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Lancelot et Yvain au Siècle des Lumières, Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

Josette_Lo
Josette_Lo 🇫🇷

4.4

(51)

92 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge Lancelot et Yvain au Siècle des Lumières et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! L’opinion qui attribue à la génération romantique la redécouverte de la littérature médiévale après deux siècles de vide et de silence est depuis longtemps dépassée chez les critiques, bien qu’elle demeure encore bien vivante dans la plupart des manuels d’histoire littéraire. Cependant, et cela commence à être mieux documenté grâce à d’assez nombreux tra- vaux sur la réception des grandes œuvres du Moyen Age français – les ro- mans de Chrétien de Troyes en particulier, mais non seulement –, ce fut bien par les érudits de la seconde moitié du XVIIIe siècle que cette redé- couverte de la littérature des origines s’est faite: La Curne de Sainte- Palaye, Tressan, Paulmy, Le Grand d’Aussy, dans des perspectives par- fois très différentes, se sont donné la peine de rouvrir enfin ces manuscrits des XIIe, XIIIe, XIVe, XVe siècles, et bien des incunables et des éditions anciennes, de les décrire, et surtout de les relire pour en transmettre le contenu à un public friand de ‘curiosités’. Cette transmission s’est réa- lisée, il est vrai, à un prix souvent très élevé, et les anciens textes, réécrits sinon défigurés, ont été proposés au public sous une forme qui pouvait s’éloigner de beaucoup des originaux. Est-ce assez pour condamner à l’oubli les témoignages de cette réception, qui parfois, avec La Curne de Sainte-Palaye par exemple, assument les contours d’un premier travail philologique? Je ne le crois pas. C’est la raison qui m’a amenée à propo- ser dans un volume l’édition de quelques textes représentatifs, sinon em- blématiques, de la lecture des anciens romans au siècle des Lumières: le Chevalier de la Charrette et le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes. Les extraits qu’en donnent, respectivement, La Curne de Sainte-Palaye, qui ne les destinait pas à la publication, et le marquis de Paulmy dans sa Bibliothèque Universelle des Romans, qui au contraire poursuivait un but de divulgation, montrent bien quels types de lecture le poète champenois PRÉSENTATION 10 PRÉSENTATION pouvait susciter juste avant la Révolution. Cela me paraît d’autant plus si- gnificatif que notre XXIe siècle n’a pas cessé de relire ces beaux romans pour en proposer d’autres exégèses, d’autres interprétations. Richesse du modèle, certes, mais aussi goût des lecteurs pour ces anciennes histoires, si belles, si poétiques, dont on n’a pas encore porté à la lumière tous les mérites. 15 voire pour en faire des copies intégrales 9. Le but des extraits paraît par ailleurs lié au projet du Glossaire auquel le savant travailla pendant plus de quarante ans, dans la mesure où un certain nombre de mots et expres- sions dans les citations, plus rarement dans le texte en prose, sont souli- gnés et glosés ou traduits par Sainte-Palaye dans les marges de son manus- crit. C’est bien grâce aux citations elles-mêmes qu’il a été possible d’iden- tifier les manuscrits utilisés pour rédiger ces extraits: le ms. BnF fr. 1376 pour Erec et Enide, fr. 794 – la célèbre copie de Guiot – pour Lancelot et pour Yvain 10. Ces extraits ne sont pas de la main de La Curne, dont l’écriture, menue et souvent difficile à déchiffrer, se reconnaît cependant dans certaines notes et gloses qui accompagnent les textes. La rédaction du ms. Moreau constitue de fait, nécessairement, la mise au net d’un brouillon qu’il est impossible d’attribuer avec certitude à La Curne lui- même ou à l’un de ses collaborateurs 11. C’est donc en simplifiant et par souci de clarté que je préfère remettre, au cours de cette introduction, la responsabilité des deux extraits du Chevalier de la Charrette et du Cheva- lier au Lion à La Curne de Sainte-Palaye. 1. LE ROMAN DE LA CHARRÊTE (MS. MOREAU 1724, FF. 276-298) Pour ce qui est du Lancelot de Chrétien de Troyes, les 7112 vers de l’ori- ginal sont résumés en 22 feuillets recto-verso (le texte prenant place dans la colonne de gauche, celle de droite étant destinée aux remarques et gloses), avec un nombre important de citations, comprenant de 1 à 15 vers. Ainsi que dans les autres extraits, celles-ci sont facilement repé- rables dans la page, les vers étant écrits en retrait; les vers éventuellement supprimés sont en principe remplacés par une ligne de petits points 12, mais des sauts de vers, sans doute involontaires et par conséquent non si- gnalés, se relèvent aussi 13. 9 Conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal: la copie du ms. BnF fr. 375 porte la cote Ars. mss. 3315-18, celle du ms. BnF fr. 1420 la cote Ars. ms. 3319. 10 Cf. les travaux fondateurs de Roger Middleton, et notamment Chrestien’s ‘Erec’ in the Eighteenth Century, in The Changing Face of Arthurian Romance: Essays on Ar- thurian Prose Romances in Memory of C.E. Pickford, Cambridge, Brewer, 1986, pp. 151-164. 11 Il est certain que le ‘copiste’ et l’auteur sont deux personnes différentes: c’est ce que prouve un passage du Chevalier de la Charrette (f. 284v), où le brouillon n’a évi- demment pas pu être déchiffré. 12 Ainsi par exemple aux ff. 277r, 279r, 290v etc. 13 Cf. l’apparat critique aux ff. 277r, 286v, 290v. LE ROMAN DE LA CHARRÊTE (MS. MOREAU 1724, FF. 276-298) 16 INTRODUCTION Georges Doutrepont a affirmé 14, en proposant un parallèle entre les ‘mises en prose’ bourguignonnes du XVe siècle et les adaptations du XVIIIe, que dans les deux cas c’est un intérêt exclusif pour l’histoire, pour le récit, qui s’impose, en dehors de toute perspective philologique ou littéraire à l’égard des textes ‘originaux’ et au delà de toute attention pour les auteurs médiévaux. Pour ce qui concerne La Curne, son atten- tion s’adresse en effet uniquement au texte (mais nous verrons un peu plus loin que c’est l’attention aussi d’un philologue et d’un historien de la langue), et le nom de Chrétien, accompagné de celui de «Geoffroi de Lai- gni li Clers» n’apparaît dans son manuscrit que trois fois, sans aucune au- tre spécification: dans le premier feuillet (f. 276r), dans le prologue même du roman, cité presque en entier (vv. 1-9 et 11-25), et enfin dans les tout derniers vers (vv. 7101-09), également reproduits à la fin de l’extrait, qui confirment par ailleurs la collaboration de Geoffroi. En négligeant pour l’instant les citations elles-mêmes, sur lesquelles nous reviendrons, les passages en prose de Sainte-Palaye peuvent suivre de très près le texte du modèle 15: Le senechal, aprés avoir servi, man- geoit avec les connestables. (f. 277v) Le chevalier […] vit un nain sur les limons. (f. 279r) [Le nain] ajouta: «Si tu veux mon- ter sur ma charette, tu pourras sça- voir ce que la reine est devenuë.» (f. 279r) La technique de la synthèse que La Curne applique est sensiblement la même dans les trois extraits des romans de Chrétien. Elle concerne d’abord les dialogues, rapidement repris sous la forme du discours rap- porté, par ailleurs avec une grande variété dans le choix et l’emploi des verba dicendi. Un seul exemple suffira: 14 Les Mises en prose des épopées et romans chevaleresques du XIVe au XVIe siècle (Bruxelles, 1939), Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 390. 15 Je ne donne ici que quelques exemples tirés de la première partie de l’extrait, d’autres étant signalés dans les notes au texte. Et Kex qui ot servi as tables Manjoit avec les conestables. (vv. 41-42) Li chevaliers […] voit un nain sor les limons (vv. 345-47) [li nains] li dist: «Se tu viax monter Sor la charrete que je main, Savoir porras jusqu’a demain Que la reïne est devenue.» (vv. 356-59) 17 Lancelot lui proposa de les rompre [les barreaux de fer protégeant la fenêtre], la reine lui en representa l’impossibilité par leur grosseur, mais il l’assura que rien n’estoit capable de l’empecher de l’approcher que sa deffence. Elle lui donna toute permission, et convint qu’il estoit plus convenable […] qu’elle allât l’attendre dans son lit. (f. 291v) On aura bien reconnu le moment crucial où Lancelot parvient enfin à rejoindre la reine encore prisonnière dans le palais de Méléagant. Chacun des verbes en italique correspond à une réplique au discours direct dans le roman original, le bref passage cité couvrant plus de 30 vers de Chrétien (4597-632). Certaines descriptions, considérées évidemment comme secondaires par rapport au déroulement de l’intrigue, peuvent être gommées. Ainsi, les brèves remarques sur les deux ponts qui donnent accès au royaume de Gorre disparaissent dans l’extrait, ce qui entraîne par ailleurs un man- que d’information sur le Pont Evages, le nom lui-même n’étant pas im- médiatement compréhensible: l’un est le Pont Evages, et l’autre celui de l’Epée, qui est le plus dangeureux. (f. 280r) Ce sont surtout les scènes de combat individuel que Sainte-Palaye décide d’ignorer, et ce de manière systématique; normalement, il ne reste que le résultat de la rencontre, introduit par des formules qui soulignent le procédé de la praeteritio ou l’accélération du récit: Le combat fut long, mais enfin le chevalier à la charrete l’emporta […] (f. 281r, correspondant aux vv. 859-87); Le combat […] fut vif et très long, mais enfin le chevalier a la charrette le reduisit [= le chevalier orgueilleux] a demander quartier […] (f. 286r, correspondant aux vv. 2676-750). Li uns a non li Ponz Evages, Por ce que soz eve est li ponz, Et s’a des le pont jusqu’au fonz Autant desoz come desus, Ne deça moins ne dela plus, Einz est li ponz tot droit enmi, Et si n’a que pié et demi De lé et autretant d’espés. (vv. 656-63) Li autres ponz est plus malvés Et est plus perilleus assez, Qu’ainz par home ne fu passez, Qu’il est com espee tranchanz, Et por ce trestotes les genz L’apelent le Pont de l’Espee. (vv. 668-73) LE ROMAN DE LA CHARRÊTE (MS. MOREAU 1724, FF. 276-298) 20 INTRODUCTION à l’attribution, à l’auteur de l’extrait ou au ‘copiste’ – peuvent dépendre essentiellement de deux causes: l’état même du manuscrit de Guiot, ou certaines caractéristiques de sa graphie (forme du -R final, souvent trans- crit -s, emploi de certaines abréviations), et l’influence de la langue ‘mo- derne’, produisant certaines régularisations sans doute inconscientes (suppression de la déclinaison et normalisation du -s final dans les plu- riels; introduction de double -ll- dans des mots comme belle, elle, pucelle etc.; inversement, simplification de certaines doubles consonnes dans: fontaine, peine, versa [verssa dans Guiot] etc.). Malgré son excellente connaissance de l’ancien français et de la paléo- graphie médiévale, Sainte-Palaye n’a pas su éviter quelques erreurs dans l’interprétation du manuscrit de Guiot 19; je n’en rappellerai que deux: – ff. 286v-287r. Au delà du Pont de l’Epée, Lancelot et ses deux compa- gnons aperçoivent «deux lions et deux leopards»; dans le roman en vers, il est question plutôt de «dui lÿons ou dui liepart» (v. 3035). Ayant réussi à passer le Pont, le Lancelot de Sainte-Palaye se ressou- vient, de manière cohérente à la vision qu’il avait eue, «des lions et des leopards», alors que dans la source il ne s’agit plus que des «.II. lÿons» (vv. 3119 et 3126). La première imprécision (ou/et) en provoque une deuxième. – f. 294r. Lorsque les demoiselles de la cour d’Artus organisent le tour- noi de Noauz, Chrétien utilise deux fois le substantif «ahatine» (vv. 5367 et 5378); le même mot est reproduit dans l’extrait, une fois dans la synthèse en prose, une autre dans la citation du v. 5367, sous la forme «chative». Il peut bien entendu s’agir d’une lectio facilior (sous l’influence de chaitif/ve?) introduite par l’auteur de l’extrait, ou bien d’une simple faute de copiste. Toujours est-il que les deux fois le mot est souligné, et était donc destiné à être glosé ou traduit par Sainte- Palaye lui-même 20. Contrairement à ce qui se présente dans les extraits d’Erec et Enide 21 et du Chevalier au Lion 22, aucun des mots et expressions soulignés dans l’extrait du Chevalier de la Charrette n’est commenté dans la colonne de droite du manuscrit. J’en donne ici la liste, en signalant qu’il s’agit toujours de termes et syntagmes appartenant au roman en vers, même là où ils ap- paraissent dans le texte en prose: dont (f. 282r / v. 1196), valets (f. 284r / 19 D’autres mélectures sont indiquées et commentées dans les notes au texte. 20 Remarquons au passage que le Glossaire de La Curne enregistre le lemme aatie, avec la signification de «querelle, dispute, combat», et de nombreux renvois. 21 Cf. l’édition citée, p. 97. 22 Voir plus loin, pp. 26-27. 21 v. 2048), fin amant (f. 289r / v. 3962), voler (f. 291r / v. 4440), chative (deux fois: f. 294r / v. 5367), Promelegoi (f. 294r / v. 5368), noauz (f. 294r / v. 5370, et encore au f. 295v / v. 5842), dont on ne pouvoit sortir autrefois (f. 294r / cf. le v. 5419), que Noauz vint (f. 294v / v. 5505), heraut d’armes (f. 294v / v. 5537), Or est venu qui l’aunera! (f. 295r / v. 5563), Veez celui qui l’aunera! (f. 295r / v. 5617), ‘au noauz’ que je li mant (f. 295r / v. 5645). 2. LE CHEVALIER AU LYON (MS. MOREAU 1724, FF. 322-343) «Le Chevalier au Lyon. Extrait. Composé par Chrestien de Troyes […] Il le composa après avoir fait celui de la Charrette»: ainsi s’ouvre, par un rappel du titre, l’attribution à l’auteur et l’allusion au Lancelot, l’extrait qui se lit aux ff. 322-343 du ms. Moreau 1724 23. Cette synthèse du ro- man de Chrétien, qui compte 6808 vers dans le manuscrit de Guiot, sur lequel Sainte-Palaye s’est fondé, occupe le même nombre de feuillets que celle du Chevalier de la Charrette: 22 feuillets recto-verso. Encore une fois, le traitement que le rédacteur réserve au roman en vers permet de lire celui-ci, presque en filigrane, dans de très nombreux passages du résumé en prose. Que l’on compare, à simple titre d’exemple, les deux descriptions de la fontaine, présentée par le gardien de taureaux: [il] m’assura qu’elle bouilloit quoy- que froide, et qu’elle fut couverte des plus beaux arbres que l’hyver ne pouvoit dépouiller. «Tu y trouveras un bacuil de fer qui pend à une lon- gue chaine, un perron dont je ne connois point l’usage, et une petite chapelle qui me paroit très belle […].» (f. 325r) 23 Une notation au f. 321v affirme: «Fait par M. Le Grand» (la collaboration entre La Curne et Le Grand date d’après 1762). Cependant, comme le rappelle Roger Mid- dleton (Chrestien’s ‘Erec’ cit., p. 156 et n. 20), dans l’impossibilité d’identifier la main qui a tracé cette note (il ne s’agit ni de La Curne, ni de Le Grand, ni de celui qui a copié l’extrait), nous n’avons aucune certitude quant à l’exactitude d’une telle affirmation. «La fontainne verras qui bout, S’ele est plus froide que marbres. Ombre li fet li plus biax arbres C’onques poïst former Nature. En toz tens sa fuelle li dure, Qu’il ne la pert por nul iver. Et s’i pant uns bacins de fer A une si longue chaainne Qui dure jusqu’an la fontainne. Lez la fontainne troverras Un perron, tel con tu verras; Je ne te sai a dire quel, Que je n’en vi onques nul tel; Et d’autre part une chapele Petite, mes ele est molt bele.» (vv. 380-94) LE CHEVALIER AU LYON (MS. MOREAU 1724, FF. 322-343) 22 INTRODUCTION Malgré la différence du discours (direct chez Chrétien, discours rapporté puis direct dans l’extrait), et malgré la faute qui se produit en correspon- dance du v. 382, où le cas sujet est pris pour un pluriel, la correspon- dance des deux textes est frappante 24. Le plus souvent, bien entendu, La Curne résume davantage, même si les suppressions qu’il opère ne touchent que des passages ou des épi- sodes secondaires, et n’affectent par conséquent jamais le déroulement et la compréhension de l’intrigue. Quelques synthèses sont perceptibles derrière des formules, par exemple le renvoi à quelque chose considéré comme habituel, voire de déjà connu: Kex le senechal […] s’attira les reproches usités et que sa mechanceté lui faisoit rembourser (f. 323v) ou l’allusion à un discours, réplique ou intervention, de la part d’un per- sonnage sur scène: Après quelques façons de la part de Calogrenans […] (f. 323v: cf. les vv. 142 et ss.); Après une longue dissertation sur la façon d’écouter […] (f. 324r: cf. les vv. 153-72); après lui avoir fait plusieurs reproches […] (f. 326r: cf. les vv. 615-29). La confrontation ponctuelle de l’extrait et du roman original permet aus- si de reconnaître les passages dont le rédacteur de l’extrait fait le plus souvent l’économie: c’est ainsi une sorte de ‘pratique’ de l’extrait, sinon une véritable ‘grammaire’, qui se dégage. Comme nous l’avons déjà rele- vé pour le Chevalier de la Charrette, Sainte-Palaye évite ou simplifie sur- tout quelques descriptions, les scènes collectives, et certaines redites. Les descriptions peuvent concerner: des personnages secondaires (le gardien de taureaux au f. 324v), des objets ou des décors (la fontaine au f. 325v, les rues et la fête à l’arrivée d’Artus au f. 330v etc.), surtout des combats (Calogrenant contre le seigneur du château, f. 325v: «en un mot […]»; Yvain contre le même adversaire, f. 327r: « Enfin […]»; et bien d’autres: le recours à des formules d’accélération ou de praeteritio rend sensible la synthèse introduite par La Curne). Le goût et l’habilité de Chrétien pour les scènes où plusieurs person- nages interviennent et expriment, surtout par de brèves répliques, les réactions supposées du lecteur, sont bien connus et appréciés par les cri- tiques modernes. La Curne ne pouvait cependant que supprimer celles 24 Les exemples étant très nombreux, je renvoie aux notes pour d’autres indications à ce sujet. 25 n’avoient pas encore receu un coup […]» (f. 340v). Cependant, ce qui caractérise surtout les extraits de Sainte-Palaye, c’est – nous l’avons déjà dit – l’alternance continue de parties en prose et de citations tirées des romans originaux (plus fréquentes dans la pre- mière partie du roman, et d’une longueur très variable qui peut atteindre dans cet extrait une bonne vingtaine de vers). Ce mouvement de va-et- vient s’appuie sur une remarquable technique de l’enchâssement. Les exemples seraient très nombreux; je me bornerai ici à présenter une sorte de classement typologique: – un vers de Chrétien peut venir compléter une phrase de la prose: «tous les domestiques accoururent, a la teste desquels je vis Une pucele bele et gente» (f. 324r); – à l’inverse, la prose peut compléter un fragment de phrase amorcée dans les vers: «Des que devant moi fu assise La pucelle, le maistre de la maison, charmé d’avoir receu chez lui un chevalier errant, me fit pro- mettre d’y repasser […]» (f. 324v); ou encore: «Or soiez seurs et cer- tains que vous ne serez point pris, et qu’on ne vous fera point de mal […]» (f. 327v); – et enfin, le jeu peut se faire encore plus raffiné, et le/s vers cité/s s’en- châsser entre deux fragments de prose: «Yvain se détermina a deman- der à sa femme la permission de convoier Le roi et d’aller tornoier. Elle y consentit et lui dit: ‘Mais l’amour devanra haine si vous ne revenez ici dans un an.’» (ff. 330v-331r). Naturellement, Sainte-Palaye applique au manuscrit de Guiot un même ‘toilettage’ pour les deux romans 28. Je ne ferai donc ici que signa- ler quelques problèmes spécifiques que l’on rencontre dans l’extrait d’Yvain. A certains endroits, en effet, une mauvaise lecture du manuscrit médiéval peut produire des inconséquences dans l’extrait. C’est ce qui arrive lorsque un cas sujet singulier est pris pour un pluriel: «li plus biax arbres» du v. 382 (repris plus loin, au v. 464) se transforme en un bos- quet faisant ombre à la fontaine merveilleuse («couverte des plus beaux arbres que l’hyver ne pouvoit dépouiller», f. 325r; «Les arbres se cas- soient autour de moi», puis «les arbres parurent aussi beaux sans avoir perdu une feuille […]», f. 325v) 29. D’autres mauvaises interprétations s’expliquent par des raisons paléographiques. C’est ainsi qu’un participe présent mal compris (con- séquence d’un -i- lu -r- et peut-être aussi d’un indicatif présent (apele) lu 28 Voir plus haut, p. 19. 29 Ce n’est sans doute pas un hasard si le «pin» apparaît au singulier plus loin, en correspondance d’un cas régime: «la fontaine sous le pin», f. 334r; «la fontainne / Desoz le pin», vv. 3484-85. LE CHEVALIER AU LYON (MS. MOREAU 1724, FF. 322-343) 26 INTRODUCTION comme un participe passé (apelé) peut se transformer en nom propre: Orant, le seigneur du chateau […] (f. 336r) De la même manière, le Sire de la Noire Espine (v. 4699) voit son nom ultérieurement ‘ennobli’ en Sire de la Noble Espine (f. 337r). Ou encore, la chambre où Yvain et le lion sont accueillis par la famille de Gauvain, «claire» selon le v. 4011, devient une chambre «elevée» dans l’extrait (f. 336r) 30. Il peut arriver aussi – mais il faut reconnaître que les fautes de ce genre sont très rares – que, bien lu, le texte de Chrétien/Guiot soit mal compris. Au cours du dialogue entre Calogrenant et le gardien de tau- reaux, celui-ci affirme garder «les bestes de cest bois» (v. 332); le cheva- lier d’Artus ne peut s’empêcher de réagir vivement: «Gardes? Por saint Pere de Rome Ja ne conuissent eles home […]» (vv. 333-34). La Curne ne reconnaissant pas l’exclamation (ni peut-être le nom propre, inter- prété comme un synonyme de «pape»), voici ce qui se lit dans l’extrait: «Je continuai mes questions [affirme Calogrenant]; il me dit qu’il gardoit ces animaux pour le Saint Pere de Rome […]» (f. 324v). Les mots, locutions, vers entiers soulignés par La Curne ou par son copiste dans l’extrait du Chevalier au Lion sont beaucoup plus nombreux que dans les deux autres du manuscrit Moreau tirés des romans de Chrétien. S’il nous est franchement impossible de comprendre les raisons de cette fréquence, nous pouvons au moins proposer quelques remarques quant à la typologie des mots qui ont suscité l’intérêt de celui qui les a soulignés, quant au genre des gloses éventuellement introduites, et quant à l’attribution de ces mêmes gloses (la main de La Curne demeurant as- sez reconnaissable). On relève d’abord une attention marquée pour les noms propres: Broceliande (f. 326v), Lunette (f. 329v et ailleurs), Quex (f. 330r), Morgue la Sage (f. 332v), Durandart et Rolant (f. 333r, à l’intérieur d’une citation) 31, Harpins de la Montagne (f. 335r), la niece de Gauvain (f. 336r), Orant (f. 336r), le Sire de la Noble Espine (f. 337r), et même, à plu- sieurs reprises, le Chevalier au Lion (ff. 337r, 337v etc.). Des mots ou des expressions de l’ancienne langue (aussi bien dans les synthèses que dans les citations) peuvent être aussi accompagnés d’expli- cations, ou simplement être soulignés: bacuil (le mot est erroné, f. 325r, et 30 Pour d’autres erreurs introduites dans les extraits, on voudra bien se rapporter aux notes qui accompagnent les textes. 31 Le premier ainsi glosé dans la colonne de droite: «nom de l’epée de Rolant». Le seignor del chastel meisme Apele oiant toz, si li dit […] (vv. 4028-29) 27 annoté: «plus bas ecrit bacin»), vin et cervoise (f. 326r), groupe (= croupe, f. 327r), grape (f. 327v), texte (= témoin, f. 328v), sages et mire (f. 329r, le deuxième substantif glosé «medecin»), se marie (voix verbale, f. 330v), bâton (f. 336r, glosé «pel» 32), geans (f. 340v), pas (f. 341v, glosé «paix»), les Turs (f. 341v, accompagné de la remarque «v. comme le mot Turs est employé»), santuaire (f. 342v). Je crois reconnaître la main de Sainte- Palaye aux ff. 329r, 333r, 336r 33. D’autres remarques trouvant place dans la colonne de droite semblent plutôt de la main même du copiste, qui s’adresserait alors à La Curne soit pour lui signaler l’intérêt d’une expres- sion (sur le plan linguistique ou stylistique), soit pour lui proposer une réflexion ayant trait au contenu du roman voire à d’autres œuvres; on peut rappeler ici le renvoi à la Matrone d’Ephèse (f. 330r), la remarque sur le Chevalier de la Charrette (f. 337v), ou encore des commentaires sur l’identité de certains personnages (ff. 332r et 335v). L’intérêt des extraits de La Curne, qui n’ont connu aucune diffusion sous forme imprimée jusqu’à aujourd’hui, réside essentiellement dans le témoignage qu’ils offrent d’une première réception des romans médié- vaux, réception précoce qui devance d’au moins une génération la redé- couverte opérée par les Romantiques et qui annonce, certes de manière embryonnaire, l’approche ‘scientifique’ aux textes et aux manuscrits qui s’affirmera pendant la seconde moitié du XIXe siècle. C’est la raison qui m’a déterminée à en offrir une édition qui, je l’espère, suscitera l’intérêt aussi bien des médiévistes, pour lesquels la réception constitue depuis quelques années déjà un domaine privilégié de la recherche, que les dix- huitiémistes, qui trouveront dans ces extraits une facette ultérieure et peu connue de l’activité inlassable d’un des érudits les plus actifs de la se- conde moitié du XVIIIe siècle. 3. TRAITEMENT DU TEXTE La graphie du manuscrit Moreau a été fidèlement reproduite, même dans ses irrégularités; toutefois, quelques intégrations sont signalées par les crochets pointus; les abréviations ont été résolues sans difficulté 34. Quant 32 Ici la glose reprend en fait le substantif qui se lit au v. 4086 de Chrétien. 33 Peut-être aussi au f. 342v («p.e. allusion au jeu de la sainte verite»), sans que l’ex- pression correspondante du v. 6624, cité, soit soulignée. 34 Apparaissent sous forme abrégée les substantifs chevalier/s, demoiselle/s, déran- TRAITEMENT DU TEXTE
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