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La poésie en question: L'expérimentation chez Jacques Prévert, Notes de Littérature française

Typologie: Notes

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

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Télécharge La poésie en question: L'expérimentation chez Jacques Prévert et plus Notes au format PDF de Littérature française sur Docsity uniquement! Sarah GUERIN Numéro d'étudiant : 29027647 Deuxième année de master de Lettres modernes Spécialisation en littérature française Étudiante à l'Université de Paris Ouest Nanterre La Défense Mémoire de master La poésie en question : L'expérimentation chez Jacques Prévert Directeur de mémoire : Guillaume Peureux, professeur à Paris Ouest Nanterre La Défense. Jury de la soutenance : Guillaume Peureux, enseignant-chercheur. Spécialiste de la littérature française du XVIIe siècle. Pierre Hyppolite, maître de conférences. Spécialiste de la littérature française du XXe siècle. Juin 2014 1 Remerciements Je remercie, Mon directeur de mémoire, Monsieur Guillaume Peureux, pour avoir encadré mon travail et m'avoir guidé tout au long de la rédaction de ce mémoire. Je remercie, Monsieur Pierre Hyppolite pour avoir accepté de se joindre au jury lors de la soutenance. Je remercie, Ma famille pour son soutien, et tout particulièrement ma mère pour sa relecture attentive. « Et voilà le petit lion qui raconte à son petit frère émerveillé les choses qui lui sont arrivées. Mais il arrange un peu les choses, il n'est pas menteur, bien sûr, mais il en rajoute un peu pour faire plus joli, pour faire mieux. Il dit qu'il a traversé la jungle sur le dos de l'éléphant blanc et qu'il va épouser la fille du Roi des Chats et qu'elle se promène en carrosse traîné par un gros rat angora et qu'il a vu le Grand Lapin Polaire qui dort dans un frigidaire d'argent et qu'il a gagné à l'école le grand prix de zoologie et qu'il dormait sur des coussins d'aluminium et qu'il a fait tourner à l'électricité des machines à laver tout en velours brodé et que presque chaque soir il soupait en smoking écossais au milieu du désert avec plus de deux cent cinquante invités et même qu'on mangeait du perdreau truffé et du zèbre rayé ! Peut-on vraiment lui reprocher de donner à son récit le petit coup de patte de l'imagination, trop souvent les histoires les plus vraies ne sont pas toujours les plus belles et les petits lions font comme les hommes, ils mélangent le vin du rêve avec l'eau amère de la vérité. La vie des plantes, des hommes et des bêtes, est faite de réalité, mais aussi de merveilles secrètes et de vérités inventées. » Jacques Prévert, Le petit lion, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, Tome I, p.175-176. 2 On a cru pouvoir s'en débarrasser en le confinant à l'école primaire. À force de servir de récitations, « Page d'écriture » et « Le Cancre » risquaient de perdre leur caractère anticonformiste et corrosif […]. Peu enseigné dans les lycées et les universités, [Prévert] a évité les consécrations, d'autant plus qu'après le triomphe de Paroles l'admirer a cessé d'être un signe de « distinction » – selon la terminologie chère au sociologue Pierre Bourdieu. À peine son œuvre était-elle en passe d'accéder au statut littéraire qu'elle s'en est trouvée écartée. Si elle plaisait tant, c'est qu'elle devait être facile, voire simpliste, et d'ailleurs était-ce de la poésie ?3 En effet, pour qu'une œuvre littéraire soit considérée comme telle, il faut qu'elle présente des particularités saillantes qui en déterminent la valeur, et celle-ci se mesure souvent à la complexité de l'œuvre. L'équation serait alors la suivante : plus une œuvre est difficile à lire et déploie un vocabulaire obscur, plus elle est valable sur le plan littéraire et mérite qu'on s'y penche. Ainsi, si la poésie de Prévert est accessible à tous, c'est qu'elle n'est pas littéraire. Ce raisonnement, développé par les critiques les plus sceptiques, met en évidence les incohérences du système de reconnaissance littéraire : de fait, le travail de désacralisation que mène Prévert interroge les critères légitimant la valeur d'une œuvre. Il est aisé de reprocher à Prévert la simplicité de sa poésie, mais cela équivaut à nier le sens même de sa démarche littéraire. Le poète tire son originalité de la souplesse et de la facilité de son écriture, qui échappe aux conventions et détourne les procédés classiques. Il est alors légitime d'interroger la poéticité des textes de Prévert, car elle n'a rien d'évident. À ses détracteurs qui s'écriaient que son œuvre n'était pas de la poésie, le poète aurait sans doute répondu qu'ils avaient raison. Car faire de la poésie, ce n'est pas ce qu'il cherche : au contraire, il cherche à défaire la poésie, ou à la faire autrement. C'est sans doute la raison pour laquelle l'œuvre de Prévert est si difficile à saisir dans sa globalité : paradoxalement, le poète impose incontestablement une langue littéraire nouvelle alors même qu'il prend le contre-pied de la poésie et des règles du genre. Ainsi, deux attitudes dominent : soit Prévert est tout à fait évincé du champ littéraire et considéré comme un auteur populaire de peu d'intérêt, soit il est reconnu comme un poète aux jeux de mots drôles, dont on ignore – ou camoufle volontairement – la portée révolutionnaire. C'est sans doute le cas des poèmes que l'on donne à apprendre par cœur aux enfants à l'école : l'écriture de Prévert y est présentée comme simple et naïve, enfantine, sa dimension contestataire étant tout à fait niée. Ces différents regards sur la poésie de Prévert s'explique par la disparité formelle et thématique de son œuvre, qui, puisqu'elle ne se laisse pas enfermer, déroute son lecteur. 3 Danièle Gasiglia-Laster, « Introduction », in Jacques Prévert Œuvres complètes, op. cit., Tome I, p.X. 5 En effet, les premiers critiques s'intéressant à l'œuvre de Prévert le mettent en évidence. Albert Gaudin, qui publie un article consacré à Paroles à peine un an après sa sortie en librairie, souligne l'hétérogénéité formelle du recueil. Il procède à une énumération qu'il souhaite la plus exhaustive possible pour donner à voir les différents emprunts de Prévert. Ce qui frappe dans la poésie de Prévert, c'est tout d'abord la variété des éléments qui la constituent. On y trouve des satires d'une violence extrême, des chansons, des romances même, des tranches de vie, de la blague toute pure, de la fantaisie, et colorant le tout, beaucoup d'humour à la Alphonse Allais, noirci selon la formule surréaliste, en même temps qu'un goût très vif pour la petite fleur bleue populaire.4 Et aujourd'hui, ce sont bel et bien les chansons et les romances de Prévert qui sont passées à la postérité. La mémoire collective ne retient du poète que ce « goût très vif pour la petite fleur bleue populaire », que l'on retrouve entre autres dans le poème « Barbara ». Bien que le texte couve une violente dénonciation de la guerre, il demeure dans nos souvenirs scolaires comme un poème relatant une rencontre amoureuse. La réception de Prévert opérée par l'institution littéraire masque la cruauté des derniers vers de « Barbara » – « Des chiens qui disparaissent / Au fil de l'eau sur Brest / Et vont pourrir au loin / Au loin très loin de Brest / Dont il ne reste rien. »5 – pour ne garder que l'heureux souvenir amorcé dans l'incipit : « Rappelle-toi Barbara / Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là / Et tu marchais souriante / Épanouie ravie ruisselante »6. Ainsi, la popularisation de l'œuvre de Prévert s'accompagne dans la deuxième moitié du XXe siècle d'un effacement de son anticonformisme. Alors qu'il a toujours voulu échapper aux normes, Prévert tend peu à peu dans l'imaginaire collectif à incarner le stéréotype du poète populaire gentiment contestataire, mais surtout pas révolutionnaire. En effet, les poèmes choisis pour être mis en musique et chantés dans les cabarets parisiens ne sont à l'évidence pas les plus virulents. L'exemple de l'album Yves Montand chante Jacques Prévert, sorti en 1962, est particulièrement significatif : figurent sur la jaquette quinze titres, dont la majorité sont des mises en musique de poèmes issus de Paroles, les autres provenant de Spectacle et de Histoires et d'autres histoires. Il est particulièrement intéressant de noter que les poèmes extraits partagent un thème commun, l'amour, et laissent place à l'expression d'un « je » ou d'un « nous » lyrique chantant le bonheur : ce sont des textes courts, d'inspiration romantique, qui chantent les bonheurs simples. 4 Albert Gaudin, « La poésie de Jacques Prévert », in The French Review, Mai 1947, Volume XX, Numéro 6, p.424. 5 Jacques Prévert, « Barbara », in Paroles, [1946] Paris, Gallimard, 2006, « Folio », p.207. 6 Ibid., p.206. 6 Les textes « Chanson »7, « Dans ma maison »8, « On frappe »9, « Paris at night »10, « Sanguine »11, « Le jardin »12 peignent ainsi un couple : le narrateur y fait part d'un souvenir amoureux qu'il destine à un lecteur – ou un auditeur dans le cas de la chanson – double de l'être aimé, auquel il s'adresse à travers la deuxième personne du singulier. Il n'est pas étonnant alors que le texte « Barbara », qui déploie le même schéma, apparaisse sur ce disque. Chacun de ces poèmes, diffusés largement par le recours à la chanson, témoignent de la conception réductrice appliquée à l'œuvre de Prévert, considéré comme un joyeux chansonnier. La mise en chanson de ses textes, qui n'avait parfois pas été directement désirée par le poète, influe considérablement sur la réception de son œuvre. En outre, il faut mettre en évidence le fait que la maison de disques s'approprie les textes de Prévert et les fait siens : ainsi, Philips choisit de ne pas conserver le titre original du poème « Le chat et l'oiseau ». Sans rien changer des paroles, il est décidé que le texte sera renommé « Fable », nouveau titre qui contribue évidemment à orienter la lecture du poème. Ainsi, si les interprétations musicales de Prévert ont été une garantie de son succès auprès du public, elles ont aussi eu pour conséquence de ne rendre visible qu'une partie de son œuvre. Seule celle-ci a fait l'objet d'une véritable consécration, au contraire des nombreux autres textes de Prévert, au contenu beaucoup plus subversif et à la forme plus étonnante. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le large public, bien qu'il n'ait accès qu'à certains textes de Prévert, connaisse mieux sans doute que les critiques littéraires l'œuvre du poète. Marik Froidefond souligne cet ancrage populaire de la réception de Prévert dans un article consacré aux liens entre musique et poésie dans son œuvre : « Nous connaissons tous ses chansons, mises en musique par Kosma, Crolla, ou Verger, interprétées par Vaucaire, Gréco, Édith Piaf, Montand, Reggiani, Mouloudji, les Frères Jacques (et la liste est encore longue) qui font partie du patrimoine musical populaire français. »13 Or si quelques poèmes de Prévert font partie intégrante de la culture populaire, d'autres en sont quasiment irrémédiablement exclus. Comme l'on peut s'y attendre, c'est le cas des textes les plus polymorphes, les plus difficiles à saisir et sans doute les plus intéressants de l'œuvre du poète. Il est nécessaire de mettre en valeur la réception partielle de Prévert car elle nuit à la richesse de son œuvre. Contrairement à de nombreux autres auteurs dont seuls les grands textes marquent les esprits, il semble pour Prévert que la mémoire collective ne retienne que les plus simples. 7 Jacques Prévert, « Chanson », in Paroles, op. cit., p.182. 8 Id., « Dans ma maison », in Paroles, op. cit., p.83-85. 9 Id., « On frappe », in « Histoires », in Histoires et d'autres histoires, [1963], Paris, Gallimard, 2012, « Folio », p.96. 10 Id., « Paris at night », in Paroles, op. cit., p.204. 11 Id., « Sanguine », in « Tour de chant », in Spectacle, [1951], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », p.163. 12 Id., « Le jardin », in Paroles, op. cit., p.202. 13 Marik Froidefond, « Prévert et la musique : dans les coulisses de l'engagement politique et social », in Littératures, Le Mirail, Presses Universitaires du Mirail, 2012, Numéro 66, p.63. 7 Autrement dit, le recueil Paroles reste identifiable à de la poésie, malgré l'insertion de quelques textes audacieux déjà publiés antérieurement, tels que « Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France »18, « Souvenirs de famille ou l'ange garde-chiourme »19 et « La crosse en l'air »20, qui posent la question de la forme et du contenu poétique. Ces trois textes sont les plus longs du recueil : ils développent une dimension narrative et un caractère subversif qui ne sont pourtant pas étrangers aux lecteurs cultivés du XXe siècle ayant déjà lu, avant Paroles, les poèmes en prose de Baudelaire dans Le Spleen de Paris et la poésie engagée de Hugo dans Les Châtiments. Il ne fait pas de doute, au regard de son héritage poétique, que Prévert appartient au champ littéraire. Cependant, ses publications ultérieures s'émancipent clairement du carcan poétique : le poème se construit désormais en dehors de lui-même, par des emprunts à tous les genres littéraires, à tous les types de cultures et se nourrit de tous les arts. En outre, Prévert s'affirme comme un auteur engagé pour le peuple et approfondit la satire du pouvoir et de l'autorité, aussi bien sociale, politique que religieuse, qu'il avait ébauchée dans Paroles. Cette accusation des institutions, prêtes à le reconnaître comme poète, lui a valu un mépris grandissant de la critique qui persiste encore aujourd'hui, Prévert ne figurant que rarement parmi les auteurs majeurs du XXe siècle. Puisqu'il n'est que peu étudié au-delà du recueil Paroles, le caractère révolutionnaire de sa poésie ne jouit que d'une visibilité très réduite. Il s'agit donc d'éclairer la poésie de Prévert sous un nouvel angle, libérée de l'appréciation seulement populaire et de l'approche non littéraire à laquelle elle a parfois été réduite. Ainsi, dans les années 1970, Pierre Weisz s'insurge contre le mépris de la critique envers l'œuvre poétique de Prévert et accuse l'élitisme du système de classicisation : il explique pourquoi le poète populaire est un hapax dans la littérature moderne. Cette situation n'est pas accidentelle, elle procède en partie de l'attitude des créateurs qui, méprisant le public bourgeois, n'ont voulu être accessibles qu'à une élite intellectuelle. Le résultat en a été que, contrairement aux espérances, cette élite s'est recrutée dans une fraction de la bourgeoisie et que le public des poètes, s'amenuisant sans cesse, est composé maintenant presque exclusivement de critiques et d'intellectuels de profession. […] Jamais on n'a tant disserté sur l'Art, jamais on ne l'a pareillement diffusé, et jamais, si l'on excepte une mince élite, on ne l'a pareillement ignoré. La peinture moderne, la musique moderne et surtout la poésie moderne semblent être des domaines interdits au public populaire.21 18 Jacques Prévert, « Tentative de description d'une dîner de têtes à Paris-France », in Paroles, op. cit., p.5. 19 Id., « Souvenirs de famille ou l'ange garde-chiourme », in Paroles, op. cit., p.25. 20 Id., « La crosse en l'air », in Paroles, op. cit., p.109. 21 Pierre Weisz, « Langage et imagerie chez Jacques Prévert », in The French Review, Special Issue, Hiver 1970, Volume XLIII, Numéro 1, p.33. 10 Cependant, alors même qu'il compare Prévert à Hugo et dresse un large plaidoyer en faveur de l'œuvre du poète, Weisz ne se détache pas complètement du cliché de simplicité et d'immédiateté attaché à celle-ci. En outre, le critique ne fait mention, pour alimenter son article pourtant pertinent, que de textes extraits de Paroles, et certains issus de Histoires. Or les publications de Prévert vont bien au-delà des deux recueils, édités en 1946, au moment où Weisz fait paraître son article. Si ce décalage chronologique pose la question globale du recul nécessaire pour apprécier la valeur littéraire d'une œuvre, il laisse voir la difficulté des critiques à appréhender les œuvres les plus hybrides de Prévert que sont Fatras, Imaginaires et Choses et autres, qui constituent les trois derniers recueils publiés du vivant du poète. Le problème est de taille, car les défenseurs eux-mêmes de Prévert ont du mal à se départir de la simplicité apparente que donne à voir le poète, et qui est réelle. Ainsi Henri Michaux écrit à Jean Paulhan, alors directeur de la Nouvelle Revue Française, pour le persuader de publier à la fin des années 1930 des textes de Prévert. Il a déjà essuyé un premier refus de l'éditeur en 1938 et tente à nouveau de la convaincre en 1939. Or pour légitimer Prévert, Michaux évoque la grande accessibilité de son écriture et le dépouillement de son style, dépourvus selon lui d'un travail littéraire approfondi voire même d'une démarche lucide. Il est bien loin de pouvoir ou corriger ou rendre pire, ou améliorer ou diriger ses écrits ou même ses paroles. […] Crois-moi non comme critique mais comme témoin : les recherches littéraires ou anti-littéraires sont bien le cadet des soucis de cet homme. […] Cher Jean, ne va pas chercher du côté... chiqué... il n'y en a pas. Prévert écrit comme il parle sans se donner aucun mal, aucune excitation. Ce ne serait pas son genre.22 De ces affirmations à l'établissement du stéréotype peignant Prévert « griffonnant ses poèmes à la hâte sur les tables de bistrot »23, il n'y a qu'un pas. Le fait est que l'écriture de Prévert, alors même qu'elle se présente comme simple et accessible, développe une large réflexion sur le langage et, à travers lui, sur la société de son temps. Le poète mène bel et bien une recherche littéraire dans son œuvre, seulement celle-ci n'est quasiment jamais exprimée explicitement. En ce sens, il est souvent reproché à Prévert de ne pas avoir élaboré, en parallèle de son œuvre poétique, une démarche réflexive sur cette dernière. 22 Lettre de Michaux à Paulhan en 1939, in Pierre Vilar, « Michaux et Prévert, en terrain de connaissance », in Jacques Prévert « Frontières effacées », Lausanne, L'Âge d'Homme, 2003, « Bibliothèque Mélusine », actes des « Journées internationales Jacques Prévert » les 11, 12 et 13 décembre 2000 à l'Université Paris III / Sorbonne-Nouvelle, p.55-56. 23 Carole Aurouet / Danièle Compère / Danièle Gasiglia-Laster / Arnaud Laster, « Pourquoi commenter Prévert ? », in Jacques Prévert « Frontières effacées », op. cit., p.11. 11 Seul le recul critique du poète permet de légitimer son œuvre, parce qu'il accepte de se prêter au jeu du discours métalittéraire et de l'élitisme nécessaire qui semble en découler. Or c'est bien la posture du critique que refuse d'adopter Prévert, lui qui préfère se livrer à une libre analyse de ses écrits et de ceux des autres, en dehors de tout cadre normatif : la série d'entretiens avec André Pozner, publiée dans Hedromadaires en 1972, témoigne ainsi de l'attention portée par le poète à l'actualité littéraire. Prévert y dénonce entre autres l'hypocrisie de la presse, mais aussi la vanité rhétorique de prétendus grands écrivains tels que François Mauriac. Mais là encore, Prévert fait acte d'insoumission : il a d'abord refusé de publier Hedromadaires, qui paraît finalement chez Guy Authier, et deux ans plus tard chez Gallimard dans la collection « Folio »24. Cette précision n'est pas vaine : en effet, la seule mention du type d'édition conditionne la lecture de l'œuvre. Alors que les entretiens auraient pu paraître dans la collection « Idées » de Gallimard, elles figurent dans la collection « Folio ». Ce simple choix d'édition oriente la lecture de Hebdromadaires comme une fantaisie littéraire, et non pas comme un travail de critique légitime. Il est vrai que le style de l'œuvre n'a rien d'académique, mais les idées qu'elle développe mettent pertinemment la littérature en perspective. Prévert prend à rebours le système conventionnel pour le détourner : si sa méfiance envers l'institution littéraire a conditionné sa réception, elle marque son intransigeance et sa volonté de renouveler un ensemble de valeurs qu'il juge vieillies et inappropriées. L'acception de la rigueur de sa position fait encore problème – et c'est sans doute le plus intéressant – pour les critiques d'aujourd'hui confrontés à l'œuvre de Prévert. Ainsi, Frank Wilhelm, qui étudie la réception et la postérité du poète au Luxembourg, souligne l'absence quasi totale de réflexion métalittéraire chez Prévert. Il le compare à Phil Sarca, un poète luxembourgeois contemporain qui, lui, se donne la peine de réfléchir ouvertement sur sa poésie. Or la démarche est tout à fait différente, car Phil Sarca – pseudonyme littéraire de Jeannot Scheer – est un professeur de lettres, qui a d'ailleurs consacré un mémoire de maîtrise et une ébauche de thèse à Prévert. Le rapprochement, bien que justifié stylistiquement, met sur le même plan deux auteurs qui envisagent de manière très différente la littérature. La posture de Frank Wilhelm est emblématique du regard contemporain posé sur la poésie de Prévert. Si le critique fait l'effort de se pencher sur l'œuvre du poète et lui reconnaît un pouvoir d'influences sur la littérature luxembourgeoise, il met au jour le soupçon de l'institution littéraire sur les textes de Prévert et dévoile une particularité de la littérature contemporaine, toujours encline à mettre en scène son propre examen. 24 Danièle Gasiglia-Laster / Arnaud Laster, Notes sur Hebdromadaires, in « Textes divers (1929-1977) », in « Notices, documents et notes », in Jacques Prévert Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome II, p.1428-1429. 12 Raymond Queneau a bien compris la dimension édifiante des œuvres de Prévert, et érige le poète en fabuliste moderne. Comme le critique Pierre Weisz, il ébauche une comparaison entre Prévert et Hugo, rapprochés par leur succès populaire commun et le rôle majeur qu'ils ont joué dans le renouvellement de la poésie de leur temps. En démontrant la portée moralisatrice des textes de Prévert, Queneau met au jour la nécessité, pour la poésie comme pour toute œuvre littéraire, d'être adressée à un public et de ne pas confronter le lecteur à une œuvre close sur elle-même. Prévert a fait de la morale, en vers et en chansons : c'est l'une des causes de sa très grande audience. Depuis Victor Hugo, le Poète n'avait pas enseigné les foules. Depuis Baudelaire, le Poète ne s'était pas assigné comme but la diffusion d'une nouvelle façon de juger les choses, d'une nouvelle « sensibilité morale ». Le retrait loin des foules, l'hermétisme, la « fin-de-siècle », le « cubisme littéraire » avaient éloigné la poésie d'une expression moralisante et enseignante.28 Les propos de Queneau dévoilent une préoccupation majeure de la deuxième moitié du XXe siècle : la littérature doit être adressée au public, et ne pas le laisser de côté pour se livrer à une réflexion uniquement formelle. Prévert, quant à lui, parvient à une « union du langage et de la signification »29 selon les termes de Weisz : s'il porte une grande attention à la forme, c'est pour l'adapter à son contenu. Ainsi, la poésie de Prévert ne sombre ni dans le formalisme, ni dans la partialité exclusive, puisqu'il invente une langue propre à soutenir ses idées. Forme et contenu sont donc indissociables dans la poésie de Prévert : l'analyse des deux doit se mener de front, ce que résume pertinemment le critique dans son article sur le poète. Il a choisi son camp, il s'est « engagé » bien avant que le mot ne fasse fortune, mais ce choix l'a engagé non seulement sur le plan du contenu et des intentions, il l'a engagé aussi sur le plan de la forme. C'est l'originalité de sa réussite d'avoir su créer un langage et une imagerie parfaitement adéquats à son propos.30 Or la création d'un langage neuf, apte à diffuser de manière juste une remise en question du monde, ne va pas de soi. Le parcours de Prévert en poésie correspond à une recherche dynamique qui n'a de cesse que de se renouveler et de s'interroger : le poète a toujours tenté de développer de nouvelles formes tout au long de son œuvre, ne se contentant jamais de ses trouvailles pour qu'elles ne perdent pas leur caractère original et spontané. 28 Raymond Queneau, « Jacques Prévert, le bon génie », in « Hommages », in Bâtons, chiffres et lettres, [1950], Paris, Gallimard, 1965, « Idées », p.250. 29 Pierre Weisz, « Langage et imagerie chez Jacques Prévert », in The French Review, op. cit., p.37. 30 Ibid., p.42. 15 Chaque recueil de Prévert est un nouveau commencement qui poursuit et approfondit la démarche du précédent : ainsi, le recours à la forme théâtrale dans le poème « L'accent grave »31 extrait de Paroles annonce déjà les motivations du recueil Spectacle autour du poème comme performance et représentation. De même, le recours au poème bref sous forme d'aphorisme, déjà présent dans la section « Intermède »32 de Spectacle, innerve les recueils Fatras et Choses et autres, où le procédé entre dans une section nommée respectivement « Graffiti »33 et « Graffiti (suite) »34. L'œuvre de Prévert se conçoit ainsi comme un prolongement : à travers les expériences menées dans chacun de ses recueils, le poète déploie une seule toile dont l'unité est frappante. Le recueil Choses et autres, dernière œuvre publiée du vivant du poète, apparaît dès lors comme un testament littéraire qui réunit les différentes pistes abordées par Prévert : c'est l'aboutissement de son travail poétique. Ce recueil rassemble les formes apparemment les plus étrangères, telles que l'autobiographie, le dialogue, le conte parodié, la pièce de théâtre, le pamphlet historique, la réflexion sur la peinture. Chacun de ses textes constitue pourtant un morceau de la mosaïque prévertienne, qui se nourrit de tous les types de littérature, à la fois officielle et populaire, et plonge ses racines dans la réécriture. Si cette dernière se comprend à l'échelle de l'œuvre de Prévert, elle se déploie aussi à l'échelle de la littérature : Choses et autres peut être considéré à de nombreux égards comme la synthèse des publications de Prévert. Il emprunte d'ailleurs le motif de plusieurs de ses textes aux courts poèmes illustrés de Imaginaires, qui sont parfois retranscrits à l'identique, tels que « Ministère de ludique- action-publique »35 ou « Cataire »36. À l'échelle de la littérature, Prévert réécrit et adapte à la société de son temps les grands mythes, contes et légendes qui ont hanté l'imaginaire populaire. La poésie devient donc le creuset d'un large processus d'hybridation : c'est le lieu par excellence de tous les possibles en littérature, celui de toutes les expérimentations. En effet, le choix de Prévert pour la poésie s'explique sans doute par la capacité, inhérente à la définition même du genre, de pouvoir se métamorphoser continuellement. C'est la raison pour laquelle la question des limites de la poésie a toujours posé problème : la poésie est un genre extrêmement mouvant, dont les règles autrefois strictes – et cela reste à nuancer – disparaissent peu à peu au profit d'une simple attention au mot et à l'image, suscitée par le texte. 31 Jacques Prévert, « L'accent grave », in Paroles, op. cit., p.56-57. 32 Id., « Intermède », in Spectacle, op. cit., p.231-242. 33 Id., « Graffiti », in Fatras, op. cit., p.9-27. 34 Id., « Graffiti (suite) », in Choses et autres, [1972], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », p.9-27. 35 Id., « Ministère de ludique-action-publique », in Imaginaires, [1970], Paris, Gallimard, 2010, « Folio », p.50. et in « Vulgaires », in Choses et autres, op. cit., p.184. 36 Id., « Cataire », in Imaginaires, op. cit., p.95. et in Choses et autres, op. cit., p.125. 16 Prévert, comme de nombreux poètes avant lui, interroge la poésie et en renouvelle, par son œuvre, la définition. Ainsi, ne serait poète, paradoxalement, que l'auteur qui parvient à déplacer le cadre du genre imposé avant lui : de ce fait, la poésie est elle-même un genre dynamique, qui ne cesse de s'émanciper de ses prédécesseurs au lieu de se placer sous leur égide. Chaque poète doit pouvoir se démarquer à sa manière, et donner un éclairage nouveau au genre. C'est le constat qu'élabore Hugues Marchal en introduction de son ouvrage « La poésie » publié chez Flammarion. L'universitaire recueille différents textes critiques et littéraires de poètes : il parcourt une longue période chronologique, s'étalant de l'Antiquité de Aristote à l'époque contemporaine de Eduardo Kac, poète et artiste brésilien né en 1962. […] toute tentative pour définir la poésie, c'est-à-dire pour lui assigner une limite (« définition » renvoie à finis, la « borne »), risque de constituer elle-même un acte de violence, en excluant une partie de ce qui se nomme déjà, ailleurs, poésie. Dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1879), Larousse notait déjà qu'« il n'est peut-être pas de mot du dictionnaire plus difficile à définir que celui-là, plus vague, plus insaisissable dans ses divers caractères ». […] Protéiforme, la poésie revêt les aspects les plus divers selon les lieux et les époques. […] Faut-il alors se résoudre à n'aborder qu'au pluriel les poèmes comme les théories qui s'y rattachent ? Le champ poétique a tant exploré voix et formes que la seule attitude rigoureuse paraît consister à y admettre toutes les œuvres qui se sont réclamées de ce nom, et qui ont été désignées ainsi par une partie des institutions (revues, critiques, auteurs, etc.). En somme, selon une formule de Jacques Roubaud, « est poésie ce qui est dit poésie ».37 La poésie se caractérise en effet par la polymorphie des œuvres qui la compose, et c'est en ce sens que Prévert y trouve sa place, en tant qu'initiateur d'expérimentations littéraires. Son œuvre teste les limites du genre – et du texte lui-même – pour les déplacer. L'écriture de Prévert s'étend d'ailleurs au-delà de la littérature et entretient des rapports étroits avec la peinture, ou tout du moins avec l'art pictural pris dans sa globalité. Suivant la conception de Pierre Weisz, qui affirme que « la poésie est plutôt un art qu'un genre »38, Prévert se fait peintre et élabore nombre de ses poèmes à partir d'images, d'instantanés visuels qu'il tente de retranscrire. C'est le cas par exemple du poème « Déjeuner du matin »39 extrait de Paroles, souvent étudié par les critiques, qui soulignent sa dimension cinématographique. L'enchaînement de phrases courtes, le recours à la parataxe et enfin l'emploi du passé composé donnent à voir une succession d'images dont le poète se fait le témoin. 37 Hugues Marchal, « Introduction », in La poésie, Paris, Flammarion, 2007, « GF Corpus Lettres », p.13-14. 38 Pierre Weisz, « Langage et imagerie chez Jacques Prévert », in The French Review, op. cit., p.38. 39 Jacques Prévert, « Déjeuner du matin », in Paroles, op. cit., p.148-149. 17 Mon angle d'approche principal tout au long de ce mémoire de master sera donc le suivant. Je me pencherai sur l'œuvre de Prévert en tentant de saisir ses écarts par rapport au genre et d'en dégager la poéticité. C'est pourquoi je me suis fixée une problématique analytique : dans quelle mesure l'œuvre poétique de Prévert, véritable laboratoire littéraire d'expérimentations artistiques, donne-t- elle à lire une nouvelle définition de la poésie ? Je me suis proposée, pour ce travail, de m'en tenir aux sept grands recueils publiés par Prévert de son vivant, qui sont dans l'ordre chronologique Paroles, Spectacle, La pluie et le beau temps, Histoires et d'autres histoires, Fatras, Imaginaires, et enfin Choses et autres. Concernant le recueil Histoires et d'autres histoires, que je mentionnerai souvent sous l'abréviation Histoires, il s'agit de la version de 1963 qui reprend les textes du recueil Histoires, déjà publié en 1946, et y ajoute l'appendice inédit D'autres histoires, incluant entre autres la section « Contes pour enfants pas sages », publiée séparément en 1947. Ma réflexion se développera en trois temps. Je consacrerai tout d'abord un premier point au témoignage de l'Histoire, en m'interrogeant sur les rapports de Prévert à l'actualité de son temps : le poète traverse quasiment dans son intégralité les trois premiers quarts du XXe siècle et vit ses deux conflits mondiaux et ses guerres de décolonisation. La poésie de Prévert emprunte souvent les ressorts de la radio et de la télévision pour accuser les mensonges de l'élite et l'hypocrisie de la propagande. Dans un second point, je me pencherai plus précisément sur la dénonciation de la société qu'ébauche Prévert dès son premier recueil et qu'il poursuit de plus en plus violemment tout au long de son œuvre. Le poète s'en prend à toutes les formes d'institution soupçonnées d'autoritarisme : plus que le pouvoir en place, Prévert incrimine tous ceux qui le soutiennent et parodie, dans une grande entreprise satirique, toutes les figures bourgeoises et religieuses qui prônent un vain conservatisme et nient les libertés les plus élémentaires. Enfin, j'étudierai dans un troisième point la création par Prévert d'un nouvel imaginaire qui repousse les frontières de la poésie : après avoir tenu un réquisitoire contre la mascarade sociale, le poète vise à bâtir un monde nouveau, libre de toutes les contraintes hiérarchiques et de tous les pièges linguistiques. En effet, c'est à travers le langage que se joue la portée révolutionnaire de l'œuvre de Prévert, qui défend un emploi simple, sincère et vrai de la langue : c'est en réapprenant à chacun à peser ses mots et à interroger les conventions que pourra se faire jour une société nouvelle, mais avant elle une littérature nouvelle, émancipée du poids de la critique élitiste. Dans cette perspective, la poésie de Prévert emprunte à tous les domaines culturels et artistiques, il brise le carcan poétique pour donner à voir le sens réel de la littérature, qui doit s'adresser à tous et apporter un éclaircissement sur le monde sans prétention aucune. 20 I] Témoigner de l'Histoire : la poésie à l'épreuve de l'actualité Le rapport de la poésie de Prévert à la réalité de son temps ne semble pas poser problème : il apparaît comme évident. En effet, le poète s'est penché sur les grandes crises de son époque et y a souvent pris part de manière explicite. Ainsi, la dénonciation des luttes armées parcourt l'intégralité de son œuvre, de Paroles à Choses à autres. Qu'il s'agisse des conflits mondiaux ou des guerres de colonisation, tous sont accusés par Prévert d'entraîner une violence inouïe, d'autant plus atroce qu'elle est vaine. Dans cette perspective, il serait alors pertinent de parler pour Prévert de poésie engagée, fondamentalement ancrée dans l'actualité et donnant à lire un témoignage sur le bellicisme français au cours du du XXe siècle. Cependant, la peinture de la réalité dans la poésie de Prévert fait d'emblée question. S'il s'est rapidement émancipé du mouvement surréaliste dirigé par Breton, le poète conserve dans son œuvre les marques indéniables de cette influence littéraire, qui se garde bien de coller au réel. À l'origine, le surréalisme naît d'une claire contestation du réalisme, clairement exprimée par Breton dans le premier Manifeste du Surréalisme, publié en 1924. Il s'insurge contre le roman du XIXe siècle, qui multiplie les descriptions et ne laisse ainsi aucune place à l'imaginaire. Or ce n'est pas seulement le mouvement littéraire qu'il conteste, mais plutôt toute attitude visant à promouvoir la réalité : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s'entend, qu'à la fin cette croyance se perd. »49 C'est ce refus de la vie telle qu'elle est donnée, insuffisante, qui justifie la démarche de Breton : celui-ci en appelle au secours du rêve et de l'imaginaire, deux topoi majeurs du surréalisme, pour échapper à cette médiocrité et enrichir sa poésie. Selon l'universitaire Daniel Leuwers, auteur de l'ouvrage Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Breton est « [e]nnemi du réalisme et du rationalisme »50. C'est la raison pour laquelle il prône un nouveau rapport à l'écriture, détaché du recours à la raison et fondé sur une libre expression de l'inconscient : la littérature se fait donc avant tout empirique, multipliant les expériences dans un état second pour tenter d'accéder à une réalité supérieure. Tout l'objectif du surréalisme est là : il s'agit de surmonter le réalisme, de passer outre la réalité, de se tourner du côté de son versant caché ou mystérieux. Dans ce cadre, la poésie de Prévert apparaît comme étrangère au mouvement même dont elle est née : l'œuvre du poète, sans se démarquer violemment du surréalisme, en propose cependant une autre définition, plus souple, qui renoue avec le réel. 49 André Breton, Manifeste du Surréalisme, [1924], Paris, Gallimard, 1966, « Idées », p.11. 50 Daniel Leuwers, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Paris, Armand Colin, 2005, « Lettres Sup », p.84. 21 En effet, Prévert, tout comme Aragon, est conscient du risque d'enfermement qu'encourt le mouvement : une rupture totale avec la réalité n'aurait pour unique conséquence que de couper la littérature surréaliste du monde moderne, dans lequel elle prétend pourtant s'ancrer, en diffusant en France les recherches récentes de Freud sur la psychanalyse. Pour ne pas que le surréalisme plonge dans l'hermétisme propre à la poésie des dernières années du XIXe siècle, la solution serait de maintenir un lien avec le réel, et plus encore, avec l'actualité. Si l'accusation de conservatisme du mouvement surréaliste peut sembler excessive, elle n'est pourtant pas fausse : c'est ce que souligne les critiques Jacques Vassevière et Nadine Toursel dans leur ouvrage Littérature : 140 textes théoriques et critiques. Dans le contexte de l'Occupation et de la Résistance, Aragon s'élève « contre la poésie pure » de Paul Valéry […]. En 1946, il donne au Musée Grévin une postface intitulée significativement « De la réalité en poésie » où il réhabilite, en se réclamant de Goethe, la poésie de circonstance, ouvrant ainsi le domaine de la poésie à tout ce « qui est de son temps, qui marque le fait, la date, la réalité ». Affirmer qu'« il n'y a de poésie que du réel » conduit Aragon à rejeter le « fameux mystère poétique » entretenu par « les amants de la beauté académique » et les surréalistes, auquel il oppose une conception de la poésie (et de sa lecture) qui associe compréhension et émotion.51 En effet, les événements de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas sans rapport avec cette soudaine prise de conscience qui traverse l'élite culturelle, et tend à radicaliser la nécessité pour la poésie de se saisir de l'Histoire. Il ne serait sans doute pas vain d'émettre l'hypothèse que c'est le déclenchement même de la Seconde Guerre mondiale qui met réellement fin au mouvement surréaliste, lequel atteint son apogée dans les années 1920, avant de se dissoudre progressivement. Le pamphlet collectif intitulé Un cadavre, publié le 15 janvier 1930 par les dissidents du groupe, prouve déjà les réticences qui se font jour non pas tant contre Breton, mais contre sa conception de la littérature. La contribution de Prévert est à cet égard explicite, lui qui condamne dans l'article « Mort d'un Monsieur » la prétention de Breton : « Parfois la bêtise lui couvrait le visage. Il s'en doutait car il était rusé et se planquait alors derrière les majuscules Amour, Révolution, Poésie, Pureté. »52 La condamnation de l'hermétisme vers lequel tend Breton est là, dans ces quelques mots devenus concepts par l'ajout d'une majuscule initiale. Ce que dénonce finalement Prévert, c'est le fossé qui se creuse entre les idées surréalistes et la réalisation de celles-ci. 51 Jacques Vassevière / Nadine Toursel, Littérature : 140 textes théoriques et critiques, Paris, Armand Colin, 2011, « Cursus Lettres », p.225. 52 Jacques Prévert, « Mort d'un Monsieur », in « Textes divers (1929-1977) », in Jacques Prévert Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome II, p.444. 22 Leurs propos s'entrecroisent, mimant un court dialogue de quatre répliques. Alors que Rothschild justifie l'emploi des gaz chimiques et dresse un rapport sur le « grand intérêt »62 que peuvent présenter les maladies infectieuses dans le cas d'un conflit armé, Teilhard de Chardin chante les joies du front : « Tous les enchantements de l'Orient, toute la chaleur spirituelle de Paris, ne valent pas, dans le passé, la boue de Douaumont. »63 Pour donner du crédit à ces citations, Prévert prend soin de mentionner pour chacune d'elles le journal dans lequel elles ont été publiées, et la date de parution de ce dernier : sa démarche s'assure ainsi d'être d'une légitimité incontestable. Le poète met donc en parallèle deux réalités, celle de l'élite militaire, chargée d'organiser la guerre, et celle de l'élite religieuse, chargée de glorifier le combat. En les unissant, Prévert vise à dénoncer l'absurdité fondamentale des conflits armés et la supercherie du pouvoir : les dirigeants se gardent bien de décrire la réalité de terrain pour les soldats mobilisés. Tout n'est donc que discours, mots vains visant à masquer la vérité de la situation guerrière. Cette duplicité se fait explicitement jour par la confrontation de deux citations du même personnage historique, choisies pour la contradiction qu'elles mettent en évidence : ce sont des propos de Pétain. Prévert franchit ici un cran dans la condamnation et se permet une audace inédite : dénoncer un chef d'État français, considéré comme le grand vainqueur de Verdun au lendemain de la Première Guerre mondiale, tient quasiment d'un acte antipatriotique, ce que n'aurait sans doute pas contesté le poète. En effet, si le nom de Teilhard de Chardin a un faible pouvoir d'évocation sur le lecteur d'aujourd'hui, ce n'est pas le cas de celui de Pétain, qui a profondément marqué les mentalités. Prévert fait se succéder deux citations de celui-ci, l'une datée de 1917 lorsqu'il était encore général, et l'autre datée de 1935, alors qu'il a obtenu le statut de maréchal. Fustigeant dans le premier article le comportement du poilu, assimilé à un ivrogne, et condamnant la « beuverie générale »64 qu'est devenu le camp militaire, il vante dans le second les bienfaits du vin dans le déroulement de la guerre. Pétain loue avec emphase, employant un lexique épique, le courage du soldat prêt à braver tous les obstacles pour se procurer de l'alcool. Il conclut ainsi son éloge : « Le vin a été, pour les combattants, le stimulant bienfaisant des forces morales comme des forces physiques. Ainsi a-t-il largement contribué, à sa manière, à la Victoire. »65 La dénonciation de la manipulation politique s'accompagne ici d'une pointe à l'égard de la grandiloquence de Pétain : ce dernier emploie en effet le registre épidictique dans l'unique but d'allégoriser la victoire guerrière, fruit non pas de l'acharnement des soldats, mais du résultat du vin sur l'organisme. 62 Jacques Prévert, « Les règles de la guerre », in Fatras, op. cit., p.45. 63 Ibid., p.45. 64 Ibid., p.51. 65 Ibid., p.52. 25 La force du poème tient dans le non-dit : la dénonciation de Prévert, de fait implicite, se joue dans le simple jeu de juxtaposition. En empruntant sa démarche à celle de l'historien, il ancre son poème dans une perspective mémorielle. La poésie était, à l'origine, un genre chargé de la conservation d'un patrimoine commun, ce que souligne l'universitaire Hugues Marchal, spécialiste du genre poétique : « De fait, pour une longue tradition, le poème aura constitué par excellence un monument, la promesse d'une sauvegarde collective et personnelle contre le temps. »66 Or Prévert prend à rebours ces propos : loin de vouloir conserver et pérenniser les dires de Rothschild, Teilhard de Chardin ou Pétain, il veut ôter leur nom de l'Histoire, désacraliser leur prestige et ruiner leur réputation. Le poète prétend ainsi écrire une autre Histoire, libérée de ses mensonges et de ses grands mythes infondés. Prévert guide ainsi son lecteur à ne plus être dupe du discours des grands, qu'il s'agisse de l'autorité politique ou de l'autorité religieuse, car elle aussi est remise en cause. Le poète compte sur la finesse de son lecteur, qu'il juge apte à déceler par lui-même l'ironie structurante du poème « Les règles de la guerre ». En effet, l'intégralité du texte fonctionne sur un jeu de connivence, suscitant le rire ou l'indignation. Pour atteindre son but, Prévert sélectionne chez les auteurs qu'il met en accusation les phrases les plus choquantes, et leur retire toute possibilité de se justifier. La citation revêt donc un caractère sentencieux, qui dévoile la puissance dévastatrice du langage. Il cite ainsi un propos du Révérend Père Bruckberger : « Pour ceux qui savent remonter des effets aux causes, l'impiété dans la société est un mal plus radical et plus abominable que les camps de concentration et les fours crématoires. »67 La comparaison met ici sur le même plan l'impiété religieuse et le massacre de masse, qui peuvent d'emblée être dissociés : la première est un mal spirituel, et le second un mal réel, effectif, historique. Ce véritable abus de langage invite à un parallèle fondamentalement fallacieux, car il met en parallèle deux réalités différentes. Le propos permet cependant de repenser les rapports entre religion et guerre, et plus globalement entre Église et État. Dans cette perspective, Prévert fait sien le topos accusant les prêtres d'imposture et de tartufferie : la soutane ne serait donc que le costume permettant de légitimer les pires atrocités. Le poète évoque ainsi le portrait du général Massu par Albert-Paul Lentin. Il cite les propos de Suzanne Massu sur son mari : « C'est un homme rude et bourru, mais bon catholique, fervent et pratiquant, animé d'une foi quasi primitive et même dogmatique... »68 Le balancement de la syntaxe met en évidence la grossièreté du personnage, pourtant réhabilité par sa piété. Or celle-ci tient à peine du sentiment religieux : au lieu d'élever l'homme, la foi semble ici le bestialiser. 66 Hugues Marchal, La poésie, op. cit., p.16. 67 Jacques Prévert, « Les règles de la guerre », in Fatras, op. cit., p.60. 68 Ibid., p.56. 26 La force du travail de Prévert tient dans son attention aux comparaisons abusives : retranscrites par le poète, elles éclairent le lecteur sur l'usage vaniteux de la langue. Le général Massu est ainsi assimilé à un guerrier du Moyen-Âge : « il retrouva d'instinct le réflexe médiéval du chevalier en croisade qui, avant de courir sus aux infidèles et aux hérétiques, mande près de lui le chapelain pour les ultimes conseils de l'âme »69. Si l'auteur du texte original opère un rapprochement qu'il souhaite en faveur de Massu, le propos a pour conséquence d'assimiler implicitement la guerre d'Algérie à une guerre de religion médiévale. Or l'abus de langage permet d'évoquer en filigrane le comportement de Massu, qui a pratiqué la torture en Algérie. Finalement, les abus de langage dont font preuve les autorités donnent lieu à des erreurs de jugement chez le peuple : son ignorance vient souvent d'un manque de culture. Les plus influençables reproduisent ainsi les structures de pensées que leur impose le pouvoir, alimentant leur confusion. Cette désinformation entraîne, chez les moins avertis, l'assimilation hâtive de réalités différentes ou de données hétérogènes. Or dans son poème, Prévert souligne que chacun, s'il n'y prend pas garde, peut être victime d'une erreur de langage. C'est le cas de Paul Claudel, pourtant grand écrivain, dont le poète cite cette unique phrase : « Ce n'est pas ma faute si Dieu existe »70. Prévert ne se contente donc pas de blâmer la bienveillance de l'Église chrétienne envers la guerre, il accuse le langage d'être le complice d'une vaste entreprise de mystification, parfois aux dépens même de ceux qui en sont les initiateurs. Le poète prouve ici qu'il peut manipuler le langage par le simple fait d'extraire une phrase de son contexte : jouant sur la foi de Paul Claudel, il lui fait tenir un discours volontairement athée. L'humour de Prévert tient dans le double sens de l'expression « ce n'est pas de ma faute » : elle peut signifier que le locuteur n'a pas pris part au fait, qu'il n'en n'est pas responsable, mais aussi qu'il ne doit pas être accusé à tort de ce fait. Ainsi, la locution, quasiment enfantine, connote d'emblée une attitude de dédouanement, qui devient ici particulièrement comique. Dans cette mesure, le poème « Les règles de la guerre » pourrait être lu comme un texte programmatique, concentrant toute la réflexion de Prévert sur le langage. Le poète vise à déverrouiller les automatismes de la langue. Recourir à la citation, c'est montrer la fixité du langage, et donc s'élever contre la perpétuation de stéréotypes. Selon les termes de Pierre Weisz, « Prévert se contente de citer pour détruire »71. Citer ses adversaires lui permet de prendre du recul sur leurs propos et de mieux récuser leur discours : il s'agit pour lui de discréditer le langage creux de ceux qui débitent des idées sans même réfléchir à la portée de leur discours. 69 Jacques Prévert, « Les règles de la guerre », in Fatras, op. cit., p.56. 70 Ibid., p.60. 71 Pierre Weisz, « Langage et imagerie chez Jacques Prévert », in The French Review, Special Issue, op. cit., p.36. 27 L'homme de lettres du XVIIIe siècle prétend ainsi que le poète, contrairement au prosateur, « affiche qu'il veut plaire, et s'il instruit, il paraît cacher qu'il en ait le projet »80. C'est la raison pour laquelle Prévert a recours à l'aphorisme, qui s'oppose par sa brièveté et sa clarté percutante au discours des grands. Or ses maximes, qui pourraient apparaître comme sentencieuses, prennent au contraire le contre-pied des idées reçues et des proverbes populaires. Ainsi, elles remettent en question, en parodiant ses formes, le savoir scolaire. En effet, c'est à l'école que sont transmis aux enfants l'amour du pays et la soumission au pouvoir. C'est sans doute autour du concept même d'Histoire, et en particulier sa réception et sa transmission au sein de l'univers scolaire que se noue le problème : les jeunes français grandissent avec l'imaginaire d'une patrie victorieuse. Prévert situe donc le problème au cœur de l'institution : l'école inculque aux têtes blondes la grandeur de la nation. Face aux discours épiques sur la guerre, Prévert déploie une tonalité héroï-comique dans le texte surtitré « Histoire ancienne » : « … et Minusculus le Grand, empereur des Poux, à la tête de ses troupes, mourut au champ d'honneur sur la tête des hommes. Mais Typhus le Vengeur remporta la Victoire sur Persona grata. »81 En employant une terminaison latinisante, le poète se moque de la vanité du savoir et de la grandeur assimilée à la civilisation antique : l'oxymore « Minusulus le Grand », à portée onomastique, est enrichi par l'apposition révélatrice « empereur des Poux ». La guerre n'est pas seulement animalisée, elle est ridiculisée et réduite à l'échelle du microscopique, et donc de l'insignifiant. Ainsi, la victoire n'est pas attribuée à un homme exceptionnel, mais à une maladie, personnifiée par son expansion : « Typhus le Vengeur ». Ce sont des événements contingents qui sont à l'origine des grandes défaites ou des grandes victoires de l'Histoire, ce qui prouve que l'homme n'est en aucun cas acteur du combat : il est le simple jouet de conditions qui lui échappent. L'Histoire s'élabore donc à partir de hasards, toujours interprétés en la faveur de la nation contre ses adversaires. Le patrimoine est donc lui-même le fruit d'une manipulation. Pour sortir de la mystification sociale, Prévert entreprend par le langage de révéler une réalité autre, loin des mensonges institutionnels, analysée par Pierre Weisz. Assassiner les clichés, démystifier le langage et lui redonner un sens sont les fonctions du poète. […] Il tue les mots parce qu'il les reconnaît pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire les signes d'une réalité devant laquelle, au contraire des poètes de cour, il prend parti. Mais les idées sont dangereuses, car à leur approche la rhétorique renaît de ses cendres : c'est pourquoi les idées de Prévert sont surtout exprimées sous une forme affective et même sensuelle.82 80 Hugues Marchal, La poésie, op. cit., p.32. 81 Jacques Prévert, in « Graffiti », in Fatras, op. cit., p.26. 82 Pierre Weisz, « Langage et imagerie chez Jacques Prévert », in The French Review, Special Issue, op. cit., p.35. 30 Contre la rhétorique, il s'agit de démanteler les locutions figées : seule elle peut permettre de défaire les stéréotypes ancrés dans les mentalités, qui sont souvent le fruit d'un formatage linguistique. La parodie de Prévert s'amorce dans ses jeux de mots : il déplace les expressions normatives pour leur donner un sens nouveau. C'est le cas dans un autre poème, issu lui aussi de la section « Graffiti » de Fatras : « Le train-train de l'histoire : / Vous prenez la ligne à Transnonain 34, vous changez à République V et l'on vous descend à Charonne 62. »83 Ce dernier présente la même structure que le texte précédent qui laisse apparaître en exergue un titre : « Le train-train de l'histoire ». L'expression, que Prévert invite à lire en écho avec « Histoire ancienne », met en valeur le sens binaire du terme histoire, selon qu'il est orthographié avec une majuscule ou non. Alors que l'Histoire désigne, renouant avec l'étymologie latine historia, l'étude des hauts faits qui ont marqué une époque, l'histoire désignerait simplement un récit, par affaiblissement du sens. Par ce phénomène stylistique, Prévert, comme Brecht avant lui, souligne que seuls les grands hommes ont leur nom dans l'Histoire et en retirent de la gloire. Quant au peuple, il reste cantonné dans l'anonymat : il appartient à l'histoire mineure qui ne mérite pas d'être retenue. La suite du poème révèle linguistiquement cette manipulation du peuple, qui n'a pas la liberté d'être maître de lui-même : si les deux premières propositions ont pour sujet le pronom personnel « vous », ce dernier a la fonction de complément d'objet direct à la fin de la phrase. L'apparition du pronom personnel « on », volontairement indéfini, laisse planer un doute sur l'identité désignée. Or le sens caché du poème s'active si l'on prête attention au verbe « descendre » : s'il signifie dans son acceptation courante « sortir d'un véhicule », il peut aussi être compris au sens figuré, dans un registre familier, de « tuer ». Et l'alternative ne reste que peu de temps en suspend, si l'on considère que le verbe « descendre » devrait être ici intransitif pour prolonger la cohérence de la phrase. Ce jeu sur la polysémie du verbe « descendre » avait déjà été travaillé par Prévert dans le poème « Le temps des noyaux », extrait de Paroles, qui peint le refus des jeunes d'aller combattre comme leurs aînés pour la gloire de la patrie. Lorsque avec un bon sourire dans le métropolitain poliment vous nous demandiez […] descendez-vous à la prochaine […] c'est de la guerre dont vous parliez […] nous ne descendrons pas à la prochaine ou nous vous descendront avant84 83 Jacques Prévert, in « Graffiti », in Fatras, op. cit., p.20. 84 Id., « Le temps des noyaux », in Paroles, [1946], Paris, Gallimard, 2006, « Folio », pp.71-72. 31 Ce type de réécriture interne à son œuvre est fréquent chez Prévert, mais il ne s'agit pas ici d'une simple référence à un poème antérieur. La reprise de l'expression « descendre » dans le poème « Le train-train de l'histoire » de Fatras, vingt ans après la publication de Paroles, donne à voir la progression de la dénonciation de Prévert. Le poète n'explicite pas son propos, et laisse volontairement en suspens la métaphore spatiale, qui se révèle aussi chronologique. En effet, l'itinéraire que dessine le poème évoque en filigrane deux dates de l'Histoire de France, qui ont marqué les mémoires pour leur violence. Ainsi, l'effet de chute est mis en valeur par le nom de la station à laquelle doit descendre l'interlocuteur : la station de métro Charonne, véritable arrêt de la ligne 9 situé dans l'est parisien, est restée tristement célèbre. Le 8 février 1962, lors d'une manifestation contre la guerre d'Algérie et l'Organisation Armée Secrète, des militants sont violentés par les forces de l'ordre. La répression est sanglante et fait plusieurs morts. Sous couvert de son apparente banalité, le poème condamne les exactions de la police sur les manifestants, dont le droit fondamental d'expression a été nié par la violence. L'analyse du nom que Prévert donne à sa station, « Charonne 62 », référence discrète au lieu et à la date de l'événement, invite alors à relire les autres points géographiques indiqués par le locuteur. Le premier, « Transnonain 34 », est construit sur le même schéma, indiquant un lieu et une date qui remontent le fil de l'Histoire. Il ne s'agit pas cette fois d'un événement du XXe, mais du XIXe siècle : le 14 avril 1834, la police, sous les ordres de Thiers, se livre au massacre des occupants de la maison du 12 rue Transnonain. À la suite d'un coup de feu, tiré en direction des forces de l'ordre d'un des étages de la maison, la police tue sans distinction d'âge douze des trente- cinq habitants. Le massacre signe la fin d'une contestation populaire, qui avait commencé à Lyon par une manifestation contre Louis-Philippe et la Monarchie de Juillet. Pour saisir la puissance de la condamnation de Prévert, il faut se pencher sur le terme médian, « République V », qui sépare « Transnonain 34 » et « Charonne 62 ». Il s'agit évidemment d'une référence au gouvernement de la Ve République. L'équation prend alors tout son sens : alors que près d'un siècle et demi sépare les deux événements, rien n'a changé ; « le train-train de l'histoire » suit son cours. C'est donc l'idée même de progrès qui est niée : les hommes ne parviennent pas à tirer les leçons de l'Histoire. L'emploi du verbe « changer » est pleinement antiphrastique, puisque la chronologie a prouvé la défaillance d'une quelconque évolution. Ainsi, malgré les espoirs de renouveau que relaye la Ve République, rompant avec les souvenirs de la guerre et de l'Occupation, le pouvoir est tout aussi totalitaire que sous un régime monarchique. L'expression « train-train », empruntée au langage quotidien, contribue quant à elle à banaliser les erreurs que reproduit inlassablement le pouvoir quel qu'il soit : il ne s'agit donc même plus d'une allure plutôt lente et routinière, mais d'un véritable sur place. 32 L'emploi du possessif qui tente de restaurer un semblant d'unité au sein de cette famille entre en contradiction avec le bouleversement syntaxique de la phrase qui ne présente, du point de vue grammatical, qu'une suite de propositions dépourvues de connecteurs logiques. Dans cette famille allégorique, chacun accomplit son devoir : la mère, réduite sans grande surprise à des tâches domestiques, « fait du tricot », le père comme il se doit « fait des affaires », et suivant le parallélisme de structure, le fils fait « la guerre ». Il est d'ailleurs intéressant de remarquer à cet égard que Prévert omet l'emploi du verbe « faire » concernant le fils, car ce dernier ne fait pas véritablement la guerre, il la subit : en l'absence de verbe dans la structure « son fils la guerre », la relation entre les deux substantifs reste ambiguë puisque leur fonction n'est pas définie, et le lecteur n'est pas en mesure de distinguer qui est le sujet réel de l'action. La routine instaurée est si pesante que la mort même du fils ne parvient pas à la dérégler. Alors que la négation restrictive dans le vers « Le fils est tué il ne continue plus »88 devrait avoir pour effet une rupture significative, « [l]a vie continue » et le poème reproduit les mêmes structures lexicales. La disparition du fils contribue à rapprocher les parents dans le vers « Le père et la mère vont au cimetière » mais dans la seule perspective d'unir leur voix car « Ils trouvent ça tout naturel le père et la mère ». Le chiasme symbolise ici la répétition d'un temps cyclique, qui se déroule au présent de vérité générale, dans lequel s'enferment les parents. Leur aveuglement volontaire sur l'atrocité de leur sort les exclut de la réalité, qui exclut en fait toute l'humanité : ne restent alors, dans les derniers vers du poème, que « Les affaires la guerre le tricot la guerre / Les affaires les affaires et les affaires / La vie avec le cimetière »89. Cet effacement progressif de l'identité est symptomatique d'un découragement, dû sans doute à une propagande belliciste : si cette dernière répète inlassablement les bienfaits de la guerre, elle contribue non plus seulement à la justifier mais à la normaliser, c'est-à-dire à en faire un processus nécessaire et inéluctable. Or la résignation n'est pas une solution selon Prévert : l'acceptation d'une prétendue fatalité ne fait qu'endiguer l'idée d'un possible changement, d'un potentiel cri de révolte contre l'absurdité absolue de mener des individus au massacre, sous prétexte de défendre le prestige ou la grandeur de la nation. Ainsi, la guerre, bien qu'elle soit le résultat d'ordres venus d'en haut, n'est possible que si le peuple s'y soumet. Il s'y soumet d'ailleurs souvent non pas choix, mais par obligation, conditionné par une propagande militariste. Le rôle du poète est donc de se soulever contre l'autorité et d'affirmer sa fonction sociale, appelant avant tout à se méfier de la langue. Selon les termes de Hugues Marchal, « [i]l travaille à la maîtriser, et pour la connaître mieux et pour la tenir à distance »90. 88 Jacques Prévert, « Familiale », in Paroles, op. cit., p.88. 89 Ibid., p.89. 90 Hugues Marchal, La poésie, op. cit., p.19. 35 2.2) Propagande journalistique et télévisuelle Radio, journaux, télévision : tous les supports de communication destinés à l'information de masse sont donc dénoncés par Prévert. Il les englobe dans l'un des poèmes-aphorismes extrait de la section « Graffiti » de Choses et autres : « Malgré l'horreur journalière audio-visuelle ou imprimée, ils ne peuvent escamoter la beauté. / On dirait que tout cela est trop laid pour être vrai. »91 Renversant de manière parodique l'expression populaire « c'est trop beau pour être vrai », Prévert lui donne un sens nouveau et accuse les médias de relayer le message belliciste des autorités. Dans Fatras, le poète construit un récit de science-fiction intitulé « Fors l'horreur », jouant avec la paronomase de l'expression d'origine « fors l'honneur » : il y décrit dans un univers apocalyptique une société conditionnée et déshumanisée, agonisante, mais avide d'informations prémâchées. Dans la poussière de ruines de rues d'un quartier disparu, un crieur, un suppliant, un habakusha de Ménilmontant, manchot sans sébile et cul-de-jatte sans chariot, ses journaux entre les dents, avance par soubresauts. - Demandez l'Horreur ! Dernière heure ! Demandez le journal des derniers téléspectateurs ! Demandez l'Horreur ! Des survivants, des sous-vivants lui arrachent ses papiers des dents et se traînent vers le grand écran paranoïamique tout bousillé d'incendies techniques mais d'où émergent parfois des bribes d'images fort belles, des paysages d'eau.92 La description introduit d'emblée un paysage de guerre désolé. Bien que le terme « guerre » soit textuellement absent, il est sans cesse connoté par le réseau que constitue le champ lexical de la destruction à travers les termes « ruines », « disparu », « survivants », « bousillé ». Le contexte guerrier est confirmé à travers la longue énumération qui dresse le portrait physique du corps en lambeaux d'un homme mutilé : l'expression non immédiatement intelligible « habakusha de Ménilmontant » fait en effet référence aux hibakusha, terme japonais qui désigne les survivants des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki d'août 1945. Associé ici à l'indication géographique du quartier parisien de Ménilmontant, il fait écho à un autre bombardement de moindre ampleur ayant eu lieu trente ans plus tôt : celui de Paris par les Allemands en janvier 1916. Le rapprochement contribue à mettre en valeur les progrès techniques des instruments de guerre, visant non plus à terroriser la population citadine comme c'était le cas auparavant, mais à exterminer en masse le peuple d'un pays. Si l'expression semble donc exagérée pour qualifier les bombardements du territoire français, elle donne à voir le résultat qu'aurait pu être celui du lancement d'une bombe atomique sur Paris. 91 Jacques Prévert, in « Graffiti (suite) », in Choses et autres, op. cit., p.97. 92 Id., « Fors l'horreur », in Fatras, op. cit., pp.64-67. 36 Ainsi, Prévert rompt ici la logique de la peinture réaliste, pour introduire au sein même de l'horreur un personnage ridicule, à la fois « manchot » et « cul-de-jatte », incarnation suprême de l'absurdité de la guerre qui transforme les hommes en monstres, c'est-à-dire au sens étymologique en êtres qui ne disposent pas des critères de leur nature. Privé de bras et de jambes, il apparaît comme une chose animée non humaine, obligée de se mouvoir « par soubresauts » et contraint de tenir les journaux, tel un chien, « entre ses dents ». Or si cette figure, quasiment fantastique, pourrait provoquer le rire du lecteur, à la fois pris de dégoût et d'une curiosité malsaine, ce n'est pas le cas des êtres fantomatiques qui apparaissent dans l'expression collective « des survivants, des sous-vivants ». L'épanorthose, qui corrige volontairement le substantif attendu de « survivants » par le néologisme « sous-vivants », souligne le caractère spectral de ces êtres diminués. La fin du poème renforce encore le processus de déshumanisation de ces derniers, simples loques de chair. … Mais sur le grand écran délabré, un carré blanc rectangulaire vole en éclats triangulaires. Aveuglés, les derniers télévisionnaires, dans le crépuscule noir, à tâtons, sans nul mur à raser, regagnent leur demeure, leur trou creusé çà ou là, ou ailleurs.93 Plus encore que l'étrange colporteur, ces créatures qui pourtant semblent corporellement intactes sont bestialisées, elles qui « se traînent » pour rejoindre ce qui n'a rien d'une habitation, un « trou » où elles se terrent comme des bêtes traquées. En effet, alors que le « crieur » qui distribue des journaux dispose toujours de la parole, les autres êtres apparaissent comme enfermés dans leur mutisme, et « aveuglés ». Cette soudaine cécité implique une lecture à deux niveaux : on peut supposer tout d'abord qu'elle est due à l'explosion de l'écran sur lequel serait tombé un « carré blanc rectangulaire », métaphore d'une bombe. Or la préposition « sur » est ici ambiguë, elle pourrait aussi indiquer que tout n'est que fiction et que l'explosion est filmée. Si tel est le cas, l'aveuglement des « derniers télévisionnaires » n'est pas physique, mais bel et bien psychique : accaparés par le flot d'images qu'on leur présente sans cesse, ils ont perdu leur capacité de jugement. C'est d'ailleurs ce que dénote l'expression « télévisionnaires » : créée à partir de l'association entre « télévision » et « visionnaires », elle crée une contradiction qui ferait du téléspectateur un prophète moderne en avance sur son temps. Or le télévisionnaire est bel et bien ancré dans son époque et ne la devance en aucune manière, de même que sa posture reste indéniablement passive et réduite à une simple assimilation des images qu'on lui donne à voir. Au lieu de déployer son imaginaire, il assiste à la fantasmagorie des médias. 93 Jacques Prévert, « Fors l'horreur », in Fatras, op. cit., p.69. 37 Il faut alors analyser la dimension orale des poèmes de Prévert, qui emprunte parfois ses mots à la langue populaire parlée. Yves Bonnefoy considère en effet que l'expression poétique naît d'une libération du langage, qui passe par un abandon de ses formes écrites. Il est cité par Hugues Marchal dans son ouvrage La poésie. Le vrai commencement de la poésie, […] c'est quand ce n'est plus une langue qui décide de l'écriture, une langue arrêtée, dogmatisée, et qui laisse agir ses structures propres ; mais quand s'affirme au travers de celles-ci, relativisées, littéralement démystifiées, une force en nous plus ancienne que toute langue, une force de notre origine, que j'aime appeler la parole.98 Au regard de ces propos, le choix du titre Paroles pour le premier recueil apparaît comme significatif : la poésie de Prévert se libère des notions de littérature, poésie ou discours pour légitimer une forme alternative, la parole. L'œuvre de poète pourrait donc se dire comme elle s'écrit. Il n'est donc pas étonnant que Prévert ménage une place de choix à la polyphonie des voix dans ses recueils, qui reproduisent l'opposition entre oralité spontanée et discours codifié. Le poète choisit dans deux poèmes extraits de La pluie et le beau temps de donner à voir formellement cet écart : les propos médiatiques y sont transcrits en italique dans « Entendez-vous gens du Viet-Nam... »99 et dans « Cagnes-sur-mer »100. Les deux textes, datés respectivement de 1952 et de 1953, font tous deux références à la guerre du Viet-Nam. La guerre d'Indochine symbolise aux yeux de Prévert non plus seulement la bêtise des guerres européennes, mais la vanité d'un pays à vouloir maintenir ses colonies, c'est-à-dire à travers elles l'exploitation de l'homme par l'homme. Le pamphlet du poète puise donc ses sources dans l'Histoire esclavagiste de la France qui a soumis des peuples à son pouvoir pour en tirer profit. Mais il y avait aussi et venant de très loin les Monopolitains ceux de la Métropole et de l'appât du gain [...] Et puis les missionnaires et les confessionnaires venus là pour soigner leurs frères inférieurs venus pour les guérir de l'amour de la vie cette vieille et folle honteuse maladie101 98 Hugues Marchal, La poésie, op. cit., p.19. 99 Jacques Prévert, « Entendez-vous gens du Viet-Nam... », in La pluie et le beau temps, [1955], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », pp.18-27. 100 Id., « Cagnes-sur-mer », in La pluie et le beau temps, op. cit., pp.31-34. 101 Id., « Entendez-vous gens du Viet-Nam... », in La pluie et le beau temps, op. cit., p.19. 40 En parodiant le discours colonialiste, Prévert active le procédé de l'antiphrase pour dénoncer l'orgueil des Français « venus là pour soigner leurs frères inférieurs » pour propager la foi chrétienne et leur inculquer l'unique culture valable, la leur. L'expression oxymorique « leurs frères inférieurs », qui invoque la tendresse familiale pour justifier la volonté d'aider l'autre à sortir de sa misère, entre en écho avec la triple répétition « Ces êtres inférieurs ». Ces termes en italique qui viennent interférer avec le propos de Prévert, témoins de violence lexicale des colonisateurs, reproduisent le martèlement quasiment mécanique du message médiatique qui s'insinue et s'ancre dans l'opinion publique : « Ces être inférieurs / ne savaient haïr que la haine / ne méprisaient que le mépris »102. Le poète répond alors au mensonge radio-diffusé par un plaidoyer pour l'égalité, apportant la preuve de la profonde humanité de ces peuples. Prévert accuse donc par contraste les Européens d'inhumanité, leur reprochant le mépris et la haine qu'ils affichent à l'égard des colonisés. L'intégralité du poème fonctionne ainsi par des jeux d'échos et de voix qui se répondent : la parole des médias entre en conflit avec la parole du poète, et la violence belliciste de l'hymne national français s'oppose au chant spontané des indochinois faisant le constat de leur triste sort. Les premiers vers du poèmes amplifient l'appel du titre « Entendez- vous gens du Viet-Nam... », renversement ironique de la Marseillaise : « Entendez-vous / Entendez- vous gens du Viet-Nam / entendez-vous dans vos campagnes »103. La réécriture à laquelle se livre Prévert laisse volontairement transparaître l'hypotexte, selon la terminologie de Gérard Genette dans Palimpsestes. La transposition permet d'inverser les rôles, et les « féroces soldats » désignent alors les Français eux-mêmes, notent Arnaud Laster et Danièle Gasiglia-Laster. Les critiques relèvent d'ailleurs avec pertinence dans cette réécriture détournée un moyen de renouer avec les origines révolutionnaires de l'hymne104. En effet, les paroles originales de la Marseillaise ont été écrites par Rouget de Lisle en 1792, à la suite de la déclaration de guerre de la France à l'Autriche, pour protester contre la tyrannie étrangère et défendre les valeurs républicaines : le texte que la France a élevé au rang de chant patriotique entre donc en contradiction totale avec les actes des Français, prêts à conquérir d'autres territoires alors qu'ils s'insurgent lorsque le leur est menacé. La réécriture à laquelle procède Prévert permet de mettre en évidence la portée réelle des mots et de révéler au jour le sens belliqueux d'un texte ancré dans les mémoires comme le symbole de la patrie : ce que dénoue Prévert à travers cette condamnation de la Marseillaise, ce sont les habitudes de langage et, à travers eux, les automatismes patriotiques. 102 Jacques Prévert, « Entendez-vous gens du Viet-Nam... », in La pluie et le beau temps, op. cit., p.18. 103 Ibid., p.18. 104 Arnaud Laster / Danièle Gasiglia-Laster, Note 1 sur le poème « Entendez-vous gens du Viet-Nam... », in « Notices, documents et notes », in Jacques Prévert Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1992, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome I, pp.1322-1323. 41 Prévert dénonce ainsi l'hypocrisie du pouvoir régissant le prétendu pays des droits de l'Homme : « et l'on réveillonne à Noël comme au bon vieux pays / à Saigon et à Hanoi / et l'on fête l'Armistice et la Libération / comme le Quatorze Juillet la prise de la Bastille / sans façon »105. L'absence de la conjonction de coordination « et », attendue entre la mention du « Quatorze Juillet » et celle de la « prise de la Bastille », crée un effet de chute par l'adjonction finale de la structure adverbiale « sans façon ». Alors que les deux événements sont équivalents, la fête nationale du Quatorze Juillet, censée célébrer le soulèvement du peuple parisien en 1789, devient un symbole dépourvu de sens, simple date du calendrier à retenir : se rappeler de la date sans se souvenir de son contenu, c'est donc ne fêter que le spectre de la Révolution et de la liberté. C'est alors que s'élève le chant des vietnamiens, simple et sincère celui-ci : « Des voix chantent / Nous n'aimions pas notre misère / mais avec elle nous pouvions lutter […] / Vous / qu'en avez vous fait »106. La volontaire disparition de la ponctuation souligne tout d'abord la dimension rhétorique de la question faussement posée « qu'en avez vous fait », à laquelle répond le vers « vous en avez déjà tiré plus que son pesant d'or ». S'instaure ainsi un dialogue entre les deux partis, lancé par le jeu d'opposition entre les pronoms personnels « nous », les vietnamiens, et « vous », les colonialistes. La polyphonie élaborée par le poète est clairement revendiquée dans son texte : « Aux voix de la main-d'œuvre jaune / répondait une voix d'or / une voix menaçante et radiodiffusée »107. Le contraste entre les deux voix ne fait pas de doute : l'une, plurielle, est le fruit des hommes, et l'autre, unique et exclusive, est le produit de la cupidité des médias. Tandis que « la voix d'or hurl[e] », les indochinois continuent inlassablement à chanter : l'appel au chant, chez le poète, symbolise un élan spontanée, dont l'expression est plus vraie que celle du discours. La polyphonie du texte se déploie encore pour faire intervenir la voix de Paul Reynaud, auteur de l'article « Mettre le Viet-Nam dans la guerre » que Prévert cite en italique. Après avoir dressé le portrait à charge de l'homme politique, réduit à « un trépidant infatigable petit mégalomane d'une étourdissante et opiniâtre médiocrité »108, il en retient les propos les plus absurdes : « Pour arrêter ou améliorer la regrettable et nécessaire guerre du Viet-Nam, il suffit, c'est tellement simple, de mettre le Viet-Nam dans la guerre »109. Reynaud témoigne ici du jargon de la presse, développant un galimatias qui donne l'impression de dire quelque chose pour masquer le néant de son contenu. En effet, le politicien prétend que la meilleure solution pour régler la guerre, c'est de la poursuivre, mais plus aux frais de la France, c'est là qu'est la nuance envisagée. 105 Jacques Prévert, « Entendez-vous gens du Viet-Nam... », in La pluie et le beau temps, op. cit., p.22. 106 Ibid., pp.22-23. 107 Ibid., p.23. 108 Ibid., p.25. 109 Ibid., p.26. 42 Les propos de Laster font nettement écho au mythe du Minotaure qui inspire beaucoup Prévert : l'allusion implicite au mythe antique est justifiée dans ce contexte par la proximité, soulignée par l'onomastique, entre la créature hybride qu'est le Minotaure et le roi de Crète Minos. Il est aisé d’en déduire que le Minotaure n’est que le double de Minos : ce dernier impose en effet à son peuple, à travers la menace que le monstre incarne, un tribut de sept jeunes filles et sept jeunes hommes tous les neuf ans. La guerre est donc occultée au profit d'une focalisation sur le sacrifice qu'elle entraîne pour le prétendu bien de la patrie. Prévert met l'accent sur la réalité de la mort, sans cesse masquée dans les discours des médias. La glorification des morts a posteriori, dont le nom aura le droit de figurer en lettres majuscules sur le monument aux morts de leur ville d'origine ne permet pas, si l'on file la métaphore, de redorer le blason de la France. La vanité du phénomène est d'ailleurs mise en valeur par l'hyperbole contenue par l'expression « au revers de toutes nos médailles son nom pieusement sera gravé », d'autant plus que le revers ne constitue que la partie masquée de la médaille, au contraire de l'avers. En outre, l'expression fait écho à la locution figée « le revers de la médaille », qui désigne traditionnellement le mauvais côté de quelque chose de positif : or la guerre n'a rien de positif selon Prévert, l'avers de la médaille est donc tout simplement inexistant. Ne reste alors des grands conflits que le calcul des morts, unique face de la médaille. 3.1) L'accusation de l'élite intellectuelle Les premières victimes de la guerre sont toujours les soldats, c'est-à-dire les hommes du peuple. Sous la plume du poète, le conflit devient alors une maladie, une épidémie contagieuse que répandent les médias sur la surface du globe, avec la complicité de l'élite. Les plus savants docteurs du monde occis-mental disent qu'une fois de plus [la Paix] est encore perdue enfin qu'elle n'en a plus pour longtemps […] Et qu'un vaccin la guerre pourrait à l'extrême rigueur la remettre sur pied et qu'à titre préventif et obligatoirement tout le monde comme un seul homme avec femme et enfants devra se faire piquer à bout portant providentiellement119 119 Jacques Prévert, « Cagnes-sur-mer », in La pluie et le beau temps, op. cit., p.32. 45 Ainsi, si les colons s'étaient donnés pour prétexte à la conquête de l'Indochine de « soigner leurs frères inférieurs » et de les « guérir de l'amour de la vie »120 dans le poème « Entendez-vous gens du Viêt-nam... », ils prennent aussi la peine de vacciner leur propre peuple, contraint de porter les armes au nom de la nation. La contradiction est évidente – pour maintenir la paix, il faudrait déclarer la guerre – or elle répond à un cliché belliciste relayé depuis l'Antiquité par l'adage latin « si vis pacem, para bellum », qui défendrait initialement le concept de paix armée, dont l'expression apparaîtrait évidemment au poète comme oxymorique. Prévert déploie le champ lexical de la médecine pour mieux le renverser, et révéler la portée violemment satirique de son texte : il ne s'agit pas en effet de réels médecins soucieux de la santé de leurs patients, mais des « docteurs », c'est-à-dire des diplômés de doctorat. Autrement dit, ce sont les intellectuels que le poète caricature par l'expression hyperbolique « [l]es plus savants […] du monde occis-mental », dont la paronomase finale évoque, par proximité phonique, le monde occidental. En outre, ces prétendus médecins ne proposent pas comme ultime recours à la Paix un véritable « vaccin », mais un poison propre à tuer. Le poème prend alors une autre ampleur : le champ lexical de la médecine est parasité par l'émergence d'un autre champ lexical, celui de la mise à mort. Ils sont ainsi noués par le sens du verbe « piquer », qui évoque à la fois la piqûre nécessaire du vaccin pour soigner, et celle du remède pour euthanasier, qui transparaît dans la tournure transitive populaire « faire piquer ». Or l'emploi de la locution s'applique couramment à des animaux, et non pas à des êtres humains, pour lesquels on préfère le verbe « euthanasier », issu étymologiquement de l'oxymore grec « mort douce ». Il s'agit d'une solution radicale appliquée suivant la norme à des personnes malades, en fin de vie, qui comme la Paix « n'en [ont] plus pour longtemps » selon les médecins. Cependant, le vaccin du poème de Prévert, destiné initialement à la Paix agonisante, est en fait préconisé pour tous, enfants inclus. L'expression « à bout portant » explicite la diatribe du poète : image militaire, elle désigne le fait d'appuyer une arme à feu sur le corps de la victime pour la menacer, ou s'assurer de l'assassiner. La population est donc contrainte à la vaccination, qui peut être comprise comme une mise à mort réelle ou métaphorique : en effet, le poison ingurgité tient en un mot, occupant à lui seul l’espace d’un vers, « la guerre », et ressemble fort à la contagieuse propagande des médias diffusée au peuple pour le corrompre et anesthésier son esprit critique. Le recours à la métaphore médicale permet ainsi de dénoncer la complicité des intellectuels dans l'effort de guerre. 120 Jacques Prévert, « Entendez-vous gens du Viet-Nam... », in La pluie et le beau temps, op. cit., p.19. 46 En effet, le travail des savants qui détournent la science pour fabriquer un remède mortel, fait directement allusion à la mise au service des progrès techniques aux besoins de la guerre. Prévert la dénonce dans le poème « Rouge » extrait de Choses et autres. Sur chaque drapeau s'étale, déborde une tache de sang […], la tache de civilisation qui éclabousse aujourd'hui les maîtres à penser, à légitimer la tuerie mondiale, regrettable bien sûr, mais indispensable et démocratiquement et démographiquement vitale. Sans épargner les très désintéressés serviteurs de la Science, les grands chercheurs biologiques qui, inlassablement, mettent au point de nouvelles armes bactériologiques et dans leurs laboratoires dressent comme puces à foire, moustiques et mouches qui deviendront les très précieux colporteurs de virus, les minuscules pigeons voyageurs de la mort.121 Que ce soit « [l]es plus savants docteurs du monde occis-mental » de « Cagnes-sur-mer » ou « les grands chercheurs biologiques » de « Rouge », il en va de même : les scientifiques détournent leurs capacités au profit de la mise au point d'armes de destruction massive. Aucun d'eux n'échappe donc à la condamnation de Prévert, qui les qualifie pompeusement par l'expression hyperbolique et antiphrastique de « très désintéressés serviteurs de la Science ». La radicalité du poète se fait entendre : la soumission absolue des hommes à une idée abstraite, une allégorie supérieure telle que Dieu, la Patrie ou encore ici la Science, est selon lui le signe d'un dérèglement comportemental, qui se solde toujours par un désastre humain. C'est donc la vanité des savants mais aussi leur hypocrisie qu'accuse Prévert : alors qu'ils devraient employer leur intelligence au progrès et à l'amélioration de la vie humaine, ils la dispersent pour une question de reconnaissance. Ces hommes ont en outre l'audace de se dire irréprochables, refusant de reconnaître leur complicité dans le processus de mort organisée : « Dans les coulisses du progrès / des hommes intègres poursuivaient intégralement la désintégration progressive de la matière vivante désemparée. »122 Tel est le véritable envers du décor dénoté par l'expression « coulisses du progrès », qui fait écho au revers de la médaille dans le discours radiodiffusé de « Cagnes-sur-mer ». Ces vers, qui font office de conclusion au poème « Tout s'en allait », acquièrent une dimension morale par leur forme concise et synthétique qui rappelle aussi la fable : or pas de message didactique dans cette strophe finale, seulement le constat désabusé d'une triste réalité. 121 Jacques Prévert, « Rouge », in Choses et autres, op. cit., pp.236-237. 122 Id., « Tout s'en allait », in La pluie et le beau temps, op. cit., p.14. 47 Moi j'suis pêcheur dans le Finistère explique-moi pourquoi je tirerais sur un mineur du Pas-de-Calais Tous les travailleurs sont des frères Faut pas nous laisser posséder.127 La sagesse populaire émergeant de ces vers relayent l'idéal communiste et anarchiste de Prévert, s'élevant contre toute forme d'autorité. La formule finale du poème constituée de la triple répétition de l'expression « Rien à faire... » fait écho aux vers qui ouvrent la dernière strophe : « Rien à faire / s'il faut tirer sur nos frères ». L'emploi de cette locution familière est relayé par son équivalent nettement grossier « rien à foutre » dans le poème « Rouge » de Choses et autres. La vie qui n'en a rien à foutre de ces drapeaux, de ces bannières, de ces oriflammes ou ces fanions de la Légion. Il suffit de voir à Paris ces grands Seigneurs noirs en exil qui font la toilette du ruisseau pour comprendre que partout dans le monde une hampe à balai est un ustensile plus utile que n'importe quel manche à drapeau.128 La personnification de la vie, qui s'affirme ici comme une identité propre et vivante, passe par une violence verbale volontaire de Prévert, qui choisit de prendre le contre-pied de la bienséance littéraire pour exprimer la virulence de sa haine envers la guerre. En inversant le substantif tête du groupe nominal entre les expressions « hampe à balai » et « manche à drapeau », le poète souligne la dimension renversante de l'idéologie qu'il prône, où les éboueurs étrangers deviennent de « grands Seigneurs noirs en exil », plus nobles que tous les politiciens blancs réunis. 3.3) Virulence lexicale C'est dans les jeux de langage et les expérimentations lexicales que naît sans doute l'intransigeance de Prévert face à un fléau toujours sous-estimé. De la violence de son lexique découle ainsi cette phrase restée célèbre, issue de « Barbara » dans Paroles : « Quelle connerie la guerre »129. André Pozner fait allusion dans Hebdromadaires à la réception de celle-ci, mais Prévert n'en démord pas, répondant à son interlocuteur : « Connerie ou épidémie, c'est pareil »130. La comparaison, opérée clairement ici par le poète, avait déjà été ébauchée dans le poème « Cagnes-sur-mer » du recueil La pluie et le beau temps. Arnaud Laster tente de justifier cette formule, qu'il commente dans son article déjà cité « Jacques Prévert contre les guerres ». 127 Jacques Prévert, « Marche ou crève », in « Tour de chant », in Spectacle, op. cit., p.160. 128 Id., « Rouge », in Choses et autres, op. cit., p.237. 129 Id., « Barbara », in Paroles, op. cit., p.207. 130 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, op. cit., p.104. 50 La formule la plus frappante de Prévert contre la guerre […] a été controversée dès l'origine et continue de l'être : au moins de deux points de vue opposés ; soit parce qu'elle serait trop absolue soit parce qu'elle serait un truisme, vérité d'évidence, banale, sans portée, tout le monde étant naturellement d'accord avec elle ; et elle a aussi été rejetée pour un motif qui ne s'avoue presque jamais, sa grossièreté. Soulignons, pour ne pas esquiver cette dernière réticence, que la trivialité de Prévert est tout à fait délibérée, systématique même, à en juger par son obsession à répéter le mot pour désigner le fléau, et résulte probablement de la conviction que stigmatiser le carnage en termes nobles serait inapproprié : la guerre ne mérite pas d'être traitée poliment, il faut la discréditer, la désacraliser.131 Le recours même à la grossièreté doit donc être compris chez Prévert comme un moyen de dénoncer la guerre, mais aussi de rompre avec la rhétorique poétique, limitée à un lexique soutenu. Le choix du vocabulaire détermine la réception de la poésie : Prévert s'approprie donc le langage vulgaire pour montrer son désaccord avec l'institution littéraire élitiste. Il prend à rebours les stéréotypes poétiques : contrairement à Paul Claudel qui, cité par Hugues Marchal, dit avoir « essayé de styliser, d'élever à la dignité poétique le langage familier, le langage de tous les jours »132, Prévert s'oppose à l'idée même de dignité poétique. C'est donc la poésie elle-même qu'il descend de son piédestal pour qu'elle accueille en son sein la langue populaire. Le critique Jacques Poujol interprète ce phénomène chez Prévert comme « un effort conscient pour intégrer à sa poésie la vie ordinaire des hommes d'aujourd'hui » et « échapper par tous les moyens à l'esthétique traditionnelle »133. Cependant, malgré le recours du poète à certaines expressions grossières, Albert Gaudin remarque avec pertinence, et ce dès 1947, que Prévert ne privilégie pas le registre familier au style courant : si Prévert « possède admirablement l'art, donné à un tout petit nombre, d'utiliser la langue populaire sans la pasticher », il faut noter que « langue populaire ne veut pas dire langue argotique ». Au regard du critique, « les expressions argotiques ou vulgaires sont assez peu nombreuses dans ses poèmes, même dans ceux qui par leur sujet en justifieraient l'emploi »134. Ainsi, la poésie de Prévert ne se restreint pas à un registre, elle emploie tous les types de langue pour libérer le genre de son carcan : sa recherche lexicale s'ancre dans une démarche d'adaptation de la langue à son contenu, d'où son travail attentif au choix des mots. 131 Arnaud Laster, « Jacques Prévert contre les guerres », in Jacques Prévert « Frontières effacées », op. cit., p.115. 132 Hugues Marchal, La poésie, op. cit., p.40. 133 Jacques Poujol, « Jacques Prévert ou la langage en procès », in The French Review, Avril 1958, Volume XXXI, Numéro 5, p.393. 134 Albert Gaudin, « La poésie de Jacques Prévert », in The French Review, Mai 1947, Volume XX, Numéro 6, p.436. 51 Ainsi, le poète choisit volontairement de briser les catégories en créant des décalages linguistiques porteurs de sens, soulignant le mouvement cyclique de l'Histoire : les mêmes événements se répètent inlassablement, puisque les hommes reproduisent les mêmes erreurs. Face à ce constat, qui bat en brèche l'idée du progrès de la nation, Prévert élabore une écriture engagée. Or son engagement, plus que politique, est en engagement social, exprimé à travers un travail formel sur les potentialités offertes par le langage. Chacun des poèmes de Prévert invite à sa manière à prendre du recul sur la réalité pour mieux la considérer. Cette prise de conscience, que veut éveiller le poète chez son lecteur, emploie les secours de la provocation et de l'amplification : il vise ainsi à caricaturer non plus seulement les grands hommes politiques, mais toutes les figures correspondant à des types, qui se laissent enfermer par leur statut ou leur fonction. Prévert, qui a d'abord écrit du théâtre avant de publier de la poésie, a recours aux ressorts de ce genre pour métamorphoser le poème et lui donner une portée révolutionnaire. Son anarchisme se fait cinglant, et fustige au sein de la société toutes les formes d'autorité diffusant des dogmes. Dans cette perspective, Prévert déploie tous les moyens qui sont en sa possession pour faire rire son lecteur, et le faire rire de lui-même : cette catharsis moderne, violente par son lexique et ses images, met en scène de manière comique l'éternelle lutte des classes que Prévert décline dans le domaine scolaire et religieux. L'œuvre de Prévert tient donc sa force critique de son invitation à la contestation, au delà finalement de toute dépendance à une idéologie : de sa proximité avec le communisme ne persiste dans ses poèmes que l'esprit de révolte contre les inégalités et l'hymne à la liberté. Prévert prive ainsi le poème de sa forme propre pour le changer en pièce de théâtre : la mise en scène du monde transforme le texte et en élargit la portée. Sa poésie ne se contente plus d'exprimer le réel, elle devient elle-même réalité par la représentation à laquelle elle est destinée. Prévert tente de donner une plasticité nouvelle à ses textes pour renouveler à la fois la forme et le contenu poétique. 52 Il y a tout de même un confluent inattendu où théâtre et poésie se retrouvent presque techniquement : le silence. Un grand poème, au-delà du verbe crée aussi du silence et laisse respirer en lui quelque chose qui n'est pas langage. Une grande pièce crée elle aussi des zones de silence, des moments où le non-dit importe autant que le dit. […] C'est dans ces moments-là que théâtre et poésie, qui diffèrent par leur vocation comme par leurs itinéraires, se rejoignent et nous comblent également.138 La réflexion sur le silence, et plus particulièrement le non-dit, serait à approfondir : si elle ne fait pas l'objet de notre étude, elle trace cependant une voie de recoupement entre poésie et théâtre. Ce constat d'une possible union invite alors à repenser l'œuvre de Prévert au-delà des distinctions habituelles. Bien que la forme théâtrale soit quasiment absente de Paroles – exception faite du poème « L'accent grave »139 – elle innerve déjà son œuvre. C'est le second recueil de Prévert, Spectacle, qui voit se déployer la dimension profondément théâtrale de sa poésie, et c'est sur celui- ci que nous allons porter tout particulièrement notre attention. Ce recueil, publié en 1951, déploie une vaste entreprise d'hybridation formelle, mêlant textes poétiques et textes théâtraux. En effet, les deux formes cohabitent en son sein. Apparaissent dans Spectacle plusieurs saynètes, dont deux constituent réellement des pièces de théâtre : il s'agit de « La bataille de Fontenoy »140 et « Le tableau des merveilles »141, jouées respectivement en 1932 et en 1934, si l'on s'en réfère à la section « Références »142 que Prévert prend soin d'ajouter en clôture du recueil. De fait, Spectacle se veut être une véritable mise en abyme du monde de la scène. Sa forme elle-même, qui relève d'une composition réfléchie, suit les modalités du divertissement : le lecteur découvre dès l'ouverture du recueil le « Programme »143 de la séance : Prévert y mentionne les différents temps de son Spectacle, ponctué d'un « Entracte » et d'un « Intermède ». Il guide le lecteur – devenu pleinement spectateur – dans l'interprétation des diverses performances à venir par des indications retranscrites entre parenthèses, qui relayent le champ lexical de la scène : ainsi, on peut lire derrière le titre de certains poèmes les mentions « ballet », « saynètes », « scénario », « théâtre d'ombres » ou encore « divertissement ». 138 George Sion, Théâtre et poésie. Le dialogue des parallèles, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1986, pp.7-8. 139 Jacques Prévert, « L'accent grave », in Paroles, [1946], Paris, Gallimard, 2006, « Folio », pp.56-57. 140 Id., « La bataille de Fontenoy », in Spectacle, op. cit., « Folio », pp.122-140. 141 Id., « Le tableau des merveilles », in Spectacle, op. cit., pp.266-303. 142 Id., « Références », in Spectacle, op. cit., pp.307-309. 143 Id., « Programme », in Spectacle, op. cit., pp.7-10. 55 Mais sous couvert de respecter les codes attendus, Prévert se livre dès le « Programme », pour celui qui le lit attentivement, à des décalages parodiques : ainsi, l'emploi du calembour dans la mention « Le balayeur (ballet) » annonce la franche dérision du poète qui s'amuse à renverser la structure d'apparence sérieuse qu'il a lui-même créée. La mention « Théologales (saynètes pour patronage) » porte aussi en elle une dimension comique que relaye plus loin la mention « La bataille de Fontenoy (théâtre aux armées) ». Cette dernière acquiert quant à elle une portée profondément critique : la transposition du théâtre sur le champ de bataille relève d'une confusion, dans la mesure où le spectacle expose son caractère fictionnel et illusoire, au contraire de la guerre qui n'a rien d'une fiction et dont le nombre de morts est bien réel. Le décalage opéré amorce le caractère satirique du recueil, qui puise ses sources dans la littérature baroque du début XVIIe siècle : Prévert en retient la formule proverbiale latine theatrum mundi qu'il applique au monde qui lui est contemporain. En ce sens, il ne serait sans doute pas vain ici d'établir, toutes proportions gardées, un rapport de proximité entre le recueil Spectacle de Prévert, publié en 1951, et la pièce hybride de Corneille l'Illusion comique jouée pour la première fois en 1636. La thématique de l'illusion est en effet cruciale dans Spectacle et se joue à deux niveaux : le lecteur, confronté directement à l'illusion inhérente au genre théâtral, devient le spectateur d'une illusion autrement plus inquiétante, celle de l'humanité aveuglée. 1) Pédantisme bourgeois Prévert condamne en effet la bêtise des hommes qui acceptent de leur plein gré de se laisser abuser, semblables aux spectateurs de ses pièces, incapables de prendre du recul sur la représentation qu'on leur joue. La première partie du texte « La transcendance » est en ce sens remarquable : constituée de deux tableaux, « Le divin mélodrame »144 est une pièce qui met en scène un couple s'apprêtant à aller voir une pièce de théâtre. Ce premier constat souligne d'emblée la mise en abyme déjà relevée que construit Prévert au fil de son recueil. Elle se déploie au moins sur trois échelles : celle de la structure du recueil, précédé d'un « Programme », celle de la structure du poème, qui adopte les modalités et la typographie du genre théâtral, et enfin celle du contenu du poème. Ainsi, le texte « Le divin mélodrame » est une pièce qui met en abyme la représentation théâtre, dans un recueil qui lui-même prend la forme d'un grand spectacle. La réflexion que Prévert mène sur le théâtre développe une lecture du recueil à plusieurs niveaux, et témoigne d'un travail architectural soigné et rigoureux. En outre, Prévert multiplie les références littéraires, ce qui contribue encore à donner de l'épaisseur à son texte : la pièce à laquelle va assister le couple est la Divine Comédie de Dante, lisible dès le titre à travers la formule parodique « Le divin mélodrame ». 144 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., pp.13-19. 56 Cette réécriture humoristique est emblématique de l'intégralité du texte, dans lequel Prévert fustige le comportement pédant des bourgeois. Les ressorts du théâtre lui permettent en effet de déployer les potentialités du langage, et entre autres de développer une parlure propre à chaque groupe social. La première réplique du mari est la suivante : « Et que donne-t-on, chère amie, ce soir, au Théâtre- Français ? »145. La lecture seule de cette phrase donne le ton de la pièce, par son registre soutenu et l'emploi volontairement désuet de la formule mise en apposition « chère amie ». 1.1) Hypocrisie sociale Prévert amorce ainsi une violente dénonciation de la vanité bourgeoise, renforcée par les ressorts du genre théâtral. S'il déploie les potentialités de la représentation, le poète exploite aussi les avantages de la forme écrite, qui met en valeur des indices sans doute non immédiatement discernables sur scène. Le nom des personnages, qualifiés par les termes « Le Monsieur » et « La Dame », indiquent d'emblée leur statut social, confirmé lors de leur prise de parole. En outre, la didascalie initiale, qui ouvre le premier tableau, ne se contente pas de transmettre des informations scéniques concernant le décor : elle est le lieu même de la poéticité du texte de Prévert. Ainsi, le poète se permet des jeux de mots lexicaux qui ne pourraient pas être mis en scène : c'est le cas de la formule « Mobilier sobre, discret, cossu, style Louis XIII Richelieu Drouot »146 qu'analysent brillamment les commentateurs de l'édition Pléiade des Œuvres complètes de Prévert. La salle Drouot, rue de Richelieu à Paris, est une salle de ventes d'enchères publiques où l'on peut trouver – entre autres – des meubles de style Louis XIII. Prévert s'amuse ici à glisser du roi à son ministre, puis – par l'intermédiaire de la station de métro Richelieu-Drouot – au nom de la salle.147 Comme le prétend George Sion, les liens entre poésie et théâtre se tissent ici dans le non-dit, ou plutôt dans le non-visible, puisque cette allusion ne pourrait être représentée sur scène. L'expression souligne bien sûr le faste de l'intérieur bourgeois, mais aussi l'imposture des personnages : en évoquant la salle de ventes aux enchères parisienne, Prévert met l'accent sur la transaction financière qui a eu lieu pour acquérir ces meubles. Or s'ils ne sont pas le fruit d'un héritage, cela signifie que le couple n'a pas d'origines nobles : de la même manière qu'ils ont sans doute – on peut l'imaginer – acheté leur titres de noblesse, ils ont acheté le mobilier qui va avec. 145 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.13. 146 Ibid., p.13. 147 Arnaud Laster / Danièle Gasiglia-Laster, Note 4 sur la pièce « Le divin mélodrame », in « Notices, documents et notes », in Jacques Prévert Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1992, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome I, p.1138. 57 1.2) Désillusion théâtrale Ainsi, Prévert emploie les ressorts du théâtre pour les renverser : au lieu de mettre en scène une illusion et de confronter son spectateur à une histoire montée de toutes pièces, il choisit de représenter la réalité démasquée, sans fard ni paillettes. Si le monde est un théâtre, tel que l'annonce la formule baroque theatrum mundi, le théâtre serait, à l'inverse, le monde, c'est-à-dire le monde réel, dépouillé de ses apparences trompeuses. En révélant le jeu de masques sur lequel se fonde le genre théâtral, il dévoile le jeu d'apparences sur lequel se fonde la société. Plutôt que de s'imposer un « réalisme intégral » qui serait nécessairement une « illusion »154, selon les termes de George Sion, Prévert opte pour la fantaisie satirique. Et si ses personnages profondément ridicules déclenchent le rire, ils n'en sont pas moins réalistes, dans le sens où ils permettent de mettre au jour les mécanismes réels de la société. Prévert double donc l'illusion théâtrale pour désillusionner ses lecteurs-spectateurs. Ainsi, le deuxième tableau du « Divin mélodrame » met clairement en abyme le théâtre : il ne s'agit plus d'un salon bourgeois, mais d'une scène. Le décor est celui du Théâtre-Français, le public s'y installe, le rideau est encore fermé... Mais la pièce n'aura pas lieu. À la manière de Beckett qui développe le concept du théâtre de l'absurde, Prévert donne à voir les personnages de la pièce sans jamais que se produise ce pourquoi ils sont sur scène. Les dates de publication des deux auteurs sont d'ailleurs très proches, la publication du recueil Spectacle précédant d'une année seulement la pièce En attendant Godot, diffusée en 1952. Pour tout spectacle, on entend une voix, « venant des coulisses », qui cite un unique vers de Dante : « Vous qui entrez ici laissez toute espérance »155. Ce vers, inscrit dans l'œuvre de Dante sur la porte de l'enfer selon les notes de l'appareil critique156, est la seule référence explicite à la Divine Comédie, qui pourtant est censée être jouée sur scène. Or il semble que ces quelques mots ne fassent même pas partie de la représentation, puisque la didascalie indique « La salle est comble, le rideau pas encore levé ». Le jeu de scène, à peine ébauché, est donc d'emblée battu en brèche. La suite de la réplique, profondément triviale, rompt en effet la référence théâtrale par une injonction prosaïque : « Demandez le programme »157. Le lien entre les deux phrases s'opère alors par le parallélisme de structure : les deux impératifs créent un lien syntaxique renversé par le décalage des tons. L'éloquence du vers de Dante fait donc place à une injonction extra-théâtrale, qui précède normalement la pièce. 154 George Sion, Théâtre et poésie. Le dialogue des parallèles, op. cit., p.7. 155 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.17. 156 Arnaud Laster / Danièle Gasiglia-Laster, Note 3 sur la pièce « Le divin mélodrame », in « Notices, documents et notes » , in Jacques Prévert Œuvres complètes, op.cit., Tome I, p.1139. 157 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.17. 60 Prévert annonce ainsi le renversement burlesque auquel il se livre dans ce second tableau : la vente du programme à la volée ne fait évidemment pas partie des coutumes de la Comédie française, et évoque plutôt l'atmosphère du théâtre de boulevard. En effet, la Divine Comédie de Dante, ici interprétée, descend de son piédestal pour devenir « Le divin mélodrame » de Prévert. Le terme « mélodrame » souligne le caractère parodique de la réécriture : sorte de double du drame mais destiné au peuple, il se caractérise par une suite d'actions invraisemblables, une issue nécessairement heureuse et des personnages manichéens. Le mélodrame ne fait évidemment pas partie des genres nobles au théâtre, au contraire de la comédie, même si elle reste loin derrière le genre emblématique qu'est la tragédie. Contre l'austérité des bourgeois pédants en « habit noir »158, Prévert emploie les ressorts du rire. Ainsi, la voix venue des coulisses intime au public l'ordre de « laisser [ses] animaux au Bestiaire » et cite « Alexandrin le Grand »159. L'humour du poète tient ici de la franche bouffonnerie : le jeu de paronomase auquel il se livre acquiert cependant un sens profondément critique. En effet, la substitution du terme « vestiaire » par « bestiaire » assimile la scène de théâtre à l'espace du cirque, et transforme ses bourgeois prétendument cultivés en spectateurs avides de curiosités. De même, la référence détournée à Alexandre le Grand n'est que le prétexte à un numéro de clown, l'acteur s'exprimant en alexandrins. Finalement, la voix sortie des coulisses, dont on suppose qu'elle devrait être celle d'un acteur de la Comédie française, n'est que celle de l'ouvreur qui intime au public de bien se tenir pendant la représentation, et surtout « [d]e laisser cette salle aussi propre en sortant / [qu'ils auraient] voulu la voir propre en entrant »160. Le soin porté par Prévert à la métrique dans ces deux vers contraste avec leur sens, profondément trivial. En effet, si l'expression est parodiée, elle n'en est pas moins cruelle : habituellement affichée dans les lieux d'aisance, elle n'est pas très flatteuse à l'égard du prestigieux théâtre où se précipite le tout Paris. La saleté de la salle, soulignée ironiquement par l'euphémisme, rappelle là encore la scène du cirque, mais acquiert aussi une portée symbolique et caractérise sans doute la malhonnêteté intellectuelle du public. La dénonciation sociale de Prévert revêt ainsi un caractère véritablement cruel : il ne se contente pas de tourner en dérision les petits bourgeois, il exprime son mépris envers leur hypocrisie intellectuelle. La crasse de la salle à laquelle il fait allusion trouve d'ailleurs une réalité concrète puisque des huissiers, eux aussi en « habit noir »161, distribuent au public de la poussière, comme les ouvreurs distribuent des sucreries. Le tout donne lieu à une étrange pantomime des spectateurs décrite dans la didascalie. 158 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.16. 159 Ibid., p.17. 160 Ibid., p.17. 161 Ibid., p.17. 61 Les spectateurs achètent et tout en échangeant des idées, des réparties drôles, des propos acerbes et des grivoiseries délicatement ornées, ils se jettent, en souriant finement avec gravité, des pincées de poussière aux yeux et au nez.162 Le ridicule de la scène est évident : les bourgeois, dont le rapport mercantile au monde est souligné par l'emploi du verbe « acheter », deviennent alors des clowns de cirque qui présentent leur numéro bouffon. Malgré le sérieux qu'ils affichent, lisible à travers la tournure adverbiale « avec gravité », ils se livrent à un jeu de scène comique où se mêlent bêtises et grimaces. Ainsi, l'ensemble des spectateurs bourgeois incarne à la fois la prétention du clown blanc et la bêtise de l'auguste : les rôles sont fusionnés. Si la pièce de Dante n'est pas jouée dans « Le divin mélodrame », se développe au premier plan, pour suppléer son absence, une mise en scène grotesque qui fait des spectateurs les véritables acteurs du tableau. Ce renversement carnavalesque, au sens où Mikhaïl Bakhtine l'entend, remet temporairement à leur place ces bourgeois parvenus qui n'ont pas la prestance de l'aristocratie, et dont les prétentions culturelles sont bien au-dessus des préoccupations matérielles. 1.3) Tableau des vanités Cependant, il est bien évident que les spectateurs n'ont pas conscience de leur ridicule et ne sont pas en mesure de comprendre le caractère théâtral de leur comportement. Ainsi, au lieu de prêter attention à la voix venue des coulisses – sans doute celle de Dieu, le véritable acteur dont on attend la déclamation de Dante – qui scande un vers de la Divine Comédie, ils se perdent dans des discours superficiels, incapables de se concentrer sur le semblant de spectacle qui se déroule sur scène : la vacuité de leurs conversations est soulignée par le pédantisme de leurs propos, aptes certainement à salir les fauteuils de velours rouges du parterre. De fait, l'unique référence à Dante disparaît sous un flot d'allusions littéraires détournées, dans la bouche de spectateurs vaniteux. Leur conversation, qui reste nettement superficielle, emploie le processus de l'accumulation : la figure de style révèle la logorrhée verbale à laquelle se livre le public. Les voix des spectateurs se mêlent pour former un chœur indistinct, où disparaît l'individualité de chacun au profit d'un effet de groupe : le lecteur est donc confronté à la masse pédante que forme le regroupement de ces prétendus intellectuels. La superposition de leurs propos rompt la possibilité d'un dialogue, et donne à voir une masse informe qui piaille : la succession des répliques, qui reproduit la même structure syntaxique, met en scène le flot ininterrompu de ce monologue collectif, où personne n'écoute personne. 162 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.18. 62 De fait, dans « Le divin mélodrame », Prévert souligne le caractère spectral des bourgeois, déjà morts avant même d'avoir vécu. En effet, ces derniers s'aveuglent sur le sens de la vie et s'enferment dans une conception uniquement matérielle du monde. Prévert démontre ainsi la cécité des spectateurs, qui ne se rendent pas compte qu'ils jouent leur propre rôle : eux qui s'exclament « Ah nous sommes bien les pantins dont [Dieu] tire les ficelles »169 n'en mesurent pas toute la portée. Ils sont bel et bien des pantins qui ne sont pas maîtres d'eux-mêmes, or le Dieu dont ils font l'éloge est un Dieu matériel, un acteur qui plus est, dont le métier est de vêtir tous les costumes pour se faire autre qu'il est. Ainsi, la duperie inhérente au travail d'acteur porte en elle un véritable blâme de la religion chrétienne et de tous les faux dévots, déjà vilipendés dans le Tartuffe de Molière. Les bourgeois du « Divin mélodrame » sont pareils à ces derniers, et ne se convertissent que dans l'unique espoir d'être sauvés par Dieu lors du Jugement dernier. En effet, les spectateurs du Théâtre-Français n'ont d'intérêt que pour la grâce suffisante, que Dieu peut leur accorder par le pardon de leurs fautes. La grâce efficace, au contraire, suppose que seul un petit nombre d'élus, déterminés par avance, accédera au Paradis, ce qui nie toute possibilité d'absolution. Tel est le sens de la citation qui clôt le poème, attribuée par le public à Dieu lui-même dans une de ses pièces : « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, et vos péchés vous seront tous remis ! »170 L'erreur des bourgeois est donc double : ils louent un mauvais Dieu, simple ouvreur aux prétentions d'acteur, et leur foi est hypocrite. Mais Prévert ne se contente pas de condamner les bourgeois, il fustige aussi la religion chrétienne qu'il juge responsable de leur aveuglement. Il dénonce ainsi le dogmatisme de l'Église qui conditionne ses partisans : le discours religieux lui-même est discrédité par Prévert, dans la mesure où il endort l'esprit critique des fidèles. Ainsi, personne ne s'indigne de la trivialité de l'ouvreur-prédicateur, dont le mercantilisme rompt avec toute possibilité d'élévation spirituelle. Dieu est réduit au rang de pitre et n'est pas même remarqué par les spectateurs, qui pourtant ne tarissent pas d'éloges à son égard. Prévert invite donc son lecteur, par la mise en scène de cette pièce, à sans cesse aller au-delà des apparences et à remettre en question les vérités qu'on lui impose : le théâtre est donc le lieu même de la révélation des mesquineries sociales. En mettant en abyme l'illusion théâtrale, Prévert donne à voir la condition fondamentalement passive du spectateur : il éveille ainsi l'esprit critique de ses propres lecteurs et les invite à agir, c'est-à-dire à sortir de leurs préjugés et non pas de s'y enfermer, comme le font les bourgeois. 169 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.18. 170 Ibid., p.19. 65 En faisant appel aux secours du genre théâtral, Prévert renverse les codes littéraires et renforce la dimension critique de la poésie. Tout comme la pièce de théâtre, le poème est donc destiné à être mis en scène, ce qui lui donne une existence concrète. Cependant, la langue nouvelle forgée par Prévert, qui exploite ensemble les potentialités du théâtre et de la poésie, remet en question la représentation théâtrale elle-même. Ainsi, il semble que les jeux de mots propres à son écriture poétique soient menacés de disparaître lors de la mise en scène : les analogies opérées par Prévert dans ses didascalies, qui évoquent le mobilier « style Louis XIII Richelieu Drouot » ou déploient le sens propre de l'expression « un ange passe » posent le problème de leur traduction sur la scène. En jouant sur les deux tableaux, Prévert interroge les modalités du théâtre, et propose d'enrichir le genre au moyen des ressorts poétiques. 2) Mascarade religieuse Que Prévert ait recours aux spécificités du théâtre ou de la poésie, c'est la réflexion linguistique qui l'intéresse avant tout : le poète vise à créer une langue nouvelle, apte à dénoncer les dérives du monde. La peinture des vanités bourgeoises lui permet ainsi de mettre en question la religion. Conformément à la mention « prologue » indiquée dans le « Programme », la partie « La transcendance » ouvre le recueil Spectacle et accorde ainsi à l'ensemble du texte une visée programmatique. L'impiété de Prévert y apparaît dès les quelques mots mis en exergue : « Il y a des gens qui dansent sans entrer en transe et il y en a d'autres qui entrent en transe sans danser. Ce phénomène s'appelle la Transcendance et dans nos régions il est fort apprécié. »171 Si le calembour semble être emprunté à Michel Leiris172, il exprime efficacement l'impiété affichée de Prévert. En opposant les termes « danse » et « transe », le poète distingue deux expressions corporelles, l'une harmonieuse et athée, l'autre chaotique et mystique. L'entrée en transe serait alors pareille à un numéro d'illusionnisme : en détournant l'attention du spectateur, elle lui fait croire au miracle par un simple tour de passe-passe. Le recours au burlesque permet ainsi à Prévert de ridiculiser la religion et ses apparats spectaculaires, mais aussi de dénoncer sa duperie fondamentale qui aveugle les hommes et les instrumentalise. Son choix pour l'écriture théâtrale s'explique alors aisément : pour renforcer la virulence de sa critique et lui donner une profondeur métatextuelle, le poème doit revêtir les modalités de la mise en scène théâtrale. En effet, seule cette dernière porte en elle comme une donnée inhérente les jeux d'illusions et de masques que souhaite percer au jour Prévert : la métamorphose du poème répond alors à une volonté critique de l'auteur. 171 Jacques Prévert, in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.12. 172 Arnaud Laster / Danièle Gasiglia-Laster, Note 1 sur la pièce « La transcendance », in « Notices, documents et notes », in Jacques Prévert Œuvres complètes, op.cit., Tome I, p.1138. 66 2.1) Parodie burlesque En effet, le poète conçoit les emprunts au genre théâtral comme un moyen de révéler la tartuferie de l'Église à l'échelle du texte, mais aussi à l'échelle de la forme qu'il présente. Prévert comprend la transcendance comme une sorte de jeu théâtral codé, admis dans le cadre de la chrétienté. Ainsi, le Dieu – pourtant invisible – loué comme un « prodigieux acteur »173 par les prétentieux spectateurs de la Divine Comédie dans « Le divin mélodrame » apparaît enfin sur scène dans la dernière pièce de « La transcendance », intitulée « Sa représentation d'adieu ». Il est décrit tel un vieil homme cadavérique, barbouillé de maquillage pour que perdure l'illusion : « Le public le salue / et comme un maquillage qui tourne / sur le visage d'une trop vieille actrice / son masque placide et extatique / coule en rigoles de chaux-carton-pâte »174. Prévert dénonce donc la décrépitude de Dieu, qu'il souligne plus loin à travers la périphrase « très trop vieux acteur »175 : l'épanorthose permet ici de substituer l'adverbe d'intensité « très » au profit de l'adverbe « trop » qui porte en lui la condamnation d'un excès. Or la mascarade à laquelle se livre l'acteur serait seulement ridicule si elle n'était pas lourde de conséquences. En effet, sous l'expression prévertienne « masque placide et extatique »176 pointe une amère critique de l'hypocrisie religieuse : alors qu'elle élève comme principe suprême l'amour de son prochain, elle légitime pourtant le massacre en masse de tous les mécréants, qui résistent à la conversion forcée qu'on voudrait leur imposer. Et le rideau théâtral de l'expression du masque se déchire aux mythes laissant apparaître le poussiéreux décor mental planté sur les charniers d'innombrables plaies cérébrales maquillées en cicatrices honorables […]177 Prévert file dans ces vers la métaphore de l'illusion théâtrale, révélant la contradiction entre le décor apparent, symbolisé par le « rideau », second masque de Dieu, et le « décor mental », révélant des « charniers ». Cette violence meurtrière justifiée au nom du Père est relayée par la souffrance du Fils crucifié qui « se met lui-même en croix / et se plante au beau milieu d'un décor »178. Le caractère sadomasochiste de son action, soulignée par l'emploi du pronom réfléchi, permet à Prévert de renouer avec l'univers du cirque : il compare en effet Jésus au fakir Tarah-Bey, et présente la performance du Fils comme un « numéro / de PRESTIDIGITATEUR ». 173 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.18. 174 Id., « Sa représentation d'adieu », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.34. 175 Ibid., p.35. 176 Ibid., p.34. 177 Ibid., p.34. 178 Ibid., p.35. 67 La maltraitance enfantine à laquelle se livrent les parents apparaît alors comme un nouveau massacre des Innocents, cette fois à l'initiative des religieux eux-mêmes. La cruauté divine est d'ailleurs déjà révélée par Prévert dans le « Chœur des figurants transfigurants et configurants » qui chantent dévotement : « Aux innocents les mains pleines / Ils tendent les mains / on leur coupe / Et nous / nous levons cette coupe / à la Gloire du Seigneur... »183 L'homonymie entre le verbe « couper » et le substantif « coupe » crée un brouillage du sens : si le substantif fait immédiatement référence à la coupe dans laquelle les croyants boivent le sang du Christ, elle peut aussi exprimer le résultat de la coupe des mains des innocents. Prévert souligne ainsi la dualité du message de l'Église : si elle promet aux innocents le Paradis – après leur mort évidemment – et les pose comme des modèles de vertu, elle justifie pourtant les atrocités qu'ils subissent comme l'exercice de la volonté divine. Cette contradiction absolue choque Prévert et alimente chez lui une haine vive de la religion, qu'analyse Arnaud Laster dans son article « Jacques Prévert contre les guerres ». Le massacre des Innocents, auquel, d'après les Évangiles, Jésus a échappé, a toujours révolté Prévert et constitué une pièce à charge contre le Dieu des chrétiens, un signe de sa non-existence ou de son impuissance ou, pire encore, de sa férocité que pourrait confirmer la crucifixion de son prétendu fils unique pour l'improbable salut de l'humanité.184 C'est bien cette « férocité » que dénonce Prévert dans le texte « Sa représentation d'adieu », où le Père « pousse »185 le fils sur le devant de la scène pour que chacun puisse contempler sa crucifixion ; et Jésus, se soumettant à l'autorité paternelle, s'exécute et se place sur la croix. Ainsi, au lieu d'amener les gens vers la foi en leur apportant un raisonnement fondé, Dieu les en persuade par la force et maintient l'humanité dans une angoisse constante du péché et de l'enfer. Les théologiens, sous prétexte de transmettre le message divin, contribuent alors à contraindre l'homme et à nier ses libertés essentielles que sont l'amour et le désir. Ainsi, les bourgeois prétendument croyants peints dans la pièce « Sa représentation d'adieu » perdent leur capacité de jugement, et se contentent de répéter et de transmettre les dogmes qu'on leur a inculqués. Alors qu'ils somnolaient pendant la lecture, par le régisseur, d'un livre de catéchisme, ils se réveillent à la seule prononciation du nom de Dieu pour crier ensemble : « Bravo Dieu ! bravo Dieu ! bravo Dieu ! »186. La triple répétition de l'exclamation crée ici un effet comique, et dénonce le caractère mécanique de cette louange divine. 183 Jacques Prévert, « Sa représentation d'adieu », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.35. 184 Arnaud Laster, « Jacques Prévert contre les guerres », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », Lausanne, L'Âge d'Homme, 2003, Actes des « Journées internationales Jacques Prévert » les 11, 12 et 13 décembre 2000 à l'Université Paris III / Sorbonne-Nouvelle, p.118. 185 Jacques Prévert, « Sa représentation d'adieu », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., p.35. 186 Ibid., p.37. 70 Les rites chrétiens créent donc des automatismes chez le peuple, conditionné pour apprendre par cœur des passages de la Bible ou réciter les grands interdits religieux : ainsi, l'Église ôte aux hommes, devenus de véritables pantins, leur esprit critique. La réaction des bourgeois témoigne de leur embrigadement religieux, similaire à leur endoctrinement politique. Le recours au théâtre permet alors de mettre en scène cette manipulation du peuple : la réunion d'un public permet de fait de reproduire la bêtise de la masse embrigadée. La condition même de spectateur prive l'homme de sa capacité de réflexion : puisqu'il assiste à la scène, il n'a pas prise sur elle et reste parfaitement passif, voire pire, il encourage le massacre. Ainsi, Prévert met en valeur l'échec de la catharsis théâtrale prônée par les Anciens. En effet, la dévotion soudaine des spectateurs dans « Sa représentation d'adieu » peut être mise en parallèle avec le bellicisme du peuple qui assiste à la mise en scène de « La bataille de Fontenoy ». À la triple répétition « Bravo Dieu ! » succède dans la même logique le cri du public enjoué, qui réclame une nouvelle guerre : « Remettez-nous ça ! Remettez-nous ça ! »187 Prévert dénonce l'avidité et la fascination de la foule pour le sang et son encouragement au sacrifice. Or si la représentation théâtrale ne parvient pas à purger les spectateurs – fictifs – de leurs passions, le poète espère au contraire que son œuvre fera réagir le lecteur. La cécité du peuple, mise en scène par Prévert, doit pouvoir ouvrir les yeux au lecteur sur les dérives du conditionnement. En effet, ce n'est pas la religion, ni le pouvoir politique, mais le peuple lui-même qui condamne à l'échafaud un homme accusé de désertion. Les spectateurs, en transe, s'écrient : « Un qui donne le mauvais exemple !... / Il faut faire un exemple !... / Donner le bon exemple !... »188 Le renversement du sens du mot « exemple » justifie ici le sacrifice sous prétexte d'édification. Arrive sur scène l'aumônier : il présente un visage placide, comme Dieu dans « Sa représentation d'adieu », et donne un crucifix au déserteur. Mais la mascarade religieuse prend fin, et soudain l'ecclésiastique « tire benoîtement et à bout portant sur le soldat qui s'écroule », après s'être livré à un bref discours sentencieux fondé sur la loi du Talion : « Celui qui frappe par l'épée périt par l'épée. Celui qui se refuse à frapper par le fusil périt par le fusil. »189 L'absurdité de cette justification ne fait pas de doute : l'emploi de la parataxe ôte tout processus d'argumentation. Le propos, incohérent, dénonce l'entreprise d'exemplification et le recours à l'exécution. La condamnation du déserteur est donc délégitimée par Prévert, qui souligne la cruauté du système judiciaire : cet assassinat, même autorisé par l'État et béni par l'Église, reste un assassinat. 187 Jacques Prévert, « La bataille de Fontenoy », in Spectacle, op. cit., p.140. 188 Ibid., p.128. 189 Ibid., p.128. 71 2.3) Aliénation mentale Le peuple se rend donc coupable des pires crimes sans être inquiété, si bien sûr il affiche un comportement exemplaire sur le plan politique et religieux : il lui suffit de soutenir le pouvoir en place, de crier son conservatisme et d'aller à la messe tous les dimanches pour se dédouaner de ses exactions. C'est le cas des spectateurs du « Tableau des merveilles », pièce sans doute la plus grotesque de Prévert : Chanfalla et Chrininos, qui se définissent tous deux comme des « comédiens ambulants »190, parcourent l'Espagne pour proposer leur numéro – payant bien sûr – de prestidigitation aux notables qu'ils rencontreront sur le chemin. Chanfalla, dont on apprend dès les premières répliques qu'il s'agit d'un escroc qui bat sa femme, incarne la figure de l'imposteur : son unique but est de soutirer de l'argent aux riches. Pour cela, il a conçu le Tableau des Merveilles, pièce prétendument somptueuse, que seuls peuvent voir ceux qui sont purs et innocents, ceux qui n'ont jamais connu le péché. Le stratagème est ingénieux : Chanfalla se contente de présenter aux spectateurs un drap blanc et d'annoncer ce qu'ils devraient y voir. Or rien n'apparaît sur la toile tendue, et personne n'aura l'audace de le dire, de peur d'être accusé d'impiété ou soupçonné de stupidité. Ainsi, Chanfalla manipule à sa guise les notables, qui jouent le jeu et s'illusionnent volontairement. Toute l'entreprise tient dans la capacité de maintenir une pression religieuse, empêchant quiconque de révéler aux autres sa propre cécité. L'évidence même. Et c'est pourquoi les merveilleuses merveilles du merveilleux Tableau des Merveilles ne sont pas visibles pour tous ! Je m'explique. Seul le spectateur qui a la conscience tranquille peut voir le Tableau. Je m'explique. L'homme inculte, le sot, l'ignorant, celui qui n'est pas délicat, ne voit rien. Aurait-il payé trois fois le prix de sa place, il reste figé sans rien voir. Le lettré, l'homme d'esprit, l'homme qui est vraiment capable de comprendre quelque chose, celui- là peut voir le Tableau. […] L'épouse fidèle peut se réjouir les yeux, mais la femme adultère n'y verra que du feu. […] Le magistrat corrompu, le vénal n'y voient rien. C'est un spectacle pour le bon chrétien. Le bon chrétien peut le voir, le juif non... (Il crie) Le juif ne verra jamais l'ombre de l'ombre du plus merveilleux des Tableaux !191 190 Jacques Prévert, « Le tableau des merveilles », in Spectacle, op. cit., p.267. 191 Ibid., pp.274-275. 72 Pour qu'il naisse, ce mythe du théâtre moderne, il faut d'abord lui faire une « langue ». Cette « langue », le groupe communiste Octobre, sous la direction de Jacques Prévert, et le groupe animé par Jean-Louis Barrault sont en train de l'inventer, chacun à sa manière. Au groupe Octobre, on représente des farces qui sont de sanglantes critiques des mœurs et de l'esprit bourgeois. Jacques Prévert a participé au mouvement surréaliste. Cela est visible dans la technique des ses bouffonneries où tout à coup la vie des rêves fait irruption au milieu des redoutables caricatures d'un monde qui, avant de mourir, jette son venin. Dans les farces de Jacques Prévert, l'esprit casanier et lubrique du bourgeois français moderne se trouve cruellement fustigé, et conséquence de cet esprit absurde, le démon de l'absurde d'Edgar Poe et de Baudelaire, a ici libre cours.198 Jouée par le groupe Octobre, « Le tableau des merveilles » est emblématique de cette écriture de la cruauté qui fustige la classe des petits bourgeois matérialistes et prétentieux. Et si « la vie des rêves » apparaît dans le théâtre de Prévert, l'univers fantastique qu'il développe peut vite tourner au cauchemar, comme l'indique Artaud : « Avec son humour féroce, le théâtre de Jacques Prévert est un théâtre des ténèbres »199. Ainsi, le comique de Prévert est grinçant dans ses pièces, et le rire qui en découle est une manière d'échapper à l'absurde. L'enfant concentre alors un pouvoir de révolte dans l'écriture de Prévert : il prête sa voix à la dénonciation du poète. Face à la réaction de ses parents, c'est à lui de s'indigner, lui dont le droit à la parole, à la vie même, est nié. Dans « La bataille de Fontenoy », la mère rejette son fils parce qu'il a déserté : « Mon fils, un déserteur !... Mais qu'est-ce que vont dire les voisins !... C'est la honte sur la famille, le déshonneur !... Misérable, tu vas faire rater le mariage de ta sœur ! »200 Une nouvelle fois, Prévert dénonce la cupidité à toute épreuve des bourgeois, dont l'unique souci est de préserver leur réputation, même aux dépens des liens familiaux. Alors que le fils est fusillé et considéré comme un criminel d'État, la mère, que l'on coiffe immédiatement du voile noir du deuil, reste étrangement stoïque. Sa douleur « simple et sublime »201, qui ne dure qu'un instant, est semblable à celle d'une actrice. Sous prétexte de bienséance sociale, elle se résigne donc à voir mourir son propre fils. Cette absurdité fondamentale est pointée du doigt par Prévert, qui met en évidence la superficialité des bourgeois. En effet, la tristesse feinte de la mère est déjà couverte par le ton de la conversation : un des personnages lui fait remarquer que la couleur noire lui va « à ravir ». Ce propos anodin brise la grandeur tragique de la mère, et contribue par le décalage burlesque à nier la réalité de la mort. 198 Antonin Artaud, « Le théâtre français cherche un mythe », in « Les quelques problèmes d'actualité aux mensonges révolutionnaires », in Antonin Artaud Œuvres complètes [1971], Paris, Gallimard, 1980, « NRF », Tome III, p.206. 199 Ibid., p.207. 200 Jacques Prévert, « La bataille de Fontenoy », in Spectacle, op. cit., p.129. 201 Ibid., p.130. 75 La vanité bourgeoise est fustigée de même dans le poème « La lessive » issu de Paroles : bien que la forme théâtrale soit réduite dans ce texte à un état embryonnaire, elle apparaît dans le souci du poète à mêler les voix, unissant sans rupture typographique les propos du père à ceux du narrateur. En apprenant que sa fille est enceinte, la première réaction du patriarche qui vocifère est de crier : « Que tout ceci ne sorte pas d'ici / que tout ceci reste entre nous »202. L'invocation de la réputation familiale est alors tournée en dérision par Prévert. Il recourt à un procédé de génitif203 – selon la terminologie de Noël Arnaud – pour rompre l'énumération accusatrice du père et dénoncer l'hypocrisie de sa foi : « honneur de la famille / honneur du père / honneur du fils / honneur du perroquet Saint-Esprit »204. Ainsi, sous couvert d'en appeler à la religion, le père invoque l'honneur de chacun des membres de la famille jusqu'à celui du perroquet. Si l'animal est bien réel dans le poème, il symbolise évidemment le caractère dogmatique du discours du père, qui se contente de répéter ce qu'on lui a inculqué. La colère patriarcale se transforme alors en absurde prière, parodiée par le recours à la même figure : « on ne connaît pas le nom du père / au nom du père et du fils / au nom du perroquet déjà nommé Saint-Esprit »205. L'invective du patriarche revêt le masque de la religion pour se dédouaner de la violence physique qu'il fait subir à sa fille, battue à mort. L'art est excusé, puisqu'on prie pour elle, pour son enfant pas même né déjà décédé, et surtout pour la rédemption de la famille et l'absolution de l'honneur ancestral. Prévert dénonce ici la vanité de la bourgeoisie qui, sous prétexte de jouir d'un statut supérieur, écrase les autres de son mépris : c'est le cas de ce père, « […] monsieur Edmond / chef de famille / chef de bureau »206, qui dirige ses enfants – et sans doute sa femme – comme ses ouvriers. Preuve en est la fusion opérée entre les deux compléments du nom à la fin du poème. et le chef de famille et de bureau met son couvre-chef sur son chef et s'en va traverse la place de chef-lieu de canton et rend le salut à son sous-chef qui le salue...207 202 Jacques Prévert, « La lessive », in Paroles, [1946], Paris, Gallimard, 2006, « Folio », p.107. 203 Noël Arnaud, « Humour ? Pataphysique ? Rigolade ? », in Vian, Queneau, Prévert, Trois fous du langage, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, « Littérature française », Actes du colloque « Vian – Queneau – Prévert » les 12, 13 et 14 mars 1992 à l'Université de Victoria au Canada, pp.24-25. 204 Jacques Prévert, « La lessive », in Paroles, op. cit., p.107. 205 Ibid., p.107. 206 Ibid., p.105. 207 Ibid., p.108. 76 L'expression « chef de famille et de bureau » met ainsi sur le même plan deux fonctions qui n'ont absolument rien à voir : la première appartient au cadre intime et privé, la seconde au cadre publique. La figure du père disparaît donc au profit de celle, autoritaire et inflexible, du pater familias. Les cinq répétitions du substantif « chef », qui martèlent la fin du poème, sont sans équivoque. Elles soulignent le désir de pouvoir du père, que les Anciens désignaient par la formule latine libido dominandi. Ainsi, il maintient sa famille sous son joug par la force dans le simple but de tenir son rang, de correspondre à son propre cliché de père despotique : il est intéressant de noter à cet égard que le terme despote vient de fait du grec dems potes qui signifie étymologiquement maître de maison. Le crime est donc autorisé, puisque le père est le garant de l'ordre familial et que la fille est sortie du droit chemin. Ce dernier, une nouvelle fois, est tracé par les codes de la religion chrétienne, qui impose aux jeunes filles d'être pures jusqu'au mariage, alors même que l'homme peut aborder toutes les femmes qu'il souhaite sans être inquiété. C'est cette profonde inégalité que dénonce Prévert, d'autant plus qu'elle est le fruit de dogmes religieux qu'il considère clairement comme passéistes. Le cœur du problème se noue selon le poète dans l'institution religieuse, qui se rend responsable du conditionnement de centaines d'enfants : il s'agit ainsi d'une vaste question d'éducation, puisque les jeunes auxquels on a inculqué des valeurs conservatrices, alors même qu'ils en ont souffert, sont dans l'incapacité de s'en défaire à l'âge adulte. Se répète alors inlassablement le même jeu de frustration, de tabous et d'interdits au fil des générations. La religion est donc la complice du maintien de l'ordre que prônent les bourgeois, soucieux de préserver leur confort et leurs habitudes mesquines. L'abbé de la pièce « Théologales » dans Spectacle avertit ainsi de « tout petits enfants » qui suivent le catéchisme contre les horreurs de la luxure, faisant peser sur eux, pour les convaincre, la menace de l'enfer. « Le sixième et le neuvième commandements de Dieu nous défendent les plaisirs charnels illégitimes et tout ce qui porte à l'impureté : pensées, désirs, regards, lectures, paroles ou actions » (péchés mortels comme je le précisais précisément). (Hochant la tête et souriant débonnairement) Et si vous mourrez en état de péché mortel, vous irez en enfer. Et vous endurerez avec les démons des supplices qui ne finiront jamais !...208 208 Jacques Prévert, « Théologales », in Spectacle, op. cit., p.99. 77 L'élève résume donc cet amas de connaissances éparses par le terme « poudrière », qui fait écho à la poudre que se jetaient joyeusement aux yeux les spectateurs de la Divine Comédie dans « Le divin mélodrame »214. En outre, le calembour « questionne-ère » souligne la transitivité du verbe questionner, mais aussi l'étendue du champ culturel que prétend couvrir le questionnaire, à travers l'emploi du substantif « ère ». Prévert reprend d'ailleurs dans le même recueil l'expression qu'il étoffe et exemplifie pour tourner en dérision les connaissances scolaires. Son poème-aphorisme éponyme, intitulé « Questionne-ère » propose ainsi deux questions tout à fait absurdes : « À quel âge, en quelles années lumière, la lune a-t-elle perdu sa mer ? / Vous qui appelez terre la terre de la Terre, appellerez-vous lune la lune de la Lune ? »215 La première question joue sans doute sur l'homonymie entre « mère » et « mer », mais elle met aussi en évidence un énoncé faux, puisque la lune est un astre qui n'a pas de mers ni d'océans. La provocation de la seconde question invite quant à elle à une réflexion grossière, si l'on comprend le substantif « lune » dans son sens familier qui désigne le postérieur. Prévert dénonce donc ici la vanité du savoir scolaire qui, pareil à celui des intellectuels, se montre abscons pour se révéler creux. Le meilleur exemple de cette intransitivité de la culture est sans doute celui du conférencier dans le poème que Prévert intitule avec humour « Conférence pour un conférencier », accordant ainsi au pléonasme une dimension satirique. De fait, le conférencier en question affirme d'emblée la tautologie de son propos et la grandeur de sa prétention : « … Et ne craignez aucune indiscrétion de ma part / Je ne parlerai pas de vous / Je ne parlerai que de moi et je sollicite modestement beaucoup d'attention et de silence pendant cette conférence »216. L'adverbe « modestement » est évidemment à lire ici de manière antiphrastique, au regard de la fierté et de l'arrogance dont a déjà fait preuve le conférencier à peine sa conférence commencée. Ainsi, qu'il s'agisse de l'instituteur ou du maître à penser chrétien, leur enseignement reste dogmatique et fait œuvre d'endoctrinement. Prévert compare en ce sens l'école au catéchisme, considérant chacun des deux comme une torture physique et mentale pour l'enfant : si ce dernier était comparé à Jésus sur la croix dans « Le retour à la maison »217, il est associé au condamné à mort dans le poème-aphorisme « L'Éducation nationale » : « Tout condamné à vivre aura la tête bourrée. »218 Prévert y parodie l'article 3 du Code pénal de 1791 « Tout condamné [à mort] aura la tête tranchée », qui abolit les privilèges et accorde le droit à la guillotine à tous les criminels quelle que soit leur extraction sociale. 214 Jacques Prévert, « Le divin mélodrame », in « La transcendance », in Spectacle, op. cit., pp.17-18. 215 Id., « Questionne-ère », in « Vulgaires », in Choses et autres, op. cit., p.193. 216 Id., « Conférence par un conférencier », in Spectacle, op. cit., p.61. 217 Id., « Le retour à la maison », in Spectacle, op. cit., pp.65-66. 218 Id., « L'Éducation nationale », in « Vulgaires », in Choses et autres, op. cit., p.191. 80 La référence au contexte de la Révolution française n'est pas vain : en effet, elle est chez Prévert le symbole de l'émancipation du peuple, qui s'est libéré seul d'un pouvoir autoritaire. Malgré les atrocités qui ont suivi, 1789 demeure dans les mémoires comme la première tentative politique vers une société sans classes. La lutte de l'enfant contre le maître d'école reproduit en quelque sorte chez Prévert le même schéma que la lutte de l'ouvrier contre le patron qui l'exploite. En effet, la seule solution face à l'exploitation demeure l'insoumission. Prévert étend donc le mot d'ordre de la révolte : il ne s'agit pas seulement de se révolter contre un symbole, une entité abstraite telle que l'État ou l'Église, il faut se soulever contre ceux qui protègent ces grandes institutions et en tirent les ficelles. Ainsi, la révolte a lieu chez le poète à l'échelle des individus. S'il poussait les soldats embrigadés pour la guerre à déserter, il encourage aussi tous les travailleurs à s'élever contre les injustices qui pèsent sur eux. Or ces derniers ont le droit de grève, ce qui n'est pas le cas des enfants, qui ont tout juste le droit de se taire. Et c'est ce même droit que prône l'élève de « Histoire ancienne et l'autre », qui met en évidence la contradiction même de l'autorité : lorsqu'il refuse volontairement de répondre à la question de son professeur, ce dernier lui met zéro219, et quand il finit par y répondre, il prend la porte220. La seule manière de lutter pour l'enfant, c'est sa spontanéité, qui exprime à elle seule l'ampleur de son sens critique. Ainsi, l'élève du poème « L'enseignement libre » apprend avec le sourire qu'il est le dernier à l'école et le dernier au catéchisme, puisqu'on lui a appris que « [l]es derniers seront les premiers »221 En faisant remarquer à son professeur, qui le blâme, qu'il se contredit, l'élève ne peut pourtant pas être réprimandé puisqu'il a retenu le leçon religieuse. Prévert souligne à travers le paradoxe de cette phrase, extraite de l'Évangile selon Matthieu, l'absurdité des promesses chrétiennes. Pourtant, l'attitude de l'enfant est vraie et fait la preuve d'une grande sagesse : sa naïveté même dénonce violemment les dogmes de l'Église, mais aussi ceux de l'enseignement scolaire, qui instaure au sein d'une même classe d'élèves égaux une hiérarchie intellectuelle. La conclusion de l'enfant est donc légitime : « Alors j'attends. »222 Il attend que son espoir se réalise, mais attend sans doute aussi d'être grand pour défendre sa position. Il attend tout simplement que son rêve devienne réalité : « En entendant parler / d'une société sans classes / l'enfant rêve / d'un monde buissonnier »223. 219 Jacques Prévert, « Histoire ancienne et l'autre », in Choses et autres, op. cit., p.134. 220 Ibid., p.136. 221 Id., « L'enseignement libre », in Spectacle, op. cit., p.178. 222 Ibid., p.178. 223 Ibid., p.177. 81 La polysémie du terme « classe » permet en effet de mettre sur le même plan les préoccupations scolaires de l'enfant et celles, politiques, des adultes : c'est cette tension même vers un idéal qui permet, selon Prévert, d'échapper aux idées reçues et de garder une certaine lucidité sur le monde. Bien qu'il dispose de moyens apparemment limités, l'enfant est apte à percevoir les injustices ou les incohérences dans le comportement ou les propos des grands. Il garde toujours un regard objectif et lui seul est capable d'interroger lucidement le monde qui l'entoure : la réflexion sur la langue est son moyen de lutte, et c'est elle qui lui permet de troubler les adultes. La démarche enfantine illustre l'adage de Prévert. « La vie au grand air : / … et c'est toujours la lutte, parfois souvent heureuse, de ceux qui ont l'air de rien contre ceux qui ont l'air de tout. »224 Car « ceux qui ont l'air de rien », en l'occurrence les enfants, posent les bonnes questions, telles que « Pourquoi dites-vous la virilité ? »225 Cette interrogation simple, qui soulève pourtant un problème d'incohérence grammaticale, attend une véritable réponse, et pas réellement un point d'ordre morphologique qui rendrait compte que les substantifs suffixés en « -ité » sont tous féminins. En effet, cette explication, si elle révèle le caractère arbitraire de la langue, ne parvient pas à résoudre le problème. Pour des questions évidentes de cohérence sémantique, le terme « virilité » devrait être masculin, puisqu'il s'applique aux hommes. La question soulève donc un véritable enjeu qui interroge les fondamentaux de la langue, et prend le contre-pied de la question rhétorique qui est le propre du professeur. Dans un autre poème-aphorisme, issu cette fois de Fatras, Prévert met en évidence la profondeur de la question enfantine au contraire de celle de l'adulte : « Pourquoi écrivent-ils : ''Pourquoi Rimbaud a-t-il cessé d'écrire ?'' puisqu'ils ne savent pas pourquoi il a commencé ? »226 La triple répétition de l'adverbe interrogatif « pourquoi » souligne la démarche réflexive de l'enfant : ce dernier cherche à connaître les causes d'un phénomène sans jamais finalement qu'on ne lui donne de réponse, sans doute d'ailleurs parce qu'il n'y a pas de réponse. C'est le propre des questions de l'enfant : sous leur apparente simplicité, elles suscitent l'étonnement de leur interlocuteur. Ce sont donc des questions à vertu interrogative, qui inversent le processus scolaire : ce renversement des attentes est au cœur de la poétique de Prévert qui cherche à déstabiliser son lecteur. 224 Jacques Prévert, in « Intermède », in Spectacle, op. cit., p.240. 225 Ibid., p.237. 226 Id., in « Graffiti », in Fatras, op. cit., p.26. 82 Dans ces demeures allumées la porte ouverte aux demeurés et le langage populaire méprisé pour toutes ses merveilles déliées et délivrées. La langue tout le temps nouvelle-née. Le vert bavoir du verbe avoir et tous les langes du faux savoir en une nuit-lumière arrachés. La langue enfant sauvage et vraie. L'ignorance savante et troublante qui dit d'un homme surraisonné hurlant en plein jour tous les jours trois fois quatre douze vérités des deux fois six douze demeures de la nuit illuminées : il a une araignée dans le plafond ! Sans savoir du grec Arakné sans avoir pu voir la dure pie la dure mère geôlières des cellules à idées de la boîte aux rêves cadenassée.232 Le poème, sous-titré « Seconde naissance d'Osiris », fait référence au dieu égyptien, symbole de la fertilité associée ici au renouvellement constant et créateur du langage. Prévert file la métaphore et compare la langue à un enfant qui grandit et se métamorphose. La langue « nouvelle-née » au « vert bavoir » concentre une puissance sémantique inouïe et livre des images percutantes et pertinentes qui sont le fruit d'une perception nette et éclatante. Prévert contribue à révéler par sa poésie le caractère novateur de la langue, mais il légitime aussi les transformations qu'il expérimente sur elle : s'il reconnaît la sagesse du peuple en matière d'innovation linguistique, il prolonge cette démarche et en fait le trait particulier de son écriture. C'est déjà le cas dans « Les douze demeures des heures de la nuit » : pour prouver la pertinence de l'expression populaire, Prévert lui donne une origine concrète qui éclaire la fin du poème. Danièle Gasiglia-Laster explicite en ce sens les trois vers : « L'arachnoïde est en effet une des trois méninges situées entre la pie mère et la dure mère et dans ce cas précis comme beaucoup d'autres le peuple a fait preuve d'une ''ignorance savante et troublante''. »233 La réflexion sur la langue, sur cette langue volontairement apoétique qui fait sortir le poème de ses gonds, est donc au cœur de l'œuvre de Prévert. En effet, si « [l]a langue vulgaire tire la langue à la langue distinguée »234, c'est tout le poème qui nargue la poésie. Cette dérision du poète envers le genre littéraire est soulignée par Marie-Christine Lala, spécialiste de Georges Bataille. Elle propose d'analyser l'article « De l'âge de Pierre à Jacques Prévert »235, que ce Bataille a publié l'été 1946 à l'occasion de la parution de Paroles. 232 Jacques Prévert, « Les douze demeures des heures de la nuit », in Choses et autres, op. cit., p.72. 233 Danièle Gasiglia-Laster, « Introduction », in Jacques Prévert Œuvres complètes, op. cit., Tome I, p.XXXVI. 234 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, op. cit., p.151. 235 Georges Bataille, « De l'âge de pierre à Jacques Prévert », in Georges Bataille Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, « Blanche », Tome XI, pp.87-106. 85 Lala raconte la découverte de la poésie de Prévert par Bataille, et se penche sur la conception de la poésie chez ce dernier : « Dans la conception de Bataille, la poésie n'est authentique que si elle se retourne en son contraire en ''haine de la poésie'', et c'est ainsi que la poésie de Prévert est ''poésie parce qu'en elle-même, elle opère âprement la ruine de la poésie''236 […]. »237 Si Prévert ne se montre pas réellement haineux envers la poésie, son entreprise de démystification du langage recouvre quant à elle une indéniable violence envers la langue littéraire et poétique : c'est dans cette perspective que Prévert rénove le genre poétique, par son travail ludique sur la langue qu'il ouvre aux tournures populaires et aux effets de style non standardisés. En refusant d'imiter les structures figées de la belle langue, il tourne en dérision la prétendue grandeur du genre et prend « le contre- pied de la poésie, tournant en ridicule la dignité de la poésie »238. Prévert fustige en effet le caractère décoratif de la poésie légitime, à laquelle la réalité échappe. Sa poésie à lui est pleinement ancrée dans le réel, le réel historique et social. Or pour peindre la réalité de son temps, la poète doit évidemment adapter son vocabulaire, comme la langue s'adapte aux nouvelles inventions. Prévert est fasciné par ce renouvellement spontané de la langue qui invente sans cesse de nouvelles expressions. Ce langage, sans arrêt, est créé par le peuple. […] Chaque fois que survient quelque chose de nouveau, aussi bien un objet industriel qu'une nouvelle façon de faire marcher une chose, les gens qui travaillent ou même ceux qui ne foutent rien, trouvent toujours une expression immédiate et poétique. Les premiers trolleybus, un type a dit : « Tiens, la langouste ! » Une 2 CV : « La lessiveuse ! » […] La petite guérite ronde, aux carrefours, où un flic dirige (c'est façon de parler) la circulation, on l'appelle « cocotte-minute », parce qu'il y a un poulet dedans et qu'il siffle tout le temps.239 Selon Prévert, c'est donc de la spontanéité et de l'immédiateté que jaillit la poésie. Ces créations populaires sont en fait des métaphores : le recours à cette figure de comparaison permet de mettre en parallèle une réalité avec une autre, donnant par ce biais une dimension nouvelle à la première. Et les métaphores de Prévert ne sont pas seulement verbales, elles sont aussi picturales : sans doute l'œuvre du poète ne se comprend que par l'analyse de Fatras et Imaginaires, deux recueils qui déploient en miroir poésie et collages et illustrent l'aboutissement d'une carrière poétique. 236 Georges Bataille, « De l'âge de pierre à Jacques Prévert », in Georges Bataille Œuvres complètes, op. cit., p.105. 237 Marie-Christine Lala, « Bataille lecteur de Prévert », in Jacques Prévert « Frontières effacées », p.44. 238 Georges Bataille, « De l'âge de pierre à Jacques Prévert », in Georges Bataille Œuvres complètes, op. cit., Tome XI, p.98. 239 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, op. cit., p.152. 86 Ainsi, plus que Paroles, le recueil Spectacle interroge la classification en genres littéraires et pose la question de l'hybridité formelle. Son titre fait appel au sens de la vue, que complète le sens de l'ouïe éveillé par Paroles. Le recours au genre théâtral souligne en effet la dimension synesthésique que revêt le poème. Prévert déploie ses potentialités littéraires en le sortant des modalités d'expression propres au genre poétique. Le poème devient alors le réceptacle des sensations chez Prévert, et porte dans sa forme comme dans son contenu une capacité à se révolutionner, à se métamorphoser pour exprimer une même critique : la dénonciation de toutes les idées reçues au profit de la revendication d'une liberté sans contraintes. Que ce soit des « paroles » ou un « spectacle », Prévert appelle donc ses contemporains à ne pas se boucher les oreilles comme à ne pas se voiler la face devant les réalités de l'existence, à ne pas oublier, non plus, ses beautés. Le titre de ce nouveau recueil n'est-il pas finalement fondé sur le même type de provocation que Paroles ? On propose un livre, et donc un objet fait pour la lecture, démarche solitaire et toute intérieure, et on annonce un « spectacle », ce qui suppose un regard vers l'extérieur, un plaisir à partager.240 Ainsi, l'hybridité élaborée par Prévert relève d'une entreprise ludique, qui vise à rompre des stéréotypes et à briser les carcans de la société. Selon l'analyse de Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, le poème s'ouvre donc à d'autres genres, dans le but d'élargir son champ d'expression. L'accueil de la forme dialoguée entame une réflexion poétique, qui aboutira dans les recueils Fatras et Imaginaires : Prévert y propose en effet une mise en parallèle du texte et de l'image. 240 Arnaud Laster / Danièle Gasiglia-Laster, Notice de Spectacle, in « Notices, documents et notes », in Jacques Prévert Œuvres complètes, op.cit., Tome I, p.1118. 87 Il s'agit alors de dégager les différentes relations qui unissent image et poème dans les œuvres de Prévert. Il faudrait concevoir chez lui le recours à l'illustration comme une ouverture : elle permet d'abord de remettre en question la supériorité du texte sur l'image, mais aussi de tendre vers l'invention d'une forme nouvelle, à la fois picturale et scripturale. En s'ouvrant aux spécificités de l'image, la poésie de Prévert questionne les frontières entre peinture et littérature, mais aussi l'élitisme qui découle de ces deux formes d'art. En effet, le poète pratique l'hybridation pour rompre avec l'art légitime et renouveler le public littéraire : il destine son œuvre à tous, enfants et adultes, à tous ceux qui veulent bien la lire et acceptent d'être surpris. 1) Langage et image La poésie de Prévert se livre ainsi à un travail d'émancipation sans cesse renouvelé. En choisissant d'infléchir la langue poétique, ce sont tous les codes du genre qu'il renverse : la noblesse de la poésie est niée par le poète, qui veut libérer le poème de toutes ses fioritures qui nuisent au sens. Prévert cherche en effet à faire émerger dans son œuvre, par les mots, une situation déroutante pour son lecteur, dont il forme l'esprit critique. De fait, Prévert défend l'idée que le poème doit susciter l'étonnement pour remettre véritablement en question le monde. 1.1) Imaginaire linguistique Son œuvre se fait donc le creuset de multiples jeux de mots qui déploient des images nouvelles, des rapprochements inédits. Prévert déconstruit avec minutie les locutions figées du langage pour donner à nouveau aux mots leur autonomie perdue : il fait entre autres dialoguer dans Imaginaires un « créant » et un « mécréant ». À la prétention du « créant », le « mécréant », sans doute le double de Prévert, répond qu'il a déjà eu l'occasion de « connaître et voir nombre de gens de lettres, de mots, de phrases et de livres qui se disent créateurs alors qu'ils sont, sans vouloir le savoir, des ordinateurs. »245 À ces derniers, comparés de manière métonymique à des « machines à écrire », le poète oppose les « désordonnateurs »246. Le poète idéal serait donc selon Prévert un « désordonnateur », c'est-à-dire quelqu'un qui refuse d'ordonner les idées et les mots, et préfère construire un désordre porteur de sens, d'un sens évidemment critique. Celui qui s'affirme créateur éveille donc toujours un soupçon d'orgueil ou d'hypocrisie. Prévert se méfie de l'idée de création, en particulier dans le domaine littéraire, et il serait sans doute partisan de la formule attribuée au chimiste Antoine Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Prévert ne prétend donc pas révolutionner la poésie, il se contente d'opérer des permutations linguistiques d'où naissent de nouvelles images. 245 Jacques Prévert, « Colloques dans un sentier menant à séminaire de création », Imaginaires, [1970], Paris, Gallimard, 2010, « Folio », p.16. 246 Ibid., p.17. 90 Le créant : Vous jouez sur les mots, c'est facile. Le mécréant : Je ne joue pas sur les mots, je joue parfois avec et j'ajoute que sans moi ou d'autres, ils jouent très bien tout seuls. Les mots sont les enfants du vocabulaire, il n'y a qu'à les voir sortir des cours de création et se précipiter dans la cour de récréation. Là ils se réinventent et se travestissent, ils éclatent de rire et leurs éclats de rire sont les morceaux d'un puzzle, d'une agressive et tendre mosaïque.247 La personnification du langage permet ainsi au mécréant de se dédouaner de tout vanité, puisqu'il ne se donne pas comme responsable de ce dynamisme linguistique : il n'est que le témoin amusé de cette création spontanée, de ces nouvelles associations d'idées propres à émanciper le langage figé. Si Prévert se détourne de la langue institutionnelle, c'est parce qu'elle ne peut lui apporter que des structures maintes fois rebattues, au contraire de la langue du peuple qui évolue chaque jour au contact du monde. Il s'émerveille en effet du génie populaire qui s'approprie, en leur trouvant des surnoms, les nouvelles inventions. Toute la force vivante du langage est, selon Prévert, concentrée dans des jeux de rapprochements qui éveillent l'imaginaire. Si le poète exprime dans Hebdromadaires son admiration pour le langage du peuple, qui nomme « langouste » un trolleybus ou « lessiveuse » une 2 CV248, il en fait la matière même de son œuvre littéraire. En effet, le poète nourrit ses œuvres des textes qu'il a lus – qu'ils soient littéraires, politiques ou journalistiques – mais aussi des phrases qu'il a entendues. Ainsi, dans la section « Entracte » de Spectacle apparaissent des citations de sa femme Janine, son frère Pierre et sa fille Michèle, surnommée Minoute, aux côtés de phrases de Hugo, Zola, Apollinaire, Nerval et d'autres encore. Prévert n'opère pas de distinction de hiérarchie et ne se préoccupe pas de l'ordre chronologique. Il est intéressant de souligner à cet égard que la réflexion « Tiens, la foule ! »249 de Pierre « tout petit, devant un plat de lentilles » présente une structure identique aux analogies populaires que cite Prévert à André Pozner : il s'agit d'un procédé de métaphore dont la spontanéité transparaît à travers l'impératif « tiens ». La langue populaire aurait donc droit de cité en poésie, mais le peuple aussi, dont la parole grâce à Prévert retrouve une certaine légitimité. Mais c'est aussi, sous son impulsion, la parole de l'enfant qui suscite une attention nouvelle : au milieu de tous les êtres que réunit Prévert dans son « Entracte », il existe des anonymes désignés par une simple périphrase « petite fille […], rue des Beaux-arts » et « petit garçon grec, rue Dauphine »250. 247 Jacques Prévert, « Colloques dans un sentier menant à séminaire de création », Imaginaires, op. cit., p.17. 248 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, [1972], Paris, Gallimard, 2002, « Folio », p.152. 249 Jacques Prévert, in « Entracte », in Spectacle, [1951], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », p.149. 250 Ibid., p.148. 91 1.2) Métaphores populaires La poésie est donc à la portée de tous, puisqu'elle réside dans le langage que tous possèdent : c'est au poète de s'en inspirer, et s'il échoue à créer du neuf, il recrée à partir de collages, qu'ils soient verbaux ou picturaux. La superposition permet en effet, selon Prévert, de mettre en évidence une réalité décalée, et c'est elle qui intéresse le poète. Il instaure une distance avec ce qu'il veut décrire, en employant un langage inattendu qui sert de philtre, qui permet de prendre de la distance pour mieux apercevoir le phénomène : c'est sans doute ainsi que peut s'éclairer le terme « mécréant » dans Imaginaires. Outre sa dimension ouvertement athée, le mécréant serait celui qui crée, mais de manière alternative. Le préfixe « mé- » signifie mal ou mauvais, de la même manière que le « méchant » est étymologiquement celui qui tombe mal, qui arrive au moment inopportun. Dans cette perspective, le mécréant serait celui qui crée mais avec impertinence, et dont la production est une provocation ou un pied de nez envers l'art lui-même. En effet, Prévert tourne en dérision la poésie entrée dans le Panthéon littéraire, et son humour dévastateur contribue bel et bien à la ruine de ce genre en tant qu'institution. Mais contrairement à la conception défendue par Bataille, dans son article « De l'âge de pierre à Jacques Prévert »251, Prévert ne considère pas sa démarche comme une entreprise d'assassinat prémédité : sa poésie, bien qu'elle s'élabore parfois aux dépens des codes du genre, ouvre un nouvel espace de création littéraire. Si la puissance d'un texte poétique tient dans sa langue, il faut à tout prix que celle-ci puisse s'épanouir au cœur du poème : c'est pourquoi Prévert n'hésite pas à emprunter leurs formules aux grands mais aussi aux petits. La poésie naît selon lui de cette effervescence du langage, continuellement recréé par des analogies nouvelles. Le peuple transforme la langue. Les grands de ce monde la codifient. Le langage du peuple, on lui doit presque tout. Un reptile, le peuple lui a trouvé un nom. Les savants trouvent des surnoms, parfois utiles, mais le serpent ou le reptile, on l'entend, on le voit, c'est sur le vif, c'est la poésie, la vraie, la seule, la source. Une source, c'est plus beau qu'un marécage. Mais l'enfant, dans un marécage, jette une pierre, fait des ronds. Ces ronds, dans le marécage des pensées imposées, des pensées forcées, ils tournent, ils font des images. Des images qui consolent, qui font rire les gens, les gens qui sont esclaves comme aujourd'hui tant de gens, esclaves d'idées, esclaves de vérités, esclaves de libertés, esclaves d'esclavages soi-disant abolis, nouveaux esclaves à la mode d'aujourd'hui.252 251 Georges Bataille, « De l'âge de pierre à Jacques Prévert », in Georges Bataille Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, « Blanche », Tome XI, pp.87-106. 252 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, op. cit., p.153. 92 Or s'il n'a pas le sentiment d'appartenir à la classe très prestigieuse des poètes, cela ne l'empêche pas de se pencher sur la poésie et de tenter de la définir. « La poésie, c'est ce qu'on rêve, ce qu'on imagine, ce qu'on désire et ce qui arrive, souvent. La poésie est partout comme Dieu n'est nulle part. La poésie, c'est un des plus vrais, un des plus utiles surnoms de la vie. »259 Ainsi, la poésie de Prévert semble tirer sa spécificité de son caractère profondément vivant : la poésie est un surnom de la vie, de la même manière que le serpent est un surnom du reptile ou la langouste un surnom du trolleybus. La poésie naît de la métaphore. C'est la raison pour laquelle Prévert assimile la poésie au rêve, à l'imaginaire ou au désir : la poésie découle d'une image que les mots sont parvenus à exprimer. L'œuvre de Prévert tire son intérêt de sa force d'évocation : sous l'impulsion de ses poèmes, la réalité apparaît sous un jour nouveau, elle acquiert une dimension supérieure. Toute la préoccupation des surréalistes est en effet de dépasser le réel, de trouver des moyens alternatifs pour atteindre celui-ci de manière plus vraie et plus sensible. Il n'est donc pas étonnant que Prévert se penche sur l'expérience des rêves : depuis la naissance de la psychanalyse et le succès des études de Freud, le rêve est considéré comme une voie royale pour accéder à son inconscient, c'est-à-dire sa réalité propre, intérieure, ineffable et imagée. 1.3) Récits de rêve Le poète s'est livré à l'exercice du récit de rêve avec les surréalistes, et a sans doute continué seul la démarche de l'auto-analyse. Dans son œuvre poétique apparaissent seulement deux récits de rêve, l'un daté de 1916 et l'autre de 1960, et dont le titre évoque explicitement l'univers onirique. Malgré l'écart chronologique entre les deux récits, ils ont tous deux été publiés dans les recueils les plus tardifs de Prévert, respectivement Choses et autres et Fatras, donc bien après les rendez-vous de jeunesse dans la rue du Château. Le procédé de la métaphore, chère au poète, transparaît dans le premier récit de rêve intitulé « Rêve retrouvé ». De même que les mots se travestissent pour devenir autres qu'eux-mêmes, Prévert s'imagine différent dans son sommeil : il est une bouteille vivante. « Je rêvais que j'étais une bouteille vide, flottant au fil de l'eau et respirant par le goulot. Une barque survint avec de joyeux canotiers. L'un deux, facétieux, tapait sur la ''bouteille'' pour qu'elle s'emplisse d'eau, s'enfonce et disparaisse. J'étouffais. Me réveillant, je me levai, cherchai du regard une bouteille vide, la trouvai et la regardai attentivement. »260 259 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, op. cit., p.162. 260 Jacques Prévert, « Rêve retrouvé », in Choses et autres, [1972], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », p.78. 95 L'anamnèse révèle ici un présage de mort : Prévert, impuissant, se voit changé en bouteille et noyé sans pouvoir agir. Tout l'intérêt du rêve tient dans cette métamorphose, mais aussi dans le recul interprétatif que se propose d'avoir Prévert sur son propre rêve : succède en effet au récit de la fantasmagorie, celui du réveil. Le poète, relatant son expérience, se propose de l'analyser dans ce qu'il note lui-même explicitement un « Essai d'explication »261. Il dresse un parallèle entre son rêve et la journée de la veille, durant laquelle il s'était baigné dans la Marne et avait reçu « histoire de rire » un coup de rame sur la tête par un homme dans un barque. Si le rapprochement entre les deux événements, le premier réel et le second rêvé, semble évidente, il s'accompagne d'un véritable effet de style : ainsi, Prévert ne se contente pas de mettre en rapport deux éléments, il les met sur le même plan et les réunit par une structure commune. À chaque phrase du rêve fait pendant une phrase de l'explication qui reproduit le même schéma. Les « joyeux canotiers » deviennent de « joyeux bambocheurs », leur « barque » un « canot ». Prévert choisit minutieusement de construire son explication en écho de son rêve, si bien que cette dernière se révèle comme une véritable réécriture. Récit de rêve : « L'un deux, facétieux, tapait sur la ''bouteille'' […]. / J'étouffais. »262 Interprétation : « […] et l'un d'eux, histoire de rire, m'assena un innocent et brutal coup de rame sur la tête. […] / Je suffoquais. »263 L'explication à laquelle se livre Prévert suit à la lettre le schéma lexical du récit de rêve : le groupe nominal « l'un d'eux » est reproduit à l'identique, l'adjectif « facétieux » et la locution figée « histoire de rire » sont placées en apposition, entre virgules, juste avant le verbe. En outre, les verbes « étouffer » et « suffoquer », qui occupent à eux seuls un paragraphe, sont d'exacts synonymes. Ainsi, Prévert n'a pas des prétentions de psychanalyste : son rêve, dont l'interprétation reste superficielle, lui permet de s'adonner à la manière de Raymond Queneau à un exercice de style. Les rêves, qui font finalement partie de la vie quotidienne, deviennent une matière poétique par le fait même de les transcrire et de les raconter. L'interprétation du rêve devient une véritable métaphore : la rive que regagne le poète « un peu noyé » symbolise la vie réelle, qu'il rejoint en se réveillant. 261 Jacques Prévert, « Rêve retrouvé », in Choses et autres, [1972], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », p.78. 262 Ibid., p.78. 263 Ibid., p.78. 96 L'expression « ramener à bon port » revêt à la fin du texte une dimension allégorique. Elle dénote l'obligatoire retour à la réalité, après une expérience qui tenait, quant à elle, du rêve ou de l'extraordinaire. Ce retour à la vie pourrait se comprendre comme un retour sur le droit chemin, et le coup de rame comme un avertissement punitif pour avoir trop voulu s'éloigner de la rive. Le travail d'intertextualité auquel se consacre Prévert donne à voir le texte source, qui disparaît au profit de sa réécriture dans le poème « Rêve », issu de Fatras. Ce dernier revêt d'emblée une forme poétique par son découpage typographique, qui fait apparaître des vers : tout y est étudié pour offrir au lecteur une sensation d'immédiateté, comme si le poème avait été véritablement écrit – ce qui n'en reste pas moins possible – sur le vif, comme l'indique la note finale entre parenthèses : « 11 décembre 1960, 4 heures le matin. »264 Le poème « Rêve » vise en effet à recréer l'univers onirique, avec ses doutes, ses interrogations, ses incompréhensions. Prévert y fait disparaître tous les signes de ponctuation et toutes les conjonctions. Le recours à l'asyndète donne à l'évocation un caractère instantané, qui tient quasiment de la vision. De fait, Prévert donne à voir successivement les images de son rêve, qui apparaissent donc au lecteur comme elles lui sont apparues à lui, c'est-à-dire dans un certain désordre. Seul le fil chronologique, traduit par le défilé des vers que déroule le poème, sert ici de lien entre les divers éléments. Quelque part où il y a la mer – dans le rêve je sais où c'est – une fille nue […] traverse une foule tout habillée […] C'est d'abord cela mon rêve mais soudain je vois ma mère dans une grande voiture d'un autrefois encore récent une voiture pour Noces et Banquets […] La mariée c'est ma mère Est-elle en blanc je n'en sais plus rien maintenant Près d'elle il y a mon père ou peut-être que je l'ajoute maintenant265 264 Jacques Prévert, « Rêve », in « Adonides », in Fatras, op. cit., p.112. 265 Ibid., p.111. 97 « La mise en parallèle [entre les deux œuvres] fait apparaître des similitudes dans le traitement plastique de la satire : déstructuration du réel et recomposition en une image hybride, et de ce fait monstrueuse : un prêtre à museau de loup, un moine à tête de grue, ou une religieuse à face de louve... »272 Or si le détail de Bosch apparaît nettement comme novateur, le collage de Prévert s'insère dans un héritage artistique. En effet, les créatures du poète sont à confronter au tableau source, pour que le montage pictural acquière pleinement sa dimension ironique. Le titre de l'œuvre indique d'emblée au spectateur qu'il s'agit d'une parodie d'un tableau de Philippe de Champaigne, peintre français du XVIIe siècle. L'œuvre originale s'intitule Ex-voto ; elle a été peinte en 1662 suite à la guérison miraculeuse de la fille du peintre. Il s'agit donc d'une toile religieuse à la gloire de Dieu. Champaigne y représente la miraculée, allongée sur un lit au premier plan, avec à sa droite la mère supérieure du couvent de Port-Royal, Agnès Arnauld. La scène, qui inspire la sérénité, est décalée par Prévert, qui ajoute au tableau une dimension inquiétante. En effet, le poète intègre à l'image initiale trois animaux, dont un qui disparaît sous le drap de la miraculée. Les deux femmes sont changées en créatures démoniaques, et leur visage paisible est masqué par une tête d'animal : le sourire d'apparat qu'affiche ostensiblement la mère supérieure dans le collage de Prévert suscite l'angoisse, et dénonce l'hypocrisie fondamentale des religieux. À travers ce montage, le poète fustige la duplicité de l'Église, qui met elle-même en scène de prétendus miracles pour augmenter le nombre de ses fidèles. Les collages de Prévert se révèlent donc volontairement impies, et leur caractère blasphématoire transparaît souvent grâce au recours de l'animalisation. Prévert parodie les figures religieuses en leur apposant un masque animal : il fait d'elles des créatures monstrueuses, qui ont perdu les caractéristiques propres à leur nature. Or l'animalisation à laquelle procède le poète ne contribue pas à déformer les ecclésiastiques, elle donne au contraire à voir leur duplicité, leur monstruosité cachée. Ainsi, le prêtre qui fait le catéchisme a une tête de poisson mort, et les enfants auxquels il s'adresse ont une tête de perruque dans Les grands cerveaux273 (annexe 02). De même, le curé qui prêche la bonne parole, un bras tendu vers le ciel, à une jeune fille pensive, a une tête de coquillage dans Le sixième commandement274 (annexe 03) et une tête de livre dans Ministère de ludique- action-publique275 (annexe 04). 272 Anne Lemonnier, « Les sources médiévales dans les collages de Jacques Prévert », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., pp.151-152. 273 Jacques Prévert, Les grands cerveaux, in « Sainte Âme », in Fatras, op. cit., pp.38-39. 274 Id., Le sixième commandement, in « Premier test des amants », in Fatras, op. cit., p.260. 275 Id., Ministère de ludique-action-publique, in « Ministère de ludique-action-publique », in Imaginaires, op. cit., p.51. 100 Prévert prend donc le parti de déshumaniser les personnages pour mieux les tourner en dérision : toutes les figures qu'il juge hypocrites ou aveugles perdent leur véritable visage. Les victimes de sa condamnation sont les mêmes que dans sa poésie, et les premiers parodiés sont les hommes d'Église et les bourgeois. La piété des prêtres est renversée, et leur sérénité angélique se transforme dans les collages du poète en machiavélisme démoniaque. Quant aux petits bourgeois manipulés par la religion et les médias, ils exposent tout simplement sur leur visage leur stupidité. Ainsi, le couple de Chromos-homme, femme et enfants276 (annexe 05) apparaît avec une tête de pomme de terre : Prévert tourne en dérision la vanité de ces bourgeois, qui se donnent des airs d'intellectuels perruqués par leur mise, mais n'en ont pas la prestance. Les enfants, s'ils échappent à la tête de tubercule qu'affichent leurs parents, n'ont tout simplement pas de visages. Cette privation fondamentale des cinq sens symbolise sans doute le contrôle que maintiennent sur eux les adultes, les empêchant de voir, de toucher et surtout de parler, comme les curés leur interdisent d'avoir de mauvaises pensées. Ainsi, Prévert peint une société renversée, dont les vices et les erreurs sont révélés. L'ingéniosité de ses collages tient alors de leur caractère visuel : le jeu de superposition auquel se livre le poète donne à voir deux réalités en même temps, celle des apparences bienséantes et celle du psychisme. C'est de la confrontation des deux que naît la critique du poète. En effet, le montage pictural concentre la virulence du poète et acquiert de là une grande force de concision qui fait toute son efficacité. L'orgueil démesuré des bourgeois dans Chromos-homme, femme et enfants est rendu concret, et prend la forme d'une excroissance physique. Le titre lui- même connote une malformation congénitale par le calembour avec « chromosome », qui pointe du doigt le caractère héréditaire de la vanité bourgeoise comme un mal psychosomatique. Prévert illustre sans doute dans ce collage l'expression populaire « prendre la grosse tête », qu'il interprète dans son sens propre et figuré. 2.2) Satire picturale Dans ses montages picturaux, Prévert renoue ainsi avec l'esthétique du fatras : c'est de l'assemblage d'éléments disparates qu'émerge la portée satirique de ses œuvres. En effet, le terme « satire » lui- même provient du latin satura, qui désignait à l'origine un ensemble composé de parties hétérogènes, souvent destiné à la raillerie. C'est donc en s'inspirant du collage littéraire que Prévert élabore ses illustrations : la synthèse des différentes images superposées produit un décalage et met en perspective les apparences. 276 Jacques Prévert, Chromos-homme, femme et enfants, in Fatras, op. cit., p.240. 101 Lemonnier insiste en ce sens sur le choix du titre Fatras, qui évoque selon elle les fatrasies médiévales. Elle défend l'idée que Prévert s'en inspire et leur emprunte leur « langage du non- sens »277. Ainsi, certains de ses poèmes recouvreraient une dimension carnavalesque, telle que la définissait Mikhaïl Bakhtine dans son essai L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. La société bascule sous la plume de Prévert, que ce soit dans ses collages ou dans ses poèmes, qui partagent une même dimension satirique. On trouvera dans les collages un équivalent plastique à ces « fatras » poétiques, et aux fatrasies. La galerie de portraits créée par Prévert en associant à des corps dignitaires de l'ordre religieux, à des grands personnages de l'histoire ou à de saintes figures en prière quelques fragments de viscères issus de planches anatomiques […] constitue un véritable « dîner de têtes », parfaitement en adéquation avec les processus de destruction littéraire. Autrement dit, à la désarticulation syntaxique des textes correspond une désarticulation plastique du réel. Prévert réalise ainsi le programme surréaliste tel qu'il était proposé par Salvator Dalí : « Systématiser la confusion et contribuer au discrédit total du monde de la réalité ».278 En effet, les portraits monstrueux que produit Prévert, en associant à un corps humain une tête animale ou une tête objet, donnent à voir des créatures hybrides : l'intérêt du poète pour les masques rappelle le carnaval, mais aussi la fête des fous, spécifique à la période médiévale. Lors de cet événement, c'est toute la hiérarchie de la société qui était renversée le temps de quelques jours, et chacun pouvait se travestir comme il voulait : cette fête servait d'exutoire à la rigueur du système féodal. Dans les collages de Prévert, le renversement des valeurs est percé au jour par la dimension profondément burlesque des rapprochements mis en place. La tartufferie révélée sur le visage des grands était déjà un motif majeur de la poésie de Prévert. La comparaison qu'opère la critique avec le poème extrait de Paroles « Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France » n'est donc pas vaine, puisque l'enjeu de la mascarade y figurait déjà. […] tous ceux-là se bousculaient, se dépêchaient, car il y avait un grand dîner de têtes et chacun s'était fait celle qu'il voulait. L'un une tête de pipe en terre, l'autre une tête d'amiral anglais ; il en avait avec des têtes de boule puante, des têtes de Galliffet, des têtes d'animaux malades de la tête, des têtes d'Auguste Comte, des têtes de Rouget de Lisle, des têtes de sainte Thérèse, des têtes de fromage de tête, des têtes de pied, des têtes de monseigneur et des têtes de crémier.279 277 Anne Lemonnier, « Les sources médiévales dans les collages de Jacques Prévert », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., p.146. 278 Ibid., pp.147-148. 279 Jacques Prévert, « Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France », in Paroles, op. cit., p.6. 102 À l'inverse, c'est le poème « Gravures sur le zinc » qui influence l'interprétation du collage Au Diable Vert, rue Saint-Merri (apparition)285 (annexe 10) lui succédant. Le rapprochement est possible, dans la mesure où le montage pictural emprunte au poème son premier vers « Au Diable Vert, rue Saint-Merri », qui amorce la description d'un « clochard » alcoolique. Lorsque le lecteur- spectateur découvre sur l'image un vieillard aux cheveux blancs et à la barbe longue debout sur un billard, il l'associe immédiatement au mendiant décrit par le poème, or l'auréole qui ceint sa tête révèle qu'il s'agit d'une représentation sainte. L'interprétation de l'image fait question : le spectateur ne sait comment réagir à cette substitution. Il semblerait que Prévert propose ici un renversement des statuts, qui renoue étrangement avec le précepte chrétien « les premiers seront les derniers », pris au sens propre : le mendiant devient alors une figure sacrée, ayant droit de régner au Paradis, et Dieu est réduit à la condition de miséreux anonyme. Cet exemple souligne l'étrangeté surréaliste des collages de Prévert, qui illustrent pleinement « l'emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image »286, selon les termes de Louis Aragon. Le texte et son image mettent en perspective les relations complexes qu'entretiennent les collages et les poèmes de Prévert au sein du recueil Fatras. Le poète élabore un parallèle entre littérature et peinture pour infirmer les attentes du lecteur, de la même manière qu'il rompt dans ses poèmes les locutions figées du langage. Ce phénomène de disjonction est d'ailleurs souligné par Bertelé, qui considère les deux moyens d'expression du poète comme une manière commune de « dissocier les séquences de nos habitudes mentales »287. Prévert propose une démarche différente dans Imaginaires. Si les deux recueils hybrides partagent une réflexion métalittéraire sur la peinture, ils n'envisagent pas le recours au montage pictural de la même manière. Dans Imaginaires, Prévert prend soin de tisser un lien entre ses poèmes et ses collages. Il semble d'ailleurs que ces derniers aient été créés tout particulièrement pour le recueil, au contraire des images de Fatras : selon les dires de Bertelé, Prévert avait élaboré les collages de manière indépendante, et ils ont ensuite été insérés dans l'œuvre. Dans Fatras, l'image précède donc le texte, et ne donne pas comme une simple illustration de celui-ci. Au contraire, dans Imaginaires, nombreux sont les collages qui portent le même nom que les poèmes qu'ils complètent : certains textes de Prévert prennent nettement la forme de légendes, aptes à expliciter le montage pictural. Entre poème et image, il est difficile de savoir lequel a influencé l'autre, et l'on peut supposer que les deux sont sources de création, et que les relations d'inspiration évoluent de l'image au texte ou du texte à l'image. 285 Jacques Prévert, Au Diable Vert, rue Saint-Merri (apparition), in « Gravures sur le zinc », in Fatras, op. cit., p.269. 286 Daniel Leuwers, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, op. cit., p.92. 287 René Bertelé, « Fatras », in Fatras, op. cit., p.2. 105 Cette hypothèse est ici justifiée au regard de la notice sur Imaginaires rédigée par Danièle Gasiglia- Laster : « Aucun des textes publiés ici ne l'avait été auparavant […] et on peut donc supposer qu'un grand nombre d'entre eux ont été composés dans la perspective de ce livre »288. Il semblerait alors que ce soit l'image qui prenne ici le pas sur le poème, réduit à une forme souvent aphoristique : la démarche de Prévert viserait alors à condamner le cliché d'une prétendue suprématie du texte sur l'image. L'écriture elle-même devient un motif pictural : certaines maximes du poète sont d'ailleurs reproduits de manière manuscrite, comme c'était déjà le cas pour le calembour « Âme Haine ! »289 dans la section « Bruits de coulisse » de Spectacle. Les textes de Prévert présentés sous cette forme quasiment artistique agissent dans Imaginaires comme des épigraphes, qui orientent la lecture de l'image. Le poème devient alors lui-même œuvre d'art, dans la mesure où il constitue le titre du collage et qu'il donne à voir l'écriture de Prévert. Dans cette mesure, le texte poétique prolonge la signature que Prévert appose au bas de ses montages. Ainsi, le texte lui-même ne fait plus qu'un avec le collage : c'est le cas pour Monument élevé à la très douce sorcière Nicotine290 (annexe 11). On y voit un immense paquet de gauloises, posé sur une falaise où apparaît une femme avec un balai. Au premier plan, un homme de profil, les mains jointes, fait une prière. L'apparition de la calligraphie de Prévert, reproduite telle qu'elle, fait écho à sa signature qui appartient, quant à elle, à l'espace du tableau : l'espace de la page blanche est au confluent des deux arts. Le titre du tableau, écrit à la main, devient lui-même tableau : les frontières entre littérature et peinture s'estompent. Bien qu'ils soient au dehors du collage, ils peuvent être interprétés comme des signes verbaux issus du tableau. Daniel Bergez fait à ce propos une brillante analyse de l'apparition des mots au sein de l'image dans son ouvrage Littérature et peinture. La confluence interne entre texte et image se renverse lorsque le travail pictural intègre en son sein un texte : ce n'est plus celui-ci qui révèle sa spatialité latente, mais l'espace plastique qui accueille le langage. Il en résulte toujours des effets de sens qui orientent la perception de l'œuvre et éclairent sa portée.291 Les textes de Prévert, qui restent spatialement extérieurs à l'œuvre, font sans doute office de titre, mais leur dimension picturale donne à voir un message qui poursuit et prolonge la plasticité de l'œuvre : le poète présente visuellement un point de contact entre les deux arts. 288 Danièle Gasiglia-Laster, Notice sur Imaginaires, in « Notices, documents et notes », in Jacques Prévert Œuvres complètes, op. cit., Tome II, p.1052. 289 Jacques Prévert, in « Bruits de coulisse », in Spectacle, op. cit., p.33. 290 Id., Monument élevé à la très douce sorcière Nicotine, in Imaginaires, op. cit., p.104. 291 Daniel Bergez, Littérature et peinture, op. cit., p.137. 106 Contrairement à la majorité des collages de Fatras, le sens de l'image dans Imaginaires n'est pas immanent, et nécessite une explication qu'apporte souvent le poème : le texte permet alors d'éclaircir la lecture de l'image et s'ancre dans l'univers décalé, imaginaire, que développe Prévert. Dans le collage Les Dieux ont toujours été des chefs de bande dessinée292 (annexe 12), le texte manuscrit oriente l'interprétation de l'image, mais il apporte surtout une lecture poétique à celle-ci. En effet, le titre du montage pictural revêt la forme d'une phrase, et ressemble beaucoup aux poèmes-aphorismes que Prévert avait déjà élaborés dans le recueil Spectacle. Le collage du poète est légitimé ici par son statut d'illustration : il donne à voir en image la maxime de Prévert, et en traduit le sens de manière visuelle. Ainsi, les collages de Imaginaires s'inscrivent dans la continuité de la poésie de Prévert : ils peuvent être abordés comme une réécriture picturale ou une interprétation illustrée, du texte poétique. L'image serait alors dépendante du poème, qui prolonge sa signification. En effet, le collage Le bestiaire des superstitions293 (annexe 13) ne peut se comprendre pleinement qu'au regard de la maxime qui lui succède et prolonge son titre : « Le bestiaire des superstitions a ses rêves, la ménagerie des religions ses cages. » Le parallélisme de structure met en valeur la dimension sentencieuse de l'aphorisme, qui oppose les fantasmes de la superstition aux prisons de la religion. L'image représente deux faisans photographiés dans un décor naturel : sur la tête du premier, Prévert a apposé le visage d'une jeune fille, et sur la tête du second, le masque rouge d'un diable au regard avide. Le poète dénonce, par les ressorts combinés de l'image et du texte, les abus où conduit la prohibition du péché de chair. 3) Mythologie moderne De fait, l'image va dans le sens du poème, elle l'accompagne sans entrer en tension avec lui. La démarche de Imaginaires est bel et bien différente de Fatras, dont la force poétique émergeait du contraste, à la fois interne – au cœur du collage lui-même – et externe – dans les rapports entretenus entre le poème et l'image. Les créatures de Imaginaires, plus que dérangeantes ou profondément effrayantes, se révèlent étranges mais sans doute inoffensives. En effet, elles ne sont pas nécessairement au service d'une dénonciation, ce qui leur permet d'avoir une dimension fantaisiste. Elles peuplent le recueil, qui devient ainsi le lieu de la création d'un nouvel imaginaire où se confrontent des figures fantastiques qui tiennent de la légende, du mythe ou du conte. 292 Jacques Prévert, Les Dieux ont toujours été des chefs de bande dessinée, in Imaginaires, op. cit., p.45. 293 Id., Le bestiaire des superstitions, in Imaginaires, op. cit., p.111. 107 On trouve tous les livres à la Bibliothèque Nationale. Sauf un. C'est un livre qui délivre des livres, il est écrit en vrac, une bien belle langue et les images sont reproduites à l'improviste, une bien belle machine. Des Impressions d'Afrique de Roussel comme de celles de Rousseau peuvent surgir Fogar et la Bohémienne endormie. Le Schmürtz passe par là comme chez lui dans L'Herbe Rouge de Vian et la Séquestrée de Poitiers dans son Cher grand petit fond Malempia reçoit des amis qu'elle ne connaît pas : Nadja, Vatek, Maldoror, Aïrolo, Nana et la dame de Monsoreau. Arrivent aussi, quand bon leur semble, la mère Ubu, Manon Lescaut, Chéri Bibi, Alice et son chat du Yorkshire, Éros et Osiris, les Pieds Nickelés, Don Quichotte et sa Dulcinée, le Destin et sa Destinée et la Sorcière de Michelet. Et Michelet et la Belle et la Bête dont il disait, en évoquant leur conte : « Et je crois que personne n'a pu le lire sans pleurer. » […]305 Si certaines des références sont fantaisistes, d'autres donnent des éléments clés, que le lecteur pourra retrouver dans le recueil. Ainsi, Prévert reprend la référence au Douanier Rousseau et la prolonge dans un texte sans titre306 où il évoque le lion qui figure dans le tableau La bohémienne endormie. De même, il fait figurer dans Imaginaires un collage dédié à Vian307 (annexe 17). Chacun de ses textes entre donc en correspondance avec une image, qu'elle soit présente dans le recueil – comme le montage en noir et blanc qu'appréciait Vian – ou appelée par le poème – comme c'est le cas pour l'œuvre de Rousseau. Si La bohémienne endormie n'est pas directement reproduite dans Imaginaires, elle y est décrite par Prévert. Ainsi, l'œuvre multiplie les allusions et déploie un vaste réseau de références qui fait émerger une succession d'images. Or le poète ne se contente pas de rassembler des personnages de fiction, il leur donne une nouvelle naissance et réécrit leur histoire et leur nom. De fait, le chat du Cheshire des Aventures d'Alice au pays des merveilles devient le chat du Yorkshire dans « Bibliofolie » : si le Cheshire et le Yorkshire sont tous deux des comtés d'Angleterre, le Yorkshire est aussi le nom d'un petit chien. Ainsi, Prévert prend ses distances avec les œuvres sources dont il s'inspire pour mieux les parodier, et ensuite les réinvestir. Le poète se lance en effet dans une vaste entreprise de réécriture des contes, mais aussi des légendes ou des mythes qui peuplent l'imaginaire collectif. Il mêle ainsi différents univers pour créer le sien, qui, comme ses collages, découle de l'assemblage d'emprunts hétérogènes. 305 Jacques Prévert, « Bibliofolie », in Imaginaires, op. cit., pp.54-55. 306 Id., in Imaginaires, op. cit., p.94. 307 Id., À Boris Vian, in Imaginaires, op. cit., p.94. 110 L'hybridité de la poésie de Prévert se comprend alors à l'échelle de son œuvre : puisqu'il refuse de céder aux jugements hâtifs et aux clichés, il met en parallèle plusieurs réalités pour obliger son lecteur à prendre de la distance et à réfléchir sur le sens de ses associations. Sa démarche de déconstruction de la langue se double d'une démarche de déconstruction des grands mythes, qui figent certains principes comme immuables. Si le poète les reprend à son compte, c'est pour en renouveler le contenu, mais peut-être pas la portée morale. Prévert ne nie pas la dimension initiatique du conte ou de la fable : il en tire un message moral, souvent exprimé de manière implicite, et jamais dogmatique. Le poète cherche à s'adresser au plus grand nombre pour diffuser ses idées : sa poésie n'est pas vainement intellectualisée, elle s'ancre dans le monde contemporain et retravaille les mythes dans le but d'en faire émerger, malgré les apparences, la portée profondément moderne. Prévert puise ses sources dans l'imaginaire populaire, et tout particulièrement dans l'univers de Charles Perrault, qui a entrepris dans son œuvre Les Contes de ma mère l'Oye de réunir à l'écrit la plupart des grands contes de la tradition orale. S'il leur emprunte souvent leurs thèmes et leurs personnages, Prévert n'en réécrit véritablement qu'un seul, « Le Petit Poucet ». La version retravaillée par le poète ouvre la section « Contes pour enfants pas sages », extraite du supplément de 1963 à Histoires. La lecture du titre de la section indique d'emblée le détournement parodique opéré dans le conte, que Prévert nomme « L'autruche », masquant volontairement l'hypotexte. Or la référence au texte d'origine est évidente, et apparaît des les premières lignes. Lorsque le petit Poucet abandonné dans la forêt sema des cailloux pour retrouver son chemin, il ne se doutait pas qu'une autruche le suivait et dévorait les cailloux un à un. C'est la vraie histoire, celle-là, c'est comme ça que c'est arrivé...308 Le décalage parodique est évident, et le pastiche fonctionne parce qu'il s'agit d'un texte connu de tous : la simple évocation du personnage du Petit Poucet le dispense d'introduire son histoire, qu'il fait débuter in medias res en mentionnant directement l'épisode le plus célèbre, celui des petits cailloux blancs dans la forêt. Or le stratagème de l'enfant est d'emblée renversé : de la même manière que les oiseaux mangent les miettes de pain qu'il dispose dans le conte, l'autruche inventée par Prévert avale les cailloux de Poucet. 308 Jacques Prévert, « L'autruche », in « Contes pour enfants pas sages », in Histoires et d'autres histoires, [1963], Paris, Gallimard, 2012, « Folio », p.141. 111 En outre, succède à l'étonnement que produit l'apparition inattendue de l'autruche, une intervention du narrateur précisant « c'est la vraie histoire, celle-là ». Après avoir instauré un rapport de connivence avec son lecteur, Prévert suscite donc sa curiosité. Or la « vraie histoire » proposée par le poète est bien loin du texte original. Mise à part la figure de Poucet, Prévert fait disparaître la grande majorité des éléments du conte. Il ne fait pas mention des frères de Poucet, qui semble être fils unique, transforme ses parents pauvres en bourgeois opulents, et fait disparaître la figure de l'ogre. Seule l'autruche, bien qu'elle n'appartienne pas de fait à l'univers merveilleux, préserve la dimension irréaliste du conte. C'est d'ailleurs elle qui fait basculer l'histoire initiale. L'autruche offre en effet à Poucet une autre alternative que la vie qui l'attend : contrairement au conte, l'enfant s'échappe à la fin du texte et ne retourne pas chez ses parents. Cette conclusion est le résultat d'un long dialogue. L'autruche fait comprendre à l'enfant que ses parents ne l'aiment et ne prennent pas soin de lui comme il le faudrait. Elle souligne le fait qu'il a été abandonné par ceux qui devraient le choyer. Ce constat contribue à faire vaciller les certitudes de Poucet, qui tente toujours de justifier l'acte de ses parents : certes sa mère a des plumes d'autruche à son chapeau, mais c'est pour la bonne cause, « elle fait toujours des dépenses pour éblouir les voisins »309. Le pamphlet qu'esquisse ici Prévert contre les bourgeois est relayé par la réflexion de l'autruche : « Au lieu d'éblouir les voisins, elle aurait mieux fait de s'occuper de toi ; elle te giflait quelquefois. »310 Les interventions de l'autruche remettent progressivement en question le prétendu amour que les parents portent à Poucet. En ce sens, l'animal apparaît comme la conscience intérieure du garçon : elle ne fait qu'exprimer ses intuitions intimes. En effet, alors que l'enfant la rencontre au début du conte, l'autruche connaît déjà la vie de celui-ci, sans même qu'il ait eu besoin de la lui raconter. Elle le pousse à la rébellion, condamnant les actes et les paroles des adultes : « Les enfants ne battent pas leurs parents, pourquoi les parents battraient-ils leurs enfants ? »311 La question, fondée sur l'analogie, soulève un problème réel : celui de l'abus de pouvoir des adultes sur les enfants, sous prétexte d'affirmer leur autorité. Ainsi, Prévert substitue à la chute morale de Perrault un message d'insoumission au carcan familial, et clôt le conte sur une ouverture au monde : « tu ne reverras plus tes parents, mais tu verras du pays »312. 309 Jacques Prévert, « L'autruche », in « Contes pour enfants pas sages », in Histoires et d'autres histoires, op. cit., p.143. 310 Ibid., p.143. 311 Ibid., p.144. 312 Ibid., p.145. 112 Ainsi, au même titre que les contes ou les mythes, la peinture est source d'inspiration pour Prévert : les eaux-fortes de Picasso servent donc ici de modèle au poème, comme l'indique ouvertement le titre. Prévert mêle avec soin la description véritable de l'œuvre d'art et l'hypotypose littéraire, pour lier et déployer ensemble les deux imaginaires dans le prolongement l'un de l'autre. Le poète joue avec les codes de l'ekphrasis pour mieux les détourner. La description de tableaux est le prétexte à la réécriture du mythe, dans lequel le taureau n'est plus un monstre, mais une créature innocente dont on programme l'exécution. Il ne s'agit donc plus de mythologie : l'immense mise en scène révèle la tauromachie et condamne la corrida. Mais sur une autre gravure [le Minotaure] est seul et atrocement triste […], dans sa lourde tête animale et fastueuse, la force de l'inertie et l'énergie du désespoir luttent avec acharnement mais en vain contre la très précise et très affreuse vision prémonitoire d'un destin imbécile et d'une vie sans lendemain. Spectateur fasciné de sa propre mise à mort, arrivé en avance à la corrida où sa place est réservée en plein soleil de plomb et au beau milieu du sable de l'arène ou bien dans l'ombre froide d'un abattoir modèle, il songe, de plus en plus triste, à l'absurde bêtise des sacrifices humains et aux histoires qu'on raconte sur son compte et auxquelles il ne comprend rien : qu'il est le monstre des monstres, le grand vaurien, le fils de Minos et Pasiphaé […] et puis son frère ou son oncle, enfin quelqu'un de la famille et qu'on appelle Thésée qui doit venir lui poser les banderilles pour le punir d'avoir, paraît-il, dévoré un tas de beaux garçons et puis de jolies filles, quelque part dans une île où il n'a jamais mis les pieds.320 Le poète a recours au registre héroï-comique : le taureau, personnifié, devient un véritable personnage de tragédie au même titre que Phèdre. Prévert substitue à la célèbre périphrase racinienne en alexandrins « la fille de Minos et de Pasiphaé » une expression détournée et syncopée, « fils de Minos et Pasiphaé », qui renverse la généalogie et fait basculer les rôles. Le Minotaure serait donc le fils légitime du couple, condamné par la fatalité à mourir, pour expier une faute qu'il n'a pas commise. Or si Phèdre est sous la plume de Racine « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente », le Minotaure semble ici tout à fait innocent, ce qui abolit le processus tragique de la catharsis. Ainsi, deux champs lexicaux se mêlent dans ce poème : celui de la tragédie classique – à travers les termes « énergie du désespoir » ou « destin imbécile » – et celui de la corrida espagnole – à travers les termes « sable de l'arène » ou « banderilles ». Le pastiche revêt alors une dimension profondément dénonciatrice : le taureau, comme le personnage de tragédie, est donné en pâture à son propre destin, qui est celui de mourir. 320 Jacques Prévert, « Eaux-fortes de Picasso », in « Tableaux vivants », in Spectacle, op. cit., pp.223-224. 115 La personnification du Minotaure permet un double décalage : elle active la réécriture de la tragédie et condamne la cruauté de la tauromachie. En effet, il ne s'agit plus d'une fiction propre à purger les passions, il est question d'un véritable sacrifice. La tragédie se déroule et se répète sous les yeux des curieux, venus admirer le spectacle de la mise à mort. L'expression prévertienne « l'absurde bêtise des sacrifices humains » serait sans doute à comprendre comme une condamnation de la peine de mort, encore pratiquée dans la France des années 1950. Le recours au mythe antique est donc un moyen pour Prévert de dénoncer la société de son temps et d'en parodier la vanité. Les pastiches du poète ont pour fonction de révéler le vrai visage de la France, autoproclamée pays des Droits de l'Homme depuis 1789. Ainsi, si Picasso croque son taureau, il n'en reste pas moins un ogre pictural qui s'attaque à des mythes : la corrida reste un motif fictionnel, bien qu'elle accuse une réalité. Et Picasso lui-même, […] caresse d'une main fraternelle les doux cheveux bouclés de son innocent, de son monstrueux modèle et le Minotaure calmé, rassuré, […] secoue d'un seul coup tous les mythes de la mythologie et s'en va tranquillement sur ses pieds de derrière et tout droit devant lui. Mais Picasso l'attend au tournant avec son burin, il faudra bien, un jour qu'il y passe, comme les autres, ce Minotaure, et si ce n'est pas pour aujourd'hui, ce sera pour demain la mise à mort.321 La destruction à laquelle se livre le peintre, qui présente une réalité déformée et torturée, est à l'image du monde : peindre la corrida, c'est aussi peindre la violence de la société. Le poète détourne quant à lui la forme de son poème pour évoquer la peine de mort. De fait, Prévert propose dans son texte « La corrida » une réécriture du mythe du Minotaure : le poème décrit une scène de tauromachie. La reine supplie le roi de gracier le taureau : la situation serait tout à fait aberrante dans le cadre du jeu traditionnel qu'est la corrida, mais pas dans celui qu'est l'exercice sérieux du pouvoir. En effet, la grâce accordée par le roi pour empêcher l'exécution capitale ne va pas sans rappeler le droit du Président de la République dans la France du XXe siècle à commuer la peine des condamnés à mort en travaux forcés. La personnification du taureau permet à la fois de dénoncer la tauromachie et de s'élever contre la peine de mort. Prévert condamne en outre l'effervescence joyeuse que produit cette mise à mort, même animale, conçue comme un divertissement auquel la grâce met fin : « et voilà la fête terminée / et voilà le taureau gracié »322. 321 Jacques Prévert,« Eaux-fortes de Picasso », in « Tableaux vivants », in Spectacle, op. cit., pp.224-225. 322 Id., « La corrida », in « Ballets », in Spectacle, op. cit., p.260. 116 La personnification du taureau, dont la reine, comme Pasiphaé dans le mythe, tombe amoureuse, éclaire le poème et lui donne une portée sociale : tous les animaux qu'on gave et qu'on reproduit sont comme les ouvriers, qui font office de main d'œuvre pour les plus riches. Dans cette perspective, il est intéressant de mettre en parallèle les premiers vers du poème « La corrida » avec la « Chanson des sardinières », tous deux issus du recueil Spectacle. En effet, les deux poèmes développent une parodie du schéma de la tragédie classique. Les victimes de la fatalité ne sont plus des personnages d'extraction noble, mais de simples gens du peuple. Le destin de la vache, personnifiée, est droit et tout tracé : elle est élevée pour la reproduction, il est donc normale qu'elle ait des veaux qui soient ensuite tués pour servir de nourriture aux hommes. « Vache […] un jour les hommes te conduiront au taureau tu auras du plaisir peut-être de la joie des enfants […] Puis un jour les hommes viendront […] ils regarderont les veaux ils diront qu'ils sont beaux et bons et ils les emmèneront ils les tueront ils les mangeront Et puis tu resteras seule […] et les hommes reviendront avec un autre taureau »323 Le recours à la personnification souligne l'inhumanité du geste de l'homme, qui protège la vie pour ensuite l'abattre. L'accusation de Prévert grandit au fil du poème, car le taureau, qui devrait féconder la vache, s'accouple en fait avec la reine. Si leur relation peut sembler inadaptée, il faudrait sans doute se pencher sur la personnification du taureau. Prévert renverse ici les apparences, et le prétendu taureau est en fait un homme : l'animalisation révèle ici le regard des riches sur les pauvres, dont l'humanité n'est même pas reconnue. Les rôles sont donc inversés, et l'amère parodie à laquelle se livre Prévert se clôt en miroir sur la figure du roi cocufié et animalisé, « avec / sur la tête / deux cornes ensanglantées »324. 323 Jacques Prévert, « La corrida », in « Ballets », in Spectacle, op. cit., p.257. 324 Ibid., p.265. 117 Comme Sisyphe, leur tâche est infinie, or Prévert y met fin et brise le temps cyclique de la mythologie. Le brigadier et les Danaïdes poussent comme Sisyphe l'obstacle, « [m]ais le rocher les écrase tous »330. Prévert modifie la chute du mythe : en évacuant l'idée du supplice éternel, il réhabilite le temps réel et l'instant présent. Le poète renverse le mythe pour en faire émerger à sa place une fable, qui transparaît à la fin du texte : « et le sang qui court sous la mousse / chante mille et trois ou quatre merveilles / et raconte aux enfants rochers / une très simple histoire naturelle .»331 Prévert élabore donc son texte comme un conte à portée didactique, qui bouscule les stéréotypes : l'histoire, comme les mythes, est faite pour être transmise et racontée, mais non pas reproduite. Et si les mythes évoquent un temps cyclique, Prévert au contraire chante un temps dynamique : son écriture est à l'image de sa vision de la littérature, sans cesse renouvelée. 3.3) Icônes de la modernité Ainsi, si le poète réforme la poésie, c'est en élargissant son imaginaire et ses modalités. La poésie de Prévert dépasse les limites du genre : c'est en puisant ses sources dans les histoires les plus diverses – qu'elles soient mythologiques, populaires ou qu'elles tiennent du simple fait divers – qu'il parvient à élaborer un imaginaire inédit, riche d'images instantanées. Les jeux de Prévert se déploient donc dans le décalage, d'où émergent ses contes modernes. En effet, les grandes figures des mythes antiques disparaissent au profit des héros modernes, à ceux qui rythment la vie culturelle et populaire au cœur du XXe siècle : il s'agit de Yves Montand332, Charlie Chaplin333, Brigitte Bardot ou encore Marilyn Monroe334, icônes du septième art qui bouleversent la vie culturelle de l'époque. Il n'est pas étonnant que Prévert ait recours à ces figures qui évoquent, plus que des personnages, des images, et mieux, des films, c'est-à-dire une succession d'images mouvantes. Yves Montand, c'est une image et une voix, et cet assemblage son et lumière qui intéresse Prévert. Par son existence même, de nature quasiment mythique, Montand donne vie aux réalités de son temps, il les élève au statut d'œuvre littéraire : c'est le cas entre autres du parc d'attractions Luna Park, dont une des chansons porte le nom. Prévert loue ces héros modernes qui donnent à l'art une dimension populaire. 330 Jacques Prévert, « Le mythe des sous'offs », in Spectacle, op. cit., p.80. 331 Ibid., p.80. 332 Id., « Un rideau rouge se lève devant un rideau noir... », in « Tour de chant », in Spectacle, op. cit. p.153. 333 Id., « Le fil de la soie », in Spectacle, op. cit., p.105. 334 Id., in « Graffiti », in Fatras, op. cit., p.16. 120 Luna Park l'usine aux populaires et modiques prodiges aujourd'hui démolie saccagée et rasée avec l'assentiment des gens fort cultivés en un clin d'œil et en un tour de main se rebâtit Et sa bonne humeur mécanique reprend du poil de la Fête et sa joyeuse sidérurgie et bon enfant se reprend à tourner en rond dans le tour de chant d'Yves Montand335 Les aèdes modernes ne chantent plus les miracles divins, ils chantent les « populaires et modiques prodiges », ce qui sont accessibles à tous. Ainsi, l'imaginaire de Prévert se développe dans un cadre athée, ancré dans la réalité, tout en étant un échappatoire à celle-ci. Se mêlent en effet dans son œuvre personnages de fiction et figures réelles : par ce rapprochement, le poète fait tomber les frontières entre réalité et imaginaire, et assemblent les deux dans une synthèse proprement surréaliste. Les icônes du cinéma cohabitent ainsi avec Fantômas, Docteur Jekyll et son double Mister Hyde. L'association de ces figures, réelles ou fictives, s'explique d'ailleurs par la proximité qu'ils entretiennent dans le septième art, où acteur et personnage ne forme plus qu'un. Ainsi, l'histoire de Fantômas, issue de la littérature populaire des années 1910, est interprétée pour la première fois au cinéma deux ans après sa sortie, et donne lieu à de multiples adaptations tout au long du XXe siècle. Il a donc sa place légitime dans la poésie de Prévert, où il se déclare las de sa vie de criminel : « J'ai soif de vie calme et paisible, de repos, d'honnêteté, oui, je veux en finir avec les mystères et les crimes. »336 Le comique de Prévert fonctionne ici par la connivence qu'il peut élaborer avec son lecteur, en faisant appel à cette figure connue de tous. Si le poète délaisse les références à la littérature institutionnelle, c'est parce que celles-ci font référence à un savoir figé, au contraire de la dimension dynamique et vivante que recouvre ces mythes de la modernité. Le poète se saisit de cet imaginaire moderne pour contester toutes les images fixes, dont celles ici de la religion chrétienne. Ainsi, dans le poème « Règlements de comptes », sous-titré de manière parodique « Féérie noire », Prévert abat les frontières du temps et fait s'affronter, à la manière de deux bandits, Dieu et Jack l'Éventreur. Le conte présenté par Prévert donne à voir une adaptation des mythes bibliques, transposés dans le Londres de Jack l'Éventreur, à la fin du XIXe siècle. 335 Jacques Prévert, « Un rideau rouge se lève devant un rideau noir... », in « Tour de chant », in Spectacle, op. cit. pp.153-154. 336 Id., in « Entracte », in Spectacle, op. cit., p.145. 121 À Soho, au « Red Murder Pub », y avait toute la tierce du Trinity-Gang, Big God the Faiseur, Jésus-Fiston et Holy the Bird. Jojo la Charpente, celui qu'est marida avec Mary Virginia et Pascal the Lamp étaient là aussi. Et Big God l'ouvrit : « Le racket des âmes, c'est du gâteau, l'Army du Salut connaît la musique, on n'a pas à se faire du mouron pour l'artiche […]. » Mais soudain Big God the Faiseur s'arrête de jacter, il est pas à la fête des Pères, Big God : Jack the Ripper vient d'entrer. […] « […] Tous les mains en l'air, dos au mur du son ! Requiescat in war ! » Pour le Trinity-Gang c'est la fin dernière des hommes, et Jack l'éventreur a tout le temps devant lui, avec lui, pour lui, car Jack l'éventreur, faut se lever de bonne pour compter sans lui.337 Le travail de Prévert tient ici dans la recherche lexicale et l'actualisation inédite des images canoniques de la chrétienté : son ancrage dans la modernité déchoit Dieu de son statut céleste, mais met aussi en scène sa défaite face à un criminel moderne, devenu lui aussi un mythe. Ainsi, s'il fustige les grands mythes, Prévert réintroduit des éléments du fantastique au sein du quotidien, et transforme les figures divines en les imaginant dans le monde qui est le sien. Le poète aurait donc pour fonction de renverser les grands imaginaires, pour se les approprier et renouveler leurs images : comme dans ses collages où il superpose deux éléments étrangers sur une même toile, Prévert ancre les images anciennes dans la modernité. Le poète échappe donc aux classements, tant son œuvre se fait hybride, puisant à l'eau de toutes les sources pour ne pas pouvoir être réduite à une interprétation unique. Son univers est en perpétuelle effervescence et cherche toujours de nouvelles images, qu'elles soient mythologiques, picturales ou cinématographiques. André Pozner souligne avec raison l'hybridité du mouvement surréaliste, qui fait partie de l'identité littéraire de Prévert. Il y a eu des films surréalistes, il y a eu des tableaux surréalistes, des poèmes surréalistes, une revue surréaliste, c'est ça qui est intéressant : ce n'était pas un mouvement borné à un genre d'activité. Ce n'était pas un mouvement borné.338 La poésie de Prévert, à l'image du mouvement dont elle est née, n'est pas non plus bornée : elle s'ouvre à tous les horizons et détourne toutes les règles, dans une démarche dynamique qui refuse de céder au figement de l'écriture et à l'élitisme de la littérature institutionnelle. La véritable prouesse de Prévert, c'est d'avoir réussi à acquérir le statut – bien malgré lui – d'homme de lettres, alors même qu'il a toujours été très populaire. 337 Jacques Prévert, « Règlements de comptes », in Choses et autres, op. cit., pp.117-118. 338 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, op. cit., p.169. 122 Ainsi, ses textes donnent à la poésie une simplicité nouvelle. Dépouillés du cadre de la métrique, les poèmes de Prévert livrent un pur travail sur la langue. Or la démarche du poète va plus loin : il métamorphose le poème en aphorisme. En effet, son souci de la concision et son travail acharné sur la langue le conduisent à raccourcir ses textes pour concentrer en quelques mots la portée de son poème. S'il conserve un titre à ces expérimentations poétiques, comme c'est le cas dans la section « Vulgaires »341 de Choses et autres, les maximes de Spectacle, elles, n'en ont pas. De fait, certaines œuvres de Prévert ne sont plus que des phrases sans titre, ou des titres sans texte : si ces termes peuvent apparaître comme opposés, Pierre Weisz souligne le jeu de complémentarité et de contradiction que Prévert instaure entre les deux. Selon lui, le titre ne donne pas simplement à voir le contenu du poème : il semble donner une orientation à sa lecture, « install[e] le lecteur dans une fausse sécurité, [pour ensuite] lui retirer soudain son fauteuil intellectuel »342. Ainsi, Prévert reprend – et ce de manière très libre – la forme du poème pour la détourner. Prenant comme exemple l'expression « Pater noster »343 extrait de Paroles, Weisz en justifie la dualité : « Le titre lui-même est partie intégrante du poème : il fusionne avec lui en même temps qu'il en fait un commentaire ironique. »344 De fait, l'œuvre entière de Prévert fonctionne sur ce système d'attentes et de ruptures : sous couvert d'écrire de la poésie, il insère dans ses recueils des textes hybrides aptes à dissoudre les frontières du genre. Le choix de Prévert pour la poésie s'explique sans doute d'ailleurs par le caractère profondément malléable du genre, qui n'a eu de cesse de subir des évolutions et des inflexions au cours de son histoire. Prévert continue donc dans cette voie, et mêle la poésie aux autres genres. Ses emprunts, plus audacieux que ceux de ses prédécesseurs, font rentrer dans l'espace du poème la forme théâtrale, l'autobiographie, la sentence moraliste, le conte, le récit de faits divers, la nouvelle. Ainsi, Prévert poursuit par exemple la démarche d'Apollinaire, qui avait donné au poème « Les femmes » dans Alcools la forme inédite d'une conversation mêlant différentes voix. Si la démarche est originale, elle reste pourtant influencée par la rigueur du mètre : le poème est constitué de neuf quatrains réguliers qui présentent des rimes embrassées. Chez Prévert, le souci de la métrique est quasiment absent, et le recours à la rime disparaît souvent au profit de jeux d'échos internes : le travail des sonorités est déplacé au sein même du mot, et non plus du vers, par le recours au calembour ou à la paronomase. 341 Jacques Prévert, « Vulgaires », in Choses et autres, [1972], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », pp.175-197. 342 Pierre Weisz, « Langage et imagerie chez Jacques Prévert », in The French Review, Special Issue, Hiver 1970, Volume XLIII, Numéro 1, p.35. 343 Jacques Prévert, « Pater noster », in Paroles, [1946], Paris, Gallimard, 2006, « Folio », pp.58-59. 344 Ibid., p.41. 125 La démarche poétique de Prévert est sans doute à lire non pas à l'échelle du poème, mais à l'échelle de son œuvre. Cette dernière prend la forme d'un immense collage, qui propose de réunir les créations les plus diverses. Le terme de « recueil » acquiert ici son sens plein : Prévert rassemble dans ses textes des tranches de vie, il recueille des souvenirs de lecture et des impressions picturales pour les donner à entendre et à voir ensemble. Dans cette perspective, Prévert est bel et bien poète puisqu'il collecte des instants pris sur le vif, peignant de manière profondément moderne le monde qui lui est contemporain. La poésie de Prévert est donc poésie non pas réellement dans sa forme au sens strict, mais dans la capacité de synthèse qu'elle développe. En effet, l'œuvre de Prévert est au confluent de tous les arts, et fusionne en son sein les potentialités jointes de la littérature et de la peinture. Elle plonge ses racines aussi bien dans la culture institutionnelle que populaire, tissant des liens inédits entre elles : la démarche de Prévert vise à ouvrir la poésie sur le monde et ainsi la rendre accessible à tous, pour tous. Son œuvre est un creuset d'hybridations, à la fois formelles et sémantiques. Prévert métamorphose donc la poésie pour l'offrir au public le plus large : il ne s'agit pas de refuser la littérarité, mais de sortir du piège de l'élitisme pour toucher un grand nombre de lecteurs. La moquerie salvatrice du poète se propage à travers toutes les classes de la société, qu'il souhaite dépouiller de ses préjugés. En renversant les normes établies, la poésie de Prévert remet en question les fondamentaux de la société et éveille la conscience critique de ses lecteurs. Prévert ne vise pas à renouveler la littérature pour elle-même, il cherche davantage à ouvrir la poésie à de nouveaux lecteurs : son entreprise poétique s'ancre donc dans une démarche sociale de vulgarisation. Son œuvre tire sa force de son accessibilité : de fait, s'il appartient sans vraiment le vouloir à la littérature, Prévert a toujours été un auteur populaire, mais pas seulement. Son œuvre a été lue aussi bien par le peuple que par l'élite. Le fait qu'il soit un poète engagé dans la réalité sociale, historique et politique de son temps, plonge sa poésie dans l'actualité et suscite de ce fait l'intérêt du lectorat. Si le poète oriente son œuvre vers le peuple, c'est pour l'initier à la littérature. Prévert lui emprunte certaines expressions argotiques, dont on peut citer « on vous foutra par la portière »345, relevée par Jacques Poujol dans le poème « Le temps des noyaux ». Le critique développe l'hypothèse que « les résonances familières [des « paroles » de Prévert] mettent d'emblée le lecteur en confiance »346. Le recours au langage populaire permet donc de créer un rapport de connivence avec le lecteur, qui partage sans doute ces expressions mais s'étonne de les voir apparaître en poésie. 345 Jacques Prévert, « Le temps des noyaux », in Paroles, op. cit., p.72. 346 Jacques Poujol, « Jacques Prévert ou le langage en procès », in The French Review, Avril 1958, Volume XXXI, Numéro 5, p.387. 126 De fait, Prévert crée un rapport de confiance avec le lecteur en élaborant un univers apte à le toucher. Ainsi, le poète met en scène des personnalités connues de tous, telles que Yves Montand347, et parodie des figures populaires, telles que Fantômas348. Ces références sont choisies pour être comprises par le plus grand nombre : c'est parce qu'elles s'ancrent dans l'actualité du XXe siècle qu'elle peuvent construire un rapport de connivence direct, qui se passe de grandes connaissances littéraires. Prévert réhabilite ainsi la culture populaire, et tente d'en faire l'égale de la culture intellectuelle. Sa démarche donne le droit de cité à la fois aux icônes de l'époque, mais aussi aux grands auteurs des siècles passés dans la section « Entracte »349 de Spectacle. Prévert souhaite délibérément de ne pas faire de distinction entre culture populaire et culture littéraire : il mêle des allusions empruntées aux deux, contribuant de ce fait à leur union. Il faut donc se garder de réduire Prévert à un auteur populaire. Lorsque le poète dénigre les bourgeois ou défend le petit peuple, il fait appel à des symboles. L'œuvre de Prévert, bien qu'elle n'y souscrive pas ouvertement, est sans nul doute influencée par l'idéal du communisme qui traverse la deuxième moitié du XXe siècle jusqu'à la chute de l'URSS. La notion de « peuple » entrerait alors en écho avec celle de « prolétaires ». Mais lorsqu'il mentionne le peuple, ce sont en fait les opprimés qu'il évoque, c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas libres. Or dans la conception de Prévert, les bourgeois eux-mêmes ne sont pas libres, puisqu'ils s'aveuglent sur la réalité et subissent les conséquences de leurs propres contradictions. En outre, Prévert n'a pas besoin de préciser l'origine sociale des parents pour condamner les actes de violence qu'ils commettent sur leurs enfants. Si les parents du Petit Poucet dans « L'autruche »350 semblent appartenir à la bourgeoisie, ce n'est pas le cas de l'enfant de « Drôle d'immeuble »351 dans La pluie et le beau temps. Prévert ne défend pas le peuple de manière militante, il condamne les excès de chacun et le pouvoir que certains s'octroient sur d'autres : sa poésie est donc loin d'être partisane. Pour ne pas être tenté de réduire son œuvre à des stéréotypes, il s'agit d'en saisir les enjeux. Dire que Prévert écrit pour le peuple fait question, et il semble plutôt que sa poésie s'adresse au plus grand nombre. Si la langue du poète est simple, c'est parce qu'elle a été travaillée en ce sens par Prévert, et libérée de ses fioritures. 347 Jacques Prévert, « Un rideau rouge se lève devant un rideau noir... », in « Tour de chant », in Spectacle, [1951], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », pp.153-156. 348 Id., in « Entracte », in Spectacle, op. cit., p.145. 349 Ibid., pp.143-151. 350 Id., « L'autruche », in « Contes pour enfants pas sages », in Histoires et d'autres histoires, [1963], Paris, Gallimard, 2012, « Folio », pp.141-145. 351 Id., « Drôle d'immeuble », in La pluie et le beau temps, [1955], Paris, Gallimard, 2011, « Folio », pp.110-122. 127 Moi, je ne crois pas à ces choses. Je vais vous dire pourquoi. Il y a un écrivain, il est mort, il s'appelait Roger Nimier. Il y a très longtemps, il a écrit : « Jacques Prévert n'est plus à la mode, il est devenu populaire. » J'aurais pu lui répondre que j'étais populaire bien avant d'être à la mode. Ça s'est trouvé comme ça. Moi, ça m'a fait plaisir d'avoir des lecteurs. Les livres se prêtent, les gens qui lisent des livres parlent à d'autres. Ce sont les plus grands critiques littéraires, ce qu'un structuraliste appellerait « la critique sauvage ». Ce sont les gens qui connaissent le mieux la littérature, s'ils l'aiment, et pas en connaisseurs. Qu'ai-je besoin d'en rajouter ?355 Prévert rend ainsi sa juste place au lecteur, véritable juge du succès du livre. En effet, lui seul est capable d'apprécier une œuvre librement, détaché de tout intérêt politique. C'est parce qu'il ne s'agit pas de « connaisseurs » que les lecteurs populaires sont « les plus grands critiques littéraires ». La poésie de Prévert a donc la capacité de réunir autour d'elle un public d'amateurs au sens étymologique du terme, rassemblés par leur amour commun d'une œuvre. Sans chercher à expliquer ce qui les attire dans celle-ci, ils se sentent immédiatement touchés par elle, parce qu'elle peint avec finesse le monde dans lequel ils vivent, avec ses contradictions, ses échecs et ses réussites. Prévert parvient à faire émerger de sa poésie un sens immanent qui produit soit le dégoût, soit l'adhésion, mais sans doute pas l'indifférence. La popularité de Prévert a pourtant de quoi étonner : son écriture n'a de fait rien de simpliste, et multiplie les jeux de références et les allusions artistiques et historiques. Le sens de certains poèmes reste mystérieux si l'on ne dispose pas des outils culturels pour le mettre au jour. Si les lecteurs se prennent de sympathie pour son œuvre, c'est sans doute qu'elle n'apparaît pas d'emblée comme complexe, refusant de les culpabiliser en mettant le doigt sur leurs lacunes. Au contraire, l'œuvre de Prévert élève son lecteur et l'éduque au fil des poèmes, lui donnant au fur et à mesure les éléments de compréhension nécessaires à l'interprétation. Ainsi, Prévert forme ses lecteurs. Son écriture s'affirme avant tout comme ludique, et suscite le rire parfois de manière très simple – à travers le recours au calembour populaire – et parfois de manière plus intellectuelle – à travers un écho littéraire ou pictural parodié. Or du rire découle une mise à distance : en déformant la réalité par la caricature, Prévert révèle les vanités sociales et édifie son lecteur. La finesse du poète tient dans le fait non pas de s'adresser uniquement au peuple, mais bel et bien à tous, quels que soient leurs opinions ou leur bagage culturel. Tous peuvent trouver dans sa poésie les clés pour comprendre le monde dans lequel ils vivent, et chacun aborde sans doute avec sa sensibilité propre les poèmes de Prévert, sans y trouver la même chose. La polymorphie de son œuvre s'adapte donc à tous les lecteurs, même les plus prétendument élitistes, chacun reconnaissant à la poésie de Prévert son originalité et sa grande richesse. 355 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, op. cit., p.176. 130 Cette aptitude à rassembler un public si divers est soulignée par Albert Gaudin, qui publie au lendemain de la sortie du recueil Paroles un article intitulé « La poésie de Jacques Prévert ». C'est sans doute l'un des premiers critiques à se pencher sur son œuvre et à en saisir la portée novatrice. En 1947, Gaudin a donc l'intuition que Prévert est « probablement l'un des plus marquants parmi les poètes d'aujourd'hui »356. Le critique analyse la réception de Prévert. Il cite entre autres l'éloge qu'en fait André Breton, mais mentionne aussi l'effervescence que déclenche le poète auprès des élèves de la prestigieuse École Normale Supérieure qui assimilent Prévert à « un Giraudoux tragique », alors que Justin Saget le compare à Rabelais et à Jarry. Il est même encensé par André Rousseaux, critique du Figaro littéraire, qui écrit le 10 août 1946 : « La publication d'un recueil de poèmes de Jacques Prévert me paraît l'événement le plus important dans la vie de notre poésie depuis la fin de la guerre. »357 L'union des voix, portant Prévert aux nues, légitime l'étude du poète par Gaudin : « Un tel concert d'éloges […] à l'adresse d'un poète dont l'œuvre imprimée est si mince, est assez fait pour surprendre et peut justifier, il semble, une étude […] de la poésie de Jacques Prévert. »358 Le critique souligne le contraste entre le succès déjà total de Prévert et l'ampleur de sa production, qui ne compte alors qu'un unique recueil : ces deux éléments réunis sont le signe du caractère novateur de sa poésie. Gaudin note les particularités que présente le recueil et conclue son article en tentant de justifier la popularité de Prévert. Il met en perspective le titre choisi par Prévert, Paroles : selon Gaudin, il annonce d'emblée la vaste entreprise de démystification de la littérature institutionnalisée à laquelle se livre le poète. En soulignant la dimension orale de son œuvre, Prévert prend en effet le contre-pied de la poésie écrite et renoue avec les racines lyriques du genre : dans l'Antiquité, les œuvres poétiques étaient chantées, ou tout du moins récitées. En intitulant son recueil Paroles, Prévert souligne le caractère prosaïque de sa poésie, qui l'oppose à l'élitisme de l'écrit. Il y a bien longtemps de cela, l'abbé Dubos, dans ses Réflexions sur la poésie et la peinture, écrivait : « La réputation d'un poème s'établit par le plaisir qu'il fait à tous ceux qui le lisent. » Les choses n'ont pas changé depuis, et c'est ce qui explique sans doute la popularité de Prévert : il fait plaisir à tous. Et tout d'abord, il est clair pour ses lecteurs, même pour ceux qui croient le comprendre plus qu'ils ne le comprennent. Les Paroles, pour lui, demeurent monnaie d'échange, il refuse de pratiquer l'incantation dans les brumes […].359 356 Albert Gaudin, « La poésie de Jacques Prévert », in The French Review, Mai 1947, Volume XX, Numéro 6, p.423. 357 Ibid., p.424. 358 Ibid., p.424. 359 Ibid., p.437. 131 Ainsi, Prévert privilégie la clarté du langage populaire à l'obscurantisme de la langue savante. Sa poésie fait jaillir une réalité nouvelle à partir de propos pourtant simples. Son écriture est à la fois accessible et travaillée avec soin, nourrie de références littéraires innombrables. Prévert ne doit donc pas être réduit à un auteur populaire, ni à un auteur éphémère, comme le prétend Roger Nimier360, que Prévert cite dans Hebdromadaires. Son influence sur la poésie, et sans doute sur la littérature en général, est considérable. Prévert est peut-être le premier poète à s'adresser à tous les hommes comme à des pairs, et à les considérer quels qu'ils soient comme égaux. En outre, c'est aussi le premier à avoir reculé aussi loin les frontières des genres littéraires, remettant en question les grandes catégories de la critique. C'est d'ailleurs cet immense travail d'hybridation formelle et textuelle qui fait la richesse de Prévert et explique pourquoi il est à la fois un auteur littéraire, salué par les plus grands, et un auteur populaire, reconnu de tous. Contrairement à François Mauriac dont il se moque souvent, il a réussi à contester les canons littéraires tout en élaborant une forme alternative qui lui est propre : ainsi, il a pu plaire au peuple par son esprit révolutionnaire, mais aussi aux critiques pour son effort de création littéraire. Prévert n'est donc pas seulement un poète de rue aux jeux de mots faciles, c'est aussi un écrivain qui pense la littérature, et défend l'idée qu'elle doit se renouveler pour plaire à tous, et pas uniquement aux seuls initiés privilégiés par leur naissance. L'ouverture poétique que prône Prévert est symptomatique de la scission naissante entre littérature élitiste et littérature populaire, après un espoir de réunion. La fin du XXe siècle voit en effet se distinguer de plus en plus visiblement des œuvres dites faciles, qui acceptent la massification de la culture et la jugent bénéfique, et d'autres œuvres dites élitistes, qui refusent ce phénomène contemporain et craignent que cette diffusion massive du savoir ne nuise à l'intensité et la richesse de la littérature. Or les deux positions, si elles ne s'infléchissent pas, mènent à une impasse, qui donne lieu aujourd'hui à de grands débats autour de la mort de la littérature. En effet, le public des œuvres considérées comme valables littérairement s'amenuise de plus en plus, tandis qu'explose le marché du livre populaire, dont la valeur est parfois discutable. Face à cette double déperdition, d'un côté du public de lecteurs, et de l'autre de la valeur de l'œuvre, la littérature doit se renouveler. Certains critiques tendent à penser que la poésie, genre qui apparaît étrangement comme le plus menacé, se joue désormais hors du livre : c'était l'objet d'un colloque récent, qui a eu lieu en octobre 2013 à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et à l'université de Paris Ouest Nanterre. 360 Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, op. cit., p.176. 132 Annexe 04 : Jacques Prévert, Ministère de ludique-action-publique, in « Ministère de ludique-action-publique », in Imaginaires, op. cit., p.51. Annexe 05 : Jacques Prévert, Chromos-homme, femme et enfants, in Fatras, op. cit., p.240. Annexe 06 : Jacques Prévert, Salutiste contestant l'érotisme, in « Salutiste contestant l'érotisme », in Imaginaires, op. cit., p.78. 135 Annexe 07 : Jacques Prévert, De l'art néo-sulpicien, II, in Fatras, op. cit., p.134. Annexe 08 : Jacques Prévert, La beauté du diable, in Fatras, op. cit., p.113-114. Annexe 09 : Jacques Prévert, Les règles de la guerre, in « Les règles de la guerre », in Fatras, op. cit., p.42. 136 Annexe 10 : Jacques Prévert, Au Diable Vert, rue Saint-Merri (apparition), in « Gravures sur le zinc », in Fatras, op. cit., p.269. Annexe 11 : Jacques Prévert, Monument élevé à la très douce sorcière Nicotine, in Imaginaires, op. cit., p.104. 137 Bibliographie indicative I] Bibliographie littéraire de Prévert 1) Œuvres complètes de référence • Jacques Prévert Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Édition présentée et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, 1992, Tome I. • Jacques Prévert Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Édition présentée et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, 1996, Tome II. 2) Corpus du mémoire de master • Jacques Prévert, Paroles, [1946], Paris, Gallimard, 2006, « Folio ». • Jacques Prévert, Spectacle, [1951], Paris, Gallimard, 2011, « Folio ». • Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, [1955], Paris, Gallimard, 2011, « Folio ». • Jacques Prévert, Histoires et d'autres histoires, [1963], Paris, Gallimard, 2012, « Folio ». • Jacques Prévert, Fatras, [1966], Paris, Gallimard, 2010, « Folio ». • Jacques Prévert, Choses et autres, [1972], Paris, Gallimard, 2011, « Folio ». 3) Entretien avec l'auteur • Jacques Prévert / André Pozner, Hebdromadaires, [1972], Paris, Gallimard, 2002, « Folio ». II] Bibliographie complémentaire sur Prévert 1) Prévert vu par ses contemporains • Antonin Artaud, « Le théâtre français cherche un mythe », [1936] in « Les quelques problèmes d'actualité aux mensonges révolutionnaires », in Antonin Artaud Œuvres complètes [1971], Paris, Gallimard, 1980, « NRF », Tome III, pp.206-208. • Georges Bataille, « De l'âge de pierre à Jacques Prévert », [1946], in Georges Bataille Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988, « Blanche », Tome XI, pp.87-106. • René Bertelé, « Fatras », in Jacques Prévert, Fatras, [1966], Paris, Gallimard, 2010, « Folio », p.2. • Raymond Queneau, « Jacques Prévert, le bon génie », in « Hommages », in Bâtons, chiffres et lettres, [1950], Paris, Gallimard, 1965, « Idées », pp.243-258. 140 2) Prévert et le surréalisme • André Breton, Manifeste du Surréalisme, [1924], Paris, Gallimard, 1966, « Idées ». III] Bibliographie critique sur Prévert 1) Colloques sur Prévert • Jacques Prévert, « Frontières effacées », Lausanne, L'Âge d'homme, 2003, « Bibliothèque Mélusine ». Actes des « Journées internationales Jacques Prévert » les 11, 12 et 13 décembre 2000 à l'Université Paris III / Sorbonne-Nouvelle. Textes présentés et réunis par Carole Aurouet, Daniel Compère, Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster.  Carole Aurouet / Daniel Compère / Danièle Gasiglia-Laster / Arnaud Laster, « Pourquoi commenter Prévert ? », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., pp.7-16.  Henri Béhar, « Prévert, surréaliste de la rue », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., pp.17-26.  Marie-Christine Lala, « Bataille lecteur de Prévert », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., pp.39-45.  Pierre Vilar, « Michaux et Prévert, en terrain de connaissance », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., p.47-61.  Arnaud Laster, « Jacques Prévert contre les guerres », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., pp.113-120.  Anne Lemonnier, « Les sources médiévales dans les collages de Jacques Prévert », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., pp.143-155.  Michaël Bishop, « Collages et photographies : complémentarités et tensions de l'imaginaire prévertien », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., pp.157-167.  Frank Wilhelm, « La poétique de Prévert et sa réception au Luxembourg », in Jacques Prévert, « Frontières effacées », op. cit., pp.183-209. • Vian, Queneau, Prévert, Trois fous du langage, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, « Littérature française ». Actes du colloque « Vian – Queneau – Prévert » les 12, 13 et 14 mars 1992 à l'Université de Victoria au Canada. Textes présentés et réunis par Marc Lapprand.  Noël Arnaud, « Humour ? Pataphysique ? Rigolade ? », in Vian, Queneau, Prévert, Trois fous du langage, op. cit., pp.19-36. 141 3) Articles sur Prévert • Albert Gaudin, « La poésie de Jacques Prévert », in The French Review, Mai 1947, Volume XX, Numéro 6, pp.423-438. • Jacques Poujol, « Jacques Prévert ou le langage en procès », in The French Review, Avril 1958, Volume XXXI, Numéro 5, pp.387-395. • Pierre Weisz, « Langage et imagerie chez Jacques Prévert », The French Review, Special Issue, Hiver 1970, Volume XLIII, Numéro 1, pp.33-43. • Carole Aurouet, « Une histoire littéraire déformante ? Le cas Prévert », in Dedans-Dehors, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2003, « Bibliothèque Mélusine », Cahiers du Centre de Recherche du Surréalisme, Numéro XXIII, pp.319-329. • Marik Froidefond, « Prévert et la musique : dans les coulisses de l'engagement politique et social », in Littératures, Le Mirail, Presses Universitaires du Mirail, 2012, Numéro 66, pp.63-81. IV] Bibliographie critique générale 1) Œuvres de critique littéraire • Daniel Bergez, Littérature et peinture, [2004], Paris, Armand Colin, 2011, « U Lettres ». • Daniel Leuwers, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Paris, Armand Colin, 2005, « Lettres Sup ». • Hugues Marchal, La poésie, Paris, Flammarion, 2007, « GF Corpus Lettres ». • Jacques Vassevière / Nadine Toursel, Littérature : 140 textes théoriques et critiques, Paris, Armand Colin, 2011, « Cursus Lettres ». 2) Articles de critique littéraire • George Sion, Théâtre et poésie. Le dialogue des parallèles, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1986, pp.1-8. • Isabelle Nières-Chevrel, « Faire une place à la littérature de jeunesse », Revue d'histoire littéraire de la France, Paris, PUF, 2002, Volume 102, pp.97-114. • Lionel Verdier, « L'expérience de la précarité : l'écriture des Vanités dans la poésie contemporaine », Littératures classiques, Paris, Armand Colin, 2005, Numéro 56, pp.307- 327. 142
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