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la faillite des indépendances africaines dans Les Soleils des Indépendances et Les Écailles du ciel, Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

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Charlotte_Marseille 🇫🇷

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Télécharge la faillite des indépendances africaines dans Les Soleils des Indépendances et Les Écailles du ciel et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! HAL Id: dumas-00913169 https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00913169 Submitted on 20 Jan 2014 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. La faillite des indépendances africaines dans Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma et Les Écailles du ciel de Tierno Monénembo Adeline Bouvier To cite this version: Adeline Bouvier. La faillite des indépendances africaines dans Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma et Les Écailles du ciel de Tierno Monénembo. Littératures. 2013. ￿dumas- 00913169￿ Université Stendhal (Grenoble 3) UFR de Lettres et Arts Département de Lettres Modernes La faillite des indépendances africaines dans Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma et Les Écailles du ciel de Tierno Monénembo Mémoire de recherche pour 30 crédits du Master 2 Lettres et Arts, spécialité « Écritures et représentation XIX°- XX° siècles ». Présenté par : Directeur de recherches: Adeline BOUVIER M. Claude COSTE Professeur Année universitaire 2013 Remerciements Je tiens à remercier mon directeur, M. Claude Coste, d’abord pour avoir accepté de diriger ce mémoire, mais aussi pour ses précieux conseils, son soutien, sa disponibilité et son amabilité tout au long de ce travail. Merci également à M. Lançon, professeur à l’université de Stendhal, qui a su nous transmettre sa passion pour les littératures francophones. Enfin, je tiens à exprimer ma profonde gratitude à tous ceux, amis et famille, qui m’ont toujours soutenue. 4 Table des matières I Une épopée carnavalesque ................................................................................ 16 A Une crise de la narration épique .................................................................. 18 1 Une mise en scène de l’oralité épique : le style d’un conteur .................. 18 2 Un griot narrateur .................................................................................... 21 3 Un narrateur en berne ............................................................................... 27 B Une crise héroïque ....................................................................................... 31 1 Mission impossible ................................................................................... 32 2 Deux héros pitoyables ............................................................................... 36 C Une crise des dieux ...................................................................................... 54 II Un monde sans nouvel idéal ............................................................................ 67 A La nation : une notion problématique .......................................................... 68 1 Une dislocation du groupe ........................................................................ 69 2 Des personnages en exil : l’individu en déroute ....................................... 75 3 Un jeu d’enracinement et de dépaysement : la manifestation du chaos ... 80 B La dictature : de la violence à l’absurde ...................................................... 87 1 Une violence non encadrée ....................................................................... 87 2 L’individualisme ....................................................................................... 95 3 Un monde sans nouvel idéal : l’expression de la désillusion ................. 103 III Une pensée de l’avenir ................................................................................. 114 A Un dialogisme généralisé .......................................................................... 117 1 Un débat désorganisé .............................................................................. 117 2 Le chef d’orchestre du travail épique : un griot novateur ....................... 120 B L’émergence de certaines valeurs .............................................................. 124 1 S’affranchir du passé ............................................................................. 125 2 Le procès des valeurs du présent ............................................................ 132 7 défis (1990), En attendant le vote des bêtes sauvages (1998). Il meurt en décembre 2003 alors qu’il travaillait sur son nouveau roman Quand on refuse on dit non (publié à titre posthume en 2004), suite de Allah n’est pas obligé (2000). Tierno Monénembo, quant à lui, est né en 1947 à Porédaka en Guinée. D’origine peulhe, son vrai nom est Tierno Saidou Diallo. Il va d’abord à l’école coranique à l’âge de cinq ans, avant d’entrer deux ans plus tard à l’école coloniale de Porédaka, puis aux collèges de N’Zérékoré, Kankan, au lycée Kindia et enfin au Collège de Donka où il obtient son baccalauréat de biologie en 1969. Cette même année commence son temps d’exil, motivé d’abord par la fuite du régime dictatorial de Sékou Touré. De l’Université de Dakar à celle d’Abidjan, il arrive finalement en France en 1973, à Grenoble et à Lyon, pour y achever des études de biochimie. Il part ensuite en Algérie en 1979, puis au Maroc où il reste de 1981 à 1985, et à nouveau en France, mais voyage encore – et enseigne – partout à travers le monde, aussi bien en Europe qu’en Afrique, aux Antilles et en Amérique du sud. 2 Tierno Monénembo est l’auteur, entre autres, des romans tels que Crapauds-brousse (1979), Un rêve utile (1991), Un attiéké pour Elgass (1993), Pelhourino (1995), Cinéma (1997), L’Aîné des orphelins (2000), Peuls (2004), Le Roi de Kahel (2008), Le Terroriste noir (2012) et d’une pièce de théâtre, La tribu des gonzesses (2006). Les œuvres des deux auteurs sont marquées par les épreuves de leur vie. Kourouma n’a de cesse de dénoncer la dictature, comme Monénembo, dont l’œuvre développe la thématique de l’exil. Les deux écrivains appartiennent à la génération de la désillusion, génération qui suit l’optimisme de la négritude des années 50-60 et l’euphorie des premières années d’indépendances : S’il y eut une catégorie d’Africains qui virent leur rêve se réaliser cette année-là, ce fut bien celle des hommes de culture, et singulièrement des universitaires. Ils avaient participé aux mouvements nationalistes entre 1950 et 1960 ; fils de Bandoeng, ils étaient nourris des idéologies panafricanistes du Ghana et tiers-mondialistes de l’Inde ; ils avaient au cœur la chaleur de la négritude qui était plus un cri de ralliement et de revendication qu’une théorie politique, et qui peuvent se résumer alors en quelques mots : nous, Nègres colonisés, nous allons enfin construire nos pays selon nos goûts, nos aspirations, nos besoins propres, en tenant compte de notre propre civilisation ! La négritude de 1960, c’est un sentiment très fort de solidarité, et c’est un projet positif : développement et modernisation. 3 2 voir NGANDU NKASHAMA, Pius. Memoire et ecriture de l’histoire dans « Les écailles du ciel » de Tierno Monénembo. p. 11 ; MARTIN, PATRICE et DREVET, Christophe. La langue française vue de l’Afrique et de l’océan Indien. Léchelle : Zellige, 2009. p. 77-80. 3 KESTELOOT, Lylian. Histoire de la littérature négro-africaine. Paris : Karthala, 2001. p. 231. 8 Les auteurs de la négritude dénonçaient la colonisation et glorifiaient le passé afin d’opposer et d’imposer l’identité Africaine reniée par la colonisation. Avec les indépendances, le besoin de reconnaissance et d’affirmation de son identité propre est toujours présent et penser le nouvel espace national apparait prioritaire. On relève dès lors un retour de la tradition orale épique dans le théâtre et le roman parce qu’on a besoin des héros du passé pour retrouver son identité. Il s’agit donc pour les intellectuels à la fois de défendre son identité culturelle et de transmettre un souffle plein d’espoir aux nouveaux États africains, ce, à travers les héros africains pré- coloniaux. Ceux-ci sont autant d’exemples pour le présent des indépendances : Pour ses vertus mobilisatrices, la tradition orale épique va être largement reprise. Les jeunes nations africaines – dont l’indépendance fut octroyée plutôt que conquise – sont en mal de grandes figures historiques, de héros épiques susceptibles de cristalliser sur leur personne l’enthousiasme de ces peuples qui doivent se forger une identité. L’épopée de Soundjata, le fondateur de l’empire Mandingue, sera fixée en 1960 par le Guinéen Djibril Tamsir Niane dans Soundjata ou l’épopée mandingue. Niane fait véritablement œuvre d’écrivain dans ce texte qui réussit à transmettre une exaltation épique. 4 Mais, parallèlement à la transcription romanesque d’épopées, à leur recensement et leur traduction, parallèlement à la réhabilitation des valeurs traditionnelles à travers tous les genres littéraires célébrant l’identité africaine d’avant la colonisation, certaines voix dissidentes se font entendre et cela même avant la déclaration des indépendances. Ces voix soufflent que le passé des grands empires africains n’est pas si glorieux qu’on voudrait le faire croire, et que de toute façon il est dépassé… 5 On plonge alors dans un conflit opposant la tradition à la modernité. Ce conflit va perdurer et prendre de l’ampleur dans la littérature des indépendances. Le malaise identitaire est profond et ne va pas s’arranger avec le désenchantement des années 60. Dès les années 66-68, on assiste à la mise en scène du déclin des pouvoirs africains au théâtre et dans le roman. Après 68 émerge la nouvelle génération d’écrivains, avec Yambo Ouologuem et son Devoir de violence (1968) et avec Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma s’ouvre une littérature de « l’imposture des indépendances ». 6 Cette littérature va être abondante. La réception du Devoir de violence montre la fracture entre 4 BONN, Charles, GARNIER, Xavier et LECARME, Jacques. Littérature francophone : 1. Le roman. Paris : Hatier, 1997. 5 CHEVRIER, Jacques. Littératures d’Afrique noire de langue française. Paris : Nathan Université, 1999. p. 16. 6 CHEVRIER, Jacques. Littératures d’Afrique noire de langue française. Paris : Nathan Université, 1999. p. 108. 9 l’optimisme et le pessimisme de l’époque : le roman récompensé par le prix Renaudot démystifie l’Afrique idéale célébrée par les écrivains de l’espoir en les indépendances par la parodie épique. L’écrivain va alors être accusé de porter atteinte à l’honneur de l’Afrique par ses pairs. 7 Bien différente est la réception des Soleils des indépendances de Kourouma, qui, pourtant, dénonce la situation dictatoriale de la Côte d’Ivoire et critique vigoureusement les traditions ancestrales. Si l’œuvre de Kourouma a fortement déplu aux puristes de la langue française parce qu’elle adapte le français à l’expression malinkée en traduisant ses proverbes, en reprenant ses tournures, ses images, etc., elle a été favorablement accueillie par les critiques africains qui y ont vu une défense de la culture africaine par son « enracinement culturel » et son affranchissement de la langue française. 8 On trouve chez Kourouma les prémisses de l’écriture des prochaines générations des années 80 à travers le « désir de forger un discours littéraire plus proche d’une réalité africaine marquée par le chaos, la confusion et l’incertitude » des indépendances. 9 L’écriture des prochaines générations, à laquelle appartient Monénembo, est ainsi davantage caractérisée par la dérision, le baroque et le carnavalesque dans le but également de révéler le climat des indépendances africaines. De Kourouma à Monénembo, comme dans les romans des années 70-80 en général, la figure du pouvoir occupe une place centrale : 7 « Où donc était "l’Afrique des Empires" chantée par Senghor, exaltée par Césaire, Cheikh Ndao, Tamsir Niane ? Cette Afrique-là était esclavagiste et l’être humain n’y pesait pas lourd ; ses juges (les khadi) étaient à vendre, et sa noblesse était corrompue. Les colons y avaient trouvé les alliés nécessaires à leurs entrerises, depuis la traite et l’exploitation des masses jusqu’à la pantomime politique d’aujourd’hui. D’un seul coup, Ouologuem avait ainsi discrédité les chefs traditionnels, piliers des systèmes anciens de gouvernement. Il détruisait un mythe, celui de l’Afrique idéale, l’Afrique des sources, l’Afrique des rois à laquelle les protagonistes de la négritude invitaient leurs cadets à se référer dans le théâtre historique. Il poussait d’ailleurs l’insolence jusqu’à se moquer ouvertement de "la splendeur de la civilisation nègre" elle-même […], à la publication du Devoir de violence de Ouologuem, on s’insurge contre l’écrivain, on l’accuse "de dénigrement de ses ancêtres", "d’agression contre l’Afrique-Mère", de "salir l’honneur du Continent noir". KESTELOOT, Lylian. op.cit. p. 247. 8 « Mais la virtuosité de l’auteur lui avait permis de "faire passer » la poésie, […]. La performance était superbe et les critiques africains saluèrent son "enracinement culturel" et sa volonté de manifester l’Afrique plus étroitement, dans sa vérité. […] Kourouma libérait les romanciers africains du carcan d’une langue académique dont on n’avait jamais osé enfreindre les ukases. Les critiques africains imposèrent donc Kourouma aux plus réticents et firent tant que les éditions du Seuil (toujours attentives) rééditèrent l’ouvrage qui, dans un premier temps, n’avait trouvé asile qu’au Canada. Les Soleils des Indépendances était aussi cautionné parce qu’il entrait, par ailleurs, dans les vues du discours critique, en mettant en exergue le conflit tradition/modernisme ; les critiques contre les mœurs politiques nouvelles étaient acceptées parce que sectorielles, allusives au contexte récent de la Côte d’Ivoire et n’entraînant pas de jugement ngatif sur l’avenir de l’Afrique. Du reste, elles étaient émises par un personnage du passé féodal et sans instruction, ce qui instaurait une distance suffisante entre l’auteur et le narrateur. » KESTELOOT, Lylian. op.cit. p. 250. 9 CHEVRIER, Jacques. op.cit. p. 109. 12 Daniel Madelénat 14 et Les épopées d’Afrique noire de Lylian Kesteloot et Bassirou Dieng. 15 L’ouvrage de Lylian Kesteloot et de Bassirou Dieng montre que s’il réside des caractéristiques communes entre les épopées africaines et occidentales 16 , quelques éléments fondamentaux les distinguent. L’épopée africaine diffère de l’épopée occidentale par la place du griot et sa fonction dans la société puisque ces dernières persistent à travers le temps : l’épopée subsiste et continue de vivre par la parole des griots africains. 17 De plus, elle comprend d’autres modèles que les trois cités précédemment : D’un rapide coup d’œil sur les épopées africaines, le professeur de Clermont [Daniel Madelénat] avait repéré parmi celles-ci deux de ces modèles ‒ le mythologique et l’historique ‒ dont il avait reconnu les caractéristiques. Tout en saluant l’intuition sûre du critique littéraire, nous ajouterons cependant des nuances, voire des catégories, qui permettent de préciser les types d’épopées qu’on rencontre en Afrique ; tant il est vrai que l’on est obligé de tenir compte des diverses 14 MADELÉNAT, Daniel. L’épopée. Paris : PUF, 1986. 15 KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. Paris : Karthala et Unesco, 2009. 16 « Si nous estimons inopportun de dénommer les littératures d’autre régions du monde de manière à les forcer à s’insérer dans les catégories stylistiques européennes, il s’avère cependant pertinent d’y reconnaître les œuvres qui offrent des formes et des contenus analogues à des genres européens, comme les proverbes ou les fables par exemple. Et les épopées. » KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 29-30. 17 « Les textes présentés ensuite permettront de retrouver, au-delà des différences, les constantes épiques, avec le souffle, l’aspect litanique, la stylisation et la recherche du lyrisme dans le récit. […]. Pour le spécialiste de l’épopée médiévale français qui écrit ces lignes, la réflexion et les exemples ici rassemblés sont d’abord source d’une émotion profonde, créée par le contact avec des œuvres encore enracinée dans la vie collective, sorties toutes vives du chant des griots, alors que les documents sur lesquels nous travaillons en Europe sont, sauf exception, élaboration ou réélaboration écrites à partir de traditions aujourd’hui à peu près insaisissables. Mais cet ouvrage est aussi l’occasion de situer de façon plus précise, grâce à ces témoins non-européens, les caractéristiques communes au genre épique et les traits spécifiques relevant d’une aire géographique et d’une culture déterminées. L’élément commun est ce qu’on pourrait appeler, en parodiant une formule devenue célèbre de Jean Bédier, l’intrication des aspects historiques, sociaux et mythiques de l’épopée : « Au commencement était la triade histoire, mythe, société. » […] Apparaît aussi, grâce à l’étude de L. Kesteloot et B. Dieng et aux exemples qu’ils proposent, la différence radicale entre épopée africaine et épopée médiévale française. Dans le domaine africain, l’écrit, sauf dans la mesure où il permet, grâce aux travaux des ethnologues, de fixer ce que les collectes orales ont permis de réunir, est exceptionnel : l’épopée, dans la mesure où elle est vivante, c’est- à-dire liée à la substance de la vie sociale, reste très généralement orale. Le phénomène que nous donne à observer l’épopée médiévale française est tout à fait différent puisque, si nous savons que la chanson de geste naît de l’oralité et se perpétue par elle ‒les jongleurs l’ont chanté jusqu’à la fin du XIII° siècle au moins‒, elle commence d’être fixée par l’écrit dès la première moitié du XII° siècle. Nous savons aussi que si les jongleurs ont participé aux divers moments de la vie sociale‒fêtes diverses, mariages, foires‒, ils n’ont jamais constitués de société d’initiés, dont la création serait associée au mythe de fondation du groupe social. » KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 5- 8. 13 hybridations se greffant sur ce genre, bien à tort qualifié de « forme simple » par A. Jolles. 18 Toutefois, Madelénat néglige une catégorie pourtant présente dans le répertoire africain : celle de l’épopée corporative. Celle-ci se rattache pleinement au genre épique en célébrant les exploits d’un héros d’une profession bien précise, celle du pêcheur, du chasseur ou du pasteur : Ce sont de grands récits qui célèbrent les exploits d’un héros de la profession concernée ; on le montre affrontant les dangers du métier et les puissances occultes inhérentes aux animaux sauvages (buffles, panthères, crocodiles). Les hommes se battent donc contre des génies, sinon des dieux. Mais ils peuvent aussi se défier entre eux, en des duels qui sont des concours de vaillance. Dans tous les cas, ces héros promeuvent les valeurs morales et les qualités techniques spécifiques de ces groupes, mêmes s’ils n’ont pas de portée nationale. 19 Autres catégories d’épopée absentes dans la typologie de Madelénat et citées dans Les épopées d’Afrique Noire : l’épopée religieuse et l’épopée mythologique clanique. L’épopée religieuse « s’est développée à partir des jihad de El Hadj Omar, le marabout toucouleur du XIX° siècle, une épopée haute en couleur, bâtie sur le modèle des épopées royales plus anciennes. Centrée sur la vie et les conquêtes d’un « saint » historique, elle prit de suite une fonction apologétique à visée missionnaire. » 20 Quant à l’épopée mythologique clanique, elle se rapproche du modèle mythologique mais avec la nuance du clan : elle célèbre le clan, le lignage ou la chefferie. Ses héros sont les « fondateurs des institutions du clan, civilisateurs ou conducteurs d’exodes » et leurs exploits qui « prennent des proportions gigantesques, oniriques, paroxystiques », qui dépassent le merveilleux de la magie ordinaire et des prophéties des devins, sont sans limites. 21 18 KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 40. 19 KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 44-45. 20 KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 46. 21 « Épopées dites « de forêt », elles proviennent de sociétés structurées en clans, lignages, et chefferies […]. Le seul point commun extratextuel de ces récits, n’est-il pas cette structure sociale où la famille étendue prédomine et sert de cadre de référence ? On a parlé, à propos de ces peuples, de sociétés « communautaires » ou « communaucratiques », ou encore de « communisme primitif ». Car les pouvoirs du chef y sont fortement contrôlés par d’autres groupes (notables, prêtres, sociétés secrète à fonction judiciaire). En réalité dans l’épopée clanique se manifestent surtout les tensions internes. Elle propose souvent des héros marginaux, ‒voire carrément asociaux‒du type Moni Mambou chez les Pendé ou Ngog Bilun ou Mbak chez les Bassa, de même que l’Ozidi dejà cité. Héros de la démesure aussi, que Djekki la Njambé persécuté par son père, ou ces héros du Mvet chez qui s’exacerbe la volonté de puissance. […] Dans les épopées du bassin du Congo, comme le Mwindo des Banyanga ou le Lianja des Mungo, les héros sont aussi présentés comme fondateurs des institutions du clan, civilisateurs ou conducteurs d’exodes. Leurs exploits exaltent le sentiment d’appartenance des lignages au même tronc originel. Mais les obstacles surmontés, les guerres livrées, sans lesquels il n’y a pas d’épopée, s’éloignent vraiment 14 Un autre ouvrage est fondamental pour la définition de l’épopée quant au contexte d’émergence de l’épopée et sa fonction : Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière : Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari, de Florence Goyet. 22 Pour celle-ci, l’épopée n’est pas en rupture avec le présent à l’instar des théoriciens précédents tels que Bakhtine, Lukàcs et même Madelénat : Pour ce qui est du rapport à l’Histoire, il faut mesurer à quel point il a été occulté par Lukàcs et sa Théorie du roman, dont la tradition critique a ensuite repris les affirmations sans jamais les remettre en cause. Lukàcs, reprenant lui-même Hegel, fait de l’épopée le genre non problématique par excellence ‒ celui dont le rôle est simplement d’illustrer et de conforter les valeurs préexistantes. Pour Lukàcs, comme pour Hegel, l’épopée est le genre de l’origine, exprimant un temps où tout est clair et simple, où l’homme était en accord avec le monde, sans conflit. Le rôle, la fonction de l’épopée devient ainsi fort simple et ne mérite guère qu’on s’y arrête. 23 La définition de l’épopée doit être complétée et corrigée par cette idée de rapport entre le récit de l’épopée – qui nous transporte dans le passé – et le monde contemporain. Comme l’explique Florence Goyet, l’épopée ne doit pas être séparée du contexte politique de son apparition ou de sa réapparition. Les personnages de l’épopée exposent plusieurs positions politiques. Le héros épique a une mission, celle de rétablir un équilibre dans un monde devenue chaotique. Le roman épique exerce donc le même travail que l’épopée : confronter plusieurs positions politiques pour résoudre le conflit. Le roman se sert de l’épopée pour penser la crise. 24 beaucoup de l’histoire réelle de ces populations. Rejetées dans un passé lointain où les hommes sont fils des dieux (Mvet), liées souvent à des mythes génésiques, et à des migrations imprécises, les aventures des héros prennent des proportions gigantesques, oniriques, paroxystiques. Le merveilleux se réduisait à la magie ordinaire et aux classiques prophéties des devins, dans le modèle royal-historique, devient ici fantastique, voire surréaliste. […].» KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 47-49. 22 GOYET, Florence. Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière : Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari. Paris : H.Champion ; Genève : Slatkine, 2006. 23 GOYET, Florence. Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière : Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari. op.cit., p. 8. 24 « On peut pour finir essayer de préciser la spécificité de l’épopée, et la permanence du « travail épique » hors de sa forme générique. En dernière analyse, la spécificité de l’épopée, c’est de traiter une matière politique de façon polyphonique. […] En tant que telle, l’épopée est un texte qui engage la vie même de la communauté. […]. L’épopée travaille avec les outils de toute littérature ‒ c’est l’emploi qu’elle en fait sur une matière politique qui la définit. Du coup, il n’y a pas de raison a priori, ni qu’un auteur unique ne puisse écrire une épopée, ni que ce travail épique soit limité à un seul genre. La condition pour qu’un auteur non récitant puisse écrire une épopée en-dehors de l’ « auralité », c’est qu’il soit capable de cette polyphonie fondamentale. […] Plusieurs autres genres littéraires pensent eux aussi de façon non-partisane le devenir de la communauté. Des romans comme La guerre et la paix ainsi que Les Misérables me semblent vraiment « épiques» dans le sens où je l’ai défini. […]. ». GOYET, Florence. Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière : Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari. op.cit., p. 567-569. 17 Les Soleils des Indépendances et Les Écailles du ciel constituent deux parodies de l’épopée où tous les traits constitutifs du genre épique sont renversés. La parodie est une notion problématique : la définition qu’en donne Daniel Sangsue, qui s’appuie sur celle de Gérard Genette 26 , nous semble la plus adéquate. 27 Pour Sangsue, la parodie serait la transformation d’un ou de plusieurs textes singuliers sur le mode ludique, comique ou satirique : La parodie serait ainsi la transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier. […]. Il faut néanmoins se garder de les confondre : nous avons vu (chapitre 6) que si la satire peut se servir de la parodie, son objet est extérieur au texte et sa visée différente, comme le résume Nabokov, « la satire est une leçon, la parodie un jeu » (Strong Opinions). Mais la manière dont certaines parodies « s’en prennent » à leur hypotexte ne manque pas de faire penser à la satire. […] Intégrer les trois dimensions du ludique, du comique et du satirique à la définition de la parodie, c’est laisser ouverte la possibilité de prendre en compte des textes où la proportion de ces régimes est difficilement décidable, soit qu’ils se mêlent sans qu’aucun ne domine, soit que l’un ou l’autre apparaissent à l’état de nuance, de « couleur » - au sens où Tynianov écrivait : « Le comique est une couleur accompagnant généralement la parodie, mais nullement la couleur de la parodie elle- même » ( Destruction, parodie, art. cité, p. 76). 28 La parodie repose donc sur l’imitation d’un texte, et sur sa transformation. Le lecteur doit pouvoir reconnaître l’hypotexte, c'est-à-dire le texte source, à travers l’hypertexte, la parodie. Ainsi, « […] la parodie peut être considérée comme « “un acte d’opposition littéraire” (Dictionnaire de la conversation). Elle opère un travail de « sape » (Abastado) de l’œuvre qu’elle prend pour cible : inversant ses thèmes ou retournant ses mots comme des gants, elle la contrefait, ce qui équivaut à une négation […] » (p.74-75). Sangsue insiste sur le fait que cette négation de l’œuvre parodiée n’est pas de l’ordre du « rejet » ou de la « haine », mais implique même une reconnaissance et une certaine part d’admiration de l’hypotexte. Contrairement aux formes conventionnelles d’imitation et d’admiration, la parodie permet à celui qui la pratique de garder ses distances, de s’adonner à l’œuvre admise tout en restant indépendant. […] On se souvient que Schlegel définissait précisément la relation de la parodie à son objet comme un mélange de dépendance et d’indépendance […] : parodier, c’est se démarquer tout en se démarquant. Para, nous l’avons vu, signifie à la fois « à côté » et « contre ». L’étymologie renvoie donc déjà à cette combinaison de proximité et de distance qui est à la base de la parodie. […] la perception d’un texte parodique passe par trois étapes : il faut que le lecteur reconnaisse la présence dans un texte, d’un autre texte ; qu’il identifie cet hypotexte 26 Cf. GENETTE, Gérard. Palimpseste : la littérature au second degré. Paris : Le Seuil, 1982. 27 SANGSUE, Daniel. La parodie. Paris : Hachette, 1994. 28 SANGSUE, Daniel. op.cit., p. 73-74. 18 et qu’il mesure l’écart existant entre cet hypotexte et le texte parodique (p. 148). 29 Nous identifierons dans cette première partie les éléments permettant de reconnaître l’hypotexte épique, et mesurerons l’écart entre celui-ci et son hypertexte parodique. La parodie dans nos deux romans se caractérise par une crise à tous les niveaux du genre épique : une crise de la narration épique, une crise héroïque, une crise des dieux et de la communauté. Ce renversement du genre épique relève à la fois du burlesque, du grotesque et du carnavalesque. A Une crise de la narration épique Si certains éléments n’ont rien de parodique, la parodie domine : le narrateur revêt certaines caractéristiques du griot pour souligner son renversement. 1 Une mise en scène de l’oralité épique : le style d’un conteur Le roman épique se distingue évidemment de l’épopée traditionnelle d’abord par son support écrit puisque le narrateur traditionnel de l’épopée la récite à son public. Cependant cette relation orale entre le conteur et ses auditeurs est recréée, il y a donc imitation. En effet, les deux romans sont écrits dans le style du conteur africain traditionnel. Mais Les Soleils des Indépendances et Les Écailles du ciel ne mettent pas seulement en scène l’oralité épique, ils l’exacerbent. Ils proposent donc une transformation de l’hypotexte. La narration épique se définit ainsi : L’énonciation de la parole épique implique un narrateur omniscient et objectif qui s’efface derrière ses descriptions et ses personnages, et qui déclame devant son public : auteur-réalisateur, virtuose de l’oralité, il improvise sur un ensemble thématique traditionnel grâce à des soutiens mémoriels stéréotypés (formules, parallélismes, procédés conventionnels et acceptés). 30 À la différence des épopées écrites, telle que l’Iliade, l’Odyssée, La chanson des Nibelungs, La chanson de Roland, ou encore, pour citer une épopée africaine, Soundjata ou l’épopée mandingue de D.T Niane 31 , où la présence du narrateur conteur ne se révèle qu’en introduction à la fiction narrée ou pour en marquer la fin, le narrateur des Écailles 29 SANGSUE, Daniel. La parodie. op.cit., p. 75-84. 30 DIDIER, Béatrice. Dictionnaire universel des littératures. Paris : PUF, 1994. p. 1109. 31 NIANE, Djibril Tamsir. Soundjata ou l’épopée mandingue. Paris/Dakar : Présence africaine, 1960. 19 du ciel et des Soleils des Indépendances intervient considérablement tout au long de la fiction. Le narrateur est intradiégétique dans les deux œuvres. Aussi, l’énonciation se reflète dans l’énoncé par les embrayeurs qui dénotent la présence du locuteur et des interlocuteurs. Le narrateur apostrophe le narrataire : Vous paraissez sceptique ! Eh bien, moi, je vous le jure, et j’ajoute : si le défunt était de caste forgeron, si l’on n’était pas dans l’ère des Indépendances (les soleils des Indépendances, disent les Malinkés), je vous le jure, […]. (LSI, p. 9). N’en croyez rien si le cœur ne vous en dit. Je ne vous demande pas de croire. Je ne vous parle pas de Dieu ni de ses répliques diaboliques. […]. Écoutez et oubliez. (LEC, p.13). L’énonciation est présente sous la forme des pronoms qui renvoient aux participants de l’acte de communication, et à travers les nombreux verbes au présent indiquant les modalités du discours : « je vous jure », « j’ajoute » (LSI), « je ne vous demande », « je ne vous parle », « écoutez et oubliez » (LEC). Le destinataire est ainsi sollicité tout au long du récit, et cela également à travers les tournures exclamatives et interrogatives. Par ailleurs, le discours du narrateur est ponctuellement métanarratif dans les deux romans, ce qui imite la relation du conteur à ses auditeurs. Dans Les Soleils des Indépendances : Le féticheur et sorcier Balla, l’incroyant du village (nous viderons dans la suite le sac de ce vieux fauve, vieux clabaud, vieille hyène) […]. (p.105) ; Comment Balla devint-il le plus grand chasseur de tout le Horodougou ? A l’heure de l’ourebi […] Un exemple : l’exploit triomphant lors des funérailles du père de Fama. Empressons-nous de le conter. (p122-123). Ainsi, le narrateur signale l’organisation interne de son récit et le commente. Mais cela est encore plus évident dans le roman de Tierno Monénembo : « Je vous dirai comment, […]. Je vous parlerai de […]. Je vous conterai […]. J’évoquerai aussi […] je n’oublierai pas […]. » (p. 14). En outre, le premier chapitre intitulé « Les fils de Koli » est introduit à la fin du prologue : « Mais la nature est méticuleuse et Cousin Samba n’est certainement pas né avec une barbe. Commençons donc par son enfance. » (p. 27). L’oralité est également reproduite dans les deux romans par les interjections et les phrases nominales, destinées à rendre le récit plus vivant et ainsi à capter l’attention du lecteur : Ah ! les soleils des Indépendances ! […] Fama se récriait : « Bâtard de bâtardise ! Gnamokodé ! » Et tout manigançait à l’exaspérer. Le soleil ! le soleil ! ( LSI, p. 11.) 22 un conteur, un chanteur, et personne mieux que lui ne possède l’art de conter. Enfin, il célèbre la communauté ainsi que sa hiérarchie. Ces fonctions du griot traditionnel sont exposées dans les deux romans. Dans Les Écailles du ciel, le narrateur parle en son nom, Koulloun. À la fois porte-parole du peuple de Leydi-Bondi et messager 34 , il est un gardien et un passeur de mémoire. 35 Sa fonction est aussi celle du divertissement, elle se limite parfois à conter en musique à l’occasion de fêtes. 36 Les fonctions de Koulloun répondent donc à certaines caractéristiques du griot traditionnel africain. 37 Néanmoins, le type de griots correspondant à Koulloun est difficile à cerner : ses fonctions l’attribuent à la fois au mabo (poète-historien) au gawlo (poète-louangeur) et au bambado (musicien) mais avec quelques réserves. Si Koulloun raconte l’histoire d’une lignée et l’histoire d’un pays, il n’est pas attaché à la noblesse contrairement au mabo. En revanche, il est le témoin du petit peuple des Bas-Fonds, et se rapproche en cela du gawlo qui conte pour tout le monde. En conséquence, le type d’ « épopée » – ou plutôt d’anti-épopée – que Koulloun raconte n’est pas clairement défini : l’épopée de type royale ou dynastique 38 autour de la figure du roi Fargnitéré se mêle à l’épopée mythologique clanique 39 – autour de l’histoire de la fondation du clan Koli. Dans Les Soleils des Indépendances, le narrateur n’est pas qualifié explicitement de griot, mais son récit en porte les marques à travers sa dimension orale (le narrateur 34 « Je dois vous dire que moi, Koulloun, j’étais le messager du quartier. C’était par moi que toutes les nouvelles arrivaient, les bonnes comme les mauvaises. […] doué, paraît-il, d’un art de dire époustouflant. » (LEC ; p.21). 35 « Plus tard, bien plus tard, Koulloun racontera peut-être à ceux qui n’étaient pas encore nés… » (LEC ; p.13). 36 « […] ; moi, Koulloun, encore moins, qui n’ai jamais prétendu à autre chose qu’à raconter quand c’est possible. » (LEC ; p.174). 37 Nous renvoyons ici à la définition de Kesteloot et Bassirou citée en notes à la page précédente. 38 « Le modèle historique […] nous le qualifierons de royal ou de dynastique, tant le "schéma guerrier" […] se politise. […] un ou plusieurs héros autour d’un roi ; des conflits politiques ; […] ; guerre avec un royaume voisin, querelles de succession au trône ; chevauchées, batailles, duels, apologie de la bravoure, exaltation nationale […]. Ces épopées sont greffées sur l’’histoire réelle de ces royaumes ; elles la déforment ou la transforment en projetant son image agrandie et magnifiée, qui véhiculera avec force l’idéologie politique du groupe dominant et son système de valeurs. » KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 40-41. 39 « Un dernier grand corpus d’épopées peut se ranger dans le modèle mythologique de Madelénat, mais là encore, nous le nuancerons du qualificatif clanique. […]. En effet, on observe que la plupart des épopées dites "de forêt" proviennent de sociétés structurées en clans, lignages, et chefferies, […]. En réalité dans l’épopée clanique se manifestent surtout les tensions internes. […] Mais les obstacles surmontés, les guerres livrées, sans lesquels il n’y a pas d’épopée, s’éloignent vraiment beaucoup de l’histoire réelle de ces populations. […]. Le merveilleux qui se réduisait à la magie ordinaire et aux classiques prophéties des devins, dans le modèle royal-historique, devient ici fantastique, voire surréaliste. » KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 48-49. 23 imite aussi le style du conteur de l’épopée) et parce qu’il raconte la fin d’une dynastie (celle des Doumbouya dont Fama est le dernier descendant). L’histoire se rapprocherait donc de l’épopée royale ou dynastique parce que cette dernière se « greffe sur l’histoire réelle » du royaume tout en « la déformant et en projetant son image agrandie et magnifiée ». Cependant, même si la société traditionnelle est divisée en chefferies, le merveilleux dans l’histoire de la fondation du royaume des Doumbouya s’oppose à l’épopée mythologique clanique parce qu’il ne prend pas de proportions surréalistes. 40 Dans le roman de Kourouma comme dans le roman de Monénembo, les fonctions des griots sont également dévoilées à travers les personnages. Les griots sont les porte-paroles, les arbitres, et les conseillers de la communauté. 41 Ainsi, Diamourou est attaché au prince Fama, il constitue à la fois son conseiller et sa voix auprès du comité (p. 135). Il s’apparente au griot mandingue islamisé, le finè, et au griot royal, le bélentigi. 42 Les narrateurs des Soleils des Indépendances et des Écailles du ciel rapportent les paroles, les croyances, les pratiques, et la vie quotidienne des personnages. Car le griot est aussi chargé de la conservation et de l’enseignement de la tradition. Et effectivement, le narrateur des Soleils des Indépendances détient la connaissance des coutumes malinkés et se fait le juge du temps présent (p. 9-10). En effet, lors des funérailles de Koné Ibrahima, il rapporte les rituels funéraires ancestraux ainsi que les croyances des Malinkés : « C’était bien ainsi, car il était toujours dangereux de dormir, c’est-à-dire, pour un Malinké, de libérer son âme dans ces villages de brousse, sans une petite lumière qui veille et éloigne d’autres âmes errantes, les mauvais sorts et les mauvais génies » (p. 96). Dans Les Écailles du ciel, le narrateur explique à travers le griot Wango que : […], chaque catégorie d’hommes a son propre type de mort : l’homme ordinaire meurt de faim, de soif, de maladie ou de vieillesse ; le roi par l’or, le plus royal des métaux. Mais, le griot constitue un cas à part : il n’a pas une âme comme tout le monde le griot. " Son âme à lui, c’est la parole et on ne tue pas la parole, honorable commandant. " (p. 65). 40 Voir les définitions de ces épopées en notes des pages précédentes. 41 « Les deux griots, Diamourou et le griot du comité, se tinrent debout au milieu de l’assemblée. Les griots d’abord. Ils préfacèrent le palabre, parlèrent de fraternité, d’humanisme, d’Allah, de la recherche serrée de tous les petits grains de la vérité et pour rassurer la population […].» (LSI ; p.133-134). 42 Voir les définitions de ces épopées en notes des pages précédentes. 24 Il évoque aussi les croyances fétichistes (p. 57) et la coutume de la circoncision (p. 93). Si la transmission des coutumes et de la tradition est dévoilée précisément et sans tabous au lecteur par le narrateur griot des Soleils des Indépendances, dans Les Écailles du ciel, en revanche, la transmission reste évasive : ainsi en est-il de l’enseignement de la magie de Sibé à son petit-fils Samba. On ne sait ce que cet enseignement comporte exactement, mais on sait qu’il s’agit de magie et de fétiches. Les griots sont aussi chargés de conserver et de transmettre oralement les légendes et l’histoire d’un peuple. Le féticheur Balla, assimilé au griot dans Les Soleils des Indépendances, raconte l’épopée corporative 43 ― spécifiquement africaine. Celle-ci narre les exploits d’une profession où le merveilleux tient une place essentielle. Ici, il s’agit des récits de combats épiques de Balla contre un buffle génie (p.122-126). Le narrateur des deux œuvres détient la mémoire du peuple sur plusieurs générations. Dans le roman de Monénembo, le narrateur Koulloun raconte la légende de la naissance du village Kolisoko. La terre et les Hommes y sont longuement mythifiés : C’est une terre avide de secrets, […]. Mais c’est une terre qui ne vaudrait rien si l’on omettait ses odeurs. Il faut la sentir avant de la toucher. […] Ses hommes sont étiques et chipoteurs, indolents et pharisaïques. Mais que l’étranger ne se laisse pas abuser par leurs mines de passivité innée et de soumission fatale : le plus mou se révélera fougueux. […] La chanson dit : « Je suis le pays des eaux folles, des pierres tranchantes et des hommes chétifs. Mais prenez garde : mes hommes ont l’impétuosité de mes eaux et la rudesse de mes pierres. (p. 31-32) Le griot se fait ici la voix de la communauté et de la terre qui est personnifiée. Ses habitants sont empreints de mystère et de poésie. Le chant de Koulloun les célèbre mais il célèbre en particulier les femmes de Kolisoko qui possèdent la capacité de restituer le chant de la terre : « Mais, ce sont les femmes qui expriment mieux que tout autre les coups de vent de ce pays, ses sous-entendus, sa mince pudeur, le pétillement de ses eaux, les caprices de ces rivières et l’essence de ses agrumes. » (p. 33). Les hommes et les femmes sont à l’image de la terre. Ici, encore : « Mais si la femme est la voix de cette terre, c’est la vache qui est son âme. La première l’orne et la colore, la deuxième la structure. C’est au nom de la vache que répond ce pays. » (p. 34). La vache constitue en 43 « Elles sont le patrimoine de certaines professions : les pêcheurs, les chasseurs et les pasteurs. Ce sont de grands récits qui célèbrent les exploits d’un héros de la profession concernée ; on le montre affrontant les dangers du métier et les puissances occultes inhérentes aux animaux sauvages (buffles, panthères, crocodiles) ; Les hommes se battent donc contre des génies, sinon des dieux. Mais ils peuvent aussi se défier entre eux, en des duels qui sont des concours de vaillance. dans tous les cas, ces héros promeuvent les valeurs morales et les qualités spécifiques de ces groupes, même s’ils n’ont pas de portée nationale. » KESTELOOT, Lilyan et BASSIROU, Dieng. Les épopées d’Afrique noire. op.cit., p. 44-45. 27 ‒ la victoire et l’intronisation. 44 Cette progression chronologique du récit est conforme au cas de Samba même si le récit est plus ou moins cyclique puisque le prologue peut se replacer à la fin de l’avant dernier chapitre du roman (p. 152-153). Dans Les Soleils des Indépendances, en revanche, le récit ne respecte pas cette progression propre au récit épique. La dimension épique est fragmentaire et allusive. Le récit raconte la fin de la dynastie des Doumbouya à travers son dernier descendant Fama. Le passé héroïque historique et mythologique est évoqué brièvement et essentiellement à travers le regard et les pensées du personnage. Cependant les allusions aux périodes historiques qu’ont vécu les anciens, puis Fama, sont nombreuses et sont toujours évoquées ou citées dans l’ordre chronologique. Le roman s’ouvre sur la période des indépendances et s’achève sur la même période et la mort du héros. On ne suit pas le héros de sa naissance à sa mort, mais de sa destitution en tant que chef du Horodougou, de sa lutte pour reprendre le pouvoir jusqu’à sa mort. L’épopée est « prise en cours de route », de l’exil à la quête pour reconquérir le pouvoir jusqu’au dénouement. Les titres des chapitres sont énigmatiques et n’annoncent pas la progression du héros contrairement aux Écailles du ciel. Ils prennent la forme de proverbes. 3 Un narrateur en berne Si le narrateur présente toutes les caractéristiques du griot africain récitant l’épopée, c’est pour mieux les renverser. Le narrateur de l’épopée est en crise. Comme on a pu le constater à travers l’analyse de l’oralité, le narrateur des deux romans ne s’efface pas entièrement derrière les personnages de sa fiction contrairement au narrateur de l’épopée. Il intervient même lourdement dans le récit. On note ici une transformation de l’hypotexte épique. Par ailleurs, le narrateur de l’épopée est objectif et omniscient, or dans nos deux romans, il change successivement de perspectives. Nous avons affaire à deux stratégies narratives différentes : un narrateur parfois personnage de l’action (homodiégétique) dans Les Écailles du ciel, et un narrateur totalement absent de l’action qu’il raconte (hétérodiégétique) dans Les Soleils des Indépendances. Le narrateur de l’épopée traditionnelle est hétérodiégétique et 44 DIENG, Bassirou et Kesteloot, Lylian. op.cit., p. 87-88. 28 omniscient. Or, dans Les Écailles du ciel, il est tantôt homodiégétique, tantôt hétérodiégétique. On note ainsi un brouillage au niveau de la narration. Au début du roman, le narrateur se désigne comme seul narrateur du roman : « Plus tard, bien plus tard, Koulloun racontera peut-être à ceux qui n’étaient pas encore nés… […]. Je vous parle d’hommes […]. Je vous dirai comment, […]. Je vous parlerai de […] ». (p. 13- 14). Cependant, le narrateur s’efface à maintes reprises derrière les récits des personnages, il devient alors hétérodiégétique : « d’après ce qu’il nous raconta, Bandiougou […]. Il ne le dira pas. Nous apprendrons seulement que… " L’ombre était un cheval fort docile. Je n’avais aucune manœuvre à opérer. […]. Je vous voyais tous je vous dis… […]." » (p. 18-21). Le « nous » qui désigne le narrateur et ses compagnons laisse place au « je » de Bandiougou, qui devient à son tour le narrateur du récit jusqu’à ce que Koulloun reprenne la parole quelques pages plus loin (p. 21). Koulloun est à nouveau hétérodiégétique lorsqu’il rapporte l’enfance de Samba et la genèse du peuple de Kolisoko dans « Les Fils de Koli ». Celle-ci a été racontée à Sibé ― le grand-père de Samba ― qui lui-même l’a raconté à son petit-fils, et ce dernier l’a rapporté à Koulloun, qui à son tour la rapporte dans le roman. Le récit est donc celui d’une pluralité de voix qui se lèguent la parole tour à tour : « Des narrateurs successifs se reprennent indéfiniment, comme s’ils se passaient mutuellement la parole, en même temps qu’ils concluent un « pacte » rituel jusqu’à la mort commune : "plus tard, bien plus tard, Koulloun racontera peut-être à ceux qui n’étaient pas encore nés…" ». 45 Le narrateur Koulloun s’abstrait du récit mythique du chapitre « Les Fils de Koli ». La parole de Sibé et celle de Wango est restituée tantôt sous la forme des discours directs, tantôt des discours indirects. Le narrateur des Soleils des Indépendances est hétérodiégétique, et le plus souvent omniscient. Mais il adopte parfois une focalisation interne. On quitte alors l’objectivité du narrateur traditionnel de l’épopée puisque la focalisation interne restreint le regard à travers un seul personnage, nous sommes alors dans la subjectivité du personnage. Ainsi, certains passages – et même un chapitre entier – sont consacrés à l’intériorité de Salimata, la femme du héros, ce qui rompt notamment le schéma de l’épopée. Par ailleurs, le narrateur introduit aussi les récits de chasse de Balla, et les récits de la genèse des Doumbouya racontés à Fama. Même si cela paraît moins évident 45 NGANDU-NKASHAMA, Pius. Mémoire et écriture de l’histoire dans Les écailles du ciel de Tierno Monénembo. Paris : L’harmattan, 1999. p. 13. 29 que dans Les Écailles du ciel, le récit du narrateur des Soleils des Indépendances restitue également une pluralité de voix narratives. On retrouve l’imitation et la transformation de l’hypotexte épique par amplification. Le thème même de l’acte de raconter est au cœur de la fiction. On remarque non seulement une mise en scène de la narration orale par un narrateur conteur, mais aussi une mise en scène des récits multiples des personnages. Les discours des personnages sont médiés par le narrateur principal dans les deux romans. Il y a ainsi une mise en abyme du récit épique à travers ceux des personnages griots ou des anciens, ce qui constitue un indice de la parodie. Les Écailles du ciel exhibe le champ lexical de l’oralité : des mots tels que la parole, la voix, le chant apparaissent tout au long du texte. Ainsi, on n’oublie jamais que nous sommes dans le récit de personnages qui ont chacun leur propre regard sur le monde. La parole est multiple et subjective. Et de fait, les griots des romans rapportent les variations des récits de mêmes événements. Il leur apparaît parfois impossible de distinguer le vrai du faux. La crise de la narration est aussi celle de personnages conteurs. Les griots des deux romans s’opposent aux griots traditionnels détenteurs de la vérité historique et mythologique d’un peuple : ils sont les griots de la rumeur. La fonction testimoniale du narrateur, centrée sur l’attestation de l’histoire qu’il raconte met en doute le récit héroïque des griots : Une guerre assez mystérieuse dans sa chronologie, mais connue de tous pour avoir été dite et redite par tous ceux, vieillards et bardes, qui pouvaient toucher à la parole sans l’altérer, mais savaient au contraire y ajouter des mots neufs, la lustrer d’un ton nouveau. La guerre de Bombah se renouvelait ainsi, sans cesse, changeant de cadre et de hauts faits, sous l’active modification du présent, sous la bienveillante attention des veillées de Kolisoko. Entre tous, le vieux Sibé aimait la raconter pour avoir été le témoin très discuté, mais le témoin quand même. Sa version était la plus connue. La voici… (LEC, p. 50-51) Ici, le récit épique de la guerre de Bombah change continuellement, peut-être pour être adapté à la demande du public, mais on remarque le ton ironique indiquant que le récit est mensonger. Le vieux conteur Sibé est discrédité et le griot narrateur qui rapporte ce récit ne peut rétablir la vérité. Parallèlement, dans Les Soleils des Indépendances, le narrateur griot rapporte deux versions de la genèse de la dynastie Doumbouya. (p. 97-100). Ainsi, le griot narrateur rapporte l’histoire d’un peuple à travers des rumeurs. On peut également interpréter l’autocorrection suivante du narrateur des Soleils des Indépendances dans le même sens : « Donc c’est possible, 32 1 Mission impossible Les deux romans mettent en scène une crise politique et sociale. Contre cette situation de « désordre », le héros ou les héros épiques doivent lutter afin de rétablir un équilibre pour le bien de la communauté, et pour préserver le lien entre celle-ci et le chef conformément à l’œuvre épique. Il y a bien une mission à accomplir pour le héros de nos deux romans. Le texte respecte en apparence les constituants de l’épopée africaine : mission, objet de la quête, adjuvants, opposants. Cependant, cette mission est tournée en dérision. Le parcours des deux héros relève du burlesque par son décalage comique avec la noble quête de l’épopée. Ainsi, le burlesque relève ici à la fois d’une procédure intertextuelle, la parodie, et d’une esthétique incluant de multiples procédés comiques. 48 L’histoire de Samba met en scène deux crises politiques et sociales, la colonisation puis l’indépendance. Les Écailles du ciel raconte la naissance du héros dans une époque tourmentée par la colonisation, puis son parcours à travers elle jusqu’à l’Indépendance du pays et la dictature. Dans Les Soleils des Indépendances, Fama s’inscrit dans l’époque de l’immédiateté post-indépendance. Cependant, le narrateur évoque aussi le passé anti-colonialiste de Fama. Ainsi, si la crise contemporaine au héros est celle des indépendances africaines, la crise passée de la colonisation reste très présente à travers l’histoire de Fama. Comme dans l’épopée classique, Les Écailles du ciel narre la genèse du héros et son parcours jusqu’à sa mort. Le parcours de Samba est explicitement une quête, sous l’injonction d’un griot attaché au feu roi héroïque Fargnitéré. Cette quête qui semble s’apparenter à une quête épique mythico-historique se révèle burlesque. Le chapitre 1 intitulé « Les Fils de Koli » raconte l’histoire du village et de la famille dans lesquels Samba est né et a grandi. Ainsi la rébellion du village contre la colonisation est aussi narrée. A la fin de ce chapitre, on se situe toujours dans une période, une situation insensée pour le peuple endogène qui se voit commander par un Étranger, qui plus est, Blanc. Le grand-père Sibé a initié son petit-fils aux secrets de la nature et de la magie. Samba est prêt à recevoir la mission des ancêtres. Le griot Wango, ou plutôt son 48 D’après l’ouvrage de Dominique Bertrand, Poétiques du burlesque, (Paris : H.Champion, 1998) : « Le burlesque se caractérise par sa relation structurelle à des modèles », ―parfois non littéraires. Il entretient donc des rapports étroits avec la parodie. Cependant, au sens large, plus qu’une procédure intertextuelle, le burlesque peut également recouvrir différentes formes de comiques et s’apparente ainsi à la caricature, au trivial, au grotesque et tout ce qui s’y rapporte (le bouffon, le ridicule, le cocasse, le baroque, l’extravagance, la farce etc.). 33 spectre, apparaît devant Sibé et Samba pour confier à ce dernier sa mission. Wango décrit la situation de chaos et avertit des malédictions à venir : Aujourd’hui que la terre perd pied, que les hommes se sont faits sourds et aveugles, les morts […]. Kolisoko méconnaissable ! Kolisoko sans goût ! Avarié ! Poison. Terre étrange. Terre étrangère. Terre ivre, retournée contre elle-même. Serpent irraisonné qui se mord la queue. Terre délirante sous des fièvres inconnues. […] Humiliante. […]. (p. 92) La parole de Wango, désigne le désordre (« Terre ivre, retournée contre elle- même »), la honte (« Avarié »), et le déshonneur (« Humiliante ») du village de Kolisoko, et plus largement du pays, qui n’appartient plus à son propre peuple. Le discours relève du registre épique comme en témoignent la présence du merveilleux, les métaphores et les hyperboles qui décrivent un cataclysme. Les répétitions et les champs sémantiques associent la maladie, la terre, et l’Étranger. Les « fièvres inconnues » désignent ainsi le fléau que représente l’occupation étrangère. Mais de cette situation de chaos décrite dans le sens du grandissement épique naît le saugrenu. Le discours même du griot ressemble à une logorrhée délirante, il est haché d’une multitude de phrases nominales sans mots de liaisons. De plus, la prophétie du griot n’annonce pas de solutions possibles, pas de retour à l’équilibre pour l’avenir : Il est à craindre que Bombah n’ait été que l’indice d’une catastrophe de longue durée. […] Nous voyons des terres ouvertes, des hommes suspendus, des nuages de porphyre, des cases éboulées, des bœufs sans bergers […]. Nous voyons une terre cramoisie, un ciel hargneux. Et nous n’apercevons aucun remède. Derrière ce cauchemar, nous ne voyons que volutes de fumées pourpres… (p. 91-92). Toutefois, le griot donne une mission à Sibé et Samba, ce qui laisse penser qu’un renversement de situation reste ouvert : Maintenant, voici les recommandations : cette nuit, quand le dernier bruit d’homme se sera tu, tu entreras dans Kolisoko, tu te dirigeras vers les ruines de la concession Fargnitéré et tu grimperas sur le vieux colatier. Tu cueilleras sept noix. Tu reviendras ici les bénir. Tu les remettras ensuite à Samba. Ton descendant n’a pas encore vécu sa vie. L’avenir l’attend en d’autres lieux. Les sept noix de cola le protégeront et, où qu’il aille, le ramèneront au village de ses ancêtres. Il faut qu’il parte à l’aube, où il le veut. Une seule exigence : il devra sortir du bois en prenant la direction de l’est. Qu’il aille prendre la température du monde ! Les sept noix de cola nous diront où il est, ce qu’il fait et veilleront sur lui dans la limite de la destinée. Quant à toi, tu vivras désormais à la frontière du visible et de l’invisible. Tu seras le trait-d’union. Tu porteras au pays le message que je viens de dire. Le rêve t’en apportera les signes et, dans le rêve des hommes, tu le transcriras. (p. 92- 93). 34 Mais encore une fois, la mission est problématique, Wango ne désigne pas l’objet de la quête de Samba. La seule exigence est de prendre la direction de l’est en sortant du bois. Le chiffre sept, récurrent, participe de l’élément mythologique. C’est « au septième jour du septième mois » de la retraite de Sibé et Samba que le spectre de Wango leur apparaît. Le « talisman » donnée à Samba constitue en sept noix de cola. On s’attend ici à ce que Samba découvre l’objet de sa quête dans une série d’épreuves héroïques, propre au roman de formation, avatar de l’épopée romanesque. Samba est ici désigné comme le héros de la communauté de Kolisoko, et peut-être plus encore, le héros du pays tout entier. Et cela par une puissance régulatrice et ordonnatrice, Wango, conformément à l’œuvre épique. Sibé devient une sorte de demi-dieu, un intermédiaire entre le monde de Wango et le monde des hommes. Ainsi, Sibé et Wango sont des auxiliaires magiques pour Samba. La mission relève à la fois de l’épopée mythologique par la présence du merveilleux, et de l’épopée historique par son inscription dans l’histoire de l’Afrique. Le chemin de Samba s’annonce grandiose et positif grâce aux sept noix de cola. Le départ de Samba ouvre le deuxième chapitre « Le long chemin de Samba ». On retrouve le caractère merveilleux de la mission à travers le chiffre sept, Samba « marcha sept jours » et « sept nuits » en direction de l’est conformément à la volonté divine de Wango. Ce départ semble conforme à l’héroïsme, Samba part confiant et sans craindre l’effort. Cependant, un indice de la parodie, comme une fausse note, s’insinue dès les premières lignes du récit du voyage : « […] l’unique bagage qu’il eût emporté pour ce singulier voyage, cette aventure, cette quête faussement biblique d’il ne savait trop quoi. La folle dimension du projet […].». (p. 97). La quête épique est noble. Or, la quête de Samba se démarque de celle-ci par sa caractérisation approximative et négative connotant la futilité. La quête est divine seulement en apparence, et n’annonce rien de bon, c’est ce que laisse à penser l’expression « faussement biblique » qu’on pourrait entendre comme la litote populaire : « pas catholique ». Ici, commence non pas une quête mais plutôt une errance. Dans le cas de Fama, héros des Soleils des Indépendances, la mission est « ordonnée » par le destin. Effectivement, Fama est un prince déchu depuis la colonisation, et sous les Indépendances. Il est la victime successive de ces deux bouleversements sociaux et politiques qui l’ont destitué du royaume du Horodougou. Ainsi, l’objet du roman est cet effort vers la reconquête du pouvoir volé. 37 Jean Sareil dans son ouvrage L’écriture comique en reprenant la remarque de Georges Poulet: On ne raconte une histoire que si, par un certain côté, elle sort de l’ordinaire. L’exagération est donc à la base de toute fiction, même réaliste, et le rôle du ton sera de créer une ambiance où cette démesure semblera la façon naturelle d’agir ou de penser. Ainsi, pendant toute la durée de la narration, le public oublie sa propre façon de sentir pour partager celle des personnages. Voilà à quoi se borne le ton. Nul ne le remarquera, à moins qu’il ne soit faux, c’est-à-dire en désaccord avec le sujet. Bien entendu, ce que je viens de dire s’applique à une œuvre sérieuse. Dans le comique, au contraire, cette même démesure doit être simultanément acceptée et refusée. Acceptée comme une donnée amusante de l’intrigue, et refusée en tant qu’histoire à laquelle on semble vouloir que je participe émotionnellement. C’est le ton qui est chargé de maintenir le récit à ce niveau double et de veiller à ce qu’il règle les réactions du public. 52 Samba et Fama sont des personnages rejetés par la société. Samba a été chassé de sa communauté parce qu’il effrayait les habitants du village. Fama, lui, est un prince déchu du royaume des Doumbouya. Nous avons là deux situations dramatiques conformes à l’épopée. Le rejet de la société ne leur laisse pas d’autres choix que l’errance et l’exil. Fama a quitté la cour dynastique de son enfance pour la capitale. Samba se réfugie dans un bois où il est chargé de sa « mission » par le spectre de Wango qui l’entraîne ensuite sur le chemin de l’exil. Seulement le traitement de ces situations dramatiques est décalé. Le comique joue sur la dédramatisation. Les malheurs qui affectent les personnages sont traités avec désinvolture : « Seulement de la façon dont les événements sont contés, ils glissent sur notre sensibilité, nous en voyons simplement l’aspect réjouissant ou ridicule. En perdant leur gravité, ils deviennent sans importance. » 53 Le rejet de Samba par la communauté est une situation dramatique en soi mais qui est traité sur le ton comique : Les deux complices se détournèrent des vulgaires préoccupations du village, s’enfermèrent dans la case à parler avec des canaris, à jouer à cache-cache avec un défilé de cauris ou effectuant des promenades nocturnes dans les bois. Kolisoko adopta une révérencielle méfiance à l’égard de ce cénacle de choses obscures. […]. Aussi, lorsque en moins de deux saisons d’intervalle Diaraye et Hammadi moururent, la première subitement fauchée alors qu’elle désherbait son carré d’arachides, le second après une longue toux accompagné de vomito negro, les soupçons se précisèrent. Le village réagit avec des méthodes d’Inquisition, s’armant de pioches, de frondes et menant d’assaut la concession de Sibé en proférant des injures et des menaces de mort. –Il y a belle lurette qu’on aurait dû les répudier, ces satans ! –Sucer la vie de ses consanguins ! Ha damnation ! – Au bûcher les deux diaboliques ! – Faut leur couper le cou ! – Leur arracher les yeux ! – Ouste le 52 SAREIL, Jean. L’écriture comique. Paris : PUF, 1984. p. 175. 53 SAREIL, Jean. op.cit ; p. 93. 38 tandem maléfique ! Le grand-père et l’enfant se réfugièrent au bois sacré de Boroko, le bois du cimetière invisible, l’enceinte des tombes royales. (p. 90-91). Le comique joue sur l’ironie antiphrastique de la litote. La magie est une science occulte réservée à une élite, science mystique qui inspire généralement la fascination ou la crainte dans la fiction. Ici, les pratiques magiques de Samba et de Sibé apparaissent absurdes et ridicules. Le ton est celui du badinage. L’accusation des villageois envers Sibé et Samba ne trouve aucune légitimité, au contraire. Selon ce qu’on sait de leurs pratiques, ils ne peuvent être les auteurs de la mort des parents de Samba. Mort, qui en plus est comique par dédramatisation. La mort tragique en soi n’est pas perçue comme telle grâce au ton décalé. Il n’y a pas de commentaires sur ces deux morts successives, et l’accent est mis sur leur aspect saugrenu. Les litotes sur la peur et les soupçons des habitants sont en dissonance avec la violence de ceux-ci qui s’arment pour poursuivre Sibé et Samba. Le comique joue sur l’excès des menaces proférées que les interjections et l’onomatopée « ouste » accentuent. Ainsi, le ridicule l’emporte sur la violence. On retrouve la même stratégie comique qui joue sur la dédramatisation dans le roman de Kourouma. Comme l’hidalgo ruiné du roman picaresque 54 , Fama est un prince déchu, ruiné par les Indépendances africaines. Mais la mention de son rang associée à l’expression de sa déchéance est obsessionnelle. Le narrateur ironise sur le renversement hiérarchique du personnage condamné à errer de cérémonie en cérémonie afin de gagner l’aumône des Malinkés de la capitale : Comme toute cérémonie funéraire rapporte, on comprend que les griots malinkés, les vieux Malinkés, ceux qui ne vendent plus parce que ruinés par les Indépendances (et Allah seul peut compter le nombre de vieux marchands ruinés par les Indépendances dans la capitale !) « travaillent » tous dans les obsèques et les funérailles. De véritables professionnels ! Matins et soirs ils marchent de quartier en quartier pour assister à toutes les cérémonies. On les dénomme entre Malinkés, et très méchamment, « les vautours » ou « bande d’hyènes ». Fama Doumbouya ! Vrai Doumbouya, père Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthère, était un « vautour ». Un prince Doumbouya ! Totem panthère faisait bande avec les hyènes. Ah ! les soleils des Indépendances ! (p. 11). L’ironie du narrateur implique une distance par rapport à la situation, l’implication émotionnelle du lecteur est ainsi empêchée. L’auteur insiste sur l’ironie du sort, l’activité de Fama est indigne d’un prince. Fama fait partie de ces vieux malinkés ruinés dont parle le narrateur. On remarque le double discours du narrateur quant à 54 SOUILLER, Didier. op.cit., p. 17. 39 l’occupation de Fama lorsqu’il place le verbe « travaillent » entre guillemets pour mettre en relief le sous-entendu qui trouve son explication par la suite. Il ne s’agit pas de travail mais de mendicité, comme l’énonce le narrateur par la suite : « ― Le prince du Horodougou, le dernier légitime Doumbouya, s’ajoute à nous… quelque peu tard. Yeux et sourires narquois se levèrent. Que voulez-vous ; un prince presque mendiant, c’est grotesque sous tous les soleils. […]. » (p. 14). Comme pour l’hidalgo picaresque, le combat de Fama est une lutte pour la survie. La société, par son changement, est responsable de la ruine de Fama. Les chefs africains étaient conformément à la réalité de grands commerçants. 55 Le déterminisme, poids de la providence historique, pèse sur le personnage : « Mais alors qu’apportèrent les Indépendances à Fama ? Rien que la carte d’identité nationale et celle du parti unique. » (p. 25). La société semble ne pas pouvoir lui laisser d’autres alternatives à la mendicité. Cette idée est redondante dans le roman, mais toujours dédramatisée par le ridicule du personnage. L’errance de nos personnages n’a rien de la grandeur héroïque, elle est avant tout une lutte pour la survie. Fama et Samba sont des héros ordinaires, leur parcours est une épopée de la faim. Or, les besoins matériels sont absents du parcours du héros épique. Le héros épique se meut pour une noble et grande cause. Ainsi, dans la première partie, les déplacements de Fama dans la capitale trouvent leur motivation dans le besoin primaire de survivre à une époque difficile. Le lecteur suit Fama dans tous ses déplacements à la recherche de cérémonies malinkées. Le comique vient de ce va-et-vient entre cérémonies – où Fama attend l’aumône – qui constitue une transgression du rang social du personnage. Parce que ce renversement n’est pas traité sur le mode tragique, le renversement peut être burlesque en soi, car le pouvoir royal est sacré et peut être l’objet du mépris, mais c’est son traitement qui fait toute la différence. Les mots intensifient le comique de l’ironie du sort : « Fama allait en retard. Il se dépêchait encore, marchait au pas redoublé d’un diarrhéique. » (p. 11). L’humour naît aussi du grotesque bas-corporel de la comparaison. Fama n’a plus la prestance d’un 55 « […] tous les grands marchés que Fama avait foulés en grand commerçant. Cette vie de grand commerçant n’était plus qu’un souvenir parce que le négoce avait fini avec l’embarquement des colonisateurs. […]. Mais l’important pour le Malinké est la liberté du négoce. Et les Français étaient aussi et surtout la liberté du négoce qui fait le grand Dioula, le Malinké prospère. […] La colonisation a banni et tué la guerre mais favorisé le négoce, les Indépendances ont cassé le négoce et la guerre ne venait pas. » (p. 22-23). 42 d’éternel voyageur… » (p.25). Plus loin : « […] un autre passant nous répondit furtivement : « Allez donc au Marché-du-petit-jour, vous le verrez en train d’errer parmi les étalages. Vous êtes sûrs qu’il est d’ici ? » (p.26). La naissance même de Samba exprime la fuite : « Ce bébé faisait la moue. […]. Il nous glaçait le sang avec ses yeux qui regardaient un autre monde. […]. Les voisins ne furent pas plus émerveillés : "Ça là, ça s’est trompé de chemin, murmurait-on dans toutes les cases. Êtes-vous sûrs que son destin est sur cette terre ? Et pourquoi parents qui m’êtes chers, je vous le demande, pourquoi Kolisoko ? Oui, pourquoi à Kolisoko ?" » (p. 36). Les habitants de Kolisoko ne le considèrent pas comme un des leurs. L’idée de l’exil est ici annoncée comme un présage. Le naturel de Samba l’indique pour l’errance : « Il partait avec ce bon goût de solitude et de liberté qui épousait si bien son fond naturel » (p. 97). L’errance de Samba relève du mythologique alors que celle de Fama trouve sa justification dans la réalité historique, et dans la psychologie du personnage. Mais ces deux errances, ces deux « quêtes » sont tournées en dérision. La violence y est présente mais toujours en décalage avec l’action violente, ascendante et positive que requiert l’épopée. Il n’y a pas de vrai voyage initiatique des héros. L’exil de Samba est un faux parcours initiatique, celui de Fama est un parcours de fin de vie. Fama est un vieillard lorsqu’il « entreprend » la reconquête du royaume. Il s’éloigne ici du héros épique et du héros picaresque généralement jeunes. Samba, lui, part encore enfant dès son initiation à la magie terminée. Plusieurs événements importants jalonnent sa croissance. Après son initiation, il atteint l’âge de « recevoir l’habit » ― la circoncision ―, puis sa première relation sexuelle lors de sa marche vers le destin en fait un homme. Mais la « quête » de Samba révèle un personnage sans relief. Il n’y a aucune transformation positive des personnages, alors que dans l’épopée, le personnage d’Errant montre la transformation de l’homme au fil de l’histoire, puisque, « le malheur initial du héros [épique], scandale ontologique et moral introduit un déséquilibre productif dans le système qui doit démontrer, par sa réaction à ce défi, les possibilités d’innovation dont il est capable pour éliminer le dérèglement. » 57 L’action épique est renversée parce que les personnages sont grotesques. On relève une opposition entre l’agitation physique et verbale de Fama et son manque de volonté pour renverser une situation dramatique : la perte de pouvoir. Quant à Samba, 57 MADELÉNAT, Daniel. L’épopée. p. 111. 43 son portrait fait de lui un personnage en décalage total avec le rythme effréné de l’action. Les deux personnages sont perçus comme des marionnettes bouffonnes. Leur description physique opère une dégradation grotesque. Ainsi, les personnages se caractérisent par l’hybridation, le mélange entre les règnes végétal, animal, minéral, humain, surhumain. Ce mélange réalise un portrait des personnages à la fois étrange, monstrueux, et surtout bouffon 58 . Le grotesque est ici au service de la parodie burlesque, il renforce le comique. La description de Fama crée un personnage à la fois homme et animal, ou homme et végétal. Fama est tour à tour un « charognard », « un vautour », « une hyène », « une panthère », « un molosse », mais aussi un arbre tropical, le « fromager ». L’absence du mot comparant crée une image comique, une caricature du personnage. L’hybridité n’est pas ici étrange au point d’en être inquiétante, parce que c’est le comportement ou l’aspect ridicule du personnage qui l’associe à ces animaux et au fromager. Fama « dégagea sa gorge par un hurlement de panthère » lorsqu’il se dispute avec un griot (p. 14), Fama est « [c’était] une hyène qui se pressait » (p. 12), Fama « parle avec force et abondance en agitant des bras de branches de fromager » (p. 15). On note l’insistance sur l’agitation physique du personnage. Le personnage est tellement ridiculisé qu’il apparaît irréel. Et c’est le but ici du grotesque, empêcher l’identification du lecteur au personnage et faire apprécier la dissonance comique d’avec le modèle héroïque d’une part, et plus largement avec l’homme d’autre part. On retrouve cette dissonance pour Samba. Le portrait de Samba se caractérise par l’hybridité bouffonne, à la fois homme et animal : Il se contentait de trottiner étrangement derrière sa mère, agrippé au pagne de celle- ci, les reins déjetés, la tête dans les nuages, avalant rageusement des cacahuètes par poignées entières. […]. Sa solitude s’égayait de vagissements ventriloques tenant du râle plutôt que du chant et desquels il semblait puiser un sombre plaisir. […]. Samba s’arrêtait alors de mugir, […]. (p. 38). L’accent est mis sur l’étrangeté ridicule de l’enfant. Ses cris relèvent de l’étrange et de l’animalité. Son comportement est insolite. L’étrangeté du personnage se trouve aussi dans le récit de sa naissance : 58 Nous renvoyons ici au Dictionnaire du littéraire de Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (Paris : PUF, 2002) qui résume très bien la définition du grotesque. 44 Le matin, on la retrouva [la mère de Samba] dans la même position, en sang et en sueur, le bébé à côté d’elle enduit de muqueuses et qui ne braillait même pas. Le père fut interloqué mais ne dit rien sur le coup par égard pour l’affluence venue voir ! Le corps spongieux et la tête ovale et mafflue avec ses yeux qui feront légendes n’avaient pas les spectateurs pour eux. La curiosité devenait vite effroi. On se détournait, on murmurait une parole d’usage et on s’en allait sous un vague prétexte. (p. 37). Elle est inquiétante pour les habitants du village et même pour son propre père. Le lecteur rit de l’effroi des personnages que leur produit Samba. Parce que le lecteur – qui en sait plus que les personnages – est placé en connivence avec l’auteur qui ironise sur le portrait du personnage et sur ses effets. L’étrangeté de Samba apparaît ridicule par son excès. Le narrateur dresse le portrait d’un personnage amorphe, et c’est justement l’insistance sur sa passivité excessive qui va renforcer la parodie de la « quête » : L’enfant gardait son air absent, indifférent à ce qui se passait autour de lui, à peine concerné par le vent, les aboiements des chiens, les cancans, toute cette agitation de la nature et des hommes qui s’organisait autour de lui et s’entêtait vainement à lui rappeler l’existence des autres. (p. 38). Samba n’est pas perçu comme humain : « L’homme puisque vous appelez ça un homme. […]. Ses yeux semblent éteints comme un halo de grisaille le poursuit… Et puis son baluchon d’éternel voyageur… Et puis une odeur de brûlé… J’ai eu l’impression d’avoir rencontré un fumeron… » (p. 25). Il est une créature hybride entre l’homme et l’esprit, l’homme ou le fantôme aux yeux des personnages qui le rencontrent et qui le qualifient d’ « ombre » à maintes reprises, comme ici : « Au fil de notre enquête, il apparaissait néanmoins que le monde entier avait rencontré ce que nous ne savions plus comment nommer : homme ou ombre ? » (p.26). L’accent est donné sur la permanence de cet état végétatif : « personne n’avait remarqué l’arrivée d’un homme gauche aux genoux cagneux assis dans le coin le plus obscur du cabaret, muet et vague, à peine présent. […]. Notre barman était habitué à servir tant d’obscures existences ! Aussi était-ce sa faute si certains individus traînaient une fatale inconsistance ? » (p. 27). Le portrait grotesque des personnages se déploient dans l’action. L’action épique est renversée, il n’y a pas d’actions héroïques des personnages et même pas d’actions du tout de leur part. Et cela parce que les héros, ou plutôt les anti-héros, sont passifs. La situation historique dans laquelle se situent les personnages est propice à la grandeur épique, elle appelle au renversement. Seulement, l’un ne se sent pas concerné, et l’autre n’en a pas le courage. Le parallèle entre l’exil de Samba et la situation de crise 47 descriptif qui dépasse la réalité, et par sa rupture avec la fin de la citation qui, elle, marque un retour à la réalité définitif : Après quelques jours de cette phénoménale thérapeutique, Mme Tricochet se mit à vomir des glaires, à rendre d’abondantes mucosités par le nez et à expulser du sang par le bas ; […] Des verrues et des glomérules lui poussèrent de la tête aux pieds. […] une peau […], avec des taches verdâtres qui se propageaient […]. Elle rendit l’âme au bout d’une longue agonie. Un éminent médecin venu constater le décès, décréta du haut de sa connaissance que Mme S. Tricochet, née à Saint-Marcel le… avait été victime d’une foudroyante toxine tropicale et que la Miséricorde de Dieu bénisse son âme. (p.121). On note ici l’ironie antiphrastique du narrateur par rapport à la potion de Samba et à l’erreur de diagnostic de l’« éminent » médecin qui ramène la mort de Madame Tricochet à une banale et indéterminée « toxine tropicale ». La mort est dépouillée de son aspect dramatique par la caricature grotesque du personnage qui n’a, en fin de compte, que ce qu’elle mérite. Après cet épisode, son mari devient fou. Ses actes deviennent incohérents et d’une violence macabre envers Samba, mais là aussi nous retrouvons la même stratégie comique : M. Tricochet abattit le chien. Il aspergea Samba du sang du cadavre. Il lui fourra le canon de la carabine dans le cul, lui fit décrire un manège macabre autour des plantes du jardin, […], alluma des cierges et chanta des requiem. Il pleurait entre deux recueillements et lançait au ciel d’émouvantes jérémiades. […] ; il rejoignit Samba dans la cabane, muni de son fusil dont il ne se séparait plus. Quand le sommeil le gagnait, il passait l’arme au garçon et lui commandait de le mettre en joue pendant qu’il dormait. […], M. Tricochet morigénait et menaçait : « […]. Quand tu m’auras fait le plaisir de crever, je te donnerai un joyeux coup de grâce. En fanfare ! En apothéose ! Pour ponctuer la fin héroïque du chevalier Samba, négrillon qui, parti de rien, n’en posséda pas moins une femme blanche, la femme de son patron, oui, messieux dames ! […]. Tu l’auras ta légende. Mais, pour cela, faut que tu crèves d’abord. Progressivement. Atrocement. […]. Hein, tu me feras ce plaisir, mon beau singe, ma douce répugnance, mon horreur à moi. (p. 121-122). La violence est dédramatisée par le ridicule. La douleur du mari d’avoir perdu sa femme est tournée en dérision par l’ironie, perceptible à travers l’exagération et les termes antithétiques (« Il pleurait entre deux recueillements et lançait au ciel d’émouvantes jérémiades ») ainsi qu’à travers le contraste entre le recueillement, la prière et la violence macabre de ses actions envers Samba. Le comique relève de l’absurde. Les nombreux jeux de paradoxes entre les termes connotant la joie, la fête, la beauté, et la menace, la violence, la mort et l’horreur sont caractéristiques du grotesque. Samba n’a rien d’un héros. C’est un personnage qui ne réagit pas face à la barbarie des Tricochet. C’est aussi pour cela que la situation ne suscite pas l’empathie 48 du lecteur. Un autre coup de théâtre comique délivre Samba des mains de Monsieur Tricochet : l’arrivée de cambrioleurs. Le Toubab tire sur les cambrioleurs avec l’arme qu’il réservait à Samba. La police arrive alors accompagnée d’un médecin et d’un prêtre ! M.Tricochet est embarqué en ambulance et Samba se retrouve « dans le panier à salade », euphémisme qui désigne la voiture de police. Seul le hasard sauve Samba. Ironie du sort, Samba obtient sa légende comme l’avait promis M. Tricochet mais Samba n’en est pas le responsable. Samba devient une légende malgré lui. Sa légende est relatée, transformée et amplifiée par les habitants des Bas-Fonds : L’histoire de Samba était sur toutes les langues. La négraille se la racontait fébrilement, rehaussait les moments ordinaires et pimentait les péripéties les plus fades. Pauvre M.Tricochet ! Il n’aurait jamais pensé si bien dire en parlant de légende. Oui, Samba avait bel et bien eu sa légende. (p. 125). Mais Samba ne mérite pas sa légende et le texte ironise là-dessus en dressant le portrait burlesque du nouvel héros : « […] et la foule reprit « Vive Cousin Samba ! » dans une hilarité générale. Cousin Samba esquissait un sourire contrit, mal dans sa peau trop fraîche de héros, comme un balayeur de théâtre absurdement contraint de jouer le premier rôle… » (p. 130). L’exil de Samba s’arrête ici. Le personnage s’établit dans les Bas-Fonds jusqu’au retour à Kolisoko aux dernières pages du roman. La lutte pour l’Indépendance a déjà commencé alors que Samba était en prison, et Samba conformément à son caractère n’y sera qu’un participant anodin. Le parcours de Fama pour la reconquête du trône présente quelques divergences dans la stratégie de renversement parodique. Comme pour celui de Samba, il n’y a pas d’épreuves héroïques à travers le voyage de Fama et sa « quête » du royaume. Mais le renversement de l’épopée ne se situe pas dans la succession rapide de gags burlesques, au contraire. Fama voyage en bus, l’action est ralentie par les descriptions du paysage, les discussions des passagers et les pensées rapportées du prince. On se situe surtout dans l’intériorité du personnage. Les pensées de Fama nous ramènent dans le passé. La psychologie du personnage est donnée et c’est elle qui est comique. Le renversement de l’épopée est centré sur le comique de caractère de Fama et sur tout ce qui a trait à la transgression du rang héréditaire du personnage. Non seulement, l’hésitation de Fama à prendre la relève de la chefferie est redondante dans le roman, mais encore, lorsque Fama arrive enfin à Togobala et reprend sa fonction de chef, celle-ci ne vaut plus rien. Le royaume du Horodougou est divisé en deux et n’est plus sous l’autorité du chef traditionnel. La partie du Horodougou où se situe la cour des ancêtres appartient au pays 49 voisin. Elle est placée sous l’autorité d’un président du comité désigné par la politique de l’Indépendance et qui n’est pas issue des grandes familles traditionnelles. Ainsi, la cour du royaume est presque vide et l’héritage est plus qu’une chimère, c’est une ruine où les habitants souffrent de la famine. Mais le regard de Fama n’est pas celui attendu de la pitié ou de la fureur du héros épique, représentant de sa communauté : Au nom de la grandeur des aïeux, Fama se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. Du Togobala de son enfance, du Togobala qu’il avait dans son cœur il ne restait même plus la dernière pestilence du dernier pet. […]. De loin en loin une ou deux cases penchées, vieillottes, cuites par le soleil, isolées comme des termitières dans une plaine. […]. De la marmaille échappée des cases convergeait vers la camionnette en criant : "Mobili !", en titubant sur des jambes de tiges de mil et en balançant de petites gourdes de ventres poussiéreux. Fama songea à de petits varans pleins. […]. Des habitants de tous âges accouraient, tous faméliques et séchés comme des silures de deux saisons, la peau rugueuse et poussiéreuse comme le margouillat des murs, les yeux rouges et excrémenteux de conjonctivite. Avec les pas souples de son totem panthère, des gestes royaux et des saluts majestueux (dommage que le boubou ait été poussiéreux et froissé !), en tête d’une escorte d’habitants et d’une nuée de bambins, Fama atteignit la cour des aïeux Doumbouya. […]. C’est à un Fama bouleversé, fatigué, pensif, qu’on présenta la traditionnelle calebassée d’eau fraîche de bienvenue. – A tous, merci ! Merci ! A tous Allah en sera reconnaissant gémit-il avant de la portée aux lèvres. (p. 103). La description de Togobala apparaît grotesque à travers les pensées du prince, par la présence du bas-corporel et de l’excrémentiel dans une caricature grossière du village et de ses habitants. Fama compare les habitants à des animaux. L’ironie dénonce une situation réelle tragique, mais son double discours jouant sur le décalage est comique. Le grotesque en dépassant la réalité dédramatise la situation. Au lieu de la fureur et de la volonté de rendre à Togobala son allure princière d’antan, Fama gémit sur son sort. L’attention de Fama à son allure est ironique : l’attitude princière n’est plus qu’un déguisement trop grand face à la ruine de la cour des Doumbouya. Fama n’a pas la volonté de lutter contre la famine du peuple, il n’a pas le courage du héros épique. L’absence de bravoure du héros se manifeste par la récurrence de l’évaluation de l’héritage du royaume par le prince qui est plutôt une tare. De plus, l’action héroïque est tournée en dérision parce qu’elle réside dans les querelles entre Fama et les autres personnages. Ainsi en est-il du voyage de Fama pour reconquérir le trône : l’embarquement de Fama se fait par les injures et les menaces du prince : Fama embarqua dans le camion du chauffeur Ouedrago. « Non ! Non ! lui cria-t-on. Descends, vieux ! Monte dans le camion de tête de file ! » Celui qui interpellait se présenta : « Délégué du syndicat des transporteurs. » Donc Fama devait descendre sans discuter. « C’était comme ça. » Syndicat des transporteurs ou syndicat des 52 mener sans oublier la cravache du garde-cercle et du représentant et d’autres tortures.[…] (p. 22-23). Le narrateur énonce en effet que Fama a longuement combattu contre le colon. Mais il y a là un contraste entre le récit des exploits des aïeux toujours racontés dans le sens du grandissement épique et le résumé du combat de Fama dans le sens de l’atténuation. L’accent est mis encore une fois sur l’absence d’implication du personnage avec les verbes « détesté », « vu », et « connu ». Le narrateur résume les événements dramatiques pour Fama et l’ensemble du peuple endogène sous la colonisation par une longue énumération sans jugement. Ce qui aurait pu faire l’objet d’un récit héroïque, le combat contre le colon malgré la victoire n’est qu’un constat de faits. Ainsi, le registre épique se limite aux pensées, aux paroles, ou encore aux querelles ridicules qui finissent par gagner tous les personnages : C’est à cet instant que fusa de l’assemblée l’injonction : — Assois tes fesses et ferme la bouche ! Nos oreilles sont fatiguées d’entendre tes paroles ! C’était un court et rond comme une souche, cou, bras, poings et épaules de lutteur, visage dur de pierre, qui avait crié, s’excitait comme un grillon affolé et se hissait sur la pointe des pieds pour égaler Fama en hauteur.[…]. Accroché au sol, actionnant des mâchoires de fauve, menaçant des coudes, des épaules et de la tête, comment Bamba pouvait-il entendre les cris d’avocette du griot ? Fama non plus ! Celui-ci s’excitait, trépignait, maudissait : le fils de chien de Bamba montrait trop de virilité ! Il fallait le honnir, l’empoigner, le mordre. Et Fama avança sur l’insulteur. A peine deux pas ! Fama n’a pas fait deux pas. Déjà le petit râblé de Bamba avait bondi comme un danseur et atterri à ses pieds comme un fauve. Ils s’empoignèrent par le pan des boubous. Le griot s’éclipsa, le brouhaha s’intensifia ; partout on se leva, s’accrocha, tira ; des pans de boubous craquèrent et se démêlèrent. (p. 14-19). La querelle de Fama et de Bamba contrefait le combat épique. Le discours de Bamba constitue un affront envers Fama en niant violemment la supériorité hiérarchique du prince. La vulgarité des ordres donnés au prince par Bamba n’élève ni l’offenseur ni l’offensé. La description de la joute entre les deux personnages relève d’un ridicule grotesque. La violence est rabaissée, elle apparaît animale, indigne et futile. Et comiquement, celle-ci gagne l’ensemble des palabreurs. La crise n’est pas uniquement celle des héros, elle secoue toute la communauté. La finalité de l’action épique est la victoire sur les adversaires, l’acquisition de gloire et de renommée pour le héros, son roi, son peuple ou son dieu. 60 Dans les deux romans, la « quête » des héros est un échec. Dans Les Soleils des Indépendances, la 60 Cf. DIDIER, Béatrice. Dictionnaire universel des littératures. Paris : PUF, 1994. p.1109. 53 chefferie est morte et Fama n’y peut rien. La marche de l’histoire est fatale. Samba, lui, n’est jamais un chef. Il est chassé par sa communauté et à travers son exil, il ne trouve pas sa place. L’histoire des narrateurs s’achèvent sur la mort des héros. Et s’il n’y a pas de héros avec les indépendances, les exploits du passé sont également tournés en dérision. Il n’y a plus de héros après Samory à partir de la colonisation dans Les Soleils des Indépendances. L’idéalisation des exploits du passé vient de Fama, mais elle est renversée par le narrateur : on ne se souvient pas de la vraie version de la fondation de la dynastie des Doumbouya par l’ancêtre Souleymane. Par ailleurs, la deuxième version de la genèse est empreinte de burlesque ―le chef de Toukoro est ivre et refuse de se lever pour accueillir le grand marabout Souleymane― comme l’est la passation de pouvoir à l’ancêtre Bakary (p. 98). Les dieux acceptent de faire « des accommodements » à Bakary pour sa piété. Sa descendance « coulera, faiblira, séchera jusqu’à disparaître », mais, ce, longtemps après. Bakary pourra ainsi profiter de la puissance du royaume de son vivant. Ainsi, le déterminisme pèse sur les héros du passé et leurs descendants, la descendance de Souleymane doit périr avec le dernier descendant annoncé : Fama. Dans le roman de Monénembo, la descendance de Koli souffrira du pacte avec le fleuve. Ainsi Koli s’est tout simplement fait berné. 61 L’ancêtre, dans les deux romans, n’est pas décrit comme un héros, il est mal jugé par les descendants : « Méprisants pour les Bambaras originaires, les conquérants proposèrent la puissance au descendant de Souleymane Doumbouya. […]. Et Bakary ne devait pas accepter. » (LSI, p.98). Dans le roman de Monénembo, les habitants de Kolisoko l’insultent : « […] ; chacun ronchonnait contre ce géniteur débile, qu’un fleuve―un fleuve, entendez !―avait berné avec une facilité à marquer le village de honte. » (p. 44). Il n’y a donc pas de gloire des héros du passé non plus. 61 « La rivière était montée au ciel et lui avait parlé : […] Homme, qui que tu sois, je t’offre mon bois, mon herbe, - tu ne verras jamais plus grasse- et je ne te parle pas de mon eau, de ma fraîcheur, de ma musique, de mes flots. Quelques peines devront cependant équilibrer tant de bienfaits : […] mais où il faudra bien que, de temps en temps, mes crues arrachent quelques becquetées à ta progéniture. Homme, ma demeure grouille d’enfants adoptifs : que dirais-tu d’une jeune fille impubère et d’un veau à la robe tachetée à chaque hivernage, en guise de tribut pour consoler mes boas et mes caïmans ? » Sans s’enthousiasmer d’une invite si insolite, l’ancêtre souscrivit cependant au pacte du fleuve. […] Le campement n’avait pas encore deux huttes que, déjà, l’ancêtre le baptisait de son propre nom. Au fil des générations, c’est tout ce que la descendance retiendra de cet aïeul obscur jailli des couches brumeuses d’un Est vague. […] » (p. 42-43). 54 La description des personnages et de leurs actions – ou inactions – révèle un monde sur lequel les héros n’ont pas de prise, un monde qui leur échappe. Et la magie, les dieux se révèlent également impuissants. Il y a à travers nos deux romans un véritable travail de sape de la religion, qu’il s’agisse des croyances animistes traditionnelles ou de l’Islam. La religion ne peut plus rien pour aider les Hommes, soit parce qu’elle n’est qu’illusion, soit parce que les héros et les Hommes ne sont plus capables de la suivre. C Une crise des dieux L’épopée se définit par la célébration de la grandeur des héros et de la puissance des dieux. Or, nous avons affaire à une crise fondamentale de l’héroïsme et plus profondément une crise des valeurs que les dieux représentent. Dans l’épopée mythico- historique, les dieux sont les auxiliaires ou les adversaires des héros. Ils interviennent pour « dramatiser l’action héroïque » qui, rappelons-le, doit « révéler la grandeur d’un homme, le pouvoir des dieux, la cohésion d’un groupe ». 62 Précisément, de ces trois fonctions de l’action épique, il ne reste plus rien. Les dieux ne peuvent ni compromettre l’action héroïque, ni l’aider. Ils sont tributaires d’un destin qu’on connaît déjà pour les personnages. Ainsi, « le sens de l’action est [effectivement] connu dès le début et balisé par les signes du destin (apparition de dieux, prophéties, songes, etc.) ». Mais les dieux ne voient pas de héros à venir, ils ne voient qu’une fin qui relève du cataclysme : la fin de la dynastie Doumbouya avec son dernier descendant Fama prédite par la voix d’un ancêtre, puis une terre devenue totalement démentielle et sans remède selon la prophétie de Wango dans Les Écailles du ciel. La quête des héros n’a pas de sens dès lors que les adjuvants divins ne voient aucune victoire. Les dieux ou leurs intermédiaires sont aussi impuissants que les Hommes face au cours de l’Histoire. Les figures magico-religieuses abondent dans les deux romans. Dans Les Écailles du ciel, le griot Wango, puis Sibé, le grand-père de Samba, deviennent des intermédiaires entre le monde visible et le monde invisible sous la forme de spectres qui s’imposent dans les rêves ou les visions des hommes. En outre, Wango est le porte- parole des dieux : « Derrière ce cauchemar, nous ne voyons que volutes de fumées pourpres… » (p. 92). Ce « nous » représente les ancêtres défunts qui ont le pouvoir de voir l’avenir. Wango est une figure divine par ses pouvoirs de médium et d’immortalité. 62 DIDIER, Béatrice. op.cit., p. 1109. 57 Dans l’épopée mythico-historique, les personnages sont des croyants irréprochables presque élevés au rang de saints, ici, ce n’est pas le cas. Le héros n’est plus le serviteur d’une religion. Il n’y a pas d’acquisition de gloire et de renommée ni pour le héros, ni pour son peuple, ni pour son ou ses dieux. Les prières et les rites de Salimata ne suffisent pas à lui donner un enfant. Son mari Fama la décrit comme une musulmane scrupuleuse. Mais l’auteur montre les failles de la pratique religieuse du couple : Pourquoi Salimata demeurait-elle toujours stérile ? Quelle malédiction la talonnait- elle ? Pourtant Fama pouvait en témoigner, elle priait proprement, se conduisait en tout et partout en pleine musulmane, jeûnait trente jours, faisait l’aumône et les quatre prières journalières. Et que n’a-t-elle pas éprouvé ! Le sorcier, le marabout, les sacrifices et les médicaments, tout et tout. Le ventre restait sec comme du granit, […] (p. 28). Dans la religion musulmane il n’y a pas quatre mais cinq prières journalières obligatoires. Par ailleurs, lorsque la religion musulmane ne suffit pas, Salimata court chez le marabout Abdoulaye. L’excès qui caractérise le culte religieux de Salimata est donc ironique. Il montre que la foi du personnage en l’Islam ne tient pas, et que cette foi se borne à l’espérance individualiste. Chaque prière de Salimata, chaque acte religieux se fait dans le but de porter un enfant. L’excès du ton dévoile aussi l’impuissance de la religion : ni les prières, ni les sacrifices ne guérissent Salimata de la stérilité. Si les personnages sont incapables de suivre la religion, la religion elle-même ne vaut plus rien. La dualité de la religion ancestrale, l’animisme, et la religion imposée plus tardivement par les jihads, l’Islam, se retrouve dans les deux romans. Sibé va à la mosquée et pratique l’animisme. Cependant, dans Les Écailles du ciel, l’accent n’est pas mis sur le paradoxe de la pratique des deux. La dualité religieuse se retrouve dans le terme même de « marabout », le marabout est un musulman réputé pour ses pouvoirs de divination et parfois de sorcellerie. Ainsi, Abdoulaye, le marabout de Salimata mêle la religion monothéiste et l’animisme dans ses prières rituelles à travers l’invocation d’Allah mais aussi des multiples divinités ancestrales : « Mânes des aïeux ! Grand génie des montagnes […] ! Allah le magnanime qui couvre et contient tout ! Tous ! Tous ! » (p. 71). Il y a là une adaptation des croyances animistes ancestrales à la croyance en un dieu unique, Allah. Mais cette dualité qui est acceptée, et même éliminée par l’assimilation des deux religions par le marabout ne l’est pas pour le griot Diamourou, fidèle scrupuleux d’Allah. Diamourou s’oppose ainsi à Balla, le féticheur des Doumbouya : « […] sauf le griot Diamourou, que tout cela agaçait et qui disait parfois 58 ce qu’il en pensait. Un Cafre [un animiste] de la carapace de Balla dans un village d’Allah comme Togobala ! Un féticheur, un lanceur de mauvais sorts, un ennemi public d’Allah, alors ! Alors ! » (p. 111). Balla représente la religion animiste, Diamourou assure la liaison entre Allah et les hommes, tous deux refusent l’assimilation des deux religions. L’opposition entre les personnages est insistante. Cependant, le féticheur Balla est assimilé au griot musulman. Les deux personnages sont toujours présents côte à côte. Lorsqu’un des deux apparaît dans le texte, l’autre lui succède. Le texte en fait un couple d’adjuvants autour de Fama et les associe explicitement : « Pourtant Balla et Diamourou devaient se dire, se supporter. Ils étaient des égaux. Les seuls du Horodougou (du monde proclamaient-ils) à avoir passé les guerres samoriennes, le commandant des Toubabs et les Indépendances. Tous les deux, vieux et fidèles serviteurs des Doumbouya, le griot et l’affranchi […] » (p. 111- 112). Ainsi, aucun des deux n’est privilégié plus que l’autre, ils ont les mêmes fonctions mais aussi les mêmes vices. Les deux sont vantards. Il n’y a pas de sagesse pourtant attendue de la part du griot. Et si tous les deux sont adjuvants de Fama quoiqu’opposés dans la pratique religieuse, tous les deux sont impuissants devant le destin de Fama. Toutes les figures religieuses se valent, aucune n’échappe à la satire et cela est valable dans les deux romans, même si la satire est plus remarquable dans Les Soleils des Indépendances parce que plus réaliste. Il n’y a plus de prestige des griots. Les griots, sorciers, marabouts, féticheurs sont des charlatans. Aussi, les dieux sont ordinaires et concernés par la faim. Le féticheur Balla a survécu à la famine grâce à l’argent que lui ont rapporté les croyances de la communauté en son pouvoir, et non par la magie. Son pouvoir est justement remis en question par le narrateur : Le fétiche frappe, même parfois tue. Et le malveillant client de Balla paie et sacrifie aux fétiches ; la victime aussi, ou ses héritiers, pour arrêter la destruction d’un sort maléfique accroché à la famille. Tous les deux. En deçà ou au-delà du marigot il y avait de l’herbe à brouter pour Balla. Pour les malheurs éloignés ou non, pour les maladies guéries ou non ; l’on paie toujours ; toujours l’on sacrifie le poulet, le bouc. Bref, par n’importe quel chemin cela sortait ou entrait, tout rapportait, tout bénéficiait à Balla. C’était son secret. Voilà pourquoi le vieux fauve gros et gras avait survécu et résisté. (p.112). Le narrateur ironise sur le prétendu pouvoir de Balla. En vérité, les sacrifices sont impuissants, le succès des rites reste aléatoire et ne dépend donc pas des fétiches. Balla n’a pas survécu grâce à la magie contrairement à ce qu’il prétend (p. 113), mais grâce à la manipulation qu’elle soit volontaire, consciente ou non du féticheur sur la 59 crédulité de la communauté. Ce qui vaut pour Balla vaut aussi pour son double Diamourou. Le griot doit sa subsistance à une vérité qui est loin d’être glorieuse : sa fille Matali était entretenue par l’ennemi colon grâce ― ou à cause ― de ses charmes. Le viol de Matali par le commandant Toubab tel que le présente Diamourou est dédramatisé par l’atténuation. Le viol est elliptique, juste suggéré : De retour chez lui le Toubab restait tout pénétré. Il ordonna. On amena Matali sous forte escorte. Il l’engrossa deux fois coup sur coup : deux garçons. « Pendant que ces petits mûlatres poussaient et passaient d’école en école, capitale après capitale, Dakar, Gorée, etc., leur maman, ma fille Matali prospérait, tenait cour, construisait concession et boutiques, bref, s’enrichissait tout en se faisant courtiser par les Toubabs célibataires du poste.[…]. La colonisation a passé sur mon dos comme une brise : le griot père de la femme du commandant était toujours excepté. Famine ou abondance, hivernage ou harmattan, des envois, des commissions de Matali n’ont pas tari, même avec ces époques dures des Indépendances et du parti unique. […] Louange à Allah ! Louange et prospérité à Matali ! C’est grâce à eux que je suis vivant. (p. 108-109). Il n’y a pas de critique du colonisateur de la part du griot. Diamourou incarne un personnage individualiste et intéressé aux antipodes du griot traditionnel soucieux du bien de la communauté. Le griot comme le sorcier n’est plus au service du juste, ni au service de la communauté, mais à celui de l’individu. Ainsi Balla est au service des mesquineries et des rancunes de ses clients « malveillants » qui viennent tour à tour se venger de l’un ou de l’autre dans un cycle sans fin. Balla se révèle impuissant face à la stérilité des époux, Salimata et Fama : « Fama pouvait faire de nombreux Doumbouya mâles (Balla en avait le médicament !). Fama devait seulement […]. A la limite Balla dégainera son fétiche pour frapper de mort ceux qui barrerait le chemin ; » (p. 113). Les parenthèses soulignent le double discours du narrateur. L’ironie fonctionne toujours par antiphrases relevées par un jeu sur les procédés d’atténuation et d’exagération. On retrouve exactement la même stratégie à propos d’Abdoulaye. Les prétendus pouvoirs du personnage ne peuvent rien contre la stérilité non plus : Abdoulaye cassait et pénétrait dans l’invisible comme dans la case de sa maman […]. Qu’il fixât du doigt un fromager, et le tronc et les branches séchaient ! Pour un homme de cette corne, faire germer un bébé, même dans le ventre le plus aride : un rien, une chiquenaude ! […] D’une voix d’innocent il pétilla des propos insolites et embrouillés : « Il y allait de sa dignité de la guérir de la stérilité. Si le mari se prouvait irrémédiablement impuissant : Alors ! Alors ! ... il faudrait… Allah juge aussi les intentions. (p. 66). Il y a un jeu sur le contraste entre un pouvoir qui ne sert à rien mais qui soi- disant réussit (sécher un arbre), et guérir la stérilité, problème grave, et que le marabout 62 vieux clabaud, vieille hyène) […]. » (p.105). La parenthèse souligne le fait que c’est le narrateur qui caricature le sorcier comme un personnage grotesque. Dans l’épopée, la figure divine inspire la crainte, la terreur ou l’émerveillement, ici, la description de Balla suscite le rire : Soudain une puanteur comme l’approche de l’anus d’une civette : Balla le vieil affranchi était là. Gros et gras, emballé dans une cotte de chasseur avec des débordements comme une reine termite. Et aveugle : on guida ses pas hésitants de chiots de deux jours et le fît asseoir à la droite de Fama. Des mouches en essaim piquaient dans ses cheveux tressés et chargés de gris-gris, dans les creux des yeux, dans le nez et les oreilles, doucement le vieillard souleva l’éventail en queue d’éléphant et d’un bras énergique les cueillit en grappe. Les mouches jonchèrent le sol. (p. 110). On relève également l’insistance sur la vieillesse du griot et du féticheur. Ceux- ci sont presque morts. Leur vieillesse est significative, elle symbolise la mort d’une époque, la mort de la magie. Balla et Diamourou ne font pas preuve de réalisme, leur aveuglement est mis en avant. Si Diamourou n’use pas de la magie mais de son intelligence, celle-ci ne tient pas, parce qu’elle ne sauve pas le prince non plus. Les deux personnages ne détiennent ni la vérité, ni la sagesse. Leur lutte contre le destin apparaît absurde puisqu’ils sont censés être les intermédiaires, entre les hommes et les dieux, entre les hommes et leur destin : « Au soir de leur vie les deux vieillards œuvraient à la réhabilitation de la chefferie […]. Malheureusement, Togobala, les Doumbouya et même le Horodougou ne valaient pas en Afrique un grain dans un sac de fonios. Qu’importe, ils y croyaient, ils s’y employaient. » (p. 113). La critique des figures divines s’accompagne d’une critique des croyances en général, à travers l’ironie du narrateur. La légende de l’oracle est tournée en ridicule et repoussée au rang de superstition : Fama se souvenait encore de l’entrée du Révérend un vendredi de l’hivernage 1919. On lui jeta un coq […] le Révérend le dédaigna ; un bouc, il l’assoma, […], l’enduisit de bave et l’avala jusqu’aux cornes. Pendant trois jours le boa digéra le bouc, trois jours pendant lesquels les sacrifices fumèrent. Et les résultats furent heureux, car trois lunes après arriva la calamité annoncée. L’effroyable épidémie de peste connue dans toute l’Afrique […]. Cette épidémie dévasta […] des morts […] ; mais le village survécut et cela grâce aux devins, grâce au boa, grâce aux sacrifices et dans la volonté du Miséricordieux. (p. 156). L’ironie montre l’absurdité des croyances en l’oracle. Il y a un contraste entre la tragédie de l’épidémie et les termes en rapport avec la bonne fortune, la chance d’en être « prévenu » sans précision par l’oracle. Le narrateur dénonce également l’hypocrisie religieuse, le paradis s’achète : « Parce que l’ombre veillait, comptait, remerciait, […] 63 les funérailles sanctifiés avec prodigalité » (p. 10). Ainsi, le griot narrateur, en s’attaquant aux croyances du peuple dévoile les non-dits des griots traditionnels comme l’expose Jean Ouedraogo dans Maryse Condé et Ahmadou Kourouma : Griots de l’indicible. 64 Dans Les Écailles du ciel, la satire des figures divines ne passe pas par l’idée de profit financier sur les croyances de la communauté de la part des personnages magico- religieux, comme dans Les Soleils des Indépendances, mais par la représentation de l’impuissance et de la bêtise de la religion. Ainsi, les rites animistes de Sibé et Samba sont tournés en ridicule, les potions magiques de Samba tuent Madame Tricochet au lieu de la faire avorter. La bêtise des croyances se manifeste à travers habitants de Kolisoko qui tiennent le grand-père et son descendant pour responsables de la mort des parents de ce dernier. Les dieux sont également indignes de foi. Le pouvoir de Sibé est mis en doute. Après avoir insulté l’instituteur de Samba et fait un séjour en prison, l’école brûle. L’incendie est désigné comme un acte criminel ou un acte surnaturel : « Un incendie imprévisible, pour tout dire absurde, qui se produisit par une journée de bon soleil sans brouillard, sans trace de nuage. » (p. 86). Cependant, le ton plaisant contribue à atténuer l’exploit magique s’il y a. Par ailleurs, Sibé se vante d’avoir fait brûler l’école par ses pouvoirs magiques, mais le texte ironiquement ne lui attribue pas la médaille : Sibé était servi sur un plateau d’or. Le vieux, tirant à lui la ficelle, expliqua bruyamment qu’il était pour quelque chose dans l’histoire de la foudre. Que tel qu’il était né, il n’était pas du ressort de tout le monde de s’offenser impunément. Que sans avoir jamais fréquenté une petite bâtisse, il ne manquait pas de savoir, qu’il connaissait l’art d’éduquer des foudres er grâce à elles, de couper court au destin des insolents. A l’intention de ceux qui ne le savaient pas : à savoir, savoir et demi etc… (p. 88). Le doute de la part du narrateur est clair. L’ironie marque une distance avec le discours du vieux Sibé, distance qui prend toute sa force dans la dernière expression de la citation exprimant la réserve (« à savoir, savoir et demi »). On retrouve la même stratégie par rapport à la remise en question des croyances et des pouvoir religieux ou magiques que dans Les Soleils des Indépendances : l’ironie par antiphrases soulignées par les procédés d’exagération ou de fausses atténuations, comme il en est de la litote « l’art d’éduquer les foudres ». 64 BORGOMANO, Madeleine. Maryse Condé et Ahmadou Kourouma : Griots de l’indicible. New-York : Peter Lang Pub Inc, 2004. p. 64 Les dieux sont tous caricaturaux, il n’y a pas de célébration de leur puissance. Sibé est un personnage amer, qui rumine sa haine contre le temps moderne : […] Les enfants sont boutonneux. L’enfance est devenue une tare. Les jeunes gens se crispent dans des habits étriqués, ne vous disent plus bonjour et vous toisent de haut avec des regards pisseux, égarés dans la vanité. […]. N’en doutez pas : je vous plains, je ne vous envie nullement », et il partait d’un rire pervers de vieux diable. Décidément, l’époque n’attendrissait pas le vieux Sibé ! Elle ne lui inspirait que railleries et férocité. (p. 50). Ainsi, Sibé apparait ridicule dans « sa raideur bergsonienne » si l’on peut reprendre l’expression. Il refuse d’accepter le changement. Son discours haineux relève de la logorrhée comme en témoigne la longue citation des paroles du personnage rapportée par le narrateur (p. 49-50). Les critiques du grand-père n’en finissent jamais et constituent en une accumulation de phrases courtes où les nombreuses exclamations et la vulgarité sont la manifestation de la désolation obsessionnelle et amère du personnage par rapport au temps moderne. Les paroles de Sibé sont justement interprétées comme « un signe de folie » par les habitants de Kolisoko (p. 50). La caricature des figures divines dans Les Écailles du ciel est plus fantaisiste que Les Soleils des Indépendances avec l’intégration du thème de la folie. Celle de Sibé est récurrente dans le roman et rejoint celle du griot Wango. Effectivement, on relève chez ce dernier le même symptôme : la logorrhée qui relève du délire. Le discours de Wango n’est pas conforme au récit épique traditionnel. Lorsque Wango appelle les Hommes à la guerre contre le Blanc, son discours relève à la fois du burlesque, puisqu’il mêle le registre noble du récit héroïque au registre argotique, et du grotesque par l’étrangeté et le côté bouffon qui se dégage de ce mélange, le grotesque étant plus fantaisiste que le burlesque : Oui, Wango s’était fait entendre. […] . « Je m’adresse aux fibres de cette terre. […]. La terre nous rappelle nos dettes. On verra ce que cachent les habits : nerfs tendus ou couilles de beurre fondant. Les mères diront les vertus de leurs mamelons : lait de panthère ou pipi de singe ? Les fils mettront en évidence ce qu’ils ont dans les veines : le sang fougueux des aïeux ou le jus purulent de la dégénérescence. […]. Tous à Bombah ! La plaine a soif de votre courage. (p. 53). Le lien entre les Hommes et la terre est exacerbé par la sollicitation du sentiment d’appartenance au pays de la part du griot. Les sentiments nobles du courage, de la vertu, et de la vaillance sont en inadéquation avec le registre familier. Il y a une rupture de l’harmonie du ton aux événements, ce qui dédramatise la situation héroïque et la dimension mythique du discours. Il en ressort alors une dissonance qui relève du délire. 67 II Un monde sans nouvel idéal 68 La parodie épique prend tout son sens dans la représentation de la faillite des indépendances africaines. Parce que l’on se situe dans l’échec, l’épopée n’est plus possible. Dans nos deux romans, les grandes valeurs qui soudaient la communauté s’effondrent, et il n’y a pas de solutions apportées par les héros. La mise à mort de l’épopée exprime la permanence de la crise et l’impuissance à la résoudre. Il s’agit d’un monde devenu fou où les hommes n’ont plus de prise, et où il n’y a plus ni de frontières géographiques ni de distinction entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, le juste et l’injuste. A La nation : une notion problématique L’épopée est avant tout un récit qui raconte l’histoire d’une nation. Cette dernière se définit communément comme « un groupe humain assez vaste, qui se caractérise par la conscience de son unité et la volonté de vivre en commun » ou encore comme une « communauté politique établie sur un territoire défini, et personnifiée par une autorité souveraine ». 69 L’épopée, en célébrant la communauté, est liée à l’identité d’un peuple et donc à un territoire, une culture et une langue nationale. 70 Or, l’idée d’appartenance à une nation est problématique au lendemain des indépendances africaines. Avant la colonisation, le continent africain était organisé en royaumes. De ce fait, le sentiment d’unité et d’appartenance à une communauté politique existait ― la nation ne se définit alors pas par le pays mais par le royaume. Les frontières de la colonisation ont divisé ces royaumes entraînant ainsi la séparation de membres d’une même tribu partageant la même langue, les mêmes rites, la même culture, et le « rassemblement » de tribus différentes dans un même pays. Les frontières des pays nouvellement indépendants sont héritées de la colonisation et restent donc arbitraires. L’épopée est impossible d’abord parce que la conscience nationale n’est pas évidente pour ses membres. Ainsi, si le territoire est problématique, indissociablement, l’identité l’est aussi : la crise de la nation est avant tout une crise des frontières géographiques. À travers l’exemplarité des personnages, les auteurs rendent compte de cette crise profonde qui secoue à la fois le groupe et l’individu au sein de ce groupe. 69 Dictionnaire usuel Le petit Larousse illustré. Paris : Larousse, 2007. 70 « Le sentiment d’appartenir à une « communauté imaginée » [puisque l’idée de nation est une représentation mentale dans l’esprit du sujet] est d’abord liée aux lieux, qui constituent l’ancrage identitaire des écrivains francophones, comme de tout sujet. » Dominique Combe, Les littératures francophones, Paris : PUF, 2010. p. 158. 69 1 Une dislocation du groupe Le roman d’Ahmadou Kourouma met en scène la fracture entre les peuples due à la division arbitraire des frontières. Ainsi en est-il du Horodougou, territoire « qui fut démembré et appartenait désormais à deux républiques » (p. 99). La capitale de La Côte des Ébènes est aussi divisée en quartiers ethniques, ou en quartiers étrangers. Lorsque Fama se déplace dans la capitale, il passe devant « la mosquée des Sénégalais » (p. 22), devant les commerces des Syriens (p. 26), puis devant « les concessions malinkées de la capitale ». Cette division de l’espace est une division identitaire que l’auteur nous restitue également à travers les mentions récurrentes de l’ethnie particulière à laquelle appartiennent les personnages. Le narrateur rappelle sans arrêt l’appartenance de son héros et de sa femme à la communauté malinkée. Le totem – qui est une division de l’Afrique précoloniale –, constitue aussi un marqueur identitaire du clan. Ainsi, Fama a pour totem la panthère, animal protecteur des Doumbouya (p. 11), et la famille Keita, l’hippopotame (p. 13). Le narrateur insiste d’ailleurs sur la distinction totémique entre les deux familles (p. 13). En outre, la distinction entre les ethnies est encore physique, elle se retrouve notamment dans les portraits des personnages que rencontrent Fama : le juge d’instruction a les « traits distinctifs de Foula [Peul] : front réduit, nez droit, lèvres minces, […]. » (p. 161). Mais l’illustration du problème de la conscience nationale sous les Indépendances se révèle plus frappante à travers le dialogue entre les personnages ― qui constituent des témoignages ―, en particulier le dialogue entre Fama et des voyageurs, dans le camion en partance de la capitale de la Côte des Ébènes pour le pays voisin, le Nikinai. Cette discussion est centrale puisqu’elle dénonce la haine entre les ethnies d’un même ou de plusieurs pays, ainsi que son lien de filiation avec la colonisation. « Diviser pour mieux régner », devise qui s’applique pendant la colonisation est une mission accomplie qui se répercute sous les indépendances. C’est ainsi qu’un des voyageurs, Sery, explique la raison des guerres tribales en Afrique par l’immigration des ethnies étrangères, et plus largement des étrangers d’autres pays nouvellement indépendants dans un autre, dont le sien la Côte des Ébènes : Connaissez-vous les causes des malheurs et des guerres en Afrique ? Non ! Eh bien ! c’est très simple, c’est parce que les Africains ne restaient pas chez eux », expliqua Sery. Lui, il n’avait jamais quitté la Côte des Ébènes pour aller s’installer dans un autre pays […] parce que venaient toujours en Côte des Ebènes les Nagos du Sud, 72 Ainsi, dans les deux romans, on perçoit l’idée qu’à l’origine du problème de la conscience nationale, il y a la colonisation : on ne se reconnaît plus dans la nation à partir de la colonisation. L’acculturation imposée par la colonisation au peuple autochtone a porté atteinte à l’identité collective. Les phénomènes d’acculturation ― l’imposition de la culture étrangère et en conséquence la perte d’une part de sa propre culture ― sous la colonisation touchent tous les domaines dans les deux romans mais sont exposés différemment. On assiste à la mise à mort de tout ce qui soudait la communauté. Kourouma témoigne ainsi de l’imposition coloniale de la culture, notamment de l’éducation 73 , mais encore, de la langue 74 , des frontières 75 , de la hiérarchie politique 76 , et de l’économie, 77 à travers les allusions redondantes du personnage ou du narrateur qui renvoient à l’histoire réelle de la colonisation. On distingue une écriture du ressassement qui relève de l’obsession de l’Histoire dans les pensées et les souvenirs rapportés des personnages. Cette répétition des mêmes événements historiques est inhérente au jugement toujours négatif des personnages, et c’est à travers cette répétition de leur point de vue ou de celui du narrateur que l’on saisit l’importance, l’étendue et les conséquences de l’acculturation. En outre, la répétition ― dans l’intégralité du roman ― d’énumérations associant la colonisation aux Indépendances comme des périodes néfastes pointe du doigt un lien de continuité entre les deux. C’est ainsi que l’illustre le discours de Balla : « La colonisation, les maladies, les famines, même les Indépendances […] » (p. 113) ; ou encore le jugement du narrateur ou les pensées rapportées de Fama : « Cent fois piteux Fama devait leur paraître ! Leur unique descendant mâle tondu, séché et déshabillé par la colonisation et les Indépendances. […] Fama se pensa mort, […].» (p. 73 « Malinké comme Fama, diplômé de Paris et comme tous les jeunes Malinkés débarquant de France […] » (p. 162) ; « Avec les colonisateurs français avaient débarqué des Dahoméens et des Sénégalais qui savaient lire et écrire et étaient des citoyens français ou des catholiques ; […]. "Les colonisateurs toubabs leur confièrent tous les postes, […]."» (p. 86). 74 « – Vous êtes tous des chacals. Vous ne comprenez pas le français et vous avez voulu tuer le président. » (p. 167). 75 « Lui, Diakité, avait fui son village, car son village était de la zone du Horodougou se trouvant en République populaire de Nikinai […]. » (p. 83). 76 « […] Fama aurait choisi la colonisation et cela malgré que les Français l’aient spolié, […] Son père mort, le légitime Fama aurait dû succéder comme chef de tout le Horodougou. […]. Parce que […] un petit garnement européen d’administrateur, […], commandait le Horodougou. » (p. 23). 77 « Car il avait vu la colonisation, connu les commandants français qui étaient beaucoup de choses, beaucoup de peines : travaux forcés, chantiers de coupe de bois, routes, ponts, l’impôt et les impôts, et quatre-vingt autres réquisitions que tout conquérant peut mener, sans oublier la cravache du garde-cercle et du représentant et d’autres tortures. » (p. 22-23). 73 116) ; « Celui-ci était […] très respectueux et très aimable, comme un homme d’avant la colonisation et les Indépendances. » (p. 188). Les occurrences sont très nombreuses (on en trouve des exemples aux pages : 113, 116, 186, 188). Elles sont par ailleurs en rupture avec le passé précolonial idéalisé : « Plus de vrais griot ; les réels sont morts avec les grand maîtres de guerre d’avant la conquête des Toubabs. » (p. 14). Le problème de la nation est aussi un problème social entre quartiers Blancs et quartiers Noirs : l’opposition demeure malgré la décolonisation. C’est aussi à travers ce rapport de continuité entre la colonisation et les indépendances que Kourouma insiste sur le traumatisme de cette occupation étrangère. Cette insistance sur la durée de l’occupation étrangère se manifeste aussi de manière informative à travers le vécu de Fama : « Il avait à venger cinquante ans de domination et une spoliation. » (p. 24). On ne peut effacer tant d’années d’acculturation, il en reste des traces indélébiles non seulement morales, mais encore des traces objectives. Le problème de la nation est également celui de la langue puisque celle-ci est essentielle au sentiment d’appartenance à la communauté. Justement, la langue officielle des anciens pays de l’AOF demeure celle de l’Autre, celle du colon. Or, Fama ne parle pas la langue paternelle. Un interprète malinké est chargé de lui traduire le discours prononcé par le juge quelques temps après son emprisonnement : « – Vous êtes tous des chacals. Vous ne comprenez pas le français et vous avez voulu tuer le président. Voilà ce que le juge a dit. » (p. 167). Comme Les Soleils des Indépendances, Les Écailles du ciel mettent en scène l’acculturation forcée sous la colonisation. On remarque la volonté de raconter tous les éléments de cette domination étrangère, et de manière plus précise que dans le roman de Kourouma, puisque Les Écailles du ciel ne procèdent pas par allusions à l’Histoire mais « reconstituent » la Mémoire historique d’un peuple à travers la fiction. Le récit du narrateur suit chaque bouleversement historique qui secoue la communauté de Kolisoko, le héros et les personnages qu’il rencontre, ainsi que la ville de Djimméyabé. En outre, le narrateur raconte successivement la première rencontre du peuple de Kolisoko avec le Blanc et la guerre de conquête du Blanc appelée « guerre de Bombah »(p. 50-61), la désignation successive des chefs par l’occupant (p. 63 ; p. 66 ; p. 67) qui détruit la chefferie originelle, les travaux forcés (p. 64 ; p. 68-70) et l’ordre de planter certaines cultures destinées à l’exportation (p. 68-71), l’école coloniale (p. 72- 89) et enfin la langue (p. 73-82). 74 Si dans Les Écailles du ciel le récit des événements historiques mêle le grotesque et le surnaturel au tragique et au réalisme, derrière chaque événement, même mineur, se dissimule la vérité historique. Ainsi en est-il de la guerre de Bombah qui illustre en réalité les guerres de conquête coloniales à la fin du XIX° siècle et où l’on note la présence du surnaturel : lorsque, par exemple, le roi Fargnitéré décapité se baisse pour ramasser sa tête et pour accomplir sa toilette mortuaire. (p. 60). Ainsi en est-il encore avec l’épisode de l’imposition des plantations d’hévéa par le colon à la place du manioc. Le comique grotesque de cet épisode fait que l’on peine à croire qu’une vérité historique se cache là-dessous, et pourtant… La campagne de l’hévéa conduit à la rébellion des autochtones et sa répression par les colons : Dans certains villages, les paysans reçurent les agents de surveillance agricole avec des jets de pierres et des bourdonnements de flèches, tandis que femmes et enfants organisaient des démonstrations narquoises de consommation de manioc sur fond de musique, sur pas de danse sarcastique. On imagine la réaction des agents qui n’étaient pas du genre à attendre pour semer le feu et répandre le sang. (p. 69). Ce qui entraîne une répression violente est raconté sur le ton léger et ludique. Derrière le comique, il y a non seulement la réalité mais aussi le tragique ― qui l’est encore plus lorsque l’on sait que la référence de l’événement est attestée historiquement. L’imposition de la culture d’hévéa et la révolte qu’elle provoque chez les habitants du hameau est un exemple de l’imposition historique de plantations destinées à l’exportation au détriment des cultures vivrières (dont le manioc) sous la colonisation et de toutes ses conséquences tragiques. Dans la vie comme dans l’œuvre des hommes sont morts de cette répression, puis de la famine dont ces cultures imposées sont responsables : « […] la famine se dépêcha de sévir. » (p. 69). 78 Le poids du traumatisme que constitue l’occupation étrangère est non seulement traduit par l’ambivalence du grotesque mais encore par l’insistance sur la durée de cette situation coloniale. Effectivement, plus la domination étrangère est longue, plus l’acculturation est efficace. La durée se manifeste de différentes façons. D’abord, par la longueur du passage attribué à la situation de Kolisoko sous domination coloniale, qui occupe quasiment la moitié du roman (p. 50 à 141). Ensuite, par la redondance et l’accélération du récit qui montrent que les événements se répètent indéfiniment, comme emportés dans une spirale infernale. 78 Nous renvoyons ici à l’ouvrage de l’historien Elikia M’Bokolo : Afrique noire, Histoire et civilisations, du XIX° siècle à nos jours. Paris : Hatier, 2008 ; p.408-409. 77 toutes les figures du destin. » (p. 14). Ici, le parallélisme sémantique redoublé par l’antithèse et l’anaphore souligne le lien entre le hasard et le mouvement, lien que résume le groupe nominal « relais providentiel ». Les titres même des chapitres expriment l’errance : le prologue « À la quête d’une ombre » exprime une quête sans objet à travers l’ombre qui n’est pas palpable ; « Le long chemin de Samba » (chapitre II) raconte l’errance de Samba. Les personnages du roman se caractérisent par le vagabondage permanent. C’est le cas de nos deux personnages Samba et Fama, encore que l’on remarque une différence fondamentale entre les deux par rapport au thème de l’exil. Fama est un personnage qui ne trouve plus sa place dans le monde nouveau. Samba, lui, ne trouve pas sa place dans le monde, qu’il s’agisse du monde passé ou du monde présent dans la diégèse. Fama appartient au passé par son rang de chef du Horodougou, c’est un personnage entièrement rejeté de la nouvelle nation. La mort de la chefferie lui ôte une part essentielle de son identité : son rang, son territoire, sa culture et sa fierté. Ce qui a donc des conséquences très graves pour le personnage, mais aussi pour tous ceux que l’exemplarité du personnage représente dans la réalité. La terre des origines est méconnaissable, pire encore pour Fama elle n’existe plus, d’autant plus que la frontière qui partage le Horodougou est fermée. Le retour au pays natal est impossible. Tous les repères identitaires du personnage sont bouleversés. L’hésitation de Fama à reconquérir le trône (mission impossible de toute façon) montre qu’intérieurement, il ne trouve plus sa place 82 . Le rejet de la société se manifeste à travers la réduction au silence du prince par les autres. Le monde nouveau est un monde à l’envers où « le fils d’esclave » commande le prince. Ainsi, le douanier impose brutalement le silence à Fama en niant son identité de prince des Doumbouya, et même de tous les chefs : « – C’est le descendant des Doumbouya. – Je m’en f… des Doumbouya ou des Konaté, répondit le fils de sauvage de douanier. Fama […], fit semblant de n’avoir rien entendu et embarqua. » (p. 101). Avant la mort de la chefferie, les paroles du douanier auraient constitué un affront condamnable, ici, Fama a durement ressenti l’affront et celui-ci est intériorisé. Son silence en dit long sur son impuissance à rétablir le respect de son rang qui n’a plus lieu d’être. L’insulte « le fils de sauvage » marque de l’impuissance, 82 Nous renvoyons ici au chapitre B de la partie I. 78 accentue ― derrière le rire― le côté tragique et l’injustice de quelque chose qui échappe à l’homme : le temps. Fama est donc un personnage à la fois comique et tragique par son exemplarité et parce que nous avons accès à sa psychologie. Ce qui fait de lui un personnage réaliste, et ce qui fait que nous avons moins de distance par rapport à lui. Le texte montre la souffrance de l’exilé et cela également à travers l’expression de la nostalgie du royaume d’enfance. Edem Awumey explique cette souffrance inhérente à la définition de l’exil dans Tierno Monenembo : le roman de l’exil : L’exil au sens premier du terme, écrit Jacqueline Arnaud, est un état de fait, l’expulsion de sa patrie par une violence ― politique ― et par extension l’éloignement forcé, ou choisi comme pis-aller quand on ne se sent pas chez soi dans son pays." Pour M.Brosse : " On ne saurait parler d’exil que lorsqu’il y a souffrance, installation dans la durée de cette souffrance et sentiment de privation d’un complexe à la fois territorial et mental, la Patrie…" En somme, l’exil serait l’expression d’un vide, un manque que l’exilé chercherait à combler par la projection onirique dans le pays perdu à la manière des personnages de Kundera, nostalgiques du royaume d’enfance […]. 83 Justement les regrets de l’enfance font suite à l’altercation du douanier comme pour appuyer la tragédie de Fama : Comme un brusque tourbillon d’harmattan, la colère de Fama s’éloigna. On parcourait les brousses que Fama avait sillonnées de cavalcades, et son cœur se réchauffait des matins de son enfance. De partout surgissait des bruits, des odeurs et des ombres oubliés, même un soleil familier sortit et remplit la brousse. Son enfance ! son enfance ! Dans tout il la surprenait, la suivait là-bas très loin à l’horizon sur le coursier blanc, il l’écoutait passer et repasser à travers les arbres, la sentait, la goûtait. Les exploits de ses aïeux le transportèrent mais brusquement son cœur se mit à battre et il s’attrista, […]. (p. 101-102). L’enfance de Fama apparaît comme un paradis perdu à travers l’idée de sécurité et d’endroit chaleureux parce que « familier », ainsi qu’à travers l’exaltation de tous les sens (« bruits », « odeurs », « ombres », « il l’écouter […] », « la sentait », « la goûtait »), et les exclamations répétées qui traduisent l’enthousiasme du personnage (Son enfance ! son enfance !). L’enfance est personnifiée, elle semble s’imposer au personnage dans les moindres détails de scènes successives : le prince revit son passé à travers le paysage qu’il parcourt. La fin de la citation marque le retour brusque et cruel à la réalité, au moyen de l’opposition nette (« mais brusquement ») entre l’exaltation passée et la tristesse du prince qui lui succède. 83 AWUMEY, Edem. Tierno Monénembo : le roman de l’exil. Berlin : WVB, 2006. p. 14-15. 79 Dans le cas des Écailles du ciel, l’exil de Samba se caractérise par une absence totale d’ancrage dans le monde qui est, elle, la négation d’une identité. On retrouve dans le roman l’idée d’un monde révolu, celui des ancêtres, ― les habitants de Kolisoko ont oublié leurs ancêtres d’après le griot Wango ― mais cette « tragédie » ne semble pas atteindre Samba. 84 Samba n’est pas à l’origine un exilé du pays mais de la communauté de Kolisoko. Edem Awumey, encore une fois, parle à juste titre d’un triple rejet qui s’abat sur le personnage : « Au bilan […] le rejet du lieu affectif (le père et la mère) [p. 37-38], le rejet du lieu identitaire (le village natal) [p. 91], le rejet du lieu géographique (les Bas-Fonds de Leydi Bondi) [p. 102]. » 85 L’exil de Samba est donc aussi forcé. Cependant, la carence psychologique du personnage exprime un malaise moins évident à saisir que celui de Fama. Cette carence psychologique du personnage devient une parabole de l’exil puisque le mutisme de Samba est une absence au monde, ce qu’explique Awumey. Ainsi, « l’absence de terre est doublée d’une absence d’opinion : […]. Le refus ou l’impossibilité de prendre cette parole engendre par conséquent une absence du monde et dans le monde, un exil. » 86 Si Sibé « illustre la conscience mémorielle de Cousin Samba » et « les personnages des aïeux sont […] porteurs de la tradition », Samba est coupé des origines. 87 On a vu dans la première partie que nous avons affaire à un héros ou plutôt un anti-héros amorphe, dont la seule caractérisation est la passivité excessive à la limite du fantomatique. Dès la naissance, Samba ― qui ne se sent pas chez lui ― est en exil : « Il nous glaçait le sang avec ses yeux qui regardaient un autre monde » (p. 36). L’angoisse est alors présente derrière le rire : le comique de la description du personnage dépassée, reste une angoisse métaphysique. Effectivement, non seulement le bébé est différent des autres, mais pire encore, on se demande s’il n’est pas handicapé ou inhumain. De plus, Samba ne trouvera pas sa place par la suite, ni dans un territoire, ni dans l’histoire de son pays comme l’auraient voulu les ancêtres, il restera « l’ombre » des leaders. L’expression résume bien le caractère irrationnel du personnage. Ainsi, l’exil physique de Samba fait écho à une sorte d’exil mental : parce qu’il est absence au monde, il n’a pas d’identité. Le côté tragique de cette situation l’est encore plus parce 84 « Aujourd’hui que […] les hommes se sont faits sourds et aveugles, les morts n’ont plus à qui parler. Où sont donc les oreilles adéquates ? Qui a coupé le cordon ? […] Ce n’est pas à toi qu’ils en veulent, Sibé. Ils en veulent à leur oubli. […] L’amnésie leur a éteint les sens. » (p. 92). 85 AWUMEY, Edem. op.cit., p. 24. 86 AWUMEY, Edem. op.cit. p. 45. 87 AUZAS, Noémie. Tierno Monénembo : une écriture de l’instable. Paris : L’Harmattan, 2004. p. 149. 82 reconnait par ses senteurs et ses fruits sauvages un peu particuliers.» 97 Ces senteurs et ses fruits caractéristiques dont parle Boubacar Diallo sont précisés dans le roman : « Mais c’est une terre qui ne vaudrait rien si l’on omettait ses odeurs. […]. Elle […], exhale ses relents de fumier et d’humus, son arôme de pomelos, son bouquet de fonio mûr, son fumet de veaux et de cabris, ses senteurs de boïlé, de tamaro, de guilinti. » (p. 31). Monénembo précise en notes qu’il s’agit de fruits sauvages. Outre les paysages, l’Histoire apporte d’autres pièces au puzzle géographique. Dans le roman de Kourouma, il est régulièrement fait référence à Samory, personnage historique qui appartenait au peuple Malinké et dont l’empire s’étendait principalement de l’est de la Guinée au nord de la Côte d’Ivoire. 98 Les habitants de Kolisoko sont les fils d’un ancêtre dénommé Koli. Celui-ci nous renvoie à un personnage historique, Koli Tenguella. Koli (le personnage fictif) est un voyageur à la recherche d’une terre pour ses bœufs : On disait que tout venait du fleuve. D’ailleurs, c’est au gré de son pouvoir que Kolisoko a vu le jour. L’ancêtre Koli venait de l’Est en allant son chemin, par un mémorable jour de nature fondante. La soif l’ayant épuisé, il s’était agenouillé en toute innocence sur la berge, avait bu un peu d’eau dans le creux de sa main et avait fait boire les bœufs : le village était né de si peu. […]. Et puis le voyage ne durait-il pas déjà des lunes et des lunes ? Voyage aveugle et harassant à la recherche de touffes d’herbe, le fleuve disait vrai. (p. 42-43). Koli Tenguella est un guerrier d’origine peule et mandingue. Depuis des siècles, les Peuls venus du Sahara « suivaient le recul des pâturages provoqué par la sécheresse et ils se repliaient vers le sud en direction des plateaux herbeux du Fouta Toro, du Macina, du Bundu et du Fouta Djalon. ». 99 Koli Tenguella resté au Fouta Toro (Sénégal) fonde la dynastie des Denianke du Fouta Toro vers 1450. 100 Koli renvoie donc aux Peuls du Sénégal, cependant les Peuls du Fouta Toro et ceux du Macina et de la bande sahélienne migrent dans le massif du Fouta Djalon, dans l’actuelle Guinée, aux XVII° et XVIII° siècles, cette zone de pâturages étant propice à leur économie pastorale. » 101 Si ces migrants appartiennent à des clans différents bien après Koli 102 , on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre le Koli fictif à la recherche d’une 97 LEC. p. 31. 98 LUGAN, Bernard. Histoire de l’Afrique des origines à nos jours. Paris : Ellipses, 2009. p. 442. 99 LUGAN, Bernard. op.cit., p. 239. 100 LUGAN, Bernard. op.cit.. p. 239-240. 101 LUGAN, Bernard. op.cit., p. 307. 102 Ibidem. 83 terre pour ses bœufs, et le vrai Koli Tenguella du Sénégal dont les descendants se sont installés en Guinée. Le repérage n’est pas évident aussi parce que Les Écailles du ciel et Les Soleils des Indépendances présentent un mélange entre fiction et réalité géographiques. Les auteurs entremêlent les toponymes réels et fictifs pour brouiller les pistes. Dans Les Écailles du ciel, on relève principalement des toponymes fictifs : Leydi-Bondi, Djimméyabé, Touguiyé, le fleuve Yalamawol sont des inventions de l’auteur. Cependant, Kolisoko existe vraiment : il s’agit du nom réel d’une sous- préfecture de Boffa en Basse-Côte de Guinée mais non d’une ville de Moyenne Guinée (ou Fouta Djalon) – il s’agit aussi d’une ville de Sierra Leone, mais peut-être n’est-ce pas volontaire de la part de l’auteur d’avoir choisi une ville qui se retrouve dans le pays voisin. De la même façon, Tierno Monénembo déguise le terme « bauxite » en « tauxite » dans le roman. Adama Coulibaly explique dans Des techniques aux stratégies d’écriture dans l’œuvre romanesque de Tierno Monénembo que « le lexème [tauxite] est construit par dérivation homophonique (en référence à l’adjectif « toxique ») et par substitution de la consonne initiale (le « t » pour le « b ») en référence de la bauxite dont la Guinée est l’un des plus grands producteurs. » 103 Il s’agit d’un minerai qui entre dans la fabrication de l’aluminium. La ville côtière Djimméyabé est une zone où l’on extrait le « précieux » minerai (chapitre 3 « Au bonheur de la tauxite », p. 155-178). Dans Les Soleils des indépendances, la fiction, elle, s’enracine dans deux pays, la Côte des Ébènes et le Nikinai. La Côte des Ébènes et le Nikinai sont des noms fictifs désignant la Côte d’ivoire et la Guinée : Il n’existe en effet aucun état réel dénommé « République des Ébènes » ni « République du Nikinai ». Toutefois, outre certaines parentés phoniques (ébènes/éburnéens ; Nikinai/Guinée), un certain nombre de références géographiques (capitale côtière bordée de lagunes pour l’un, étendues de savane arborée pour l’autre) ainsi qu’historiques (allusion à des répressions réelles, instauration du « socialisme » en Nikinai) permettent au lecteur d’identifier sans difficulté les pays réels que ces fictions représentent : la Côte d’ivoire et la Guinée. Cela est d’autant plus facile que le second critère, de type géoethnique, correspond en revanche à un territoire géographique de la réalité. Le Horodougou, à cheval 103 COULIBALY, Adama. Des techniques aux stratégies d’écriture dans l’œuvre romanesque de Tierno Monénembo. Paris : L’Harmattan, 2010. p. 109. 84 entre les deux états fictifs, […], est un toponyme qui existe vraiment pour désigner une composante de l’aire culturelle malinké 104 . » 105 Pour brouiller les frontières, outre la multiplicité des ethnies mentionnées incessamment dans la description de la Côte des Ébènes par Kourouma – qui reflète à la fois la réalité et qui exhibe le problème de l’unité du peuple comme on l’a mis en évidence – l’anonymat et la fiction des toponymes dans les deux romans, certains lieux ne correspondent pas vraiment à leurs situations géographiques réelles. C’est le cas de Kolisoko, la ville natale de Samba, ville en réalité de Basse-côte de Guinée et non pas de Moyenne Guinée, c’est le cas aussi de Bindia, ville natale de Salimata et ville de la Côte des Ébènes dans la fiction, mais qui appartient en réalité à la Guinée. Dans Les Écailles du ciel, le surnom « Bélier » du leader des indépendances, « le plus bélier des quatre révolutionnaires », renvoie au surnom réel d’un dictateur africain, mais celui du dictateur du pays voisin ! Il s’agit de celui de la Côte d’Ivoire, Houphouët Boigny, car Boigny en baoulé (langue d’un peuple largement présent en Côte d’Ivoire) signifie « Bélier ». 106 Ce mélange entre réalité et fiction géographiques nous fait comprendre qu’il s’agit de lieux réels masqués en même temps qu’il crée un espace problématique symbolique : comme l’explique Jean Derive, et ce qui s’applique à nos deux romans, « cet emboîtement d’une géographie réelle au sein d’une géographie de fantaisie contribue donc à donner à la seconde un statut de réel. On parle d’états imaginaires mais la géographie aide à nous faire comprendre qu’ils ne sont pas si imaginaires que cela. » 107 . Il est à noter, d’ailleurs, que les lieux même fictifs donnent une impression de réel par la précision et la variété des descriptions. À travers ce lieu symbolique que construit la fiction, il y a la représentation du problème bien réel de la conscience nationale. Les frontières géographiques et historiques se distendent ponctuellement et se perméabilisent aux autres pays de l’Afrique de l’Ouest dans les deux romans. Dans Les Soleils des Indépendances, il s’agit de montrer l’exemplarité d’un lieu où se joue l’Histoire. Et cette idée se justifie aussi par l’extension du chaos des indépendances à tout un continent. C’est ce qui explique que le narrateur ne parle pas 104 L’auteur précise en notes que « Le Worodougou (lire o ouvert), ou pays de la noix de cola » est situé à cheval sur l’ouest de la Côte d’Ivoire et le nord-est de la Guinée. 105 DERIVE, Jean. « Pour une lecture géocritique de l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma », halshs.archives-ouvertes.fr ; article datant du 13 décembre 2008. p. 5. 106 NDINDA, Joseph. op.cit., p. 96. 107 DERIVE, Jean. op.cit., p. 5. 87 B La dictature : de la violence à l’absurde La finalité de l’épopée est la résolution du chaos. 111 Or, parce qu’on ne voit pas de solutions dans nos deux romans pour sortir de la crise, on a affaire à une anti-épopée. L’épopée est impossible parce que la violence n’est pas canalisée et organisée par le conflit (la guerre, le duel) dans le cas des indépendances africaines qui sont des dictatures. 112 Il n’y a pas de combat à armes égales entre deux armées unies chacune de leur côté ou entre deux héros représentants d’un groupe dans la dictature. En effet, si la lutte entre manifestants et armée du pouvoir est bien présente, cette dernière l’emporte largement sur les manifestants par ses moyens meurtriers et son art de la dissimulation. Par ailleurs, dans Les Écailles du ciel, lorsqu’un pouvoir autocratique est renversé, un même autre pouvoir lui succède. Ainsi, dans le cas de la dictature, le pouvoir et la main du pouvoir ne sont pas palpables. On se situe dans un monde de l’individualisme, de l’anarchie, qui est une violence radicale. L’épopée est impossible parce qu’on ne peut envisager la fin du chaos, on ne trouve pas de nouvelles valeurs sur lesquelles rebâtir la communauté. Le passé est mort, le présent ne vaut pas mieux et n’offre pas de perspectives d’avenir. On aboutit alors à l’expression d’une désillusion totale. 1 Une violence non encadrée C’est à travers l’histoire des nombreux personnages que les auteurs des romans dénoncent la dictature et rendent compte de la terreur ambiante des nouvelles indépendances. Dans le roman de Kourouma, l’histoire de Diakité se présente comme un témoignage de la violence exercée par le régime dictatorial du Nikinai : Diakité raconte son histoire à Fama et ses paroles nous sont restituées au discours direct et 111 Rappelons la définition de l’épopée que donne Florence Goyet dans son ouvrage Penser sans concepts : Fonction de l’épopée guerrière : « […] l’épopée guerrière est une gigantesque machine à penser. La guerre qu’elle décrit est une métaphore, qui mime une crise contemporaine du public pour lui donner les moyens de l’appréhender intellectuellement. […]. L’épopée est un moyen, et non une fin. Elle permet d’apporter la lumière sur un sujet encore bien plus confus que la mêlée guerrière : la crise qui secoue le monde des auditeurs. Elle est le lieu où s’élaborent les valeurs nouvelles, où se pense le nouveau modèle politique : […]. La question que toutes posent, de la première à la dernière ligne, celle pour laquelle elles emploient tour à tour les moyens à leur disposition, c’est ainsi la question du politique : quelle forme de gouvernement, quels rapports entre les êtres dans une société qui émerge d’un âge sombre ? » GOYET, Florence. op.,cit ; p.7. 112 Florence Goyet expose les moyens qu’emploie l’épopée pour organiser et dépasser la violence : « […]; dans le Roland, l’organisation stricte et magnifique des armées ; dans le Hôgen-Heiji [épopée japonaise] l’apparat des salutations avant un combat… Toute une série d’éléments viennent ainsi organiser le chaos, même si ce n’est que de l’extérieur. Le plus parlant est peut-être la stylisation par le duel. Remplacer la mêlée sans nom par l’affrontement limité, individualisé, c’est opérer la clarification suprême, cela revient à nier l’idée même de chaos. […]. » GOYET, Florence. op., cit ; p.562. 88 indirect (p. 83-85). Le ton s’accorde au sujet dramatique que les marques de la subjectivité du personnage amplifient. Diakité a été torturé et son père fusillé par le parti unique du régime. Le narrateur du roman raconte ensuite l’enlèvement, l’expulsion ou l’emprisonnement de hauts fonctionnaires d’État dans le pays voisin (p.157), ce qui annonce sans surprise l’enlèvement du personnage principal à la page suivante. L’auteur insiste sur cette exemplarité des personnages par rapport à la réalité historique. Fama est une victime du régime parmi tant d’autres. Lorsque Fama et son ami Bakary sont arrêtés et doivent subir une série d’interrogatoires dans les caves de la présidence, Fama retrouve toutes les personnes disparues de la capitale : « Fama y trouva tous ceux qu’il cherchait. Comme eux, il était arrêté. » (p. 158). On remarque bien l’insistance sur la situation commune. En outre, le narrateur décrit les conditions de l’ensemble des détenus dans le camp de prisonniers où se situe aussi Fama (on passe de la troisième personne désignant Fama à l’indéfini « on ») : Combien de nuits y passa-t-il ? Il ne le savait pas. Dans les caves les plafonniers restaient constamment allumés et on ignorait quand venait le matin et quand commençait le soir, on y subissait la torture, on y respirait la puanteur, le ventre y sifflait la faim, la mort de temps en temps y retentissait et parfois aussi les éclats de rire ivres des geôliers vidant des bouteilles d’alcool. […] Ce camp était la nuit et la mort, la mort et la nuit. (p. 158-160). Le ton est ici encore celui du témoignage. La violence quotidienne de la prison est restituée à travers l’évocation de tous les sens, la vue (lumière permanente), l’odorat (la puanteur permanente), l’ouïe (les bruits agressifs et inquiétants des coups de feu, des rires des geôliers), le goût par défaut (la faim). Le ton est dramatique voire tragique notamment à travers le chiasme (« Ce camp était la nuit et la mort, la mort et la nuit ») qui dénote un cercle sans autre issue que la mort, et les personnifications qui accroissent la tension dramatique. L’auteur use de la suggestion : l’expression « la mort de temps en temps y retentissait » laisse imaginer le bruit des coups de feu et le râle du mourant. L’accent est mis sur l’incertitude d’un lieu où l’on vit dans l’insécurité permanente. Ainsi l’ivresse des geôliers signifie une perte de contrôle de soi qui peut avoir des conséquences tragiques. Ainsi encore, la torture est non seulement physique (« on y subissait la torture ») mais aussi psychique et accompagnée d’une perte de repères spatio-temporels. Dans Les Écailles du ciel, la violence de la dictature s’abat également sur les personnages principaux. Ceux-ci s’inscrivent dans la chronologie des événements 89 historiques importants, tels que les grèves contre le pouvoir en place. Ainsi, la grève des enseignants et des élèves du lycée Wango réprimée dans le sang a valeur d’exemple. Cependant, la stratégie d’illustration et de dénonciation de cette violence répressive exercée par la force du pouvoir diffère de celle de Kourouma. Les marques de l’affect présentes dans Les Soleils des Indépendances sont remplacées par le ton permanent du détachement chez Monénembo : Un bataillon de militaires parés au combat cueillit la manifestation. La fusillade commença place de l’Indépendance, le lieu même que la foule avait choisi comme point de ralliement. Les blessés furent pourchassés et achevés jusque dans l’enceinte des établissements scolaires. Du sang dans tout le centre de Djimméyabé, à croire que les habitants de la ville s’étaient accordés pour y sacrifier des poulets… Pendant la fusillade, alors que la ville, saisie d’effroi, se terrait comme elle pouvait, des policiers passèrent à l’appartement de l’avenue Fargnitéré pour embarquer Bandiougou et Samba. (p. 149). Il s’agit d’un résumé très sommaire des événements qui se présente comme un fait-divers. Les formules-clichés et l’humour noir de la comparaison entre les victimes et le sacrifice de poulets contrarient l’investissement émotionnel que sollicite un sujet aussi dramatique. Comme Fama, Samba et Bandiougou illustrent la tyrannie du régime : Ils sont arrêtés et emprisonnés. Là encore, contrairement aux Soleils des indépendances, l’auteur emploie l’ironie pour décrire les conditions des détenus : Ce n’était pas à Fotoba qu’on se serait plaint du manque de personnel, les gardes- chiourmes y étaient aussi nombreux que les détenus. L’unique bol de sakarba parcimonieusement servi chaque jour ne requérait aucun des mécanismes compliqués et rigoureux de la gestion. Naturellement, rien n’y demandait à être entretenu : les murs chancis des cellules infestées d’odeur de mer, de vase et d’excréments étant dans les normes. (p. 149-150). Derrière les antiphrases on retrouve les mêmes éléments constituants de la prison que dans le roman de Kourouma : l’insalubrité, la menace des gardes-chiourmes, la faim, etc. Mais le tragique de la situation est plus ou moins occulté par le décalage ironique. Cette distance opérée par le ton du détachement dans l’ensemble du roman par rapport aux événements dramatiques crée une impression de monde irréel. Il s’agit de dire un monde où la violence est telle qu’elle apparaît irréelle. Ainsi elle ne peut se penser et se dire et on ne peut se la représenter. Paradoxalement, le détachement, derrière le rire, sert donc la force de représentation de cette violence. L’idée d’une violence inintelligible se retrouve d’ailleurs dans les deux romans à travers une stratégie commune, celle de l’ellipse. Le narrateur des Soleils des 92 qui opposait les deux clans ennemis ne trouve aucune justification si ce n’est le plaisir capricieux du combat. L’absurde de la réalité est rendu par les affrontements grotesques entre les personnages où l’impression d’irréalité domine. Lorsque Ndourou-Wembîdo le dictateur des Écailles du ciel meurt les hommes s’entretuent pour prendre la place du pouvoir. Le narrateur compare la succession de coups d’États à un dessin animé : Comment mourut Momo, le falot personnage qui remplaça Onipogui ? Le film exact de l’arrestation, de la bastonnade et de l’emprisonnement à vie de Nagguih qui, après Momo, exprima le légitime désir de se faire proclamer président à vie ? Les péripéties des règnes hebdomadaires ― certains furent horaires ― qui se mirent à apparaître et à disparaître à la cadence d’un dessin animé… (p. 187). Le sommaire résumant la succession de dictateurs et de coups d’état sous le couvert de l’ironie grotesque crée un monde carnavalesque où les bouffons prennent tour à tour la place du roi. La violence apparaît ludique. Ce qu’on remarque également dans le roman de Kourouma. Dans Les Soleils des Indépendances, le grotesque, s’il est plus discret que chez Monénembo, se manifeste également avec l’ironie afin d’illustrer l’absurde : « Un conseil de ministres extraordinaire fut convoqué, délibéra tout l’après-midi et se termina par un grand festin à l’issue duquel quatre ministres furent appréhendés sur le perron du palais, ceinturés, menottés, et conduits en prison. […]. » (p. 157). Le paradoxe entre la fête (« grand festin ») et la brutalité caricature le pouvoir. L’absurde participe de la représentation du chaos car le grotesque dans les deux romans révèle un sentiment d’étrangeté du monde. On se situe alors du côté du grotesque définit par le critique Wolfgang Kayser comme : […] un processus de destruction progressive, la prise de conscience de l’abolition de l’ordre, de la cohérence et du sens. […]. La figure du grotesque est désormais le glissement, la dérobade. Les assises du réel s’effritent ou s’effondrent. […]. Ce monde est […] celui du démonisme (les forces irrationnelles) ou du démoniaque (les forces mauvaise). En cela, son grotesque [à Kayser] est proche du fantastique […]. 115 On a affaire dans les deux romans à un comique de l’horreur, où le carnaval ― qui peut être considéré comme un autre monde dans le monde réel, et en cela proche du fantastique, puisque les lois sont abolies ―, est un « carnaval de la mort » 116 où le 115 IEHL, Dominique. Le grotesque. Paris : PUF, 1997. p. 13-14. 116 Nous empruntons l’expression à Dominique Iehl, op. cit., p. 25. 93 retour à l’ordre n’est plus de mise. Le monde dans les deux romans est à la fois celui du démonisme et celui du démoniaque au sens où Kayser l’entend. On se situe dans le chaos car la brutalité est non seulement omniprésente, mais encore, elle semble s’abattre plus ou moins au hasard, de manière fantaisiste. C’est d’une part parce que la justice est arbitraire ― incapable de distinguer le vrai du faux et le bien du mal ― et d’autre part parce que le pouvoir et la main du pouvoir ne sont pas palpables que les personnages des deux romans sont plongés dans le chaos. Dans Les Soleils des Indépendances, l’exécutif du pouvoir comme le « contre- pouvoir » (les manifestants) sont anonymes : Des slogans antigouvernementaux apparurent sur les murs de la capitale. Des ordres de grèves circulaient. Une nuit une bombe éclata, des incendies s’allumèrent dans des poudrières environnantes. […], le régime entreprit de conjurer le sort. Le président et le parti unique réprimèrent. Deux ministres, deux députés et trois conseillers furent ceinturés en pleine rue, conduits à l’aérodrome, jetés dans des avions et expulsés. […]. Un jour ce fut un d’abord, un autre jour deux,, et enfin trois amis de Fama disparurent, sûrement appréhendés dans la nuit. (p. 157). Les sujets des actions antigouvernementales ne sont pas mentionnés : l’objet est sujet de l’action (« Des slogans antigouvernementaux apparurent », « une bombe éclata », « des incendies s’allumèrent ») et celle-ci n’est que la conséquence d’autres actes antérieurs de sujets bien réels mais elliptiques. En ce qui concerne l’action répressive du gouvernement, la synecdoque a une valeur elliptique dans les expressions suivantes : « le régime entreprit de conjurer le sort », « le président et le parti unique réprimèrent ». Celles-ci ne mentionnent pas les sujets (armée ou police) qui exercent la volonté du régime. Ainsi, elles soulignent le fait que le pouvoir est hors d’atteinte. Par ailleurs, l’emploi des verbes à la voix passive montrent que les personnages arrêtés sont uniquement patients de cette violence exercée sous les ordres du président, et donc sans défense. La main du pouvoir frappe sans crier gare, n’importe où et n’importe quand. C’est ce que révèlent les indications spatio-temporelles volontairement imprécises (« en pleine rue », « Un jour », « un autre jour », « dans la nuit »), ainsi que la mention de la disparition et l’adverbe hypothétique « sûrement » dans « trois anciens amis de Fama disparurent, sûrement appréhendés dans la nuit ». La raison pour laquelle ces hommes ont été arrêtés n’est pas mentionnée. Dès lors il ne semble pas y avoir de justice dans ces arrestations. Le jugement du narrateur vient appuyer le sous-entendu du récit de ces arrestations par l’emploi d’une maxime qui dit l’arbitraire du pouvoir exécutif sous la 94 dictature : « La politique n’a ni yeux, ni oreilles, ni cœur ; en politique le vrai et le mensonge portent le même pagne, le juste et l’injuste marchent de pair, le bien et le mal s’achètent ou se vendent au même prix. » (p. 157). Il n’y a plus de frontières à la violence sous la dictature puisque innocents et coupables sans distinction peuvent être arrêtés à tout moment. Personne ne peut se défendre contre le pouvoir. Ainsi, comble de l’injustice et de l’insensé, Fama est arrêté et accusé de complot contre le président pour avoir fait un rêve, qui plus est, grotesque et absurde (Un cataclysme s’abat sur la capitale de la Côte des Ébènes où un singe viole et tue les Hommes. Une femme mystérieuse survient pour parler du ministre Nakou considéré comme la « tête du complot » sous forme d’énigmes et demande à Fama de rapporter au ministre les rites de sacrifices à faire. (p. 163-164)). La disproportion entre la gravité de l’accusation, la violence que celle-ci a entraîné (l’enlèvement, l’emprisonnement et la torture de Fama) et l’absurdité du motif de l’accusation est mise en relief à travers l’ironie. On se situe dans un monde où la justice et le pouvoir confond le rêve et la réalité. Lorsque le juge demande à Fama de s’expliquer au sujet du rêve (p. 162), le fantastique fait irruption dans le récit : « De la fenêtre de la chambre […], le jardin commençait à rire, sûrement là-haut le soleil avait réussi à se dépêtrer, à se démarabouter. » (p. 163). Le fantastique ici est ironique : le monde où se situe Fama est un monde renversé. Le néologisme « démarabouter » qui se rapporte à l’astre lointain (le soleil) exprime un autre monde qui ne croit pas aux superstitions contrairement à la justice du régime dans le monde réel. Joseph Ndinda, dans son ouvrage Le politicien, le marabout-féticheur et le griot dans les romans d’Ahmadou Kourouma, explique que la fiction est représentative d’une réalité que l’auteur du roman condamne et dénonce à travers l’ironie : « Monde nouveau qui exclut officiellement les traditions, les croyances puisqu’il s’agit d’un modèle politique européen : les indépendances, mais officieusement la place des marabouts et des féticheurs demeurent importantes. » 117 Dans Les Écailles du ciel, on retrouve l’idée que le pouvoir n’est pas palpable à travers le récit de l’arrestation de Samba et Bandiougou. Il n’y a pas de conflit possible avec le pouvoir parce que le dictateur est hypocrite. Le pouvoir s’abat encore sur des personnages sans défense. Après avoir assuré respecter les opinions de Bandiougou (p. 117 NDINDA, Joseph. Le politicien, le marabout-féticheur et le griot dans les romans d’Ahmadou Kourouma. Paris : L’Harmattan, 2011. p. 15. 97 la communauté (p. 137-139). Le texte montre ce basculement progressif du personnage de l’altruisme vers l’égoïsme et la soif de pouvoir. Dans le roman de Kourouma, si l’idée d’une violence quotidienne dépendante de l’obsession du complot du président est exploitée de manière récurrente, l’omniprésence des discours présidentiels n’apparaît pas. Cependant, la mégalomanie du président se manifeste également à travers le récit d’un discours politique, unique dans le roman, mais central. Le culte de la personnalité du dictateur se manifeste par l’exagération : Alors le président, oui ! le président de la république des Ébènes lui-même suivi de toutes les grandes personnalités du régime apparut. […] il monta à la tribune et s’installa majestueusement à la place d’honneur. […]. Le président avança, promena un regard sur la foule médusée. Un garde s’empressa d’arranger le micro dans lequel le chef d’État souffla puissamment pour se désenrouer. (p. 172-173). L’ironie est perceptible à travers les marques hyperboliques de l’admiration. Il y a un décalage entre la prestance de l’individu qui dénote un véritable culte du chef et la barbarie (expulsions, arrestations, torture) dont il est responsable. Justement, le discours du président fait appel aux grandes valeurs, à un idéal communautaire aux antipodes de ses actions pour le peuple (« fraternité », « humanisme de l’Afrique », « bonté du cœur de l’Africain », « amour du prochain », « amour de notre pays » ; p. 173). Le discours du président est complètement décalé, on ne peut pas y croire. « La douceur et l’accueil du pays » (p. 173), dans les paroles rapportées du chef d’État, est totalement en contraste avec la violence que viennent de subir les prisonniers soudainement libérés d’une part, mais aussi avec les événements qui ont précédé et qui suivront, on le sait, le discours du président. En outre, l’ironie est d’autant plus percutante que le sentiment de la conscience nationale n’existe pas. Le culte de la personnalité dans les deux romans est encore restitué à travers les titres honorifiques que s’octroient les présidents. Comme l’énonce Pierre N’Da « toutes ces dénominations forment un discours satirique sur le totalitarisme des pouvoirs africains et le culte de la personnalité des dirigeants. » 119 . Ainsi, ironiquement, dans son discours, le président de la République des Ébènes se désigne comme la « mère de la l’ornithologie, l’héraldique, la topographie, l’histoire de la philosophie et le sport. […]. Il persiflait la maïeutique, démontait les mécanismes dangereux du syllogisme, s’en prenait à l’épistémologie et fulminait contre des individus aux noms étranges : Bouddha, le Christ, Soumangourou, Raspoutine, Shango, l’homme de Cro-Magnon, Mahomet, Hegel, Marx, tous comploteurs jusqu’aux os… » (LEC, p. 151). 119 N’DA, Pierre. « Onomastique et création littéraire : les noms et titres des chefs d’État dans le roman négro-africain » dans Présence Francophone, n°45. Sherbrooke : 1994. p. 151. 98 république » dont les citoyens en constituent « les enfants » (p. 174). On a affaire à l’élaboration d’un mythe autour du président et de la nation. La censure dictatoriale par la terreur et la mystification des présidents entraîne ce que Joseph N’Dinda appelle l’atrophie des consciences : « Le président par le culte de la personnalité nie les individualités. Il devient le seul, l’unique dans tous les domaines. Il est le seul à avoir les prérogatives de l’élaboration et la diffusion des discours. Il nie les particularités et anesthésie les esprits. Cette négation des particularités mène droit à l’atrophie des consciences. » 120 . Dans Les Écailles du ciel, l’idée du culte du chef est davantage exploitée : Leader-Bien-Aimé dont la somptueuse collection de titres s’enrichissaient sans cesse de nouveaux bijoux : Bras-Droit-Du-Peuple, Anti-Colonialiste-Invétéré, Camarade- Stratège, Éducateur-Du-Peuple-Numéro-Un… Galeries de perles gracieusement mis à disposition des militants en mal d’inspiration. (p. 157). Les titres désignant le dictateur abondent et sont tous plus bouffons les uns que les autres par exagération, mais surtout en regard de la réalité. La gradation onomastique désignant le chef d’État connote à la fois la personnalité du dictateur et sa façon de diriger le pays par antiphrases (folie, égocentrisme, narcissisme, naïveté et autocratie). 121 On retrouve l’idée de construction d’un mythe du président comme héros de l’indépendance et père de la nation à travers ces dénominations mais aussi à travers l’ostentation caricaturale du dictateur : « Le Bélier des Béliers avait troqué son costume prince-de-galles contre un royal boubou de leppi émaillé de magnifiques broderies. […]. Son sourire […] magnifiait son maintien digne et sa prestance de prince mythologique. » (p. 141-142). On remarque ici que le chef d’État s’associe aux familles royales sacrées par l’idée de déguisement. En effet, le chef d’État n’a rien à voir avec l’ascendance royale, il est issu des bidonvilles des Bas-fonds. 120 N’DINDA, Joseph. op.cit., p. 162-163. L’auteur détaille plus loin les conséquences de ce culte de la personnalité des dirigeants africains : « Les analyses ont ainsi pu établir qu’il y a mise en place des mécanismes tels que le culte de la personnalité qui fait croire que les détenteurs du pouvoir sont omniscients, omniprésents et omnipotents. Ces cultes de la personnalité relèvent d’un processus de mythologisation de l’espace socioculturel et politique qui tend à faire de ces individus des demi-dieux. Plus que les mythes, ce sont des mécanismes de subjugation et de suggestion qui poussent la population à considérer les maîtres comme des dieux, des messies. Bien évidemment, nous avons vu que cela a des conséquences désastreuses sur le psychisme des individus. Nous avons évoqués la sclérose des consciences qui ne permet pas aux citoyens de faire montre de créativité, de renouvellement au niveau de la dynamique soiale. » (p. 202). 121 Voir NDA, Pierre. « Onomastique et création littéraire : les noms et titres des chefs d’État dans le roman négro-africain » dans Présence Francophone, N°45. Sherbrook : 1994. p. 158-159. 99 L’ironie, à travers les titres honorifiques et la « prestance » que se donnent les dictateurs dans les deux romans, montre ce mouvement double d’auto-sacralisation et de désacralisation de ces chefs d’État « bâtards ». Les présidents se placent au-dessus du traditionnel « faama » déjà sacralisé 122 , cependant, le sentiment d’unité autour du chef « faama » a disparu. Le lien entre le chef et le peuple est rompu : nous avons affaire à de mauvais « rois » qui n’agissent pas pour le bien de la communauté mais pour eux- mêmes. Ainsi, dans le roman de Kourouma, la magie qui soudait et qui était au service de la communauté est désormais au service de l’individu au pouvoir. Les dictateurs ont recours à la sorcellerie pour le conserver et se protéger du complot : « Il demeurait bien connu que les dirigeants des soleils des Indépendances consultaient très souvent le marabout, le sorcier, le devin ; mais pour qui le faisait-ils et pourquoi ? Fama pouvait répondre, il le savait : ce n’était jamais pour la communauté, jamais pour le pays, ils consultaient toujours les sorciers pour eux-mêmes, pour affermir leur pouvoir, augmenter leur force, jeter un mauvais sort à l’ennemi. » (p. 156-157). L’égocentrisme des chefs d’États se manifeste encore à travers les actes et les discours en rapport avec l’économie du pays. Joseph N’Dinda, dans Le politicien, le marabout-féticheur et le griot dans les romans d’Ahmadou Kourouma, explique que les dictateurs africains se servent dans les caisses de l’État et prennent des décisions par rapport à l’exploitation des ressources naturelles du pays par les firmes étrangères sans rendre de compte à personne : « Le vol des biens publics constitue une valeur sûre qui hisse les individus au sommet, même si ceux-ci doivent utiliser tous les moyens. C’est ce qui amène Jean-François Bayart [dans son ouvrage L’État en Afrique noire, la politique du ventre. Paris : Fayard, 1989. p. 285-286.] à parler de « kleptocratie » : […]. Le maître se présente comme étant le seul et unique détenteur du sens. Il prend des décisions sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit ». 123 Ainsi, Ndourou-Wembîdo impose « le camarade » Blanc Johnny-Limited au peuple pour implanter à Djimméyabé une usine d’extraction d’un minerai, la bauxite : "Je [Ndourou-Wembîdo] présente au peuple le camarade Johnny-Limited. Le camarade est un passionné de notre pays. Il a eu vent du retentissement de notre indépendance et de l’immense effort entreprit par notre pays et son glorieux parti en faveur de la libération des peuples et de l’épanouissement de l’homme. Le camarade 122 BORGOMANO, Madeleine. op.cit., p. 55. 123 NDINDA, Joseph. op.cit., p. 97. 102 dans la réalité. Ainsi, les deux romans illustrent le pouvoir de la littérature de concentrer l’absurde par les procédés d’accélération du récit et par le grotesque qui agit comme un miroir grossissant, pour en faire ressortir le côté absurde d’une réalité historique attestée. La question du politique, au sens de « vivre ensemble » ne peut plus se penser dans le monde nouveau. La création du mythe du pays naissant, de l’unité de la nation autour du président et construit par le président ne fonctionne pas. Face à la dictature, les personnages sont à leur tour plongés dans l’individualisme, qu’il s’agisse de sauver sa peau dans les deux romans, ou de prendre sa « part du gâteau ». Dans Les Écailles du ciel, chacun se rêve chef d’État ou plutôt tyran, et dans le roman de Kourouma, dans la continuité du culte de la personnalité du dictateur, « Le secrétaire général et le directeur, tant qu’ils savent dire les louanges du président, du chef unique et de son parti, le parti unique, peuvent bien engouffrer tout l’argent du monde sans qu’un seul œil ose ciller dans toute l’Afrique. » (p. 25). On remarque ici l’insistance sur l’unitarisme du régime par la répétition (« du président, du chef unique », « de son parti, le parti unique ») : le président n’admet aucune opposition et récompense ses disciples hypocrites ou non. Ainsi encore, le personnage Bakary illustre la corruption et l’avidité de certains individus. L’ancien ami de Fama conseille à celui- ci de tirer profit du chantage du président : « Le président est prêt à payer pour se faire pardonner les morts qu’il a sur la conscience, les tortures qu’il vous a fait subir ; il est prêt à payer pour que vous ne parliez pas de ce que vous avez vu. Profite de cette aubaine ! » (p. 182). La tentation de la corruption est grande lorsque l’individualisme est plus ou moins forcé. Dans Les Soleils des Indépendances, la générosité envers son prochain n’attire que l’ennui. Lorsque Salimata offre aux mendiants le reste de riz qu’elle n’a pas vendu au marché, d’autres nécessiteux accourent, la pillent, lui arrachent ses vêtements et ses bijoux (p. 61-63). La longueur du passage et le ralentissement de l’action donne toute son importance à l’événement. L’auteur insiste par ailleurs sur la violence et sur l’injustice de l’agression. 126 « Le vol des biens publics constitue une valeur sûre qui hisse les individus au sommet, même si ceux- ci doivent utiliser tous les moyens. C’est ce qui amène Jean-François Bayart [dans son ouvrage L’État en Afrique noire, la politique du ventre. Paris : Fayard, 1989. p. 285-286.] à parler de « kleptocratie » : […]. Le maître se présente comme étant le seul et unique détenteur du sens. Il prend des décisions sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit. » N’DINDA, Joseph. op.cit., Paris : L’Harmattan, 2011. p. 97. 103 Dans les deux romans, les personnages sont contraints de recourir au marché noir. Dans Les Soleils des Indépendances, le personnage Konaté vit de la contrebande entre La Côte des Ébènes et le Nikinai : « C’était pour atténuer les rigueurs du socialisme qu’il hantait les frontières, trafiquait les devises et contrebandait les marchandises. » (p. 85). L’économie du régime justifie la corruption du personnage. Dans Les Écailles du ciel, les personnages participent de cette corruption malgré eux. Lorsque Yabouleh tombe malade, empoisonnée par les vapeurs des usines d’extraction de la tauxite, ou bauxite, Koulloun est « chargé de prospecter le marché noir ― bien qu’ouvertes, les pharmacies étaient pauvres et il fallait des autorisations, des justifications compliquées d’ardeur militante pour y avoir accès ― pour me procurer quelques médicaments. Tâche dont je m’acquittai avec toute l’indispensable discrétion, mais aussi toute la lenteur obligatoire. » (p. 166-167). Il s’agit surtout de survivre dans ce monde de fous, où la violence se succède à la violence jusqu’à la perte de contrôle totale d’un pays en décadence. La gradation de la violence est plus importante dans le roman de Monénembo que dans celui de Kourouma, ce qu’on peut attribuer à l’écart entre les deux œuvres. Les Écailles du ciel paraissent après plus d’années de dictatures, on peut penser que l’absurde y est encore plus manifeste puisqu’il y a moins d’espoir encore de sortir de la dictature qu’au début des indépendances. Cela fait trop longtemps que l’on connait la censure et la terreur. Les années de rigueur se répètent et on ne voit pas la sortie du régime. 3 Un monde sans nouvel idéal : l’expression de la désillusion L’individualisme dans les deux romans engendre le chaos. Normalement, émergent de l’épopée de nouvelles valeurs, une transformation de la société, de la politique qui s’élaborent à partir de l’épopée. 127 On a bien affaire à un monde en mutation puisque l’on passe de la colonisation à l’indépendance, mais celles-ci constituent en vérité deux dérèglements qui se succèdent. On se situe donc constamment dans l’échec. De ce fait, parce qu’il n’y a rien qui puisse rassembler la communauté, ni nouvel ordre ni nouveau contrat, on aboutit à une esthétique du chaos totale dans les deux romans. Tout se dégrade, aussi bien dans la réalité historique que dans la fiction. Le déchaînement de la violence s’exprime dans les deux romans non seulement par les faits mais encore par une écriture baroque et carnavalesque. 127 voir l’ouvrage de GOYET, Florence. op.cit. 104 Les deux romans montrent que toutes les institutions s’écroulent sous les indépendances. Ni la politique – on se situe dans l’autocratie et la terreur –, ni la justice – aveugle et arbitraire –, ni l’économie – qui ne profite qu’à une minorité, aux étrangers et aux hommes d’État –, ni l’éducation ne fonctionnent – les écoles sont délabrées et pas assez nombreuses pour accueillir tous les écoliers dans le roman de Monénembo 128 et dans le roman de Kourouma, quoique peu abordée, l’éducation est importée. 129 Le problème économique s’accompagne de problèmes sanitaires et sociaux. Les deux romans dressent le bilan désastreux de la situation : « Les Indépendances ont cassé le négoce » (p. 23) ; « […] les rues sans égouts. Sans égouts, parce que les indépendances ici aussi ont trahi, elles n’ont pas creusé les égouts promis et elles ne le feront jamais ; des lacs d’eau continueront de croupir comme toujours […]. » (LSI ; p. 27). Le discours est alors ponctuellement explicatif et donc réaliste pour témoigner d’une situation historique véritable restituant le chaos de la situation politique, économique et sociale sous les indépendances africaines 130 , comme ici dans Les Écailles du ciel : Effectivement, sans le dire, tout le monde le sentait bien, le malaise s’insinuait, les choses se gâtaient doucement. Progressivement, les marchés s’étaient appauvris. Le prix du riz avait atteint des proportions inquiétantes, frappant en premier lieu et paradoxalement les Bas-Fonds qui attendaient tout d’une indépendance pour laquelle ils avaient tant sué. Peu de chose avait été construit depuis cette date historique du 1 er avril. Le rare héritage colonial commençait à se délabrer faute de soins : les édifices publics, les rues, les installations électriques, les canalisations d’eau, les égouts, etc. Comme grignotée par une armée de termites, Djimméyabé s’effritait ostensiblement… (p. 146). 128 « Des services de la nouvelle République, l’enseignement était le plus délicat. Soucieux de former des cadres autochtones au compte-gouttes, et pour des besoins subalternes, l’État colonial avait laissé peu d’écoles. Les instituteurs étaient rares alors que pullulaient les enfants en âge d’être scolarisés. Forts de ces nouveaux droits apportés par l’Indépendance, les parents voyaient d’un très mauvais œil les tris qu’il était nécessaire d’opérer. […]. Peu de locaux pour recevoir les internes. Restauration défectueuse. Dans certains établissements, il manquait même des tables et des chaises. […]. Depuis l’indépendance, le salaire de ces derniers [des enseignants] n’avait pas été revalorisé. Pis : ils étaient payés irrégulièrement, devant parfois attendre trois ou quatre mois avant de percevoir leur salaire. un comité intersyndical proclama une grève générale dans tout le pays accompagnée de manifestations de rues pour demander un internat décent pour les uns et une augmentation de salaire pour les autres. » (LEC ; p. 145-147). 129 « Fama connaissait Nakou, l’ancien ministre considéré comme la tête du complot. Malinké comme Fama, diplômé de Paris et comme tous les jeunes Malinkés débarquant de France, impoli à flairer comme un bouc les fesses de sa maman, arrogant comme le sexe d’un âne circoncis. (LSI ; p. 162). L’éducation ne semble pas apporter de solution quant au renversement de la dictature parce que le coup d’État de Nakou a échoué. L’ancien ministre s’est pendu dans sa cellule après avoir été arrêté. » (p. 166). 130 Sur les crises politiques, économiques, sociales et sanitaires africaines sous la colonisation et depuis les indépendances, voir l’ouvrage de HUGON, ANNE. Introduction à l’histoire de l’Afrique contemporaine. Paris : Armand Colin, 1998. p. 65-82 et l’ouvrage de M’BOKOLO, Elikia. Afrique Noire, Histoire et civilisations : Du XIXe siècle à nos jours. p. 491-526. 107 mourut dans les venelles, au Marché-du-petit-jour et au bord de l’Égout-à-ciel- ouvert. Le maudit canal s’enrichit de pestilence. Dans les rues et sur les places gisaient des morceaux de macchabées que venaient déchiqueter des hordes de rats et de vautours. (p. 167). La personnification de l’épidémie montre l’impuissance de l’homme, qui est perçu comme une masse à travers le terme péjoratif « négraille » et à travers la répétition de la forme impersonnelle « il en mourut ». Les hommes sont réduits à l’état d’organisme excrémentiel. On retrouve le monstrueux à travers les « morceaux de macchabées » et l’idée de décomposition s’étendant de l’homme aux éléments (« le maudit canal »). Ainsi, le monde des indépendances africaines est en décomposition dans les deux romans, qu’il s’agisse de ses institutions, de ses hommes, mais aussi de la terre. Outre les malades, les mendiants et les morts, la pourriture s’étend à la ville entière, celle-ci est décrite comme « lépreuse » et pourrissante dans les deux romans. Après les indépendances, la situation des Bas-Fonds et de ses « habitations lépreuses percées de souillards nauséabonds et de leurs innommables latrines » (LEC ; p. 126) s’aggravent. Les deux romans insistent sur la décomposition du monde à travers une alternance entre les descriptions du narrateur et son jugement. La pourriture qui gagne Djimméyabé est annoncée directement par le narrateur au début du chapitre III : « C’est que Djimméyabé avait terminé son cycle de détérioration et de laisser-aller pour s’engager dans une véritable phase de décomposition » (LEC ; p. 157). Le narrateur des Soleils des indépendances expliquent que « le cimetière de la ville nègre était comme le quartier noir : pas assez de places ; les enterrés avaient un an pour pourrir et se reposer ; au-delà on les exhumait. » (p. 25). La ville est infestée par les odeurs des dépotoirs et de l’eau pourrie de la lagune : « Aux bords du quai grouillaient des dépotoirs qui pimentaient et épaississaient les odeurs âcres de la lagune » (p. 51). Dans ces descriptions de la société communes aux deux romans, tous les sens sont saturés. Ainsi, la pollution est sonore, visuelle, olfactive. L’air de Djimméyabé est infecté (p. 168), les habitants doivent subir « l’énorme puzzle de rails, de wagons, de locomotives, de grues, d’escalators […] » (p. 162) de l’usine, « cette monstrueuse machine cacophonique et cracheuse de poussière rouge et de fumée encre de Chine » (LEC ; p. 162). Dans le roman de Kourouma, le bruit de la ville est infernal : « Il fallait bousculer, menacer, injurier pour marcher. Tout cela dans un vacarme à arracher les oreilles : klaxons, 108 pétarades des moteurs, battement des pneus, cris et appels des passants et des conducteurs. » (p. 11). La description du chaos des lieux est redondante mais discontinue dans Les Soleils des Indépendances parce qu’elle n’est pas graduelle, il en ressort qu’elle est moins évidente. Elle se situe surtout au début du roman. Dans le roman de Monénembo en revanche, elle est progressive et donc continue – même si le roman ne respecte pas une chronologie linéaire. En effet, le début du roman particulièrement marqué par la décomposition constitue une prolepse, il est à replacer à la fin puisqu’il raconte la recherche de Samba par Bandiougou puis s’achève sur leurs retrouvailles, et que le chapitre III, à la fin du roman donc, raconte les retrouvailles entre Bandiougou et Samba. De fait, le chaos des lieux, au fil de la dégradation politique, atteint son paroxysme à la fin du roman. Le carnavalesque prend alors toute son ampleur : la fête se mêle à l’horreur. Le jeu sur les paradoxes montre que toutes les frontières sont abolies et que l’on sombre alors dans la folie : Une semaine carnavalesque où un défilé de rats claquant des oreilles au rythme des congas fût militantiquement ovationné, quoique mesquine source d’ennuis pour les malades et les impotents […]. Les potences furent enguirlandées et ornées de lumignons polychromes. Les cadavres des suppliciés furent recouverts de serpentins et de confettis. Un déodorant subtilement élaboré fut répandu par fûts entiers sur les eaux croupies des ornières […], entre les lézardes et la crasse, […]. (p. 160). Outre la décomposition, on assiste au cataclysme. La nature, en écho à l’Histoire, se déchaîne dans les deux romans. La description de la nature dans le roman de Kourouma est toujours négative et personnifiée. Il n’y a plus de frontières entre le microcosme et le macrocosme. La nature, comme pour se venger de l’Histoire, rejette sa fureur sur la population : Un vent fou frappa le mur, s’engouffra […] en sifflant rageusement. Les mendiants entassés dans l’encoignure s’épouvantèrent et miaulèrent d’une façon impie et maléfique qui provoqua la foudre. Le tonnerre cassa le ciel, enflamma l’univers et ébranla la terre et la mosquée. (p. 27). La folie de la nature est ici associée à la folie des mendiants qui ne sont plus des hommes et qui méprisent et provoquent les dieux : ils « miaulent » « d’une façon impie et maléfique ». La malédiction semble alors se communiquer réciproquement de la terre au ciel, puisque ce sont les cris des mendiants qui provoquent la foudre. De plus, les éléments naturels semblent se déchaîner les uns contre les autres, ainsi « le ciel [est] 109 hanté par le soleil d’harmattan » (p. 103). Les barrières entre le réel et le surnaturel sont abolies puisque tous les éléments sont personnifiés. On retrouve cela dans le roman de Monénembo, mais l’expression du cataclysme ne se traduit pas par petites touches comme chez Kourouma, elle se développe longuement et commence à partir des guerres de conquêtes du colon 132 , s’estompent sous la colonisation pour repartir sous les indépendances et s’amplifier jusqu’à la mort de la terre de Kolisoko : Nous avons traversé une atmosphère mauve. Nous avons vu des oiseaux métalliques, des hommes qui virevoltaient sous un soleil de plomb comme des lucioles tourmentées et qui ressemblaient aux arbres, aux herbes […] qui eux-mêmes paraissaient danser. La brousse cramait dans un joyeux suicide. La terre affolée tremblait sous nos pieds… Les hommes étaient morts, les hommes étaient partis de Kolisoko. Les veaux étaient morts, les veaux s’en étaient allés de Kolisoko. L’herbe était morte, […] ; dans leur mort, les oiseaux riaient de Kolisoko. Suspendu entre ciel et terre, […] le fleuve Yalamawol maudissait de tous ses flots le village de Kolisoko… On bascule ici dans le surnaturel : la folie est encore plus évidente que dans le roman de Kourouma parce que la frontière entre le réel et l’irréel est plus floue – dans Les Soleils des Indépendances, la folie et le rêve sont présents tout au long du roman mais apparaissent ponctuellement. L’univers est ainsi plus réaliste. Le déchaînement violent de la nature participe de l’impression de chaos mais il est surtout lié à l’expression de la désillusion puisqu’il est associé à la malédiction qui comprend les notions de durée et de fatalité. Ainsi, dans Les Soleils des Indépendances, l’Histoire est lié au cosmos à travers la malédiction : « le soleil des Indépendances maléfiques remplissait tout un côté du ciel, grillait, assoiffait l’univers pour justifier les malsains orages des fins d’après-midi » (p. 11). Dans Les Écailles du ciel, « la terre » est « infanticide », le ciel « parâtre » et la ville « ensorcelée» (p. 167). Autrement dit, la terre a tué son propre enfant, la jeune et nouvelle Afrique indépendante, le ciel est un mauvais père, et le sort de la ville est entre les mains de puissances obscures. L’idée de malédiction revient sans cesse dans les deux romans. Les Malinkés sont des damnés, tour à tour victimes de malchances, malédictions, et victimes d’Allah 132 « Pendant sept jours, pendant sept nuits, une pluie diluvienne martela le pays et lessiva la plaine de Bombah des restes de sa guerre. Yalamawol ne supporta pas le coup, […] : la vieille rivière perdit son lit et, dans son accès de folie, s’en prit à toutes les contrées du pays, emporta les derniers cadavres, les dernières récoltes et les dernières illusions.» (LEC, p. 60-61). 112 vie se moquait bien des hommes. […]. Et tout ce qu’on avait vu avait tôt fait de perdre goût et intérêt. On ne s’y emballait que rarement : […], laissant les hommes à leur destin et le temps à son morne déroulement. Chaque jour qui venait ressemblait comme un frère jumeau au précédent […]. Les événements n’avaient qu’à se produire et reproduire ; les hommes qu’à passer et repasser.» (p. 13-16). Le roman s’achève sur le chaos et la folie : la nature et les dieux sont en proie au délire, Samba est aspiré par le colatier du feu roi Fargnitéré, et le seul survivant du cabaret, le griot Koulloun dresse le bilan avant de perdre la parole : Nous avons traversé une atmosphère mauve. Nous avons vu des oiseaux métalliques, […] la voix de Sibé se faisait entendre […] sur le ton d’un enfant sous l’emprise du délire […] Un murmure confus et délirant à la fin : " Mourir, espérer, recommencer et naître… " […]. Quand il [Samba] s’agenouilla au pied du colatier pour dire une prière, celui-ci lui assena un coup et l’avala d’un trait, […]. Moi, Koulloun, je suis encore là, couché sur les ruines de Kolisoko, non loin du colatier, immobile […], boudant les racines du passé, craignant les fruits de l’avenir. […] En moi, comme autour de moi, une émanation de défaite et de mort. Une inertie glacée s’empare de mon corps, de mes pensées, de mes souvenirs. Comme si, saisie par quelque gigantesque frein intersidéral, la terre s’était arrêtée, fatiguée de tourner en rond. (p. 193). Noémie Auzas, dans son ouvrage Tierno Monénembo : Une écriture de l’instable, parle alors d’écriture de la déréalisation « propre à traduire un monde n’ayant plus de signifié ». 135 Écriture qui « s’exerce soit en dépassant la réalité, soit en la niant et en la vidant de son contenu ». 136 Ici, il s’agit des deux à la fois. D’un côté, on bascule dans le surnaturel : « Nous avons vu des oiseaux métalliques […] » (p. 191), de l’autre, pour reprendre l’exemple de Noémie Auzas, la parole se vide de son sens : « La répétition lancinante de Sibé, "sous l’emprise du délire", "naître, espérer, mourir et recommencer" vide la parole de sa signification. Elle devient "un message, moisi, sénile, débile". » 137 Le roman de Kourouma s’achève également sur le chaos des indépendances africaines. Fama meurt avant d’entrevoir toutes perspectives d’avenir. Ainsi, le monde des indépendances dans les deux romans est un monde qui a perdu ses assises. Il ne semble plus y avoir de raisons de se battre ou d’agir dans ce monde de fous où tout échappe à l’homme et où toutes les frontières sont abolies. Tout 135 AUZAS, Noémie. Tierno Monénembo : Une écriture de l’instable. op.cit., p. 48. 136 Ibid., p. 47. 137 Ibid., p. 86-87. 113 ce qui fait sens est en crise et de ce fait, on ne semble plus croire en rien. Malgré cela, une pensée de l’avenir subsiste dans les deux romans… 114 III Une pensée de l’avenir 117 A Un dialogisme généralisé 1 Un débat désorganisé Nous avons évoqué, à travers la crise du narrateur dans la première partie de ce mémoire, une mise en scène de la pluralité des voix dans les deux romans. En effet, le griot-narrateur cède la parole aux différents personnages et s’efface ponctuellement derrière eux. La parole est donnée à tous les personnages, qu’il s’agisse des dictateurs à travers leurs discours, des personnages principaux, des femmes, des aïeux et d’autres personnages. L’acte de raconter est alors au cœur de la fiction. Le palabre 144 , qu’il s’agisse de l’assemblée des anciens – surtout dans le roman de Kourouma –, du récit des conteurs Diamourou et Balla dans Les Soleils des Indépendances, Wango, Sibé, Mountagah ou encore Koulloun dans Les Écailles du ciel, ou des débats entre les personnages, est omniprésent dans les deux romans qui manifestent, de manière particulièrement ostentatoire pour ce dernier, la passation d’une parole de génération en génération. Cette imbrication des discours ainsi que l’omniprésence des palabres – dans son acception la plus générale – donne l’impression d’une parole qui part dans tous les sens et qui est sans fin. Dans Les Soleils des Indépendances, les palabres traditionnels apparaissent aux pages 14 à 18, 83 à 89, 95, 114, 132-137, 154. En revanche, dans le roman de Monénembo, le conseil traditionnel des anciens n’apparaît pas clairement soit parce qu’il n’y a pas de débat, ainsi en est-il de l’exhortation à la guerre du griot Wango qui s’adresse à l’ensemble du peuple de Kolisoko (p. 53), ou parce qu’il a lieu à huit-clos comme lorsque Wango annonce à Sibé et son petit-fils leur mission donnée par les ancêtres (p. 91-93). On retrouve néanmoins le statut décisionnaire et de porte-parole de la communauté que détiennent les anciens comme par exemple à la page 99 : « Celui qui semblait être le patriarche s’approcha de lui et parla d’une voix forte qui vibrait : "Enfant, nous ne te connaissons pas. Mais ce n’est pas une raison pour qu’on te fasse du mal. […]. Donc, je serai clair une fois pour toutes : je dis que ceux qui ont le mauvais penchant de chaparder […] ne sont pas des nôtres et doivent passer leur maudit chemin. […]". ». Le vieillard, s’il s’adresse à la première personne à Samba, s’adresse aussi aux 144 Madeleine BORGOMANO en donne une définition à la fois concise et complète dans son ouvrage Ahmadou Kourouma : Le « guerrier griot », Paris : L’Harmattan, 1998. p. 242 : « Assemblée coutumière des anciens et des responsables d’un village, et discussion traditionnelle au cours de laquelle se traitent toutes les questions de la vie en société. Se tient souvent dans un lieu fixe, sous " l’arbre à palabre". Par extension : discussion, débat. » 118 habitants du village à travers l’injonction de ne pas faire de mal à l’enfant. C’est donc le patriarche qui décide pour le village puisque les autres habitants n’ont pas la parole. Là aussi, il n’y a donc pas de débats. Par ailleurs, si les récits des aïeux Mountagah et Sibé aux habitants de Kolisoko se contredisent, les deux vieillards ne semblent pas être en présence l’un de l’autre lorsqu’ils racontent la guerre de Bombah : « Sur la suggestion perfide du vieux Mountagah, Kolisoko raconta que ce fut là, sous la tendresse maternelle, que Sibé attendit la fin de la guerre, ce qui mettait l’intéressé dans une colère sismique à engloutir le village » (p. 51). Cependant, la parole des anciens, si elle apparaît isolée, est tout de même omniprésente dans le chapitre sur la généalogie de Koli et les débats politiques entre quelques personnages, s’ils ne sont pas représentés lors de palabres des anciens, sont bien présents – ceux de Sibé et Mountagah principalement (p. 76-82), mais aussi entre les compagnons du cabaret « Chez Ngaoulo » avec comme chef de file Mawoudo-Marsail (p. 127-128 ; p. 138 ; p. 161). Dans le roman de Kourouma, les débats sont parfois des débats internes au personnage Fama (« Que faire alors ? devrait-il renoncer au voyage ? […] Tu renonces au voyage ou tu pars pour hériter, hériter tout, mêmes les femmes » (p. 90)), ou encore des débats qu’il imagine entre lui et sa femme : « Retirée dans un coin, elle bramera des chants avec des paroles philosophant sur la misère humaine, sur la misère des épouses qui nourrissent, vêtent et logent leur mari, sur la misère des épouses devant l’ingratitude des hommes, […] "– Salimata que dis-tu ?" " – Je ne parle à personne", répondra-t- elle. » (p. 93). Mais Kourouma introduit aussi scrupuleusement des discussions politiques entre les personnages, comme celui des voyageurs en partance pour le Nikinai qui est tour à tour au discours direct et indirect : « Fama dut leur indiquer le but de son voyage. Le voisin cria sa surprise. Il s’appelait Diakité, était originaire du Horodougou ; […]. Le voisin de gauche prit le palabre. Lui aussi était un échappé du socialisme ; […]. Sery, le vis-à-vis de Fama répondit. […]. » (p. 83-89). Chacun offre son témoignage sur la crise de l’Afrique indépendante, cependant aucun n’est en mesure de proposer une issue satisfaisante. Car non seulement les débats se multiplient, mais ils sont le plus souvent stériles dans les deux romans. Ainsi, dans le roman de Kourouma, les palabres, au sens traditionnel 145 , mènent souvent à la cohue et à la querelle : 145 Voir la définition de Madeleine BORGOMANO citée précédemment en notes. 119 Les gens étaient fatigués, ils avaient les nez pleins de toutes les exhibitions, tous les palabres ni noirs ni blancs de Fama à l’occasion de toutes les réunions. Et dans l’assemblée boubous et nattes bruissaient, on fronçait les visages et on se parlait avec de grands gestes. […]. Fama ne voyait et n’entendait rien et il parla, parla avec force et abondance en agitant des bras de branches de fromager, en happant et en écrasant les proverbes, en tordant les lèvres. Emporté, enivré, il ne pouvait pas voir les auditeurs bouillonnant d’impatience comme mordus par une bande de fourmis magna ; […] ; il ne pouvait pas remarquer la colère contrefaire et pervertir les visages, remarquer que des paroles comme : « Ah ! le jour tombe, pas de bâtardise ! » s’échappaient des lèvres. Il tenait le palabre. […] C’est à cet instant que fusa de l’assemblée l’injonction : – Assois tes fesses et ferme la bouche ! Nos oreilles sont fatiguées d’entendre tes paroles ! […] Une meute de chien en rut : tous ces assis de damnés de Malinkés se disant musulmans hurlèrent, se hérissèrent de crocs et d’injures. La limite était franchie. (p. 15-18). Ici, l’auteur n’introduit pas les paroles exactes des auditeurs ni celles de Fama. On constate simplement que le dialogue est impossible. Ce qui importe c’est qu’il ne ressort rien de ces réunions traditionnelles dirigées par le griot. L’accent est mis sur l’emportement des personnages. Parce que les personnages ne maîtrisent pas leurs émotions, le débat est stérile. Fama ne parle pas pour les autres, il n’a que faire de la réaction des auditeurs – « Fama ne voyait et n’entendait rien […]. Emporté, enivré, il ne pouvait pas voir les auditeurs bouillonnant d’impatience […] ; il ne pouvait pas remarquer la colère contrefaire et pervertir les visages, remarquer que des paroles comme […] s’échappaient des lèvres. Il tenait le palabre. » – il parle pour lui-même, pour laisser éclater sa colère de chef déchu – « […] et il parla, parla avec force et abondance en agitant des bras de branches de fromager, en happant et en écrasant les proverbes, en tordant les lèvres. Emporté, enivré […] ». Le texte insiste là-dessus par les procédés d’emphase. De plus, si « les palabres [de Fama ne sont] ni noirs ni blancs », c’est bien parce que sa parole ne mène à rien. Il n’y a pas de discours pondéré et raisonné comme on pourrait l’attendre dans un véritable débat en assemblée. Au comble de la confusion générale, les insultes fusent, la foule n’a plus figure humaine et le débat se clôt sur l’empoignade générale : « Le brouhaha s’intensifia ; partout on se leva, s’accrocha, tira ; des pans de boubous craquèrent et se démêlèrent. » (p. 16). Dans le roman de Monénembo également, les débats ne vont pas jusqu’au bout et se terminent parfois par l’emportement des personnages, en particulier de Mawoudo- Marsail, auquel personne n’ose rétorquer quoi que ce soit : Chez Ngaoulo, Mawoudo-Marsail, avec sa ferveur de pessimiste consciencieux, nous remit sur le tapis ce vieux problème de l’Indépendance que l’on croyait définitivement enterré, mais qu’il nous ressortait rancunièrement comme à l’époque de la naissance du P.I. : « Je l’avais dit et bien dit : il y a longtemps que l’Indépendance est fâchée avec la négraille. Un nègre indépendant ? Où tu as vu ça ? 122 griot-narrateur des deux romans. Les griots qui racontent l’histoire de Samba et de Fama sont paradoxalement, à travers la parodie des griots, plus objectifs et plus lucides que les griots traditionnels. Parce que ces derniers sont des figures indignes de foi dont les discours sont empreints de magie mais qui sont en réalité dénués de pouvoir, parce que leur rôle se soumet à l’enjolivement et donc à la transformation des faits, la figure du griot novateur, lui, choisit la sincérité et prend des distances avec la magie, acquérant ainsi le pouvoir de rétablir la vérité. Ce sont eux, les nouveaux griots, qui vont mettre à jour tous les problèmes des indépendances africaines, en montrant l’ambivalence des choses et des êtres. Ce griot est celui qui témoigne, qui dénonce en dévoilant les non- dits, en révélant la complexité, les difficultés, les abus et les carences d’une époque. C’est lui qui va montrer tous ses travers pour les mettre à distance et en faire ressortir des perspectives d’avenir. Le nouveau griot conserve ainsi la part la plus importante de sa fonction qui est celle du détenteur, du passeur de la Mémoire mais aussi celle du conseiller, mais cette fois-ci non plus du roi mais de la communauté toute entière. Le discours carnavalesque du griot lui ôte en apparence sa « noblesse » mais lui confère une plus grande objectivité. Car c’est l’humour qui va permettre la mise à distance et c’est sous le miroir grossissant du grotesque que vont se révéler les travers d’une société sous l’emprise de mauvaises valeurs. Écrire l’Histoire, ou la Mémoire, revêt alors deux fonctions : d’abord dépasser le traumatisme, puis, exposer tous les problèmes pour pouvoir les résoudre et ainsi envisager l’avenir. On retrouve cette idée de remonter dans le passé pour mieux comprendre le présent et entrevoir l’avenir dans le roman de Kourouma, et ce, par l’intermédiaire de Fama : « Et Fama commença de penser à l’histoire de la dynastie pour interpréter les choses, faire l’exégèse des dires afin de trouver sa propre destinée. » (p. 97). Même si ici il s’agit de s’en remettre aux prédictions mythologiques de la fin des Doumbouya, le personnage éprouve le besoin de faire ce travail de Mémoire, et le plus important c’est ce sentiment de nécessité. La nécessité de réhabiliter la Mémoire est exprimée par les écrivains dans leurs entretiens. Pour Kourouma, cette nécessité est « vitale et absolue » et permet d’éclairer la situation présente : Quand j’ai écrit Les Soleils des Indépendances, j’avais pour objectif de dénoncer des abus de pouvoir, des abus économique et sociaux. Il y avait donc là une nécessité vitale et absolue ! Tous les écrivains français contemporains, comme les auteurs d’autres pays d’Europe, ont consacré une partie de leur production à la réflexion sur les 4 ans d’occupation et d’oppression que leur pays ont subi pendant la Deuxième Guerre mondiale. Or, en Afrique, Nous avons eu 100 ans d’occupation, et vous 123 comprenez bien qu’il est vital pour nous d’en parler, d’en analyser les suites et les effets. Nous avons eu autant de massacres que les Européens pendant cette dernière guerre et sous les régimes autoritaires staliniens. ». 148 Monénembo lui aussi parle du besoin d’exorciser le traumatisme : « […] Ce pays [la Guinée] est douloureux, très douloureux. Ce pays est le pays de l’échec. C’est le pays de la mésaventure. C’est le pays de la connerie universelle. […]. Mais la douleur est importante. Ça peut être une richesse. Les peuples qui arrivent à gérer très bien leurs douleurs, finissent justement toujours par surmonter leurs problèmes. Malheureusement en Guinée, les problèmes ne sont même pas posés. Dans ce pays, il n’y a pas la mémoire de la douleur. Dans ce pays, on oublie tout. Comme s’il n’y avait pas d’histoire. […]. Vous savez, les écrivains sont les comptables de la douleur nationale, dans tous les pays du monde. 149 Ces paroles, on les retrouve un peu en lisant entre les premières lignes des Écailles du ciel, où le griot Koulloun se fait tour à tour la voix de l’écrivain et sa voix antagoniste : Il faudra bien tôt ou tard restituer la parole au bidonville de Leydi-Bondi. […]. Mesurer les pulsions folles de son influx secret. Pas pour les besoins de l’archive. À Leydi-Bondi, rien ne mériterait d’être conservé : tout y pourrit avant même d’exister, […] : c’est un monde de cris, de borborygmes, de frétillements, de toux et de crachats, d’urine et de crottin. Un peuple pestiféré y marche sans cesse, […]. Écoutez et oubliez. Ici, le souvenir ne vaut pas un sou. Ce serait plutôt une douleur. Une douleur que je ne tiens pas à vous communiquer, que je remue pour moi-même, pour me faire encore plus mal, moi qui y suis né à une époque où les hommes aimaient la vie et où la vie se moquait bien des hommes. » (p. 13-14). Koulloun feint de nier l’utilité de son histoire et donc l’utilité de la mémoire puisqu’il se contredit : « Il faudra bien tôt ou tard restituer la parole au bidonville de Leydi-Bondi » (p. 13). Son discours annule ce qu’il annonce à chaque fois, il en va de même pour « cette douleur qu’il ne veut pas communiquer ». Le discours de Koulloun, exerce sur le lecteur l’effet contraire de ce qu’il feint d’annoncer (la futilité de son discours), et cela l’auteur en est bien conscient. Car ce sont les auteurs des deux romans qui se « dissimulent » derrière ces griots novateurs. Il y a une sorte de mise en abîme de l’écrivain à travers le griot qui met en scène les récits multiples des personnages. Dans le roman de Kourouma, le narrateur s’adresse au lecteur en lui expliquant au début du roman les coutumes funéraires malinkées et derrière cette adresse, on perçoit l’écrivain qui s’adresse à un lectorat qui n’est pas forcément africain (p. 9-10). Les deux auteurs célèbrent le pouvoir de la parole 148 « Ahmadou Kourouma, ou la dénonciation de l’intérieur », propos recueillis par René Lefort et Mauro Rossi dans Courrier de l’Unesco, 1999. http : //www. unesco.org/courrier/1999_03/fr/dires/txt1.html. Date de consultation : 29/08/2007. 149 Interview réalisée par Boubacar Sanso Barry, Justin Morel Junior, Kerfalla Kourouma et Mamadou Aliou Barry pour GuinéeConakry-info. http : //guinéeactu.info/actualité-informations/interviews/977- tierno-monenembo-l-la-seule-reconciliation-possible-et-nécessaire-en-guinee-cest-entre-le-peuple-et- letat-pas-entre-les-citoyens-r.html. Date de consultation : 07/08/2013. 124 et plus largement le pouvoir de la littérature à travers la figure du griot : dans le roman de Monénembo, « […] le griot constitue un cas à part : il n’a pas une âme comme tout le monde le griot. "Son âme à lui, c’est la parole et on ne tue pas la parole, honorable commandant." » (p. 65). Il y a l’idée de pérennité derrière cette citation et cette pérennité de la parole va être possible par l’écriture, car d’après le proverbe si « les paroles s’envolent, les écrits restent ». Les deux auteurs expriment d’ailleurs dans leurs entretiens la suprématie du livre. 150 L’écriture remplace donc la parole orale des griots, et c’est dans l’œuvre littéraire que va s’exécuter le vrai travail épique. De ce dialogisme généralisé dans les deux romans vont émerger de nouvelles valeurs. Car le dialogisme permet d’éviter le dogmatisme, il n’y a pas de programme politique dans les deux romans, mais un regard objectif qui montre l’ambivalence du temps et des hommes. B L’émergence de certaines valeurs Ces nouvelles valeurs portées par la pluralité des voix constituent des perspectives d’avenir. S’il n’y a pas de solution catégorique donnée par les auteurs, rien n’échappe à la critique dans les deux romans : politique, économie, justice, ségrégation sociale, éducation, tout est passé au crible. L’ambivalence du temps et des personnages porte en elle-même un dialogisme, et en cela fait preuve de l’objectivité des écrivains. De plus, à travers cette ambivalence, les solutions semblent se révéler d’elles-mêmes. La littérature a le pouvoir de faire se confronter plusieurs voix de façon à exprimer toutes les orientations politiques sans avoir l’air d’en tirer les ficelles. La première 150 « "Vous êtes né dans une société de culture orale, mais aujourd’hui vous êtes un homme de l’écrit, du livre. Selon vous, à quoi sert un livre ?" "À beaucoup de choses. À nous informer, à conserver le passé, à élargir notre horizon mental. La vie ne peut être changée que par les livres. Le livre est aussi un complément de l’esprit. le cerveau humain ne peut pas conserver toutes les informations. Et puis, il me semble que si aujourd’hui on peut se réclamer de l’universel, c’est parce qu’on a des livres. Grâce aux livres, nous pouvons aborder d’autres cultures, d’autres façons de penser, chose qui n’était pas possible dans les sociétés traditionnelles." » ; "La bibliothèque de … Ahmadou Kourouma", propos recueillis par Tirthankar Chanda dans RFI, Culture Société. http : //www.rfi.fr/Fichiers/Mfi/CultureSociete/1076.asp. Date de consultation : 14/11/2003. ; « "Quelle priorité accorderiez-vous au développement des politiques culturelles en Afrique, où les priorités se bousculent ?" "Tierno Monénembo : Le livre et plus largement la chose imprimée ! C’est le livre qui a révolutionné le monde, c’est le livre qui a éclairé l’Homme. Ce n’est ni le laser, ni le phare, ni Internet ! L’Afrique, comme l’Asie et l’Europe, n’accèdera pas à la pensée moderne sans traverser les livres. La priorité des priorités, la voici : placer vite et très vite tous les villages d’Afrique autour de la planète Guttenberg ! » ; « Une parole francophone : Tierno Monénembo », Assemblée parlementaire de la Francophonie. http : // apf.francophonie.org. Date de consultation : 30/07/2013. 127 et les ripailles, c’est aussi une grande chose, un grand événement ayant une grande signification."(p. 34). Le personnage de la mère est le défenseur et le passeur des coutumes traditionnelles. Lilyan Kesteloot parle du paradoxe de la femme qui subit cette souffrance mais qui pourtant la transmet à ses filles : « Il est paradoxal en effet que l’excision soit assumée et pratiquée entièrement par la classe d’âge des « mères », et que les hommes en savent très peu de choses. Ce sont les femmes qui se chargent donc d’entretenir et de perpétuer la mutilation des femmes. » 154 Il y a une remise en question du discours rapporté de la mère de Salimata à travers l’intervention du narrateur qui, par une question ouverte, interrompt et interroge le discours de la mère (celui-ci reprend à la suite) : Mais quelle grande signification ? "Tu verras, ma fille : pendant un mois tu vivras en recluse avec d’autres excisées et, au milieu des chants, on vous enseignera tous les tabous de la tribu. L’excision est la rupture, elle démarque, elle met fin aux années d’équivoque, d’impureté de jeune fille, et après elle vient la vie de femme." […]. "Ma fille, sois courageuse ! Le courage dans le champ de l’excision sera la fierté de la maman et de la tribu. Je remercie Allah que ce matin soit arrivé." (p. 34-35). Le narrateur met à jour les failles du discours de la mère par l’imprécision qui s’en dégage et par son double discours (la question rhétorique) : l’explication de cette « grande signification » reste vague. On ne sait pas de quelle impureté il s’agit et l’ironie du narrateur est soulignée par le mot « équivoque » : ce n’est pas l’enfance de jeune fille précédant l’excision qui n’apparaît pas nette, mais bien le discours de la mère. Le critique Madeleine Borgomano explique qu’en réalité, le mot « équivoque » renvoie davantage : […] à la séparation des sexes (le clitoris est perçu comme un organe masculin ; sa présence chez une femme entraîne une "équivoque"). Or, la société traditionnelle a besoin de cadres et de règles nettes, de distinctions, pas de confusion. C’est pourquoi il est indispensable de corriger cette équivoque naturelle. Impureté peut avoir le même sens, si l’on donne à « pur » le sens de « non mélangé ». Mais on peut aussi donner au terme « impur » le sens de sale qui s’applique au prépuce de l’homme : une saleté mi-physique, mi-rituelle. Le discours de la mère, même s’il reste assez peu explicite, montre à quel point le système est complexe. 155 Cependant Kourouma, par l’absence de justification claire d’une telle pratique, fait ressortir l’illégitimité d’une telle mutilation. En outre, l’emploi du terme « recluse » 154 KESTELOOT, Lylian. op. cit ., p. 281. 155 BORGOMANO, Madeleine. Ahmadou Kourouma : Le guerrier griot. Paris : L’Harmattan, 1998. p. 69. 128 et la notion de durée (« Tu verras, ma fille : pendant un mois tu vivras en recluse ») sont péjoratifs : le discours de la mère s’oppose malgré elle à l’idéalisation du rite. L’auteur ne s’arrête pas là, il décrit avec précision le rite de l’excision dont ressort toute l’horreur de la mutilation : … L’arrivée au champ de l’excision. Elle revoyait chaque fille à tour de rôle dénouer et jeter le pagne, s’asseoir sur une pierre retournée, et l’exciseuse, la femme du forgeron, la grande sorcière, avancer, sortir le couteau, un couteau à la lame recourbée, le présenter aux montagnes et trancher le clitoris considéré comme l’impureté, la confusion, l’imperfection, et l’opérée se lever, remercier la praticienne et entonner le chant de la gloire et de la bravoure répété en chœur par toute l’assistance. (p. 36) L’hypotypose ralentit et dramatise l’action en insistant sur le statut d’initiatrice magico-religieuse de l’exciseuse et sur le couteau. La barbarie de l’acte est dénoncée à travers la mise en relief de l’arme blanche par l’incise, à travers la crudité du langage (« trancher ») et la litote « l’opérée » qui insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un acte chirurgical : « Remercier la praticienne » apparaît alors incongru. L’ironie passe par la redondance ternaire du champ lexical de l’impureté, et l’expression « considéré comme » qui dévoile la prise de distance du narrateur par rapport à la subjectivité d’un point de vue – point de vue toutefois partagé par toute la communauté. On se situe dans les pensées du personnage Salimata : la précision (l’hypotypose) et la longueur du passage montrent bien l’étendue du traumatisme. L’insistance sur la beauté, l’innocence et surtout l’énumération de jeunes filles qui ont succombé au rituel de l’excision participe de la dénonciation de ces pratiques (p. 36). Mais l’excision ne constitue pas la seule peine des femmes. Après le rituel, Salimata s’évanouit (p. 37), on l’amène chez le féticheur Tiécoura pour y être soignée, ironie du sort, celui-ci la viole. 156 L’auteur recourt à nouveau à l’hypotypose en insistant sur toutes les sensations de la jeune fille pour traduire l’horreur d’un tel acte. Au comble de la bêtise de la superstition, la tribu attribue le crime à un génie : Elle avait été violée. Par qui ? Un génie, avait-on dit après. On avait expliqué aussi les raisons. La maman de Salimata avait souffert de la stérilité et ne l’avait dépassée qu’en implorant le mont Tougbé dont le génie l’avait fécondée de Salimata. C’était 156 « Salimata y passa la nuit, une nuit qu’elle n’oubliera jamais. […]. C’était là, au moment où le soleil commençait à alourdir les paupières, que la natte s’écarta, quelque chose piétina ses hanches, quelque chose heurta la plaie et elle entendit et connut la douleur s’enfonçer et la brûler et ses yeux se voilèrent de couleurs qui voltigèrent et tournèrent en vert, en jaune et en rouge, et elle poussa un cri de douleur et elle perdit connaissance dans le rouge du sang. » (p. 38). 129 donc la jalousie et la colère du génie qui déclenchèrent l’hémorragie. C’était le génie qui avait tenté de violer dans l’excision et dans le sang. (p. 38-39). La question rhétorique, les procédés d’emphase et l’emploi de l’indéfini introduisent l’ironie du narrateur : la conclusion d’un raisonnement exprimée par « c’était donc » n’est pas adaptée à un raisonnement logique puisqu’il s’appuie sur des on-dits. Cette citation montre avec gravité que le véritable coupable, appartenant à une catégorie qui régit la communauté (celle des féticheurs), est intouchable. Et le cauchemar continue pour Salimata parce qu’après Tiécoura, ce sont Baffi (p. 40-41), Tiémoko (p. 43), et encore Abdoulaye (p. 77) qui tentent de la violer sous la menace du couteau ou du fusil et non sans la séquestrer (p. 43). Étrangement, ce sont tous des féticheurs… Kourouma insiste sur la relation entre ces violences exercées sur la femme et les coutumes animistes mais aussi l’Islam, parce que les hommes se servent des religions pour excuser leurs vices et leurs crimes : « […] quel qu’ait pu être le comportement de l’homme, qu’elle qu’ait pu être sa valeur, un époux restait toujours souverain. La soumission de la femme, sa servitude sont les commandements d’Allah, absolument essentiels parce que se muant en force, en valeur, en grâce, en qualité pour l’enfant sortant du giron de l’épouse. (p. 45). L’ironie du narrateur est perceptible à travers l’insistance sur le fait que la soumission de la femme soit sans condition. C’est un discours qui est contraire à la morale et à l’entendement : plus la femme souffre et plus son enfant deviendra un grand homme : « Les grands hommes sont nés de mères qui ont couvé les peines, les pleurs, les soucis et les sueurs du mariage… » (p. 45). Après avoir décrit toutes les atrocités endurées par les femmes, ce discours apparaît bien léger : il souligne par là-même que la justification ne vaut rien. C’est un discours antagoniste que l’auteur feint de reprendre et qui repose sur des croyances que les hommes ont manipulées. Les femmes et les enfants ne sont pas les seules victimes de la magie. Le drame de Fama est de rester prisonnier des discours soi-disant prophétiques du féticheur Balla. Le doute d’un retour à la chefferie persiste jusqu’au bout chez le personnage, parce que d’un côté, les ancêtres ont prédit sa chute irréversible et de l’autre, l’espoir reste entretenu par le féticheur : Il [Fama] s’apercevait maintenant des mensonges de tous les marabouts, de tous les sorciers et devins qui constamment lui avaient prédit que son sort était d’arriver un matin à Togobala, en grand chef, accompagné d’un cortège étonnant, avant de 132 Le passé est ainsi ambivalent, il n’est pas entièrement négatif. De la colonisation, bien qu’elle soit condamnable, on hérite d’une institution essentielle : l’école. Celle-ci d’ailleurs « ne tarda pas à prouver sa vertueuse efficacité. En guise d’appât, sortit rapidement une liste d’interprètes, de commis auxiliaires et de moniteurs d’école, […]. » (p. 75). Elle permet donc le développement et l’élévation sociale. 2 Le procès des valeurs du présent Les deux romans jugent à la fois les valeurs du passé et du présent comme essentiellement négatives. Car si le monde traditionnel est condamnable, si la colonisation est inacceptable, les indépendances sont pires que la colonisation. Dans Les Soleils des Indépendances c’est ce qu’exprime Fama : Fama bouillait de remords pour avoir tant combattu et détesté les Français un peu comme la petite herbe qui a grogné parce que le fromager absorbait tout le soleil ; le fromager abattu, elle a reçu tout son soleil mais aussi le grand vent qui l’a cassé. (p. 22). La métaphore de Fama qui compare les Français au fromager et les indépendances au grand vent est une sorte de fable avec une morale qui semble être celle de savoir se contenter de ce qu’on a parce qu’à vouloir trop gagner on finit par tout perdre. Mais l’auteur insiste rapidement sur le fait que la colonisation est aussi néfaste par la « correction » du personnage qui suit la métaphore : Surtout, qu’on n’aille pas toiser Fama comme un colonialiste ! Car il avait vu la colonisation, connu les commandants français qui étaient beaucoup de choses, beaucoup de peines : travaux forcés, chantiers de coupe de bois, routes, ponts, l’impôt et les impôts, et quatre-vingt autres réquisitions que tout conquérant peut mener, sans oublier la cravache du garde-cercle et du représentant et d’autres tortures. (p. 22-23). L’énumération des méfaits est longue et reste en suspens (« et d’autres tortures »). Dans les deux romans, avec les indépendances, la violence du régime s’accélère (les romans procèdent alors par sommaire pour traduire cette gradation) : on assiste à la multiplication progressive des arrestations pour complots et faux complots contre l’État. On passe d’une situation révoltante qui s’appuie sur la répression pendant la colonisation au véritable chaos meurtrier, celui-ci étant encore plus évident dans le roman de Monénembo. 158 Par ailleurs, les institutions héritées de la colonisation 158 Voir la partie II, chapitre B. 133 s’écroulent, dont celles qui étaient bénéfiques (les écoles surtout), et il ne reste plus, ironiquement, que les prisons qui fonctionnent très bien. 159 La première perspective qui ressort du jugement du présent, c’est la nécessité d’une démocratie : celle-ci est vécue et revendiquée dans la dialogie au sein des deux romans, mais aussi revendiquée à travers la dénonciation de la dictature. Tout comme la justice d’ailleurs, puisqu’il n’y a pas de justice sans démocratie : sous la dictature, on l’a vu, la justice dépend du caprice d’un seul, le chef d’État. Pour atteindre la démocratie et la justice, l’instruction est une valeur primordiale et cette idée se retrouve dans les deux romans. Fama comme Salimata, mais aussi comme Samba (avant « d’entrer » dans le Parti pour l’Indépendance) et Oumou, sont les représentants d’une catégorie sociale majoritaire, à savoir, les analphabètes. Kourouma insiste sur le fait que Fama soit illettré. Même si l’on n’avait pas affaire à la dictature, parce qu’il est illettré, parce qu’il ne comprend pas le français (qui est la langue employée par le juge), Fama ne serait pas en mesure de se défendre lors de son procès : il n’aurait pas connaissance de ses droits, qui sont nouveaux pour lui puisqu’il n’a pour repères que les anciennes valeurs de la chefferie. L’auteur insiste sur le fait qu’il n’y a pas que Fama qui ne comprend pas : « […] Fama et beaucoup d’autres n’y comprenaient rien. » (p. 167). Afin de lutter contre le pouvoir, la force ne suffit pas, on l’a évoqué à travers le débat entre Sibé et Mountagah dans le roman de Monénembo : si les colons ont pris le pouvoir c’est parce que « leur école y est pour quelque chose » (p. 80). Ainsi, l’instruction permet de gagner le pouvoir. Lorsque Samba rejoint les leaders du P.I, ceux-ci commencent par lui apprendre à lire et ce n’est pas anodin : « Doucement, il apprit à lire et à écrire sous l’œil exigeant mais compréhensif de Bandiougou, avec les encouragements passionnés de Ndourou-Wembîdo, de Sana et de Foromo » (p. 132- 133). L’initiation à la politique commence donc par l’instruction. Monénembo montre à travers la succession des portraits des leaders que c’est parce qu’ils sont éduqués qu’ils peuvent défendre les idées et les droits du peuple. Toutefois, l’auteur dénonce également un accès difficile à l’éducation – réservée à une élite – à travers l’exagération : « […] après des études primaires quasi herculéennes faites d’efforts et de sacrifices, Ndourou-Wembîdo avait été promus commis aux PTT. » (p. 128). 159 « […] leur prison d’antan, ce même cul de basse fosse de fotoba qui, à quelque chose malheur étant bon, détenait un mérite devenu rare : de toutes les institutions laissées par la colonisation, elle était la seule à fonctionner correctement. » (p. 149). 134 En outre, l’instruction permet la communication et le rassemblement du groupe autour des leaders politiques. Lorsque les tracts du P.I commencent à circuler dans les Bas-Fonds, la population y a accès parce que ce sont les enfants qui leur lisent. Justement, les enfants représentent l’avenir : « Depuis quelque temps déjà, des papiers insolites circulaient dans les Bas-Fonds, des papiers jaune sale et racornis, maladroitement imprimés, que les enfants scolarisés lisaient à leurs parents analphabètes à la lueur des lampes tempête. » (p. 127). Ces tracts témoignent d’une certaine maîtrise rhétorique. Ils expriment les revendications du parti pour l’indépendance. Parti qui se fait la voix du petit-peuple pour un pays qui revienne aux mains de son peuple et qui exige également la justice, la démocratie et l’égalité pour tous : Ce sigle […] ne demandait rien de moins que le renvoi des Blancs à leurs neiges fumantes et l’instauration pour la négraille d’une république comme une autre, sans colon, sans fouet, sans emprisonnement arbitraire, une république de tout son long couchée dans le lit de la justice, sans En-Haut ni En-Bas. (p. 127). Ce P.I prône un idéal légitime pour l’avenir de l’Afrique. Malheureusement, l’idéal reste en l’état car les intellectuels ont trahi, et cela les deux auteurs le dénonce. Dans Les Soleils des Indépendances, l’instruction apparaît aussi nécessaire à travers l’exemplarité des personnages. Ce sont ceux qui ont réussi qui détiennent les pouvoirs et cela est légitimé par la concession du narrateur : « Passaient encore les postes de ministres, de députés, d’ambassadeurs, pour lesquels lire et écrire n’est pas aussi futile que des bagues pour un lépreux. On avait pour ceux-là des prétextes de l’écarter, Fama demeurant analphabète comme la queue d’un âne. » (p. 24). Mais les intellectuels promus à des postes de pouvoir sont corrompus : Les deux plus viandés et gras morceaux des Indépendances […] Le secrétaire général et le directeur, tant qu’ils savent dire les louanges du président, du chef unique et de son parti, le parti unique, peuvent bien engouffrer tout l’argent du monde sans qu’un seul œil ose ciller dans toute l’Afrique. (p. 25). Les deux romans dénoncent le danger de l’ivresse du pouvoir. Dans le roman de Monénembo, si les revendications de Ndourou-Wembîdo et sa maîtrise oratoire en faisait le leader principal du peuple des Bas-Fonds, puis du peuple dans sa majorité, le politicien n’a pas su résister à l’avidité du pouvoir. On a évoqué antérieurement ce mouvement de bascule du personnage de l’action pour le peuple vers l’individualisme et le narcissisme : «Comment n’avaient-ils pas pu voir ce qui était gros comme une 137 symbolise la majesté. 162 Bakary lui est opposé par l’image de la cupidité à travers l’hyène. La rupture entre les amis est inévitable. On a bien une transformation positive du personnage mais c’est une transformation psychologique ambivalente : Fama qui faisait honte à son rang par la mendicité au début du roman, retrouve son honneur par ses valeurs morales bien que celles-ci l’amènent au suicide. Fama a enfin accepté le passé mais refuse les valeurs que propose la nouvelle société africaine et cette idée se manifeste à travers le « rire fou » qui s’empare de lui : « Fama éclata de rire. Tous les autres passagers, surpris, se turent et regardèrent ce vieux maigre et décharné, les yeux clos comme un aveugle, rire comme un fou. » (p. 183). Ce rire associé à la folie est d’autant plus ambivalent : la folie à travers le rire (qui apparaît une première fois lorsque Fama voit en rêve qu’il n’a plus de prise sur le passé) est révélatrice de la vérité. Ce « rire fou » est alors le signe de celui qui voit plus clair : Fama reconnait enfin la mort de la chefferie. Mais c’est aussi le rire de l’affranchissement et du refus. Refus de se plier aux nouvelles règles des indépendances. Fama se moque alors de tout, il choisit la liberté de disposer de ses rêves et finalement de sa propre vie : « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Fama partait dans le Horodougou pour y mourir le plus tôt possible » (p. 185). Le rire amenuise la tragédie. La transformation psychologique du personnage est ambivalente parce que d’un côté Fama est clairvoyant et digne – le refus de se faire acheter en fait un exemple – et de l’autre, son suicide symbolise la défaite. Dans Les Écailles du ciel, on retrouve l’idée que ce ne sont pas les investisseurs étrangers qui vont sauver l’Afrique, bien au contraire. Monénembo dénonce également une fausse solidarité entre d’un côté les Européens et les Américains, et de l’autre les Africains, à travers l’ironie et la caricature. Le portrait du patron de l’usine de « tauxite », Johnny Limited, est acéré : […] le camarade Johnny Limited présenté comme un artiste forain par Ndourou- Wembîdo. C’était un Blanc colossal qui affichait un sourire d’heureux propriétaire avec cette insolence suffisante et cet indubitable optimisme des gens bien nourris et sans problèmes. […]. Il marquait les paroles de bienvenue de Ndourou-Wembîdo par des hochements de tête supérieurs, se frottait les mains comme s’il eût souffert du froid. Il profitait abusivement de son sourire qui, tout agressif qu’il fût, ne manquait pas de charme. (p. 159). 162 NDINDA, Joseph. op., cit. p. 22. 138 La fausse naïveté du narrateur à travers les litotes et la comparaison (« comme s’il eût souffert du froid ») dévoile le double jeu de celui qui dirige l’exploitation de la tauxite (bauxite) dans le pays de Samba. Johnny-Limited est désigné comme un escroc (« artiste forain ») par l’ambivalence de son comportement à la fois charmeur et agressif : ses gestes sont révélateurs de la véritable raison de sa présence. Le personnage représente la main des Occidentaux sur les ressources naturelles du pays (« un sourire d’heureux propriétaire »). Il apparaît comme un acteur du néo-colonialisme, et l’appellation « camarade » par Ndourou-Wembîdo montre que le dictateur africain entretient le pillage de son propre pays. Monénembo dénonce des accords inégaux entre l’Afrique et les pays riches en insistant notamment sur le rôle essentiel de l’Afrique dans le commerce mondial : Le camarade Johnny-Limited fit un discours amplement retransmis par la radio sur l’importance économique et stratégique de la tauxite et sur son rôle éminent dans l’essor fulgurant que connaîtrait le pays dans un avenir proche. […], une matière indispensable au monde moderne, car elle entrait dans la fabrication des avions, des fusées, des prothèses dentaires, du yaourt amaigrissant, des canons, des grues, des flippers, des fermetures Éclairs, du Coca-Cola et des préservatifs. Une mine de dollars donc ! (p. 160-161) Voici une longue énumération hétéroclite de tout ce que l’Afrique ne produit pas. Cependant, c’est en Afrique que l’on va chercher « les matières indispensables » pour la fabrication de tous ces objets de consommation. Le narrateur, en rapportant le discours de Johnny-Limited volontiers prometteur, donne plus de poids à sa chute : non seulement l’exploitation de la tauxite ne rapporte rien au peuple, mais en plus elle l’empoisonne. L’auteur insiste par ailleurs sur l’incompréhension du peuple africain face aux enjeux économiques que seule l’éducation peut contrer : Le camarade proposait une société mixte fifty-fifty : lui, Johnny, investirait son propre capital et prêterait au pays l’investissement qui lui revenait. Il parla ensuite de statuts, de pourcentages, de rendements, d’agios, de ristournes et de bien d’autres chose aussi compliquées les unes que les autres et qui, en tout état de cause, n’accrochèrent pas notre paresseuse curiosité. (p. 161). La longue énumération marque à la fois la confusion du discours de Johnny et celle des auditeurs africains. L’auteur incite à ne pas se laisser duper et exploiter. Certains personnages, en revanche, ne sont pas dupes quant à la situation économique, il s’agit de Mawoudo-Marsail. Celui-ci est un personnage ambigu qui ressasse son pessimisme mais qui en même temps est clairvoyant. Mawoudo-Marsail ne 139 croit pas à l’indépendance du pays dès le début et c’est le seul personnage qui comprend la continuité de la dépendance du continent africain aux pays riches (p. 161). L’économie dirigée par les chefs d’État africains en accord avec les anciens colons est aussi responsable de la ségrégation entre les différentes tribus que ce soit à l’intérieur même d’un pays ou entre plusieurs pays d’Afrique. On a expliqué que les frontières des nouveaux pays indépendants héritées de la colonisation sont arbitraires 163 : les ethnies (datant d’avant la colonisation) sont dispersées dans plusieurs pays, ce qui aboutit au rassemblement de tribus différentes dans un même pays. La conscience nationale n’est pas évidente et peut difficilement l’être parce que les dirigeants africains ou les Occidentaux maintiennent la division en favorisant certaines ethnies au détriment d’autres. Cet aspect du problème des indépendances, c’est Kourouma qui le met en scène à travers la discussion politique des voyageurs pour le Nikinai. À travers ce débat, l’auteur énonce que la division entre les ethnies est dangereuse. Dans le discours rapporté de Sery qui témoigne de la gravité du problème des frontières, on perçoit l’ironie de l’auteur : « Connaissez-vous les causes des malheurs et des guerres en Afrique ? Non ! Eh bien ! c’est très simple, c’est parce que les Africains ne restaient pas chez eux » (p. 86). C’est avant tout l’ironie qui dévoile les faiblesses de ce discours. Les procédés d’emphase dans cette citation mettent en relief un discours réducteur, et on le comprend en lisant la suite de ce discours : C’est ainsi qu’ils [Nagos] ont réussi à s’approprier toute la ville. Nos dirigeants ont commencé à les utiliser comme prête-noms pour acheter, vendre, prêter. C’est au Nagos que les Français et les Syriens accordent les crédits ; et en définitive nous travaillons et ce sont les étrangers qui gagnent l’argent. (p. 88). Le discours de Sery comprend une part de vérité mais il s’agit aussi d’un discours naïf et dangereux. L’origine du problème ne vient pas du peuple africain lui- même, mais il vient de ceux qui dirigent l’économie. La haine entre les ethnies a été orchestrée par les colons et se poursuit sous les indépendances parce que la vengeance entraîne la vengeance : « Les colonisateurs toubabs leur confièrent tous les postes, leur attribuèrent tout l’argent, et avec cet argent les Dahoméens […] s’approprièrent nos meilleures terres, […] ; ils égorgèrent nos enfants en offrande à leurs fétiches, sans que la justice française intervienne, parce qu’ils étaient les juges et les avocats [...]. » (p. 86). 163 Voir partie II, chapitre A. 142 il y avait Salimata » (p. 170) ; « Oui ! Salimata, la seule personne qu’il aurait souhaité revoir ». (p. 184). Salimata s’oppose à la coépouse Mariam, qu’elle n’accepte pas (Kourouma met alors en scène les disputes des deux femmes et semble prendre parti pour ces femmes qui rejettent la polygamie 164 ), et qui moralement ne vaut pas grand-chose (« […] et Diamourou poursuivit : "Les très gros défauts de la jeune femme ont tourmenté les dernières années du décédé. Elle ment comme une aveugle, comme une édentée, elle vole comme une toto." » p. 129). La caricature grotesque de Mariam fait d’elle un personnage sans importance, dont l’intérêt réside dans la mise en relief des valeurs de Salimata par le contraste des deux portraits. Dans Les Écailles du ciel également, le narrateur Koulloun rapporte l’histoire de nombreuses femmes : l’histoire de Diaraye – la mère de Samba – occupe un long passage (p. 36-48), mais le narrateur raconte aussi l’histoire de Yabouleh, met en scène l’histoire de Mouna, de son enfance à son entrée sur « le théâtre de l’Histoire », et le témoignage de la vie d’Oumou-Thiaga que celle-ci narre à Samba. Le narrateur célèbre aussi la femme, mais non pas seulement à travers les pensées des hommes comme dans le roman de Kourouma, Koulloun les élève au rang mythologique: Mais, ce sont les femmes qui expriment le mieux que tout autre les coups de vent de ce pays, ses sous-entendus, sa mince pudeur, le pétillement de ses eaux, […]. Elles ondoient en une démarche féline […]. Elles épousent merveilleusement le vent, lui offrent sous leurs frêles voiles leur visage d’outrageante beauté, […]. Ici, la femme est une odeur de henné, […]. C’est elle la folie des hommes, leur âme de Protée, le trophée de leurs rixes. Les chansons déchirantes […]. La sagesse dit que ces voix sont l’enseigne de la terre ; sans elles, le monde serait à l’envers : […] ; c’est en vérité, le souffle qui entretient la vie, le sortilège qui maintient le cours normal des choses. (p. 32-33). La description du narrateur célèbre la beauté empreinte de mystère des femmes. Leurs préoccupations quotidiennes, leurs intrigues amoureuses, leurs chants sont l’objet 164 L’opinion de l’auteur en ce qui concerne la polygamie n’est pas évidente à saisir dans Les Soleils des Indépendances, car si Salimata refuse dès le début le mariage de Fama avec Mariam (p. 90), les co- épouses des riches, elles, « sympathisaient comme des brebis » (p. 158). On peut dès lors penser que c’est la situation sociale – la pauvreté de Salimata et de Fama – qui empêche les co-épouses de s’entendre. Car, vivant dans la pauvreté, la proximité entre les femmes est insupportable : lorsque Mariam rejoint Fama et Salimata, à tour de rôle, l’une rejoint le lit conjugal et l’autre dort au pied du lit. Les deux femmes sont alors associées péjorativement à « deux poules qui s’assaillent ». Cependant, la jalousie de Salimata n’est pas entièrement perçue négativement, puisqu’elle apparaît moralement bien supérieure à sa concurrente, et que le mariage avec Mariam, Fama s’en rend compte à la fin, « avait été une faute » (p. 184). 143 du mysticisme. 165 Elles exercent un pouvoir quasi magique sur les hommes, c’est ce que révèlent les hyperboles et la métaphore qui les associe au « sortilège » et au dieu de la mer Protée qui ne s’expriment que par énigmes. 166 Par ailleurs, elles sont en symbiose avec la terre : les métaphores les associent aux éléments naturels (le vent, l’eau, la terre). En lien à la vitalité : elles représentent la terre-mère et sont les gardiennes de la vie (« le souffle qui entretient la vie, le sortilège qui maintient le cours normal des choses »). Il y a une opposition nette construite par les auteurs entre les figures masculines et les figures féminines. Contrairement aux hommes dont la caricature est négative et grotesque, les femmes – mis à part Mariam – non seulement y échappent dans les deux romans, mais encore y sont magnifiées. On trouve l’idée que la femme est intrinsèquement liée à l’avenir parce qu’elle porte les générations à naître. Cependant, dans les deux romans, l’avenir est compromis : les filles et le fœtus d’Oumou-Thiaga meurent, et Salimata semble stérile. La femme est ainsi associée à l’Histoire, elle symbolise l’incertitude de l’avenir. Mais paradoxalement, elle symbolise aussi l’espoir. La dénonciation du rejet de Salimata parce qu’elle est stérile montre d’un autre côté que la femme ne se réduit pas à la fertilité. On retrouve cette idée dans Les Écailles du ciel à travers le rôle essentiel que joue la femme dans l’Histoire. Les auteurs montrent que les femmes ont un rôle économique et historique fondamental, et c’est aussi en cela qu’elles restent liées à l’avenir. Après tout ce qu’endurent les femmes dans les deux romans, ce sont elles qui résistent le mieux et ce sont elles qui entretiennent leurs maris. Elles s’opposent ainsi à l’individualisme des hommes. Dans l’œuvre de Kourouma, c’est Salimata qui nourrit Fama et dans celle de Monénembo, c’est Oumou qui entretient Samba. 167 La vitalité et 165 De bonheur, les lavandières se regroupaient […]. Là, elles déballaient leur linge et celui du village, s’en prenaient à la plus petite tache de pagne, au plus petit secret de Kolisoko. Savon et salive. […] confidences essorées. […]. Les femmes rechargeaient leurs ballots de linge et continuaient de chanter jusqu’à l’entrée du village où elles abandonnaient leurs grivoiseries au profit du jeu pudique qui convenait. Par clair de lune, elles formaient le soir un cercle de danse et entonnaient des chansons narquoises à l’égard des hommes. "Nos vertus, une mascarade. Notre chance, c’est la nuit. Vous, maris, voici, prenez le secret du bonheur : ne croyez que ce qu’on vous montre. La folie vous guette sur nos traces. De la rivière au lougan, du grenier au parc, laissez-nous à la complicité du silence. Un mari heureux ne voit que ce qu’on lui montre." (p. 44-48). 166 CHEVALIER, Jean et GHEERBRANT, Alain. Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Laffont, 1982. p. 787. 167 «" Les demandeurs d’emploi sont nombreux et il faut faire la queue. D’ici que tu puisses voler de tes propres ailes, tu pourras toujours rester ici. Il y a un bout de natte. Pour ce qui est de la bouffe, nous partagerons ce que la chance aura mis dans ma marmite les jours où elle s’avisera de mon existence. […]. 144 l’énergie des femmes s’opposent à la passivité des « héros » tout au long des romans. Dans Les Soleils des Indépendances, Kourouma souligne le contraste entre Fama qui profite de la charité lors de cérémonies funéraires et l’activité productrice de Salimata : Elle vida la marmite dans une cuvette, se précipita à la chambre, noua un pagne lavé, enfila une camisole et, la cuvette sur la tête, sortit de la rue par la porte de derrière, marcha dans le sable mouillé par la rosée, traversa le marché (il était encore vide) et arriva à l’embarcadère […]. Chaque matin elles se retrouvaient au débarcadère, chaque matin elle vendait à la criée des assiettées de bouillie aux travailleurs […]. (p. 45-46). L’accent est mis sur la rapidité (à travers la longue énumération de verbes de mouvement) et sur l’aspect quotidien (à travers l’imparfait itératif et la répétition de l’adjectif indéfini « chaque ») des actions de Salimata. Les parenthèses soulignent le fait que le travail de Salimata n’est pas sans sacrifices. Par ailleurs, Salimata n’est qu’un exemple parmi tant d’autres femmes qui se retrouvent tous les matins à vendre leurs plats. L’immobilité de Fama l’oppose à sa femme: « Dans la maison Fama était là sur une chaise, inutile et vide la nuit, inutile et vide le jour, chose usée et fatiguée comme une vieille calebasse ébréchée. » (p. 55). Ici, pas de verbes de mouvement, seulement des adjectifs péjoratifs marquant son impassibilité. Le parallélisme souligne par ailleurs la permanence de cet état. L’auteur insiste encore sur le contraste des portraits des personnages par les invectives intériorisées ou adressées à Fama par Salimata. 168 Dans le roman de Monénembo en revanche, Oumou pousse Samba à trouver du travail : « Samba passa des mois d’attente harassante et infructueuse. Oumou-Thiaga le réveillait à l’aube, préparait le déjeuner, lui fourrait une pièce dans la poche et le poussait dehors en le stimulant. » (p. 106). L’énergie de la femme, en contraste avec le caractère passif de Samba, ne se perçoit pas à travers la redondance et les longues descriptions de l’activité de Salimata, mais plutôt à travers le sommaire. Le rôle économique de la femme est, de surcroît, moins évident que dans Les Soleils des Indépendances parce qu’il ne fait pas l’objet de longues descriptions et qu’il n’est pas répétitif. Il passe d’ailleurs par des personnages féminins secondaires, celles Maintenant si tu n’as plus faim, va marauder à ton aise. […]. Tiens, une pièce, tu verras que tu en auras toujours besoin.[…]" ». (p. 105-106). 168 « La journée restait longue encore : le marché à parcourir, le riz à cuire et à vendre, le marabout à visiter et tout cela avant la troisième prière. Et déjà le soleil chauffait les nuques, les chaloupes partaient et les choses à bas prix s’enlevaient vite, les bas prix, qui apportait assez d’argent pour nourrir Fama, pour vêtir Fama, loger Fama, payer les marabouts et les sorciers fabricants de sortilèges. elle renoua son pagne, rajusta sa cuvette de riz, descendirt la plate-forme, traversa l’avenue, le quai, marcha le long du trottoir gauche. » (p. 51). 147 Conclusion Les Écailles du ciel et Les Soleils des Indépendances constituent deux parodies carnavalesques où toutes les caractéristiques de l’épopée sont en crise : le griot- narrateur n’obéit plus aux lois de l’épopée, les dieux sont impuissants, et les héros sont des bouffons dont la « quête » n’est plus qu’une lutte pour la survie. On y retrouve alors tous les éléments du carnavalesque : toutes les hiérarchies (politiques, sociales, langagières) sont renversées. Cependant, il n’y a pas de retour à l’équilibre : les deux romans s’achèvent sur le chaos. Le renversement de la parodie illustre en réalité l’échec des indépendances africaines qui sont des dictatures. D’abord, l’épopée raconte l’histoire d’une nation, or, la conscience nationale n’est pas évidente sous les indépendances. Ensuite, on se situe dans un monde de l’individualisme où le pouvoir n’est pas palpable et où la violence – soumise à la soif de pouvoir, mais aussi à la paranoïa des dictateurs – ne peut être organisée par le conflit. Toutefois, si la parodie de l’épopée sert à exprimer l’amertume face aux échecs qui se succèdent – la colonisation puis les indépendances et la dictature –, on ne va pas jusqu’au bout de la dérision. En effet, reste une survivance de l’épique qui est d’abord celle de sa fonction. À travers la reconstitution de la Mémoire et le dialogisme, les deux romans apportent un regard objectif et lucide sur l’Histoire. Il en ressort des perspectives d’avenir : la nécessité de s’affranchir de la magie, la nécessité de la démocratie, de la justice, de relations économiques et sociales équitables au sein même du pays mais aussi avec l’extérieur, et la nécessité de privilégier l’éducation. Ces perspectives d’avenir sont autant de lueurs d’espoir. Car l’Afrique n’a pas perdu sa vitalité. Cette idée apparait d’abord à travers la célébration des valeurs de la femme dans les deux romans : divinisée, parce qu’elle symbolise l’avenir, élevée au rang d’héroïne à la fois burlesque et admirable, la femme encourage l’Homme à lutter pour un monde meilleur. Mais c’est surtout à travers la philosophie baroque et le carnavalesque, parce qu’ils sont ambivalents – les deux esthétiques ont permis d’illustrer et de porter le chaos à son paroxysme – que les œuvres témoignent de la vigueur de l’Afrique. Car si le rire est satirique, s’il agit comme un miroir grossissant révélateur de tous les travers d’une société et de l’individu, il permet aussi de survivre : 148 […] le rire carnavalesque est premièrement le bien de l’ensemble du peuple (ce caractère populaire, nous l’avons dit, est inhérent à la nature même du carnaval), tout le monde rit, c’est le rire « général » ; deuxièmement, il est universel, il atteint toute chose et toutes gens (y compris ceux qui participent au Carnaval), le monde entier paraît comique, il est perçu et connu sous son aspect risible, dans sa joyeuse relativité ; troisièmement enfin, ce rire est ambivalent : il est joyeux, débordant d’allégresse, mais en même temps il est railleur, sarcastique, il nie et affirme à la fois, ensevelit et ressuscite à la fois. 170 Les auteurs opposent ainsi le rire au chaos puisque le comique met à distance et ainsi fait face à l’angoisse – l’humour apparait d’ailleurs comme la colonne vertébrale des deux œuvres. La littérature agit tel un exutoire, et elle permet en quelque sorte une revanche sur le drame à travers la caricature et le gag : « Le sous-préfet, le secrétaire général, le gouvernement, le parti unique exultèrent (depuis des mois il n’y avait plus de réactionnaire à dépister), et dégainèrent, prêts à décapiter dans le nid l’horrible contre- révolutionnaire. » (LSI ; p. 132). Le carnavalesque est ici ambivalent parce qu’il révèle une situation réelle dramatique – la répression massive – tout en renversant les figures de ce pouvoir : les acteurs du drame deviennent des bouffons, et justice est ainsi rendue par la fiction. On retrouve cette idée chez Monénembo, néanmoins celui-ci va plus loin, l’auteur acquiert un pouvoir fictionnel de vie et de mort sur les dictateurs. Ainsi, Ndourou-Wembîdo meurt bêtement étranglé par une arête de poisson : « De cette vie de petit gibier, je retiens l’annonce faite par la radio et retransmise de bouche en bouche à la fortune des rencontres, selon laquelle Ndourou-Wembîdo était mort de sa propre mort : au cours d’un dîner officiel en mangeant du capitaine, son poisson préféré, il avait avalé une arête de travers… » (LEC, p. 178). L’univers apparaît risible, il est associé au théâtre et cette prise de distance relève à la fois du baroque et du carnavalesque. Ce thème du theatrum mundi est au centre des deux œuvres. L’Histoire relève du dualisme, parce qu’elle se constitue en une succession d’apogées et de déclins : « Allah a fabriqué une vie semblable à un tissu de bandes de diverses couleurs ; bandes de la couleur du bonheur et de la joie, bande de la couleur de la misère et de la maladie, bande de l’outrage et du déshonneur. » (LSI, p. 22). On note la récurrence de cette idée dans le roman de Monénembo également, où l’Histoire est personnifiée et où le bonheur n’est pas sans contrepartie : « Et peut-être est-ce ainsi partout sur cette maudite terre : un fleuve qui vous donne de l’eau et des 170 BAKHTINE, Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance. Paris : gallimard, 1970. p. 19-20 149 moustiques, une montagne qui vous donne de la tristesse et du bois de chauffage. Ailleurs ne vaut sans doute pas le dérangement. » (p. 49). À travers le baroque, l’inconstance du monde n’apparaît plus tragique : « Tout porte à la fois la mort et la vie. La pluie tombe la foudre et l’eau nourricière, la terre sort la moisson et retient les restes dans la mort, le soleil diffuse la clarté et la sécheresse ; les années déroulent l’âge et les famines, les enfants et les Indépendances. » (p. 117). Il s’agit de se battre malgré tout, la vie n’étant qu’un éternel recommencement. Le délire de Sibé à la fin des Écailles du ciel prend alors du sens : « "Naître, espérer, mourir et recommencer… […] Espérer, recommencer, mourir et naître… » (p. 192). Ce qu’exprime Monénembo à travers Sibé, c’est que seul l’espoir compte, parce que c’est l’espoir qui fait se mouvoir les hommes. De fait, malgré que les deux romans soient classés dans la catégorie de la désillusion, ils ne relèvent pas pour autant de la lamentation : on se situe toujours dans l’attente d’un retour à l’équilibre. En outre, l’écriture dans les deux œuvres se caractérise par une poétique de la vitalité pour peindre une Afrique où tout est en mouvement et où tous les sens sont exacerbés. 152 III Ouvrages et articles critiques sur les auteurs Monographies et articles AUZAS, Noémie. Tierno Monénembo : une écriture de l’instable. Paris : L’Harmattan, 2004. AWUMEY, Edem. Tierno Monénembo : le roman de l’exil. Berlin : WVB, 2006. BLEDE, Logdo. Interférences linguistiques dans les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma. Paris : Publibook, 2006. BORGOMANO, Madeleine. Ahmadou Kourouma : le guerrier griot. Paris : L’Harmattan, 1998. CHEMAIN, Roger. Les Soleils des Indépendances de Kourouma, l’imaginaire dans le roman africain. Paris : L’Harmattan ,1986. COULIBALY, Adama. Des techniques aux stratégies d’écriture dans l’œuvre romanesque de Tierno Monénembo. Paris : L’Harmattan, 2010. DIOP, Cheikh Mouhamadou. Fondements et représentations identitaires chez Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun et Abdourahman Waberi. Paris : L’Harmattan, 2008. GASSAMA, Makhily. La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique. Paris : ACCT, Karthala, 1995. MAGNIER, Bernard. « Trois romanciers guinéens ». Quinzaine Littéraire, n°458, mars 1986. MALANDA, Ange-Sévérin. « Tierno Monénembo : Littérature et transhumance », Présence Africaine, n°144. 4 ème trimestre 1987. NDINDA, Joseph. Le politicien, le marabout-féticheur et le griot dans les romans d’Ahmadou Kourouma. Paris : L’Harmattan, 2011. NGANDU NKASHAMA, Pius. Mémoire et écriture de l’histoire dans « Les écailles du ciel » de Tierno Monénembo. Paris : l’Harmattan, 1999. NOUMSSI, GERARD, Marie. La créativité langagière dans la prose romanesque d’Ahmadou Kourouma. Paris : L’Harmattan, 2009. OUEDRAOGO, Jean. Maryse Condé et Ahmadou Kourouma, griots de l’indicible. New York : Peter Lang Publishing, 2004. PARAVY, Florence. Les Écailles du ciel, l’espace dans le roman africain francophone contemporain. Paris : L’Harmattan, 1999. 153 SALIEN, François. « Un anti-héros : Fama. ». Notre librairie, n°60, 1981. SEWANOU DABLA, J-J. La phrase malinkéé d’Ahmadou Kourouma, Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération. Paris : L’Harmattan, 1986. (sitographie) DERIVE, Jean. « Pour une lecture géocritique de l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma », halshs.archives-ouvertes.fr ; article datant du 13 décembre 2008. Entretiens ARMEL, Arlette. Magazine Littéraire, n°390, septembre 2000. CÉLÉRIER, Patrica-Pia « Autour de Pelhourino : entretien avec Tierno Monénembo » dans Notre Librairie : Cinq ans de littératures 1991- 1995, Afrique Noire 2 ; n°126 ; Avril- Juin 1996. CEVAER, Françoise. Revue de Littérature comparée, 67 ème année, n°1 Littérature d’Afrique noire, 1993. CHEMLA, Yves. Notre librairie, n°136, janvier-avril, 1999. GAUVIN, Lise. L’écrivain francophone à la croisée des langues. Paris : Karthala, 1997. MAGNIER, Bernard. Notre librairie, n°136, janvier-avril 1999. MARTIN, PATRICE et DREVET, Christophe. La langue française vue de l’Afrique et de l’océan Indien. Léchelle : Zellige, 2009. MONGO-MBOUSSA, Boniface. Africultures, n°12, 1998. (sitographies) LEFORT, René ; Rosi, Mauro. « Ahmadou Kourouma, ou la dénonciation de l’intérieur » dans Courrier de l’Unesco, 1999. http : //www.unesco.org/courrier/1999_03/fr/dires/txt1.html. Date de consultation : 29/08/2007. GENOT, Vincent. http://www.afrology.com/litter/kourouma.html. Date de consultation : 29/08/2007 ORSENNA, Erik ; WABERI, Abdourahman. Sur RFI : http://www.rfi.fr/Fichiers/Mfi/CultureSociete/1076.asp « Une parole francophone : Tierno Monénembo », Assemblée parlementaire de la Francophonie. http : // apf.francophonie.org. Date de consultation : 30/07/2013. 154 CHEVRIER, Jacques . Deux romans de l’après-Sékou Touré .Le pleurer rire de la Guinée.Jeune Afrique, n°1317. Avril 1986. IV Ouvrages théoriques BAHKTINE, Mikhail. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen- âge et sous la Renaissance. Paris : Gallimard, 1972. BERTRAND, Dominique. Poétiques du burlesque. Paris : H.Champion, 1998. GENETTE, Gérard. Palimpseste : la littérature au second degré. Paris : Le Seuil, 1982. GENETTE, Gérard. Figures I. Paris : Seuil, 1976. GENETTE, Gérard. Figures II. Paris : Seuil, 1979. GENETTE, Gérard. Figures III. Paris : Seuil, 1972. GILBERT DUBOIS, Claude. Le baroque en Europe et en France. Paris : PUF, 1995. GOYET, Florence. Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière : Iliade, Chanson de Roland, Hôgen et Heiji monogatari. Paris : H.Champion, 2006. IEHL, Dominique. Le grotesque. Paris : PUF, 1997. MADELÉNAT, Daniel. L’épopée. Paris : PUF, 1986. MAINGUENEAU, Dominique. Le discours littéraire. Paratopie et scène d énonciation. Paris : Armand Colin, 2004. PLAZENET, Laurence. La littérature baroque. Paris : Seuil 2000 SANGSUE, Daniel. La parodie. Paris : Hachette, 1994. SAREIL, Jean. L’écriture comique. Paris : PUF, 1984 SOUILLER, Didier. Le roman picaresque. Paris : PUF, 1980
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