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la construction de l'identité dans l'amélanchier et le saintélias de Jacques Ferron, Thèse de Littérature

Typologie: Thèse

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

VirginieTT
VirginieTT 🇫🇷

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Télécharge la construction de l'identité dans l'amélanchier et le saintélias de Jacques Ferron et plus Thèse au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITÉ DANS L'AMÉLANCHIER ET LE SAINT-ÉLIAS, DE JACQUES FERRON. NIÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES PAR PIERRE-ALEXANDRE BONIN JUIN 2008 UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Service des bibliothèques Avertissement La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 - Rév.ü1-2üü6). Cette autorisation stipule que «conformément à l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.» TABLE DES MATIÈRES RÉsuMÉ vi INTRODUCTION•............................................................................ 1 CHAPITRE 1 QU'EST-CE QUE L'IDENTITÉ? APPROCHES THÉORIQUES 9 1.1 L'identité individuelle (Qui suis-je?) 12 1.2 La mémoire, sauvegarde de l'identité 14 1.3 Identité collective: du particulier au général 19 1.4 L'identité québécoise: un casse-tête culturel.. 22 1.5 L'identité ferronnienne 27 CHAPITRE II L 'AMÉLANCHIER : AUX SOURCES DE L'IDENTITÉ 30 2.1 L'enfance, ou les fondations identitaires 31 2.2 La mémoire extérieure et la nécessité de la familiarité 35 2.3 Une identité de père en fille, la transmission par la filiation 40 2.4 Le rapport au territoire: une orientation nécessaire 46 2.5 La mémoire intérieure et l'indépendance mémorielle '" 51 2.6 Le regard de l'autre comme constituant identitaire 55 2.7 En guise de conclusion 63 v CHAPITRE III LE SAINT-ÉLIAS : DU « JE» AU « NOUS », OU LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITÉ COLLECTIVE 64 3.1 Briser le mythe de l' enfermement: un exercice de reconstruction identitaire 65 3.2 Créefllll sentiment collectif: qui sommes-nous? 69 3.3 Sauvegarder l'identité batiscannaise par la lignée des Mithridate 73 3.4 S'ouvrir à l'autre et métisser pour mieux s'identifier 79 3.5 Assumer le passé pour accéder au futur: un détachement nécessaire 83 3.6 Adopter le « Saint-Élias » comme symbole identitaire " """ ,,88 3.7 Conclusions préliminaires 93 CONCLUSION 96 BmLIOGRAPHIE 105 RÉSUMÉ Depuis quelque temps, le Québec subit une crise identitaire d'une certaine importance, en grande partie à cause du débat entourant les « accommodements raisonnables », une série de mesures visant à faciliter l'intégration de certaines minorités religieuses. Pourtant, ce genre de questionnement n'est pas nouveau, bien qu'il soit « original» dans sa justification. Au cours des années 1960-1970, période de la « Révolution tranquille », la société québécoise a vécu de nombreux et importants changements, tant au niveau social que politique. L'un de ces bouleversements concernait l'identité québécoise. L'un des écrivains à avoir le mieux cerné cette remise en question est sans aucun doute Jacques Ferron. À travers deux de ses romans, soit L'Amélanchier et Le Saint-Élias, nous avons voulu comprendre qu'elle était la perception de Ferron par rapport à l'identité. Cette approche du texte ferronnien se distingue tant par le corpus, puisqu'il s'agit de la première analyse conjointe de ces deux œuvres, que par la problématique abordée. Nous postulions l'existence d'une double conception de l'identité « ferroIlllieIllle ». On retrouve d'abord une identité individuelle, qui se construit dès le plus jeune âge et qui continue à se modifier et à évoluer avec le vieillissement de l'individu. C'est elle qu'on retrouve dans L 'Amélanchier, un roman sur la quête identitaire de Tinamer, la narratrice. Ensuite, il existe une dimension collective de l'identité, où c'est le groupe lui-même qui tente, à travers une histoire, des références et un imaginaire communs, de constituer un sentiment d'appartenance commun à tous ses membres. Cette fois-ci, Le Saint-Élias est l'œuvre qui nous propose l'histoire de la collectivité de Batiscan, de même que son accession à une identité commune. Au fil de notre analyse, nous en sommes venus à une surprenante conclusion. Plutôt que de représenter deux « entités» distinctes, les sentiments d'identité individuelle et collective sont plutôt les deux faces d'une même médaille. On peut même pousser la réflexion plus loin en affirmant que, pour Ferron, l'identité collective et l'identité individuelle sont interdépendantes et ne sauraient être mises en opposition. À travers des thèmes comme l'enfance, la filiation et la mémoire, nous avons été en mesure de mieux comprendre le processus de construction identitaire tel que perçu par Ferron. En guise de conclusion à ce mémoire, nous avons voulu insister sur la question de l'écriture, omniprésente chez Ferron, et grâce à laquelle les narrateurs de L 'Amélanchier et du Saint-Élias, ont été en mesure de sauvegarder leur identité, ou celle de leur collectivité. MOTS-CLÉS: identité, Jacques Ferron, enfance, mémoire, écriture. Bien que la définition du pays représente une part importante de l'identité collective des Québécois, la question identitaire ne saurait être réglée uniquement par l'accession à la souveraineté. Le problème est beaucoup plus complexe. Plusieurs spécialistes de la question, dont Edmond Marc, s'entendent pour dire que L'identité est [... ) à la fois individuelle et collective, personnelle et sociale; elle exprime en même temps la singularité et l'appartenance à des "communautés" (familiales, locales, ethniques, sociales, idéologiques, confessionnelles ... ) dont chacun tire certaines de ses caractéristiques. Sur un versant subjectif, j'identité est d'abord une donnée immédiate de la conscience ("je suis moi") [... ) Mais elle traduit aussi un mouvement réflexif par lequel je cherche à me ressaisir, à me connaître ("qui suis­ jeT'), à rechercher une cohérence interne, une consistance et une plénitude d'existence, à coIncider avec ce que je voudrais être ou devenir. C'est donc, en même temps, un état et un mouvement, un acquis et un projet, une réalité et une virtualité. 3 Cette double dimension de l'identité doit être traitée à l'aide de repères théoriques solides. Plusieurs chercheurs se sont penchés sur les deux aspects de la question. Catherine Halpern par exemple, traite du rapport entre l'identité et la filiation, un point important de notre analyse. De la même manière, les recherches de Maurice Halbwachs sur le rapport entre mémoire et identité nous permettront de comprendre le cheminement identitaire de Tinamer de Portanqueu, narratrice de L'Amélanchier, et dans une certaine mesure, celui de la commWlauté de Batiscan, présentée dans Le Saint-Élias. Les travaux de Fernand Dumont sur l'acquisition d'un sentiment d'appartenance collectif, de même que sa définition du concept de « référence» nous seront également utiles. Sur la question de la mémoire collective, Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière fournissent une aide précieuse. Finalement, les recherches de Marc Edmond sur les aspects psychologiques de l'identité doivent être prises en compte, puisqu'elles occupent une place importante dans notre travail. Nous retrouvons également les implications d'une double définition de l'identité dans plusieurs oeuvres de Ferron. Le Salut de l'Irlande, par exemple, explore ces deux facettes. Connie Haffigan, Wl jeune Québécois d'origine irlandaise, 3 Edmond Marc, 2005, Psychologie de l'identité. Soi et le groupe, Paris: Dunod Éditeur, p. 3. 4 protagoniste du récit, dont la quête identitaire culmine avec son entrée dans le FLQ et son arrestation à la toute fin du roman, et qui incarne la composante individuelle. En ce qui concerne la dimension collective, elle est surtout présente dans le rapport qu'entretient Connie avec son père, CDA Haffigan, organisateur politique peu vertueux, qui pousse son fils à se joindre au mouvement révolutionnaire québécois. De plus, le personnage de Frère Thadéus, responsable de l'infirmerie du Collège de Longueuil, où étudie Connie, joue également un rôle important dans l'histoire. Effectivement, il amène Connie à comprendre comment se construit l'identité d'une nation: par la passion et le dévouement des gens qui la composent. En fait, ce roman illustre bien ce que Brigitte Faivre-Duboz et Patrick Poirier mentionnent à propos de l'œuvre ferronnienne dans son entier. Le pays ferronnien n'est pas une entité abstraite, résultant d'un découpage politique fantaisiste [...) mais un territoire avec ses propriétés particulières, et dont les habitants, comme il est dit dans la Bible de la création d'Adam, sont façonnés de la terre même de ce pays qui est leur chair et leur sang. Alors, ce pays n'est plus incertain.4 Pour Ferron, la question de l'identité collective ne peut donc être séparée de celle du pays, qu'il a considéré, jusqu'à sa mort comme « incertain». Toutefois, avant de parler de la collectivité, il importe de s'attarder à l'individualité, puisque sans cette dernière, la première n'a pas lieu d'exister. Des auteurs comme Pierre L'Hérault et Jean-Pierre Boucher, dans leurs études de certains romans de Ferron, ont traité cette question. Alors que Boucher s'intéresse à L'Amélanchier, L'Hérault, pour sa part, travaille davantage Le Saint-Élias. Les seuls autres travaux qui traitent directement de ce deuxième récit sont d'Arpad Vigh, qui s'est penché sur la symbolique du trois­ mâts dans la diégèse. Bien que le corpus ferronnien ait fait l'objet de plusieurs travaux, ces deux œuvres n'ont pas été abondamment analysées. Par contre, tous les auteurs qui s'y sont intéressés ont mentionné, à un degré ou à un autre, la question 4 Brigitte Faivre-Duboz et Patrick Poirier, 2002, Jacques Ferron: le palimpseste infini, Collection « Cahiers Jacques Ferron». Outremont (Qué) : Lanctôt Éditeur, p. 109. 5 identitaire. Cette dernière se retrouve au centre d'autres études sur Ferron, comme celle de Nathalie Prud'homme sur La descente de la croix, un texte de Ferron présentant sa vision des notions d'identité individuelle et collective. Certains romans, comme Le Salut de l'Irlande dont nous avons parlé plus haut, traitent également de ces problématiques, de même que les études qui portent sur cette œuvre. Bref, la critique ferronnienne a su cibler le traitement de la thématique identitaire chez Ferron, sans toutefois faire le tour de la question. Ces considérations expliquent le choix de notre corpus. Puisque l'œuvre de Ferron est considérable et que la question soulevée l'est encore plus, il fallait réduire le champ de l'analyse pour être en mesure de l'approfondir. Nous nous proposons donc d'étudier deux romans. L'Amélanchier, roman paru pour la première fois en 1970, relate l'enfance de Tinamer. Cette dernière écrit afin de tenter de retrouver son identité qu'elle a perdue entre l'adolescence et l'âge adulte. Et comme elle l'indique elle-même, [...] à l'oubli succède J'indifférence de l'oubli comme un écho muet qui prolonge la durée et augmente l'espace de l'oubli. Dès lors, cependant, de cette intimité close, de cet intérieur obscur, on verra le dehors s'ouvrir devant soi, matin tardif de la conscience dont le fil lumineux ne se mesure plus à la longueur des jours, qui dans la succession de ceux-ci ne se brise pas le soir pour recommencer le lendemain; il est maintenant un fil unique; il traverse la nuit, se faufilant par les rêves; il va de jour en jour, de mois en mois, d'année en décade; c'est lui qui me tire de l'avant - Oh! oh! che naso brutto! - et m'a déjà menée à mes vingt ans, devenu le fil de ma vie.5 Il apparaît évident qu'en plus de sa quête identitaire, Tinamer cherche à combattre l'oubli. La question de la mémoire permet également d'effectuer la jonction entre l'individualité, explorée dans L'Amélanchier; et l'identité collective, qui est le sujet du Saint-Élias, un autre roman, paru celui-ci en 1972. Déjà, dans la chronologie de la parution des œuvres, il est clair que l'individualité précède la collectivité dans le processus de constitution identitaire. 5 Jacques Ferron, 1992, L 'Amélanchier, Montréal: Éditions Typo, p. 151-152 N. B. Toutes les autres références à cette oeuvre seront mentionnées entre parenthèses dans le texte. 8 il sur la défmition de l'individualité de Tinamer? Trouver une réponse à ces diverses interrogations nous permettra aussi d'aborder plus facilement l'étape suivante: la constitution identitaire d'une collectivité. Ce phénomène constitue le sujet de notre troisième chapitre qUI traite du Saint-Élias. Tout comme dans la partie précédente, notre analyse porte sur plusieurs points. Nous tenterons de comprendre pourquoi Ferron est en désaccord avec la perception historique du Québec du XIXe siècle. Quelle stratégie emploie-t-il pour modifier cette vision? Nous désirons aussi étudier l'importance et la nature du sentiment d'appartenance que les Batiscanais ressentent par rapport à leur communauté. Cette analyse nous permettra également de mieux appréhender l'attitude de Batiscan à l'égard des autres villages. Dans un ordre d'idée un peu différent, nous voulons aussi savoir si la lignée des Mithridate influence la perception identitaire des Batiscanais et de quelle façon cela se produit. En ce qui concerne le métissage, pourquoi Ferron en propose-t-il une vision singulière? Cette conception diffère-t-elle de celle des autres intellectuels de l'époque? Quel rapport les Batiscanais entretiennent-ils avec leur histoire, et de quelle manière cette relation au passé affecte-t-elle leur conception de l'avenir? Finalement, il nous faudra saisir le véritable rôle du « Saint-Élias », qui renvoie à la fois à un trois-mâts et au titre du récit. À travers cette analyse conjointe de L'Amélanchier et du Saint-Élias, nous tenterons égaiement de mieux cerner la place de l'écriture chez Ferron. Cette question a son importance, surtout lorsque l'on sait que « [...] la transmission est la condition première de la survie [...f » Les personnages ferroniens l'ont bien compris, et à notre tour, nous nous efforcerons de mettre en valeur l'aspect salvateur de l'écriture, tant pour l'identité individuelle que collective. 7 Dominique Garand, 2004, Accès d'origine ou pourquoi je lis encore Groulx, Basile, Ferron... Montréal: Éditions Hurtubise HMH, p. 307. CHAPITRE 1 QU'EST-CE QUE L'IDENTITÉ? APPROCHES THÉORIQUES Lorsqu'il est question d'identité, les défmitions sont aussi nombreuses que les disciplines qui se proposent de l'étudier. Donc, en restreignant la question au champ de la psychologie, nous serons davantage en mesure d'apporter des précisions quant à la nature de cette notion d'emblée pluridimensionnelle. Une définition concise et centrée sur l'aspect psychosociologique du problème nous est proposée par Alex Mucchielli. « L'identité, écrit-il, est un ensemble de critères de défmition d'un sujet et un sentiment interne. Ce sentiment d'identité est composé de différents sentiments: sentiments d'unité, de cohérence, d'appartenance, de valeur, d'autonomie et de confiance organisés autour d'une volonté d'existenceS. » Ces divers « sentiments» peuvent se structurer sur une échelle d'importance qui varie d'un individu à un autre, selon des priorités qui ne concernent que lui. Ainsi, on peut en retenir un seul, ou au contraire, se reporter à tous ceux qui ont été énumérés. Cependant, il faut noter le caractère arbitraire de ces différentes facettes qui peuvent êtres interprétées ou même écartées, selon les personnes. Encore une fois, des difficultés surviennent dès que l'on examine cette nouvelle interprétation plus en profondeur. En effet, il existe une dualité entre l'aspect objectif de l'identité et son aspect subjectif. L'objectivité consiste en l'ensemble des critères de définition évoqués par Mucchielli. L'apport subjectif, quant à lui, apparaît dans l'élaboration du « sentiment interne» qui peut être divisé en d'autres sentiments. Ces derniers se veulent tout aussi 8 Alex Mucchiel1i, 2003, L'identité, Collection: « Que sais-je? », Paris: Presses Universitaires de France, p. 41. 10 libres puisqu'ils font appel à la conscience et à la volonté d'existence du soi, deux concepts non mesurables et qui varient selon les individus. Pour une déftnition plus circonscrite, il faudrait mettre de côté l'aspect subjectif de l'identité, afm de ne conserver que les repères objectifs servant à la défmir. On y retrouverait entre autres: le nom, l'âge, le sexe, l'état civil, la nationalité, la profession; bref, toutes les données qui pennettent à un être humain de devenir un individu sur le plan juridique. Pourtant, une personne représente plus qu'un ensemble d'infonnations légales. Ne peut-on pas se décrire, comme individu, à l'aide d'autres critères que ceux qui sont énumérés plus haut? Pour une défmition plus satisfaisante, il faudrait donc inclure des paramètres subjectifs qui ne peuvent pas être mesurés, mais qui demeurent essentiels à la compréhension de la notion d'identité. Ils doivent entre autres prendre note du « [... ] sentiment de son individualité (')e suis moi"), de sa singularité (')e suis différent des autres et j'ai telles ou telles caractéristiques") et d'une continuité dans l'espace et dans le temps (')e suis toujours la même personne")9.» Ces trois composantes sont inhérentes à l'individualité. On ne peut donc les écarter et prétendre que nous constituons tout de même un individu à part entière, puisque cette prétention ne pourra s'appuyer que sur des critères « objectifs» parfaitement falsifiables. Chez Jacques Ferron, la notion d'identité devient encore plus englobante, comme le remarque Dominique Garand, qui a étudié son œuvre. t...] Ferron s'intéresse, chez ses personnages [...] à tout ce qui concerne leur histoire et leur provenance. Cela inclut l'ethnie, mais aussi l'histoire familiale (le nom, la généalogie, la relation aux parents, etc.), le statut socia~ le lieu de naissance, le lieu de formation, l'ancrage religieux, les rencontres déterminantes, bref, tout ce ~ui a contribué à forger la personnalité du sujet, son héritage direct, ce avec quoi il a dû se débrouiller 0. 9 Edmond Marc, 2004, « La construction identitaire de l'individu ». In Halpern, Catherine (coord.) et Ruano-Borbalan, Jean-Claude (coord.), Identi/é(s), Auxerre Cedex (Fran) : Sciences Humaines Éditions, p. 33. la Dominique Garand, 2004, Accès d'origine ou pourquoi je lis encore Groulx, Basile, Ferron... , op. ci/., p. 338-339. 13 communément appelées « mentalité» (être ouvert aux autres ou être xénophobe, etc.); ou encore des référence psychosociales, ou valeurs sociales (se positionner en faveur de l'avortement, contre la peine de mort, etc.). Peu importe les critères que l'individu retiendra dans sa définition identitaire, ce qui compte, c'est le processus d'autoreprésentation auquel toute personne doit se soumettre, afin de construire sa perception de soi. Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière proposent le même genre de réflexion. Ils ont beaucoup travaillé sur la question de l'identité « québécoise», qu'ils ont abordée à travers la problématique du souvenir. Dans leur ouvrage sur les Mémoires québécoises, ils soutiennent notamment que l'individualité peut être ramenée à un système de représentations qui s'appuient sur un ensemble de traits et sur une interaction avec [' « Autre». Faite de ressemblances et de différences, elle ne saurait reposer exclusivement sur des spécificités très inégalement partagées dans une collectivité. À l'exemple de la personnalité qui évolue au cours d'une vie, l'identité varie dans le temps. 14 Mais puisque le sentiment identitaire ne possède pas de fixité temporelle, comment peut-on affirmer que nous demeurons la même personne qu'il y a cinq, dix ou trente ans? C'est ici que la question de la mémoire entre enjeu. 1.2 La mémoire, sauvegarde de l'identité Lorsqu'il est question d'identité, le lien avec la mémoire peut paraître secondaire. Pourtant, de nombreux spécialistes de la construction du soi démontrent clairement un rapport étroit entre ces deux éléments. On peut en effet « [... ] résoudre la question de l'identité personnelle par la mémoire: si je suis la même personne 14 Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière, 1991, Les mémoires québécoises, Sainte-Foy (Qc) Presses de l'Université Laval, p. 4-5. 14 qu'il y a vingt ans, c'est parce que j'ai le souvenu des différents états de ma conscience l5. » Malheureusement, cette faculté de rappel et ce sentiment d'unicité sont loin d'exister de manière innée. Au contraire, le bambin doit durement travailler afin de se doter d'une mémoire qui lui permettra de se construire une personnalité propre. Il en va de même pour la conscience de soi, que la jeune personne acquerra à un certain stade de son développement psychologique. Les propos que Suzanne Geoffre tient sur L 'Amélanchier de Ferron abondent dans ce sens, du moins sur la question de la capacité de se souvenir. Elle parle ici des conditions par lesquelles un enfant acquiert son autonontie identitaire. Tout d'abord, il lui faut un point de départ fixe, un point d'origine connu. Puis, à partir de ce point, une direction où s'engager sans se perdre et accomplir son destin d'homme, et enfin une mémoire: celle des parents pour les premières années obscures et amnésiques, puis, construite à partir d'elle, une mémoire propre qui permet de se relier à son passé et qui détermine l'identité I6. L'intégration de la faculté de se rappeler la famille proche dans le processus de construction du « moi» représente un apport fondamental. Pour Anne Muxel, cette mémoire « parentale» constitue la base de la déftnition du soi d'un individu. En effet, ce dernier récupèrerait certaines valeurs ainsi que certaines caractéristiques identitaires (tels des souvenirs, des croyances, ou même des superstitions) de ses parents et de ses grands-parents, afin d'édifier ensuite sa personnalité. Elle mentionne entre autres le fait qu'on (...] naît dans une famille, on s'inscrit dans une histoire en fonction d'un certain nombre de valeurs, d'expériences, d'attributs sociaux et symboliques qui vous ont été transmis par une histoire familiale lointaine (généalogique) et par celle que l'on a vécue dans son enfance avant d'acquérir son autonomie d'adulte. Cette double inscription fixe les configurations de ce que l'on appelle l'identité individuelle. 17 15 Catherine Halpern (coord.) et Jean-Claude Ruano-Borbalan (coord.), 2004 Identité(s), Auxerre Cedex (Fran) : Sciences Humaines Editions, p. 12. 16 Suzanne Geoffre, 1990-1991, « L'Amélanchier: un fragment autobiographique », op. cit., p. 28. 17 Anne Muxel, 2004, « La mémoire familiale (entretiens) », ln Halpern, Catherine (coord.) et Ruano­ Borbalan, Jean-Claude (coord.), Identité(s), Auxerre Cedex (Fran) : Sciences Humaines Éditions, p. 161. 15 De cette double inscription se fonne également ce que certains nomment la mémoire filiale. De manière concrète, celle-ci « [ ... ] recouvre: 1. le processus social par lequel des éléments du passé familial vont être conservés dans le présent; 2. les souvenirs de ce passé, qu'ils soient ou non partagés par les membres de la famille l8. » Il ne faudrait pas non plus oublier l'importance, pour une personne en quête de son individualité, de sa généalogie. « [... ] chaque famille a son esprit propre, ses souvenirs qu'elle est seule à commémorer, et ses secrets qu'elle ne révèle qu'à ses membres. Mais ces souvenirs, de même, d'ailleurs, que les traditions religieuses des familles antiques, ne consistent pas seulement en une série d'images individuelles du passé. Ce sont, en même temps, des modèles, des exemples, et comme des enseignements. En eux s'exprime l'attitude générale du groupe; ils ne produisent pas seulement son histoire, mais ils définissent sa nature, ses qualités et ses faiblesses. 19 » Ces propos de Maurice Halbwachs illustrent bien, malgré la singularité de chaque famille, la fonction primordiale que cette dernière joue dans la construction du soi de chacun de ses membres. À travers celle-ci, l'individu a accès à la mémoire cumulée de tous ses ancêtres, fonnant ainsi une longue chaîne mémorielle et identitaire. Vincent de Gaujelac insiste lui aussi sur l'importance de cette mémoire véhiculée de génération en génération. «Chaque individu est dépositaire de tout ou partie de la mémoire familiale à travers ce qu'il a vu, entendu, vécu, et ce qui lui a été transmis, que ce soit par des objets, des témoignages ou des récits. C'est son identité même qui se nourrit de cette mémoire2o• » Cette conception est également partagée par Halbwachs, qui a travaillé sur l'aspect social de la mémoire. Selon lui, « ce sont nos parents qui nous communiquèrent nos premières notions sur les gens et les choses. Du monde extérieur nous ne connûmes longtemps nen que par les 18 Raymond Boudon , Philippe Besnard, Mohamed Cherkaoui et Bernard-Pierre Lécuyer, 1999, Dictionnaire de sociologie, op. cil. p. 145. 19 Maurice Halbwachs, 1952, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris: Presses Universitaires de France, p. 151. 20 Vincent De GaujeJac, 1999, L 'histoire en héritage. Romanfamilial et trajectoire sociale, Collection « Sociologie clinique », Paris: Desclée de Brouwer, p. 148. 18 « je» ne possède de sens qu'à travers le « ils ». En fait, nous pourrions aller plus loin, comme le fait Edmond Marc, lorsqu'il indique que (... ] le sujet se défmit dans une relation avec autrui ou avec des groupes significatifs à ses yeux. L'identité individuelle constitue une sorte de "réponse sociale" aux stimulus qu'apportent les interactions avec les autres dans un souci de se défmir et de délimiter ses frontières au sein de chaque relation. L'individu tente, dans la perception de soi, d'établir une consistance entre les différentes "facettes" suscitées par les rapports à autrui. 24 Ce phénomène évoque ce qui se produit avec Tinamer qui doit composer avec les diverses visions d'elle-même, proposées par les membres de son entourage. Au-delà de la famille, l'être humain fait partie d'une communauté, qu'il s'agisse d'une école, d'un village ou encore d'un pays. Cette inscription dans une collectivité représente un autre stade dans la construction du soi. La réussite d'un individu, sur le plan personnel, l'amène ensuite à construire avec ses pairs une conscience collective qui permettra à un groupe donné de se reconnaître comme unique et différent des autres, élargissant ainsi la perspective identitaire des personnes qui composent cette collectivité. Cette nouvelle phase représente plus qu'un pas en avant, elle s'inscrit comme une étape essentielle à l'affermissement de l'individualité. Comme le dit Fernand Dumont, « à l'exemple de n'importe qui, et comme partout dans le monde, je ne puis me confmner continuité personnelle sans repères collectifs.25 » 1.3 Identité collective: du particulier au général À partir du moment où un individu possède la conscience de son unicité et où celle-ci peut être assumée sans troubles sévères (amnésie, dépersonnalisation, 24 Edmond Marc, 2005, Psychologie de l'identité. Soi et le groupe, op. cit., p. 34. 25 Fernand Dumont, 1987, Le sort de la culture, Montréal: Éditions de l'Hexagone, p. 315. 19 schizophrénie, etc.), il peut alors s'inscrire dans une communauté formée d'êtres comme lui, qui se réclament tous d'une certaine appartenance. Mais quelle est la nature de l'identité collective, et comment se fonne-t-elle? Avant d'aller plus avant dans notre explication de la conscience d'une collectivité, nous devons préciser notre cadre de recherche. Notre analyse se concentre sur deux œuvres de la littérature québécoise. Par conséquent, il est logique que nos interrogations sur l'acquisition d'un sentiment d'adhésion à une société s'attachent exclusivement aux Québécois en tant que groupe social. Pour expliciter davantage les implications de notre corpus, nous empruntons la défInition de Micheline Cambron, pour qui « est québécois ce qui de façon évidente [... ] est destiné de manière privilégiée aux Québécois, conçus - dans un premier temps ­ comme un grand "nous" indifférencié.26 » Ce « nous» indifférencié alimentera notre réflexion sur la construction identitaire. Cela étant dit, est-il possible de défmir clairement l'identité collective? Nathalie Prud'homme, qui a réfléchi sur ce concept dans le cadre de sa thèse de doctorat, fait remarquer que L'identité collective [...] est liée au prmclpe d'appartenance, qui se défmit comme suit: ''[. ..} appartenir à un groupe étendu (ou encore pourvu de dimensions historiques), c'est posséder et/ou exprimer certains traits qui sont susceptibles de manifester ou de signifier que l'on se situe, ou se conçoit [,] dans le cadre collectif d'intérêts ou d'un destin partagés avec d'autres sujets, catégorisés de façon équivalente, en opposition significative avec d'autres sujets relevants de groupes autrement caractérisés."» (Oriol, Michel et Marie-Antoinette Hily. 1982. « L'identité, signifiants et dimensions ». Dans Identité culturelle: approches méthodologiques: actes du colloque IDERIC-CIRB à Sophia Antipolis (France) 25 au 30 mai 1981, textes présentés par Jean-Denis Gendron, Alain Prujuier et Richard Vigneault, p. 149-159. Québec: Centre International de Recherche sur le Bilinguisme.)27 26 Micheline Cambron, 1989, Une société, un réci1. Discours culturel au Québec (1967-1976), op. cil., p.l02. 27 Nathalie Prud'homme, 2003, « Les discours de l'identité collective et les écritures (im)migrantes au Québec entre 1980 et 1999 », Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, p. 6. 20 Il ne peut donc exister de sentiment identitaire collectif que chez des individus qui ont conscience de faire partie intégrante d'une communauté. Celle-ci doit également apporter une certaine «bénédiction» à cette volonté d'appartenance, élément essentiel pour la reconnaissance et donc « l'identification» d'un individu. Ensuite, Prud'homme évoque «certains traits» identiques pour tous les sujets qui appartiennent à une société donnée. Mais que représentent ces traits et comment peuvent-ils instaurer une perception d'obligation réciproque entre des personnes? Chantal Bouchard s'est pareillement posé la question. Qu'est-ce qui permet à un groupe humain quelconque de se reconnaître comme une communauté? À cette question, il est d'usage de répondre: le partage d'un certain nombre de caractéristiques, de coutumes et d'intérêts communs, le fait de vivre dans un même espace, la possibilité de communication entre les membres du groupe, l'identification des individus à la collectivité, etc. Mais la culture ne se résume pas à un ensemble de croyances et de coutumes communes à un groupe humain, elle constitue un véritable code de significations pennettant à l'individu d'interpréter le monde dans lequel il vit et de se définir lui-même dans ces univers. 28 Les éléments proposés par Bouchard nous permettent de mIeux comprendre la formation d'une conscience collective. Mais un consensus sur la nature de ces caractéristiques est-il suffisant pour que l'on puisse parler d'un sentiment d'appartenance à une communauté? En fait, « on peut généralement reconnaître qu'il y a identité collective lorsque les membres d'un groupe humain se nomment, qu'ils s'attribuent un nom qui les désigne comme appartenant à ce groupe.29 » La reconnaissance d'une collectivité par les membres qui la composent est donc essentielle à la création d'une identification groupale. En plus de la légitimation du groupe par ceux qui le composent, il se produit un phénomène de «désaveu» envers ce qui ne fait pas patrie intégrante de la collectivité. 28 Chantal Bouchard, 1998, La langue et le nombril. Histoire d'une obsession québécoise, Collection « Nouvelles études québécoises », Montréal: Fides, p. 19. 29 Ibid., p. 28. C'est l'auteur qui souligne.. 23 fut-elle française. 36 » Il est donc impératif de se réapproprier cet environnement qui, selon Dwnont, semble nous paraître étranger. C'est ici qu'intervient l'œuvre de Ferron, en nous donnant à lire un microcosme de la société québécoise et de sa lutte pour se construire une conscience collective. Il ne faut pas oublier que « l'imaginaire d'une société fonde son identité. Il lui assure cohérence, équilibre, cohésion, et harmonisation. Il est créateur d'espaces de vie et de comportements acceptés. Il est un moyen d'accepter le passé et de vivre le présent sans s'y sentir menacé, ce qui permet de s'asswner et de se rassurer 37• » On peut aller encore plus loin en affirmant, par exemple, qu' « une collectivité (ou un individu [... ]) se défini[t] [... ] à travers les histoires qu'elle se raconte à elle-même sur elle-même et, de ces narrations, on pourrait extraire l'essence même de la défuùtion implicite en laquelle cette collectivité se trouve. 38 » Tant cette acceptation du passé que cette tentative de résolution identitaire apparaissent dans L'Amélanchier, où la narratrice plonge dans ses souvenirs d'enfance pour mieux vivre au présent, et dans Le Saint-Élias, où l'action se déroule selon une chronologie précise qui part du passé pour aboutir au présent, le tout afin de préparer l'avenir. Avant de poursuivre, il importe d'insister sur la question de la « référence », telle que pensée par Fernand Dwnont, puisque le concept nous permettra de comprendre et d'analyser Le Saint-Élias, et nous en retrouverons également des traces dans L'Amélanchier. Bien que Dwnont n'en donne pas de définition claire et explicite, nous sommes tout de même en mesure d'appréhender cette notion de « référence» à travers certaines de ses' réflexions. En parlant de l'identité, par exemple, il indique que 36 Fernand Dumont, 1987, Le sort de la culture, op. cit., p. 245. 37 Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière, 1991, Les mémoires québécoises, op. cil., p. 33. 38 Micheline Cambron, 1989, Une société, un récit. Discours culturel au Québec (1967-/976), op. cit., p.176. 24 Sans être liés les uns aux autres par des relations concrètes, les individus se reconnaissent une identité commune à certains signes et symboles. L'identité peut en rester à l'expérience vécue; on parlera alors de sentiment national. Mais elle peut donner lieu à la construction d'une référence, c'est-à-dire de discours identitaires : idéologies, mémoire historique, imaginaire littéraire... 39 Nous pouvons donc conclure deux choses: ce concept est de nature collective, puisqu'il est question de personnes se réclamant d'une appartenance commune; et cette dernière peut et doit être construite par une communauté. Entre la référence et l'identité collective, il existe donc de nombreuses similitudes. Pour pousser notre analyse plus loin, arrêtons-nous un instant à une réflexion de Dumont, toujours dans sa tentative de définir le concept mentionné plus haut. « De quoi est faite cette référence? Que des individus soient semblables par leurs comportements et même par leurs institutions, ils en éprouvent un sentiment de différence par rapport à d'autres; pour que ce sentiment se tTansforme en un groupement dont on puisse nommer la singularité, l'identité doit devenir un horizon.4o » Pour qu'il y ait construction d'une référence, les individus doivent donc se recommander d'un sentiment d'appartenance réciproque, ou encore, ils doivent se réclamer d'une conscience collective. Voilà qui éclaire d'un jour nouveau le lien que nous avions établi entre la référence et l'adhésion à une communauté! D'une certaine manière, elle peut également être associée à une certaine forme d'autodétermination du groupe, comme le fait remarquer Dumont, lorsqu'il mentionne une « collectivité [qui] est parvenue à se représenter elle-même, à se fonder comme référence.4l » Cela nous ramène au propos du « nous» indifférencié, que nous avons abordé plus haut, en parlant de la constitution de notre corpus. 39 Fernand Dumont, 1993, Genèse de la société québécoise, Montréal: Éditions du Boréal, p. 16. 40 Fernand Dumont, 1993, Genèse de la société québécoise, op. cil., p. 342. 41 Ibid., p. 321. 25 Il est maintenant temps d'y revenir, puisque cette notion prend ici tout son sens. Micheline Cambron définit ce « nous» à travers une question dont elle propose également la réponse. « [... ] qu'est-ce qui fonde ce "nous" dont on ne peut se démarquer, qui redouble la société québécoise dans son entier et gomme les systèmes d'opposition [... ]? Le "nous" se définit, bien sÛT, spatialement, mais bien plus encore, il renvoie à un consensus social [... ].42 » La définition du « nous» par l'espace qu'il occupe n'est pas sans nous rappeler l'exemple des de Portanqueu, personnages de L'Amélanchier. En séparant le monde entre le bon et le mauvais versant des choses, les de Portanqueu se situent du « bon bord» et s'opposent ainsi à tous ceux qui évoluent de l'autre côté, celui que Léon a qualifié de « mauvais». Si cette définition, en plus d'être de nature spatiale, fait aussi consensus, cela nous renvoie plutôt au Saint-Élias, où la communauté de Batiscan se définit par rapport aux villages des alentours, allant même jusqu'à se distancier de la métropole de Trois-Rivières, siège des Romains et de Monseigneur Laflèche, figure négative de l'ecclésiastique, par opposition au chanoine Tourigny. (Ces éléments seront approfondis lors de notre analyse du Saint-Élias) Il est clair, à la lumière de ces informations que la référence et ce « nous» indifférencié représentent deux concepts extrêmement proches et complémentaires, dont on peut étudier les effets simultanément. Ces deux notions nous permettent d'approfondir notre analyse du Saint-Élias et, dans une certaine mesure, celle de L'Amélanchier. Ces deux romans représentent également une occasion pour Ferron de revenir sur la genèse identitaire du peuple québécois. Selon Brigitte Faivre-Duboz et Patrick Poirier, il apparaît clair que 42 Micheline Cambron, 1989, Une société, un récit. Discours culturel au Québec (/967-1976), op. cit., p.86. 28 Pour Prud'homme, « [...] l'individu ne peut s'épanouir sans liens collectifs tenant du particularisme et tendant vers l'universalisme48.» Pourtant, Dominique Garand apporte une nuance à propos de l'œuvre de Ferron, où il n'y aurait « pas de perspective universelle, donc: le monde, c'est d'abord le village et l'humanité, c'est la tribu49.» Il faudra donc voir comment, dans ses deux romans, Ferron arrive à concilier à la fois le particularisme de l'individu et une certaine forme d'universalisme, à travers le village, la province ou encore le pays. Selon notre hypothèse de travail, tout tourne autour du fait que « [...] les individus, chez Ferron, n'existent jamais à l'état d'atomes isolés. Ils appartiennent toujours, en effet, à une communauté plus vaste - familiale, paroissiale, nationale, etc. - de laquelle ils héritent une dimension essentielle de leur être, si bien que, séparés du groupe, ils sont perdus [...].50» Nous analyserons plus en profondeur, au cours des prochains chapitres, cette nécessité pour l'individu d'appartenir à un groupe, peu importe lequel, afm de se réaliser à la fois comme personne, malS également comme membre à part entière d'une collectivité. Parallèlement à cette question, il nous est possible de retrouver chez Ferron, non pas de manière explicite, mais plutôt sous-entendue, les différentes approches théoriques de l'identité dont nous avons discuté plus haut. La perspective génétique, par exemple, est abordée par Pierre L'Hérault, dans son excellent essai sur l'œuvre ferronruenne. Il y affinne en effet que « le besoin, chez plusieurs personnages de Ferron, de retrouver leurs origines et leur propre histoire pour la dégager de l'interprétation qu'en font les autres, concrétise cette essentielle recherche 48 Nathalie Prud'homme, 2005, « De la croix à la soupière: jonglerie individuelle et collective », op. cil., p. 195. 49 Dominique Garand, 2004, Accès d'origine ou pourquoi je lis encore Groulx, Basile, Ferron... op. cil., p. 339. 50 Jacques Pelletier, 1995, Le poids de l'histoire: littérature, idéologies, société du Québec moderne, Collection « Essais », Québec: Nuit blanche éditeur, p. 177. 29 d'identité51 . » Ces personnages se lancent donc en quête de leur héritage historique de leur mémoire familiale, le tout avec le dessein de comprendre ce qui les rend uniques et afm d'assumer leur individualité. On retrouve également dans l'œuvre de Ferron le rapport déjà signalé entre les critères invariables et arbitraires de la défmition de l'unicité. Arpad Vigh, qui a étudié ce problème, se pose la question suivante: y a-t-il une identité naturelle, ou toute identité est-elle en quelque sorte irrémédiablement artificielle? La production de l'identité telle que l'envisagent les sociologues (...] suppose la constitution d'une mémoire sociale faite de traits objectifs (apparence physique, langue, costume, attitudes et comportements) et de traits subjectifs (sentiments, représentation, volonté, imagination spécifiques). Seulement, ce qui fait la spécificité de L'Amélanchier, c'est précisément que ces notions d'objectif et de subjectif sont, sinon dépourvues de sens, pour le moins d'une relativité absolue52. Toutefois, l'aspect relatif de ces notions identitaires n'empêche nullement leur présence dans l'œuvre de Ferron. Il faudrait plutôt parler de critères particuliers, propres aux personnages. Nous tenterons de cerner ces critères, en nous basant d'abord sur la quête d'unicité de Tinamer de Portanqueu, héroïne et narratrice de L'Amélanchier. 51 Pierre L'Hérault, 1980, Jacques Ferron, cartographe de l'imaginaire, Montréal : Presses de l'Université de Montréal, p. 135. 52 Arpad Vigh, 1990-1991, « Jacques Ferron ou la Mémoire extérieure », Études Littéraires, Dossier « Jacques Ferron en exotopie », vo123, n03, 1990-1991 (hiver), p. 96. CHAPITRE II L'AMÉLANCHIER : AUX SOURCES DE L'IDENTITÉ L'Amélanchier propose un récit de la première enfance, celle de Tinamer de Portanqueu, la narratrice. Cette denùère, âgée de vingt ans, ressent le besoin de retourner dans le passé afm de s'orienter et de retrouver son point de départ. Dans le préambule de son histoire, on peut lire ceci : Mon enfance je décrirai pour le plaisir de me la rappeler, tel un conte devenu réalité, encore incertaine entre les deux. Je le ferai aussi pour mon orientation, étant donné que je dois vivre, que je suis déjà en dérive et que dans la vie comme dans le monde, on ne dispose que d'une étoile fixe, c'est le point d'origine, seul repère du voyageur. (L 'Amélanchier, p. 27) De ses rémiruscences, Tinamer espère surtout une chose: reconquérir l'identité qu'elle a eu tant de mal à construire durant ses premières années et qui est maintenant disparue, la laissant, comme elle l'explique si bien, « à la dérive». Nous suivons donc une Tinamer âgée d'environ cinq ans dans son aventure initiatique au bout de laquelle l'attend peut-être cette identité perdue qu'elle souhaite ardemment recouvrer. Elle ne se retrouve pas seule dans cette recherche, puisque de nombreux personnages la rejoignent, au détour d'un souveIÙr, afin de l'aider encore une fois, dans le long et difficile processus de construction identitaire auquel eUe a dû faire face dans sa jeunesse. Pour réussir sa quête d'individualité, Tinamer doit donc compter sur sa faculté de mémorisation. Malheureusement, cette dernière est loin de lui être acquise et avant même de pouvoir s'en faire un allié, elle devra la conquérir de haute lutte à travers deux étapes distinctes et successives. Dans un premier temps, elle doit se fier à une mémoire « temporaire» qui ne parvient pas à traverser la nuit pour raccorder le jour précédent au suivant. En fait, entre le moment où elle s'endort et celui où elle se réveille, Tinamer oublie tout de la journée précédente, ce qui la rend dépendante de l'univers familier dans lequel elle 33 consciente de ses faiblesses et en parle en ces termes: « [...] par mon âge je n'étais pas de force à traverser la nuit et qu'en me retrouvant, le lendemain matin, dans les lieux inconnus, je risquais de ne pas me retrouver, devenue une petite fille sans nom et sans raison. » (L'Amélanchier, p. 53) Ce n'est pas sans raison que Tinamer est effrayée par l'inconnu. Effectivement, nous avons vu plus haut qu'étant donné son jeune âge, elle ne peut se fier qu'à sa mémoire extérieure fragile, qui n'est fiable que dans un contexte coutumier. De plus, elle a d'autres raisons de craindre la nuit et l'oubli qui l'accompagne irrémédiablement. Ainsi, lors d'une discussion avec son père, Tinamer apprend que certains enfants, moins chanceux que les autres, sont internés parce qu'ils ne savent plus qui ils sont. Cette amnésie identitaire est directement liée à la faiblesse de leur mémoire extérieure, dépourvue d'éléments familiers auxquels elle aurait pu se raccrocher. Dépossédés des repères auxquels ils sont habitués, les enfants du Mont-Thabor sont également privés d'une individualité qui leur est propre. Tinamer connaît donc parfaitement l'histoire de [...] ces victimes-là qui avaient été des enfants absolument normaux. Vivant au jour le jour comme on le fait à cet âge, sans mémoire personnelle pour garder leur identité après la nuit, ne la retrouvant que par la pérennité du milieu, qui, brusquement arrachés à cette mémoire extérieure, avaient revu le jour dans l'horreur des lieux aseptiques, dans le désert de l'inconnu, en étaient restés frappés de stupeur à jamais. (L'Amélanchier, p. 139-140) Cette situation périlleuse est corroborée par Ferron lui-même. En effet, il note au sujet de L'Amélanchier que « [...] [c'est un] roman sur le drame intellectuel que peut représenter l'enfance et sur l'amnésie que peut occasionner une perte d'identité si elle n'est pas levée par ce que j'appelle une "mémoire extérieure", c'est-à-dire par un alentour qui soit constant, qui rappelle l'enfant à lui-même chaque jour.55 » Malgré cette conscience des difficultés inhérentes à la faiblesse de sa mémoire infantile, 55 Jacques Pelletier, et Pierre L'Hérault, « l'Écrivain est un cénobite. Entrevue avec Jacques Ferron », dans Voix et images, VIII, 3 (1983), p. 398. 34 Tinamer conserve une vision un peu naïve de l'enfance, et de la même manière, de son identité. (...] être comprise sans se comprendre, tout recevoir des siens et n'en point ressentir la dette, devenir soi-même avec les mots de tout le monde, s'appréhender enfm et déclarer, telle Minerve sortie toute armée du penser de son père, qu'on est Tinamer de Portanqueu, l'unique au monde, l'irremplaçable Tinarner, voilà le sort du premier âge. (L'Amélanchier, p. 151) Elle semble donc convarncue que son identité est définie depuis la naissance et qu'elle n'a pas à se soucier de son élaboration. Elle impute également à son jeune âge cette conception simpliste de la construction du soi. Pourtant, la démarche est loin d'être aussi simple, comme l'explique Edmond Marc. «Le sentiment d'identité résulte d'un processus évolutif qui s'origine tout spécialement dans l'enfance; ce processus ne se fait pas sans crises ni ruptures.56 » Ces épisodes de crises et de ruptures, mentionnées par Marc, surviennent aux enviéons de l'adolescence, et Tinamer en prend peu à peu conscience, rejetant ainsi la crédulité et la «pensée magique» associées à la préado1escence. Au retour d'une randonnée avec des amies de l'école, où elles ont suivi le tracé de l'égout jusqu'au bord du Saint-Laurent, elle constate de manière irrémédiable que la période de son innocence est bel et bien terminée. En revenant de cette expédition mémorable qui mettait fm à ma première enfance, je n'eus pas une pensée pour l'amélanchier - dont personne, d'ailleurs, n'avait jamais entendu parler -, pour les pissenlits et le loriot, pour mon domaine irremplaçable qui s'était abîmé, pour la petite bécasse, Monsieur Northrop et sa montre de lapin prétentieux, pour Messire Hubert Robson, le héros de la Grosse-Île (... ] j'avais oublié de même l'amie du pauvre prêtre, sa petite fée aux cheveux blonds et aux yeux verts. Tout ce que j'avais dans la tête, c'est que Léon de Portanqueu, esquire, mon père drapé dans ses guenilles, avec son télescope dérisoire, sa pleine lune en goguette et les supposés abouts du bois, la mer des Tranquillités et le comté de Maskinongé, était un sacré farceur. Je lui en voulais de s'être moqué de moi. (L 'Amélanchier, p. 121-122) 56 Edmond Marc, 2005, Psychologie de l'identité. Soi et le groupe, op. cit., p. 20-21. 35 Comme on peut le constater, la rupture ne se situe pas uniquement dans le domaine identitaire, mais elle concerne également le rapport que Tinamer entretient avec son père. Cette relation joue un rôle extrêmement important dans la quête de son individualité. Pour revenir à la période de son enfance, nous ne pouvons ignorer le drame qui afflige régulièrement Tinamer : « (... ] je pleurais parce que je n'avais pas lieu d'être aussi fière, sur le point de rechuter, cette fois pour de bon dans le noir de la nuit et de tout oublier. » (L'Amélanchier, p. 51) Il est évident que cet oubli périodique est intimement lié à son jeune âge. En effet, chaque fois que le soir vient et que Tinamer s'endort, elle s'éveille le lendemain pour se rendre compte que sa mémoire a été complètement effacée. Ce passage est donc représentatif de la situation qui a prévalu tout au long de son enfance. Mais de quelle manière cette dernière affecte-t­ elle sa construction identitaire? 2.2 La mémoire extérieure et la nécessité de la familiarité Dans un récit qui porte sur l'enfance, il semble évident que les souvenirs de Tinamer, la narratrice, jouent un rôle important et qu'ils lui soient facilement accessibles. Pourtant elle a dû, dès ses premières années, mobiliser tous ses efforts atm de construire sa mémoire, pour que, par la suite, cette dernière lui serve d'alliée dans sa quête identitaire. La difficulté tient à l'aspect volatile du souvenir, surtout dans la période de l'enfance où se trouve Tinamer. Ce manque de fiabilité, Tinamer en fait régulièrement l'expérience. «Moi, de mon côté, comme je l'avais prévu, j'ai tout oublié, c'était la raison de mes larmes, tout oublié ce que j'avais appris. La nuit a passé l'éponge soigneusement. Quand elle s'en va, il me reste un grand vide, c'est le blanc pur qui dégorge du noir et du gris, de quoi éclaircir le matin, creuser la nouvelle journée. » (L 'Amélanchier, p. 52) Le grand vide de l'amnésie représente une menace pour l'unité même de Tinamer puisqu'il y a 38 Il ne faut pas non plus oublier que cette mémoire faible et extérieure fait partie intégrante du processus de construction identitaire. Comme le fait remarquer Boucher, « [...] le premier rôle de la mémoire est de pennettre à l'individu de trouver son identité propre. Tous les principaux personnages de l'Amélanchier se défInissent par la recherche de leur identité. Cette identité se conquiert de haute lutte, grâce à la mémoire, et consiste à se réunir à soi-même par-dessus la muraille de la nuit.59 » Ce qui différencie Tinamer des autres personnages de L'Amélanchier, en plus de son jeWle âge, c'est le rapport qu'elle entretient avec la mémoire. Tinamer est la seule à s'affliger de ce qu'elle oublie de la veille et elle considère comme Wl obstacle et Wle menace tout événement qui pourrait venir altérer, ou pire, rendre ineffIcace sa mémoire déjà imparfaite. Pour cette raison, l'aventure qu'elle vit en rêve, après s'être endormie dans la cour, est catastrophique. En plus de subir plusieurs transformations physiques (elle va d'abord rétrécir avant d'être littéralement transfonnée en bécasse du Canada) qui mettent à mal la conscience de son unité et de son unicité, elle n'est plus en mesure de retrouver les lieux auxquels elle s'est habituée. Tinamer ne peut accepter l'idée qu'elle est perdue et que la nuit pourrait la surprendre dans Wle position de faiblesse. « Je devais me sauver à tout prix, retourner à la maison, dans les lieux familiers qui constituaient la mémoire extérieure par laquelle, chaque jour, je triomphais de la nuit et redevenais moi-même; mais comment faire dans le noir, sans repère, sans direction? » (L 'Amélanchier, p. 63­ 64) Si elle n'y parvient pas, elle connaîtra le sort des internés du Mont-Thabor que nous avons évoqué plus haut. À de nombreuses reprises dans le récit, Léon met Tinamer en garde, en lui parlant de ses pensionnaires. - Je disais que dans ce lieu d'enfennement et de perdition pour enfants déjà perdus, j'ai beaucoup réfléchi et en particulier sur ce jour si seul et si précaire qui constitue la conscience des premières années; je me suis demandé, et me demande encore, si des enfants plus doux que les autres, incapables 59 Jean-Pierre Boucher, 1973, Jacques Ferron au pays des amélanchiers, op. cil., p. 23. 39 de clamer leur désarroi, ne perdent pas l'esprit que, s'éveillant d'une nuit dont ils ont oublié la veille, ils se voient dans un monde nouveau qui n'a pas plus de mémoire qu'eux. (L 'Amélanchier, p. 77) Jean-Louis Maurice, surnommé « Coco », est l'un de ces « pensionnaires », et en plus d'être le patient préféré de Léon, il est également le parfait exemple de l'enfant desservi par la faiblesse de ses souvenirs externes. Depuis sa naissance, il a été transféré de crèches en hôpitaux spécialisés, avant de finalement aboutir au Mont­ Thabor. Tous ces déplacements l'ont empêché de bien asseoir sa mémoire extérieure, ce qui fait dire aux médecins qui l'ont examiné qu'il est aliéné et irrécupérable. Pourtant, le spécialiste qui évalue son état psychologique durant son adolescence fait mention d'« observations fragmentaires [... ] mais qui dénotent une capacité de compréhension et de mémoire - une organisation spatiale (dans un espace vécu et non encore objectif) - qui font penser à un potentiel initial bien supérieu/o au niveau mental que le dossier rapporte (sans qu'il soit possible de le préciser nwnériquement). » (L 'Amélanchier, p. 132) Jean-Louis possède donc une potentialité mémorielle inexploitée, ce qui veut dire qu'il aurait tous les éléments en main pour raffermir sa mémoire extérieure. Malheureusement, à cause de son âge et de son développement cognitif, il est impossible pour lui de réaliser ce « potentiel initial ». Par le fait même, il devient une victime de l'oubli et cette condition le mène tout droit à l'aliénation. En fait, on peut ramener ses difficultés à la perte de ses références identitaires. Mais ne pourrait-on pas concevoir un moyen d'enrayer cette déficience mnémonique dont souffre tant Tinamer et qui affecte également « Coco»? La réponse que Tinamer cherche si ardemment se trouve peut-être, dans les souvenirs de son père. En effet, lui aussi s'est jadis aft1igé de sa mémoiIe extérieure et imparfaite, qui le laissait à la merci du moindre changement de son environnement. Mais à travers ses réflexions, il en est arrivé à une conclusion surprenante: il existe un autre 60 C'est l'auteur qui souligne. 40 type de mémorisation, qui permet à l'enfant de relier la veille au lendemain, par­ dessus l'obstacle de la nuit. Lors d'une discussion avec Tinamer, il lui fait part du questionnement et des inquiétudes qui ont peuplé son enfance. [...] j'ai été porté à penser fort tôt qu'il était périlleux d'être sauvé ainsi, chaque jour, et qu'il serait avantageux, à tout Je moins prudent, d'ajouter à la pérennité de l'ambiance une mémoire qui me rut propre, grâce à laquelle je serais devenu un peu mon sauveur. Cette mémoire existait certainement puisque ma mère et les bonnes parvenaient à faire passer l'ombre à leurs esprits. Je le savais de bonne part, tirant d'elles des renseignements sur la veille et me faisant raconter ce que j'avais oublié. (L 'Amélanchier, p. 75-76) En principe si les membres de sa famille possèdent la faculté de se retrouver par-delà la nuit, Léon, de même que Tinamer, bien des années après lui, devraient avoir la possibilité d'effectuer un travail semblable. Mais si c'est une chose de reconnaître ['existence d'une mémoire « personnelle », c'en est une autre d'en acquérir une par ses propres moyens. C'est ici que le rapport que Tinamer entretient avec ses parents entre en jeu. 2.3 Une identité de père en fIlle, la transmission par la fIliation Bien que le rapport à la figure paternelle soit très important pour Tinamer, L 'Amélanchier traite également, quoique d'une manière plus générale, des questions de la filiation et de la famille. La preuve en est que dès le début du deuxième chapitre, Tinamer dresse le portrait complet de sa cellule familiale immédiate: "­ Par mon père, le précité Léon de Portanqueu, esquire, j'appartiens à une célèbre famille du comté de Maskinongé qui a donné à la Patrie un notaire, un avocat-poète, un agronome, six maîtresses d'école et un zouave pontifical, sans compter les cultivateurs, tous grands féodaux. Par ma mère, Etna, ainsi nommée parce qu'elle se fâcha une fois, une seule, mais si fameusement que les jours et les ans, les semaines de résignation, de longanimité et de douceur, ne l'ont pas effacée des mémoires, j'ai deux gouttes de sang irlandais, de la malpropreté et de l'orgueil, je suis de race royale, ce qui n'a jamais été contesté dans le quartier Hochelaga où ma mère a grandi, pumée de trois frères résolus. De ma propre initiative, je me suis fait un frère d'un chien nommé Bélial, des cousins de trois chats, Bouboule, le matou, Jaunée, la chatte, et Thibeau, leur fils, car je me sentais seule d'être fille unique et les trouvais 43 puberté, Tinamer voit en Etna une complice, parce qu'elles sont toutes deux membres de la même « confrérie », celle du sexe fémin.in. En attendant l'arrivée de l'adolescence, Tinamer doit tout de même composer avec une capacité de mémorisation déficiente et la quête d'une identité fuyante. Elle est aidée dans son cheminement par son père qui a connu une angoisse semblable lorsqu'il était enfant. Lui-même comprend les affres que représentent des souvenirs instables auxquels on ne peut se fier pour conserver son individualité. Il raconte à Tinamer comment, lors d'un épisode tragique de son enfance, il en est arrivé au même constat qu'elle, en ce qui concerne l'obscurité porteuse d'oubli. "Cet incendie a changé l'idée que je me faisais de la nuit qui, antérieurement, m'apparaissait comme un barrage à la mémoire, un empêchement à la conscience. Le soir, quand on me mettait au lit, il m'était possible de repasser les menues péripéties de lajoumée, mais les yeux me fermaient bientôt. Je me disais: 'À quoi bon? Demain j'aurai tout oublié.' Ma journée s'achevait dans l'ombre comme ces rêves qu'on fait dans le sommeil et qui, pour agréables qu'ils soient, se dissiperont, on le sait, dès le réveil. Le lendemain matin, je me souvenais du moins de ma prédiction; je vérifiais, elle était juste: je ne gardais de la veille que l'impression d'un songe sans substance, comme si j'avais dormi depuis ma naissance. Cette journée-là s'était fondue dans la nuit; pourtant je savais que j'y avais été sur pied, actif et vigilant, et capable, le soir venu, de faire mon acte de conscience, c'est-à-dire de me la remémorer; malgré tout je ne m'en souvenais plus. "Il n'y avait pas de quoi me faire un drame, car en même temps que je constatais mon incapacité à retenir, au moins j'étais retenu: je retrouvais ma chambre, les bruits de la maison et de la rue, l'univers familier de ma mémoire extérieure. Chaque matin, j'étais sauvé par elle et j'en éprouvais de la reconnaissance pour les divinités de mon enfance." (L'Amélanchier, p. 75) En faisant part de ses réminiscences à Tinamer, Léon indique clairement le rôle que joue la figure parentale dans la quête identitaire du bambin. Comme le mentionne Jean-Pierre Boucher, « c'est (... ] un peu grâce à la mémoire de son père que Tinamer découvre la sienne propre.63 » Les parents peuvent donc « servir» de soutien pour l'enfant, lorsque ce dernier se retrouve aux prises avec des souvenirs fuyants et une identité précaire et incertaine. Encore une fois, le lien avec les pensionnaires du Mont-Thabor et Jean-Louis « Coco» Maurice est évident. 63 Jean-Pierre Boucher, 1973, Jacques Ferron au pays des amélanchiers, op. cil., p. 20. 44 Comme ceux-ci ne peuvent s'appuyer sur un ensemble de rappels familiaux afIn de pallier la faiblesse de leur mémoire, ils sont voués à l'oubli et à l'aliénation. « Le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme est d'être perdu, c'est-à-dire de n'être plus sous la protection des divinités familiales qui le rattachent aux origines du monde et l'empêchent d'être la proie des forces de la nuit.64 » La famille joue ici un rôle capital puisqu'elle permet à Tinamer de combler les lacunes de sa mémoire extérieure, tout en lui assurant un cadre familier dans lequel elle peut à sa guise construire son individualité. Mais la fonction des parents va encore plus loin. Revenant sur son enfance, Léon est en mesure d'expliquer à Tinamer comment il a pu se doter d'une faculté de mémorisation qui lui est propre, se libérant du même coup de la trop grande dépendance qu'il entretenait envers son entourage. "De cette impuissance qui m'étonnait, qui m'inquiétait sans doute autant car elle me donnait le sentiment de ma précarité, j'ai dû m'ouvrir à ma mère et ce serait par sa mémoire doublant encore la mienne de sa puissance tutélaire, même si elle est morte depuis longtemps, que je me souviens de ce jour unique de mon enfance toujours cernée par la nuit. Je n'y ai pas attaché beaucoup d'importance, jusqu'à ce que j'entre dans un lieu d'exclusion, dans un lieu secret où l'on garde enfermés des enfants aliénés..." (L 'Amélanchier1 p. 76) C'est donc à travers la mémoire de sa mère qu'il a pu passer de la sienne propre, qui était faible et dépendante, comme l'est celle d'un enfant, à la mémoire, plus forte et plus fIable, d'un adulte. Ce n'est pas une coïncidence si, après avoir été aidé par une fIgure maternelle, Léon va jouer le rôle de «protecteur» de la réminiscence de Tinamer. Au contraire, on sait que « le père, en effet, reproduit volontiers, dans son rapport avec sa fIlle, ce qui a présidé aux liens avec sa mère.65 » Cette confIdence de Léon nous permet de faire un lien entre le souvenir et l'identité. Au chapitre précédent, nous avons abordé la question de la commémoration familiale. Ici, le principe est le même. Comme le fait remarquer Jean-Pierre Boucher, « [... ] Léon aide Tinamer à se souvenir, comme, en son temps, sa mère l'a aidé, chaque individu 64 Ibid., p. 21. 65 Didier Lauru, 2006 Père-ji//e. Une histoire de regard, Paris: Éditions Albin Michel, p. 33. 45 s'inscrivant à la suite d'une longue chaîne, et voyant en lui le monde entier recommencer. 66 » L'importance d'une mémoire générationnelle dans la construction identitaire n'est plus à prouver. C'est justement cette dernière qui a permis à Léon de maintenir son unicité au-delà de la nuit. « Sans la protection des divinités familiales, j'aurais été sa proie et n'en aurais rien su. » (L'Amélanchier, p. 78) Une protection identique s'applique à Tinamer, puisque Léon et, dans une moindre mesure Etna, veillent à ce que Tinamer ne se perde pas dans l'oubli et qu'ainsi elle puisse conserver les fragments d'individualité qu'elle possède. De la même manière, le récit que fait Léon de la bible familiale s'inscrit parfaitement dans le cheminement identitaire de Tinamer, puisque « l'enfant va [... ] se comprendre lui-même en comprenant de qui il est issu. Son intériorité, son identité sont en relation avec cette mémoire qui lui est transmise par d'autres.67 » À travers l'histoire et les souvenirs de sa famille, Tinamer parvient à un niveau supérieur de sa mémoire, ce qui lui permet par la suite de construire son identité et de se libérer peu à peu de sa dépendance à l'égard de ses parents. En plus de cet accès à une pensée plus forte et indépendante, Léon dote Tinamer d'un autre bien précieux: la séparation de son univers en deux parties facilement reconnaissables. D'une part, la maison et le bois qui l'entoure et d'autre part, la rue et la ville. En effectuant cette démarcation, Léon assure à Tinamer un environnement stable et immuable, où elle peut se retrouver facilement, ce qui facilite le travail de sa mémoire extérieure. 66 Jean-Pierre Boucher, 1973, Jacques Ferron au pays des amélanchiers, op. cil., p. 21. 67 Martine Barbeau, 1998, Je me souviens, donc je suis, Collection « Grandir », op. cil., p. 77. 48 que Tinamer, qill se serait égarée dans le boisé attenant à la maison des de Portanqueu, il y a plusieurs dizaines d'années. Ce personnage a été inspiré à Ferron par la lecture du livre de l'abbé Charles­ Édouard Mailhot, Les Bois-Franc/o, d'où vient ,également l'histoire de Messire Hubert Robson. Dans cet ouvrage, initialement publié en quatre volumes, l'abbé Mailhot présente, à travers plusieurs anecdotes et biographies, l'histoire de la région des Bois-Francs. Si le premier tome est consacré à la fondation des différents villages, de même qu'aux mœurs et coutumes des premiers colons, le deuxième tome, pour sa part, se concentre sur la biographie des familles importantes de la région. Nous disions donc que Mary Mahon est perdue, et qu'elle illustre bien le danger qu'il y a pour Tinamer de s'aventurer seule dans le petit bois ou, pire encore, du mauvais côté des choses. Elle exprime cette inquiétude, lors de sa mésaventure onirique. « (... ] je craignis, à l'instar de Mary Mahon, d'être perdue et peut-être à jamais. » (L'Amélanchier, p. 63) Pour Tinamer, la notion d'orientation revêt donc une importance primordiale, si elle veut échapper au sort de Mary. D'ailleurs, c'est en partie pour cette raison qu'elle écrit le récit de son enfance, comme elle nous le confie dès la première page du roman. Pour éviter de se perdre, elle a recours à un ouvrage de Pierre Jaccard, Le Sens de l'orientation et de la direction chez l 'homme 71. Ce livre explore, tant chez les animaux que chez les humains, le fonctionnement du sens de l'orientation. À travers diverses anecdotes, concernant des peuples indigènes et certains récits d'explorateurs, Jaccard tente de comprendre comment fonctionne ce qu'il nomme le « sens de la direction ». Le livre, divisé en trois parties, analyse en détail les différentes théories 70 (Abbé) Charles-Édouard Mailhot, 1968-1969, Les Bois-Francs, 2 t., L'Imprimerie d'Arthabaska lnc. 71 Pierre Jaccard, 1932, Le sens de la direction et l'orientation lointaine chez l'homme, Paris: Payot, 354 pages. 49 de l'évolution pour expliquer comment s'est développé le sens de l'orientation, d'abord chez les animaux, et ensuite chez l'homme. Dans la dernière partie, il est question des différents modes d'orientation, dont l'orientation domocentrique. Cette dernière « a pour centre de référence le point de départ dont on garde une connaissance si précise que l'on ne peut pas se perdre. La conservation du point d'origine est ainsi assurée par un calcul constant des déviations effectuées en cours de route.72 » C'est celui que privilégie Tinamer. Malheureusement pour elle, L'orientation domocentrique, si merveilleuse soit-elle, ne garantit pas durant le voyage, durant la vie, la pérennité du point de retour, qui reste dans le temps, sujet à transformation, sinon à déplacement, tel notre bois, en arrière de la maison; de plus, se situant au coeur du premier âge, l'amnésie de celui-ci l'obscurcit, le rend aléatoire et variable, sujet à extension, d'une maison devenant comté, d'un comté pays, quitte à se réduire peu à peu, à rien. (L 'Amélanchier, p. 148) Malgré tout, un espoir demeure, et elle peut retrouver le point d'origine, qui se trouve au centre de ses jeunes années, comme le fait remarquer Jean-Pierre Boucher, « à condition que sa mémoire réponde à l'appel au secours. 73 » Heureusement pour Tinamer, son point de départ, symbolisé par l'enfance, est encore parfaitement clair dans ses souvenirs, puisque « le point de départ, qui devient, après le départ, le point de retour, est demeuré longtemps longtemps [sic] le seul point fixe au monde. » (L'Amélanchier, p. 147) De plus, il existe un rapport évident entre l'orientation et la mémoire extérieure. Maurice Halbwachs affirme ainsi que [... ] les différentes chambres d'une maison, tels recoins, tels meubles, et, aux environs de la maison, tel jardin, tel coin de rue, parce qu'ils éveillent d'habitude chez l'enfant des impressions vives, et se trouvent associés dans son esprit avec certaines personnes de sa famille, avec ses jeux, avec des événements déterminés, uniques ou répétés, parce que son imagination les a animés et transfigurés, acquièrent en quelque sorte une valeur émotive: ce n'est pas seulement un cadre, mais tous ces aspects familiers font partie intégrante de la vie sociale de l'enfant, réduite à peu près à la vie familiale; ils l'alimentent, en même temps qu'ils la limitent. Sans doute, il en est un peu de même pour l'adulte. Quand celui-ci quitte une maison où il a longtemps vécu, il lui semble qu'il abandonne derrière lui une partie de lui-même: de fait, ce cadre disparu, tous les souvenirs qui s'y rattachaient risquent aussi de se dissoudre: cependant, comme l'adulte n'enferme pas sa pensée aux limites de sa demeure, de la période qu'il y a vécu beaucoup de souvenirs subsisteront, qui se rattachent à d'autres objets, à 72 Jean-Pierre Boucher, 1973, Jacques Ferron au pays des amélanchiers, op. cil., p. 12. 73 Ibid., p. 18. 50 d'autres lieux, à des réflexions qui s'étendent au-delà du domicile: de sa demeure elle-même il a chance de garder un souvenir plus ou moins riche, car il retrouvera peut-être ailleurs ceux qu'il y a rencontrés, et, puisque la maison était, à ses yeux, un petit cadre dans un grand, le grand cadre, qui subsiste, lui permettra d'évoquer le petit L'enfant aurait beaucoup plus de raisons de s'attrister, lorsqu'il quitte assez jeune encore la maison où il a passé de longues années, car toute sa vie y est enfermée, et ce sont tous ses souvenirs qui y étaient attachés: le nombre de ceux qui y ont vécu avec lui, et qu'il pourra retrouver, diminue vite: la maison disloquée, la famille dispersée ou éteinte, il ne peut plus compter que sur lui-même pour conserver l'image du foyer, et de tout ce qui s'y rattache: image d'ailleurs suspendue dans le vide, puisque sa pensée s'est arrêtée au cadre qui la délimitait, puisqu'il n'a qu'une idée très imparfaite de la place qu'elle occupait dans l'ensemble des autres images, et qu'il n'a connu cet ensemble que quand elle n'existait déjà p1US.74 Dans ces conditions, pour des enfants, la seule balise fixe, tant dans le temps qHe dans l'espace, est l'UIÙvers du domicile familial et des lieux familiers qui l'entourent. Sans 'cet ancrage spatial, leur conscience individuelle ne peut survivre et soit ils deviennent aliénés, comme Jean-Louis Maurice, soit ils se perdent « pour toujours », comme Mary Mahon. C'est à ce double sort peu enviable que tente d'échapper Tinamer. Elle a donc besoin, plus que jamais, de repères solides auxquels elle peut se fier afin de s'orienter et éviter ainsi la perte d'identité. Malheureusement, la division établie par Léon ne peut résister. à l'épreuve du temps et Tinamer en est consciente, lorsqu'elle affirme qu'« à mesure que les années passaient, il voyait se défaire le domaine de mon enfance et le maintenait de peine et de misère, par exemple en tournant sur place dans le bois, les samedis et les dimanches, pour ne pas en atteindre le bout. Déjà, son partage des choses en bon et mauvais côté n'était plus aussi net qu'il l'avait voulu. » (L'Amélanchier, p. 104) En vieillissant, elle ne peut plus se fier à sa réminiscence extérieure qui, pour l'assister, doit s'appuyer sur des repères familiers et immuables. Elle doit donc se constituer une nouvelle mémoire qui, par la suite, se révélera en mesure de l'aider à construire et à conserver son identité. Cela ne se fera pas sans peine ni sacrifices, mais Tinamer peut espérer qu'avec une faculté de remémoration pius forte, elle sera à même de s'orienter, et ainsi de raffermir les bases fuyantes de son individualité. 74 Maurice Halbwachs, 1952, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cil., p. 97-98. 53 Du moment que, fermée sur moi-même, j'ai déclaré que j'étais Tinamer de Portanqueu, mes yeux se sont ouverts et je vois, bien placée pour le faire, au milieu de toute chose, exactement au centre du monde. Grande situation, situation unique, oui mais, parce que j'y suis, au-dedans de moi, parce que le reste du monde, y compris mes supposés semblables, se présentent par le dehors, à l'envers de mon endroit (ou à l'endroit de mon envers), il me semble qu'une absence s'est produite, qu'une personne familière n'est plus là, dans ce que je voyais auparavant. (L'Amélanchier, p. 152) Cette absence pèse lourdement sur la construction de son individualité, puisque malgré son indépendance, elle n'arrive plus à s'orienter et que ses réminiscences deviennent parcellaires. En fait, c'est sa liberté nouvellement acquise qui lui cause tant de problèmes puisqu'elle rejette ainsi son point de départ, qui se situe dans son enfance, comme nous l'avons déjà expliqué. En dédaignant ses repères familiers, Tinamer devient son propre point de référence, l'empêchant du même coup d'avoir accès à ses souvenirs qui, en l'absence d'une mémoire extérieure fondée sur des lieux et des objets, ne peuvent plus êtres actualisés dans le présent. Dans la même ligne de pensée, Vincent de Gaujelac fait remarquer que « la mémoire est un moyen de se projeter dans l'avenir plutôt qu'une fixation sur le passé. Mais cette mémoire vivante a besoin d'être entretenue et partagée.78 » Tinamer se doit donc de retourner aux sources de ses souvenirs, dans son enfance, où elle pourra revitaliser sa mémoire et ainsi sortir de son emprisonnement. Si elle n'y parvient pas, un sort peu enviable l'attend. Comme elle l'afflIme elle-même, (...] à l'oùbli succède l'indifférence de l'oubli comme un écho muet qui prolonge la durée et augmente l'espace de ['oubli. Dès lors, cependant, de cette intimité close, de cet intérieur obscur, on verra le dehors s'ouvrir devant soi, matin tardif de la conscience dont le fil lumineux ne se mesure plus à la longueur des jours, qui dans la succession de ceux-ci ne se brise pas le soir pour recommencer le lendemain; il est maintenant un fil unique; il traverse la nuit, se faufilant par les rêves; il va de jour en jour, de mois en mois, d'année en décade; c'est lui qui me tire de l'avant - Oh! oh! che naso brut/of - et m'a déjà menée à mes vingt ans, devenu le fil de ma vie. (L 'Amélanchier, p. 151-152) 78 Vincent De Gaulejac, 1999, L 'histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale, Collection « Sociologie clinique », Paris: Desclée de Brouwer, p. 151. 54 Il est donc impératif, pour Tinamer, de se réconcilier avec les différentes facettes de sa mémoire. Cela ne se fera pas sans peine, mais elle « finira par comprendre que la mémoire extérieure, fragile et périssable en sa matérialité, nécessaire, mais certainement aussi insuffisante pour sauvegarder son identité, ne peut se passer d'une mémoire intérieure.79 » Avec le recul des années, Tinamer accepte effectivement cette réalité. Elle prend le parti de nous raconter comment elle a pu surmonter les difficultés inhérentes à sa mémoire extérieure, avant de se doter d'une mémoire intérieure indépendante. Cette double mémoire, on la retrouve chez l'auteur de À la recherche du temps perdu, bien que formulée de manière assez différente. En effet, Marcel Proust « distingue [... ] la mémoire volontaire de la mémoire involontaire.so » La première, selon lui, serait celle que l'on utilise tous les jours, et qui fonctionne de manière rationnelle. On accède à cette mémoire par un effort de volonté conscient, et les souvenirs que nous sommes en mesure de faire surgir sont ceux que nous avons décidé de rappeler. La mémoire involontaire, au contraire, ne peut faire l'objet d'un effort conscient. C'est plutôt le souvenir qui « décide » lui-même du lieu et du moment de sa manifestation. Proust précise que cette mémoire incorporée peut être activée par des lieux ou des sensations qui procurent un sentiment de « déjà-vu ». L'exemple le plus connu de l'œuvre proustienne est sans contredit celui de la petite madeleine trempée dans une tasse de thé. Cette distinction permet à Proust de mieux comprendre les véritables fondements de l'individu, donnant ainsi à la mémoire une importance encore plus grande que celle qu'elle revêt dans L'Amélanchier. Pour revenir à Tinamer, il nous faut mentionner la figure de l'amélanchier qui sert de métaphore à l'enfance. De plus, cet arbre représente tout ce qui lie Tinamer à 79 Arpad Vigh, 1990-1991, « Jacques Ferron ou la Mémoire extérieure », op. cil., p. 99. SO Jacques J. Zéphir, 1990, « Nature et fonction de la mémoire dans À la recherche du temps perdu », Philosophiques, vol. XVll, nO 2 (automne), p. 151. 55 son individualité, puisqu'il est associé aux personnages et aux lieux de son enfance, période « de beurre et de miel ». Pour Jean-Pierre Boucher, Il [l'arnélanchier] résume toute l'enfance de Tinamer qui, à son tour, semblable à l'amélanchier rappelle à Léon son enfance en Maskinongé. Cet arbre a en effet la particu larité de fleurir dès le premier printemps, avant tous les autres arbres, pendant une période très brève après laquelle il se fond dans le bois, symbole de la première enfance. Il est donc pour Tinamer ce qu'elle-même représente po.ur s.on gère: l'être privilégié en qui se cache l'enfance et qui déclenche la mise en marche de la memoiie. Le symbole de l'amélanchier possède donc la même fonction que la madeleine proustienne: il sert d'élément déclencheur pour la mémoire. Mais pour Tinamer, cet arbre possède une signification encore plus importante. En effet, il lui permet de faire le pont entre elle et son père, ou plutôt entre sa mémoire et celle de Léon. L'amélanchier permet ainsi de créer une sorte de chaîne qui relie plusieurs générations entre elles, fortifiant ainsi davantage la mémoire intérieure de chaque individu. Ce qui nous mène à constater à quel point Tinamer a eu besoin des autres, tout au long de son enfance. Cette contribution à la construction de son individualité a endossé plusieurs formes, la principale étant sans aucun doute le jugement que l'entourage de Tinamer porte sur elle. 2.6 Le regard de l'autre comme constituant identitaire Au cours de son récit, Tinamer rencontre d'autres personnages, et l'opinion de ces derniers va avoir une incidence directe sur l'image qu'elle possède d'elle-même. En fait, la définition de son individualité varie selon la manière dont les autres la perçoivent. Pour Edmond Marc: le sentiment d'identité résulte d'un ensemble de processus étroitement imbriqués [... ] il precise également qu'on retrouve - un processus d'individuation, ou de différenciation, intervenant surtout 81 Jean-Pierre Boucher, 1973, Jacques Ferron au pays des amélanchiers, op. cit., p. 99. 58 swvons les tribulations d'Alice, qw après s'être endormie, rencontre d'étranges personnages, en plus de voir son identité fortement malmenée. Plusieurs éléments du conte de Carroll se retrouvent dans celui de Ferron, indiquant ainsi une même préoccupation de l'enfant par rapport à son individualité. Durant son rêve, Tinamer arrive dans un endroit où elle trouve une table remplie de choux à la crème, de mandarines et de bouteilles de boisson gazeuse. Après avoir tout mangé sauf le dernier fruit, elle se rend compte qu'elle a brusquement rapetissé. Alice connait la même mésaventure, mais un plus grand nombre de fois encore, et de plusieurs manières différentes. D'abord, elle rapetisse après avoir bu le contenu d'une mystérieuse bouteille. Ensuite, elle grandit de façon démesurée après avoir mangé un biscuit. Par la suite, elle grignote un bout de champignon, ce qui a pour effet de la faire grandir ou rapetisser, selon le côté qu'elle croque. Pour Tinamer, il est difficile de s'habituer à ce « rapetissement subit, surtout après avoir tant mangé de choux à la crème et de mandarines. » (L'Amélanchier, p. 68) Quant à Alice, son monologue situé tout de suite après l'épisode de la bouteille et du biscuit résume bien ses impressions en ce qui concerne ses nombreuses transformations. "Est-ce que je n'aurais pas été changée cette nuit, je me demande. Voyons, réfléchissons: est-ce que, oui ou non, j'étais la même ce matin quand je me suis réveillée? J'ai presque l'Ùllpression de me souvenir que je me suis sentie un peu différente. Mais, si je ne suis plus la même, la question maintenant est: 'Qui au monde puis-je être?' Ah, ça, c'est un vrai casse-tête!" Et elle se mit à passer en revue tous les enfants de sa connaissance qui avaient son âge pour voir si elle n'avait pas été changée en l'un d'entre eux. "Je ne suis pas Ada, ça j'en suis sûre, dit-elle, elle, elle a des boucles longues comme ça, alors que, moi, je n'ai pas de boucles du tout; je ne suis pas Mabel non plus, parce que, moi, je sais toutes sortes de choses, alors qu'elle, oh, elle, elle ne sait presque rien! Et, en plus de ça, elle, c'est elle, moi, c'est moi, et - oh! la la, quel casse-tête.84 On peut donc constater, tant chez Alice que chez Tinamer, que des changements trop brusques et trop fréquents perturbent sérieusement la conception qu'elles ont d'elles­ 84 Lewis Carroll, 2000, Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles, Collection « Librio », Paris: Éditions Flammarion, p. 14-15. 59 mêmes. Pour Tinamer, les choses vont aller en s'empirant lorsqu'elle rencontrera une version ornithologique de sa mère, qui est présentée sous les traits d'une gélinotte au plumage d'un jaune criard. Lors de cette réunion, Etna enduit Tinamer d'un onguent qui est supposé lui redonner des forces. Au contraire, cette onction opère une étrange métamorphose sur elle. Je m'aperçois alors que moi, Tinamer de Portanqueu, je suis couverte de plumes, le corps ramassé, les yeux ronds, le bec long et pointu comme une bécasse du Canada; j'ai même au-dessus de ce bec, là où j'avais le nez, une sorte de retige emplumée, très fine et très longue, que n'a pas l'oiseau de l'espèce susdite. (L 'Amélanchier, p. 70) Cette transformation, bien que métaphorique, est capitale pour le cheITÙnement identitaire de Tinamer, puisque l'image de la bécasse du Canada devient la description la plus fréquemment utilisée pour parler de Tinamer, à la fois par cette dernière, mais également par les membres de son entourage. Cette situation est tout bonnement catastrophique pour la conscience de soi de Tinamer. Comme Chantal Bouchard le fait remarquer, « un trop vaste fossé entre l'identité de fait et de valeur du sujet, et l'image que l'autre lui renvoie de lui-même, est une menace pour la stabilité et la cohérence de cette identité, et peut lui aussi entraîner une crise identitaire. Une atteinte trop grave à l'identité d'un sujet peut amener ce dernier à se forger une image négative de lui-même.85 » C'est exactement ce qui se produit avec Tinamer et malgré le caractère imaginaire et onirique de son aventure, elle impute à sa mère cette rupture entre son identité perçue et la vision qu'en ont les autres. Un dialogue entre Etna et Tinamer qui survient peu de temps après le rêve de cette dernière est assez révélateur de la situation. J'ai vu une bécasse. Ah oui? Fait Etna, et elle se met à rire, preuve qu'elle se souvient de tout. Je pense que c'est 85 Chantal Bouchard, 1998, La langue et le nombril. Histoire d'une obsession québécoise, op. cif., p. 24. 60 bien malheureux, mais que j'ai une mauvaise mère. [... ] Dit, qu'est-ce que je t'ai fait? Vaut-il la peine que je lui dise la vérité, qu'elle m'a faite les yeux écartés, trop hauts, tout ronds, le nez pointu, le teint brun, pour ne pas dire cannelle? ~ Oui tu m'as faite ainsi et ensuite, quand je te dis que j'ai vu une bécasse, tu te mets à rire. Il faut que tu sois vraiment une méchante mère pour rire ainsi de moi. Etna ne comprend pas très bien. Du moins elle feint de ne pas comprendre. ~ Tu es une très jolie petite fille, Tinamer; il n'y a personne au monde, plus que moi, qui soit fière de toi. ~ Tu fais semblant. Le seul qui soit vraiment fier de moi, c'est mon père. C'est pour cela que tu m'as transformée en bécasse. Mais oui, regarde-moi: je suis une petite bécasse. Tu es si contente que tu ne peux pas t'empêcher de rire quand je te dis que j'en ai vu une dans le bois. Je l'ai dit exprès, parce que tu penses bien que je n'en ai pas vu, exprès pour t'entendre rire. Et je t'ai entendue. Je suis certaine à présent que tu es une mauvaise mère. (L 'Amélanchier, p. 100-101) Donc, malgré l'assurance de cette dernière qui la trouve très jolie, Tinamer persiste à se considérer comme une vulgaire bécasse et elle en impute la responsabilité à Etna. Dans le reste du récit, l'image du volatile revient de manière récurrente, mais c'est surtout Tinamer qui l'utilise. « Ce rire m'avait mis les yeux trop hauts, trop ronds, fait le bec pointu, très long: je mijotais dans la cannelle. Puis je suis partie comme une boule stridente, petite bécasse délivrée, vrombissant dans la lumière, au-dessus des aulnes noirs... » (L'Amélanchier, p. 119) Deux autres personnages vont également récupérer cette analogie avec un oiseau: Monsieur Northrop et Messire Hubert Robson, le prêtre qui est à la recherche de la jeune Mary Mahon. Dans le premier cas, la comparaison survient alors que Tinamer tente de soutirer des informations à Monsieur Northrop, à propos de Mary. Mine de rien, je demandai seulement au vieux gentleman s'il emmènerait alors sa petite amie. Il s'enquit de laquelle. Je le regardai, surprise: à mon avis il n'yen avait qu'une. Celle qui a le bec pointu, les yeux ronds, hauts placés sur la tête, et qui me regarde comme une petite bécasse? Non, l'autre. J'étais aussi honorée qu'il me considérât, mo~ Tinamer de Portanqueu, comme une de ses amies que vexée qu'il me comparât à un oiseau contre lequel je n'avais que du ressentiment. (L'Amélanchier, p.97-98) 63 2.7 En guise de conclusion Au début de son récit, Tinamer de Portanqueu nous affirmait qu'elle était perdue au milieu de ses vingt ans et qu'elle devait se retrouver avant de pouvoir, enfm, rassembler les pièces éparses de son identité. L'analyse des principales thématiques du récit (l'enfance, la mémoire, tant extérieure qu'intérieure, la fJliation, l'orientation et le rapport au territoire, et [malement, le regard de « l'autre») nous a permis de comprendre comment Tinamer a pu construire son individualité. Pour cette dernière, le défi était de taille. Mais, maintenant que son histoire est derrière nous et que la dernière page a été tournée, nous pouvons affirmer, comme le fait Gabrielle Poulin dans la préface du roman, que « Tinamer a vaincu l'oubli. Au bout de sa folle équipée, elle a retrouvé son pays et, avec lui, le secret de la première enfance.87 » Comme nous l'avons mentionné à plusieurs reprises au cours de notre analyse, ce travail de construction identitaire de la part de Tinamer ne s'est pas fait sans heurts. (...] tenant en main le fil du temps, rien ne me pressait d'y arriver; au contraire, la composition de ce livre, l'art du récit me commandaient plutôt de différer ce détachement jusqu'aux dernières pages, puisque c'est lui qui clôt la prèmière saison de ma vie, dont je m'étais donné les années pour sujet. On n'écrit pas toujours comme on voudrait. J'ai tout précipité. (L 'Amélanchier, p. 125) Bref, tout ne s'est pas passé comme prévu, et le déroulement de l'histoire a réservé certaines surprises à la narratrice, mais au [mal, le résultat est là : Tinamer a enfin pu se constituer une identité forte, ce qui lui permettra, par la suite, de s'intégrer harmonieusement à un groupe si eUe le désire. Il est intéressant de noter que dans le domaine collectif la démarche d'acquisition d'une conscience de soi, ressemble à celle qu'a effectuée Tinamer. Mais comment, dans Le Saint-Élias, le processus de construction identitaire se développe-t-il? Et y a-t-il réellement des points communs entre le cheminement de Tinamer et celui de la communauté de Batiscan? 87 Jacques Ferron, 1992, L'Amé/anchier, Montréal: Éditions Typo, p. Il. CHAPITRE III LE SAlNT-ÉLIAS : DU «.JE» AU « NOUS », OU LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITÉ COLLECTIVE Dans Le Saint-Élias, la narration est confiée à « Mithridate III », le petit-fils de Philippe Cossette dit Mithridate 1er, l'un des protagonistes du roman. L'histoire qu'il nous donne à lire traite de l'émancipation, et de la quête identitaire de la communauté de Batiscan, un petit village du diocèse de Trois-Rivières. Le récit débute le jour du lancement du Saint-Élias, un voilier construit par les Batiscanais et baptisé d'après le nom du curé inamovible de la paroisse, le chanoine Élias Tourigny. Il se termine avec la venue au monde du quatrième Mithridate et avec la transmission du souvenir du Saint-Élias par Marguerite, la femme de Philippe Cossette, à son petit-fils, Mithridate III. Entre ces deux événements d'une grande importance, nous assistons à la lutte des gens de Batiscan pour construire et par la suite affirmer leur identité collective. Ils vont rencontrer certains obstacles, le plus important d'entre eux venant sans doute de la ville de Trois-Rivières, représentée par Monseigneur Laflèche, l'archevêque du diocèse. Bien que l'avenir identitaire du groupe s'avère relativement incertain, l'arrivée de Mithridate III, un écrivain, et de son fils donne à penser qu'avec la continuation de la lignée, l'héritage du Saint-Élias pourra être sauvegardé et perpétué. On peut circonscrire le processus qui mène les Batiscanais à la constitution d'une identité commune à partir de six questions portant sur les principales dimensions du roman, qu'on pourrait fonnuler comme suit. De quelle manière Ferron tente-t-il de modifier la perception que les historiens modernes entretiennent face à la société québécoise du dix-neuvième siècle qui décrit celle-ci comme étant fermée sur elle-même, conservatrice et prisonnière de son immobilisme? Comment se présente le sentiment collectif des Batiscanais, et comment ces derniers se positionnent-ils par 65 rapport aux autres groupes? Quelle est l'importance de la lignée des Mithridate, tant pour le déroulement du récit que pour la quête des Batiscanais? En quoi la conception du métissage présentée par Ferron diffère-t-elle de celle véhiculée à son époque? Quelle est la nature du rapport qu'entretiennent les Batiscanais avec leur passé? Et avec l'avenir? Finalement, quel est le véritable rôle du « Saint-Élias », le navire qui donne également son titre au récit? 3.1 Briser le mythe d.e l'enfermement : un exercice de reconstruction identitaire Tout au long du Saint-Élias, Ferron s'efforce de corriger une représentation historique particulière du Québec du dix-neuvième siècle: celle d'une population repliée sur elle-même, faible et sans ressources. Comme le dit le chanoine Tourigny en parlant de l' enfermement de la communauté de Batiscan: «le verrou, nous l'avions mis nous-mêmes. Dès la Conquête, nous avons commencé à nous raconter des histoires, les unes plus terrifiantes que les autres, sur le naufrage dans le golfe des bâtiments pilotés par des Canadiens.88 » Tout au long du roman, l'idée de l'emprisonnement et de l'incapacité des Canadiens français à réussir de grandes choses se trouve remise en question. Le fait de placer l'action au dix-neuvième siècle ne représente donc pas un choix arbitraire pour Ferron et ne découle pas d'une volonté esthétique particulière. Effectivement, plusieurs spécialistes de la question de l'identité collective québécoise, dont Chantal Bouchard, s'entendent pour dire que (...] c'est toute une idéologie défensive, associée à l'image traditionnelle, qui se met en place à la fm du XIXe siècle. Non seulement doit-on être fier de sa culture parce qu'elle descend de l'une des cultures les plus brillantes de l'histoire de l'homme - on n'a donc pas à en rougir -, mais en plus le 88 Jacques Ferron, 1993, Le Saint-Élias, Montréal: Éditions Typo, p. 31. N. B. Toutes les références futures au roman de Ferron seront indiquées entre parenthèses. 68 pour pouvoir savoir qui est et se défmir en tant que pays-nation un peuple doit connaître son histoire [ ... ].91 Ce refus de se cantonner à une image statique et circonscrite ressort clairement de la narration de Mithridate III. On peut également retracer cette attitude à travers différents épisodes. L'un d'eux concerne l'affrontement entre le chanoine Tourigny et Monseigneur Laflèche et constitue la manifestation la plus évidente de cette volonté. La rencontre entre le curé de Batiscan et l'évêque de Trois-Rivières survient après le décès du docteur Fauteux et concerne une idole peule rapportée par l'équipage du Saint-Élias, lors d'un voyage au Sénégal. Le chanoine Tourigny donne l'autorisation à Philippe Cossette d'user de ses droits de propriétaire du pont péager. Mithridate Cossette, à l'aide de ses matelots, parvient à instiller la peur chez Monseigneur Laflèche, qui tient tout de même à rencontrer le chanoine. À l'issue de cette réunion, l'archevêque de Trois-Rivières concède une victoire morale au curé de Batiscan. « ­ Mon ami, dit Mgr Laflèche à son cocher, sais-tu une chose? Je crie fort, on m'entend partout dans le pays. Mais je n'ai pas le quart, le dixième du pouvoir et de l'autorité du chanoine Tourigny! » (Le Saint-Élias, p. 126) Cette rencontre entre deux membres du clergé nous permet de constater l'attitude combative qui anime les personnages. La lutte pour la reconnaissance et l'autodétermination doit passer par un sentiment collectif fort et cohérent En effet, les tentatives de la communauté de Batiscan visant à se doter d'une conscience et d'une identité commune mènent ses membres à la création d'un imaginaire partagé. Le processus de construction d'une référence ne peut se faire que par un groupe qui possède des intérêts communs. Ainsi, l'opposition du « nous» que s'approprient les personnages principaux du roman au « ils» incarné par Trois­ Rivières, et de manière symbolique par Monseigneur Laflèche, prend tout son sens. En effet, le diocèse est contrôlé par les Romains, ceux qui n'entendent que l'anglais, 91 Neil B.Bishop, 1983, « Vers une mythologie de la renaissance: Le Saint-Élias », Voix et Images, vol. 8, nO 3,1983 (printemps), p. 461-462. 69 mais également ceux de l'Église catholique (romaine!) et ce même diocèse est sous la responsabilité épiscopale de l'archevêque Laflèche. 3.2 Créer un sentiment collectif: qui sommes-nous? Si dans L'Amélanchier la construction identitaire s'effectuait à travers le regard de 1'« autre », ce n'est plus le cas dans Le Saint-Élias. Au contraire, le sentiment d'appartenance collective se traduit ici par une centration sur le « nous ». Ce faisant, nous pourrions êtres tentés de croire que tout ce qui se présente comme extérieur au groupe, donc le « ils» ou le « eux », est rejeté sans aucune forme de procès. Il n'en est pourtant rien. Comme le souligne Neil Bishop, « ce roman valorise l'unité parmi des êtres humains qui se défirùssent fondamentalement en fonction de l'espace qu'ils habitent: c'est ainsi que les termes "gens de Batiscan" et "Batiscanais" reviennent comme un leitmotiv.92 » Et cette unicité est d'autant plus importante que les Batiscanais n'ont pas tous la même origine. Comme l'indique Pierre L' Hérault, aucun des « [...] personnages déterminants de [l']aventure n'est "né natif de Batiscan" [...] Tous, par provenance ou ascendance, viennent d'ailleurs. Le chanoine Tourigny est de Saint-Pierre-les-Becquets, sur l'autre rive; Marguerite Cossette est métisse; le Dr Fauteux est d'ascendance allemande (né et éduqué à ''Nouillorque'').93 » Il est donc possible pour des individus issus de milieux différents de se retrouver dans un espace qui leur est commun. Le village de Batiscan offre ici un bel exemple de ce mélange. 92 Neil B.Bishop, 1984, « Structures idéologiques, spatiales et temporelles dans Le Saint-Élias », Revue de l'Université d'Ottawa, vol. 54, nO 1, 1984 (janvier-mars), p. 82. 93 Pierre L'Hérault" 1995, « LeSaint-Élias: sauver l'enfant», op. cit., p. 101. 70 Micheline Cambron mentionne bien que « le "nous" ne fait pas que représenter un sous-groupe dans une collectivité, il se présente conune l'expression même du consensus social.94 » En fait, il n'y a qu'un seul 'personnage qui utilise régulièrement le pronom « nous ». Il s'agit du chanoine Tourigny, « le seul personnage habilité à parler au nom de toute la population.95 » Cependant, tous. les personnages s'identifient à ce « nous »énoncé par Tourigny. La meilleure preuve de ce sentiment partagé par la population est le nom qui est donné au trois-mâts. Avec cet aval, « le ''nous'' prend alors toute sa valeur et signifie que l'ensemble des forces vives de Batiscan assume le projet du Saint-Élias.96 » On comprend alors pourquoi la démonstration d'une identité collective revient au chanoine Tourigny. « Qui sonunes­ nous, gens de Batiscan? s'exclame-t-il, Les égaux des Malouins, capables de découvrir l'Europe et d'y planter la croix.» (Le Saint-Élias, p. 33) La définition identitaire du groupe ne passe donc pas uniquement par le rejet de 1'« autre ». Au contraire, par l'intermédiaire de l'équipage du Saint-Élias, les habitants de Batiscan sont amenés à rencontrer de nombreuses conununautés francophones à travers le monde, avec lesquelles ils entretiennent des rapports cordiaux. On pense entre autres au voyage dans les « Vieux Pays» au cours duquel les marins découvrent avec surprise que « dans ces vieux pays-là, vous ne le croirez peut­ être pas, on parle quasiment comme ici, en français. » (Le Saint-Élias, p. 63) Deux autres périples mènent l'équipage dans les Antilles et finalement en « Afrique, dont un des pays se nonune Sénégal, qui avait alors pour capitale Saint-Louis dont les habitants d'eux-mêmes se nomment Canadiens. » (Le Saint-Élias, p. 101) À travers ces différents périples, les Batiscanais s'ouvrent sur le monde et amorcent ainsi de 94 Micheline Cambron, 1989, Une société, un récit. Discours culturel au Québec (1967-1976), op. cit., ~5 8~~orges Berube, i989, « La construction navaie et son ambiguïté chez Louis Caron et Jacques Ferron », Études Canadiennes: Actes du colloque de Rouen, novembre 1988.: « L 'homme et l'eau », nO 27, p. 11-12. 96 Ibidem. 73 3.3 Sauvegarder l'identité batiscannaise par la lignée des Mithridate Comme nous l'avons mentionné plus haut, Mithridate III, petit-fils de Philippe Cossette, assure la narration du roman. C'est à l'abbé Lupien que l'on doit le surnom de « Mithridate» accolé à Philippe Cossette et à ses descendants. Comme Lupien ne peut attaquer le docteur Fauteux, à la suite d'un ordre direct du chanoine Tourigny, il doit trouver un autre moyen d'atteindre le médecin. L'un de ses sermons porte sur les ennemis du Pape. Durant son allocution, l'abbé Lupien mentionne qu'il y en a un à Batiscan, et qu'on le rencontre souvent chez Mithridate, roi du Pont. Comme Philippe Cossette est propriétaire du pont péager et que le docteur Fauteux est la seule personne à visiter fréquemment les Cossette, les Batiscanais sont prompts à faire l'association. Et le surnom est ainsi conservé par les gens de Batiscan, qui considèrent qu'il sied parfaitement à Philippe Cossette. Malgré cette anecdote somme toute anodine, la lignée des Mithridate possède une importance cruciale pour le déroulement du récit, puisque ce dernier se clôt sur une possibilité d'avenir pour le quatrième membre de la dynastie, le fils de Mithridate III. Dans L'Amélanchier, le rapport entre le père et sa fille s'avère primordial pour qu'elle puisse construire son identité. Bien que dans Le Saint-Élias, la question de la filiation soit traitée différemment, on ne peut négliger son importance. La problématique tourne évidemment autour du lignage des Mithridate. Afin de mieux comprendre l'importance de cette famille, il nous faut effectuer une brève parenthèse historique. C'est à Mithridate Eupator, le quatrième de la lignée et dernier roi du Pont (une petite région d'Asie Centrale) que Philippe est associé. Eupator est célèbre parce qu'il est parvenu à « [... ] affronter cinquante ans durant les légions romaines.98 » Comme nous l'avons mentionné plus haut, les Anglais du Saint-Élias sont sans cesse comparés aux Romains rendant ainsi l'attribution d'un tel surnom 98 Amir Mehdi Badi' .1991, D'Alexandre à Mithridate. Cinquième volume: Mithridate Eupator ou la révolte de l'Asie, Paris: Librairie Orientaliste, p. 86. 74 hautement symbolique. En plus de cette constante résistance aux Romains/Anglais, Mithridate Eupator et « Mithridate » Cossette possèdent d'autres points en commun. En effet, on dit d'Eupator que La conquête des villes alors magnifiques de Chersonèse, Théodosie, Panticapée, Phanagorie, lui acquirent - en même temps que des ports et des chantiers excellents, ainsi qu'un peuple de matelots et de soldats éprouvés - une auréole de gloire, un accroissement considérable de puissance et la sympathie universelle du monde hellénique, qui firent, du jour au lendemain, de celui qui était, aux yeux de beaucoup, l'insignifiant roi d'un royaume aussi négligeable que le Pont des années 120 avant l-C., le monarque le plus redouté de l'Asie Mineure, le plus illustre aussi. 99 Sans être un véritable conquérant, Philippe Cossette possède tout de même le pont péager de Batiscan, en plus d'être le propriétaire du Saint-Élias. Tout cela contribue à faire de lui l'homme le plus prospère de la région, et sa richesse ne cesse d'augmenter tout au long du récit. Monseigneur Laflèche lui-même, au cours de sa visite à Batiscan, affirme craindre les agissements de Cossette et de ses matelots. Avant de clore cette digression historique et comparative, il reste un point sur lequel nous voulons insister. Il s'agit du fait qu'Eupator« mit safierté dans le fait d'être le roi du Pont, et n'aspira jamais à être le maître de la grande monarchie perse, et ne s'intitula à aucun moment Grand Roi. IOO » Cette modestie peut également être créditée à Philippe Cossette et on la retrouve aussi chez ses descendants, surtout chez son petit­ fils. « - Pourquoi ne serais-je pas roi? S'était demandé Mithridate III, mais, le premier de sa dynastie, parce qu'il n'était pas riche, n'avait pas un suréquipement d'Américain, parce qu'il faisait des livres durant ses loisirs, il avait accepté de l'être.» (Le Saint-Élias, p. 150) Bref, Philippe Cossette, alias Mithridate, est un personnage d'une grande importance, ne serait-ce que parce qu'il inspire la communauté batiscannaise dans sa recherche identitaire. « Le royaume des Mithridate, suscité par un sobriquet, avait été 99 Ibid., p. 82. 100 Ibid., p. 85 (C'est l'auteur qui souligne). 75 accepté par les Cossette comme une manière de fantaisie et aussi parce qu'ils étaient dominateurs, parce qu'ils se refusaient à parler l'anglais et ne pouvaient souffrir les Romains dont le flegme leur semblait de l'ineptie. » (Le Saint-Élias, p. 150) Cette attitude « guerrière» se retrouve également chez les habitants du Batiscan, même si elle est moins exubérante. De plus, les dernières paroles prononcées par le chanoine Tourigny sur son lit de mort viennent confIrmer l'association entre Mithridate et les Batiscanais. « [... ] il se déclarait l'homme d'un pays libre, le pays de Mithridate, ennemi des Romains, où il fait bon être citoyen de même langue, d'une parenté transcendant toutes les parentés; il se déclarait de plus patriote du monde entier. » (Le Saint-Élias, p. 135) En ce qui concerne la filiation, il faut comprendre qu'elle ne se présente pas de la même manière que dans L'Amélanchier. L'abbé Armour Lupien, lors de l'un de ses sermons, réinvente, en quelque sorte, le rapport de parenté. « - C'est le Fils, disait-il, qui a engendré le Père [... ].» (Le Saint-Élias, p. 54) Cette entorse aux Saintes Écritures de la part de l'abbé Lupien doit être interprétée dans le contexte du Saint-Élias. Bien que Philippe Cossette soit surnommé Mithridate, justement par Lupien, ce n'est qu'à la naissance de son fils, Armour, que le sobriquet deviendra son patronyme. « Philippe Cossette, toi qu'on a surnommé Mithridate, je te confirme dans ta dynastie. Que le petit Armour devienne Mithridate II [... ]. » (Le Saint-Élias, p. 134) Alors que la naissance d'un deuxième Mithridate devrait logiquement poursuivre la lignée, le chanoine Tourigny insiste pour dire qu'il confirme l'appartenance de son père à cette même lignée. Contrairement à Philippe, qui connaît une grande prospérité, Armour Cossette, pour sa part, connaîtra rapidement l'échec, peu de temps après la mort de sa femme. « On dut lui mettre la camisole de force; il y mourut. Son fIls venait d'être reçu médecin. Il ressemblait à son grand-père naturel et exerça l'art de son parrain, le docteur Fauteux. C'est lui qui venait voir Marguerite dans sa maisonnette, de l'autre côté de la rivière du Loup.» (Le Saint-Élias, p. 150) 78 de cette possibilité. Bien qu'encore un tout jeune enfant, son père lui prédit déjà un brillant avenir. Un jour, Marguerite lui demanda: Tu es roi de quoi? Je suis roi d'un pays incertain. Moins réel que Batiscan, que le comté de Maskinongé? Et tu as un fils qui sera roi d'un plus grand royaume? Marguerite répondit pour lui qu'il serait assurément roi du monde. Le royaume des Mithridate s'agrandit de défaite en défaite. Le monde, hein? quel désastre! Mon fils est encore petit, je ne lui ai rien dit de tout cela Roi du monde et puis après? S'il n'en sait rien ... (Le Saint-Élias, p. 150-151) Il est clair que Mithridate III, par la création d'un imaginaire littéraire (le roman lui­ même peut-être vu conune une partie de l'identité culturelle batiscannaise) et par la conservation d'une mémoire historique, parvient à mettre en oeuvre l'acquisition par les Batiscanais d'une « référence ». Ce travail se poursuit à travers son fils puisque ce dernier est le seul qui soit en mesure de retrouver le « Saint-Élias », l'élément clé de celle-ci. Ce legs est plus que nécessaire, surtout lorsque l'on considère les deux dimensions de cette dernière, telles qu'étayées par Dumont. D'une part, il s'agit bien d'institutions sociales: ces productions sont rendues possibles par la fragilité des communautés d'appartenance, par les conditions qui ont engendré les grands ensembles sociaux. Ces productions ne sont pas des émanations d'un "esprit objectif' ou d'une "conscience collective" qui remplacerait l' activ ité créatrice des anciens dieux. Ce sont des indiv idus qui les fabriquent [... J. 103 C'est justement en raison de cette fragilité que Mithridate IV acquiert une importance primordiale, puisqu'il représente le dernier individu en mesure d'assurer le maintien de la référence batiscarmaise. Le naufrage du « Saint-Élias» sur les berges de la rivière Batiscan remet en question la pérennité de l'identité collective des Batiscanais. Mais Mithridate IV n'est pas seul. En effet, il peut compter sur une parenté certes non traditionnelle, puisque « la dynastie des Mithridate repose sur un triple accroc à la lignée génétique: la mère, Marguerite, est métisse; Philippe, stérile, sera le père 103 Fernand Dumont, 1993, Genèse de la sociélé québécoise, op. cil., p. 350-351. 79 patronymique, la paternité génétique étant assumée par le vicaire Annour Lupien. 104 » Cet héritage familial a son importance, comme nous allons le constater à l'instant. À travers ses ancêtres, Mithridate IV sera en mesure de poursuivre l'œuvre de son père, c'est-à-dire de rendre compte de la mémoire historique de Batiscan. 3.4 S'ouvrir à l'autre et métisser pour mieux s'identifier Comme nous l'avons déjà mentionné, la plupart des personnages les plus importants du Saint-Élias (le docteur Fauteux, le chanoine Tourigny et le capitaine Maheu) ne sont pas nés à Batiscan. Pourtant, ces personnes orientent la construction identitaire des Batiscanais. Maheu, par exemple, commande le « Saint-Élias » ét on associe les différents exploits du navire à sa présence à bord. De même, le curé inamovible de Batiscan, Élias Tourigny, qui est aimé de tous ses paroissiens, vient de l'extérieur du village. Le cas du docteur Fauteux ajoute une dimension supplémentaire à l'histoire, compte tenu de son origine allemande, et du fait qu'il a étudié à « Nouillorque » (la graphie vient de Ferron). Pour Neil Bishop, Le personnage de Fauteux permet [... ] à un autre mythe important de prendre texte dans le Sainl­ É/ias: le mythe d'une capacité québécoise d'assimiler les immigrants. [...] Ce même mythe de la capacité québécoise d'assimiler les immigrants se manifeste à travers l'Irlandais los Mag10 ire, assimilé au point de proférer des jurons du pays. (...] La forte présence de ce mythe dans le Sainl-É/ias est d'autant plus significative que, vers l'époque de la publication du roman, battait son plein le débat sur la manière dont la société québécoise devait aborder le problème posé par les immigrants qui tendaient à s'angliciser. 105 Il est important de spécifier que ce que Bishop considère comme un « mythe », à savoir la capacité d'acculturation de la société québécoise, est en fait une réalité mesurable du moins dans le Batiscan fictif du Saint-Élias. De .plus, la mort du docteur permet de rassembler la population à Batiscan à l'occasion des funérailles organisées 104 Pierre L'Hérault, 1995,« Le SainJ-É/ias : sauver l'enfant», op. cil., p. 104. 105 Neil B.Bishop, 1983,« Vers une mythologie de la renaissance: Le Saint-Élias », op. cil., p. 459­ 460. 80 par le chanoine Tourigny pour honorer la mémoire de son arm. Le jour de la cérémonie, on apprend que (...] les gens avaient commencé à arriver, venant de tous les rangs de la paroisse, du village et même de l'étranger, de Sainte-Geneviève, de Champlain, de La Pérade et même de Saint-Thuribe, car le docteur Fauteux, médisant, incrédule, parlant en mal de la médecine, avait soigné quand même de son mieux; ça, tout [e monde le savait et l'on avait jugé, nonobstant sa mort tragique, qu'il s'était mérité [a reconnaissance publique. (Le Saint-Élias, p. 103) Il faut surtout retenir l'apport de « l'extérieur », symbolisé par les habitants des villages limitrophes, qui tiennent à exprimer leur sympathie pour le docteur de Batiscan. Cette ouverture des frontières constitue une nouvelle preuve de l'aptitude des Batiscanais à accepter les autres, qu'ils se réclament d'une nationalité différente, ou simplement d'une paroisse voisine. La participation des immigrants revêt ainsi une importance fondamentale pour la constitution de l'identité collective des Batiscanais. Marguerite Cossette, femme de Mithridate 1er et mère d'Armour Cossette, nous pennet d'aborder la question du métissage. Il devient rapidement évident que la présence de cette « étrangère» ne suscite pas que des réactions positives chez la population de Batiscan. En effet, Philippe Cossette privilégie Marguerite comme conjointe, au dépend des autres femmes natives du village. Comme il est clairement indiqué dans le roman, Sa belle femme ne faisait pas partie des filles qu'on lui avait proposées en mariage après la mort de sa mère; il avait été la prendre en haut de la rivière des Envies, en dehors de l'aire des vieilles familles. C'est une région à ne plus s'y comprendre dans les généalogies, où l'on trouve des gens de l'ouest qui ont traversé [e Saint-Maurice à Sainte-Flore, où ['on nomme Pagnol les rejetons négligés et suspects des Marchand et des Massicotte et où des gens du nord, apparentés aux Sauvages, se sont peut-être faufilés. Cette origine incertaine de [a population ajoutait encore aux attraits de Marguerite. (Le Saint-Élias, p. 51-52) Celle-ci apparaît donc doublement étrangère à la communauté de Batiscan. D'abord par ses origines métisses, et ensuite par sa provenance d'une contrée où la généalogie ne peut être qualifiée de fixe et d'immuable. Le commentaire de Florence, la servante 83 Marguerite, ainsi qu'à la provenance extra-batiscannaise de Lupien, sert d'embrayeur vers le macrocosme, qui en vient à se composer de tout le peuple québécois, appelé dans les dernières pages du roman à lutter contre sa dépossession. Oméga du microcosme batiscanais, le petit Mithridate rv est aussi l'alpha d'un macrocosme québécois à venir (ou à faire). Tout comme il existerait pour Mithridate rv un espoir et une chance de salut, il en existerait pour le peuple québécois - pourvu qu'à l'instar de Mithridate IV ce peuple tout entier retrouve l'esprit du Saint-Elias, adhère à cette nouvelle mythologie au centre de laquelle trône le beau mythe du trois-mâts, mythe de l'initiative et de la renaissance. 109 Cette remarque montre bien l'importance de la question du métissage dans Le Saint­ Élias. En effet, cette figure permet à Mithridate IV, à l'instar de tous les Batiscanais, d'incarner une plus grande ouverture sur le monde. De plus, cette apparition tardive du dernier héritier des Cossette ne constitue pas une coïncidence. Au contraire, elle boucle le récit et accentue la démarche « chronologique» instaurée par son père, tout au long du roman. En outre, elle donne l'occasion à l'œuvre d'ouvrir sur l'avenir, accordant ainsi une chance au petit Mithridate IV de renouer avec le « Saint-Élias ». Cette progression constante dans le temps, de même que la confiance quasi absolue du narrateur dans le futur de son fils, ainsi que dans celui de son village, possèdent toute leur importance. Effectivement, elles nous conduisent à aborder une question primordiale pour la construction identitaire des gens de Batiscan: le rapport qu'ils entretiennent avec leur passé, ainsi que la vision qu'ils possèdent de leur destin. 3.5 Assumer le passé pour accéder au futur: un détachement nécessaire La question du rapport au passé nous apparaît comme la plus subtile de toutes celles que nous avons déjà abordées dans notre analyse du Saint-Élias. En effet, il n'y a aucune prise de position explicite à ce sujet et peu de personnages abordent la question. Pourtant, celle-ci revêt une importance particulière. Tout d'abord, parce qu'on « [...]ne s'explique pas l'état d'une société, note Fernand Dumont, sans 109 Neil B.Bishop, 1983, « Vers une mythologie de la renaissance: Le Sain/-Élias », op. cil., p. 461. 84 recourir à l'ensemble de son histoire [... ].110 » Il précise également que, « pas plus dans la vie collective que dans la vie personnelle, on ne devient adulte en s'acharnant contre son existence antérieure. III » Entre ces deux pôles définis par Dumont, il est possible d'insérer Le Saint-Élias, et de voir comment s'orgaruse le rapport qu'entretiennent le narrateur et les personnages à leur passé, de même qu'à leur destinée. Dès le tout début du roman, lors du discours inaugurant le trois-mâts Batiscanais, le chanoine Tourigny donne le ton qlÙ prévaudra dans tout le récit: « avec votre bénédiction, monseigneur, plus rien ne nous entravera; nous serons libres, nous serons gens de toutes les mers du monde.» (Le Saint-Élias, p. 31) L'utilisation du futur simple démontre clairement la volonté des Batiscanais de se tourner vers l'avenir afm d'en finir une fois pour toutes avec leur héritage de peuple enfermé de son plein gré. Ils ont brisé l'écrou du golfe, et ce faisant, ils se sont aussi libérés des contraintes d'une nostalgie contraignante, parce qu'axée sur les éléments négatifs du passé. Toutefois, il importe de ne pas faire table rase de cet héritage et de ne pas se concentrer uniquement sur l'avenir. Effectivement, plusieurs spécialistes de la question de l'identité collective s'entendent sur l'importance du passé dans la défmition de l'avenir identitaire d'un groupe. Pour Dumont, par exemple, « [... ] l'origine est la garantie et le modèle du temps présent. 112» Mathieu et Lacoursière poussent le raisonnement plus loin, lorsqu'ils indiquent que « la mémoire collective, c'est le savoir de la société sur elle-même. 113 » On constate donc que, pour ces auteurs, le passé (et donc la mémoire) d'une collectivité permettent à cette dernière de 110 Fernand Dumont, 1993, Genèse de la société québécoise, op. cit., p. 331. III Fernand Dumont, 1987, Le sort de la culture, op. cit., p. 245. 112 Ibid., p. 303. 113 Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière, 1991, Les mémoires québécoises, op. cit., p. 20. 85 mieux définir son identité. Mais l'enjeu est encore plus important, puisque « le rôle central du passé dans l'organisation temporelle ne fait [... ] pas de doute, c'est par l'intermédiaire de ce passé ravivé par le souvenir ou la répétition que se noue la complicité, que se crée le sentiment d'appartenance à une communauté. 1l4» Il apparaît donc évident que l'identité collective est directement liée à une bonne connaissance du passé. Pour cette raison, l'héritage des Batiscanais revêt une grande importance. De la même manière, on ne peut sciemment faire table rase du passé sans en subir les conséquences. Ces dernières peuvent s'avérer catastrophiques, comme le signale Fernand Dumont. « En refusant leur passé, note-t-il, les Québécois sont devenus orphelins. lls » Loin d'entretenir la même attitude envers le leur, les Batiscanais sont plus réfléchis. L'Hérault l'indique clairement dans sa préface du roman: « si Ferron parle beaucoup du passé, c'est avant tout pour dire qu'on ne peut y retourner [... ]. » (Le Saint-Élias, p. 12) C'est pourquoi toute l'oeuvre est construite de façon à toujours regarder vers l'avant. Les retours dans le temps ne sont utilisés que pour mettre en contexte la biographie de certains personnages, particulièrement celle du docteur Fauteux et de ses ancêtres. Mais le récit en lui-même joue un rôle important dans le rapport qui existe entre les Batiscanais et leur histoire, de même que leur appartenance conunune à une collectivité donnée. Lacoursière et Mathieu mentionnent effectivement que L'imaginaire d'une société fonde son identité. Il lui assure cohérence, équilibre, cohésion, et harmonisation. Il est créateur d'espaces de vie et de comportements acceptés. Il est un moyen d'accepter le passé et de vivre le présent sans s'y sentir menacé, ce qui permet de s'assumer et de se rassurer. Ainsi en est-il de la mémoire collective. Elle a tendance à atténuer les mauvais souvenirs et à embellir les bons. Elle se refuse à célébrer ses défaites, mais sans les ignorer. 116 ll4 Micheline Cambron, 1989. Une société, un récit. Discours culturel au Québec (1967-1976), op. cit. f·58. IS Fernand Dumont, 1987, Le sort de la culture, op. cil., p. 240. 116 Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière, 1991, Les mémoires québécoises, op. cit., p. 33. 88 De tous les tennes utilisés par Maclure pour décrire la réalité québécoise, c'est celui d' « enfance» qui retient davantage notre attention. Effectivement, c'est l'expression que le chanoine Tourigny a utilisée pour parler de l'enfennement de la communauté et de la condition qu'il fallait sunnonter. En y repensant, n'est-ce pas exactement ce que les Batiscanais ont accompli? À l'aide du récit de Mithridate III et de l'arrivée de Mithridate IV, cette communauté a su se libérer de ses antécédents, sans pour autant les renier. Ce faisant, elle contribue encore à construire et à achever sa « référence », pour reprendre le concept de Fernand Dumont. 3.6 Adopter le « Saint-Élias » comme symbole identitaire Comme nous l'avons mentionné à plusieurs reprises et tel que l'indique le titre du roman, le trois-mâts batiscanais occupe une place prépondérante dans le récit. En effet, toute l'histoire gravite autour de lui. Elle débute avec son lancement et se termine avec sa récupération par Mithridate IV, une fois qu'il aura atteint l'âge de comprendre le destin qu'il l'attend. En fait, pour Neil B. Bishop, son importance vient du fait que Le trois-mâts - symbole, comme l'indiquent les propos de Tourigny, d'un esprit de dynamisme et d'ouverture - acquiert au cours du roman le statut d'objet mythique. Le fait de construire le Saint­ Élias répondait, selon Tourigny et l'armateur lui-même, Philippe Cossette, au malheur de l'enfermement qui suivit la Conquête: le navire participe ainsi, dès sa construction, d'une mythologie de la naissance d'un peuple. 121 Cette dimension légendaire élève le « Saint-Élias» au-dessus de la stricte condition d'icône, contrairement à l'amélanchier pour les personnages du conte éponyme. Bien sûr, l'arbre représentait l'enfance de Tinamer et par extension, celle de Léon de 121 Neil B.Bishop, 1983, « Vers une mythologie de la renaissance: Le Saint-Élias », op. cil., p. 456. 89 Portanqueu, son père. Mais en aucun cas il n'a acquis une puissance égale au « Saint­ Élias ». Pour une simple et bonne raison que signale encore Neil Bishop: Le trois-mâts traverse le temps, car il sera proposé comme instrument de salut au dernier rejeton de la dynastie des Mithridate-Cossette et rapprochera ainsi sa génération des Batiscanais de l'époque du lancement (1869), voire des fondateurs de la Nouvelle-France (...] Le navire aide ainsi les Batiscanais/Québécois à franchir la faille historique de la Conquête, après laquelle, selon Tourigny, les Canadiens français se sentaient incapables de navigations océaniques: le Saint-Élias, en durant, est à même d'aider une génération nouvelle à reprendre en main son destin. Par là, ce navire fictif renforce l'inscription romanesque du mythe-projet d'une renaissance collective, c'est là le sens des propos de Marguerite Cossette qui tenninent le roman, tout en l'ouvrant sur un avenir possible: Marguerite recommande que le dernier rejeton de la dynastie des Mithridate-Cossette prenne "possession du monde" en retournant à Batiscan pour y trouver le Saint-Élias - seule "façon d'échapper à son désastre" (ce désastre: la ruine de la dynastie Mithridate-Cossette, métaphore de la Conquête de 1763).122 Non seulement le «Saint-Élias» conserve-t-il une pérennité temporelle, malS il permet également d'effectuer un lien entre quatre générations, ancrant ainsi la collectivité dans un espace commun. De cette façon, il favorise la construction identitaire du groupe. Cette fonction se vérifie facilement puisque Mathieu et Lacoursière mentionnent que « (...] les objets constituent une autre façon pour les collectivités de conserver la mémoire du passé. Cette mémoire est semblable à celle qui anime les individus. 123 » Le trois-mâts assume cette tâche avec brio, puisqu'on le retrouve à chaque temps fort ainsi qu'à chaque épreuve vécue par la communauté. Les exemples qui suivent le prouvent sans équivoque. Au moment de la naissance d'Armour Cossette, dit Mithridate II, le navire revient à peine de son dernier voyage. « Peu de temps avant ce baptême, le Saint­ Élias était revenu d'une longue navigation. Le capitaine Maheu avait dit en prenant pied par terre qu'il était fier de lui-même, de son vaisseau et de l'équipage, car il avait réussi, ce qui ne s'était jamais fait, à parcourir le triangle à l'envers.» (Le Saint-Élias, p. 62-63) De même, le jour des funérailles du docteur Fauteux, on peut sentir sa 122 Ibid, p. 457. 123 Jacques Mathieu etJacques Lacoursière, 1991, Les mémoires québécoises, op. cil., p. 343. 90 présence. « À l'embouchure de la rivière, on distinguait à peine les trois mâts du Saint-Élias tant les nuées, descendues des nuages, étaient basses et prêtes à fondre en pluie. Le grand voilier venait à peine d'arriver d'une longue et difficile navigation; il avait atteint l'Afrique dont un des pays se nomme Sénégal [.. .]. » (Le Saint-Élias, p. 101) Finalement, lorsque le chanoine Tourigny se retrouve sur son lit de mort, on mentionne une dernière fois la présence du vaisseau. « Le Saint-Élias venait à peine de partir que le curé de Batiscan entra en agoIÙe [.. .]. » (Le Saint-Élias, p. 135) Ces trois épisodes démontrent à quel point le VaIsseau occupe une place privilégiée, tant dans la vie des Batiscanais que dans la diégèse. Un commentaire du narrateur vient appuyer cette constatation. « [...] le lancement de ce trois-mâts marqua certainement une date dans l'histoire du diocèse de Trois-Rivières et même dans celle de tout le pays. » (Le Saint-Élias, p. 33), En plus de son association aux événements les plus importants du récit, le navire joue un rôle dans la construction identitaire des Batiscanais. Le chanoine Tourigny expnme sans doute, et de la meilleure façon, les aspirations des Batiscanais au sujet du « Saint-Élias », lorsqu'il dit, au moment de son lancement: «- Vous me demanderez pourquoi nous l'avons construit. Je vous répondrai que ç'a été pour briser l'écrou du golfe! que cessent les empêchements de l'enfance! Nous avons bâti le Saint-Élias pour aller au-delà de Terre-Neuve, dans le grand océan, vers les Bermudes et les Antilles, au besoin vers les vieux pays... » (Le Saint-Élias, p. 33) Dans cette logique, l'enfance représente avant tout un obstacle à l'affirmation de soi. Ne retrouve-t-on pas ici le même genre de constat que celui formulé par Tinamer au sujet de ses premières années? Il reste toutefois évident que les propos du chanoine Tourigny relèvent surtout de l'image et de la figure de style, alors qùe les 93 salvatrice possible et espérée. 126 » Cet espoir et cette possibilité de salut vont tous deux se concrétiser avec la venue au monde de Mithridate IV. Marguerite comprend, en discutant avec Mithridate III, qu'il est le seul en mesure d'apprécier et de pouvoir utiliser le symbole du voilier. « (... ] Alors Marguerite dit: Il n'y aurait qu'une façon pour ce pauvre petit homme de prendre possession du monde, allant de pays en pays sur les eaux qui sont à tous et à personne: ce serait de retourner à Batisc3fl. Il y a, le long de la rivière, dans une anse près de l'embouchure, un trois-mâts qui l'attend, ayant comme figure de proue un ange aux ailes déployées. Il n'y a pas d'autre façon d'échapper à son désastre. Le voilier se nomme le Saint-Élias.» (Le Saint-Élias, p. 151) La conjonction de Mithridate IV, dernier héritier de la lignée, et du « Saint-Élias », figure emblématique de la libération d'une communauté et de la construction de son identité, représente la seule force qui pennettra aux Batiscanais d'envisager l'avenir avec sérénité. En effet, note encore Bishop, « mué en objet du discours utopique, ayant perduré au-delà même de son existence concrète, le trois-mâts a conquis le statut du mythe, un de ces objets dans le langage qui font vivre les hommes. 127 » Tout n'est donc pas perdu pour les gens de Batiscan, le« Saint-Élias » peut reprendre son voyage sur les flots. À son bord se trouve Mithridate IV, descendant d'un vicaire amoureux et d'une fille de six nations. Ainsi, il peut voguer à la rencontre de l'avenir avec cette conviction: les Batiscanais ont su, avec le temps, détenniner qui ils sont et cet héritage, de même que le majestueux trois-mâts, ne pourra jamais lui être retiré. 3.7 Conclusions préliminaires L'analyse du Saint-Élias nous a permis de comprendre comment il était possible pour une collectivité de construire son identité. À travers la recherche collective des Batiscanais, nous avons relevé certains « schèmes» prédominants. Par 126 Ibid., p. 457. 127 Ibid., p. 457-458. 94 exemple, il est impossible de passer par-dessus la notion de référence, intimement liée au projet littéraire de Mithridate III, dont Le Saint-Élias constitue l'aboutissement. Mais pour que cette référence puisse être construite, les Batiscanais ont d'abord dû briser le mythe où ils se sont eux-mêmes enfermés, selon les mots du chanoine Tourigny. Avec le lancement du voilier, le village entier prenait part à la libération (à la fois physique et symbolique) de la communauté. En plus d'être en mesure de commercer avec plusieurs pays francophones, tant européens qu'africains, les Batiscanais ont également appris à s'ouvrir aux autres cultures et à accepter l'apport de « l'autre» dans leur coriununauté. Cette entreprise commune se reflétait également à travers le sentiment d'appartenance qui animait les habitants du village, et dont la manifestation la plus évidente fut sans contredit la cérémonie funéraire du docteur Fauteux, où toute la communauté, de même que des membres des villages avoisinants, était présente. Au­ delà de cet événement remarquable, il faut également noter l'importance de la filiation. Nous avons pu aborder cette thématique à travers la lignée des Mithridate dont fait également partie le narrateur. De Philippe Cossette, premier à être surnommé ainsi, jusqu'au dernier de la dynastie, le quatrième du nom, les Mithridate ont su imposer leur marque sur la communauté. Ce n'est pas tant leur importance économique que leur point de vue sur les « Romains », tant anglais que catholiques, qui ont pennis aux Batiscanais de se positionner par rapport aux autres communautés plus importantes, comme Trois-Rivières par exemple. Nous ne poUVIOns pas parler des Mithridate sans aborder la question du métissage et de l'ouverture aux autres. Effectivement, notre lecture nous a permis de constater que le personnage d'Annour Cossette, surnommé Mithridate II, avait une double paternité. Philippe Cossette est son père patronymique, alors que l'abbé Armour Lupien, de qui il a également reçu son prénom, est son père biologique. Du côté de la mère, Marguerite, c'est l'aspect dynamique du métissage qui était abordé. 95 En effet, la première darne de Batiscan est également la « dame aux six nations », dont la majorité d'entre elles sont amérindiennes. Finalement, le parrain de l'enfant, le docteur Fauteux, est d'ascendance allemande, et a fait ses études aux États-Unis. Bref, tous les personnages importants dans Le Saint-Élias proviennent de l'extérieur de Batiscan. L'un des effets de cette ouverture vers le monde est une meilleure compréhension du patrimoine. D'abord en acceptant, puis en dépassant leur passé, les Batiscanais ont été en mesure d'envisager leur averur d'un œil plus serein. Ils ont compris, aidés en cela par le récit de Mithridate III, qu'il ne faut pas faire table rase de son héritage, mais plutôt chercher à mieux le comprendre, pour ensuite s'en servir comme point de départ et de référence. En ce qui concerne les points de repère, les Batiscanais possèdent un symbole extrêmement puissant dans Le Saint-Élias, le trois­ mâts baptisé d'après le chanoine Tourigny qui donne également son titre au roman. La fonction symbolique du voilier n'est pas apparue dès le début du récit. Au départ, il était en fait l'instrument matériel de la libération des Batiscanais. C'est au fil du récit, alors que sa présence est mentionnée à chaque moment important de la communauté (le baptême de Mithridate II, la mort du docteur Fauteux et l'agonie du chanoine Tourigny, entre autres choses), qu'il a peu à peu acquis son statut particulier. Mais c'est surtout après son ultime voyage, dernière volonté du curé de Batiscan, que le « Saint-Élias» devient véritablement un symbole. En effet, alors qu'il demeure échoué sur les berges de la rivière Batiscan, on continue de parler de lui. C'est Marguerite Cossette qui assume, seule, le rôle de dépositaire de la mémoire du trois-mâts. Et avec l'arrivée au monde de Mithridate IV, il ya de fortes chances pour que le « Saint-Élias» recommence à voguer sur les mers du monde, au nom des Batiscanais. 98 pourra s'intégrer harmonieusement à une collectivité plus grande que celle de la famille dont elle fait déjà partie. Dans notre étude du Saint-Élias, nous avons d'abord étudié la perception que la critique et les historiens proposaient du dix-neuvième siècle, afin de montrer comment Ferron, à travers le village de Batiscan et ses habitants, s'est efforcé de modifier la vision négative qui semble prévaloir à propos du Québec de cette époque. Une fois réfuté le mythe du conservatisme et de la fermetme d'esprit, notre analyse nous a amené à considérer le sentiment d'appartenance qui unit les Batiscanais, et comment ces derniers se sont positionnés par rapport aux villages des environs, ou encore avec les peuples étrangers. La construction identitaire des gens de Batiscan s'organisait également autom de la famille la plus importante (fmancièrement et politiquement) de la communauté. Il s'agit du clan des Cossette, dont le surnom de Mithridate les identifie durant quatre générations. Nous sommes parvenus à comprendre comment, à travers cette filiation, les Batiscanais ont pu mieux définir­ lem identité en tant que collectivité. Les origines métisses de la femme de Philippe Cossette nous ont donné l'occasion d'aborder la thématique du métissage. Nous avons vu comment Ferron arrive, de manière détournée, à proposer une vision novatrice de la société québécoise, en opposition avec celle de certains intellectuels de l'époque, dont le représentant le plus important est sans doute Lionel Groulx. Le dynamisme suggéré par le métissage nous a ensuite conduit à parler du rapport entre passé et avenir, ou comment une collectivité doit comprendre le premier, si elle veut s'assmer que le second soit le plus harmonieux possible. Les Batiscanais ont été aidés dans cette démarche par un symbole de la plus grande importance, le « Saint-Élias », trois-mâts qui donne son nom au récit. À travers la figure du voilier, les habitants de Batis~an ont été en mesure de retrouver leurs préoccupations. En effet, c'est grâce au « Saint­ Élias» qu'ils ont pu rompre «l'écrou du golfe », les libérant ainsi du carcan 99 idéologique dans lequel ils s'étaient enfermés. De plus, comme il appartient à Philippe Cossette, tant la lignée des Mithridate que le vaisseau lui-même gagnent en visibilité et en importance symbolique. Finalement, après son naufrage, c'est Marguerite, le personnage métis du roman, qui a la garde de son souverùr, lui permettant ainsi de survivre à travers le temps, comme un témoignage vivant de la communauté batiscanaise. Selon nous, L'Amélanchier et Le Saint-Élias s'inscrivent tous deux dans ce que Dominique Garand définit comme « cette littérature qui [met] en scène la lutte des Québécois vers leur émancipation, que ce soit par la dénonciation de ce qui contribuait à leur état d'infériorité et à leur perte de dignité, ou par la valorisation de ce qui devait constituer le fond culturel et linguistique de ce peuple [.. .]. 129» Cela est vrai de plusieurs autres romans de Ferron, où transparaît également la question de l'identité. Nous pensons entre autres au Salut de l'Irlande, que nous avons déjà évoqué; à La nuit et à sa version remaniée intitulée Les Confitures de coings; et finalement à Cotnoir. Ces divers romans mettent tous en scène, d'une manière ou d'une autre, la quête identitaire d'un individu ou d'une collectivité. Des auteurs comme Dominique Garand ou encore Pierre L'Hérault, dans leurs études du texte ferronnien, sont parfaitement parvenus à démontrer l'importance de la question identitaire dans l'œuvre de Ferron. Lui-même possédait une conception particulière de l'identité. Comme nous avons tenté de l'illustrer dans notre analyse, elle se définit en deux temps. D'abord, il y a une identité individuelle. « Parmi tous les pronoms, un seul est personnel : le JE et ses adjoints. Les autres sont représentatifs. 130 » On doit donc commencer par parler de soi. Sans bases personnelles solides, l'individu ne peut avancer. Ensuite, s' il le désire, 129 Dominique Garand, 2004, Accès d'origine ou pourquoi je lis encore Grou/x, Basile. Ferron. .. , op. cit.,p.317. 130 Jacques Ferron, 1973, Dufond de mon arrière-cuisine, Montréal: Éditions du Jour, p. 144. 100 il peut chercher à se doter d'une identité de nature collective. Toutefois, il ne faudrait pas croire que celle-ci est le prolongement logique et inévitable de l'individualité. Au contraire, nous dit encore Ferron, « [ ... ] sans l'assentiment de chacun la réunion de tous ne fonne pas une communauté cohérente, réglée par un cérémonial, mais une cohue invraisemblable, dont la force elle-même, toute brute qu'elle soit, reste imprévisible... 131 » Il nous apparaît clair que les deux facettes de l'identité, telles que présentées par Ferron, sont loin d'êtres irréconciliables. Au contraire, il est possible de réunir cette dualité dans la question de l'écriture, un autre thème prédominant dans l'œuvre de Ferron. Ce dernier est également l'un des principaux relais entre L 'Amélanchier et Le Saint-Élias. Effectivement, les narrateurs sont tous deux des personnages de leur récit, et ils écrivent pour eux comme pour le lecteur. Tinarner est sans doute le meilleur exemple de cette volonté de partage. En effet, Jean-Pierre Boucher insiste sur le fait que c'est « [... ] en écrivant qu'elle va le plus aider les autres hommes à trouver leur salut [...].132 » Ce commentaire fait également référence aux toutes premières phrases du récit de Tinamer, où elle justifie son projet et où elle mentionne sa propre sauvegarde. Tout comme l'identité, l'aspect salutaire de l'écriture présente deux facettes. La dimension individuelle concerne directement le narrateur, ou encore la communauté à laquelle il appartient (pour Le Saint-Élias), alors que la perspective collective englobe le lectorat dans son ensemble. Ce qu'il importe de retenir, pour chacun de ces romans, c'est véritablement l'aspect salvateur de l'écriture. En ce qui concerne Tinarner, le principe est simple. Comme l'indique Martine Barbeau, « [... ] le récit de ses origines permet à un enfant de maîtriser son passé et le rend libre. 133 » Le fait que ce soit elle-même qui relate ce 131 Ibid, p. 136-137. 132 Jean-Pierre Boucher, 1973, Jacques Ferron au pays des amélanchiers, op. cil., p. 26. 133 Martine Barbeau, 1998, Je me souviens, donc je suis, op. cil., p. 78. 103 Chacun des personnages significatifs accomplit une démarche de salut qui ne saurait se ramener à une dimension individuelle, mais s'intègre dans une recherche collective. Si François Ménard, Tinamer de Portanqueu, Connie Haffigan réussissent à sortir du labyrinthe, ils ne sont pas sans se rendre compte qu'une multitude de leurs compatriotes sont encore égarés dans les dédales de !'inconscience. 137 Cette réflexion nous permet de revenir et d'insister sur le double aspect de l'écriture salvatrice que nous avons évoqué plus haut. Après avoir assuré la survie de leur propre identité, ou celle de leur collectivité (comme c'est le cas dans Le Saint-Élias), les personnages principaux, qui sont tous deux narrateurs, s'appliquent ensuite à assurer celle de leurs congénères et par extension, la nôtre. Mais dans ce cas, puisqu'il suffit d'écrire pour assurer la survie de son identité, pourquoi les autres personnages ferroniens n'emploient-ils pas la même méthode? Tout simplement parce que « l'écriture n'est pas magique; elle n'est pas non plus une voie d'évasion facile. 138 » Mm de prendre la véritable mesure de cette réalité, il n'y a qu'à regarder le chemin parcouru par Tinamer et par les Batiscanais, dans leur combat pour acquérir, et ensuite conserver leur identité. À cause de ces difficultés et des nombreux obstacles présents sur leur route, les rares personnages qui parviennent à un niveau de conscience supérieur se doivent de tout faire pour que leur entourage et éventuellement le monde y parviennent à leur tour. Mais après tout, n'est-ce pas là le but recherché par Ferron, à travers son œuvre entière? De faire en sorte qu'à la lecture de ses romans, contes et pièces de théâtre, les Québécois fmissent par accéder, eux aussi, à cette conscience identitaire que si peu de personnages ferroniens ont acquise? Plutôt que de répondre directement à ces questions, nous nous contenterons de laisser le dernier mot à Tinamer de Portanqueu. Un pays, c'est plus qu'un pays et beaucoup moins, c'est le secret de la première enfance; une longue peine antérieure y reprend sou me, l'effort collectif s'y regroupe dans un frêle individu; il est l37 Ibid., p. 219. 138 Ibid., p. 222. 104 l'âge d'or abîmé qui porte tous les autres, dont l'oubli hante la mémoire et la façonne de l'intérieur de sorte que par la suite, sans qu'on ait à se le rappeler, on se souvient par cet âge oublié. Un pays, c'est plus, c'est moins qu'un pays, surtout un pays double et dissembtable comme le mien, dont la voix ne s'élève que pour se contredire, qui se nie, s'afflfffie et s'annule, qui s'use et s'échauffe à lui-même, au bord de là violence qui le détruira ou le fera vivre. (L 'Amélanchier, p. 148) BIBLIOGRAPHIE Corpus Ferron, Jacques. 1992. L 'Amélanchier. Montréal: Éditions Typo, 207 pages. ______. 1993. Le Saint-Élias. Montréal: Éditions Typo, 230 pages. Autres œuvres de fiction Carroll, Lewis. 2000. Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles. 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