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Le chemin privé et l’Histoire: Le Roman inachevé d’Aragon, Lectures de Littérature

Typologie: Lectures

2020/2021

Téléchargé le 27/08/2021

Maxime80
Maxime80 🇫🇷

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Télécharge Le chemin privé et l’Histoire: Le Roman inachevé d’Aragon et plus Lectures au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! « Le chemin privé et l'Histoire : Le Roman inachevé d'Aragon » Johanne LE RAY (CERILAC- Université Paris-Diderot) Journée d'étude autour du programme de Lettres du concours des ENS 6 Octobre 2018 - Université Paris Nanterre Introduction Souvent considéré comme « l’autobiographie en vers » d'Aragon, Le Roman inachevé est présenté sur la jaquette de l'édition originale comme faisant la part belle au « domaine privé », par opposition au « domaine public » et au « côté politique » qui seraient le propre du volume précédent, Les Yeux et la mémoire - « même si nous traversons deux guerres, et le surréalisme, et bien des pays étrangers », concède l’argumentaire. La tournure concessive qui ramène au premier plan l’histoire et la géographie révoque la partition schématique entre public et privé établie plus haut, et nous invite à lire ce volume de vers comme la tentative pour Aragon de configurer un itinéraire personnel signifiant dans «lépais taillis du siècle »l, itinéraire nécessairement confronté à l'Histoire s'agissant d’un auteur qui revendiquera dans Le Fou d’Elsa avoir pris « l'événement à la gueule ». « Il n’est plus de chemin privé si l’histoire un jour y chemine » nous rappelle un vers du Roman inachevé, et les deux jalons représentés dans la première section du recueil par les années 1917 et 1956 évoquent une trajectoire transie par une Histoire appréhendée non depuis quelque « dunette des nuages »% mais dans un corps à corps proprement politique. J'entends cet adjectif au sens où Aragon pouvait affirmer, en 1965, dans La Fin du Monde réel : La politique, ce n'est pas que son exercice en plein vent, elle prend dans l’honrme, l'individu, des résonances imprévues. [….] Je ne sais pas si l'on me comprendra. Je veux 1 Aragon, « Hôlderlin », in Les Adieux, Œuvres poétiques complètes, tome II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1140. 2 Aragon, Le Fou d'Elsa, Œuvres poétiques complètes, tome II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 664. 3 Aragon, toujours soucieux de l’ancrage de l'écriture, récusait le détachement d'un témoignage porté «d'un poste d'observation lointain, de quelque dunette des nuages » (Préface à L'Homme communiste [1946], Le Temps des Cerises, 2012, p. 19). dire au plus bref qu'il y a d'une part la politique, et partout les hommes qui la font, et d'autre part ce qu'elle fait de ces hommes, ce qu'elle fait d'un homme. Et ce que cet homme en éprouve pour lui.4 Ce « pour lui » concentre probablement la signification qu'il faut assigner au «domaine privé » à considérer non comme amputation de la scène historique, sécession illusoire vécue dans un absurde fantasme d'étanchéité (privé de quoi ?), mais comme focalisation sur l’intime, chambre d’écho des affects, quels qu’ils soient. C’est alors dans la continuité des Yeux et la mémoire qu'il faut appréhender Le Roman inachevé, les deux volumes faisant droit à la question de la croyance politique, articulée logiquement à la charnière du public et du privé pour un écrivain militant comme Aragon. Ils sont encore trop souvent lus à l’aune d’une opposition entre protestation d’orthodoxie (« Salut à toi Parti mon père désormais ») et protestation de dégrisement (« Vint mil neuf cent cinquante-six comme un poignard sur mes paupières »), suivant en cela la lecture ultérieure d'Étiemble qui veut voir dans le volume de 1956 celui dans lequel « Aragon-aux-liens » se « déliait », interprétation qui reste discutable et sur laquelle je reviendrai. J'entends ici, dans un parcours nécessairement trop expéditif, mettre en relief les principales « stations » de l'itinéraire politique restitué par Aragon dans Le Roman inachevé. ee 1. «Le seuil atroce de la guerre » Si le volume ne néglige pas les années d’enfance et d’adolescence, on peut considérer que l'itinéraire proprement politique commence avec l'évocation par l’auteur du « seuil atroce de la guerre », sur lequel il a « buté »- « et de la féérie il n'est resté plus rien ». Pour la première fois, à près de soixante ans, Aragon revient sur le refus de parler de la guerre qui fédéra les surréalistes, silence qu'il présenta dans la préface à Anicet, roman écrit en partie au front, comme « un moyen de rmyer la guerre, 4 La Fin du ‘onde réel’, Œuvres romanesques complètes, tome IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 625. 5 Aragon, Le Roman inachevé, Gallimard, collection Poésie, p. 45. d'Aragon »?2. De l'avis même de Sadoul qui l’accompagnait, au Dnieprostroï, « la vie d'Aragon prit un tournant décisif »l3, À Moscou, le jeune surréaliste fait l'expérience du dénuement radical du peuple soviétique, une misère qui n'empêche pas l’espoir car « sur la pauvreté de tout l'avenir [prend] sa revanche »l4, C’est là qu'il a « pour la première fois sur lui senti des yeux humains »l5. Significativement, Le Roman inachevé remonte en amont du séjour soviétique pour restituer le long travail préparatoire de songerie visant à dilater l'âme aux mesures de ce « pays la moitié de l’année enfoui sous la neige ». La découverte effective de l'URSS est ainsi précédée d’une rêverie affective sur la Terre promise : c’est le rôle de la lecture des «bouquins au parfum d’interdit » trouvés « Quai de Jemmapes » (où étaient situées les éditions de La Vie ouvrière), qui parlent «un langage austère et grisant comme un renoncement des poètes/ Le vocabulaire abstrait d’une expérience inconnue ». Le jeune homme qui «lisai[t] tout cela sans bien comprendre » en attend «la vérité des Évangiles », et l'écrivain d'âge mûr se retournant sur lui peut constater qu’il « avait] commencé Lénine à la façon de Raymond Lulle ou saint Augustin »16, Le séjour de 1930 est donc glosé dans le poème de 1956 comme une « révélation », sans pour autant que la dimension pseudo religieuse pourtant évidente en soit explicitement assumée. La métamorphose est présentée comme un miracle : reversée sur la scène physique, l'opération psychique à l’œuvre est décrite comme un bouleversement engageant le corps de celui qui en fait l’expérience : « Tout comme si j'en avais reçu la révélation physique/ Du sourd à qui l’on apprend ce que c’est que la musique/ Du muet à qui l’on apprend un jour ce que c’est que l'écho »17. 2 Philippe Forest, Aragon, Gallimard, coll. NRF Biographies 2015, p. 343. 5 Georges Sadoul, Aragon, Seghers, coll. Poètes d'aujourd'hui, 1967, p. 12. 4 « Cette vie à nous », Le Roman inachevé, p. 186. 15 Ibid, p. 187. 164 Les Mots qui ne sont pas d'amour », Le Roman inachevé, p. 122. 17 « Cette vie à nous », op. ci. 3. 1956, une « parenthèse » ? L'année 1956 est le second jalon temporel explicite du volume. Plus personnel que le premier qui embrassait dans sa formulation tout le groupe de conscrits de la« Classe 17 », il figure le temps du présent de l'écriture, le terminus ad quem de ce « roman » pour l'heure « inachevé », et revient deux fois : la première comme irruption du présent dans la remémoration de la jeunesse (« Parenthèse 56 »), la seconde, dans la dernière section du recueil, avec l’image du « poignard sur [les] paupières », qui évoque le dévoilement de la réalité du régime soviétique via la métaphore du coup de poignard destiné à mettre fin à la cécité. C’est ainsi qu’à 1917 peut répondre sur le mode de la « tragédie » 1956, date qui marque la révélation, négative celle-là, de la trahison de l'utopie politique, alors même qu'elle avait été élue entre autres pour lutter contre la barbarie de la guerre. Alors, 1956, une « parenthèse » ? Le poème « Parenthèse 56 » est en réalité tout particulièrement représentatif des difficultés de l’auteur avec l’irreprésentable lié à ce que «la politique fait d’un homme », « ce que cet homme en éprouve pour lui ». C’est ce poème, suivi de la prose qui prend sa relève, qui illustre de la manière la plus saisissante la façon dont Aragon se débat dans les affres de l’'indicible, avouer comme oublier s’avérant aussi nécessaires qu’impossibles. Le poème figure dès son titre comme un excursus, une digression ramenant soudain le présent sur la scène de l'écriture, alors que la polarisation globale des poèmes précédents autour de la jeunesse formait un tout assez cohérent. Il souligne une perturbation aussi soudaine que majeure du rapport au temps. Difficile à ouvrir, cette parenthèse est également difficile à refermer, et la mention précoce de 1956, bien avant l'heure si l’on s’en tient à la composition chronologique du volume, est loin d’avoir épuisé la question qu'elle pose. La reprise du filconducteur » de la mémoire, avec le retour au thème de la guerre sur le rythme régulier des alexandrins au poème « La guerre et ce qui s’en suivit », nécessitera force injonctions métadiscursives («Avance/Avance je te dis») et relances programmatiques (« Je me souviens je me souviens de comment tout ça s’est passé »l8). 18 Le Roman inachevé, p. 60-61. La motivation de ce retour au présent est d'emblée fragile, mal assurée, peu assumée : Si je cessais de vous raconter cette ancienne histoire éteinte Si j'avounis tout sinrplement ce que pour moi fut aujourd'lrui Si ce qui ne pourra jamais passer ma bouche avec mes plaintes Allait vous ouvrir le panorama de ma nuit [...]19 Introduit comme sa propre hypothèse, le passage au présent de l'écriture est thématisé comme le lieu possible de l’aveu, si bien que semble se renverser le partage établi par le titre du poème entre le thème central et la digression: la « parenthèse » ressortit peut-être de l'essentiel tandis que l’anamnèse qui la précède est reléguée aux oubliettes d’un passé mort, laissant imaginer que le détour n'est peut-être pas là où l’on croyait. La volonté de se confronter à la blessure infligée par le présent le dispute par ailleurs à la tentation de fuir un réel dont l'emprise persécutrice semble littéralement excéder les forces d’un locuteur ne demandant plus qu'à «[s’]Jasseoir dans [sja poussière »1, Le vers « Est-ce que seul il m'est interdit d'oublier la date et l'heure » vient ainsi opposer presque terme à terme le besoin d’oubli aux velléités d’avouer ce qui dans « aujourd’hui » fait problème. Annoncé, l’aveu n'aura pas lieu, quand bien même le poème tourne à maintes reprises autour. Le mouvement déceptif du texte lui substitue la mise en scène du présent persécutif, via la métaphore filée du poète en cheval qu’on chasse à coups de fouets et qui trébuche sur le chemin, confirmant ainsi l'affirmation initiale selon laquelle seule la plainte peut « passer la bouche ». Mais une confession coupant court aux conditionnels inconsistants des quatre premiers vers avait emprunté dès le cinquième le chemin déjà foulé du passé pour délivrer obliquement une forme de vérité sur le présent : celle du regret de la guerre (« Parfois j'ai le regret de la guerre avec son parfum d’absinthe »21), guerre à laquelle le poète assimile ensuite la vie dans sa totalité, avec son « habituelle violence »2, confession évidemment très grave, laissée 1 « Parenthèse 56 », p. 54. 2 Ibid. 2 Ibid. 2 Ibid. p. 54. L’abolition de la distance dans l'adhésion totale à la cause expose inéluctablement le sujet à la blessure, ce dont témoignera quelques années plus tard le recueil Les Poètes : «[...] pour avoir étreint le monde on rest tout entier qu’une cicatrice », La plainte du sujet blessé s'exprime sans retenue mais, on l’a vu, seule la plainte parvient à passer la rampe du poème, non la confession: en vertu de la nécessité de sauver l’objet idéalisé, c’est l'interdiction d'en dire plus qui prévaut. 4. 1956 : l’année-écran J'entends par cette formule mettre en évidence un certain nombre d’aspects liés aux circonstances de la rédaction du Roman inachevé, qu'il est nécessaire de rappeler si l’on veut se donner les moyens de comprendre le poème. 1956, c’est évidemment pour nous l’année où le dévoiement de l'utopie soviétique est projetée sur grand écran. Or, il faut non seulement revenir sur une lecture contemporaine captive de ce que nous savons aujourd’hui de l’année 1956 au plan de l'histoire du communisme, mais encore rappeler le fait que, pour le militant communiste français, la restitution par le PCF du Rapport Khrouchtchev aboutit davantage à un interdit de parole qu’à un dévoilement au grand jour de la vérité du régime soviétique. Aragon 1956, titrait magistralement le colloque consacré au recueil en 1991 ; or, si l’année 1956 crève l’écran, elle est aussi en partie ce qui fait écran. Ce aujourd’hui comme alors, quand la réception immédiate superposait l'invasion des chars soviétiques au poème, induisant un effet de contemporanéité factice propre à susciter une lecture d’infirmation ou de confirmation. Il convient avant toute chose de souligner une évidence : des deux événements majeurs qui marquent pour le militant ce qu’Elsa Triolet qualifiera d’« année terrible #1, le rapport Khrouchtchev présenté à l'issue du XXème Congrès du parti communiste de l'Union soviétique (25 février), et l’écrasement soviétique du soulèvement hongrois (4 novembre), Le Roman inachevé ne pouvait matériellement intégrer que le premier. Son achevé d'imprimer du 5 3 Les Poètes, Œuvres poétiques complètes, tome IT, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 461. 31 Préface au 2 Aonument (1957) écrite pour les Œuvres romanesques croisées (1965). 10 novembre lui vaut une publication immédiatement contemporaine de l'entrée des chars soviétiques en Hongrie, d’où une réception immédiate assez réductrice, marquée par les clivages idéologiques, et une lecture duelle qui voit Aragon « exhibé comme exemple ou repoussé comme un trouvère habile égaré dans l'Histoire »%2, les deux camps se montrant aussi incapables l’un que l’autre d'entendre ce que dit - mais aussi ce que ne dit pas - le texte. Décevante en tant que telle, cette lecture est aussi un symptôme de l'ambiguïté ou de l’ambivalence d’un recueil qui reste profondément polysémique et contradictoire. Le lecteur actuel, conscient de la valeur historique des révélations formulées lors du XXème Congrès du PCUS, qu'Annie Kriegel qualifiera de « gigantesque séisme qui fit vaciller le monde communiste »%, lui assigne logiquement un rôle de révélateur de la faillite de l'idéologie communiste. Or il convient de se méfier du potentiel de fixation de ce que Michel Foucault nommait la « cuisson de l’histoire »%, Il nous faut ici composer avec la gangue rigide sécrétée après coup par l’historiographie autour des faits, qui informe mais aussi fige définitivement notre perception. L'écriture de l’histoire supposant l’ordonnancement du chaos, elle balise le temps à partir de quelques jalons majeurs, et étouffe ainsi «ce qui fait désordre, énigme, écart, irrégularité, silence ou murmure, discorde dans le lien entre les choses et les faits, les êtres et les situations sociales ou politiques », écrit l’historienne Arlette Farge®. S'il est évidemment impossible au lecteur actuel de faire abstraction de ce qu’il sait, il faut autant que faire se peut lutter contre l’oblitération de la matière éminemment problématique de l’histoire vivante. La réception du rapport Khrouchtchev qui est aujourd’hui la nôtre ne saurait rendre compte de celle de 1956, à la «jonction 2 Olivier Barbarant, Notice, OPC, tome II, op. cit., p. 1440. Je renvoie également à l'étude de Corinne Grenouillet, « La réception du Roman inachevé », in Aragon 1956, Actes du colloque d’Aix-en-Provence, 5-8 septembre 1991, Suzanne Ravis dir., Publications de l’Université de Provence, 1992, pp. 259-278. # Annie Kriegel, « Le rapport Khrouchtchev et son histoire : pour 300 dollars. », 26 février 1976, in Le communisme au jour le jour, Chronique du Figaro (1976-1979), Hachette, 1979, p. 39. #% Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l'histoire » [1971], Düts et écrits II, Gallimard, 1994, pp. 136-156. % Arlette Farge, « Penser et définir l'événement en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux », Terrain, n° 38, 2002, pp. 69-78. 11 d’altérités »% de ses récepteurs immédiats, qu’ils soient anticommunistes, non communistes, militants de base ou militants « avertis » comme pouvait l'être Aragon. Si, pour reprendre la formule d’Arlette Farge, il est « difficile de dire quand s’arrête un événement », celui dont il est question n'était de toute évidence pas « arrêté » au moment de la publication du Roman inachevé, a fortiori au moment de sa rédaction. En effet, si l’on en croit le dossier génétique, bon nombre des vers du recueil de 1956 ont selon toute vraisemblance été écrits avant les révélations du Rapport Khrouchtchev, notamment tout ce qui correspond à la future section I et les poèmes du début de la future section II, qui auraient été écrits dès la fin de 1954. Or ces textes sont marqués par des accents bien souvent désabusés et une tonalité fréquemment douloureuse voire crépusculaire. L'idée que vient donc accréditer une présomption de rédaction précoce de ces poèmes, c’est le caractère paradoxal de noun-événement du Rapport Khrouchtchev pour Aragon, au sens où la diction de « l’habituelle violence »7, de la « douleur »$ et de « l’amertume »% n'aura pas eu à attendre le coup de tonnerre du printemps 1956 pour se frayer un chemin dans ses poèmes : il savnit déjà Quoi qu’il en soit, et quand bien même il ferait office, pour un esprit averti, de confirmation plus que d'événement stricto sensu, le Rapport n’en dit pas moins quelque chose, quitte à se cantonner à entériner et officialiser des soupçons existants - or c’est précisément ce dire qui va être presque entièrement soufflé par la restitution qu’en façonne le PCF. Événement paradoxal en soi car intrinsèquement très pauvre en action, agissant comme chambre d'enregistrement de faits antérieurs qu’il fait connaître hors du cercle on ne peut plus secret du pouvoir personnel, le rapport Khrouchtchev en a néanmoins la spécificité sur le plan temporel dans la mesure où il introduit une « rupture d'intelligibilité »0, selon la formule de Gilles Deleuze. C’est en ce sens que Deleuze # Ibid. 3 « Parenthèse 56 », op. cit. 8 Ibid. # « Une respiration profonde », p. 26. 4 Alban Bensa et Éric Fassin, 2002, « Les sciences sociales face à l'événement », Terrain, n° 38, pp. 5-20. 12 méconnaissable, la flânerie tourne court pour laisser place, après un blanc conséquent figuré matériellement via un signe typographique par Aragon sur le manuscrit, à un retour réflexif sur les dangers de l’utopie : la promenade originelle se dégrade en errance, puis en erreur, avant une déconcertante apothéose finale. Ce poème est capital pour la compréhension du cheminement d'Aragon en ce qu’il matérialise clairement dans son mouvement le tournant dysphorique, suggérant dans la chair même du texte la césure par-delà une ligne de rupture entre un 40nnt et un après, via la dramatisation du silence marqué au plan formel par le blanc. Mais c’est aussi le poème du glorieux retournement final permettant la relance de l’utopie. L'espace de déambulation urbain du début qui voit le poète « marcher » « le long des boulevards faits pour la flânerie », dans le « lacis familier des venelles », dans des lieux où tant de fois des années plus tôt il a « égaré ses pas », « perdu son chemin »#, espace d’errance heureuse donc, se gauchit au fil du dévoilement de la faillite de l'utopie pour se constituer en espace d'erreur (« Quoi je me suis trompé cent mille fois de route »). Les « perspectives » moscovites (apprécions au passage la polysémie du terme) s’y révèlent en effet on ne peut plus trompeuses, alors que se referme sur le sujet désarmé le piège de la non-coïncidence de l'avenir avec ses songes : Ici j'ai tant rêvé marchant de l'avenir Qu'il me semblait parfois de lui me souvenir [...] Que j'ai finalement au fond de ma rétine Confondu ce qui vient et ce que j'imagine [..]#6 C’est précisément dans cette confusion qui signe la fermeture du champ des possibles que réside l'erreur originelle: dans l’assignation du futur à une représentation rigide, imperméable au réel, souvenir avant d’avoir été. Dans les cas où l'idéologie conditionne l'utopie de manière trop étroite et trop exclusive, elle se transforme en effet en « cécité au réel », selon les termes employés par Paul Ricoeur dans son ouvrage Du texte à l'action#. Trop solidement arrimée au dogme, elle omet de prendre en considération la réalité qui veut que tout horizon se déplace, se modifie au 5 « La Nuit de Moscou », p. 229-230. % Ibid, p. 231. 4 Paul Ricœur, Essais d'herméneutique, Il, Du texte à l'action, « Science et idéologie », pp. 335-366. 15 fur et à mesure de la progression du promeneur. Ou, pour reprendre les catégories forgées par Reinhart Koselleck afin de thématiser le temps historique, elle néglige le fait qu'espace d'expérience et horizon d'attente, unis par un lien indéfectible, se conditionnent mutuellement{$. L'erreur pointée avec une sagacité confondante dans « La Nuit de Moscou » consiste en l'évacuation de la nécessité de reconsidérer l'horizon d'attente associé au rêve soviétique, compte tenu de l’évolution du champ d'expérience que constituait la réalité de sa mise en œuvre. « J'attend ais un bonheur aussi grand que lamer[...]/ Mais la réalité l'entend d’une autre oreille » constate le poète ; et c’est bien cette réalité qui a été évacuée par les « faux prophètes/ Qui prirent l'horizon pour une immense fête/ Sans voir les clous perçant les paumes du Messie »%. Or - et c’est là toute la limite de la remise en question opérée par Le Roman inachevé - alors même que cette analyse sidérante de lucidité est formulée sans ambiguïté, Aragon persiste et signe, refusant d'intégrer à sa représentation les leçons désormais incontestables délivrées par le Rapport Khrouchtchev sur trente années de politique stalinienne. Chez qui a décidé une fois pour toutes de « jet[er] [sJon cœur au feu commun », la greffe de la Terreur d'État sur le tronc humaniste motivant l'adhésion au communisme ne peut pas prendre. Le champ d’expérience qui est celui d'Aragon, avant la révision impossible des années 50, est bien restitué dans le recueil : la boucherie de 14-18, bien sûr, on l’a dit, mais aussi l'affaire Sacco et Venzetti (« Intermède français »), les douloureuses années 30, avec la guerre d’Espagne, l'absence de soutien aux Républicains de la part du gouvernement Blum, le traitement coupable infligé aux réfugiés par V'État français, le défaitisme munichois (« Les pages lacérées »). De fait, la notion de chan p d'expérience forgée par Koselleck semble particulièrement opératoire pour rendre compte de la dimension à la fois très englobante et nébuleuse de ce qui peut constituer le socle à partir duquel un marxiste ayant fait ses armes pendant la montée du péril fasciste pouvait penser le monde, dans la mesure où ce champ incarne « la présence pour [les 48 Je recours ici à la terminologie forgée par Reinhard Koselleck dans Le Futur passé, EHESS, 1990. % « La Nuit de Moscou », op. cit., p. 238. 5 « Les mots qui ne sont pas d'amour », p. 114. 16 hommes] de leur passé qui est à la fois rationnel et irrationnel, individuel et interindividuel »5l, Le refus par Aragon d’assimiler totalement le potentiel subversif et disruptif du XXe Congrès fait bien évidemment écho à la position des caciques du PCF qui en avaient fait un « non-événement », sa négation seule permettant d'éviter une relecture traumatique du passé susceptible de déboucher sur une révision déchirante de l'avenir. Si le baladin nocturne se transforme peu à peu en pèlerin égaré dans le fossé, le poème culmine avec la figure du martyr en majesté, pantelant au bord du chemin mais victorieux dans sa défaite, suivant le renversement des signes communément à l’œuvre dans la religion catholique : [..] Eh bien j'ai donc perdu ma vie et mes chaussures Je suis dans le fossé je compte mes blessures Je n’arriverai pas jusqu'au bout de la nuit Qu'importe si la nuit à la fin se déchire Et si l'aube en surgit qui la verra blanchir Au plus noir du malheur j'entends le coq chanter Je porte la victoire au cœur de mon désastre Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres Je porte le soleil dans mon obscurité5? Significativement, on peut noter que « La Nuit de Moscou » est l’un des poèmes du Roman inachevé dont la facture est la plus classique : ses alexandrins absolument réguliers rappellent le patron globalement étriqué des Yeux et la mémoire, et la diction de la crise elle-même ne malmène ni la métrique ni la forme, contrairement à ce que l’on a pu observer avec le phénomène de « surrection » de la prose dans le poème, au début du recueil. Seul le blanc démesuré séparant la strophe neuf de la strophe dix marque le passage de la promenade initiale à la réflexion critique sur l'utopie, qui débouche sans solution de continuité sur la réaffirmation de la croyance, au cœur même de la douleur. À compter du Roman inachevé se dessinera ainsi le martyre d’un croyant crucifié non plus pour mais par sa foi, dans la figuration d’une souffrance 1 Antoine Prost, Dowe leçons sur l'histoire, Éditions du Seuil [1996], coll. Points/Histoire, 2010, p. 181, commentant la terminologie forgée par Reinhard Koselleck dans Le Futur passé, EHESS, op. cit. ® « La Nuit de Moscou », p. 233-234. 17
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