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Le monde du livre en salon : le Livre sur la Place à Nancy (1979-2009), Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

Emile_Montpellier
Emile_Montpellier 🇫🇷

4.5

(29)

89 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge Le monde du livre en salon : le Livre sur la Place à Nancy (1979-2009) et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! HAL Id: tel-01519671 https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01519671 Submitted on 15 May 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Le monde du livre en salon : le Livre sur la Place à Nancy (1979-2009) Adeline Clerc To cite this version: Adeline Clerc. Le monde du livre en salon : le Livre sur la Place à Nancy (1979-2009). Sciences de l’information et de la communication. Université Nancy 2, 2011. Français. ￿NNT : 2011NAN21009￿. ￿tel-01519671￿ AVERTISSEMENT Ce document est le fruit d'un long travail approuvé par le jury de soutenance et mis à disposition de l'ensemble de la communauté universitaire élargie. Il est soumis à la propriété intellectuelle de l'auteur. Ceci implique une obligation de citation et de référencement lors de l’utilisation de ce document. D'autre part, toute contrefaçon, plagiat, reproduction illicite encourt une poursuite pénale. Contact : ddoc-theses-contact@univ-lorraine.fr LIENS Code de la Propriété Intellectuelle. articles L 122. 4 Code de la Propriété Intellectuelle. articles L 335.2- L 335.10 http://www.cfcopies.com/V2/leg/leg_droi.php http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/droits/protection.htm Remerciements En premier lieu je tiens à remercier ma Directrice de thèse, le Professeur Béatrice Fleury, pour la confiance inégalée qu’elle m’a accordée depuis le début de cette recherche. Je la remercie pour ses conseils toujours avisés, sa disponibilité, sa patience et sa bienveillance. Je tiens ensuite à remercier Cécile Bando qui, depuis mon inscription à l’Université, a toujours cru en moi. C’est elle qui m’a formée à la recherche et m’en a transmis le goût. Pour sa fidélité et sa relecture attentive, je veux lui exprimer ma profonde gratitude. Merci à tous les membres du laboratoire CREM (Centre de recherche sur les médiations) et à mes collègues de l’AJC CREM pour leurs remarques toujours très constructives et la rigueur de leurs critiques. Je remercie tout particulièrement Jacques Walter, le Directeur de notre laboratoire, pour l’intérêt qu’il a porté à ma recherche et pour le regard toujours prévenant qu’il porte sur les doctorants. Je remercie toutes les personnes qui ont accepté de donner de leur temps pour répondre à mes questions. Sans le témoignage des écrivains, des lecteurs et des professionnels du livre et de la lecture, cette recherche n’aurait pu avoir lieu. Merci à Michèle Maubeuge de la Direction des affaires culturelles de la Ville de Nancy pour sa fidélité, sa sympathie, l’aide précieuse et les informations inédites qu’elle m’a apportées. Je remercie Daniel Peter pour m’avoir accueillie, pendant plusieurs semaines, dans les locaux des Archives municipales de la Ville de Nancy et m’avoir donné accès à l’ensemble des archives du Livre sur la Place. Merci à Jacques Deville dont les informations et les conseils n’ont cessé de faire progresser mes réflexions. Merci à Francette pour son travail minutieux de relecture. Merci à Nathalie pour son aide et ses encouragements. Mes pensées vont à tous ceux qui ont été à mes côtés, ma famille, ma belle-famille, mes amis. Un grand merci à ma maman et à mon papa pour leur confiance et leur soutien toujours constants, à mes grands-parents, à ma belle-famille, Bernadette, Pascal et Mamie Flo qui ont toujours répondu présent pour moi. Enfin, je ne saurais suffisamment remercier Alexandre dont l’amitié et l’amour ont rendu la réalisation de ce projet si merveilleuse. 3. TYPOLOGIE DES PUBLICS : L’AMATEUR, LE CURIEUX ET LE FLANEUR............................................................................. 164 CHAPITRE 4. TYPOLOGIE DES DISPOSITIFS DE MÉDIATION LITTÉRAIRE ............... 177 1. LES TROIS DISPOSITIFS DE MEDIATION ET LA PREFIGURATION DE LA RENCONTRE ............................................................ 177 2. L’APPARENTE INVISIBILITE DU DISPOSITIF TECHNIQUE ET LES DEGRES DE VISIBILITE ......................................................... 198 PARTIE III. QUAND L’ÉCRIVAIN RENCONTRE LE LECTEUR : FIGURES EN REPRÉSENTATION ET LIENS DE SOCIABILITÉ ................................................................... 207 CHAPITRE 5. LES RENCONTRES AU SALON DU LIVRE ..................................................... 213 1. L’EVOLUTION DE LA FIGURE DE L’ECRIVAIN ............................................................................................................ 213 2. LE SALON : TEMOIN D’UNE NOUVELLE FIGURE DE LA VALEUR ARTISTIQUE .................................................................... 232 3. UN ESPACE SOCIAL CONSTRUIT ........................................................................................................................... 251 CHAPITRE 6. LA DÉDICACE OU COMMENT PROLONGER LA MÉDIATION ? ............ 265 1. LE GESTE DEDICATOIRE ..................................................................................................................................... 265 2. TENSIONS, PROPRIETES ET REPRESENTATIONS DE LA DEDICACE .................................................................................. 272 3. LA MODIFICATION DU STATUT DU LIVRE ................................................................................................................ 290 CHAPITRE 7. IMPÉRATIF DE MÉDIATION ET EXACERBATION DU STATUT HYBRIDE DE L’ÉCRIVAIN .............................................................................................................................. 297 1. L’INTERVENTION PUBLIQUE : UNE ACTIVITE PROPRE A « L’ECRIVAIN DU XXI E SIECLE ».................................................... 297 2. LE SALON DU LIVRE : LIEU DE CONSTRUCTION DE L’ECRIVAIN ..................................................................................... 315 PARTIE IV. LÉGITIMATION ET CLIVAGES ........................................................................... 325 CHAPITRE 8. LA LÉGITIMATION ET LES GRANDEURS .................................................... 329 1. LA FIGURE TUTELAIRE DE L’ACADEMIE GONCOURT ................................................................................................. 329 2. LES EXPERTS : JUGES DE LA GRANDEUR PROFESSIONNELLE ........................................................................................ 339 3. MEDIAS ET PRIX LITTERAIRES. GRANDEURS DU MONDE MEDIATIQUE .......................................................................... 343 4. FRANÇOISE ROSSINOT : BERNARD PIVOT EN HERITAGE ............................................................................................ 359 5. LA PATRIMONIALISATION DE L’EVENEMENT, L’ABOUTISSEMENT DE LA RECONNAISSANCE ................................................ 362 CHAPITRE 9. IMAGE CONSENSUELLE VERSUS INDICES DE CLIVAGE ........................ 375 1. LA PENSEE NUMERIQUE .................................................................................................................................... 376 2. LE CENTRE NATIONAL DU LIVRE. LE LIVRE DOIT RESTER UNE EXCEPTION ...................................................................... 382 3. LE SALON DES REFUSES : IMPENSE DU DISPOSITIF ET DIFFERENDS ............................................................................... 391 CONCLUSION GÉNÉRALE........................................................................................................... 407 1. LE SALON : UNE FOURMILIERE ............................................................................................................................ 409 2. LES DISPOSITIFS DE MEDIATION LITTERAIRE : UN LABORATOIRE D’ETUDE FOISONNANT ................................................... 413 TABLE DES ILLUSTRATIONS, DES PHOTOGRAPHIES, DES TABLEAUX ET DES GRAPHIQUES .................................................................................................................................. 423 INDEX DES NOMS PROPRES ET DES NOMS COMMUNS .................................................... 427 BIBLIOGRAPHIE THÉMATIQUE ............................................................................................... 437 TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................................ 455 13 Parallèlement à ces domaines de recherche, les sciences sociales se sont intéressées à la figure de l’écrivain. À ce sujet, les enquêtes, réalisées à partir d’entretiens semi-directifs conduits auprès d’échantillons d’auteurs, sont légion. Nous n’en citerons que quelques-unes et mettrons en lumière celles qui nous ont aidée à progresser. D’abord, l’enquête de Nathalie Heinich (2000), centrée sur une problématique identitaire, repose sur une trentaine d’entretiens menés auprès d’un échantillon contrasté d’écrivains. Quant à celle de Bernard Lahire (2006), conduite auprès d’un échantillon d’écrivains résidant essentiellement dans la région Rhône-Alpes, elle pointe les conditions matérielles et intellectuelles dans lesquelles se situent les auteurs. Bien que notre recherche s’en écarte à plusieurs reprises, ces deux enquêtes ont été particulièrement riches d’enseignement et nous ont donné des pistes de réflexion solides pour comprendre les relations nouées entre auteurs et lecteurs en contexte de rencontre physique. D’autres travaux sur les écrivains ont été réalisés dans les années 2000, témoignant de la richesse de ce terrain. Nous pensons notamment aux recherches de Bertrand Legendre (2001, 2010) sur les primo romanciers, à l’étude menée par Sylvie Ducas (2003) sur les écrivains récompensés par le prix Goncourt, à celle de Patrick Tudoret sur la figure « sacrifiée » de l’écrivain dans les émissions littéraires télévisées, à celle de Claude Fossé- Poliak (2006) sur les écrivains amateurs – dont les résultats ont nourri notre réflexion lorsqu’il fut question d’aborder le cas particulier des auteurs autoédités en salons –, ou encore à celle de Frédéric Chateigner (2008) sur les ateliers d’écriture et la pratique adolescente de l’écriture. S’ajoutent aux études consacrées aux écrivains profanes, celles qui leur sont intimement liées et comprenant le vaste ensemble des écritures ordinaires. Ainsi Étienne Candel (2007) a-t-il consacré sa thèse à l’écriture en ligne sur les blogs littéraires. De son côté, Isabelle Charpentier (2006, 2007) analyse les lettres de fans adressées à Annie Ernaux. Enfin, plus largement, on citera l’ouvrage précurseur dirigé par Daniel Fabre (1993), Écriture ordinaire. Précisons que ces études ont pour point commun de lutter contre une conception parfois trop rigide de ce qu’est un écrivain. Force est de constater que celui-ci et l’activité qui lui est associée – l’écriture – constituent un terrain particulièrement dense, déjà largement documenté et, sans doute, exploitable à foison. Ce bref aperçu des domaines de recherche sur la figure du lecteur et celle de l’écrivain met à jour un élément important. À aucun moment, leur rencontre physique n’est étudiée et ne fait 14 l’objet d’une seule et même enquête. On pourrait rétorquer que la médiation entre un écrivain et un lecteur a déjà fait l’objet d’analyses. En effet, nous pensons notamment à celle du courrier des fans d’Annie Ernaux et, dans un autre registre, aux ouvrages pratiques relatant l’expérience d’un auteur dans un atelier d’écriture et de lecture en milieu scolaire1. Mais, dans le premier cas, la médiation est examinée in absentia, c’est-à-dire en l’absence physique et immédiate du lecteur et de l’écrivain (seul l’échange épistolaire les lie). Et, dans le deuxième, seul le témoignage de l’auteur et/ou de l’enseignant est recueilli, jamais celui du public, en l’occurrence celui des enfants. Les écrits de Bernard Lahire (1998, 2006, 2009) sur la condition sociale et professionnelle des auteurs et ceux de Nathalie Heinich (1999, 2000) sur l’« être écrivain » vont également dans ce sens. Certes, ils abordent inévitablement ces moments d’échange, mais ils le font uniquement à travers le regard de l’auteur. En effet, seul ce dernier – par le biais d’entretiens semi-directifs – témoigne de ses pratiques « paralittéraires » (Lahire, 2006 : 331), contrairement au lecteur à qui la parole est rarement donnée à ce sujet. Le point de vue de l’écrivain et le regard du lecteur sont ainsi bien souvent dissociés, rarement confrontés et mutualisés. Or les occasions de rencontres physiques entre ces deux acteurs sont, depuis les années 80, de plus en plus fréquentes, la nature et les lieux de rencontre de plus en plus diversifiés : cafés littéraires, séances de dédicaces en librairie ou en bibliothèque, salons du livre, intervention d’un écrivain en milieu scolaire, carcéral, hospitalier... Pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement la presse régionale et les magazines littéraires pour découvrir, chaque semaine ou presque, de nouveaux salons du livre et autres manifestations littéraires. C’est précisément au regard de cette croissance surprenante de « moments de rencontre » et de ces zones de médiation jusqu’alors inexplorées que nous avons choisi de consacrer notre recherche aux salons du livre – forme événementielle particulièrement propice à une approche jumelée de la figure de l’écrivain et de celle du lecteur. Ce terrain – et plus généralement celui des manifestations littéraires – ne semble pas encore avoir fait l’objet de recherches universitaires rendues publiques. En employant volontairement 1 Dans le domaine des interventions en milieu scolaire, les revues professionnelles et les écrits d’auteurs font florès et marquent en cela une certaine « avance » sur les sciences humaines et sociales. À ce sujet, les bases de données bibliographiques des différents Centres régionaux de documentation pédagogiques (CRDP) sont très fournies. À titre indicatif, le lecteur pourra consulter Escudié (1988), Brun-Cosme et al. (1993), Dormoy et al. (2001) et Logéat (2003). 15 l’adjectif « publiques », nous nous référons à l’enquête de terrain amorcée en 2009 par Joëlle Le Marec et deux autres membres du laboratoire C2SO (Culture, communication & société) de l’ENS-Lyon. Cette recherche qui, à notre connaissance, n’a pas encore donné lieu à publications, porte sur un échantillon de dix événements littéraires en région Rhône-Alpes. Plutôt que de voir en cette enquête un hasard du calendrier, nous y voyons la preuve que les événements littéraires constituent un objet d’étude encore sous-exploité, mais en passe de devenir un terrain fécond pour les sciences sociales, ne serait-ce que par leur nombre, par la richesse des relations qui s’y nouent et les échanges qui s’y créent. Toutefois, notre recherche se distingue quelque peu de l’enquête pilotée par Joëlle Le Marec dans le sens où celle-ci ne donne pas la parole aux écrivains présents sur les salons. En effet, l’objectif de cette étude commanditée par l’ARALD et la DRAC Rhône-Alpes est notamment d’expliquer quel est le public des manifestations littéraires, plus précisément de quoi les visiteurs se sentent être public (« Qui est public de quoi dans ce type d’événement ? »)1. Cette approche est particulièrement novatrice puisqu’aucune étude ne s’est encore intéressée à ce type de population. Quant à la nôtre, elle a pour originalité de s’intéresser simultanément aux publics des salons et à ce qui se passe au moment de leur rencontre avec un auteur. La recherche met à jour des rapports jusque-là ignorés entre un écrivain et un lecteur2. En dehors des filières professionnalisantes3, l’absence de recherches universitaires sur les manifestations littéraires est d’autant plus étonnante qu’il existe une véritable attente de la part des professionnels du livre. Pour preuve, notons, premièrement, que l’enquête pilotée en région Rhône-Alpes est mandatée par l’une des plus importantes structures littéraires et de documentation de la région et, deuxièmement, que nous avons été régulièrement sollicitée par différents Centres régionaux du livre (CRL) afin d’exposer les résultats de notre enquête4. 1 Journal de l’ARALD (journal d’information sur la vie littéraire en Rhône-Alpes). Mensuel de douze pages en supplément des revues littéraires professionnelles telles que Livres Hebdo (avr. 2009 : 3). 2 Nous considérons le public des manifestations littéraires comme un ensemble de visiteurs qui, dans une grande majorité, sont des lecteurs au sens premier du terme, c’est-à-dire des personnes qui lisent. 3 Les manifestations littéraires font l’objet de mémoires ou de rapports de stage pour des étudiants en IUT « métiers du livre », option « librairie ». Par exemple, des étudiants de deuxième année à l’IUT Nancy- Charlemagne ont effectué en 2010-2011 une enquête portant sur l’économie des manifestations littéraires en Lorraine (« Salons du livre : quels enjeux pour les libraires ? »). Cette étude prouve que les salons du livre sont un élément important du paysage littéraire et que leur connaissance fait partie de la formation que doivent suivre les futurs professionnels du livre. 4 Par exemple, le Centre régional du livre de Bretagne nous a convié à présenter les résultats de notre enquête lors d’une rencontre interprofessionnelle le 10 février 2010. 18 rendent pour dépenser leur argent et y satisfaire une curiosité mal placée (à l’affût des célébrités littéraires). Quant à la dédicace qui est la clé de voûte des salons, elle n’est qu’artifice, hypocrisie et objet de tractations financières pour les collectionneurs. Ainsi le bruit et la sensation d’étouffement occasionnés par la foule ne permettent-ils qu’une rencontre rapide et futile au détriment d’un véritable échange avec l’auteur, celui-ci étant par ailleurs perçu comme un simple « camelot de sa propre image » (Tudoret, 2009 : 192). Remis en cause par une grande partie de l’opinion, le dispositif du salon du livre est associé à une image dévalorisée que les organisateurs et les pouvoirs publics peinent à revaloriser. Pour le moins dépréciative, cette image semble susciter une sorte d’aversion de la part du milieu universitaire. À titre d’exemple, nous remarquons que les organisateurs du Livre sur la Place trouvent difficilement des enseignants-chercheurs désireux de présenter leurs livres sur les stands du salon1. L’illégitimité, l’indignité de ces événements publics comme lieux de médiation littéraire – et plus spécifiquement comme objet de recherche – répondrait-elle à la rareté des travaux existant en France sur le sujet ? La question mérite d’être posée d’autant que, a contrario, les manifestations littéraires sont très souvent le sujet d’articles dans la presse locale et nationale, dans des revues spécialisées (notamment Livres hebdo), dans des émissions littéraires2 et, nous l’avons dit, sont au cœur de préoccupations professionnelles. Ce paradoxe – entre l’abondance d’écrits, de discussions critiques et journalistiques et l’absence de recherches universitaires – est semblable à celui qui frappe les prix littéraires comme le remarque Nathalie Heinich (1999 : 29) : « Quant aux universitaires et aux spécialistes de la littérature en général, ils considèrent les prix littéraires comme un objet indigne, si l’on en juge par la rareté des travaux existant en France sur ce sujet, en comparaison des innombrables articles journalistiques décrivant ou dénonçant les modalités d’attribution ». En cela, notre recherche entend se nourrir de ce discrédit et de ce paradoxe pour tenter de démontrer la thèse suivante : si la perspective économique et promotionnelle des salons est 1 Tous les ans, les enseignants de Nancy reçoivent un courriel pour participer au Livre sur la Place, précisément pour le stand intitulé « les sciences sur la place » où les presses universitaires de Nancy occupent un large espace. 2 On pense notamment à l’émission « La grande librairie » animée par F. Busnel, sur France 5 qui a proposé, entre autres, une édition spéciale en lien avec le festival « Étonnants Voyageurs » à Saint-Malo en 2010. 19 incontestable – nous verrons au cours de notre enquête qu’elle fait l’objet d’un tabou, voire d’une forme de déni de la part des principaux acteurs – et si leur image est généralement et très facilement dépréciée, elles s’accompagnent d’autres enjeux d’ordre symbolique, social et culturel qu’il convient d’examiner au plus près. Par exemple, en dépit des critiques que certains écrivains formulent à l’encontre des salons du livre, d’autres – notamment des auteurs nouvellement entrant dans l’univers littéraire ou peu reconnus – voient en eux une importante reconnaissance de leur statut, l’occasion de se faire connaître, mais aussi de créer des liens de sociabilité avec leurs lecteurs. Autrement dit, alors que l’opinion commune est de dire qu’aucune véritable rencontre n’est possible entre un écrivain et un lecteur sur les lieux du salon, voire qu’il ne s’y passe rien d’intéressant, notre enquête prouve le contraire. Nous verrons que l’échange, si bref fût-il, que la dédicace, si rapide fût-elle, ne sont jamais dénués de sens, ni de profondeur. Au contraire, la recherche démontre qu’au cœur du salon se tissent des relations parfois très intenses entre l’auteur et le lecteur et que de leur coprésence naît une situation de communication qui n’est aucunement réductible à un acte commercial. Pour prouver que les salons du livre ne correspondent pas aux idées communément répandues et qu’ils ne sont pas un lieu vide de sens, nous nous sommes intéressée à ce qu’ils apprennent en termes de rapport à l’écrivain, au lecteur, au livre, bref à ce qu’ils disent du monde du livre. 3. Le monde du livre en représentation Nous faisons l’hypothèse que les manifestations littéraires représentent le monde du livre contemporain, tout au moins, en partie. Autrement dit, nous supposons que le salon du livre (microcosme littéraire) est le lieu où se crée, se négocie, se joue et se concentre un certain nombre de propriétés qui permettent de comprendre comment se structure le monde du livre aujourd’hui (macrocosme littéraire). Ici, le terme « monde » renvoie à l’approche d’Howard S. Becker (1982) dans Les mondes de l’art, qui en fait un usage plutôt technique. Selon le chercheur, le « monde » est constitué du « réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art » (ibid. : 22). 20 « Tous les arts reposent ainsi sur une large division du travail. […] Mais […] la division du travail n’implique pas que toutes les personnes associées à la production de l’œuvre travaillent sous le même toit, […] ni même qu’elles vivent à la même époque. Elle implique seulement que la réalisation de l’objet ou du spectacle repose sur l’exercice de certaines activités par certaines personnes au moment voulu » (ibid. : 37). Nous empruntons à Howard S. Becker le postulat selon lequel toute œuvre (par analogie le salon du livre) est le produit d’une action collective. Le salon est fondé sur l’articulation de divers acteurs, discours et pratiques (les écrivains, le livre, la lecture et ses pratiques, la littérature, les éditeurs, les visiteurs1, les libraires, les bibliothécaires...) qui gravitent autour du livre et qui permettent au Livre sur la Place d’exister en tant que tel. Tous ces acteurs appartiennent au monde du livre, représenté ici par l’événement littéraire. Le monde du livre contient les professionnels et représentants institutionnels du livre et de la lecture (écrivains, éditeurs, libraires, bibliothécaires, membres de la DRAC – Direction régionale des affaires culturelles –, du CNL – Centre national du livre – et des CRL), les lecteurs et leurs pratiques de lectures, enfin, les événements littéraires (dont fait partie le Livre sur la Place). À l’instar du sociologue, nous supposons que cette recherche permettra une « meilleure compréhension des modalités de production et de consommation » (ibid. : 22) d’un objet encore inexploré, le salon. Comment Howard S. Becker a-t-il procédé pour analyser les mondes de l’art ? Figure dominante de l’interactionnisme – « courant de recherche qui plonge ses racines dans l’une des traditions les plus anciennes de la science sociale américaine, l’école de Chicago » (Menger, 1988 : 5) –, il a donné la priorité à l’observation participante. Ainsi a-t-il démontré que l’art peut être « analysé dans les mêmes termes et avec les mêmes outils méthodologiques que n’importe quel autre domaine d’activité » (ibid.). Son livre Outsiders (1963) fournit un exemple de la méthodologie qu’il applique. Il s’est immergé dans un groupe de musiciens de jazz et un autre de fumeurs de marijuana pour analyser, au plus près, leur quotidien et leur 1 Dans sa description du « monde », H. S. Becker n’omet pas de mentionner les récepteurs. Bien qu’il ne l’entreprenne pas lui-même, il invite, d’une certaine façon, à prendre en compte leurs pratiques. 23 nécessairement y déceler des rapports de force1. Pour autant, cela ne signifie pas que les relations entre les sujets soient toujours de l’ordre du « compromis » (Boltanski ; Thévenot, 1991 : 32) et soient toujours dénuées d’enjeux symboliques, culturels ou sociaux. Mais, c’est surtout à travers le dispositif et les grandeurs des mondes communs (voir infra) que nous analysons l’influence qu’un groupe (le monde marchand) ou qu’un individu (un écrivain vedette) peut avoir sur un autre. Les relations hiérarchiques et de pouvoir ne sont donc pas de même nature que celles analysées par Pierre Bourdieu. L’étude du salon offre donc une représentation riche et pertinente de la littérature, de la lecture, des écrivains et des lecteurs mais surtout des leurs interrelations. En outre, elle cristallise un certain nombre d’interrogations plus générales que pose le monde du livre dans son ensemble. Citons par exemple la question des prix littéraires, des auteurs vedettes2, du statut d’écrivain3, de la lecture entendue comme une pratique divertissante et intime4, du cérémonial dédicatoire, ou encore du clivage existant entre le « monde inspiré » et le « monde marchand » (ibid.). Il est vrai que l’émergence des salons est inséparable des réalités éditoriales et économiques qui, aujourd’hui, définissent le monde du livre. En effet, ils répondent « aux conditions […] d’une culture de masse, à l’essor d’un champ littéraire de grande production et aux réalités marchandes inhérentes à toute industrie culturelle » (Ducas, 2010 : 179). Par conséquent, ce n’est pas seulement la transposition du monde du livre qui intéresse la recherche, mais aussi la façon dont les acteurs y sont représentés, y évoluent, et y tissent des liens entre eux. Pour toutes ces raisons, le salon du livre s’avère une entrée pertinente et un laboratoire de choix. Pour conclure, l’objectif est de répondre à ces questions : en quoi la forme événementielle – par définition éphémère – qu’est le salon du livre, permet-elle de comprendre le monde du livre, d’en saisir les particularités et les représentations ? Que nous dit-elle de la relation 1 C’est aussi pour s’éloigner de la théorie bourdieusienne que N. Heinich (1999 : 270) privilégiera les « relations d’interdépendance » problématisées par N. Elias au détriment des « rapports de domination ». 2 Les salons ne sont pas sans lien avec une société dite « du spectacle » (Debord, 1967), que Julien Gracq dénonçait dès les années 50 dans son pamphlet La littérature à l’estomac (1950). 3 Sur la figure de l’auteur, nous nous nourrirons principalement des travaux de N. Heinich (1999, 2000), B. Lahire (2006), P. Lejeune (1986), P. Tudoret (2009), A. Vaillant (1996). 4 Sur la représentation du lecteur et ses pratiques, la réflexion s’appuiera notamment sur les recherche de F. Nies, A. M. Thiesse, R. Chartier, M. de Certeau. 24 établie entre le lecteur et l’écrivain1, de la façon dont ces deux acteurs se voient, se représentent, se situent et se positionnent au sein de ce monde ? En quoi ce terrain nous renseigne-t-il sur la représentation qu’ont les organisateurs de la littérature, du livre et de la lecture ? 4. Le dispositif de médiation, une notion pour penser la relation au monde du livre L’un des motifs de cette recherche est de dépasser le discrédit jeté sur les manifestations littéraires en montrant qu’elles permettent de comprendre le monde du livre via le moment de co-présence physique entre les écrivains et les visiteurs. En cela, nous ne pouvions pas faire l’impasse sur le fonctionnement et les propriétés d’un salon, en l’occurrence celui de Nancy. Tout au long de la recherche, nous solliciterons une terminologie particulière permettant de le qualifier. Celui-ci est examiné en tant que « dispositif de médiation ». Cette expression servira de point d’ancrage pour démontrer ou éclairer certains de nos résultats. À dire vrai, elle doit être considérée comme une toile de fond sur laquelle prendra appui l’analyse des relations nouées entre les écrivains et les visiteurs ainsi que leurs conditions de réalisation. Ceci posé, tentons de reconstruire les étapes qui ont conduit à choisir et employer cette terminologie. Au cours des vingt dernières années, le terme « dispositif » s’est installé dans le lexique commun des sciences humaines et sociales, principalement en sociologie et en sciences de l’information et de la communication. Une simple interrogation du fichier central des thèses témoigne de l’intégration croissante de ce terme dans les recherches doctorales soutenues ou en cours de préparation. De 1975 (création de la 71e section au CNU) à 1990, aucune thèse soutenue en sciences de l’information et de la communication ne comporte le terme de « dispositif » dans son titre. À partir du début des années 90 et jusqu’en 2000, quinze thèses en font état et cinquante-cinq de 2001 à 2009. Le « dispositif » est employé quels que soient les terrains d’investigation : médias, nouvelles technologies, médiations culturelles et 1 Pour les raisons évoquées supra (un souci d’originalité), notre propos sera d’examiner le rapport que le lecteur et l’écrivain entretiennent entre eux. Il sera très peu question d’étudier le rôle et les enjeux des professionnels du livre (libraires et éditeurs principalement) dans le salon. 25 mémorielles... et rend compte d’une réalité composite. Mais, face à la multiplicité des terrains investis et à l’extraordinaire profusion sémantique qui en résulte, il est plus que nécessaire de faire des choix – qu’il faudra assumer – afin d’asseoir notre conception du dispositif. Tentons donc de dépasser le langage commun qui consiste à prendre le dispositif comme un agencement de pièces et de mesures qui organisent l’activité humaine1 et considérons que son effervescence sémantique est le signe de sa richesse. Il est de coutume de dire que l’usage sociologique du terme « dispositif » trouve son sens dans les travaux de Michel Foucault, à partir du milieu des années 70. Sa première application concerne le dispositif de sexualité. Michel Foucault (1977 : 299) définit ce terme de la manière suivante : le dispositif est « premièrement un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non- dit ». Ce que nous retiendrons de cette citation devenue canonique – dont la mobilisation régulière a fait de « dispositif » un « concept galvaudé » (Gavillet, 2010 : 17-38) –, c’est la constitution d’un réseau comme condition nécessaire à l’emploi du terme « dispositif ». En effet, nous voulons démontrer que le salon du livre est fondé sur un système d’interrelations entre acteurs (écrivains, visiteurs, libraires, organisateurs...) et univers hétérogènes (littéraire, médiatique, marchand...). Ainsi la notion de dispositif – par essence hybride – se prête-t-elle à l’examen d’un « monde » tel que l’a défini Howard S. Becker. Outre la présence d’éléments pluriels, le terme « dispositif » se rapproche aussi de la pensée foucaldienne au sens où il est à concevoir non pas à un instant t, mais dans le temps. C’est ainsi que l’analyse du salon, a fortiori le Livre sur la Place, devra être appréhendée en lien avec les étapes majeures qui ont ponctué son histoire, de 1979 à 2010. Le dispositif doit donc être analysé non pas uniquement en tant qu’objet, mais en tant que mouvement impliquant des transformations concrètes et créant un nouvel état du réel. Tout comme un « énoncé performatif » (Austin, 1962) accomplit un acte, le dispositif agit sur la réalité sociale des 1 Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le terme « dispositif » vient du langage militaire et désignait « l’ensemble de moyens disposés conformément à un plan ». Au sens courant, le dispositif désigne la « manière dont sont disposés les organes d’un appareil » et a donné le sens figuré d’« agencement » (Rey : 1998/2001, article « dispositif »). 28 mieux le reconfigurer. De manière plus générale, ces impensés modifient le rapport à l’écrivain et au livre et reflètent certaines interrogations que pose plus généralement le monde du livre et les interrelations qui s’y nouent. Finalement, la force du dispositif n’est pas nécessairement descendante puisqu’il arrive parfois que ce soient les éléments pluriels le composant qui le détournent et le transforment. 5. Un appareil théorique pour appréhender les facettes du dispositif 5.1. Le salon : lieu où se cristallise un rapport divertissant et intime à la lecture et au livre 5.1.1. Le salon du livre : histoire et héritage Aujourd’hui, beaucoup de villes françaises, qu’elles soient petites (de la taille d’un village) ou grandes (plus de deux millions d’habitants à Paris), ont leur propre manifestation littéraire ou ont pour projet d’en organiser une. Phénomène relativement nouveau (depuis le milieu des années 70), les événements littéraires, précisément les salons du livre, semblent être à la mode. Dans les années 70, jusqu’au début des 80, les salons du livre étaient des « foires aux livres » avec des stands de livres et des signatures d’auteurs ponctuées de quelques cafés littéraires. Dans les années 80-90, une deuxième génération de salons du livre est marquée par une thématique plus affirmée sur le modèle du festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo. Les débats littéraires, inclus dans la programmation, font alors florès. Aujourd’hui, les salons du livre semblent être en quête d’identité et tentent de se démarquer de leurs voisins devenus très proches géographiquement (Nancy, Metz) ou temporellement (Nancy en septembre, Brive en novembre). Mais, pour affirmer une identité, encore faut-il s’entendre sur les définitions qui se logent derrière des expressions aussi communes qu’ambigües : salon du livre, fête du livre, festival du livre, foire du livre... C’est à cette entreprise de définition que le premier chapitre s’attelle. La terminologie propre à la catégorie générique « manifestation littéraire » est instable, voire impossible à maintenir. Les principaux concernés, à savoir les organisateurs et promoteurs de manifestations littéraires, sont également incapables de fournir 29 des définitions arrêtées. Pourtant, le besoin de doter ce type d’événements d’une identité propre et de leur assurer une assise définitionnelle se fait pressant. Pour preuve, on notera les nombreuses tentatives de construction définitionnelle (associées à une volonté d’institutionnalisation) qu’entreprennent les Centres régionaux du livre : rédaction d’une charte déontologique des manifestations littéraires pour chaque région, réunions et séminaires interprofessionnels sur le sujet. Alors que d’importants efforts de définition sont entrepris pour qualifier, inventorier et classer des manifestations littéraires qui se ressemblent (effet de mimétisme), nous proposons de considérer les salons du livre comme de lointains descendants des salons littéraires classiques. Pour cela, nous nous nourrirons des recherches conduites par des historiens spécialisés dans les salons, les cénacles et cafés littéraires. Ainsi Antoine Lilti (2005) analyse-t-il le XVIIIe siècle comme le « monde des salons ». Il explique notamment de quelle façon s’est constituée, au siècle des Lumières, une « sociabilité mondaine » dans le huis-clos des salons. Son livre offre un point de vue historique large, allant du XVIIe au XIXe siècle. La genèse de cette pratique littéraire et mondaine permet de replacer les salons du livre dans une continuité historique et d’envisager quels sont les héritages, les évolutions et les transformations d’un siècle à l’autre. Quant à Anne Martin-Fugier (2003), spécialiste de l’histoire des salons, c’est le regard qu’elle porte sur la figure féminine qui intéresse en premier lieu. Il permettra de comprendre le rôle symbolique que joue Françoise Rossinot – épouse du maire de Nancy – au Livre sur la Place. Cette approche historique et cette volonté de recontextualisation permettent donc de comprendre quels sont les fondements et emprunts des salons. En effet, bien que la pratique des salons du livre soit relativement récente, il n’en demeure pas moins qu’elle détourne, mais aussi réinvestit un certain nombre de critères en vigueur depuis le XVIIe siècle. Citons par exemple le primat du débat (héritage des cafés littéraires), le respect de la temporalité (créer un rendez-vous avec des habitués) et l’invitation d’une personne de choix (un président d’édition). 30 5.1.2. Représentations du livre et de la lecture Une fois définies les conditions de filiation entre les salons littéraires et les salons du livre, le deuxième chapitre replace les seconds dans un contexte historique et politico-culturel plus récent. En effet, il sera question d’inscrire un objet culturel local (le Livre sur la Place) dans une politique culturelle nationale plus large. En quoi le dispositif du salon répond-il aux objectifs des politiques culturelles en matière de livre et de lecture ? Nous supposons que le salon du livre ne répond pas uniquement à un besoin commercial où écrivains, libraires et éditeurs – animés par une volonté de prescription littéraire – font la promotion de leurs livres. En marge de cette dimension marchande qui, rappelons-le, serait faiblement heuristique si l’étude se limitait à elle, les manifestations littéraires s’inscrivent dans une volonté d’ouverture, d’accès à tous, de décentralisation, bref de démocratisation. Les travaux de Julia Bonaccorsi sur le « devoir-lire » (2010) et les concepts de « déterritorialisation » et de « reterritorialisation » constitueront le point d’ancrage de ce chapitre. Qu’entend-t-on par « déterritorialisation » ? Envisagé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe (1972) et Mille plateaux (1980), le terme permet de mener une critique conjointe de la psychanalyse et du capitalisme. Il désigne un mouvement créatif (un processus) où un territoire défini se libère de son ancienne définition. Chaque déterritorialisation s’accompagne d’une reterritorialisation. On peut même dire que la déterritorialisation et la reterritorialisation participent d’un même mouvement1. Ce que nous retiendrons de cette définition, c’est avant tout une dynamique qui se décompose en deux temps. Ainsi, sous le terme de « déterritorialisation », sera-t-il question de mettre en évidence le fait que la vente de livres, leur exposition en public, leur mise en scène ainsi que celle de la lecture se réalisent en dehors des territoires habituels, c’est-à-dire en dehors des lieux institutionnels et marchands auxquels ces actions sont communément associées. En ce sens, le terme de « déterritorialisation » peut être remplacé par l’expression courante « hors les murs » et relève, par conséquent, d’une volonté politique, institutionnelle et/ou professionnelle. Pour qu’il y ait déterritorialisation du 1 L’ethno-sociologue J. L. Tornatore (2008) dont les travaux portent sur la mémoire lorraine, montre le jeu constant entre déterritorialisation et reterritorialisation dès lors que l’on aborde la question d’une construction patrimoniale. « La notion de patrimoine est historiquement indissociable de celle de territoire » écrit-il (2008 : 26). La présente recherche va dans le même sens. En effet, nous verrons dans le chapitre 8 que le troisième mouvement qui succède à la déterritorialisation et à la reterritorialisation n’est autre que la patrimonialisation du Livre sur la Place. 33 Son intérêt se porte essentiellement sur les classes moyennes. Celles-ci chercheraient à imiter les classes supérieures en faisant preuve de bonne volonté culturelle à l’égard des pratiques et des goûts consacrés par les classes dominantes, telle la lecture d’œuvres littéraires. À l’instar du concept de « champ », nous supposons que les relations entre dominants et dominés – saisies sous l’angle de l’opposition, de la hiérarchie et du pouvoir – ne rendent pas entièrement compte des pratiques des visiteurs interrogés. Bien que la lecture de La Distinction ait permis de construire notre pensée et nourri notre cadre théorique, dans de nombreux cas, nous nous en éloignons. Ainsi observons-nous, par exemple, que la pratique des visiteurs peut être de l’ordre d’une bonne volonté culturelle, mais qu’elle ne se limite pas à cela. En effet, nombreux sont les lecteurs qui se rendent au Livre sur la Place, non par volonté de distinction culturelle et sociale, mais pour passer du temps avec leurs proches, rencontrer des célébrités littéraires ou encore assouvir un besoin de complétude. En ce sens, nous nous rapprochons des critiques que Bernard Lahire (1999 : 48) émet à propos de la notion de « capital culturel ». Davantage tournée vers la sociologie de la domination et du pouvoir, elle aurait pour seul but l’identification des structures inégalitaires1. Ce constat conduit Bernard Lahire à formuler une limite à la théorie bourdieusienne. Bien que celle-ci n’occulte pas la position et la fonction des récepteurs, des « consommateurs », ces derniers ne constituent pas le centre d’intérêt du sociologue. « Pierre Bourdieu ignore les travaux de sociologie et d’histoire de la réception culturelle » explique Bernard Lahire (1999 : 49). Cela signifie que Pierre Bourdieu ne tient pas compte des « variations intra-individuelles » (Lahire, 2004) d’un même « consommateur »2. Ces variations définissent l’extrême pluralité des pratiques et des comportements d’une même personne. Autrement dit, pour paraphraser un titre de Bernard Lahire (1998), elles fondent la pluralité de l’être. D’ailleurs, au cours de notre enquête, les entretiens de visiteurs témoignant de « variations intra-individuelles » sont nombreux. 1 Ces remarques amènent B. Lahire (1999 : 37) à démontrer que cette théorie – qu’il conviendrait d’appeler dès lors « théorie des champs du pouvoir » – s’intéresse davantage aux producteurs qu’aux consommateurs de biens produits (œuvres littéraires, artistiques, pratiques ou discours politiques, scientifiques, religieux...). 2 « La pluralité des dispositions et des compétences d’une part, la variété des contextes de leur actualisation d’autre part sont ce qui peut rendre raison sociologiquement de la variation des comportements d’un même individu, ou d’un même groupe d’individus, en fonction des domaines de pratiques, des propriétés du contexte d’action ou des circonstances plus singulières de la pratique » (Lahire, 2004 : 14). 34 Pour saisir au mieux la pratique du salon, nous proposons une typologie des publics fondée non plus seulement sur des aspects socioprofessionnels mais sur les comportements qu’adoptent les visiteurs dans un salon. Quel discours les visiteurs portent-ils sur leur pratique ? Quel sens donnent-ils à leur venue au Livre sur la Place ? Pour cela, trois catégories sont proposées : le curieux, l’amateur et le flâneur. Le curieux et l’amateur ont en commun une passion : le livre et/ou l’écrivain. Contrairement à l’amateur, l’attention du curieux est prioritairement portée sur la célébrité littéraire. C’est à partir de cette distinction que nous entendrons ces deux notions. Elle permettra d’analyser le comportement de ceux qui se rendent au salon pour voir des auteurs vedettes et ceux qui se déplacent d’abord pour découvrir des nouveautés littéraires. À côté de ces deux catégories, se situe un type de public instable car plus difficilement identifiable : les flâneurs. Ces derniers se rendent au Livre sur la Place pour se promener, passer du temps avec leur proche et pourquoi pas rencontrer un auteur, puis acheter son livre si l’occasion se présente. Signalons tout de suite que ces trois catégories ne sont pas hermétiques. En effet, ce n’est pas parce que quelqu’un est venu au salon pour acquérir les dernières nouveautés en matière d’art contemporain, qu’il ne profite pas de cette occasion pour passer du temps avec sa famille (cas de variations intra- individuelles). Là encore, les motivations d’un même individu peuvent être multiples. 5.2.2. Au cœur des dispositifs de médiation En marge de ces publics, d’autres populations sont ciblées par les organisateurs du Livre sur la Place. Il s’agit des personnes qui participent aux rencontres littéraires qui ont lieu en dehors du chapiteau. Il s’agit également des scolaires et des publics dits « empêchés ». Pour en savoir davantage sur ces publics spécifiques, l’étude examine les dispositifs de médiation proposés en sus d’une « médiation présentielle ». En effet, à celle-ci s’ajoutent une médiation « présentielle spectacularisée » et une autre dite « décentralisée ». C’est donc le concept de « médiation », en lien avec celui de « dispositif », qui nourrira la réflexion. En quoi la nature de la médiation entre un lecteur et un écrivain est-elle différente selon les dispositifs cités ? Jean Caune (2008 : 43), dont les recherches portent sur la médiation culturelle et scientifique, précise que « la médiation culturelle n’est pas la simple transmission d’un contenu préexistant : elle est production de sens en fonction de la matérialité du médium d’énonciation 35 – la conférence, la brochure, l’émission de radio... produisent des relations différentes –, de l’espace, de l’effet qu’elle réalise sur le récepteur et des circonstances de réception ». L’analyse des objets de médiation (par exemple les stands de livres) en tant que barrière ou protection s’inscrit dans cette voie. Ce sont donc ces circonstances de réception qui seront analysées au cours de ce quatrième chapitre. Pour mener à bien ce projet, nous considérons le « dispositif », à l’instar de Daniel Peraya (1999), comme une instance qui « modélise » les acteurs et, d’une certaine façon prédéterminent, les conditions de leur rencontre. Ainsi chercherons-nous à comprendre les propriétés techniques, sociales et symboliques de chaque dispositif. Pour cela, nous analyserons deux rencontres littéraires, l’une se déroulant à l’Hôtel de Ville, l’autre en milieu scolaire. L’analyse de ces dispositifs suppose aussi que l’on examine la place qu’écrivains et publics y occupent. Ainsi observerons-nous qu’ils sont le lieu où le statut d’écrivain se diffracte (à la fois individu ordinaire, débatteur public, acteur social et pédagogue). 5.3. Quand l’écrivain rencontre le lecteur 5.3.1. Nathalie Heinich et Bernard Lahire : des résultats qui diffèrent Deux ouvrages sont essentiels pour comprendre la maturation de notre réflexion. Il s’agit de l’enquête menée par Bernard Lahire (2006) sur la condition des écrivains et celle conduite par Nathalie Heinich (2000) sur l’identité de l’écrivain1. Le premier a analysé plus de cinq cents questionnaires et conduit quarante entretiens auprès d’écrivains en région Rhône-Alpes. L’objectif de son enquête est de faire apparaître la singularité de la situation des écrivains. Mais c’est surtout le chapitre intitulé « Des activités paralittéraires » (2006 : 212-231), dont les salons font partie, qui a retenu notre attention. En effet, celui-ci apprend notamment que le rapport aux activités paralittéraires est plutôt nuancé, les points positifs étant tout aussi nombreux que les points négatifs. Toutefois, le côté négatif des activités paralittéraires est 1 Dans L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance (1999), N. Heinich aborde aussi la question des sollicitations extérieures (manifestations littéraires, courriers des lecteurs...) et la façon dont les écrivains les vivent. C’est pourquoi nous nous référerons également à cette recherche. 38 montreurs d’écrivains. Le grand montreur d’écrivains a été la télévision. Bernard Pivot, pour qui j’ai beaucoup d’affection, que je connais assez bien pour en parler, a fait autant de bien que de mal. Il a fait du bien au livre parce qu’il en a parlé, dans cette petite lucarne qui est regardée par des millions de personnes, mais il a fait aussi du mal parce qu’il a déplacé, finalement, l’intérêt du livre vers l’auteur. Une anecdote – certains s’en souviendront sans doute : quand il invite Vladimir Jankélévitch, grand philosophe, inconnu totalement du grand public, on découvre ce vieillard avec des sourcils broussailleux, cette élocution passionnée – toute l’image stéréotypée que certains peuvent se faire d’un philosophe. Il fait un tabac dans cette émission [NDÉ, en 1980] et le lendemain, son livre, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, un ouvrage philosophique et non grand public, se vend comme un best-seller. En fin de compte, peu de gens l’ont lu entièrement ; c’est-à- dire que les gens l’ont acheté, l’ont ouvert, puis se sont rendu compte que c’était de la philosophie. Ils avaient aimé l’auteur, ils avaient aimé ce vieil homme passionnant et passionné, et ils avaient acheté un livre sur le visage de l’écrivain. Il s’est passé exactement la même chose avec Claude Hagège, grand linguiste, qui a fait une émission Apostrophes [NDÉ, en 1985] (Pivot le présentait comme celui qui parlait vingt ou trente langues !) ; le lendemain tout le monde s’est arraché son livre, qui est un livre de linguistique, un livre de linguiste, un livre d’universitaire pour des universitaires et des étudiants, et qui est devenu un best-seller. Donc l’effet Pivot, l’effet télévision soudain faisait que non seulement le public parfois lisait mais en plus, il voulait voir l’écrivain. Il voulait voir et toucher le vivant, celui qui crée, et pas seulement se contenter de l’objet-livre ». Finalement, avoir un contact direct avec celle ou celui qui écrit est un fait relativement nouveau, mais qui est à replacer dans l’histoire de la médiatisation de l’écrivain : des premières formes d’enquêtes de Jules Huret sur l’évolution littéraire à la fin du XIXe siècle jusqu’aux salons du livre en passant par les émissions littéraires de Bernard Pivot. Qu’implique la monstration de l’écrivain (l’exposition de son visage et de son corps, à laquelle s’ajoutent différentes techniques de marketing) dans la relation établie avec le lecteur ? C’est à cette question que le chapitre 5 intitulé « Les rencontres au salon du livre » tente de répondre. Tout d’abord, nous observons un déplacement du regard. Celui-ci va de l’auteur vers la personne privée qui écrit. En effet, il n’est pas rare que les visiteurs confondent la personne en chair et en os qui se trouve face à eux et la fonction auteur (Foucault, 1969). Ainsi la médiation présentielle est-elle le lieu où se négocient et se jouent deux identités sociales d’un même être : le moi social et le moi profond. Deux motivations – toutes deux fondées sur l’impression d’une rencontre exclusive – précèdent la rencontre avec un auteur : assouvir une certaine curiosité de l’écrivain et de sa vie privée ou satisfaire un besoin de connaissance de l’œuvre littéraire. Dans les deux cas, la figure de l’auteur est sublimée par le public. Cette idéalisation de l’écrivain (son idéaltype), associée à la mise en 39 tension entre ce qu’il est et l’image qu’il suscite, explique que l’issue de la rencontre réelle puisse être, pour le visiteur, le désenchantement (déception) comme l’enchantement (admiration)1. 5.3.3. La dédicace, représentations et tensions d’un geste scriptural L’analyse de la médiation entre un écrivain et un visiteur montre qu’il serait réducteur de limiter les salons du livre à un espace marchand où seules la rapidité et la futilité de la rencontre seraient mises en avant. Au contraire, les salons du livre sont le lieu où se tissent de profonds liens de sociabilité entre les écrivains et les publics. Ces modes de sociabilité dépassent, via le livre dédicacé, le strict cadre du salon. En effet, dans le chapitre 6 intitulé « La dédicace ou comment prolonger la médiation ? », il sera question d’analyser la dédicace comme le prolongement de la médiation au-delà de l’événement2. En quoi la dédicace interfère-t-elle sur la médiation littéraire ? Qu’en est-il des propriétés et représentations que revêt un tel geste périgraphique et surtout identitaire, relatif à l’identité de l’auteur et à celle du destinataire ? Bien plus que l’artifice de la rencontre, nous entendons montrer combien cette dernière peut être au cœur de représentations sociales riches et complexes du fait qu’elles impliquent un certain nombre de tensions : geste banal versus acte sacré, pratique reproductible versus unicité, don versus dû. Qu’elle soit jugée ordinaire ou perçue comme une marque de reconnaissance pour celui qui la réalise ou pour celui qui la reçoit, qu’elle soit envisagée comme un don ou comme un dû (la théorie du don, contre-don de Marcel Mauss (1925) nourrira cette partie), la dédicace d’un livre est toujours considérée comme la trace3, le succédané d’une rencontre qui se réalise à partir d’un seul et même objet de médiation : le livre. C’est donc la relation au livre et sa représentation qui sont ici mises à l’épreuve. C’est pourquoi, il nous a semblé intéressant de dépasser la stricte analyse de la dédicace pour 1 C’est donc la réception, non pas de l’œuvre, mais de l’auteur qui nous intéresse, autrement dit « l’auteur vu d’en face » (Diaz, 1996). 2 En cela, on retrouve l’idée foucaldienne qui consiste à étudier le dispositif, non à un moment précis, mais dans sa continuité, en tant qu’il s’inscrit dans un processus et « va vers ». Dans le cas particulier de la dédicace et plus largement de la rencontre, le processus s’appuie sur la mémoire du lecteur. Celui-ci emporte avec lui, et pour un temps qui lui est propre, le souvenir d’un échange avec un écrivain. 3 Les questions relatives à la mémoire et à l’idée de possession nourriront notre propos. 40 examiner les appropriations et usages particuliers (conformément à l’idée de « polychrésie » des êtres culturels développée par Yves Jeanneret, 2008) dont le livre, une fois dédicacé, fait l’objet. En s’appuyant sur une formule d’Émile Durkheim, Hans Erich Bödeker (1995 : 114) considère le livre comme étant un « fait social global ». Il explique que : « Le livre ne se limite donc ni à l’acte d’écriture individuel, ni à sa lecture, mais concourt à diverses activités : on le vend, on l’achète, on le collectionne ; il est reconnu ou blâmé par des critiques professionnelles ou par le public ; il est conservé dans la mémoire collective ou purement et simplement oublié ». C’est dans cette optique que ce chapitre tentera de s’inscrire. Il s’agira de répondre, entre autres questions, à celles-ci : quelles valeurs l’écrivain et le dédicataire accordent-ils à la dédicace ? Pour le dédicataire, le livre dédicacé a-t-il plus de valeur qu’un livre qui ne l’est pas ? Peut-on dire que le statut du livre se trouve modifié une fois celui-ci dédicacé ? Occupe- t-il une place particulière lorsqu’il est rapporté à la maison ? En somme, après la parole donnée aux écrivains et aux lecteurs, ce chapitre veut saluer l’« être culturel » (Jeanneret, 2008) sans qui la médiation et cette enquête n’auraient pas lieu d’être. 5.3.4. Le salon : un élément majeur du monde du livre La multiplicité des événements littéraires et la richesse des liens de sociabilité qu’ils créent entre un lecteur et un auteur supposent-ils que l’expérience publique soit devenue un impératif auquel tout écrivain, souhaitant conserver sa place dans le monde du livre, doive se plier ? C’est sur cette interrogation initiale que le chapitre 7 débute. Il sera question non d’analyser les conditions et la nature de la rencontre, mais de démontrer que les pratiques paralittéraires occupent une place légitime, voire majeure au sein du monde du livre. Nul doute que la fonction de l’écrivain ne se limite pas à celle de scripteur : tour à tour animateur, orateur et personne publique, il cumule les rôles. En effet, nous postulons que les salons constituent des moments particulièrement révélateurs de l’instabilité et de la pluralité de l’« être » écrivain (Heinich, 2000). Ils exacerbent le statut parfois contradictoire du sujet écrivant, lequel articule par exemple la pratique littéraire intime et privée à un appareil social qui l’organise. Que l’écrivain accepte, par choix, par obligation ou par résignation, de se confronter physiquement à ses lecteurs, cela n’enlève rien au fait que la médiation littéraire 43 Tableau 1. Livre sur la Place : articulation des mondes communs et de leurs grandeurs Les mondes communs selon L. Boltanski et L. Thévenot Le Livre sur la Place : représentation du monde du livre Grandeurs (valeurs, règles, légitimités) Le monde de l'inspiration Les écrivains, la création littéraire et leurs représentations - Absence de règles et de hiérarchie - Instabilité - Génie créateur/talent/don - Inspiration - Solitude Le monde de l'opinion Les médias - Renommée/honneurs - Estime et opinion des autres - Visibilité/médiatisation - Importance du nom/la célébrité Le monde industriel Les professionnels : enseignants, bibliothécaires et libraires - Êtres fonctionnels et opérationnels - Institutions - Qualification professionnelle Le monde marchand Les éditeurs et les libraires - Chiffre/nombre - Concurrence - Biens vendables - Clients/acheteurs - Hommes d'affaire/marché Le monde domestique Relations entre les écrivains et les visiteurs - Relations personnelles entre les gens - Êtres qualifiés par la relation qu'ils entretiennent avec leurs semblables - Importance des objets et des attentions (ex : des petits cadeaux) - Bonnes manières 44 Quels sont les outils permettant de différencier les mondes ? Luc Boltanski et Laurent Thévenot expliquent qu’ils se différencient par leur « grandeurs »1. Celles-ci sont les « formes du bien commun légitimes » (ibid. : 33), des valeurs, autrement dit les principes de légitimité qui régissent les mondes et les justifient2. Par exemple, une des grandeurs relative au monde de l’inspiration est le refus de toute hiérarchisation, normes, règles et mesures (ibid. : 200- 206). Dans le monde inspiré, il faut sacrifier tout ce qui pourrait faire obstacle à l’inspiration. Par conséquent, ce qui est stable est dévalué car constituant des freins à la créativité. Inversement, le monde domestique (ibid. : 206-222) est, quant à lui, extrêmement hiérarchisé (chaque membre de la famille a sa place et n’en change pas). En résumé, les grandeurs sont des marques d’identité pour chaque monde. Qu’advient-il lorsque les mondes et les grandeurs3 se rencontrent et quels types de relations cela entraîne-t-il ?4 Deux possibilités se présentent : une situation de désaccord ou une autre d’accord. Dans la première, les mondes s’affrontent ; de cet affrontement résulte un « différend » (ibid. : 33). Par exemple, une situation de discorde peut se produire lorsque la grandeur de renom, propre au monde de l’opinion, se trouve mise en cause par la grandeur de l’inspiration. Car pour le monde inspiré, « la tentation du renom constitue l’un des motifs principaux de la déchéance » (ibid. : 304). Ainsi la peopolisation des écrivains et leur surmédiatisation – de l’ordre du monde de l’opinion5 – serait contraire aux grandeurs du 1 Dans son livre L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, N. Heinich réinvestit aussi le modèle de la justification de L. Boltanski et de L. Thévenot. Elle explique que ce modèle « s’applique particulièrement bien à la question des prix littéraires ». En effet, l’auteure s’appuie sur les notions de « grandeurs », de « compromis » et de « justification » pour montrer que l’épreuve de la reconnaissance littéraire n’est pas toujours simple. 2 C’est ce que L. Boltanski et L. Thévenot (1991) appellent des « opérations de justification », d’où le début du titre de leur livre, De la justification. Chaque monde et chaque acteur qui en fait partie doivent sans cesse se justifier pour mettre en avant leurs grandeurs. 3 « Grandeurs », « compromis », « monde de l’inspiration », « monde marchand », « différend » tels sont quelques-uns des termes que nous empruntons à L. Boltanski et L. Thévenot (1991). Plus qu’un emprunt, nous nous les approprions. Pour cette raison, ils ne seront pas toujours mis entre guillemets. 4 P. Bourdieu a montré que certains « champs » (1991) étaient par nature transversaux, tels que le champ économique. Même lorsqu’un univers cultive son autonomie (univers scolaire ou littéraire par exemple), il rencontre toujours à un moment ou à un autre une logique qui ne lui est pas inhérente, telle la logique économique. Le chercheur parlera dans ce cas d’autonomie dite « relative ». Les salons du livre où se mêlent écrivains et lecteurs et respectivement producteurs et consommateurs en sont le constat. Toutefois, ils ne sont pas le lieu d’une seule convergence entre deux mondes communs, mais celui de nombreuses imbrications. Or la terminologie bourdieusienne de « transversalité » désigne une ligne horizontale et ne rend pas suffisamment compte de l’aspect composite de notre objet (articulation de plusieurs mondes et grandeurs). 5 « La célébrité fait la grandeur. Les êtres du monde de l’opinion sont grands en ce qu’ils se distinguent, sont visibles, célèbres, reconnus, réputés. […] Cette visibilité dépend de leur caractère plus ou moins accrocheur, persuasif, informatif » (Boltanski ; Thévenot, 1991 : 223-224). 45 monde inspiré. Dans la seconde, celle de l’accord – appelée aussi situation de « compromis »1 – on trouve « l’éventualité d’un principe capable de rendre compatible des jugements s’appuyant sur des objets relevant de mondes différents. Il vise un bien commun qui dépasserait les deux formes de grandeur confrontées » (ibid. : 338). En résumé, le compromis est fondé sur un accord entre différents mondes. C’est précisément sur cette deuxième situation qu’est, a priori, fondé le salon. En effet, la coprésence de mondes distincts semble s’articuler sans entrave, construisant une image consensuelle du salon. Dans notre cas, cinq mondes ont été identifiés : le monde inspiré, le monde de renom, que nous appellerons aussi monde médiatique, le monde marchand, le monde domestique et le monde professionnel. Nous voulons montrer que certains d’eux, via un transfert de grandeurs, participent à la légitimation du salon dans son ensemble. Précisons que les mondes font plus que cohabiter. En effet, en situation de compromis, ils s’entrelacent et s’interlégitiment. Le chapitre 8 porte donc sur l’analyse des procédés et des instances de légitimation. Nous en avons relevé trois. Premièrement, c’est la figure tutélaire de l’Académie Goncourt, partenaire du Livre sur la Place depuis ses origines, qui sera examinée en tant que dispositif de légitimation issu du monde de l’inspiration. Ainsi verrons-nous de quelle manière l’image du Livre sur la Place tire profit de l’Académie et, vice-versa, comment l’Académie entend regagner la confiance publique en parrainant ce type d’événements littéraires. Ensuite, nous reviendrons sur la présence de l’institution scolaire et des professionnels du livre sur les lieux du salon pour comprendre ce que chacun d’eux apporte en termes de légitimité au Livre sur la Place. Dans ce cas, il s’agit du monde professionnel et de ses grandeurs. Puis, nous nous intéresserons à la place qu’occupent les médias partenaires de l’événement, notamment le journal régional L’Est Républicain qui filtre les informations et assure le monopole de la communication autour du salon. Il s’agit du monde du renom. À cette occasion, nous reviendrons sur les différents prix des médias remis au Livre sur la Place et principalement sur le prix Stanislas qui, en 2008, a couronné l’« enfant du pays », Philippe Claudel. Que nous apprennent les modalités de vote de ce prix ? Que nous disent les résultats concernant la relation établie entre la ville de Nancy et le lauréat ? Enfin, nous observerons de quelle manière la ville de Nancy – un territoire – se situe par rapport au Livre sur la Place en envisageant les principes d’interlégitimation qui les 1 « Le compromis suggère l’éventualité d’un principe capable de rendre compatible des jugements s’appuyant sur des objets relevant de mondes différents. Il vise un bien commun qui dépasserait les deux formes de grandeur confrontées en les comprenant toutes deux » (ibid. : 338). 48 6. Une méthodologie en deux temps 6.1. De la nécessité d’une recherche exploratoire en 2008 La particularité et la difficulté de notre terrain résident dans le caractère événementiel : le Livre sur la Place n’a lieu qu’une fois pas an. Autant dire que les éditions qui ont eu lieu au moment de la recherche ne pouvaient en aucun cas être manquées ou sous-exploitées. Il a donc fallu adapter la méthodologie à la labilité de l’objet. Pour cela, l’enquête in situ s’est déroulée en deux temps. Le premier fut entièrement consacré à une recherche de type exploratoire (enquête de fréquentation et observations) et le second à la conduite d’entretiens semi-directifs. L’année 2009 correspond à la fois aux trente ans du Livre sur la Place et à l’année charnière de cette recherche, commencée en 2008. Ainsi, en septembre 2009 – époque à laquelle se déroule habituellement le salon –, les organisateurs ont-ils fêté les trois décennies d’existence du salon. Par conséquent, nous avons jugé opportun d’arrêter notre enquête en 2009, date d’anniversaire symbolique1. Néanmoins, puisque l’un des objectifs de cette enquête est de saisir le moment de la rencontre entre un écrivain et un visiteur, force est de constater que les recherches qui ont précédé l’année 2008 – et de ce fait le début de l’enquête – servent davantage à retracer l’historique du salon qu’à étudier les implications réelles de cette mise en co-présence. Malgré tout, la consultation des archives du Livre sur la Place – interrogées et analysées aux Archives municipales de la ville de Nancy2 – a apporté des informations indispensables sur l’évolution de l’événement au fil des ans. Ces données – uniquement disponibles aux Archives – comprennent les thèmes d’édition et leurs présidents successifs, la liste des auteurs présents, le programme de chaque année, la disposition des stands et leur transformation, sans oublier les dossiers de presse réalisés par la Direction des affaires culturelles (DAC) de la ville de Nancy. À cette occasion, précisons qu’un entretien semi- 1 Certes des entretiens ont eu lieu en 2010, mais nous n’avons pas fait d’enquête, en septembre 2010, au moment du salon. 2 Un stage effectué du 1er mars au 30 mai 2008 au sein des Archives municipales de la ville de Nancy nous a notamment permis de consulter le fonds de l’Académie Goncourt – instance partenaire du Livre sur la Place – déposé en 2007. 49 directif1 conduit auprès de la Directrice des affaires culturelles, Véronique Noël, et de la personne en charge de la coordination du Livre sur la Place, Michèle Maubeuge, s’est déroulé le 15 février 2008 (annexe 7.1). Celui-ci permet de confronter le discours des organisateurs avec les archives consultées et d’en préciser le contenu. En vue de contextualiser l’événement, les deux interlocutrices ont été interrogées plus spécifiquement sur les objectifs culturels, sociaux et politiques du salon. Le dépouillement des archives a été suivi d’une enquête exploratoire en septembre 2008 conduite sur les lieux de la manifestation. Celle-ci avait pour but de recueillir – à partir d’observations diverses – des données objectives sur le salon, d’établir des contacts avec les acteurs de l’événement, de tester la trame de nos entretiens (en particulier celle destinée aux écrivains), de commencer la constitution d’une revue de presse dense et, enfin, de conduire une enquête de fréquentation auprès des publics. L’enquête de fréquentation, réalisée au cours de la trentième édition du Livre sur la Place en 2008 – du 18 au 21 septembre –, consiste en l’administration d’un questionnaire d’une quinzaine de questions2 que nous avons lues aux visiteurs à la sortie du chapiteau. Les questionnaires ont été administrés à hauteur de 30 par demi-journée, soit un total de 180. Cet échantillon comprend 70 % de femmes et 30 % d’hommes. Les répondants sont âgés de 15 ans à 83 ans. 65 % d’entre eux vivent dans le Grand Nancy3, dont 32,8 % à Nancy même. Les répondants sont majoritairement des cadres ou issus de professions intellectuelles supérieures (21,1 % dont 34,2 % d’enseignants). Les retraités représentent également une part importante, soit 21,1 %. Avec près de 130 000 visiteurs par an, nous sommes conscients que la question de la représentativité de notre échantillon fait défaut. Toutefois, le caractère exemplaire de cette étude a mis en évidence un certain nombre de caractéristiques – voire parfois de tendances – liées à la pratique du Livre 1 Tous les entretiens ont été enregistrés, sauf mention contraire pour des raisons d’anonymat. Les propos des enquêtés tout comme les renseignements factuels ont été retranscrits et figurent en annexes. 2 Les questions portent essentiellement sur les raisons et conditions de leur venue au Livre sur la Place ainsi que sur leur connaissance du salon (depuis quand fréquentent-ils le salon ? Pour quelles raisons s’y rendent-ils ? Sont-ils venus seuls ou accompagnés ? Comment ont-ils eu connaissance de l’événement ? Ont-ils discuté avec un écrivain ? Lui ont-ils acheté un livre ? Savent-ils depuis quand existe le Livre sur la Place et qui l’organise ?). Quelques questions portent sur la fréquentation d’autres manifestations littéraires, sur celle des librairies et des bibliothèques. Voir annexe 1. 3 La Communauté urbaine du grand Nancy (CUGN) est composée de vingt communes : Art-sur-Meurthe, Dommartemont, Essey-lès-Nancy, Fléville-devant-Nancy, Heillecourt, Houdemont, Jarville-la-Malgrange, Laneuveville-devant-Nancy, Laxou, Ludres, Malzéville, Maxéville, Nancy, Pulnoy, Saint-Max, Saulxures-lès- Nancy, Seichamps, Tomblaine, Vandœuvre-lès-Nancy et Villers-lès-Nancy. 50 sur la Place et permettant de mieux comprendre de quelle manière se déroule la rencontre entre un écrivain et un visiteur. De façon générale, le questionnaire était un auxiliaire de l’enquête. Dans bien des domaines, les entretiens et les observations ont fourni les informations les plus pertinentes. Outre cette enquête de fréquentation, nous avons pu conduire – sur les quatre jours de la manifestation – une série d’entretiens semi-directifs auprès de trois représentants de maisons d’édition1 et de cinq écrivains2 présents sur les lieux du salon. Puisqu’il s’agissait, avant tout, de mettre à l’épreuve nos questions, la sélection de ces auteurs s’est faite de manière aléatoire. De même, ces entretiens « tests » ont appris beaucoup sur la méthodologie qu’il a fallu appliquer à l’avenir. Nous avons compris que les interviews des auteurs ne pouvaient pas se dérouler au moment du salon et encore moins sous le chapiteau. D’une part, le bruit et l’agitation ont rendu le contexte de prise de parole très désagréable et d’autre part, les écrivains étaient sans cesse interrompus par les visiteurs. C’est pourquoi il nous a paru évident de mener les autres entretiens, ceux de 2009, non pas au moment de l’événement mais avant ou après, dans un lieu plus calme. Malgré tout, nous ne regrettons pas cette investigation dans la mesure où nous avons pu observer de manière participante de quelle manière les auteurs négociaient l’approche des visiteurs. De plus, nous avons appris que certaines de nos questions étaient mal formulées, trop imprécises ou, au contraire, trop pointues (pour plus de détails, voir les précisions méthodologiques qui figurent en annexe, avant chaque entretien). Enfin, il nous a semblé opportun de profiter de cette immersion pour observer des moments de rencontre inscrits dans des dispositifs de médiation différents. Aussi avons-nous assisté à la rencontre, programmée à l’Hôtel de Ville de Nancy, le 19 septembre 2008, entre l’écrivain Daniel Pennac et sept classes d’élèves de CM1. L’observation de ce dispositif de médiation spectacularisée fut riche d’enseignements, notamment pour ce qui a trait à la mise en scène de l’écrivain (c’est la dimension technique du dispositif qui est alors examinée avec attention), à 1 Il s’agit de Béatrice Borella, bénévole pour la maison d’édition parisienne « Le Grand souffle » (entretien, 18/09/08), de Boris Maxant, animateur culturel pour la maison d’édition lorraine « Paroles de lorrains » (entretien, 19/09/09) et de la représentante de la Fédération des éditeurs luxembourgeois (entretien, 18/09/09). Voir annexe 2. 2 Il s’agit d’Élise Fischer, Patrick Clapat, Pierre Denis, Gérald Tenenbaum et un auteur primo-romancier ayant souhaité gardé l’anonymat (il sera cité sous la lettre majuscule X). Voir le tableau de correspondance et la retranscription de ces entretiens en annexe 3. 53 Rosa, Pierre Hanot et Maud Lethielleux. Sept autres écrivains ont également été interrogés de mai 2009 à juin 2010 et ont été contactés pour des raisons plus particulières. Bernard Appel a été sollicité parce qu’il est un auteur autoédité – particularité qui conduit à s’interroger sur la place qu’occupe l’autoédition au salon et au sein du monde du livre –, Guy Untereiner comme illustrateur, Vincent Boly parce qu’il rencontre des difficultés à obtenir une place au salon de Nancy, Maryvonne Miquel – épouse de l’écrivain-historien Pierre Miquel et elle-même auteur – parce qu’elle fréquente, depuis ses origines, le Livre sur la Place, Henriette Bernier considérant qu’elle jouit d’une importante renommée dans la région, Philippe Claudel parce qu’il ne fréquente aucun autre salon que celui de Nancy et enfin Gilles Laporte, puisqu’il assure avoir participé à la première édition du Livre sur la Place, non en 1979, mais en 1978. Quatorze écrivains1 ont donc été amenés à répondre à une quinzaine de questions portant sur les raisons de leur présence au Livre sur la Place, sur la manière dont ils vivent la rencontre avec les visiteurs, sur la pratique de la dédicace, mais aussi sur leur participation à d’autres activités paralittéraires, telles que les lectures publiques, les rencontres en librairie, les interventions en milieu scolaire... Il faut rappeler que la plupart des écrivains que nous avons interrogés bénéficient d’une reconnaissance relative, c’est-à-dire qu’ils sont connus dans leur région et très peu à l’extérieur. Ce choix est délibéré dans la mesure où nous voulons comprendre le rôle que jouent les salons du livre dans la construction de l’écrivain. En effet, nous supposons que la participation à des salons du livre n’est pas vécue de la même façon par un auteur de renommée internationale que par un écrivain nouvellement publié. Il ne fait aucun doute que l’enquête aurait été tout autre dans la mesure où seuls des auteurs de reconnaissance nationale auraient été interrogés. Toutefois, nous avons été surprise de voir combien les réponses de Yasmina Khadra ou de Philippe Claudel pouvaient être similaires à celles de Vincent Boly ou de Patrick-Serge Boutsindi. Dans les deux cas, la teneur des entretiens est loin d’être celle des interviews réalisées par Nathalie Heinich (2000) et Bernard Lahire (2006). Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point. Au-delà des données qualitatives qui les caractérisent, ces entretiens sont traduits d’un point de vue statistique et sont un élément d’illustration de nos propos. Précisons que les six entretiens d’écrivains réalisés en 2008 lors de notre enquête exploratoire ne seront pas 1 Voir l’annexe 5 qui comprend un tableau de correspondances suivi de la retranscription des entretiens. 54 intégrés à ces données chiffrées. En effet, ces derniers n’ayant pas été administrés dans les mêmes conditions, il nous était difficile de les inclure dans un échantillon unique. Ils feront l’objet de mobilisations plus ponctuelles, mais enrichiront néanmoins la recherche. Une fois la parole donnée aux écrivains, l’étude s’est portée sur les publics du Livre sur la Place à partir d’une série d’entretiens semi-directifs conduits sur les lieux de l’événement les 18 et 19 septembre 20091. L’objectif était de dépasser la stricte enquête de fréquentation et de comprendre de quelle manière les visiteurs vivaient cette manifestation littéraire. Quarante personnes ont ainsi été interrogées de manière accidentelle à la sortie du salon. Celles-ci ont été invitées à répondre à une vingtaine de questions portant essentiellement sur leur pratique des manifestations littéraires : pour quelles raisons vous rendez-vous au Livre sur la Place ? Avez-vous discuté avec un écrivain ? Quel fut le sujet de discussion ? Avez-vous fait dédicacer votre livre ? Cet échantillon comprend 23 femmes et 17 hommes. Les répondants sont âgés de 16 à 73 ans, 61,5 % d’entre eux habitent dans le Grand Nancy (dont 75 % à Nancy même), 7 résident à Metz et une femme vient de Perth (Australie). 52,5 % d’entre eux occupent un statut professionnel élevé (10 cadres et 11 professions intermédiaires) et 12,5 % sont employés. On notera également le nombre conséquent de retraités (9 au total, dont 4 de l’Éducation nationale). À travers ces deux types d’entretien réalisés auprès d’écrivains et de publics, nous avons pu mettre à jour l’importance du salon comme lieu où se joue, et s’exacerbe, un rapport très particulier à l’auteur et au lecteur. En effet, la rencontre physique constitue un moment clé au cours duquel la figure de l’écrivain et celle du lecteur sont « mises à l’épreuve » pour reprendre une expression de Nathalie Heinich (1999). De cette confrontation résulte un certain nombre d’implications à la fois culturelles, sociales, humaines et symboliques que nous tenterons d’éclairer. Le deuxième temps de la recherche fut également consacré à la conduite d’entretiens auprès des représentants de différentes institutions culturelles et littéraires. La chef du bureau « vie littéraire » au Centre national du livre (CNL) à Paris, ainsi que Jacques Deville, Conseiller 1 Parmi ces quarante entretiens, nous avons inclus les deux réalisés aux mois de mai et juin 2009 et qui ont servi de tests à notre trame d’entretien. Tous les entretiens n’ont pas été retranscrits en annexes. Le choix opéré a été déterminé par un souci de pertinence. En effet, la durée de ces entretiens étant, pour la plupart, très courte (entre sept et vingt minutes), ils sont nombreux à être redondants et par conséquent la totalité de leur retranscription s’avère peu opérante. Les entretiens sélectionnés sont donc ceux qui nous ont permis de répondre à notre problématique et dont nous avons extrait un certain nombre de citations. Voir annexe 6. 55 « Livre et Lecture » à la DRAC Lorraine, ont été interrogés sur la politique culturelle régionale et nationale en matière de livres, de lecture et de manifestations littéraires. L’objectif initial de ces deux entretiens, conduits pour le premier le 21 décembre 2009 et le second le 2 février 2010, était d’apporter un point de vue extérieur sur les manifestations littéraires et plus spécifiquement sur le Livre sur la Place (voir annexe 7.2). Ainsi avons-nous pu attester l’idée selon laquelle le salon du livre de Nancy, et plus généralement les salons en France, étaient fondés sur un monde relativement clivé, mais dont l’image véhiculée est volontairement consensuelle et harmonieuse. Dans cette même optique qui consiste à apporter un démenti aux discours communs et/ou officiels, il nous a semblé intéressant de recueillir les propos de Jean-Bernard Doumène, Président de l’association des libraires « Lire à Nancy » et intermédiaire entre les librairies nancéiennes et la ville de Nancy. Rencontré le 14 avril 2010, Jean-Bernard Doumène a ainsi ouvertement expliqué ce qu’un tel événement littéraire représentait pour une petite librairie indépendante, telle que la sienne, en termes de retombées médiatiques et surtout économiques. Cet entretien (voir annexe 8.1) apporte un regard nouveau et explicite sur le Livre sur la Place. Ce dernier n’est pas seulement perçu comme un événement culturel favorisant la rencontre entre un public, souhaité large, et les livres, mais comme une manifestation générant un chiffre d’affaires salvateur pour les libraires, surtout dans la période creuse située entre la rentrée et les fêtes de fin d’année. L’objet principal étant le Livre sur la Place, ses propriétés et ses implications, l’étude d’autres manifestations littéraires aurait augmenté les problèmes déjà considérables d’organisation des données. Pourtant, cette étude n’aurait pu aboutir sans une série d’observations menées au sein d’autres manifestations littéraires. Pendant ces trois années, nous nous sommes intéressée aux événements suivants : le Salon du livre de Paris1, l’Été du Livre à Metz, les Imaginales à Épinal2, le Salon du livre de Colmar3, et enfin celui consacré aux auteurs lorrains à Laxou4. 1 Créé en 1981, le Salon du Livre de Paris a lieu tous les ans au mois de mars Porte de Versailles. Il est aussi considéré comme un salon professionnel au cours duquel éditeurs et attachés de presse négocient les prochaines publications. 2 Également appelé festival des mondes imaginaires, les Imaginales ont lieu tous les ans au mois de mai depuis 2001. Le festival accueille des auteurs de livres fantastiques, de science-fiction et de fantasy. C’est le seul salon du livre en France à proposer cette thématique. 3 Créé en 1990, le Salon du livre de Colmar a lieu tous les ans au mois de novembre. Les auteurs, tous genres confondus, sont réunis dans le parc des expositions de la ville. En cela, le dispositif matériel se rapproche étroitement de celui de Paris. 4 Une trentaine d’auteurs lorrains – dont un certain nombre sont autoédités ou à comptes d’auteur – se sont réunis au château de madame de Graffigny à Laxou le 28 mars 2010. Ce salon lorrain existe depuis quatre ans. 58 convaincue que notre passion pour la lecture aura joué une part importante dans la conduite et l’aboutissement de cette recherche. Sans plus attendre, entamons l’étude du Livre sur la Place comme transposition du monde du livre ce, en analysant la genèse des manifestations littéraires en France et la représentation du livre et de la lecture en salon. 59 PARTIE I Représentations du livre et de la lecture 60 63 « Une manifestation littéraire a ceci de particulier qu’elle intègre en un temps donné, celui de l’événementiel, l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre et, tout à la fois, offre l’opportunité idéale du contact direct entre l’auteur et son lecteur » (Proposition d’un texte du CRL pour l’élaboration d’une charte des manifestations littéraires en Lorraine, 2008). Chapitre 1 Évolutions et héritages des manifestations littéraires 1. Questions de définitions 1.1. Un flou terminologique L’expression « salon du livre » peut être une sous-catégorie générique désignant un certain type de manifestation littéraire, mais peut aussi être employée dans l’intitulé même de l’événement en question. Trois exemples de ceci : le « Salon du Livre » de Paris (1981) à l’initiative des éditeurs (le Syndicat national de l’édition), le « Salon du livre Jeunesse » à Montreuil (1985) ou encore le « Salon du livre de Colmar » (1990) ; lesquels sont généralement organisés dans des parcs ou halls d’exposition. Quant au Livre sur la Place, tout comme son homologue à Metz, L’Été du Livre, ou encore les Imaginales à Épinal, ils sont parfois qualifiés par les médias, les écrivains et les publics de « salons du livre » au sens générique du terme. Or, dans les faits, le Salon du livre de Paris et ceux qui se déroulent à Nancy ou à Metz sont différents à bien des égards. La politique tarifaire est sans doute le premier élément distinctif. Alors que les lecteurs paient un droit d’entrée Porte de Versailles à 64 Paris1, c’est gratuitement qu’ils déambulent sous les chapiteaux situés en plein air à Épinal, Nancy et Metz. Le deuxième trait distinctif concerne la portée de ces manifestations. On a coutume de dire qu’un Salon du livre, tel que celui de Paris, est destiné en priorité aux professionnels du livre, éditeurs notamment, qui négocient leurs contrats et échangent leurs droits. Généralement, l’événement est pris en charge par une agence d’organisation d’événements culturels telle que « Faits et Gestes » qui programme la foire du livre de Brive, ou « Reed Expositions » pour l’organisation du Salon du livre de Paris. Quant aux « fêtes » du livre, telles que le Livre sur la Place – parfois appelé « salon » – elles sont davantage tournées vers le public et portées généralement par une municipalité, des institutions publiques, notamment les bibliothèques et/ou des associations favorisant le développement du livre et de la lecture. 1.1.1. Salon et salon Ceci posé, précisons une question d’homonymie. Elle concerne l’opposition, très souvent ignorée, entre le terme de « salon » avec une minuscule et celui de « Salon » avec une majuscule. Une rapide consultation du Trésor de la langue française prouve que les deux termes se distinguent par le caractère privé de l’un et le caractère public de l’autre. Ainsi rappelle-t-on que le « salon » est « une pièce aménagée avec un soin particulier où l’on reçoit les visiteurs et où l’on se réunit en famille et entre amis ». Il désigne plus spécifiquement la « réunion d’hommes de Lettres, de personnalités des arts, des sciences, de la politique, dans une demeure particulière ». Il est couramment employé dans l’expression « salon littéraire ». Quant au « Salon » avec une majuscule, suivi d’un complément ou d’un adjectif, il définit une branche d’activité économique, tels que le Salon de l’automobile, le Salon des antiquaires ou encore le Salon du livre de Paris. La minuscule à « salon » représente par métonymie le lieu matériel où se déroule cette grande exposition. Cette précision, qui pourrait s’apparenter à un simple détail graphique, est en fait un indice précieux dans la mesure où l’on s’intéresse à la 1 Avant 1994, le Salon du livre de Paris avait lieu au Grand Palais. En 1988 et en 1989, le parc des expositions de la Porte de Versailles accueillait déjà le Salon. En 2011, la question : « Ne faut-il pas délaisser le parc des expositions et revenir au Grand Palais rénové ? » a fait couler beaucoup d’encre. Finalement, lors d’une conférence de presse en février 2010, Serge Eyrolles, président du Syndicat national de l'édition (SNE) et Bertrand Morisset, commissaire général de la manifestation expliquent que la superficie du Grand Palais ne permet pas d’accueillir les 220 000 visiteurs attendus. 65 définition des manifestations littéraires, aux représentations qu’elles véhiculent dans la sphère publique ainsi qu’aux pratiques dont elles font l’objet. La majuscule au mot « Salon » dans le « Salon du livre de Paris » renseigne par exemple sur le caractère économique à partir duquel sont pensés son organisation et ses objectifs. Toutefois, il ne faudrait pas confondre le Salon tel qu’on l’entend aujourd’hui avec son homonyme à l’époque classique. En effet, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, le Salon représente le seul lieu où les artistes peuvent se faire connaître, engager des ventes et des commandes d’État. Contrairement à la terminologie actuelle, les raisons qui ont poussé les académiciens à créer cette structure culturelle sont non commerciales. Nathalie Heinich (2005 : 56) explique que : « Les académiciens s’étant interdit par leurs statuts de “tenir boutique” afin de se démarquer des artisans de la corporation, [ont] inventé une façon non commerciale de montrer leur travail à ce qui allait désormais constituer un “public” comportant aussi des amateurs éclairés et des critiques ». Les Salons constituaient donc des attractions hautement populaires qui drainaient des foules1 non pas au contact de l’artiste, mais au contact de l’œuvre. Ceci posé, revenons à notre distinction qui ne tient qu’à une majuscule. Bien que celle-ci soit, dans ce cas, très significative, nous conviendrons qu’il est impossible, dans une conversation ordinaire, de faire clairement la différence entre le salon et le Salon. Nous constatons que l’amalgame est courant et que les deux termes sont fréquemment rapprochés. Sur le site internet du Livre sur la Place, les deux orthographes sont ainsi utilisées de manière anarchique, avec cependant, une propension plus marquée pour la minuscule, raison pour laquelle nous emploierons tout au long de notre étude la graphie suivante : « salon du livre ». Néanmoins, il paraît impossible de savoir – uniquement par le biais de cet usage – si les organisateurs placent l’événement dans une approche avant tout commerciale (Salon) ou plus littéraire (salon). 1.1.2. Salons et festivals Ajoutons l’emploi d’un autre terme : celui de « festival ». En effet, certaines manifestations littéraires se dénomment « festivals du livre ». On pense notamment au festival du livre de 1 Selon N. Heinich, le Salon artistique de 1846 a reçu pas moins de 1,2 millions d’entrées en trois mois. 68 En vingt ans, les fêtes du livre se sont multipliées au point que la moindre bourgade, ou presque, a aujourd’hui son rendez-vous annuel avec le livre […]. Elles sont devenues des “incontournables” où auteurs et éditeurs se doivent d’être vus une fois l’an. Un véritable circuit semble s’être établi » (« Le temps des salons », Livres Hebdo, 27/10/95). Pour toutes ces raisons, à la fois définitionnelles, homonymiques, terminologiques et stratégiques, il paraît impossible de classifier les manifestations littéraires selon qu’elles se dénomment « salon », « fête », « foire » ou « festival ». En somme, il n’y a pas nécessairement corrélation entre les mots et les choses. 1.2. Les professionnels et la disharmonie des définitions Quittons les définitions usuelles et intéressons-nous aux discours tenus par les professionnels du livre. Les principaux concernés par ces questions, et desquels il paraît légitime d’attendre des réponses précises, progressent eux aussi en zones troubles. Interrogée à ce sujet, la représentante de la fédération des éditeurs luxembourgeois1 déclare que les éditeurs ne font pas réellement la distinction entre un salon, une fête et une foire du livre. Elle ajoute néanmoins que : « La foire de Paris est beaucoup plus grande et du coup plus internationale, mais ce sont surtout des salons plus près de chez nous avec un public qui nous connaît mieux qui sont plus intéressants pour nous en termes de contacts avec les auteurs et avec la presse » (entretien, 18/09/08). Évidemment, ces propos relèvent d’un discours professionnel comme le laisse supposer le choix de certains termes : « international », « public », « contacts presse ». Pour cette éditrice, la terminologie n’est finalement qu’un procédé stylistique qui ne change en rien la façon d’appréhender la manifestation, preuve en est l’emploi du terme « foire » pour la manifestation parisienne qui pourtant se présente toujours sous l’appellation de « Salon ». Interrogée sur cette même question, Véronique Noël (entretien, 15/02/08), Directrice des affaires culturelles de la ville de Nancy, tient un propos tout aussi professionnel que l’éditrice luxembourgeoise : 1 N’ayant pas pu informer les autres éditeurs (dont elle est la représentante et le porte-parole) de nos questions, cette femme, qui est elle-même éditrice, n’a pas souhaité décliner son identité. Vaine attitude de défiance puisqu’une rapide recherche permettrait de connaître son nom. 69 « Je crois que derrière le terme de salon, vous avez un souci professionnel. Dans un salon, vous avez la rencontre avec les auteurs mais aussi l’organisation d’expositions, de débats. On peut imaginer que dans une foire entre guillemets – mais ça a aussi son intérêt – vous mettez des cartons de livres, ou vous permettez à un public d’accéder à des livres, mais il n’y a pas forcément derrière une recherche de complémentarité dans la programmation. Dans un salon, il y a quand même cette idée de travailler à la fois sur la rencontre avec le livre et les auteurs et une réflexion sur des sujets d’actualité au travers des cafés littéraires par exemple ». Le regard avant tout professionnel qu’elle pose sur la question l’éloigne, dans une certaine mesure, de toutes considérations proprement personnelles et de tout jugement de valeur. Le salon repose, selon elle, sur un « souci professionnel », une « programmation » complète axée sur la médiation entre l’auteur et son public. Quant à la foire du livre « entre guillemets », elle serait davantage entendue selon l’acception péjorative du terme, à savoir un lieu bruyant où règnent le désordre et l’absence de projet professionnel. En cela, elle tient un discours conforme à celui du CNL pour qui une manifestation littéraire se doit d’être un espace de réflexion et de programmation de qualité proposé à un public plus ou moins averti1. Les propos tenus par Michèle Maubeuge (entretien, 15/02/08), en charge de la logistique du Livre sur la Place, sont bien plus subjectifs et laissent transparaître des jugements de valeur qui peuvent être interprétés comme autant d’indicateurs permettant d’évaluer une « bonne » et une « mauvaise » manifestation littéraire. Selon elle, différencier un salon, d’une foire, « c’est déjà une histoire d’échelle et d’état d’esprit de la manifestation. Vous avez par exemple la foire aux vendanges de tel endroit et ils ont une petite antenne foire du livre qui marche avec. […] Les gens qui vont venir dans un salon sont susceptibles d’avoir participé à des foires, à des fêtes du livre. Tous les auteurs qui sont dans un salon du livre n’ont pas nécessairement envie d’aller dans une foire ou dans une fête parce que, eux, se considèrent comme étant des auteurs teintés de parisianisme. Ce n’est pas restrictif ce que je dis ». Michèle Maubeuge associe le terme de « foire » à celui de « fête ». Notons à cette occasion que l’origine latine du mot « foire » vient du latin feriae qui signifie « jours de fête ». Ces propos laissent entendre qu’une foire est le lieu de la diversité par excellence. Affranchi du cadre étroit de la littérature, le livre peut être associé, en un même lieu, à des produits 1 La position du CNL sera analysée de manière plus approfondie lorsque nous aborderons les situations de différends au Livre sur la Place. 70 viticoles par exemple. La personne interrogée fait également appel à un jugement de valeur courant lorsqu’elle précise que la fréquentation de fêtes et de foires n’est pas une pratique courante chez les auteurs « teintés de parisianisme ». Même si le développement des politiques culturelles a favorisé une décentralisation – et le développement des salons régionaux y contribue – on peut percevoir, à travers ce témoignage, un attachement régional fort qui entretient l’idée courante d’un monopole culturel parisien. À en croire Michèle Maubeuge, les fêtes et les foires – organisées principalement en province – s’opposent aux manifestations littéraires parisiennes par le profil des écrivains et par les types de publics qu’elles accueillent1. À travers ces deux discours, se dessine, en creux, une hiérarchie qui oppose les manifestations littéraires. Mais les critères et les frontières permettant de dresser une typologie demeurent flous et emplis de non-dits, d’hésitations et de propos retenus, favorisant de surcroît la création d’une image généralement dévalorisée des salons et des événements littéraires de même ampleur. Nous verrons, plus loin, que la prudence des discours n’est pas le seul fait des organisateurs, mais aussi des visiteurs et des écrivains. Tout porte à croire qu’un certain tabou touche les manifestations littéraires à mesure que l’on aborde, de près ou de loin, des questions relatives à leurs objectifs, à leur programmation, au profil des écrivains invités, à tout ce qui est susceptible de donner lieu à une évaluation en termes de « qualité » et de « légitimité » littéraire. 1.3. Ce qu’en disent les chartes C’est dire que ce n’est pas du côté des professionnels, pourtant les premiers concernés, que nous puiserons des définitions claires et communément partagées. Les entretiens menés auprès de trois professionnels ont le mérite de nous éclairer sur les problèmes terminologiques que posent ces mots au sein même de la profession. En résumé, la nomenclature n’est pas établie et les barrières entre les termes étudiés ne sont pas définies. Malgré tout, un point semble obtenir l’assentiment collectif : le Livre sur la Place est considéré comme un salon du 1 S’ajoute à cela le fait que certains salons professionnels internationaux sont communément appelés « foire » : « foire du livre de Francfort » (1949), traduction de « Frankfurter Buchmesse », « foire du livre de Londres » (1971), traduction de « London Book Fair ». Il est probable que le terme de « foire » en français, dont la définition usuelle comporte une acception dépréciative, c’est-à-dire faisant état d’un lieu bruyant et désordonné, se soit vu préférer le terme plus neutre – sans pour autant faire l’objet d’un consensus – qu’est celui de « salon ». C’est sans doute pour cette raison que les chartes déontologiques rédigées par les Centres régionaux du livre – ayant pour but de définir ce que sont les « manifestations littéraires » et de les codifier – n’emploient jamais le terme de « foire ». 73 19/09/09). Quant à ceux qui ont répondu, soulignons un fait saillant : seules onze personnes sur quarante ont défini le Livre sur la Place par la catégorie culturelle ou le genre culturel auquel il appartient ou serait susceptible d’appartenir (manifestation littéraire, salon du livre, fête du livre). Trois d’entre elles décrivent le Livre sur la Place comme étant « un salon du livre », quatre comme un « salon littéraire », deux comme une « manifestation littéraire », une comme « une manifestation autour du livre, des œuvres littéraires » et une dernière parle de « manifestation culturelle incontournable »1. L’extrême variété de ces réponses confirme le caractère mouvant et hybride de cet événement. Plus largement, le Livre sur la Place est défini à partir du sentiment éprouvé par les visiteurs lorsqu’ils se rendent sur les lieux de l’événement, à l’instar de ces quelques exemples : « Un lieu zen à l’odeur du papier » (entretien, femme, 36 ans, 18/09/09), « un bon moment » (entretien, femme, 47 ans, 18/09/09), « c’est un petit moment particulier. Un moment de détente » (femme, 32 ans, 18/09/09). On notera également la forte propension à assimiler le Livre sur la Place à l’idée d’une rencontre : « Des rencontres avec des auteurs, des échanges » (homme, 37 ans, 18/09/09) ; « une rencontre plutôt sympathique, plutôt joviale » (femme, 38 ans, 18/09/09) ; « ça peut être une rencontre intéressante » (homme, 60 ans, 18/09/09) ; « c’est une rencontre entre des gens, des bons moments à passer » (femme, 28 ans, 19/09/09) ; « je dirais une rencontre entre le lecteur et l’auteur » (homme, 16 ans, 18/09/09). Ainsi la manifestation littéraire est-elle avant tout désignée par l’action principale qu’elle occasionne : la rencontre avec des écrivains. Dans une moindre proportion (quatre interrogés sur quarante), c’est l’effet de concentration qui devient significatif et signifiant. Tour à tour qualifié d’« immense » ou de « grande » bibliothèque (femmes, 62 et 70 ans, 19/09/09), de « librairie géante » (homme, 34 ans, 18/09/09), de « marché aux livres, un marché à l’envie de lire plutôt » (femme, 43 ans, 19/09/09) ou encore de « grande foire aux livres » (homme, 60 ans, 19/09/09)2, le Livre sur la Place est ici défini par le nombre de livres – les superlatifs sont légion – qu’il permet de réunir dans un temps et un lieu donné, mais aussi par la concentration de personnes (écrivains et publics) qu’il occasionne. Alors que les professionnels du livre s’attachent à donner des définitions qui se veulent communément partagées mais ne sont 1 À noter que parmi ces onze personnes interrogées, figurent trois bibliothécaires, une avocate, un chargé d’étude, une inspectrice de l’Éducation nationale et une doctorante, soit autant de professions intermédiaires et de cadres supérieurs qui justifient, sans doute, le fait que ces personnes connaissent davantage la terminologie appropriée et aient un avis plus tranché sur la question. 2 Pour qualifier le Livre sur la Place, le terme « foire » sera employé à trois reprises. 74 paradoxalement pas arrêtées, les visiteurs ont fait le choix, quant à eux, de passer par la traduction de leurs émotions, raison pour laquelle les définitions sont si hétérogènes. Nous verrons ultérieurement que la variété des réponses est corrélative à celle des pratiques1. 1.5. Un recensement impossible Tout comme les festivals, le nombre de manifestations littéraires en France ne cesse d’augmenter, rendant tout travail de recensement exhaustif impossible2. Toutefois, on notera qu’André Muriel a publié à deux reprises l’annuaire des salons et des fêtes du livre. Ce guide comprend une sélection de quelque cinq cents manifestations littéraires, comportant pour chacune une notice critique adressée aux écrivains. Celle-ci comprend une fiche de présentation (Quand ? Organisé par qui ? Nombre d’auteurs invités ? Coût ?) et une fiche critique donnant un avis général sur l’événement. Outre ce manuel, peu d’informations circulent concernant le nombre de manifestations littéraires en France. Deux raisons majeures peuvent justifier l’impossibilité d’un tel inventaire. La première est relative à ce que l’on vient de mettre en évidence. La difficulté de s’entendre sur la définition même des termes empêche tout référencement. La deuxième est relative à la propriété fluctuante de toute manifestation littéraire. En effet, celle-ci est un phénomène particulièrement mouvant, disparate, susceptible de changer d’une année à l’autre et, par conséquent, ne pouvant être fixé par une cartographie exhaustive. « Une manifestation est à peine finie qu’elle est déjà obsolète. On est pris dans un recyclage constant » témoigne la responsable de la commission « vie littéraire » au CNL (entretien, 21/12/09). Face à cette instabilité et en raison de cette croissance effrénée (la plupart des municipalités sont maintenant en mesure de créer leur propre manifestation littéraire), les organisateurs, en association avec les CRL et le CNL, font de cette entreprise de définition, de fixation des règles, des critères et des limites, leur priorité. Selon la charte 1 Ainsi ceux qui qualifient le Livre sur la Place de « salon du livre » auront-ils une pratique qu’ils disent plus « culturelle » que ceux qui voient d’abord en cet événement l’occasion de passer un moment sympathique en famille. 2 En Grande Bretagne, les manifestations littéraires se font plus rares. En revanche, en Allemagne, elles existent – dans leur configuration avant tout professionnelles (lieu de négociations entre éditeurs et auteurs) – depuis les années 50. Le Stuttgarter Buscherschau existe depuis 1950 et celui de Munich, Mȕnchner Bucherschau, depuis 1959. Quant à la Foire du livre de Francfort, elle est considérée comme la plaque tournante de l’édition européenne depuis 1949. 75 Rhône-Alpes, il faut « contribuer à une meilleure qualification de ces événements, dans la perspective de constituer un réseau de manifestations de référence »1. Derrière le flou des définitions se dissimulent des enjeux symboliques et de reconnaissance qui se traduisent par la recherche d’un pouvoir décisionnel : celui de désigner ce que sera une « bonne » ou une « mauvaise » manifestation littéraire. En cela, la rédaction de chartes, les multiples tentatives de définition et l’établissement de critères sélectifs ont pour but de dessiner une cartographie des manifestations les plus légitimes, les plus consacrées et les plus consacrantes. C’est en ce sens définir, classer, mettre de l’ordre dans un désordre apparent et, par conséquent, exclure certaines formes événementielles, tout en reconnaissant le caractère exemplaire des autres. Actuellement, faute de consensus et de définitions communément partagées, toute activité littéraire, quelle qu’elle soit – dans la mesure où elle met simultanément en présence des écrivains, des livres et un public – se dénomme « salon du livre », « festival du livre »... Par conséquent, si le nombre d’événements baptisés « littéraires » est si important et leur nature si variée, c’est en partie parce qu’il est actuellement impossible – malgré de nombreuses tentatives de la part des professionnels – d’en définir les contours avec précision, preuve en est l’absence d’un registre officiel faisant état de leur nombre en France. Ainsi faut-il nuancer l’opinion commune qui consiste à affirmer que les manifestations littéraires sont un phénomène de masse. En effet, leur essor est plus souvent affirmé que confirmé puisque tout référencement relève de la gageure. Une brève analyse des définitions données par les publics a confirmé le flou sémantique qui accompagne les manifestations littéraires. Malgré tout, il paraît nécessaire de voir dans la variété du vocabulaire, des définitions, des représentations et dans l’absence de registre officiel non pas le signe d’une difficulté analytique, mais plutôt celui de l’existence d’une multiplicité de cas de figure et de représentations d’un même événement. En effet, face à cette nébuleuse, nous concluons que la méthodologie à appliquer est celle consistant à traiter chaque manifestation littéraire au cas par cas, tout en tenant compte de l’extrême variété des représentations et des pratiques2. La complexité des termes, la diversité des enjeux et des 1 Accès : http://www.arald.org consulté le 28/01/10. 2 Cette méthodologie est employée par J. Le Marec dans son étude des manifestations littéraires de la région Rhône-Alpes (2009-2010). Pour chaque événement, les questions posées au public sont différentes et relatives aux « spécialités » de la manifestation (livres jeunesse, livres régionaux, salon « généraliste »…). 78 directement dépendant des puissants rencontrés lors de ces salons privés et dont il espère obtenir protection et gratification. Dans cette conception hétéronome de la figure de l’écrivain, nous citerons les propos d’Antoine Lilti (2005 : 185) : « Toute une tradition historiographique a voulu voir dans les salons un élément de l’autonomisation du champ littéraire, non seulement une instance de consécration, mais aussi un lieu où serait reconnue l’émancipation sociale et politique des auteurs. En réalité, ces pratiques sociales s’inscrivent dans une relation de dépendance qui est celle de la protection ». Autrement dit, la pratique du mécénat symbolisée par l’épître dédicatoire et celle du clientélisme comme service rendu au prince institutionnalisent des relations de dépendance et de pouvoir au sein desquelles l’écrivain ne peut répondre de l’autonomie de sa création. De son côté, Anne Martin-Fugier (2003 : 8) rappelle qu’à cette époque, « un Salon1, c’est d’abord une femme. Et de préférence, une femme qui a de l’esprit. Car une réputation d’esprit attire plus que tout ». À cet égard, il est particulièrement intéressant de signaler que les premières rencontres littéraires qui ont lieu toute l’année à Nancy, dans les salons de l’Hôtel de Ville2, avaient d’abord pour cible un public féminin. Aujourd’hui encore, ces rencontres orchestrées par Françoise Rossinot comptent davantage de femmes que d’hommes. Bien que l’esprit ne soit pas le même, nous constatons que la figure féminine dans le monde littéraire occupe une place significative depuis le XVIIe siècle. Le fait que ces rencontres soient assurées par une femme n’est probablement pas un choix désintéressé. On peut peut-être voir en cette pratique une forme de résurgence d’un lointain dispositif littéraire. 2.2. XIXe siècle : discrédit et évolution d’une pratique Le XIXe siècle, marqué notamment par la proclamation de la IIIe République en 1870, fait l’objet d’un tournant historique dans le monde des salons littéraires. Il est le témoin de la 1 Ici, la majuscule à « Salon » n’est pas à entendre comme le signe d’une structure professionnelle et économique comme le sera plus tard le Salon de l’agriculture par exemple. Au contraire, elle permet d’éviter quelque lourdeur syntaxique en supprimant, sans entraver le sens de la phrase, le qualificatif « littéraire ». 2 Il s’agit des « rencontres du Livre sur la Place » qui sont organisées par F. Rossinot. Certaines ont lieu au moment du salon, mais la plupart ponctue l’année au rythme d’une rencontre publique par trimestre. Pour une analyse plus approfondie de ce dispositif de médiation littéraire, voir infra. 79 disparition progressive « des réseaux élitaires qui intégraient l’écrivain en amont de la publication » (Vaillant, 1996 : 39). En effet, le passage d’un modèle aristocratique à une société en voie de démocratisation conduit certains farouches républicains à condamner les salons littéraires, héritiers de pratiques aristocratiques. Les salons tels qu’ils se déroulaient au XVIIe siècle (à l’aune d’une sociabilité mondaine) prennent alors une connotation négative et sont dévalorisés par une partie de la société. « Ce qui a changé entre le XVIIe et le XIXe siècle, explique Anne Martin-Fugier, c’est le rapport entre le public et le privé. […] Ce qui, au XVIIe siècle, était réservé aux cercles privés est au XIXe largement divulgué. On est passé de la lecture des lettres de Mme de Sévigné dans les cercles aristocratiques à la publication des correspondances et à la diffusion des portraits de femmes dans la presse » (Martin-Fugier, 2003 : 330). Le développement de la presse, l’augmentation des tirages de livres et la diffusion des croyances et des opinions ne sont plus compatibles avec le huis-clos des salons mondains. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’écrivain peut gagner sa vie sans la nécessaire protection d’un puissant ou la pension du roi, car le livre devient un objet de consommation pour une population qui gagne en instruction. De plus, un lieu commun ne cesse de circuler opposant la vie superficielle des salons à la vie de l’esprit sérieux de la littérature. L’opinion n’est plus constituée par les cénacles – qui, au XVIIe, siècle faisaient la loi en matière d’opinion littéraire, lançaient les modes et fabriquaient les grands hommes – mais par le public qui lit les livres et la presse, et par les directeurs de journaux qui bâtissent l’avenir des auteurs. Certes la figure de l’écrivain gagne en autonomie et, pourrait-on dire, s’émancipe, mais elle demeure au cœur de relations de pouvoir. En bref, l’écrivain n’est plus seulement soumis à la puissance des politiques, mais aussi et surtout à de nouveaux médiateurs (public et médias, tous deux présents au Livre sur la Place) qui ont le pouvoir de faire ou non d’eux des écrivains re(connus). Ainsi le XIXe siècle est-il marqué par le délitement du pouvoir des salons littéraires, laissant place à d’autres instances et agents de consécration qui vont bouleverser les règles et les grandeurs du monde du livre1. 1 Au cours de l’enquête, nous nous demandons si les salons du livre et, plus précisément, la participation à ceux- ci sont – ou non – considérés comme une nouvelle forme de consécration littéraire, ou tout au plus un lieu permettant à un auteur de se sentir « être écrivain » (Heinich, 2000). 80 Peut-on voir en la naissance des salons du livre une forme héritée de ces salons littéraires tels qu’ils se déroulaient de l’époque classique jusqu’au XIXe siècle ? Peut-on y voir la résurgence nostalgique d’une pratique disparue ? On serait tenté de considérer les événements littéraires actuels comme les descendants directs des salons littéraires d’autrefois. Or l’écart entre ces deux modes de sociabilité est tellement grand et l’évolution de cette pratique littéraire a connu de telles transformations – passage d’une pratique de cour (XVIIe siècle) à une pratique de l’opinion publique en passant par une pratique de sociabilité mondaine (à partir de la moitié du XVIIIe siècle) – qu’il serait inexact de procéder par calque sous peine de caricature. Les manifestations littéraires actuelles ne relèvent plus d’une pratique de l’hospitalité. Elles se déroulent en dehors du cadre privé, leur droit d’accès n’étant plus soumis à invitations ou à un réseau d’interconnaissance restreint. Bien que le lieu et le contexte de « réception » ne soient plus de caractère privé, mais public et que leur accès s’en trouve par conséquent ouvert à tous – raison pour laquelle nous considérons que les salons actuels reposent sur un processus d’émancipation engagé depuis la fin du XVIIIe siècle –, certaines similitudes se laissent néanmoins appréhender. Dans quelle mesure les salons du livre actuels héritent de formes anciennes tout en les métamorphosant ? Pour répondre à cette question, nous tenterons de mettre à jour trois emprunts ou héritages. 2.3. La résurgence de pratiques anciennes Le premier héritage, évident, demeure la littérature, au sens le plus large du terme. Celle-ci trouve un lieu d’expression à travers les « causeries » littéraires, transformées aujourd’hui en rencontres, débats ou autres conférences. Le livre, sans lequel de telles pratiques ne pourraient pas avoir lieu, demeure central ; à la différence qu’au cours des trois siècles précédents, il était avant tout l’objet d’une gratification ou d’une protection que l’auteur cherchait à obtenir de la part d’un mécène. Aujourd’hui, il se situe au cœur d’un échange de type socio- économique qui mobilise l’auteur, le libraire et le lecteur. Le respect de la temporalité est un autre héritage des salons littéraires. Dans les deux cas, il s’agit de choisir soit un jour dans la semaine (salons littéraires), soit une date annuelle (salons du livre), et de s’y tenir. C’est ainsi que les salons du livre s’inscrivent dans le calendrier des événements culturels, tout comme les salons de la Marquise de Rambouillet, de Madame Récamier, de Madame de Staël, de Marie d’Agoult, prenaient place dans l’agenda des habitués. Le lointain héritage des salons 83 directeurs d’établissements pénitentiaires –, ont été rapidement évacuées par l’écrivain. Ainsi est-ce bien sur la condition d’échanges de points de vue et d’opinions (non exclusivement d’ordre littéraire)1 que repose le principe des cafés littéraires actuels, ce qui fait d’eux les descendants directs des cafés du XVIIIe siècle. Comme le précisent Jean-Pierre Bertrand et Geneviève Sicotte (2002 : 68-69), les cafés littéraires et philosophiques d’aujourd’hui tentent « de faire revivre le climat de débats animés des cafés d’antan ». En outre, ainsi que la tradition l’exigeait, les cafés littéraires sont souvent organisés dans des espaces dont la superficie est bien inférieure à celle des salons. Ils sont en général organisés, comme leur nom l’indique, dans des cafés, ou dans des endroits délimités par des chaises tournées vers les intervenants ; tel est le cas du Livre sur la Place où les rencontres littéraires orchestrées par un médiateur (elles ne portent pas le nom de « cafés » mais ont les mêmes caractéristiques) sont situées dans des espaces en marge du chapiteau : à l’Hôtel de Ville, au fond du chapiteau principal en 2008 ou encore dans un autre chapiteau de plus petite taille – appelé pour l’occasion « Forum Littéraire ». Ici, le « forum » n’est pas sans rappeler l’agora grecque – espace de discussion et centre de vie sociale –, symbole de démocratie. Photographie 1 : Livre sur la Place. 2010. Vue extérieure du « Forum Littéraire ». © Adeline Clerc, 2010. 1 D’autres exemples concernant les « dérives » des rencontres dites « littéraires » seront analysés au cours de cette étude. (Voir le chapitre 8, notamment l’analyse de la rencontre littéraire avec P. Claudel). 84 Photographie 2 : Livre sur la Place. 2010. Vue intérieure du « Forum Littéraire ». © Adeline Clerc, 2010. Les cafés littéraires et autres rencontres dont l’enjeu est le débat autour d’un thème littéraire ou d’un livre, sont précisément au cœur d’une sociabilité littéraire qui conduit à aborder la question de l’espace public. Dans L’espace public publié pour la première fois en 1962, Jürgen Habermas décrit la constitution d’une sphère publique bourgeoise au siècle des Lumières, laquelle s’oppose, puis succède à la sphère publique de la représentation monarchique. Ce point de vue intéresse notre propos dans la mesure où il décrit la formation de cet espace dans le cadre des salons littéraires. Jürgen Habermas explique que, contrairement à la sphère monarchique profondément marquée par des pratiques de rituels, la sphère bourgeoise repose sur un principe de publicité. Le passage d’une sphère à l’autre pourrait se résumer de la sorte : les individus abandonnent leur identité sociale pour faire usage de leur raison, de leur faculté de jugement et de raisonnement1. Et ce sont les salons – tout comme les cafés littéraires – qui constituent le lieu privilégié de cette autonomisation du jugement et de la critique. Aujourd’hui, le principe d’autonomisation de la critique connaît un degré d’émancipation supérieur dans la mesure où chacun est libre de participer et d’intervenir dans un café littéraire, contrairement aux pratiques littéraires telles qu’elles se déroulaient il y a trois siècles et où seule une société mondaine avait droit d’entrée et de 1 L’opération « publicitaire » au sens de J. Habermas (1962) désigne, à l’opposé de la réclame, la possibilité offerte au citoyen de participer à l’échange culturel. 85 parole. Le lecteur peut maintenant, au même titre que le spécialiste et le critique, s’exprimer sur un sujet littéraire, en dehors des lieux familiers d’expression. C’est donc la présence d’un public qui fonde la bonne marche et la légitimité de ces espaces de parole et de rencontre. Plus récemment, les cafés philosophiques et scientifiques1 ont été créés dans cette même volonté d’ouvrir l’espace de discussion aux citoyens, espace jusqu’alors réservé aux spécialistes. L’espace public ainsi créé l’est au sens physique du terme, avec un lieu géographique défini par des rencontres, et au sens habermassien, permettant à la philosophie et à la science, par un procédé de vulgarisation scientifique, de pénétrer au cœur des débats citoyens. Après avoir replacé les salons du livre dans une continuité historique, la conclusion à laquelle nous parvenons pourrait se résumer ainsi : il n’y a pas de modèle de manifestation littéraire, seulement des usages composites de formes de médiations héritées et de médiations nouvelles. En effet, les salons du livre et cafés littéraires actuels sont des pratiques qui réactivent et convoquent à bien des égards certaines formes de médiations traditionnelles issues des lointains cénacles, ainsi que d’autres pratiques littéraires plus récentes comme les interviews d’écrivains. Nous parlons d’emprunts et de glissements parce que la nature de la rencontre avec le livre et avec l’auteur a bien évidemment changé depuis le XVIIe siècle et les dispositifs de médiation aussi. Pourtant, il serait faux de nier l’importance de cet héritage culturel, lequel est parfois détourné de ses objectifs premiers et adapté au contexte actuel. Le passage d’une pratique fermée à une pratique tournée vers le public est un exemple de ce détournement. Celui-ci n’est pas sans transformer les représentations de la figure de l’écrivain, sans émanciper la position du lecteur, ni sans modifier le statut accordé au livre. Les pratiques de lecture, de médiation et d’accès au livre vont subir d’amples transformations. En cela, le caractère hybride du dispositif ainsi que les pratiques tout autant hétérogènes qui en résultent seront interrogés plus loin. 1 Les premiers café-philo apparaissent à Paris au début des années 90. En juillet 1997, à l’initiative de deux physiciens et d’une journaliste, naît le concept de « bar des sciences ». 88 Président d’édition À chaque édition, un Président d’édition est choisi pour son rapport plus ou moins proche avec le monde littéraire À chaque édition, un Président d’édition est choisi pour son rapport plus ou moins proche avec le monde littéraire et/ou journalistique Prix littéraires renouvelés d’une année à l’autre La Bourse de la biographie remise par l’Académie Goncourt, le prix Feuille d’or, le prix des libraires de Nancy-Le Point, le prix de la nouvelle du magazine Vivre-Plus Le prix Marguerite Puhl- Demange, le prix Marianne Été du Livre Figure féminine marquante Françoise Rossinot, épouse du maire de Nancy, animatrice des rencontres du Livre sur la Place, ancienne journaliste à L’Est Républicain Marguerite Puhl-Demange, fondatrice de l’Été du Livre. En 1958, elle prend la tête du Républicain Lorrain. Elle décède en 1999. 89 Photographie 3 : Metz. L’Été du Livre. 2009. Entrée principale du chapiteau. © Adeline Clerc, 2009. Photographie 4 : Nancy. Livre sur la Place. 2010. Entrée principale du chapiteau. © Adeline Clerc, 2010. 90 Photographie 5 : Metz. L’Été du Livre. 2009. Intérieur du chapiteau principal. © Adeline Clerc, 2009. Photographie 6 : Nancy. Livre sur la Place. 2008. Intérieur du chapiteau principal. © Adeline Clerc, 2008. 93 particulièrement attentifs à la renommée de l’auteur dans d’autres domaines que la sphère littéraire (ainsi Sophie Thalmann, ancienne Miss France d’origine lorraine participe chaque année au Livre sur la Place). Évidemment, ces critères sont à rapprocher d’une production culturelle qui est fondée sur un succès rapide mais éphémère. Les attachés de presse évoluent dans un marché qui impose l’amenuisement de toute incertitude et où seules les promesses de vente comptent. La surproduction littéraire, devenue la marque de fabrique du marché du livre (plus de 63 000 productions commercialisées – nouveautés et nouvelles éditions – pour la seule année 2009)1, ne permet plus qu’à quelques auteurs de dépasser les milliers d’exemplaires vendus. Ce sont ces mêmes écrivains, constituant l’aréopage de best-sellers et autres bankables2, que l’on croise régulièrement sur les plateaux de télévision et dans les salons nationaux. En outre, les attachés de presse et les organisateurs espèrent, par un effet de longue traîne, qu’ils charrieront dans leur sillage d’autres auteurs moins connus. Certes, les salons du livre apparaissent comme de nouveaux modes de prescription littéraire. Mais, dans le cas des auteurs reconnus nationalement, ils ne font que reproduire une sélection identique à celle qu’opère, en amont, les buzz sur l’internet et les émissions de divertissement culturel comme celles qu’animent Laurent Ruquier ou Thierry Ardisson (Gaulène et al., 2010). Pour reprendre l’analyse de Patrick Tudoret (2009, 187) à propos des émissions littéraires, les salons du livre fonctionnent, en ce qui concerne les auteurs de best-sellers, sur le principe de la « prétérition » : les auteurs invités sur les salons sont déjà connus et familiers du jeu médiatique. Les Présidents d’honneur se retrouvent aussi d’un salon à l’autre. On remarquera par exemple que ceux qui ont présidé l’une des éditions du Livre sur la Place en ont présidé une au festival international de géographie de Saint-Dié qui comprend un salon du livre (tableau 3). 1 Source : Livres Hebdo/Electre. Accès : http://www.centrenationaldulivre.fr/IMG/pdf/Chiffres-cles_2008- 2009.pdf, consulté le 27/10/10. 2 Un écrivain bankable est un écrivain qui vend beaucoup de livres grâce à son nom. 94 Tableau 3 : Effets de mimétisme entre le festival international de géographie et le Livre sur la Place. Les Présidents d’édition Festival international de géographie Livre sur la Place Joël de Rosnay 1991 1998 Jean Malaurie 1996 1987 Yves Coppens 2000 2007 Boris Cyrulnik 2005 2004 2.5.3. La saturation des salons ? En filigrane à ce constat, c’est la question de la concurrence et de la possible saturation des manifestations littéraires qui est posée et sur laquelle nous voulons conclure. À partir de la fin des années 80, leur croissance atteint un niveau où s’engage la compétition entre municipalités : « Les fêtes du livre se multiplient, en France comme à l’étranger. Ce qu’on a vu récemment sous la belle coupole du Grand Palais a quelque chose d’inquiétant. On y a plus vécu l’ambiance des hypermarchés, au temps de Noël, entre la dinde et la bûche, que l’atmosphère des librairies et des bibliothèques, entre un titre à dénicher et une nouveauté à feuilleter. Après le retentissant échec de Nice, dans ce domaine, une deuxième place est à prendre derrière Paris. Avec beaucoup de culot et de talent, Brive met le paquet et ne réussit pas mal, avec un clin d’œil de gorille et une pincée de foie gras. Nantes joue la science-fiction en organisant un salon inspiré de Jules Verne. Dijon se place au niveau des éditions régionales, Besançon également. Concarneau, face au large, étale les ouvrages maritimes. Angoulême reste fidèle à la bédé. Pour Nogent-sur-Marne, c’est dans la Poche » (L’Est Républicain, 09/04/87). Toutefois, l’entrée en compétition n’est pas sans poser des questions d’ordre éthique, médiatique mais aussi identitaire : « Le Livre sur la Place est, après son succès, dans la situation d’une équipe de foot qui a dominé le championnat de deuxième division et acquis, haut la main, le droit d’accéder à la première et à un 95 destin européen. Quel dilemme !, s’exclame le journaliste nancéien Michel Caffier. Rester premier chez soi plutôt que deuxième à Rome ? Garder l’esprit des amateurs plutôt que de choisir la technicité des professionnels ? Jouer, sans rien sur le maillot, ou avec le nom d’un sponsor ? Satisfaire le public, avec l’école du club, ou avec les vedettes venues d’ailleurs ? Ce n’est pas simple, c’est dangereux peut-être » (L’Est Républicain, 26/09/85). Il faut attendre le milieu des années 90 pour que la saturation des salons soit frontalement posée, notamment par les magazines spécialisés : « Toujours plus nombreux, salons, fêtes et foires du livre battent leur plein à l’automne. S’ils rehaussent l’image des municipalités, éditeurs et auteurs se disent trop sollicités. Gare à la saturation » (Livres Hebdo, 27/10/95). La « saturation » des manifestations littéraires est l’une des questions majeures que représentants institutionnels et organisateurs se posent. Pour y répondre, tous réfléchissent à la conception de nouveaux dispositifs de médiation, différents des stands d’auteurs installés sous un chapiteau. En ce sens, la proximité des corps entre l’auteur et le lecteur semble être une piste de réflexion particulièrement féconde (voir le chapitre 4 sur les dispositifs de médiation).
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