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La notion de « barbare » au Siècle des Lumières, Lectures de Culture

Parler de la notion de "barbare" au sujet du siècle des Lumières pourrait parm"tre paradoxal. ... Voilà la définition du mot "barbare" qu'on trouve dans le.

Typologie: Lectures

2021/2022

Téléchargé le 08/06/2022

Dominique93
Dominique93 🇫🇷

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Télécharge La notion de « barbare » au Siècle des Lumières et plus Lectures au format PDF de Culture sur Docsity uniquement! 76 LEE Young-Mock La notion de « barbare » au Siècle des Lumières LEE Young-Mock 1. Introduction Parler de la notion de "barbare" au sujet du siècle des Lumières pourrait parm"tre paradoxal. Le titre même du siècle des Lumières implique déjà la victoire de la "civilisation" et de la "culture" sur la "barbarie". Et nous savons, grâce à un travail minutieux de Jean Starobinski Qui est spécialiste de la littérature de ce siècle, Que celui-ci a inventé le mot "civilisation" au sens actuel du tenne. ll Certes, le mot "civilisation" fait partie de ces termes Qui ne prennent sens Qu'en opposition. On entend, même aujourd'hui, parler de la nécessité de protéger la civilisation contre la barbarie. Et on n'est homme "civilisé" que face à ceux qui ne le sont pas : c'est-à-dire des "rustiques", des "incultes", ou bien, des "barbares"... Mais la notion de "barbare" ne servait pas seulement de repoussoir à des concepts que ce siècle "éclairé" voulait mettre en valeur : plus précisément des concepts comme civilité, politesse, culture et civilisation. Elle a pris chez les écrivains majeurs des Lumières des significations "positives". Ce sont ces diverses significations "positives" du terme que nous voudrons évoquer ici. 2. "Barbare, c 'est moi..." 1 Jean Starobinski, 'Le mot civilisation', in Le remède dans le mal, Gallimard, 1989. La notion de « barbare » au Siècle des Lumières 77 En 17~, c'est-à-dire à l'époque où les Lumières remportent des victoires décisives, ]. -]. Rousseau fait son entrée triomphante dans le monde des lettres avec son Discours sur les sciences et les arts. Ce discours, qu'on appelle également le premier discours de Rousseau, est sa réponse à la question proposée par l'Académie de Dijon. La question est formulée dans ces termes : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs. La question elle-même est très sigrUficative et reflète bien l'air du temps, puisqu'elle affirme le lien étroit entre la civilisation (rétablissment des sciences et des arts) et la moralité de l'homme (moeurs épurées).2J Ceux qui étaient familiers aux idées du temps, même s'ils n'étaient pas des "philosophes", auraient probablement répondu par l'affIrmative, y compris les académiciens dijonais eux-mêmes. Par exemple, Diderot, ami de Rousseau et à qui ce dernier a rendu visite au château de Vincennes pour discuter avec lui sur ce sujet, écrit dans l'article 'Encyclopédie', paru en 1755 dans le 5ème tome de l'Encyclopédie: En effet, le but d'une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; d'en exposer le système général aux honunes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourrions pas sans avoir bien mérité du genre hurnain.3J Pourtant Rousseau prend le contre-pied de cette "mythologie des 2 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, GF-Flammarion, 1992. 3 Denis Diderot, art. (Encyclopédie) In Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éd. Alain Pons, GF-Flammarion, 1986, t. II, pp. 40-41. 80 LEE Young-Mock problème majeur qu'il affronte dès lors est donc d'ordre culturel : c'est celui du langage. li ne comprend pas le langage des gens qui l'accueillent. Ce qui est encore plus grave, il ne peut pas se faire entendre. Autrement dit, il ne peut pas se faire reconnaître comme être de culture. L'histoire du quatrième voyage décrit admirablement la crise ontologique dans laquelle se trouve Gulliver à cause de cette impossibilité de se faire reconnmITe comme être de culture. Devant ces êtres parfaits doués de raison et de culture mais à figure de cheval, notre héros ne peut prouver, sans la langue, la différence entre lui et ces êtres barbares et sauvages qui ont la même forme extérieure que lui. Dans cette histoire de voyage, un "homme cultivé" (il est médecin et navigateur) représentant de "la civilisation" par excellence (qu'est l'Angleterre du xvmèrne siècle) se trouve dans la situation de "barbare", parce que les autres, eux, ne le comprennent pas. Sa situation corresJX)nd exactement à la défintion rousseauiste du terme barbare. Alors, il apprend le langage des autres : ce qui revient à dire qu'il reconnaît l'existence et la valeur de l'autre culture. L'attitude de Gulliver en face de l'autre culture dévoile toute son originalité quand on la compare avec celle qu'adopte son compatriote et contemporain aussi célèbre que lui : Robinson Crusoé.7J Pour ce dernier, il n'y a culture et civilisation que les siennes. Toutes ses préoccupations et tous ses efforts consisteront donc dans la reconstitution de sa propre civilisation. li s'ingère avec effraction dans une pratique culturelle des autres. Peut-être pourra-t-on objecter qu'il s'est simplement insurgé contre une pratique "barbare" qui s'appelle cannibalisme. Mais cela prouverait seulement qu'on est encore prisonnier du point de vue de Robinson et de ce qu'il représente: je veux dire, idéologie colonialiste et ethnocentrisme. A-t-il sauvé la vie d'un être humain ? Mais l'Anglais fait de lui son esclave et le 7 Daniel Defoe, Robinson Crusoe, Penguin Books, 1994. Le roman est publié en 1719. La notion de « barbare » au Siècle des Lumières 81 renomme. li lui dénie par cet acte même l'identité culturelle de l'autre. li impose sa langue à Friday, mais il ne fait aucun effort pour apprendre la langue ni pour comprendre la culture de celui-ci. L'autre culture n'existe pas pour lui. De ces deux attitudes, c'est-à-dire entre l'attitude de Gulliver et celle de Robinson, l'Histoire nous a assez appris et apprend encore laquelle est préférable. Se reconnaître comme "barbare" devant l'autre culture, c'est la première étape pour devenir un être de culture. Et c'est aujourdhui sans doute le seul moyen de se faire reconnru"tre la qualité d'être de culture. Parce que l'autre attitude est synonyme de la destruction de l'autre. 4. "Barbare" devant sa propre culture A vrai dire, le voyage de Gulliver n'a pas pour objectif principal l'apprentissage de l'autre culture. Que ce voyage soit le fruit d'une pure imagination, le lecteur le plus naïf le reconnru"trait. L'histoire du voyage est pour l'auteur seulement un prétexte pour dévoiler l'absurdité des coutumes, des moeurs et des institutions de la société anglaise de l'époque, en bref pour développer la critique de sa propre civilisation. Or, dans ce domaine qu'est la littérature de voyage imaginaire avec un ou des "barbares" fictifs comme personnages principaux, la France a déjà un maître incontestable : c'est Montesquieu. Dans ses Lettres persanes, ce sont cette fois-ci deux "Persans", Usbek et Rica, qui jouent le rôle de "barbares". Sous leur regard naïf mais perçant sont mis à nu toutes les tares de la société française.8) Diderot prendra le relais avec ses Suppltments au Voyage de Bougainville. Ses Tahitiens affinnent que leurs moeurs, qualifiées à tort de "barbares" par les Européens, sont également des fruits d'un culturel et d'un 8 Montesquieu, Lettres persanes, Bordas, 1992. La première édition est publiée en 1721. 82 LEE Young-Mock social aussi - sinon plus - raisonnables que ceux de ces derniers. Ils dénoncent non seulement le colonialisme de la civilisation occidentale mais aussi sa contradiction fondamentale.9l Voltaire ne fait pas exception. Candide, qui est à la fois le nom de son personnage principal, est un titre significatif. "Candide" veut dire "naïf", autrement dit un immaturé qui ne comprend pas le langage des adultes. Or, c'est également l'acception étymologique du mot "barbare". Un "candide" est donc un "barbare". Par contre, son maître aussi sophiste qu'insensé s'appelle Pangloss, c' est-à -dire toutes les langues. Aussi l'oIJP)sition entre Candide et Pangloss est-elle celle entre un "barbare" détenteur de la vérité naïve mais solide et un "civilisé" bourré de fausses connaissances. Et la fin de ce conte philosophique annonce la victoire du premier sur le dernier.10l Comme nous l'avons constaté, la notion de "barbare" constitue un des thèmes majeurs de la littérature des Lumières et ce thème permet aux lecteurs la réflexion critique sur leur propre culture. Le but d'un voyage en général est un certain bonheur, qu'il soit simplement l'aisance matérielle (Les voyages de Cultiver} ou bien la quête de la vertu par l'instruction (Lettres persanes). Or il est à remarquer que ni Usbek ni Gulliver ne trouvent le bonheur espéré à l'issue de leur voyage. Comme on le sait bien, Gulliver tombe dans une misanthrophie presque incurable à la fin de son quatrième et dernier voyage. A la suite de la trahison et du suicide d'une de ses femmes de sérail qui s'appelle Roxane, Usbek dévoile tout à coup sa face soigneusement cachée JUSQu'ici, qui est celle d'un despote "barbare" et il s'en afflige. Ainsi les contes joyeux tournent en de véritables tragédies. Cette fin tragique vient de leur expérience en tant que voyageurs. C'est que leur expérience de l'autre culture les 9 Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, in Œuvres philosophiques, Garnier, 1956. Cet ouvrage est probablement écrit en 1772. 10 Voltaire, Candide et autres contes, Folio Classique, 1992. Ce conte est publié en 1759. La notion de « barbare » au Siècle des Lwnières 85 Ce n'est pas donc seulement la poésie qui veut "quelque chose d'énonne, de barbare et de sauvage". La vie politique d'une cité veut la même chose. Dans cette monarchie absolue qui a perdu toute la possibilité de se corriger, le philosophe rêve d'une société où se côtoient les Nérons, les Brutus et les Damiens. 13) Car, comme l'écrira Diderot en 1700, "une nation ne se régénère que dans un bain de sang",14) La Révolution n'est pas loin. Dans la pensée de Diderot, le mot "barbare" retrouve son acception la plus banale mais pour la transfonner en une acception hautement valorisée: le "barbare", c'est celui chez qui restent intacts l'amour de la liberté originaire et l'énergie primitive pour la garder. Déjà, à l'aube du siècle, un historien maintenant preSQue oublié qui s'appelait comte de Boulainvilliers(1658-1722) a fait remonter l'origine de la monarchie française à l'invasion des "barbares". Ces barbares, les francs, auraient redonné le goût de la liberté perdue à la JX)pulation gallo-romaine civilisée mais asservie,15l Au siècle suivant, quand les Révolutions auront lieu, les partisans de l'ordre établi traiteront de "barbares" ceux qui s'assembleront et se battront à l'autre côté du barricade. Et ces derniers assumeront pleinement et consciemment cette qualification. 16) La notion de "barbare" s'est transformée dès le siècle des Lumières en un concept JX)litique. 13 Robert-François Damiens. Il a donné un coup de couteau à la personne de Louis XV en 1757 et il a été exécuté l'année suivante. Diderot a admiré à plusieurs reprises le courage dont il a témoigné lors de son exécution. 14 Diderot, Histoire des deux Indes, in Œuvres politiques, Laffont, 1995, p. 636. 15 Guy Chaussinand-Nogaret, Le citoyen des Lumières, Editions Complexe, 1994, ch. 2. 16 Rimbaud écrit dans son "Mauvais sang" : "J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure ... " 86 LEE Young-Mock 6. Conclusion La notion de "barbare", comme on vient de le constater, est étroitement liée à celle de "civilisation" ou de "culture", et cela de façon assez inattendue. Se reconruu1re comme "barbare", c'est le premier pas vers la culture : la culture de l'autre, sa propre culture et la culture tout court. En tant Qu'étudiantes et étudiants de la langue, littérature ou civilisation française, nous avons déjà le privilège de nous mettre en situation de "barbare" en face d'une autre culture. Le voyage initiatique au cours duquel nous nous transformerons chacun en un authentique "barbare de culture" a ainsi commencé. Les courageux au sens kantien du terme, c'est-à-dire ceux Qui ont l'audace et la résolution de se servir de leur propre entendement, 17) apercevront l'autre rivage. 17 Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les lumières ?, GF-Flammarion, 1991. La notion de « barbare }) au Siècle des Lumières 87 Bibliographie Chaussinand-Nogaret (Guy), Le citoyen des Lumières, Editions Complexe, 1994. Defoe (Daniel), Robinson Crusoe, Penguin Books, 1994. Diderot (Denis), Œuvres esthétiques, éd. P. Vemière, Garnier, 1968. ___ " Œuvres philosphiques, éd. P. Vernière, Garnier, 1956. ___ " Œuvres politiques, éd. L. Versini, Laffont, 1005. Kant (Emmanuel), Qu'est-ce que les Lumières ?, éd. F. Proust, GF-Flammarion, 1991. Montesquieu (Charles-Louis de Secondat, baron de), Lettres persanes, éd. P. Vemière, Garnier, 1992. Rimbaud (Arthur), Œuvres, Mercure de France, 1952. Rousseau (Jean-Jacques), Discours sur les sciences et les arts, éd. ]. Roger, GF -Flammarion, 1992. Starobinski (Jean), Le remède dans le rrv1, Gallimard, 1989. Swift (Jonathan), Gulliver's Travels, Oxford World Classics, 1998. Voltaire, Candide et autres contes, Folio Classique, 1992. DictiOT'/l'rlire de l'Académie fTt1TlÇlise, 1694- , (http://www.lib.uchicago.edu/efts/ AR1FUprojects/dicos/ ACAD EMIEI). Encydopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, éd. A. Pons, GF -Flammarion, 1~.
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