Télécharge La Fête des pères, François Nourissier et plus Exercices au format PDF de Français sur Docsity uniquement! Commentaire : François Nourissier, La Fête des pères, 1985 « Papa ? Il met les pouces… » Sabine m’a rapporté ce propos de notre fils un jour où elle m’exhortait à la résistance. (« Si tu ne manifestes pas ton autorité, évidemment… ») Non, je ne la manifestais pas. D’abord parce que je n’en possède guère ; ensuite parce que j’aurais trop peur, en faisant un usage abusif, de pousser Lucas à ces paroles extrêmes, inexpiables, qu’il brûle de me jeter et que je me suis juré de ne pas entendre. Mais on ne peut pas se faire sourd à volonté. Mieux valent les comédies, le silence. Oui, je mets les pouces. Mais je ne réussis jamais à oublier. […] Toutes les fois que je cherche à exprimer les déceptions que m’impose Lucas, leur violence me choque. En sommes-nous là ? Et comment y avons-nous glissé ? A quel moment ai-cessé de manifester à Lucas mon affection ? Quels gestes ai-je cessé d’oser, ou s’est-il mis à repousser, qui durant son enfance scellaient notre entente et me comblaient de joie ? Pourquoi nos silences, que je rêvais vibrants de choses tues, de complicités banales et ineffables, se sont-ils mués en hostilité ? Je suis sûr que ni Lucas ni moi ne sommes coupables. Coupables de quoi ? Seule la nature l’est, qui altère les adolescents, les soumet à des tensions excessives, les rend perméables aux cochonneries de l’époque _ chaque époque a les siennes _ et dans le même temps vieillit leurs pères, les sclérose, les crispe dans les principes, les affronte à des détresses imprévisibles. « Je suis un vieil homme », ai-je parfois envie de dire à Lucas. Il me semble que l’énormité de l’aveu provoquerait un choc et me faciliterait les explications ultérieures. Mais je me trompe : le mot paraîtrait juste à Lucas, et naturel. Il doit me trouver plutôt blet s’il me compare aux pères de ses copains. Notre tendresse a manqué de plongeons, de courses. « Savez-vous que mon fils me bat au tennis ! » proclament fièrement les messieurs. Ils ont tort de s’en réjouir. Leur défaite en présage d’autres, autrement douloureuses. « En somme, je suis un enfant de vœux », a constaté un jour Lucas en souriant. Ce jour-là il portait son visage d’ange malicieux, qui m’émerveille. « Oui, lui ai-je répondu, et cela se voit : tu es malingre, chafouin et pusillanime… » _ « Hou là là ! Passe-moi le dictionnaire ! » C’était une de nos oasis de bonheur. 5 10 15 20 25