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Le phénix dans Alcools et le « je » poétique, Lectures de Poétique

.com/philosophie-et-litterature/apollinaire-le-brasier-alcools-poeme-416290.html, (consulté le 15 juin. 2017). 2 Ibid. 3 NGOMPE TATIEMZI, Jodelet Dulong, ...

Typologie: Lectures

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Télécharge Le phénix dans Alcools et le « je » poétique et plus Lectures au format PDF de Poétique sur Docsity uniquement! 1 Le phénix dans Alcools et le « je » poétique Mémoire de Bachelor Pien Goutier, s4486382 Radboud University, Langue et culture françaises Dr. M.H.G. Smeets et dr. E.M.A.F.M. Radar Le 4 juillet, 2017 2 Samenvatting (Nederlands) Deze bachelorscriptie laat zien hoe de feniks een belangrijk thema vormt zich van de dichtbundel Alcools (1913) van Guillaume Apollinaire. Diverse gedichten van de bundel worden geanalyseerd aan de hand van drie thematische aspecten die kenmerkend zijn voor de literaire traditie van deze vogel: zijn brandende nest, zijn bijzondere positie tussen hemel en aarde en de vergelijking tussen deze vogel en uitzonderlijke figuren zoals jezus en het dichterspersonage. Er wordt beargumenteerd dat de feniksthematiek in Alcools wordt ingezet om de identiteit van de dichterlijke ik-figuur van de bundel te definiëren. 5 mise en images du « je » poétique. Troisièmement, nous traiterons l’évocation du phénix dans toute sa richesse : nous ne prendrons pas seulement en considération les caractéristiques typiques et « universelles » de cet oiseau légendaire, mais nous traiterons également des descriptions plus atypiques du phénix. 6 1. Le « je » poétique Alcools (1913) a souvent été analysé à partir d’un point de vue biographique : Guillaume Apollinaire. Ceci correspond à la pratique traditionnelle de la critique littéraire, consistant à intégrer dans une interprétation d’un texte l’auteur et son contexte historique, sa vie ou ses intentions possibles. Pour ne donner que deux exemples, dans Le Dossier d’Alcools, Michel Décaudin accorde une grande importance au « paysage sentimental6 » d’Apollinaire et interprète plusieurs poèmes du recueil en fonction de la solitude, de la tristesse et du chagrin d’amour du poète. Robert Couffignal quant à lui base son analyse d’Alcools sur une étude de la vie religieuse du poète dans l’inspiration biblique dans l’œuvre de Guillaume Apollinaire.7 Dans la poésie, le traitement de l’auteur dans l’interprétation d’une œuvre peut sembler logique. Les voix de l’auteur et du narrateur semblent se confondre et la poésie est parfois définie comme une forme de littérature dans laquelle l’auteur – le poète, dans ce cas-ci – « donne à voir sa propre vision du monde8 ». La confusion de voix et la définition mentionnée semblent impliquer que, afin de mieux comprendre une œuvre poétique, il peut être utile d’analyser des caractéristiques personnelles et biographiques du poète. En d’autres termes, on peut argumenter qu’il faut analyser une œuvre en tant qu’expression de son créateur. De nombreuses études qui s’inspirent de cette idée, stipulent que l’évocation d’un « je » dans le texte – figure qui, dans Alcools, correspond très fréquemment au « tu » textuel – est la manifestation du « moi » du poète. C’est-à-dire que le « je » qui est construit dans le texte est considéré comme le « je » du créateur du texte et comme l’étalage de son « moi ». Prenons le passage suivant du poème « Cortège » : Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes Pour que je sache enfin celui-là que je suis9 Suivant la logique grammaticale du premier vers, le « tu » correspond à « Guillaume ». Dans le deuxième vers, il s’avère que « celui-là », Guillaume, correspond également au « je ». La 6 DÉCAUDIN, Michel, Le dossier d'Alcools, Genève, Librairie Droz, 1996, p. 10. 7 COUFFIGNAL, Robert, L’inspiration biblique dans l’œuvre de Guillaume Apollinaire, Paris, Minard Lettres Modernes, 1966. 8 ASP, « poème, poésie », http://bit.ly/2tQ7LQu (consulté le 5 juillet 2017) 9APPOLINAIRE, Guillaume, « Cortège », Alcools. Poèmes 1898-1913, Paris, Gallimard, 1920, p. 55 7 conclusion que le « je » évoqué est la voix du « moi » du poète – dont le prénom figure textuellement dans les vers – semble être évidente. Toutefois, une telle approche peut poser problème. Ainsi, dans Stylistique de la poésie, Jacques Dürrenmatt explique la complexité du « je » dans la poésie et son identité. Selon lui, le « parleur », représenté par le « je » écrit, ne fait pas forcément référence au « moi » du poète : justement, ce « je » peut « relever d’une pure fiction10 », phénomène qui implique la mise en scène d’autres voix. De cette façon, il y a une distance entre le « moi » du poète écrivant et le « je » écrit. Prenons par exemple les vers suivants d’Alcools : Je suis le souverain d'Égypte11 Je suis le Sultan tout-puissant12 Je suis unicorne13 Certes, il s’agit ici d’images et il n’est pas question d’une mise en scène de voix d’un souverain, ou d’un sultan, ni d’un unicorne. Cependant, les exemples permettent de percevoir la complexité de l’identité du « je » dans la poésie et illustrent le caractère de fiction que décrit Dürrenmat : le « moi » écrivant – le poète – est éclipsé par un « je » écrit disparate. La question se pose alors de savoir si, en analysant l’œuvre, il faut encore relier l’un à l’autre. Cette déréalisation du « moi » réel dans le « je » écrit n’est que le début des processus « troublants » dans le transfert d’informations entre le poète et l’individu lisant l’œuvre. En effet, comme Barthes l’a argumenté dans son fameux essai « La mort de l’auteur », un texte permet plusieurs interprétations possibles.14 Si le « moi » du poète écrivant est déjà déréalisé dans le « je » écrit, ce « je » écrit est, à son tour, déstabilisé par le fait qu'il y a plusieurs lecteurs et donc plusieurs lectures possibles. Ainsi, Charles-Wurtz affirme qu’il y a deux « je » qui sont en jeu : le « je » écrit – émoussant le « moi » du poète écrivant – et le « je » lisant.15 On peut défendre que les deux figures du « je » se confondent : si, en analysant une œuvre, on dissocie le « moi » réel du « je » écrit, ce n’est qu’à partir du « je » lisant que le « je » écrit peut prendre forme et acquérir une signification. Autrement dit, le « je » se 10 DÜRRENMATT, Jacques, Stylistique de la poésie, Paris, Belin, 2005, p. 9.. 11 APPOLINAIRE, Guillaume, « La Chanson du Mal-Aimé », Alcools. Poèmes 1898-1913, Paris, Gallimard, 1920, p. 19. 12 Ibid., p. 24. 13 APPOLINAIRE, Guillaume, « L’Ermite », Alcools. Poèmes 1898-1913, Paris, Gallimard, 1920, p. 78. 14 BARTHES, Roland, « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Editions du Seuil, 1984, p. 491. 15 CHARLES-WURTZ, Ludmila, La poésie lyrique, Paris, Bréal, 2002, p. 43. 10 plupart des « phénix » qui figurent dans les textes écrits à partir de l’époque romaine. D’autre part, la description est suffisamment spécifique pour nous permettre de mieux contextualiser et interpréter les caractéristiques plus « universelles » du phénix résonnant dans Alcools – mort et renaissance, ciel et terre… – caractéristiques que nous aborderons plus loin dans ce mémoire. 2.2. Le nid brûlant dans Alcools 2.2.1. « Zone » Dans « Zone », le premier poème du recueil21, le phénix apparaît dans une longue énumération parmi d’autres oiseaux : c’est une façon de représenter le phénix que l’on voit également dans les Métamorphoses d’Ovide22, œuvre dans laquelle « le phénix apparaît dans une énumération aux côtés d’oiseaux réels tels que le paon, le cygne, la colombe23 ». Dans la nuée d’oiseaux de « Zone », le phénix même est relié à l’idée du bûcher d’une façon particulièrement explicite : « Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre // Un instant voile tout de son ardente cendre » (v. 65-66). Dans ces vers, le bûcher sert de métaphore qui est textuellement lié au phénix, les deux se consumant dans les flammes avant que le premier ne renaisse. L’occurrence du phénix, si fortuite et brève qu’elle puisse paraître, semble constituer le tremplin d’une élaboration imagée de la thématique du bûcher plus loin dans le recueil, élaboration dans laquelle le « je » poétique entrera en jeu. Ainsi, « Le brasier », suite de trois poèmes dont le titre trahit déjà le rôle principal du feu et des flammes, met l’évocation du bûcher au premier plan. Cette suite intitulée dans un premier temps « Le pyrée » – signifiant un autel de feu chez les anciens Perses24 – présente un « je » qui se consume dans une mer de feu pour renaître d’une façon particulière. 21 Voir Annexe. Désormais, toutes nos citations proviennent de l’annexe qui cite les poèmes de l’édition suivante : APPOLINAIRE, Guillaume, Alcools. Poèmes 1898-1913, Paris, Gallimard, 1920. 22 OVIDIUS, Publius Naso, op. cit., p. 568. 23 LECOCQ, Françoise, « L’iconographie du phénix à Rome », L’image de l’animal dans l’Antiquité, prépublication n° 6, fascicule n°1, 2009, 73-106, p. 82. 24 DURAND, André, « Alcools (1913) recueil de poèmes de Guillaume APOLLINAIRE », www.comptoirlitteraire.com/docs/584-apollinaire-alcools.doc, (consulté le 15 juin 2017), p. 37. 11 2.2.2. Le premier poème du « Brasier » Le premier poème du « Brasier » ouvre par la strophe suivante (v. 1-5) : J'ai jeté dans le noble feu Que je transporte et que j'adore De vives mains et même feu Ce Passé ces têtes de morts Flamme je fais ce que tu veux Ces vers peuvent être considérés comme une suite des vers de « Zone » qui associent le phénix à son nid brûlant. Aux vers 1 et 2, l’image du bûcher apparaît de nouveau, mais cette fois-ci ce n’est pas le phénix qui représente le bûcher : dans ces deux vers-ci, c’est le « je » poétique qui porte en lui le feu. Ce lien entre « Zone » et « Le Brasier » fait naître un triptyque d’images : celle du bûcher, celle du « je » et celle du phénix. Le « je » et le « phénix » sont liés l’un à l’autre par le « noble feu » du bûcher. Dans les trois derniers vers de la première strophe figure une représentation implicite du phénix, ce qui renforce le triptyque d’images. Le « je » qui figure dans les vers 1 et 2 dit avoir jeté dans les flammes « des têtes de mort », les dernières coïncidant à « Ce Passé » par une parataxe. La nature de ce passé et de ces têtes sera spécifiée plus loin dans le poème, à savoir aux vers 11 et 12 : « Où sont les têtes que j’avais // Où est le Dieu de ma jeunesse ». Ces vers dévoilent de quelles têtes et de quel passé il s’agit dans la première strophe : le « je » du poème jette dans le feu ses propres « têtes », métaphore pour les différentes personnalités qu’il a adoptées. La condamnation au bûcher ne signifiera pourtant pas une fin définitive de son être : le « noble feu » permettra une renaissance du « je », pareil au phénix, comme nous l’apprendrons dans le deuxième poème du « Brasier ». Le poème trahit également pourquoi le « je » se condamne lui-même au bûcher (« Flamme je fais ce que tu veux », v. 5). Ainsi, la quatrième strophe accorde encore une autre signification aux « têtes », et probablement aussi aux « vives mains » qui figurent dans la première strophe (v. 1-5). Dans la plaine ont poussé des flammes Nos cœurs pendent aux citronniers Les têtes coupées qui m’acclament Et les astres qui ont saigné Ne sont que des têtes de femmes En se débarrassant des têtes de son passé, le « je » évoqué tente de se débarrasser des cruelles déceptions de sa vie amoureuse et des femmes qu’il a aimées : ainsi, les têtes qui acclament le 12 « je » s’avèrent être des têtes de femmes (v. 20). Une pensée similaire figure au vers 13 : « L’amour est devenu mauvais ». « Nos cœurs », sans doute symbolisant l’amour des différentes personnalités du « je », sont exposés aux flammes puisqu’ils « pendent aux citronniers » là où l'incendie s’étend : « Dans la plaine » où poussent « les flammes ». De cette façon, on peut expliquer pourquoi le feu dont parle le « je » est noble : il s’agit d’un feu qui purifiera l’être du « je » et qui consumera son passé douloureux, idée développée au vers 15 qui constitue une métaphore : « mon âme au soleil se dévêt ». De nouveau, on peut remarquer une ressemblance entre le « je » du poème et le phénix. En effet, le feu du phénix n’est pas seulement destructeur ; il est également purificateur – il « devêt » l’âme – permettant une régénération pure de l’être. Ceci est l’une des caractéristiques principales du phénix tel qu’il figure dans de nombreuses sources chrétiennes. Nous y reviendrons dans le quatrième chapitre. 2.2.3. Le deuxième poème du « Brasier » Le deuxième poème décrit comment le « je » se consume dans les flammes qu’il a générées lui-même. Le poème ouvre par les vers suivants (v. 26-30). Je flambe dans le brasier à l’ardeur adorable Et les mains des croyants m’y rejettent multiple innombrablement Les membres des intercis flambent auprès de moi Éloignez du brasier les ossements Je suffis pour l’éternité à entretenir le feu de mes délices Dans cette strophe, le nid brûlant du phénix est de nouveau évoqué et mis en relation avec le « je » poétique, notamment dans le premier vers de cette strophe. Ici, le « je » flambe dans le feu qu’il affirme transporter dans le premier poème. Les deux derniers vers de cette strophe renforcent l’image du phénix : ainsi, les « ossements » du vers 29 symbolisent sans doute les restes du passé du « je » qui s’éternise au vers 30. Le vers 30 montre que c’est un feu de « délices » puisque ce feu permet la purification et la régénération, et que le « je » incarnera ce feu pour toujours, « pour l’éternité ». La deuxième strophe se compose des vers suivants (v. 32 – 38) : Ô Mémoire Combien de races qui forlignent Des Tyndarides aux vipères ardentes de mon bonheur Et les serpents ne sont-ils que les cous des cygnes Qui étaient immortels et n’étaient pas chanteurs 15 3. Entre ciel et terre 3.1. Le phénix entre ciel et terre : quelques exemples Dans la version de 1849 de La tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert, le phénix est l’une des créatures fantastiques qui s’adressent à l’ermite Antoine. Dans le fragment suivant, le phénix est mis en relation avec le champ thématique du ciel au sens le plus large : […] le ciel noir s’étend sur la vallée, où les ossements des voyageurs s’égrènent en poussière. Cependant si tu veux… Le Phénix planant, arrête son vol ; il a des ailes d’or et deux étoiles à la place des yeux. Là-haut… il renverse son col et montre le ciel. Là- haut est ma demeure, j’y monte sur un rayon de soleil, au milieu des feux célestes je traverse les firmaments ; je vois passer les météores, les planètes faire leur danse avec les satellites qu’elles conduisent ; je suis, sur l’azur, les sillons argentins de la voie lactée répandue, et j’effleure de l’aile des plages lumineuses où je vais becquetant des étoiles.27 Dans ce passage, le phénix plane et vole en l’air tout comme un oiseau normal, ce qui met le phénix en relation avec le côté le plus terrestre de la thématique du « ciel ». Cependant, la relation entre le phénix et la thématique du ciel est poussée plus loin dans le fragment : dans la prosopopée, le phénix s’identifie également au sens plus cosmique de la thématique. Ainsi, il se dirige vers le cosmos – il « traverse les firmaments28 » – et il voit des corps célestes : des météores, des planètes et des étoiles. En outre, le corps du phénix même est comparé à des corps célestes au début du fragment, puisqu’il a « deux étoiles à la place des yeux29 ». Finalement, le phénix se trouve « au milieu des feux célestes », ce qui montre le côté « divin » de la relation entre le phénix et le ciel. D’une façon plus subtile, le fragment crée également un lien entre d’une part le phénix, d’autre part la terre et les choses terrestres. Ainsi, dans le fragment, le phénix s’adresse à saint Antoine : un être humain et mortel qui se trouve sur terre. En outre, le phénix doit regarder en haut pour pouvoir montrer le ciel et il doit monter pour y aller : il « renverse son col30 » en indiquant que le ciel se trouve « là-haut31 » et il dit qu’il y « monte sur un rayon de soleil32 ». 27 FLAUBERT, Gustave, La première Tentation de Saint Antoine (1849-1856), Paris, Charpentier, 1908, p. 155. 28 Ibid. 29 Ibid. 30 Ibid. 31 Ibid. 32 Ibid. 16 Les mouvements du phénix et la localisation du ciel indiquent que, pour l’instant, le phénix se trouve également sur terre. Ainsi, le phénix de Flaubert se révèle être une créature qui – littéralement et métaphoriquement – mène une vie entre ciel et terre. Cet effet est renforcé par un passage figurant plus loin dans La tentation de saint Antoine de Flaubert : « d’autres animaux arrivent, vipères, chats-huants, hiboux, serpents à triple dard, bêtes cornues, monstres ventrus.33 » Dans ce passage-ci, le phénix se trouve à la fois parmi des animaux qui se meuvent sur terre et des animaux qui se déplacent dans les airs. De plus, il est à la fois entouré d’animaux terrestres et de créatures fantastiques. Tandis que dans d’autres sources cette association entre ciel et terre qu’incarnerait le phénix apparaît moins explicitement, il s’agit d’un effet fréquemment utilisé dans l’évocation de cet oiseau. En effet, on trouve l’association également dans la légende du bénou égyptien, légende qu’illustre Bernard Marquier dans son livre De Moïse à Hiram.34 L’histoire se déroulerait aux environs de l’an 11500 avant J.C., dans une époque souvent décrite comme « l’aube de la civilisation35 ». Toute la terre aurait été noyée par un déluge et une barque aurait porté les survivants. Le bénou serait venu en aide : C'est le BENOU ! L'oiseau qui va devenir sacré, qui a révélé la première butte, le premier tertre ou l’homme pourra reposer le pied après les cataclysmes qui ont failli rayer de la terre la civilisation humaine. Et à l’instant de ce constat, les cieux se déchireront et le soleil surgira dans le même axe, en plein Est. Les ailes écartées, faisant obstacle entre les hommes et le soleil, le BENOU apparaîtra s’illuminant de feu et aveuglera les hommes. La civilisation allait renaître et l’histoire se réécrire.36 Se trouvant physiquement entre le ciel et la terre, le précurseur égyptien du phénix protège l’homme et ses ailes forment un écran entre eux et le soleil. De cette manière, la légende présente un « phénix » qui se positionne littéralement entre le ciel et la terre. Toutefois, la légende se caractérise également par l’association plus métaphorique entre le ciel, la terre et le phénix. Selon le mythe égyptien le plus répandu, l’oiseau mystérieux serait l’âme de Rê, dieu du disque solaire. Malgré sa nature « divine », l’oiseau apparaîtrait aux hommes tous les cinq cents ans dans la ville d'Héliopolis pour déposer le corps de son père. Le « phénix » égyptien se caractérisait donc déjà par une vie entre ciel et terre, au sens propre comme au sens figuré. 33 FLAUBERT, Gustave, op. cit., 156. 34 MARQUIER, Bernard, De Moïse à Hiram: Et si c'était cela la franc-maçonnerie ?, Paris, Edilivre, 2016. 35 Ibid. ch. 1. 36 Ibid. 17 3.2. Entre ciel et terre dans Alcools 3.2.1. « Zone » Comme nous l’avons déjà mentionné dans le chapitre précédent, le poème « Zone » présente un phénix entouré d’autres oiseaux. Aux vers 52-71, le poème contient une grande variété d’espèces ornithologiques : hirondelles, ibis et hiboux, mais aussi des « pihis longs et souples » (v. 62) venus de Chine. La signification « pihis » – terme inventé – est précisée au vers 63 : les créatures « n’ont qu’une seule aile » et « volent par couple ». La description dans « Zone » correspond à celle d’un oiseau mythique chinois, dont la forme verbale est « biyi niao » en pinyin : « biyi » signifie voler côte à côte, « niao » signifie oiseau.37 Cet oiseau, dépendant de son partenaire pour pouvoir voler, n’aurait qu’un seul œil et qu’une seule aile. Sans doute, le mot « pihi » est une transcription du mot « biyi » et signifie donc l’oiseau fantastique chinois.38 Dans la même énumération figurent des « sirènes ». Dans ce contexte, il ne s’agit probablement pas de la créature mi-femme mi-poisson des légendes médiévales et scandinaves, mais de la sirène grecque, divinité de la mer, mi-femme mi-oiseau, ayant un corps d’oiseau et une tête de femme. L’énumération ne présente donc pas seulement des oiseaux « terrestres », mais aussi des « oiseaux » mythiques et fantastiques. De cette façon, on voit un effet similaire à celui que nous avons vu chez Flaubert : le phénix est à la fois entouré d’animaux terrestres et de créatures fantastiques. La composition de la nuée montre donc que le phénix est aussi bien en contact avec le divin qu’avec le terrestre, tant avec le ciel qu’avec la terre. Au niveau de cette relation avec le ciel et la terre, la thématique du phénix est mise en relation avec le « je » du poème d’une façon intéressante. On peut remarquer que le « je » dans « Zone », qui est constitué également du « tu » textuel par auto-interpellation, fait alterner des thématiques élevées avec des thématiques terrestres ; il se sert d’allégories avec des influences mythologiques et fantastiques – effet que l’on voit dans le passage analysé ci- dessus – mais il les tisse de descriptions de scénarios terrestres et ordinaires. Prenons quelques vers de la strophe 7 (v. 15-19) : 37 SALEM, Gérard, Francine FERGUSON-AEBI, « La Fin des Pihis. Le divorce comme rite de passage », Tsanta, vol. 6, 2001, 1-17, p. 1. 38 Ibid. 20 la terre. Malgré cette perspective inversée, l’oiseau se trouve alors physiquement entre le ciel et la terre : « à la limite ». La position de l’oiseau le fait correspondre aux légendes du « phénix » égyptien, oiseau « faisant obstacle42 » entre les hommes et le ciel. De plus, la terre se transforme en source de lumière par antithèse : du point de vue de l’oiseau, la terre est lumineuse, puisque le « sol brille » (v. 3). Il pourrait s’agir d’un jeu langagier : en effet, le mot « sol » signifie « soleil » en latin. Cependant, l’affirmation que « la terre » éblouit l’oiseau montre que c’est bien la terre qui brille et non pas le soleil. Le fait que la terre s’illumine, pourrait indiquer que l’endroit entre ciel et terre où se trouve l’oiseau – « à la limite » où la terre « brille déjà » – se trouve dans le cosmos : l’oiseau vole dans un endroit où les couleurs de la terre commencent à contraster avec le fond noir de l’espace, rendant la terre lumineuse. Ce point de vue, qui a aussi été défendu par André Durand dans son analyse d’Alcools43, crée un nouveau point commun entre le phénix de Flaubert et l’oiseau de « Cortège » : les deux créatures sont en contact avec le cosmos, avec le ciel « cosmique ». Dans la deuxième strophe, le « je » prend explicitement la parole et commence à se décrire par comparaison. Il dit être « Une brume qui vient d’obscurcir les lanternes » (v. 7), « Une main qui tout à coup se pose devant les yeux » (v. 8) et « Une voûte entre vous et toutes les lumières » (v. 9). Dans toutes ces descriptions, il s’agit d’un blocage de la lumière : le « je » se met entre la source de lumière et l’observateur. Cette source de lumière semble se trouver dans l’air, parce que le « voûte » que forme le « je » fait obstacle du point de vue de l’observateur. S’agit-il d’une évocation délibérée de l’oiseau légendaire égyptien qui, « faisant obstacle entre les hommes et le soleil44 », se serait mis physiquement entre ciel et terre ? Le « je » s’identifie-t-il au bénou qui aurait formé « un écran entre la terre et le feu45 », en étendant les ailes ? Le vers 10, « Et je m’éloignerai m’illuminant au milieu d’ombres », rend la théorie plausible : ainsi, comme nous l’avons vu chez Marquier, le bénou se serait illuminé de feu, aveuglant ainsi les hommes. Alors que l’aspect cosmique n'a été évoqué que subtilement par les strophes 1, 2 et 4, la strophe 3 ne laisse aucun doute quant à ce caractère cosmique. Ce monostiche (v. 11) spécifie la façon dont le « je » s’illumine : il ne s’illumine pas seulement « au milieu d’ombres » (v. 10), mais aussi au milieu d’ « alignements d’yeux des astres bien aimés » (v. 11). Ici, on voit 42 MARQUIER, Bernard, op. cit., ch. 1. 43 DURAND, André, « Alcools (1913) recueil de poèmes de Guillaume APOLLINAIRE », www.comptoirlitteraire.com/docs/584-apollinaire-alcools.doc, (consulté le 15 juin 2017), p. 37. 44 MARQUIER, Bernard, op. cit., ch. 1. 45 MICHAUD, Didier, Cabinet de réflexion. Itinéraire maçonnique, Carpentras, Paris, MdV Editeur, 2012, par. 3. 21 une comparaison entre un corps « terrestre » et un corps « céleste » : les yeux sont associés aux astres par juxtaposition. La comparaison rappelle l’image du phénix de Flaubert, oiseau ayant « deux étoiles à la place des yeux ». Le fait que le « je » du poème se trouve parmi les alignements des étoiles – il s’illumine « au milieu » de ceux-ci – pourrait indiquer que lui aussi a commencé à incarner les yeux associés aux astres. Cette caractéristique possible du « je » suggère que les aspects cosmiques « phénixiens » ne se rapportent pas seulement au poème, mais aussi au « je » poétique. 22 4. L’individu exceptionnel 4.1. Le phénix et l’individu exceptionnel : un tour d’horizon Dans son livre The Myth of the Phoenix, Roelof van den Broek s’exprime sur ce qui constitue, selon lui, le rôle majeur du mythe du phénix : In most cases the discussion or mention of the phoenix is concerned not with the animal world but with the human world ; and it can only be concluded that the phoenix fulfilled an important function with respect to the meaning of human existence.46 Dans le besoin de l’homme de donner un sens à sa vie, s’appuyant sur des figures d’exemple, le phénix a souvent servi de symbole de l’individu exceptionnel et tout-puissant qui est en contact avec une réalité généralement au-delà de l'existence humaine. Aussi la force génératrice de l’oiseau miraculeux, ainsi que le maillon que semble former l’oiseau entre le céleste et le terrestre, parlent-ils à l’imagination. Ainsi, dans l'Antiquité et dans la littérature paléochrétienne, les histoires sur le phénix sont utilisés pour expliquer et pour crédibiliser la résurrection et la sainteté du Christ. Le rapprochement entre les deux figures a probablement commencé avec les ouvrages de Clément de Rome, l’un des premiers pères de l'église catholique romaine. Dans le chapitre 25 de son célèbre ouvrage, Epitre aux Corinthiens, il fait figurer la créature mythique et il décrit l’ « oiseau auquel on donne le nom phénix47 » comme « signe étrange48 ». L’esprit curieux de Clément ne vient pas uniquement d’un intérêt l’oiseau miraculeux en soi : il s’agit plutôt des similitudes entre l’oiseau et le Christ. Aussi Clément met-il l’accent sur la résurrection et la renaissance du phénix et fait-il mention de la résurrection du Christ dans les chapitres précédents de son épitre. Il proclame la vérité de la « résurrection » et de la « renaissance » de l'humanité, en utilisant l’exemple du phénix. La figure mythique est accueillie avec enthousiasme par le christianisme et est progressivement utilisée comme symbole pour le Christ lui-même.49 Une attention croissante est portée au point commun entre le Christ et le phénix au niveau de la « naissance virginale » 46 VAN DEN BROEK, Roelof, The Myth of the Phoenix: According to Classical and Early Christian Traditions, Leiden, Brill Archive, 1971, p. 9. 47 DE ROME, Clément, Épître aux Corinthiens, lue par Philippe Henne, Paris, Editions du Cerf, 2016, par. 1. 48 Ibid. 49 VAN DEN BROEK, Roelof, op. cit., p. 9. 25 4.2. Le phénix et l’individu exceptionnel dans Alcools 4.2.1. « Merlin et la vieille Femme » Dans le poème « Merlin et la vieille Femme », le « je » poétique s’exprime en utilisant les légendes de Merlin l’Enchanteur comme prétexte. Selon les récits de la table ronde, Merlin vient au monde d’une façon spéciale : il naît d’un père diabolique et d’une mère humaine.61 La mère de Merlin ayant accouché d’un fils du diable – contraire à la Vierge Marie qui aurait enfanté le fils de Dieu – Merlin produit une figure d’« antéchrist », représentation que l’on voit par exemple dans le poème « Merlin » de Robert de Boron.62 Le poème d’Alcools s’inscrit dans la thématique de cette naissance spéciale, mais d’une façon ingénieuse. En effet, le texte semble proposer une version « anti » de la version « anti » du Christ : le « je » se représente comme pendant de l’ « antéchrist » que personnifie Merlin. Le « je » du poème est né d’une façon spéciale, tout comme Merlin, mais cette fois-ci il s’agit d’une naissance lumineuse, pure et céleste. Prenons la première strophe du poème (v 1-4) : Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre Maternel qui saignait lentement sur le ciel La lumière est ma mère ô lumière sanglante Les nuages coulaient comme un flux menstruel Dans cette strophe, le « je » poétique présente plusieurs phénomènes célestes comme des phénomènes qui ont une relation avec la reproduction « terrestre ». Ainsi, le soleil est présenté comme un « ventre // Maternel » : la partie du corps d’où naît la nouvelle vie. En outre, la lumière est comparée à la mère du « je » – « ma mère » – et les nuages sont comparées au « flux menstruel », cycle de la fécondité de la femme. Par l’opposition binaire entre le terrestre et le céleste – sujet dont le chapitre précédent a exposé la pertinence pour notre analyse – la strophe montre que le « je » est né d’une façon pure, céleste et lumineuse : il est né du ciel. Cette idée est renforcée d’une part par la rime entre « maternel », « ciel » et « flux maternel », d’autre part par la rime entre « lumière » et « mère ». L’évocation d’une naissance céleste, pure et lumineuse, sert d’indice de l’unicité et de la nature exceptionnelle du « je » du poème. En effet, à travers cette thématique, le « je » 61 BOULOUMIÉ, Arlette, « Le mythe de Merlin dans la littérature française du XXe siècle », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, vol. 11, 2004, 181-193, p. 186. 62 CARTLIDGE, Heroes and Anti-heroes in Medieval Romance, Londres, DS Brewer, 2012, p. 225. 26 poétique se compare aussi bien au Christ qu’au phénix. Comme nous l’avons vu, le Christ serait né d’une façon « incorporelle » et il s’identifie à un état céleste en disant qu’il n’est « pas du monde63 ». L’idée d’une naissance céleste et incorporelle de l’âme, principe auquel le « je » poétique s’identifie, correspond également aux principes de reproduction du phénix. Le rapprochement n’est pas seulement causé par le fait que c’est l’âme de l’oiseau qui subsiste et non pas son corps, mais aussi par le fait que le phénix « s’illumine » en se recomposant, caractéristique du phénix que nous avons également vu dans les poèmes du « Brasier ». A cela s’ajoute que dans « le Brasier » le « je » n’a rien en commun avec « ceux qui craignent les brûlures », ce qui rappelle tant le phénix (qui brûle) que le Christ (qui n’est pas du monde). Dans la deuxième strophe de « Merlin et la vieille Femme » résonne également l’image du phénix, et surtout le phénix surnaturel tel qu’il paraît chez Andersen. Cette strophe parle de Merlin et le « je » poétique ne figure pas explicitement dans ce quatrain. Cependant, ces vers élaborent la naissance céleste du « je » qui est évoquée aux premiers vers du poème. Examinons la deuxième strophe de plus près (v. 5-8) : Au carrefour où nulle fleur sinon la rose Des vents mais sans épine n'a fleuri l'univers Merlin guettait la vie et l'éternelle cause Qui fait mourir et puis renaître l'univers Aux deux premiers vers de la strophe, les événements des vers suivants sont localisés : ils ont lieu « Au carrefour où nulle fleur sinon la rose // Des vents mais sans épine n'a fleuri l'univers » (v. 5-6). Chez Andersen, le phénix est né dans la première rose du jardin du paradis : « When you were born in the garden of paradise, in its first rose […]64 ». Le « carrefour » du poème, est-ce une métaphore pour le paradis, lieu de rencontre entre l’humain et le divin ? S’agit-il en effet de la rose du paradis d’où naît l’oiseau merveilleux ? les vers 7 et 8 rendent cette interprétation plausible. Il s’avère que, à ce carrefour ou la rose a fleuri, Merlin guette « la vie et l’éternelle cause // Qui fait mourir et puis renaître l’univers ». Ceci indique qu’il s’agit en effet d’un endroit divin, où se trouve une force qui cause la mort et la renaissance de l’univers. A cela s’ajoute que les termes « éternelle », « mourir » et « renaître » peuvent être associés à l’image du phénix. 63 DE GENOUDE, Antoine Eugène et al., op. cit., p. 467. 64ANDERSEN, Hans Christian, op. cit., ch. 76. 27 Le triptyque entre le « je », le « phénix » et le Christ, qui transforme le « je » en figure exceptionnel, est renforcé par le fait que le « je » parle de lui-même en mentionnant l’aubépine. L'aubépine est symbole de l'innocence et de la pureté virginale depuis l’antiquité et chez les Chrétiens la fleur est associé à la Vierge Marie. Au vers 41, « Je n’ai jamais cueilli que la fleur d’aubépine », le « je » affirme sa pureté et son innocence. Par l’image de l’aubépine, le « je » s’identifie donc avec le phénix et le Christ en même temps : les deux derniers sont purs et nés d’une naissance virginale. Le vers final du poème (v. 60), « Je m’éterniserai sous l’aubépine en fleurs », met le « je » encore une fois en relation avec le phénix. En effet, le phénix « s’éternise » puisqu’il renaît à chaque fois, et comme nous l’avons vu, il fait cela d’une façon pure et incorporelle. Le « je » s’éternisant sous l’aubépine symbolise alors la vie du phénix. Tandis que le « je » semble donc se définir en tant qu’individu exceptionnel à travers son identification au phénix et au Christ, la raison pour cette autoglorification peut sembler moins évident. Cependant, les vers 39 et 40 indiquent de quelle type de raison il s’agit : « Mes tournoîments exprimaient les béatitudes // Qui toutes ne sont rien qu’un un pur effet de l’Art ». De l’affirmation que les béatitudes se ramènent à l’art, surgit un effet que nous avons également vu chez Lamartine et Andersen : l’écriture artistique est liée à une force génératrice, voire divine. Dans le présent poème, le lien entre ces deux phénomènes pourrait expliquer le rapprochement entre le « je », le phénix et le Christ : c’est grâce à l’art – où « l’Art » avec une majuscule – que la figure du « je » est dotée de la force génératrice et divine qui caractérise également le phénix et le Christ. 4.2.2. Vendémiaire Le lien entre le « je » poétique et le phénix par rapport à la thématique « l’individu exceptionnel », si fragmenté qu’il puisse paraître dans « Merlin et la vieille Femme », est renforcé et confirmé par le dernier poème du recueil : « Vendémiaire ». De façon surprenante, un phénix très similaire à ceux d’Andersen et de Lamartine se présente par « Vendémiaire ». Dans ce long poème – entre autres décrit comme étant une « réécriture des mythes catholiques et grecs » – le « je » s’identifie se définit à travers les thématiques du phénix et du Christ. L’omniprésence et la toute-puissance du « je » se dévoilent, d’où naît l’image d’auteur- créateur et le triomphe surnaturel de celui-ci face au destin. 30 exceptionnelles comme le Christ et le phénix. Vers le début du poème, le « je-Paris » a un besoin : il a « soif ». Son besoin est exprimé par les vers 17-18 : « J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde // Venez toutes couler dans ma gorge profonde ». Après les strophes dans lesquelles figurent les villes du monde qui répondent à l’appel du « je-Paris », le dernier semble être en grande partie satisfait, les villes ayant « coulé » dans sa gorge. Un besoin demeure – « Je vous ai bus et ne fut pas désaltéré » (v. 165) – mais la figure du « je-Paris » est entré en contact avec l’univers et il en est rempli : « Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers // Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers » (v. 166-167). L’image de villes qui « coulent » dans la gorge du « je-Paris » pourrait sembler claire et univoque : le fait de « boire » les villes pourrait simplement symboliser les profonds sentiments d’encaissement de la part d’un « je » exposé à un monde qui le fascine. Cependant, la présence d’une fonction allégorique plus complexe est fort probable. En effet, par cette image, le texte semble référer à son propre processus d'écriture en fonction de son créateur : le poète. Après tout, n’est-ce pas le poète qui a fait « couler » dans sa gorge les villes du monde en les chantant dans son poème ? Ou encore, n’est-ce pas le poète qui a « bu » l’univers en l’évoquant si pleinement dans son recueil par la force génératrice de son esprit créateur ? Effectivement, c’est par cette allégorie métaréférentielle que se crée une ressemblance frappante entre le « je » poétique, le phénix d’Andersen et le phénix de Lamartine pour ce qui est de leur nature exceptionnelle : les trois représentent la force exceptionnelle de l’écriture artistique. Le vers 171, monostiche qui constitue l’avant-dernière strophe du poème et du recueil, ne laisse aucun doute quant à la possibilité d’une métaréférence : « Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie ». Ce vers, qui attire l’attention puisqu’il est précédé et suivi de lignes blanches, met le « je » du poème en relation avec le poème et le recueil eux-mêmes, ce qui confirme la relation entre le créateur du recueil – le poète – et la figure du « je ». En effet, les « chants d’ivrognerie » réfèrent au poème et au recueil, qui sont intitulés « Vendémiaire » (le mois du vin) et Alcools et donc fortement liés à l’ivrognerie. Ainsi, par l’exclamation « Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie », le « je » appelle à la lecture du recueil dans lequel il figure. Les vers 149-151 semblent expliquer pourquoi le fait d’être poète produit un état exceptionnel : Des kilos de papier tordus comme des flammes Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements 31 Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment Ces vers-ci, qui figurent dans une strophe où le « je » décrit l’univers qui est concentré dans le vin, montrent ce qui constitue selon le « je » la nature spéciale de la poésie et du fait d’être poète. Dans le passage ci-dessus, il montre que le matériel et le corporel ne sont qu’éphémères. Ainsi, il parle de « kilos de papier » – sans doute une référence au papier sur lequel on a écrit ou imprimé des histoires ou des poèmes – qui sont « tordus comme des flammes » : ils sont réduits en cendres et donc temporaires. Au vers suivant, en parlant de « nos ossements » qui vont être blanchis, le « je » évoque de nouveau la fugacité du corporel. Enfin, il décrit ce qui subsistera : « les bons vers immortels », donc la poésie. C’est par ces trois vers-ci que l’identification du « je » en tant que poète avec le Christ et surtout avec le phénix est confirmé. Le poète est à la base d’une naissance « incorporelle » de sa poésie, ce qui rappelle la naissance du Christ et du phénix. Le fait que le matériel de la poésie soit consumé par le feu au vers 149 constitue une référence au phénix, l’oiseau dont la « mort corporelle » dans le feu n’empêche pas la survie de son âme. Ainsi naît une comparaison phénix-poésie, ce que nous avons également vu chez Lamartine et Andersen. C’est surtout par cette dernière identification que le « je » montre pourquoi il est exceptionnel en tant que poète : il est à la base de la poésie éternelle, dont le matériel et le corporel disparaîtront, tout comme le corps du phénix qui se décompose, mais dont l’âme demeurera pour l’éternité. Par la force génératrice qu’il obtient en écrivant, le poète se distingue des autres. 32 Conclusion Dans La Femme Assise d’Apollinaire, un roman qui dépeint des scènes de la vie de Montparnasse, le narrateur s’écrie : Douce poésie ! Le plus beau des arts ! Toi qui, suscitant en nous le pouvoir créateur, nous mets tout proches de la divinité. L’exclamation pourrait sembler familière : en effet, l’évocation multiple du phénix et son rapport avec le « je » poétique dans Alcools font naître une idée qui correspond parfaitement à cette exclamation. La poésie fait renaître, donne accès au céleste, crée l’exceptionnel. A travers un grand éventail de représentations « phénixiennes », le recueil met en images l’unicité du « je » en tant que poète, littéralement et métaphoriquement. Comme nous l’avons vu, le phénix apparaît dans plusieurs poèmes du recueil à travers la thématique du nid brûlant : les deux se consument dans le feu avant que le phénix ne renaisse. Le poème « Zone » se caractérise par une référence explicite au phénix qui se consume dans les flammes et qui renaît de ses cendres. L’idée du bûcher – thématique associée au phénix mythique des Romains par exemple – est textuellement liée au phénix dans ce poème. Dans les deux premiers poèmes du « Brasier » on trouve un triptyque d’images constituant du bûcher, du « je » et du phénix. Les trois se consument dans le feu, ce qui signifie pour le « je » la clôture d’un passé douloureux et d’une vie amoureuse pleine de déceptions. Les deux poèmes représentent le feu comme un feu noble et purificateur, permettant une régénération de l’âme. Le deuxième poème semble même rapprocher le « je » poétique au Simurgh, le « phénix » perse, les deux ayant une aversion pour les serpents. Le dernier poème des « Fiançailles » répète plusieurs images qui apparaissent dans le « Brasier ». De plus, nous avons vu comment le « je » poétique s’identifie avec un phénix qui se trouve littéralement et métaphoriquement entre ciel et terre, ce que l’on voit également chez Flaubert et dans les légendes du bénou, « phénix » égyptien. Dans « Zone », le phénix est à la fois entouré d’animaux terrestres et célestes, tout comme le phénix de Flaubert. Ce mélange du terrestre et du céleste caractérise tout le poème, la forme et le contenu évoquant le phénix et sa vie entre ciel et terre, au propre comme au figuré. L’oiseau de « Cortège » ressemble au phénix de Flaubert, par sa position entre ciel et terre, ses caractéristiques cosmiques et le mélange de phénomènes célestes et terrestres dans un décor inversé. L’oiseau rappelle la légende du bénou, puisque les deux bloquent la lumière 35 Bibliographie « Life, death, rebirth, transformation, renewal, poetry », The Hans Christian Andersen Centre, http://andersen.sdu.dk/forskning/motiver/vismotiv_e.html?id=70, (consulté le 21 juin 2017). ALAVI, Farideh, Tahereh KHAMENEH BAGHERI, « Le mythe du Phénix dans les poèmes de Nima Youchij et de Guillaume Apollinaire », Revue des Études de la Langue Française, vol. 7, no. 13, 2-2016, p. 1-13. ĀLLĀH, Ināyat, Bahar-danush: Or, Garden of Knowledge. An Oriental Romance, Londres, J. and W. Eddowes, 1799. ANDERSEN, Hans Christian, Fairy Tales of Hans Christian Andersen, Sivas, e-Kitap Projesi, 2016. APPOLINAIRE, Guillaume, Alcools. Poèmes 1898-1913, Paris, Gallimard, 1920. APOLLINAIRE, Guillaume et al., Les peintres cubistes : méditations esthétiques, Paris, Hermann, 1980. ASP, « poème, poésie », http://bit.ly/2tQ7LQu (consulté le 5 juillet 2017). 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Léon Bailby Oiseau tranquille au vol inverse oiseau Qui nidifie en l'air A la limite où notre sol brille déjà Baisse ta deuxième paupière la terre t'éblouit Quand tu lèves la tête Et moi aussi de près je suis sombre et terne Une brume qui vient d'obscurcir les lanternes Une main qui tout à coup se pose devant les yeux Une voûte entre vous et toutes les lumières Et je m'éloignerai m'illuminant au milieu d'ombres Et d'alignements d'yeux des astres bien-aimés Oiseau tranquille au vol inverse oiseau Qui nidifie en l'air A la limite où brille déjà ma mémoire Baisse ta deuxième paupière Ni à cause du soleil ni à cause de la terre Mais pour ce feu oblong dont l'intensité ira s'augmentant Au point qu'il deviendra un jour l'unique lumière Un jour Un jour je m'attendais moi-même Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes Pour que je sache enfin celui-là que je suis Moi qui connais les autres Je les connais par les cinq sens et quelques autres 46 Il me suffit de voir leur pieds pour pouvoir refaire ces gens à milliers De voir leurs pieds paniques un seul de leurs cheveux De voir leur langue quand il me plaît de faire le médecin Ou leurs enfants quand il me plaît de faire le prophète Les vaisseaux des armateurs la plume de mes confrères La monnaie des aveugles les mains des muets Ou bien encore à cause du vocabulaire et non de l'écriture Une lettre écrite par ceux qui ont plus de vingt ans Il me suffit de sentir l'odeur de leurs églises L'odeur des fleuves dans leurs villes Le parfum des fleurs dans les jardins publics O Corneille Agrippa l'odeur d'un petit chien m'eût suffi Pour décrire exactement tes concitoyens de Cologne Leurs rois-mages et la ribambelle ursuline Qui t'inspirait l'erreur touchant toutes les femmes Il me suffit de goûter la saveur de laurier qu'on cultive pour que j'aime ou que je bafoue Et de toucher les vêtements Pour ne pas douter si l'on est frileux ou non O gens que je connais Il me suffit d'entendre le bruit de leurs pas Pour pouvoir indiquer à jamais la direction qu'ils ont prise Il me suffit de tous ceux-là pour me croire le droit De ressusciter les autres Un jour je m'attendais moi-même Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes Et d'un lyrique pas s'avançaient ceux que j'aime Parmi lesquels je n'étais pas Les géants couverts d'algues passaient dans leurs villes Sous-marines où les tours seules étaient des îles Et cette mer avec les clartés de ses profondeurs Coulait sang de mes veines et fait battre mon cœur Puis sur cette terre il venait mille peuplades blanches Dont chaque homme tenait une rose à la main Et le langage qu'ils inventaient en chemin 47 Je l'appris de leur bouche et je le parle encore Le cortège passait et j'y cherchais mon corps Tous ceux qui survenaient et n'étaient pas moi-même Amenaient un à un les morceaux de moi-même On me bâtit peu à peu comme on élève une tour Les peuples s'entassaient et je parus moi-même Qu'ont formé tous les corps et les choses humaines Temps passés Trépassés Les dieux qui me formâtes Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes Et détournant mes yeux de ce vide avenir En moi-même je vois tout le passé grandir Rien n'est mort que ce qui n'existe pas encore Près du passé luisant demain est incolore Il est informe aussi près de ce qui parfait Présente tout ensemble et l'effort et l'effet p. 74-77 : « Merlin et la vieille Femme » MERLIN ET LA VIEILLE FEMME Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre Maternel qui saignait lentement sur le ciel La lumière est ma mère ô lumière sanglante Les nuages coulaient comme un flux menstruel Au carrefour où nulle fleur sinon la rose Des vents mais sans épine n'a fleuri l'univers Merlin guettait la vie et l'éternelle cause Qui fait mourir et puis renaître l'univers Une vieille sur une mule à chape verte 50 p. 105-106: Le premier poème du « Brasier » LE BRASIER A Paul-Napoléon Roinard J'ai jeté dans le noble feu Que je transporte et que j'adore De vives mains et même feu Ce Passé ces têtes de morts Flamme je fais ce que tu veux Le galop soudain des étoiles N'étant que ce qui deviendra Se mêle au hennissement mâle Des centaures dans leurs bras Et des grand'plaintes végétales Où sont ces têtes que j'avais Où est le Dieu de ma jeunesse L'amour est devenu mauvais Qu'au brasier les flammes renaissent Mon âme au soleil se dévêt Dans la plaine ont poussé des flammes Nos cœurs pendent aux citronniers Les têtes coupées qui m'acclament Et les astres qui ont saigné Ne sont que des têtes de femmes Le fleuve épinglé sur la ville T'y fixe comme un vêtement Partant à l'amphion docile Tu subis tous les tons charmants 51 Qui rendent les pierres agiles p. 107-106: Le deuxième poème du « Brasier » Je flambe dans le brasier à l'ardeur adorable Et les mains des croyants m'y rejettent multiple innombrablement Les membres des intercis flambent auprès de moi Éloignez du brasier les ossements Je suffis pour l'éternité à entretenir le feu de mes délices Et des oiseaux protègent de leurs ailes ma face et le soleil Ô Mémoire Combien de races qui forlignent Des Tyndarides aux vipères ardentes de mon bonheur Et les serpents ne sont-ils que les cous des cygnes Qui étaient immortels et n'étaient pas chanteurs Voici ma vie renouvelée De grands vaisseaux passent et repassent Je trempe une fois encore mes mains dans l'Océan Voici le paquebot et ma vie renouvelée Ses flammes sont immenses Il n'y a plus rien de commun entre moi Et ceux qui craignent les brûlures p. 146 : le dernier poème des « Fiançailles » Templiers flamboyants je brûle parmi vous Prophétisons ensemble ô grand maître je suis Le désirable feu qui pour vous se dévoue Et la girande tourne ô belle ô belle nuit 52 Liens déliés par une libre flamme Ardeur Que mon souffle éteindra Ô Morts à quarantaine Je mire de ma mort la gloire et le malheur Comme si je visais l’oiseau de la quintaine Incertitude oiseau feint peint quand vous tombiez Le soleil et l’amour dansaient dans le village Et tes enfants galants bien ou mal habillés Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage p. 161-169 : « Vendémiaire » VENDÉMIAIRE Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi Je vivais à l'époque où finissaient les rois Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes Et trois fois courageux devenaient trismégistes Que Paris était beau à la fin de septembre Chaque nuit devenait une vigne où les pampres Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux De ma gloire attendaient la vendange de l'aube Un soir passant le long des quais déserts et sombres En rentrant à Auteuil j'entendis une voix Qui chantait gravement se taisant quelquefois Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine La plainte d'autres voix limpides et lointaines 55 Ont la saveur du sang de la terre et du sel Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel Obscurci de nuées faméliques Que caresse Ixion le créateur oblique Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique Ô raisins Et ces yeux ternes et en famille L'avenir et la vie dans ces treilles s'ennuyent Mais où est le regard lumineux des sirènes Il trompa les marins qu'aimaient ces oiseaux-là Il ne tournera plus sur l'écueil de Scylla Où chantaient les trois voix suaves et sereines Le détroit tout à coup avait changé de face Visages de la chair de l'onde de tout Ce que l'on peut imaginer Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées Il souriait jeune nageur entre les rives Et les noyés flottant sur son onde nouvelle Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives Elles dirent adieu au gouffre et à l'écueil A leurs pâles époux couchés sur les terrasses Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil Les suivirent dans l'onde où s'enfoncent les astres Lorsque la nuit revint couverte d'yeux ouverts Errer au site où l'hydre a sifflé cet hiver Et j'entendis soudain ta voix impérieuse Ô Rome Maudire d'un seul coup mes anciennes pensées Et le ciel où l'amour guide les destinées 56 Les feuillards repoussés sur l'arbre de la croix Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican Macèrent dans le vin que je t'offre et qui a La saveur du sang pur de celui qui connaît Une autre liberté végétale dont tu Ne sais pas que c'est elle la suprême vertu Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles Les hiérarques la foulent sous leurs sandales Ô splendeur démocratique qui pâlit Vienne la nuit royale où l'on tuera les bêtes La louve avec l'agneau l'aigle avec la colombe Une foule de rois ennemis et cruels Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle Sortiront de la terre et viendront dans les airs Pour boire de mon vin par deux fois millénaire La Moselle et le Rhin se joignent en silence C'est l'Europe qui prie nuit et jour à Coblence Et moi qui m'attardais sur le quai à Auteuil Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles Du cep lorsqu'il est temps j'entendis la prière Qui joignait la limpidité de ces rivières O Paris le vin de ton pays est meilleur que celui Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du nord Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible Mes grappes d'hommes forts saignent dans le pressoir Tu boiras à longs traits tout le sang de l'Europe Parce que tu es beau et que seul tu es noble Parce que c'est dans toi que Dieu peut devenir Et tous mes vignerons dans ces belles maisons Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux Dans ces belles maisons nettement blanches et noires 57 Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire Mais nous liquides mains jointes pour la prière Nous menons vers le sel les eaux aventurières Et la ville entre nous comme entre des ciseaux Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux Dont quelque sifflement lointain parfois s'élance Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence Les villes répondaient maintenant par centaines Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines Et Trèves la ville ancienne A leur voix mêlait la sienne L'univers tout entier concentré dans ce vin Qui contenait les mers les animaux les plantes Les cités les destins et les astres qui chantent Les hommes à genoux sur la rive du ciel Et le docile fer notre bon compagnon Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante Tous les noms six par six les nombres un à un Des kilos de papier tordus comme des flammes Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment Des armées rangées en bataille Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres Au bord des yeux de celle que j'aime tant Les fleurs qui s'écrient hors de bouches Et tout ce que je ne sais pas dire Tout ce que je ne connaîtrai jamais Tout cela tout cela changé en ce vin pur Dont Paris avait soif Me fut alors présenté
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