, il se met à parler : « O roi, dit-il, qu’un autre parle ou moi, n’écoutez rien, sinon votre avantage. » Le roi Marsile aujourd’hui vous avise qu’à jointes mains il se fera votre homme, tenant de vous Chanson de Roland (Revue Critique. septembre 1869), l’autre sur les Noms de peuple dans la Chanson de Roland (Romania, octobre 1873). Il est manifeste que l’auteur de la Chanson de Roland n’a aucun souci de l’exactitude géographique. Il lui suffit d’utiliser sans discernement toute une nomenclature de pays divers et notamment de villes espagnoles qu’il a en tête et dont il ne connaît pas d’ailleurs le plus souvent la position respective. De vagues notions le déterminent. Il sait, par exemple, que l’Espagne est montagneuse. C’est une raison suffisante pour qu’au commencement de son poème, il place sur une montagne la ville de Saragosse qui est en plaine. « Sarraguce k’est en une muntaigne. » 15 - La chanson de geste, la Prise de Pampehine, composée vers la fin du treizième siècle, nous raconte l’épisode de Basile et Basan, qui devait avoir servi de thème à une chanson plus ancienne. Ganelon, qui alors faisait figure de parfait baron, avait dit à Charlemagne : « Sire, au lieu d’aller mettre le siège devant Cordoue, commencez par envoyer une ambassade à Marsile. Nous avons mis cinq ans à prendre Pampelune. À ce compte, les plus jeunes d’entre nous auront barbe blanche avant que nous ayons pu faire nôtres toutes les villes d’Espagne. » — « Soit! dit Roland. Envoyez deux messagers, droit empereur. Ils sommeront Marsile d’être chrétien et d’être votre homme. À ce prix, qu’il garde sa terre! Il en reste d’autres à conquérir. » Basin, comte de Langres, et son ami Basile, vont trouver le roi païen au milieu de ses émirs et lui notifient la sommation de leur empereur. — « A la potence les deux messagers! dit Marsile. Voilà ma réponse à Charlemagne, que lui apporteront leurs deux valets. » Et les deux chevaliers furent pendus. 27 Alors Roland : « Prenez donc mon parâtre; vous ne sauriez en choisir un plus sage. » — « Oui, dit chacun; il fera bien l’affaire, » VI - La dispute de Ganelon et de Roland L’empereur dit : « Çà, venez, Ganelon, et recevez le bâton et le gant : vous l’entendez, les Français vous désignent. » 20 Lors Ganelon : « Roland a tout fait, sire. » Non, jamais plus je n’aimerai Roland, ni Olivier qui est son compagnon, ni tous ces pairs qui tant aiment Roland. » Devant vos yeux, sire, je les défie. » — « Chut ! dit le roi : c’est là trop de rancune. Vous partirez parce que je l’ordonne. » — « J’y puis aller; mais c’en est fait de moi, comme jadis de Basile et Basan. » Soit, je le dois, j’irai à Saragosse... Qui va là-bas pourtant n’en revient point. » Or, songez-y, votre sœur est ma femme; j’ai d’elle un fils : il n’est plus bel enfant; et mon Baudoin promet d’être un vrai preux. » À lui je laisse et mes fiefs et mes terres. Soyez-lui bon; je ne le verrai plus. » Le roi répond : « C’est trop vous attendrir. Il faut partir puisque je le commande, » Le comte Gane a grande angoisse au cœur. Faisant tomber ses fourrures de martre, il n’a gardé que sa blouse de soie. Ses yeux sont gris; très fier est son visage; svelte son corps, et large sa poitrine : tant il est beau, tous les regards l’admirent. Apostrophant son beau-fils avec force : « Fou, s’écrie-t-il, d’où te vient cette rage ? On le sait bien que je suis ton parâtre... 20 - À cet endroit Théodore Mùller introduit dans l’ordre des couplets une modification qui me paraît trop motivée par le sens pour que je ne l’adopte point, à l’exemple de Léon Gautier et de M. Léon Clédat, — quoiqu’elle n’ait pas élé adoptée par maints éditeurs du vieux texte, notamment par Bœhmer et Petit de Julieville qui pourtant a l’habitude de se conformer avec fidélité au texte de Mùller. Dans le texte du manuscrit d’Oxford, les couplets qui portent ici !a notation 21, 22, 23, 24, 25 se succèdent dans l’ordre suivant : 23, 2-i, 23, 22, 21. 28 » Donc, il t’a plu que j’aille vers Marsile ! » Roland, si Dieu permet que j’en revienne, je te ferai subir si fort dommage, qu’il n’aura pas d’autre fin que ta vie. » Roland répond : « C’est orgueil et folie. On sait assez si j’ai peur des menaces. » Pour ce message, il faut un prudent homme... » S’il plaît au roi, j’irai à votre place, » Gane reprend : « Tu n’iras point pour moi. » Suis-je un seigneur dont tu sois le vassal ? » Charle commande; il faut que je le serve. » J’irai trouver Marsile à Saragosse; mais j’y ferai, qui sait? quelque folie, pour apaiser ma très grande colère. » Roland l’entend; et il se met à rire. Quand Gane voit que Roland rit de lui, son cœur se fend, tordu par la colère ; et peu s’en faut qu’il ne perde le sens. — « Roland, dit-il, je ne vous aime pas; car c’est de vous que vient ce choix injuste... » Droit empereur, me voici devant vous, prêt à remplir votre commandement21. » VII - Mauvais présage — « Beau sire Gane, écoutez, dit le roi ; vous partirez accomplir ce message. 22 » Parlant pour moi, dites au roi Marsile qu’à jointes mains il soit mon homme lige. 21 - Gane est travaillé par la haine; il va être mur pour la trahison. La chanson de geste, Anseis de Carthage, nous représente les barons de Charlemagne groupés autour de leur empereur expirant. Il leur dit : « Au nom de Dieu, je vous en prie — à cette heur; où finit ma vie, — évitez de vivre en discorde; — aimez-vous bien en braves gens. — La haine est la mort d’un pays. » 22 - Ce couplet, qui comble une lacune du texte d’Oxford, est traduit sur le texte du manuscrit de Châteauroux, texte cité par Théodore Müller dans son édition de 1863 et dans son édition de 1878 (Gôttingen). — Le manuscrit que je désigne ici sous le nom de manuscrit de Châteauroux, parce qu’il a été donné à la bibliothèque de cette ville, est connu sous le nom de manuscrit de Versailles. Il avait appartenu à Louis XVI. 29 » À lui sera la moitié de l’Espagne. L’autre moitié, je la donne à Roland. » S’il ne s’y prête, il faut bien l’aviser que par mon ordre il sera pris, lié, dûment jugé pour fait de trahison, et mis à mort en grand deuil et opprobre. » Voici l’écrit revêtu de mon sceau. » Dans le poing droit livrez-le au païen. » Charle lui tend le gant de sa main droite. Mais Ganelon voudrait être bien loin ; il le prend mal, et le gant tombe à terre. — « Dieu ! s’écrie-t-on, que présage cela ? Un grand malheur suivra donc ce message ? » — « Vous le saurez, seigneurs », dit Ganelon. Il ajouta : « Donnez-moi congé, sire. Devant partir, je ne veux plus attendre. » — « Allez : au nom de Jésus et au mien ! » dit l’empereur. De la droite il l’absout; et fait sur lui le signe de la croix23 ; puis lui remet le bâton et la lettre. VIII - Le départ de Ganelon À son logis Gane s’en est allé, pour y vaquer à son équipement. Il se revêt de ses meilleures armes; fixe à ses pieds de beaux éperons d’or ; ceint au côté Murglais, sa bonne épée ; fait amener son cheval Tachebrun ; et saute en selle, aidé par Guinemer, qui est son oncle et lui tient l’étrier. Vous auriez vu maints chevaliers pleurer. Tous lui disaient : « Quel malheur est sur vous, vous si ancien dans la cour du roi Charle ! Vous renommé comme noble vassal ! » Ah ! le seigneur qui vous force à partir, même le roi ne saurait le défendre... » Pourquoi Roland eut-il telle pensée ? Vous êtes né de parenté si haute ! » Ils ajoutaient : « Emmenez-nous, beau sire. » 23 - L’empereur allie au caractère royal un caractère sacerdotal dont on trouvera un autre témoignage au couplet 255. Quand ses guerres lui laissaient des loisirs, Charlemagne s’occupait de régler la discipline ecclésiastique et la liturgie. De son temps, on ne comprenait pas un chef de l’État qui ne fût pas très religieux et défenseur zélé du catholicisme. Mais aussi très grande était l’ingérence de l’autorité civile dans les choses de la religion. Ainsi les vieilles annales nous représentent le grand empereur renvoyant à leurs familles des enfants que les évêques allaient baptiser, et leur interdisant les fonts baptismanx jusqu’à ce qu’ils fussent mieux instruits. 32 33 La Trahison Si Caïn jeta semence en ce monde, de cette semence celui-là est issu... Per- fidie et orgueil ont bataille engagée avec sincérité et droiture. pierre cardinal (treizième siècle). Le fruit de la trahison c’est l’éternelle malédiction de l’histoire. Elle dira du traître : « Il avait été un brave gentilhomme; mais, par sa dernière ac- tion, il se raya du nombre des gentilshommes et souilla à jamais sa gloire. Il s’est fait ignominieusement l’ennemi de sa patrie ; et son nom ne passe aux générations futures que pour en être abhorré. » shakespeare. On proûte du crime et dans l’âme on le flétrit; On fait fête au criminel et dans l’âme on le méprise. lope de Vega. 34 I - L’entretien de Ganelon et de Blancandrin E n chevauchant sous les hauts oliviers, Gane a rejoint les messagers arabes, dont Blancandrin ralentissait le pas. « Ce Charle est merveilleux. Il a conquis la Calabre et la Pouille. Sur les Anglais, passant la mer salée, il a conquis le tribut de saint Pierre. » Mais que vient-il chercher en nos pays? » Gane répond : « Tel est son bon plaisir. Jamais mortel ne tiendra devant lui. » Lors Blancandrin : « Certes les Francs sont braves24. » Mais en donnant tels conseils à leur roi, comtes et ducs lui font un très grand tort. » Ils créent tourments et pour lui et pour d’autres. » Gane répond : « C’est faux de tous nos grands, sauf de Roland; et ce sera sa honte. » Hier même encor, le roi, assis à l’ombre, se reposait sous un arbre touffu. » Vint son neveu, vêtu de son haubert; il avait fait butin près Carcassonne. » Tenant en main une pomme vermeille : — « Sire, dit-il, je prétends, avec elle, mettre à vos pieds tous les sceptres des rois. » » Son grand orgueil devrait être sa perte ; car chaque jour il s’expose à la mort. » Qu’il fût tué, nous aurions paix profonde! » Lors Blancandrin : « Roland est bien cruel, qui veut réduire à merci tous les peuples et ravager tous les pays du monde. » Pour tels exploits sur qui donc compte-t-il? » — « Sur les Français, répondit Ganelon. » Ils l’aiment tant qu’il les aura toujours. Ils ont pour lui flots d’or et flots d’argent, chevaux, mulets, étoffes et armures. 24 - Dans la vieille Chronique de Turpin, il est dit que « Franc » signifie « exempt de toute servitude » et que « le Français est appelé libre ou franc, de par son droit de domination et de prééminence sur tous les autres peuples », « quia super omnes alias gentes dominatio et decus illi debetur ». 37 pour chevaucher à l’aise; et, conduit droit à Aix la capitale, où par arrêt vous perdrez votre tête. » Voilà le bref que Charle vous envoie. » Dans le poing droit il lui remet la lettre. Le roi Marsile est rouge de colère. Brisant le sceau, il en jette la cire; voit d’un regard ce que porte le bref; puis, l’oeil en feu, dit à ses chevaliers : « Charle me dit, comme empereur de France, d’avoir souci de sa grande colère. » C’est pour Basan et son frère Basile, décapités sur les monts d’Haltoïe. » Si pour mon corps je veux avoir vie sauve, je dois livrer le calife mon oncle. » Que je l’envoie! Sinon, point d’amitié. » Le fils du roi dit alors à son père : « Le comte Gane a parlé comme un fou. Après tels mots, il n’a plus droit de vivre. Livrez-le- moi; et j’en ferai justice. » Gane l’entend; il brandit son épée; et il s’adosse à la tige d’un pin. III - Le conciliabule secret Dans son verger s’en est allé le roi. Seuls l’ont suivi ses conseillers d’élite : c’est Blancandrin à la tête blanchie; c’est Jurfaleu, son fils et héritier; c’est le calife, oncle et ami fidèle. Blancandrin dit : « Appelez le Français : Il m’a donné sa foi pour notre cause. » Le roi répond : « Amenez-le vous-même. » Blancandrin part et emmène au verger Gane qu’il tient aux doigts par la main droite. Lors fut tramée la trahison infâme. Marsile dit : « Beau sire Ganelon, je fus trop vif et léger avec vous, quand, par courroux, je voulus vous frapper. » Je vous fais droit. Ces fourrures de martre, dont le bel or vaut plus de cinq cents livres, avant demain seront sur vos épaules. Belle sera ma réparation. » Gane répond : 38 « Je veux bien accepter. Qu’il plaise à Dieu de vous récompenser! » Marsile dit : « Comte, tenez pour vrai que j’ai désir de beaucoup vous aimer. » Me voudriez-vous parler de Charlemagne? Il est bien vieux ; il a fini son temps : je crois qu’il a deux cents ans, ou bien plus. » En tant de lieux son corps s’est démené! Tant de grands coups ont frappé son écu26! Il a réduit tant de rois à l’aumône! Quand sera-t-il lassé de guerroyer? » Gane répond : « Tel n’est pas Charlemagne. Pour qui le voit et pour qui le connaît, il est bien sûr que c’est un vrai baron. » Je ne puis tant le louer ni vanter que plus il n’ait d’honneur et de bonté. Qui peut conter l’éclat de sa valeur? De tels rayons de vertu Dieu l’éclairé que le quitter est plus dur que mourir. » Le païen dit : « Je suis émerveillé de ce grand roi tout chenu et tout blanc, qui, j’imagine, a plus de deux cents ans. » Que de pays où son corps a peiné! Que de grands coups de lance il a reçus! Quels riches rois il a faits mendiants! Quand sera-t-il lassé de guerroyer? » — « Il n’en sera jamais lassé, dit Gane, tant que vivra son beau neveu Roland. » Point n’est tel preux sous la chape du ciel. » Très preux aussi est son cher Olivier; preux sont les pairs, ces bien-aimés de Charle, qui ont sous eux vingt mille chevaliers. » Ainsi gardé, Charle ne craint personne. » Le roi reprend : « Oui, vraiment, je l’admire, cet empereur qui est vieux et chenu, et a, je crois, passé les deux cents ans. » Par tant de lieux il est allé vainqueur; a tant reçu de coups d’épée ou lance; a surmonté, tué tant de grands rois! Quand sera-t-il las de faire la guerre ? » — « Certes jamais, tant que Roland vivra», dit Ganelon. » Il n’a point son égal, de l’Occident jusque dans l’Orient. » Preux est aussi son fidèle Olivier. 26 - [NdÉ] Ou bouclier. 39 » Les douze pairs, qu’aime tant le roi Charle, font l’avant-garde avec vingt mille Francs; et Charle sûr ne craint homme qui vive. » Marsile dit : « Beau sire Ganelon, j’ai belle armée ; il n’en est de plus belle. Mes chevaliers sont bien quatre cent mille, prêts à lutter avec Charle et ses Francs. » Mais Ganelon : « Ne tentez pas le coup; vous y perdriez des milliers de vos gens. » Pas de folie ! Montrez du savoir-faire. » Il suffira d’envoyer vingt otages, et de donner au roi tant de trésors que les Français en soient émerveillés. » De douce France il reprendra la route, derrière lui laissant l’arrière-garde, où son neveu Roland se trouvera, avec le brave et courtois Olivier. » Tous deux sont morts si vous voulez m’en croire. » Charle verra tomber son grand orgueil, et n’aura plus envie de vous combattre. » Marsile alors : « Beau sire Ganelon, par quel moyen Roland pourrai-je occire? » Gane répond : « Je vais vous l’expliquer : » Charle parti aux défilés de Cize27, derrière lui sera l’arrière-garde, que guideront le superbe Roland et Olivier en qui tant il se fie. Leur corps sera de vingt mille Français, » Lancez sur eux cent mille de vos gens, pour engager la première bataille. » Les Francs, sans doute, y périront en nombre. » Vous y serez vous-mêmes décimés. Mais livrez-leur un deuxième combat. 27 - Cize (Cizre dans l’original), région confinant à Roncevaux. Pour aller d’Espagne en France, on traversait d’abord les défilés de Roncevauî, qui sont sur le territoire espagnol, puis les défilés de Cize qui sont sur le territoire fiançais. Roncevaux est placé entre Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port. Au treizième siècle, des chroniqueurs espagnols, offusqués de la popularité qu’avaient acquise dans leur pays les légendes françaises à la gloire de Roland et de Charlemagne, imaginèrent de faire de dom Bernard del Carpio le héros de Roncevaux où il aurait vaincu et tué Roland. Il advint même qu’un monument fut érigé à Roncevaux en l’honneur du prétendu triomphateur espagnol. Mais, en 1794, les soldais de la Révolution, qui allaient en vainqueurs sur toutes les routes de l’Europe, s’avisèrent de passer à Roncevaux, et ils démolirent le monument de mensonge. 42 De grand matin l’empereur s’est levé. Il a ouï et la messe et matines ; puis est allé s’asseoir sur l’herbe verte, devant sa tente, où sont assis Roland, Olivier, Naime et nombre d’autres preux. Là Gane vient, lui félon, lui parjure. Perfidement il se met à parler, et dit au roi : « Salut, au nom de Dieu. » Sire, voici les clefs de Saragosse. » De plus, voilà de très riches trésors, et vingt beaux fils qui serviront d’otages. » Gardez-les bien. » Le Sarrasin vous mande de l’excuser si le calife y manque. » Mes yeux ont vu trois cent mille hommes d’armes, hauberts au dos, heaumes fermés en tète, et sur le flanc l’épée au pommeau d’or, prendre la mer avec le grand calife. » Ils s’en allaient du pays de Marsile, pour éviter qu’on ne les fît chrétiens. » Ils n’étaient pas à quatre lieues du bord, qu’on vit sévir le vent et la tempête : tous sont noyés ; on ne les verra plus... » Avec ses gens est mort le grand calife... S’il eut vécu, je vous l’eusse amené. » Quant à Marsile, ayez pour assuré, qu’avant que soit passé le présent mois, il vous suivra dans le pays de France, pour recevoir la sainte loi du Christ, et devenir votre vassal, mains jointes, tenant de vous le royaume d’Espagne. » Le roi s’écrie : « A Dieu rendons tous grâce ! » Votre œuvre est bonne et vous vaudra profit. » Mille clairons résonnent dans l’armée. Le camp levé, les chevaux sont chargés ; et tous, on part vers le doux sol de France. VI - Le départ de l ‘Empereur et ses deux songes Charle le Grand, qui dévasta l’Espagne, prit les châteaux et força les cités, dit maintenant : « C’est la fin; plus de guerre ! » Et l’on s’en va, chevauchant vers la France. Le jour décline et le soir gris descend30, quand Roland plante au haut d’une colline son étendard 30 - Je traduis ici un vers du manuscrit de Venise, vers cité par Müller dans son édition de 1863, et dans son édition de 1878. Il doit être bien entendu que, dans toute la suite de ces notes, cette simple mention, manuscrit de Venise, désignera toujours celui des deux manuscrits de Venise dont j’ai signalé la valeur dans ma Préface (Bibliothèque Saint-Marc. Manuscrits français, IV). 43 qui flotte sous le ciel. Le camp français tient toute la contrée... Pendant ce temps, par les grandes vallées, vient chevauchant la foule des païens; et ce ne sont qu’épées, casques, cuirasses, écus aux cous et lances bien fourbies. Au haut des monts, ils sont quatre cent mille, qui, dans les bois, font halte, attendant l’aube. Dieu! quel malheur! les Francs n’en savent rien. Le jour expire ; il fait noir ; c’est la nuit. Charle s’endort. Le puissant empereur se voit en songe aux défilés de Cize, tenant du poing sa lance au bois de frêne. Voici soudain que Gane s’en empare. Il la brandit et la tord à tel point que les éclats en volent vers le ciel... Mais Charle dort, et point ne se réveille. Ce songe cesse et un autre commence. Charle est en France, à sa chapelle, à Aix. Un ours féroce au bras droit mord sa chair31. Vient, d’autre part, du côté des Ardennes, un léopard qui fièrement l’attaque. Mais du palais un lévrier s’élance; accourt vers Charle au galop et par bonds; tranche d’abord l’oreille droite à l’ours; puis, furieux, s’en prend au léopard. — « Le beau combat ! » s’écriaient les Français... Ils ne savaient quel serait le vainqueur... Mais Charle dort et point ne se réveille. VII - Roland à l’arrière-garde La nuit s’en va ; l’aube claire reluit32. Très fièrement chevauche Charlemagne ; et ses clairons haut et clair retentissent. Après avoir bien inspecté son monde33 : 31 - Ce songe symbolise divers incidents qui suivront. Le bras droit de Charlemagne, c’est Roland; l’ours, c’est Ganelon; le léopard, c’est Pinabel, futur champion de Ganelon: le lévrier, c’est Tliierri qui proclamera la félonie de Ganelon et vaincra Pinabel. 32 - Les rajeunisseurs de la Chanson de Roland ajoutent ici ce détail que les oiseaux s’éveillent avec l’aurore, prennent leur vol et gazouillent. C’est là une note qui sonne faux dans le poème. Son auteur n’a d’yeux que pour l’homme; il n’a pas d’yeux pour la nature; et en cela il reste fidèle, avec une rigidité étroite, au génie dominant de la littérature française jusqu’à Rousseau. Imaginez Chateaubriand ou Victor Hugo traitant le même sujet. Que de développements n’auraient-ils pas consacrés à ces pittoresques sites des Pyrénées où se passe l’action du poème! 33 - Par mi celé ost suvent menu reguardet. 44 « Seigneurs barons, dit le grand empereur, voyez ces trous, ces défilés étroits : qui placerai-je à notre arrière-garde ? » — « Prenez Roland, mon beau-fils, lui dit Gane ; vous n’avez pas de baron si vaillant. » Le roi l’entend ; fièrement le regarde ; et puis lui dit : « Vous êtes le démon, que telle rage au corps vous soit venue. » Qui mènerait devant moi l’avant-garde? » Gane répond : « Ogier de Danemark. Pas de baron qui mieux que lui le fasse. » Lorsqu’il entend que Gane le désigne, le preux Roland parle en bon chevalier : « Vraiment je dois bien vous aimer, beau-père, de m’avoir fait donner l’arrière-garde. » À mon escient, le roi n’y perdra rien, mule, mulet, palefroi, destrier, cheval de somme ou roussin sans valeur, avant qu’on n’en dispute à coups d’épée. » — « Vous dites vrai. Je le sais bien », dit Gane. Donc lui, Roland, aura l’arrière-garde. Son cœur en gronde ; il dit à son beau-père : « Ah! mauvais homme, homme de basse espèce, me vois-tu donc laissant tomber le gant, ainsi que toi naguère devant Charle34 ? » Droit empereur, ajoute le baron, donnez-moi l’arc que vous tenez au poing... » Je sais que nul ne me reprochera de le lâcher, comme fit Ganelon, quand il reçut le gant et le bâton. » Mais l’empereur, le front sombre et baissé, tord sa moustache et tourmente sa barbe ; et, malgré lui, ses yeux versent des pleurs. À ce moment s’approche le duc Naime. Meilleur vassal n’est à la cour de Charle. Il dit au roi : « Vous l’avez entendu : votre neveu ressent grande colère. » Puisqu a Roland échoit l’arrière-garde, car quel baron la prendrait à sa place ? donnez-lui l’arc que vous avez tendu ; et trouvez-lui de bons auxiliaires. » — « Voilà », dit Charle. Et Roland reçut l’arc. Pour le commencement de ce couplet, en même temps que j’ai traduit les trois vers du texte d’Oxford, j’ai intercalé ce vers du manuscrit de Venise : Sunent ses graisles e bêlement (e) alte. 34 - Pour traduire exactement je devrais dire : « ainsi que toi le bâton devant Charle ». Mais ce serait en contradiction avec le récit fait au couplet 27. 47 malgré lui ses pleurs coulent. Les douze pairs sont restés en Espagne. Vingt mille Francs sont en leur compagnie; ils n’ont pas peur, ne craignant point la mort. Pour l’Empereur, il s’en retourne en France, sous son manteau cachant sa grande angoisse. À ses côtés chevauche le duc Naime. Il dit au roi : « Quelle pensée vous pèse? » — « Le demander, dit Charle, est une injure. » Ah ! j’ai grand deuil : il me faut bien pleurer. Par Ganelon France sera détruite; car, cette nuit, je l’ai vu en esprit brisant ma lance entre mes propres mains ; et nous savons qu’il faut voir dans les songes des visions que nous montrent les anges. » Si mon neveu est à rarrière-garde, c’est lui la cause. Il me l’a fait laisser, loin de l’armée, en pays ennemi. » Dieu ! Lui perdu, qui le remplacerait? » Charle ne peut s’empêcher de pleurer. Ils sont cent mille ayant pour lui pitié, et pour Roland bien étrange frayeur. Gane a tout fait ; c’est lui qui a trahi, du roi païen prenant les riches dons, or et argent, étoffes et soieries, mulets, chevaux, chiens, chameaux et lions. V 48 LIVRE TROISIEME 49 Les prodiges des preux Nous ne songeons pas à nous dans la lutte; cous songeons à honneur et à la patrie. Plus la mort nous menace, plus la vie afflue en nos cœurs pour tenir ferme, attaquer et vain- cre. Le lâche amasse l’opprobre sur lui et sur sa race. Nous, si notre sang coule, il n’aura pas coulé en vain. Nous triompherons, ou nous mourrons avec gloire. tyrtée. Telle sera ma chanson guerrière que par elle seront percés des milliers d’écus et rompus des milliers de hauberts... Bien me plaît le doux temps du renouveau qui fait feuilles et fleurs venir; bien me plait le joyeux gazouillis des oiseaux qui font retentir leur chant par le bocage. Mais plus me plait. et jusqu’au fond du cœur, de voir rangés dans la plaine, chevaliers et chevaux armés. J’aime quand les coureurs font fuir gens et troupeaux et que vient un grand tumulte d’hommes de guerre. Grande est mon allégresse quand je vois châteaux forts assiégés, remparts forcés et croulants. Par dessus tout me plaît le bon seigneur qui, solide sur son destrier, est le premier à l’attaque et donne cœur aux siens par son intrépide élan. Alerte chacun, dès que s’engage le combat ! Qu’on suive au premier signe! Nul homme n’est prisé quelque chose tant qu’il n’a pas donné et reçu force coups. Sus à l’ennemi! Nous ver- rons briser les épées et les lances; trouer les écus; dégarnir les heaumes; et maints barons frapper grands coups ensemble ; et, tout désemparés, errer à l’aventure les chevaux dont les cavaliers gisent par terre. La mêlée bat son plein. Que nul homme de haut parage n’ait en pensée que de couper tètes et bras. Mieux être mort qu’être vif vaincu ! Je vous le dis, dormir, manger et boire ont pour moi moindre saveur que d’ouïr des deux parts le cri : « À eux ! » ; d’entendre hennir, par les halliers, les chevaux sans maîtres; d’entendre clamer: « A l’aide! à l’aide! » ; de voir tomber, par les fossés, petits et grands sur l’herbe: et de contempler les ennemis morts qui, percés d’outre en outre, ont aux flancs des tronçons de fer. bertrand de born (douzième siècle). 52 » Voyez ma lame ; elle est et bonne et longue. Je la mettrai devant sa Durandal : on vous dira laquelle a le dessus. » Les Francs mourront s’ils engagent la lutte. Charle le Vieux n’aura que deuil et honte, et plus jamais ne portera couronne. » Ensuite on voit le païen Escremiz, qui de Valterre est le seigneur et maître. Il crie au roi, du milieu de la foule : « A Roncevaux j’abattrai leur orgueil. » Que je les trouve; et Roland, Olivier, tous deux battus, y laisseront leurs têtes. » Les douze pairs sont condamnés à mort. » Les Français morts et la France déserte, Charle tout seul pleurera ses vassaux. » Là se trouvait le païen Estourgant ; Estramariz est son bon compagnon ; et tous deux sont fourbes, félons et traîtres. — « Venez ici, seigneurs, leur dit Marsile : à Roncevaux vous irez tous les deux, et m’aiderez à conduire mes troupes. » Eux de répondre : « A vos ordres, beau sire. » Contre Olivier et Roland acharnés, nous les tuerons avec les douze pairs; car nos épées sont bonnes et tranchantes : on les verra chaudes d’un sang vermeil. » Les Francs mourront; Charle en sera dolent. » Du grand pays nous vous ferons cadeau. » Venez-y, roi : vous verrez beau spectacle; et nous mettrons l’empereur à vos pieds. » Tout courant vient Margariz de Séville, dont le pays s’étend jusqu’à la mer. Pour sa beauté toutes les dames l’aiment. Il n’en est point qui ne s’épanouisse, dès qu’il se montre, et qui ne lui sourie. Nul païen n’est si parfait chevalier. Il fend la presse, et, dominant les cris : — « Ne craignez rien, dit-il au roi Marsile. À Roncevaux j’irai tuer Roland. Son Olivier succombera aussi ; les douze pairs sont voués au martyre. » Voyez mon glaive avec sa garde en or, que je reçus du noble émir de Primes : je lui réserve un grand bain de sang rouge. » Les Francs mourront; France en sera honnie ; et le vieux Charle, à la barbe fleurie, en rage et deuil terminera sa vie. » Oui, dans un an, nous aurons pris la France et coucherons au bourg de Saint-Denis. » Le roi païen profondément s’incline. 53 Voici encor Chernuble de Val-Nègre, aux longs cheveux qui balayent ses talons. En se jouant, il porte un poids plus lourd que ne feraient quatre mulets chargés. Dans son pays le blé ne peut pas croître ; car le soleil ne s’y montre jamais; rosée et pluie y sont chose inconnue. Comme la nuit les pierres y sont noires. C’est là, dit-on, que les démons demeurent. Chernuble dit : « J’ai ceint ma bonne épée; à Roncevaux je la teindrai de rouge. » Vienne Roland, et je fondrai sur lui. Sinon, je veux qu’on ne me croie jamais ! » Oui, mon épée conquerra Durandal; les Francs mourront; la France périra. » Les douze pairs de Marsile s’assemblent ; et, emmenant cent mille Sarrasins, qui avec eux formeront l’avant-garde, pour les combats s’animant à l’envi, ils vont s’armer sous un bois de sapins. II - La grande armée annoncée a la petite troupe Voici venir la foule des païens. Ils ont lacé leurs bons heaumes d’Espagne ; ceint leurs épées faites d’acier viennois ; et revêtu des hauberts sarrasins, pour la plupart doublés d’un triple cuir. Il fait beau voir leurs lances de Valence et leurs écus aux peintures dorées. Leurs gonfanons sont blancs, bleus et vermeils. Laissant mulets et chevaux de voyage, ils vont montés sur leurs coursiers de guerre. À rangs serrés leur chevauchée s’avance. Le jour est clair; le soleil resplendit ; et chaque armure étincelle et flamboie ; et les clairons par milliers retentissent, pour que ce soit un spectacle plus beau. Grand est le bruit, et les Français l’entendent. Olivier dit : « Nous pourrions bien, amis, avoir bataille avec les Sarrasins. » Roland répond : « Ah ! que Dieu nous la donne ! Nous devons tous tenir pour notre roi. » Pour son seigneur on doit souffrir détresse, et endurer le grand chaud, le grand froid ; risquer sa peau, risquer aussi sa tête43. » Soyons tous prêts à frapper de grands coups! Que contre nous on ne chansonne pas44 ! 43 - Littéralement ; « perdre du cuir et du poil. » Sï’n deit hom perdre e del quir et del peil. 44 - Vrai type du chevalier français, le brave Roland ajoute à la témérité un grain de vanité. Ne nous exposons pas à être chansonnés! Telle est l’idée qui se retrouve dans les discours de la plupart des héros de nos chansons de geste, y compris le grand Guillaume d’Orange. Et ils font des merveilles avec l’espoir qu’on ne les chantera que pour les glorifier. 54 » Païens ont tort, et chrétiens ont bon droit. » One ne viendra de moi mauvais exemple. » Sur un haut pic Olivier est monté. Il guette à droite, au fond du val herbu, et voit venir toute l’armée païenne. Lors, appelant son compagnon Roland : « Que de coursiers, quel tumulte d’armures je vois venir du côté de l’Espagne ! » D’ici, de là, ce n’est partout, au loin, que blancs hauberts et heaumes flamboyants. » Nos Français vont faire rude rencontre. » Il le savait, le traître Ganelon, lui qui nous fit choisir par l’empereur ! » Roland répond : « Tais-toi donc, Olivier. C’est mon beau-père. Il n’en faut sonner mot. » Sur un haut pic Olivier est monté. De là il voit le royaume d’Espagne, et les païens en foule rassemblés. Heaumes luisants d’or et de pierreries; écus, hauberts brillamment ciselés; épieux pointus et gonfanons au vent : son œil voit tout. Combien de bataillons ? ah ! ils sont tant qu’il ne peut les compter. Il est troublé au dedans de lui-même; tant bien que mal, descend de la hauteur; revient aux siens et leur raconte tout. Olivier dit : « J’ai vu tant de païens, que nul jamais n’en a plus vu sur terre. » Leur avant-garde à vos yeux va paraître, » Ils sont bien là cent mille avec écus, heaumes lacés, cuirasses toutes blanches, lances en l’air et bruns épieux luisants. » C’est la bataille, imminente, terrible, et sans merci, comme il n’en fut jamais. » Seigneurs français, Dieu vous donne courage ! Au poste, tous, pour n’être pas vaincus ! » Et les Français : « Maudit qui s’enfuira ! Pas un ne va vous manquer pour mourir. » III - Le prudent Olivier et le fier Roland Olivier dit : « Les païens sont en force; et nos Français sont en bien petit nombre. » Ami Roland, sonnez de votre cor! » Charle, entendant, ramènera l’armée. » Roland répond : Trouvères et jongleurs étaient une puissance, comme aujourd’hui la presse. 57 Turpin a fait un grand signe de croix; et, allégés, quittes de tout péché, on se redresse, on se remet sur pied. Bien équipés, vêtus de leurs armures, et tout dispos pour la grande bataille, les chevaliers enfourchent leurs chevaux. Roland appelle Olivier son ami : « Cher compagnon, vous disiez vrai, je vois. Gane est félon ; Gane nous a trahis ; trahis, vendus, pour beaux deniers comptants. » Ah ! l’empereur devrait bien nous venger. » Le roi Marsile a fait marche de nous; mais nos épées lui régleront son compte. » Voici Roland aux défilés d’Espagne, sur Veillantif, son bon cheval courant. Sous son armure il a bien belle mine. Il va jouant avec sa lance au poing, dont l’acier clair est tourné vers le ciel. Du sommet pend un gonfanon tout blanc, aux franges d’or lui battant jusqu’aux mains. Son corps est beau; son front clair et riant. Sur ses pas marche Olivier son ami. Et les Français se disent l’un à l’autre : « Voilà Roland ! c’est notre champion ! » Sur les païens il jette un fier regard, sur les Français un regard humble et doux. Puis, l’air, courtois, il prononce ces mots : « Seigneurs barons, avancez doucement. Cette armée vient chercher un grand martyre et nous porter un butin bel et bon, tel que meilleur n’en eut un roi de France. » Les deux armées sont déjà face à face. Olivier dit : « Pourquoi vous parlerais-je ? » Vous n’avez pas daigné sonner du cor; vous n’aurez donc aucun secours de Charle : il ne sait pas quelle est notre détresse. » Lui ni les siens ne sont point à blâmer... » Vous, chevauchez le mieux que vous pourrez, seigneurs barons, et ne reculez point. » Au nom de Dieu, ne pensez qu’à deux choses : à recevoir et à donner des coups. » N’oublions pas le cri guerrier de Charle ! » Tous aussitôt poussent le cri : « Monjoie! » Qui les aurait ouï lancer ce cri saurait l’élan que donne un beau courage. Puis, on chevauche. Oh Dieu! Comme ils sont fiers! Et quelle hâte! Éperons, piquez dur ! Sus aux païens ! quoi de mieux qu’attaquer? Mais les païens n’ont garde d’avoir peur. Voilà Français et Sarrasins aux prises. V - Les prouesses des pairs de Charlemagne, et ce qu’il advint 58 des pairs de Marsile Sire Aëlroth, le neveu de Marsile, va chevauchant en avant des païens. Sur nos Français il déverse l’outrage : « Félons Français, nous joutons donc ensemble ! » Tel vous trahit qui devait vous défendre. » Charle est un fou de vous avoir laissés dans cette gorge où sera votre tombe ! » La France ici perdra sa renommée; et votre roi le bras droit de son corps. » Roland l’entend. Grand Dieu, quelle colère! Piquant des deux de ses éperons d’or, sur le païen il court, bride abattue, et il l’atteint du plus vigoureux coup. Il rompt l’écu, fracasse le haubert; fend sa poitrine et lui brise les os. Bientôt l’échiné est séparée du dos; et l’âme sort délogée par le fer. À pleine lance il le pousse, l’enlève; l’envoie rouler, le cou coupé en deux; et, quoique mort, l’apostrophe en ces termes : « Va donc, maraud! Charle n’est pas un fou; et il n’aima jamais la trahison. » En nous laissant, il a agi en preux. La douce France aura sa gloire sauve. » Frappez, Français! Le premier coup est nôtre. À nous le droit! À ces gloutons le tort. » Là est un duc du nom de Falsaron. Du roi Marsile il est l’orgueilleux frère ; et comme fief il possède la terre où ont vécu Dathan et Abiron45. Il n’est félon plus brutal sous le ciel. Entre ses yeux s’allonge un front énorme, où on pourrait mesurer presque un pied. Il est saisi, voyant son neveu mort; sort de la foule, et furieux s’élance, avec le cri que jetaient les païens. — « Maudits Français ! clame-t-il avec rage. Mort à l’honneur de votre douce France! » Lors Olivier est pris d’un grand courroux ; pique des deux de ses éperons d’or; en bon baron fonce sur le païen; brise l’écu, fracasse le haubert; lui plonge au corps les pans du gonfanon ; de ses arçons l’abat à pleine lance; regarde à terre où il le voit gisant, et le confond par ces fières paroles : « Je n’ai souci, maraud, de vos menaces... Frappez, Français, frappez; nous les vaincrons! » Il crie : ce Monjoie46 » ; c’est le cri du roi Charle. 45 - [NdÉ] Il en est question de ces deux individus dans la Bible, au chap. 16 du livre des Nombres. 46 - Il est habituel d’écrire Montjoie qu’on explique par Mont de la Joie, nom donné à la colline voisine de Paris où saint Denis eut la joie de conquérir le Paradis par le martyre. La Chanson de Roland, qui est peut-être le premier document où il est fait mention de notre vieux cri de guerre, ne l’orthographie jamais avec un t, et lui donne le sens de Ma joie; Mon joyau (Meum gaudium), par allusion à l’épée de Charlemagne appelée Joyeuse à cause de la joie qu’avait l’empereur de posséder, enchâssée dans le pommeau, la pointe de la lance dont fut percé le Christ. {Lire ci-ap?’ès le couplet 218.) Monjoie, en même temps qu’il est le cri de France, datant du jour où Charlemagne enrichit son épée d’une 59 Un roi est là qui a nom Corsablis. Il vient de loin ; il est de Barbarie. Interpellant les autres Sarrasins : «On peut, dit-il, aisément s’en tirer. » De ces Français, le nombre est misérable ; tels combattants méritent nos dédains. » Leur empereur ne saurait les sauver. Tant pis pour lui ! Pas un n’échappera. Voici le jour où ils vont tous mourir. » Turpin entend ces propos du païen. Est-il vraiment homme plus haïssable? Piquant des deux de ses éperons d’or, il fond sur lui, puis frappe à toute force. Il fend l’écu, fracasse le haubert; lui plante au corps la pointe de sa lance; pousse si fort qu’il le fait chanceler ; enfin l’abat raide sur le chemin. Puis le voyant qui gît dans la poussière, quoiqu’il soit mort, il lui parle et lui dit : « Lâche païen, vous en avez menti! Monseigneur Charle est toujours notre force ; et nos Français ne pensent pas à fuir. » Vos compagnons, nous les clouerons ici. » Pour vous, c’est fait ; allez dans l’autre monde ! Nouvelle mort vous y devrez souffrir47. relique de la Passion, désigne l’oriflamme, la bannière du roi, le drapeau de l’armée. C’est précisément dans la grande bataille de Charlemagne avec le chef de l’islamisme, racontée plus loin, que la bannière royale reçoit le nom de Monjoie, emprunté au cri de ralliement du roi et des chevaliers. (Voir le couplet 251.) 47 - Je traduis ici un vers du manuscrit de Venise : « Novelle mort vos stovera sufrir. » La nouvelle mort, c’est la mort éternelle. Les damnés, à la fois privés de Dieu et privés du néant, meurent éternellement de ne pouvoir mourir. La conception du moyen âge sur la mort éternelle est mise en lumière dans ces vers d’Agrippa d’Aubigné : Maudits, n’espérez point fin à voire souffrance : Point n’éciaire aux enfers l’aube de l’espérance. Aboyez comme chiens; hurlez en vos tourments; L’abîme ne répond que d’autres hurlernenls. Que si vos yeux de feu jettent l’ardente vue À l’espoir du poignard; le poignard plus ne tue. « Que la mort, direz-vous, était un doux plaisir! » La mort morte ne peut vous tuer, vous saisir. Voulez-vous du poison? En vain cet arlilice. Vous vous précipitez? En vain le précipice. Courez au feu brûler? Le feu vous gèlera. Noyez-vous? L’eau est feu; l’eau vous embrasera. La peste n’aura plus de vous miséricorde. Étranglez-vous? En vain vous tordez une corde. Criez après l’enfer? De l’enfer il ne sort Que l’éternelle soif de l’impossible mort. 62 En deux morceaux il partage sa tête ; tranche son corps, sa cuirasse brodée, sa bonne selle où joyaux et or luisent ; pourfend l’échine au cheval qui le porte, et abat morts cheval et cavalier. — « Décidément je vous agrée pour frère. C’est pour tels coups que l’empereur nous aime », lui dit Roland, Et tous s’écrient : « Monjoie! » Voici Gérin sur son cheval Sorel, et son ami Gérier sur Passe-Cerf. Piquant des deux, ils leur lâchent les rênes et vont frapper le païen Timozel, l’un dans l’écu, l’autre sur le haubert. Leurs deux épieux se brisent dans son corps : il tombe mort au milieu d’un guéret. Je ne sais pas et n’ai pas ouï dire lequel des deux fut le plus intrépide. Esperveriz, fils de Borel, est là; il meurt des coups d’Angelier de Bordeaux. Par l’archevêque est tué Siglorel, cet enchanteur qui alla aux enfers où Jupiter le mena par magie. Turpin s’écrie : « Aux diables le félon ! » Roland répond : « C’en est fait du maraud. Frère Olivier, vive qui si bien frappe ! » De plus en plus terrible est la bataille. Français, païens, échangent de grands coups; c’est belle attaque, et c’est belle défense. Partout on voit lances rompues, sanglantes, et gonfanons déchirés, mis en pièces. Que de Français laissent là leur jeunesse ! Ils ont chacun une mère, une femme, et des amis qui là-bas les attendent, aux défilés : ils ne les verront plus. Charle le Grand en pleure et se lamente. Mais à quoi bon ? Ils n’auront point secours. Ah ! Ganelon, quand il vendit les siens, à Saragosse, a fait un mal bien grand ! Il doit en perdre et la vie et les membres, jugé à Aix, ensuite écartelé; et l’on pendra trente de ses parents, qui de leur mort n’avaient aucune attente49. Oui, formidable, horrible est la bataille, ou font miracle Olivier et Roland, et où Turpin rend les coups par milliers. Les douze pairs ne sont pas en retard; et tous les Francs frappent comme un seul homme. Par cent, par mille, y meurent les païens. Qui ne s’enfuit est voué à la mort; bon gré, mal gré, il finit là son temps. Nous y perdons nos meilleurs chevaliers. Ils ont laissé, là-bas en douce France, un père, un fils; ils ne les verront plus, ni l’empereur qui aux ports les attend50. VII - Les présages de la mort de Roland En France éclate une étrange tourmente. Le vent mugit et le tonnerre gronde. Partout ce n’est que pluie, grêle, tempête. La foudre tombe, et tombe, et tombe encore. La terre tremble, oui vraiment elle tremble, de Saint-Michel du Péril de la Mer jusqu’à Cologne où sont saintes 49 - «Qui de mûrir nen eurent espérance, » Littré cite ce vers dans son historique du mot espérance. — Des éditeurs de la Chanson de Roland ont substitué au mot du texte d’Oxford, sans raison suffisante, espairnance ou espargnance. 50 - Le mol port, dans la région pyrénéenne, désigne un passage entre deux montagnes, parce que, selon la remarque de Liitré, « c’est par là que se portent les maichandises ». Tel le port de Vénasque, Le col de Roncevauï est appelé port de Valcarlos. Même sens dans rappellation de Saint-Jean-Pied-de-Port. 63 reliques51, de Besançon jusqu’au port de Wissant. Dans les maisons les murs craquent et crèvent. En plein midi, viennent grandes ténèbres. Il n’est clarté que du feu des éclairs. Chacun le voit et est pris d’épouvante. Plusieurs disaient : «C’est le grand jugement : tout est fini ; les temps sont consommés ! » Mais on se trompe; on ne sait pas les choses. C’est le grand deuil pour la mort de Roland. L’orage est grand ; les signes sont terribles52. Depuis midi jusqu’à la fin du jour, se fait partout une épaisse nuit noire que le soleil ni la lune n’éclairent. Le sol bondit; les murailles se fendent. Tous ceux qui sont les témoins de ces choses ont l’âme en peine et croient qu’ils vont mourir. Ah ! c’est bien droit que tous soient dans l’angoisse, quand Roland meurt, lui le grand capitaine, tel que jamais meilleur ne tint l’épée pour batailler et terres conquérir. VIII - Les français maîtres du champ de bataille Les Sarrasins sont en pleine déroute, tant les Français frappent de leurs épées, dont l’acier blanc est rougi par le sang. Ce n’est partout que païens qui s’enfuient, et chevaliers galopant à leurs trousses. Morts et mourants peuplent toute la plaine. Que de païens tombés sur l’herbe drue ! Que de hauberts qui reluisent à terre, et que d’écus, que de lances brisées! De bons chevaux, errant sans cavaliers, de çà, de là courent traînant leurs rênes, et le poitrail tout empourpré de sang. Si les Français ont gagné la bataille. Dieu ! qu’ils sont loin d’être au bout de leur peine ! Charle en perdra sa force et sa fierté. Grand est le deuil où va tomber la France. De si bon cœur les Français ont frappé, que les païens sont gisant par milliers; et sur cent mille il s’en sauve un ou deux. — « Les braves gens ! s’écriait l’archevêque. De plus vaillants ne sont pas sous le ciel. » Bien est-il dit, dans la geste de France, que tout Français naît hardi pour la guerre, et que le roi est servi par des braves. » De place en place, on va cherchant les siens, les yeux mouillés de tendresse et de deuil, par grand amour pour ceux du même sang. Pourtant Marsile, avec sa grande armée, n’est pas très loin et va 51 - Des textes indiquent ici Reims; d’autres Sens. Je me rallie à l’interprétation de Léon Gautier et de M. Gaston Paris. Dans l’empire de Charlemagne, de même que Besançon était à l’opposite de Wissant, situé entre Boulogne et Calais, Cologne était à l’opposite du Mont Saint-Michel en Normandie. 52 - Ce couplet et les deux suivants sont tirés du manuscrit de Venise, sauf quelques vers pris à d’autres manuscrits. Müller, dans son édition de 1878, donne un double extrait du manuscrit de Venise et du manuscrit de Paris. — Le manuscrit de Paris (treizième siècle) ne souffre pas la comparaison avec le manuscrit de Venise. Mais il tient le premier rang parmi les manuscrits de second ordre où se trouve paraphrasée et remaniée la Chanson de Roland. 64 bientôt surgir. IX - Margariz et son suprême appel à Marsile Le preux Roland, Olivier son ami, les autres pairs, enfin tous les Français, ont frappé dur en vaillants chevaliers53. Des Sarrasins, immense est le massacre. Un a pu fuir; et ils étaient cent mille. Mais ce fuyard ne mérite aucun blâme. Son corps blessé porte écrit son courage : il est percé de quatre coups de lance. C’est Margariz. Il court devers l’Espagne ; trouve Marsile, et lui dit la défaite. Donc Margariz tout seul s’en est allé, l’écu percé, la lance fracassée, l’épée en sang, et le haubert rompu. Ah! les fiers coups qu’au combat il donna! et quel baron, Dieu! s’il était chrétien! Au roi Marsile il fait récit de tout; puis, à voix haute, il le supplie ainsi : « À cheval, sire, à cheval sur-le-champ! Vous trouverez les Français épuisés. » Sans doute ils ont donné martyre aux nôtres. Mais leurs épées, leurs lances sont en pièces; et la moitié d’entre eux couvre le sol. » Les survivants, affaiblis et brisés, sont la plupart blessés, baignés de sang. » Tout désarmés, on les vaincra sans peine. Courez sur eux, cher sire, ils sont à nous. » X - Une nouvelle armée surgit La grande armée des païenne a surgi. Il vient là-bas, par-dessus la vallée, le roi Marsile, avec sa forte armée, qui se divise en vingt belles colonnes. Le clair soleil fait reluire les heaumes, tout émaillés d’or et de pierreries, et les écus et les hauberts brodés. Tout retentit du grand bruit des clairons, sonnant la charge au nombre de sept mille. Roland s’écrie : « Olivier, mon cher frère, Gane le traître a juré notre mort. Sa trahison n’est que trop manifeste; mais l’empereur en tirera vengeance. » Nous, nous allons avoir rude bataille; car on ne vit jamais tel nombre d’hommes. » Ma Durandal va frapper de bons coups. Vous, déchaînez votre épée Hauteclaire. » Nous les avons portées en tant de lieux! elles nous ont gagné tant de victoires ! » N’encourons pas de méchantes chansons. » 53 - Ce couplet et le couplet suivant sont traduits d’après le texte du manuscrit de Venise. Müller cite ce texte, ainsi que celui du manuscrit de Paris, dans son édition de 1863 et dans son édition de 1878. 67 « Cher compagnon, voici Angelier mort. Nous n’avions pas plus vaillant chevalier. » Olivier pousse un long gémissement. « Ah! veuille Dieu, dit-il, que je le venge! » Son destrier vole sous l’éperon. Rouge de sang il brandit Hauteclaire, et va frapper le païen avec force. Un seul grand coup de l’épée qu’il agite tue le païen qui expire à ses pieds. Le démon guette et emporte cette âme... Puis, Olivier tue le duc Alphaïen; tranche la tête au fier Escababi, et jette à bas sept Sarrasins énormes : ils ne pourront jamais plus guerroyer. — « Mon compagnon est en grande colère, disait Roland; il fait mal s’y frotter. » Quel grand honneur je le vois conquérir! Voilà les coups qui nous font chers à Charle. » Frappe, Olivier! Frappe, bon chevalier! » Voici venir le païen Valdabrun, seigneur sur mer de quatre cents navires, et renommé parmi les mariniers. C’est lui qui fut parrain du roi Marsile et le premier lui chaussa l’éperon56. Par trahison, il prit Jérusalem; de Salomon viola le saint temple ; et de sa main tua le patriarche, devant les fonts de notre saint Baptême. Quand Ganelon fit le serment infâme, il en prit acte, et donna à ce traître sa belle épée avec mille écus d’or. Sur son cheval appelé Gramimond, qui court, piqué par l’éperon aigu, d’un pied plus prompt que l’aile du faucon, il va frapper le puissant duc Samson. Fondant sur lui, il met l’écu en pièces; rompt le haubert, lui fait entrer au corps, rouges de sang, les pans du gonfanon; lui fait vider l’arçon à pleine lance, et l’étend mort. « Bien! dit-il à voix haute. Frappez, païens : nous les vaincrons de reste. » — « Ah! sire Dieu! s’écriaient les Français, quel grand baron la France vient de perdre! » Le preux Roland, quand il voit Samson mort, sent deuil au cœur, comme bien vous pensez. Prompt, il s’élance, animant son cheval. Sa Durandal, qui vaut plus que l’or fin, porte bientôt le plus rude des coups. Du Sarrasin elle brise le casque, où reluisaient l’or et les pierreries; lui fend la tête et le corps et l’armure; tranche la selle incrustée en or pur; pénètre enfin dans le dos du cheval. Dieu! quelle entaille! Et l’homme et sa monture, louez, blâmez, s’abattent raides morts. Les païens crient : « Qu’un tel coup nous est dur! » Roland répond : « Je ne puis vous aimer. Le droit vous manque, et vous n’avez qu’orgueil. » Un Africain est là, venu d’Afrique. C’est Malcuidant, le fils du roi Malcud. Son armement, qui est en or battu, plus qu’aucun autre étincelle au soleil. Sur son cheval, qu’il nomme Saut-Perdu, cheval plus prompt que cerf, faucon ou lièvre, piquant des deux, il va vers Anséïs, et frappe droit au milieu de l’écu, dont le vermeil et l’azur sont brisés. Il met en deux le devant de l’armure, et plonge au corps sa lance, fer et bois. Anséïs meurt ; il a fini son temps. — « Pauvre baron ! » gémissent les Français. 56 - Je traduis ici, outre le vers du texte d’Oxford, un vers des manuscrits de Lyon et de Cambridge 68 De-ci, de-là, va et vient l’archevêque. Tel tonsuré jamais ne chanta messe, — si belles sont les prouesses qu’il fait. — « Tu as tué quelqu’un que je regrette; Dieu te le rende ! » a-t-il dit au païen. Et il l’atteint d’un bond de son cheval. Fer ni acier ne peuvent l’arrêter. Il a tiré sa bonne épée Almace; frappe un grand coup sur l’écu de Tolède; rompt le haubert, et, transperçant son homme, l’envoie rouler sur l’herbe qui verdoie. — « Il frappe bien, dit-on, notre archevêque57. » XIII - Grandonis et Roland Voici venir le païen Grandonis, fils de Capuel, le roi de Cappadoce. Marsile a fait de lui le chef des siens en lui donnant renseigne brodée d’or. Son bon cheval, qu’il appelle Marmore, est plus léger que l’agile hirondelle. Il l’éperonne en lui lâchant les rênes, et sur Gérin fond avec tant de force qu’il fend en deux son écu de vermeil, du haut en bas découvre sa cuirasse, lui plonge au corps sa banderole bleue et l’abat mort sur une grande roche. Il tue aussi son bon ami Gérier ; puis Déranger, puis Guyon de Saintonge; enfin il frappe un riche duc, Austoire, maître et seigneur de Valence sur Rhône ; et l’abat mort. Les païens sont en joie. Les Français crient : « Comme tombent les nôtres! » Roland brandit sa Durandal sanglante. Il a ouï les plaintes des Français, et souffre tant qu’il sent son cœur se fendre. — « Païen, crie-t-il, sois-tu maudit de Dieu! Tu paieras cher la mort de ces barons. » Il éperonne; et son cheval s’élance... Qui va périr? Les voilà en présence. Grandonis fut un sage et vaillant homme, preux combattant, sans reproche et sans peur. — « C’est là Roland », s’est-il dit aussitôt, le devinant sans l’avoir jamais vu; car son grand air, sa haute contenance, son fier regard, son beau corps le désignent. Il ne peut pas s’empêcher d’être en crainte. Il voudrait fuir. Impossible; trop tard, — si prompt, si fort est le coup de Roland! Jusqu’au nasal tout le casque est fendu; nez, bouche et dents sont tranchés en morceaux; corps et haubert sont partagés en deux ; et mise en deux est la selle dorée; et mis en deux est le dos du cheval. Homme et cheval sont occis sans remède. Chaque païen gémit et se désole. Les Français crient : « Bien frappé, notre maître! >: 57 - La fin de ce couplet est en partie traduite d’après les deux manuscrits de Venise. 69 XIV - La grande mêlée et la déroute des Sarrasins Rude vraiment et grande est la bataille. Les Francs, frappant avec vigueur et rage, brisent le fer, déchirent les chairs vives, tranchent les poings, les côtes, les échines. Les Sarrasins s’écrient désespérés : « Terre des Francs, Mahomet te maudisse ! Sur toute race est ta race hardie. » Dans leur détresse, ils appellent Marsile : «Chevauche, roi! Nous avons besoin d’aide, » Oui, merveilleuse et grande est la bataille. Les Francs, pointant leurs lances d’acier brun, de tous côtés portent des coups terribles. On peut voir là bien grande douleur d’hommes ; car, par milliers, blessés, sanglants et morts, tel sur le dos, tel sur la face, ils gisent, ou côte à côte, ou tassés l’un sur l’autre. Les Sarrasins n’y peuvent plus tenir. Bon gré, mal gré, il faut qu’ils lâchent pied. Les Francs les vont chasser de vive force. Roland surtout frappe en preux chevalier58. Tous les Français chevauchent à sa suite, et au galop foncent sur les païens. Ils ont du sang jusqu’au milieu du corps, et leurs épées sont tordues ou brisées. Tel qui n’a plus de fer pour attaquer, songe à s’armer d’un cor ou d’un clairon. Chacun est gai ; chacun est fier et fort. — « Les Français sont plus braves que nature. Maudits soient-ils! se disent les païens. Tout est perdu. On ne peut rien contre eux. » Et décampant, ils nous tournent le dos. Mais à grands coups nous les taillons en pièces. Jusqu’à leur roi va la traînée des morts. XV - Marsile lance sa dernière réserve et Abisme combat avec Turpin Voyant qu’ainsi ses gens souffrent martyre, Marsile fait sonner cors et trompettes; monte à cheval et part avec son monde59. Au premier rang chevauchait un païen. C’était Abisme, insigne scélérat. Point n’est félon aussi chargé de crimes. Il ne croit pas en Dieu, fils de Marie ; aie corps noir comme la poix fondue; et prise plus de tuer ou trahir que de gagner tout l’or de la Galice. Nul ne le vit jamais s’ébattre et rire. Mais il est brave et follement hardi ; et c’est par là qu’il plaît au roi Marsile. À lui l’honneur de porter le dragon, autour duquel les païens se rallient. Turpin ne peut, lui, aimer tel coquin. Dès qu’il le voit, il songe à l’attaquer; et, très tranquille, il se dit à lui-même : « Ce Sarrasin m’a 58 - Traduit sur le texte du manuscrit de Venise. — Ce texte est cité par Müller dans son édition de 1863 et dans son édition de 1878. 59 - C’est par suite d’une erreur évidente que le manuscrit d’Oxford, contredit en ce point par tous les autres manuscrits, place ce couplet et le couplet suivant après le couplet 126.
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