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Les écritures de l’histoire dans les romans québécois de la décennie 1980-1990, Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

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Télécharge Les écritures de l’histoire dans les romans québécois de la décennie 1980-1990 et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! HAL Id: tel-00864167 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00864167 Submitted on 20 Sep 2013 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les écritures de l’histoire dans les romans québécois de la décennie 1980-1990 Elsa Ollier-Pochart To cite this version: Elsa Ollier-Pochart. Les écritures de l’histoire dans les romans québécois de la décennie 1980-1990. Littératures. Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 2012. Français. ￿NNT : 2012BOR30077￿. ￿tel-00864167￿ 1  ABCDEAFABAFAA École Doctorale Montaigne Humanités (ED 480) THÈSE DE DOCTORAT EN « LITTÉRATURES FRANCAISE, FRANCOPHONE ET COMPARÉE »  ABCDE FB CFAFBC B Présentée et soutenue publiquement le 10 juillet 2012 par Elsa OLLIER-POCHART Sous la direction de Marie-Lyne Piccione Membres du jury Madame Marie-Lyne PICCIONE, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3. Madame Yannick RESCH, IEP Aix-en-Provence. Monsieur Antony SORON, IUFM Université Paris IV-Sorbonne. 4 Mots-clés en français : - Écriture de l’Histoire - Roman québécois - Décennie 1980-1990 - Roman historique - Écart - Histoire - Mémoire - Genre romanesque - Barcelo, François - Caron, Louis - Hébert, Anne - Ouellette-Michalska, Madeleine - Turgeon, Pierre - Bataille des Plaines d’Abraham (1759) - Révolte des Patriotes (1837-1838) - Octobre 1970 Mots-clés en anglais - History writing - Quebec novels - The 1980s - Historical novel - Gap - History - Memory - The novel - Barcelo, François - Caron, Louis - Hébert, Anne - Ouellette-Michalska, Madeleine - Turgeon, Pierre - Battle of the Plains of Abraham (1759) - The Rebellions of 1837-1838 - Crisis of October 1970 Thèse préparée au sein de l’équipe de Recherche CLARE (EA 4593) CLARE (Cultures, Littératures, Arts, Représentations, Esthétiques) Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 Domaine Universitaire 10, Esplanade des Antilles 33607 PESSAC Cedex. 5 A Olivier, compagnon de presque toujours et de chaque jour, que n’effraient ni les questions, ni les réponses. A Gabriel, venu rayonner dans notre vie avec bien plus de force que nous n’aurions pu l’imaginer, et sans qui, contre toute attente, ce projet n’aurait peut-être pas abouti. A tous ceux qui m’ont lu des histoires, à ma famille donc, de cœur et d’esprit. 6 Remerciements Je ne remercierai jamais assez Madame Piccione. Sans ses conseils avisés, sans ses encouragements constants, sans son regard bienveillant et exigeant, jamais ce travail n’aurait pu aboutir. Qu’elle soit également remerciée de la leçon de professorat ainsi donnée. Au terme de ce travail, j’ai une pensée pour Christiane Lahaie et Pierre Hébert. Leur accueil québécois, leur enseignement, leurs conseils sont à l’origine de ce projet. Qu’ils soient profondément remerciés de m’avoir initiée à la littérature québécoise. Je remercie également les membres du jury qui ont accepté de lire et d’évaluer mon travail. Pour leur aide, qui fut loin d’être seulement logistique, merci à mes parents, à Aurélie, à Églantine, à Françoise, à Olivier, à Stéphane et Anita, ainsi qu’à toute ma famille. Merci également à tous ceux qui m’ont, d’une manière ou d’une autre, supportée, et ce, faut-il le préciser, dans tous les sens du terme. Merci, enfin, à certains de mes élèves et, plus particulièrement, à mes élèves de 1ère de l’année scolaire 2011-2012. Que leurs enthousiasmes et leurs questionnements continuent de les guider. 9  Introduction Nous nous proposons d’étudier les « Écritures de l’Histoire dans les romans québécois de la décennie 1980-1990 ». Ce sujet trouve son origine dans notre intérêt non seulement pour la littérature québécoise contemporaine mais aussi dans notre volonté d’envisager une recherche à la croisée des disciplines. Un des premiers enjeux de notre travail est donc d’étudier les rapports entre littérature et Histoire1 et, plus largement encore, entre littérature et représentation de la société québécoise des années 1980-1990. Au commencement étaient les Annales. La distinction entre littérature et Histoire n’a pas toujours été évidente. Ainsi dans le volume XIV des Annales, Tacite dépeint les événements sous le règne de Néron ; son œuvre est à la fois historique et littéraire. Au XVIème siècle, les récits d’explorateurs oscillent eux aussi entre la subjectivité de l’écriture testimoniale et les informations sur les contrées nouvellement découvertes. De ces rencontres, entre deux mondes et entre deux genres, naît la coexistence des discours historiques et littéraires qui prendra fin au XIXème siècle. « Le divorce entre l’histoire et la littérature relève d’un procès très ancien et trop long pour être raconté. Patente dès le XVIIème siècle, légalisée au XVIIIème siècle comme un effet de la division entre les « lettres » et les « sciences », la rupture a été institutionnalisée au XIXème siècle par l’organisation universitaire. Elle a pour fondement la frontière que les sciences positives ont établie entre l’« objectif » et l’imaginaire, c’est-à-dire entre ce qu’elles contrôlaient et le « reste » »2. Une fois la séparation établie, toute association des deux disciplines semble exclue. Elle ne se révèle que dans le genre, fort décrié, du roman historique. Selon Réjean Baudoin évoquant le roman québécois de 1837 à 1916, « il s’est écrit des romans de colonisation, des romans historiques, des épopées sans héros, des romans d’exil intérieur, des aventures très diverses 1 Par souci de clarté, nous différencierons dorénavant l’Histoire comme discipline et discours historique et l’histoire, diégèse. 2 Certeau de, Michel, Histoire et psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », [1987], 2002, p.107. 10 auxquelles manquera toujours la qualité du style. […] C’est vraiment le degré zéro du roman. »3. Notre travail a pour but d’interroger les rapports entre fiction et Histoire, de déceler dans les romans québécois des années 1980 l’importance de la fictionnalisation de l’Histoire et d’en évaluer les conséquences dans la création romanesque. Au sein des œuvres, nous étudierons de quelle manière cette problématique contribue à élaborer non seulement des figures romanesques mythiques mais aussi un imaginaire collectif, support d’une identité communautaire. Les bornes temporelles du corpus se sont très vite imposées. En effet, la date de 1980, outre le fait qu’elle permet d’étudier des romans relativement récents, nous permettait de mettre en rapport la production littéraire et l’événement majeur de cette année-là, le résultat du référendum. L’année 1990 s’est imposée comme seconde borne temporelle à la faveur de deux éléments : tout d’abord, du point de vue méthodique, la période décennale, bien qu’arbitraire, présente une unité ; de plus, 1990 est également la date anniversaire des vingt ans des événements d’Octobre 1970 et est à ce titre l’année de parution de deux romans ayant trait à ces événements : Le Coup de Poing de Louis Caron et Un dernier blues pour octobre de Pierre Turgeon. En dix ans, la production romanesque québécoise retrace donc quatre siècles de l’existence d’une terre devenue le Québec. Les bornes temporelles, 1980-1990, semblent également fort intéressantes par les discours qu’elles engendrent entre Histoire et littérature. Dans un premier temps, elles conduisent à interroger les œuvres dans leurs rapports avec le résultat du référendum de 1980. La décennie 1980-1990 se caractérise par une nette augmentation de production des romans historiques. Pouvons-nous alors interpréter cette inscription du discours romanesque dans le passé comme une volonté auctoriale de retracer l’évolution d’un peuple divisé dans sa conception de l’avenir ? Quel est le positionnement des auteurs étudiés ? Pouvons-nous lire ces œuvres comme une volonté de se replier sur des périodes de troubles dont les issues sont déjà connues ? Y a-t-il de la part des auteurs un espoir de trouver dans ce discours sur le passé une explication du résultat de 1980 ? Y a-t-il une forme d’engagement dans ces œuvres ? « Il [le lecteur] ne survole pas l’histoire ; il y est engagé. Les auteurs aussi sont historiques ; et c’est précisément pour cela que certains d’entre eux souhaitent échapper 3 Beaudoin, Réjean, Le Roman québécois, Montréal, Boréal, coll. « Boréal express », 1991, p.25. 11 à l’histoire pour un saut dans l’éternité. Entre ces hommes qui sont plongés dans une même histoire et qui contribuent pareillement à la faire, un contact historique s’établit par le truchement d’un livre. Écriture et lecture sont les deux faces d’un même fait d’histoire et la liberté à laquelle l’écrivain nous convie, ce n’est pas une pure conscience abstraite d’être libre. Elle n’est pas, à proprement parler, elle se conquiert dans une situation historique ; chaque livre propose une libération concrète à partir d’une aliénation particulière. »4 Les auteurs ont-ils voulu, au travers du livre, engager un dialogue avec leurs compatriotes afin de connaître au mieux leur passé pour pouvoir envisager un avenir commun ? Le choix de cette décennie, 1980-1990, apporte donc à l’étude une certaine cohérence. Non seulement les œuvres inscrivent l’Histoire au cœur de leur diégèse et de leur matériau romanesque mais elles sont elles-mêmes inscrites dans l’Histoire et notamment dans celle d’un peuple animé par un important débat politique. Dès lors, nous pouvons envisager le texte non seulement comme un objet donnant lieu à une lecture stylistique mais aussi comme une réalité sociale qui s’enrichit d’une lecture sociocritique. Déterminer la composition du corpus a nécessité d’importantes recherches bibliographiques, notamment dans les revues Lettres Québécoises et Livres et auteurs québécois5. Une fois sélectionnés un certain nombre de titres, notre lecture des romans a permis de dégager des œuvres incontournables dans la perspective de notre sujet telle la trilogie de Louis Caron, Les Fils de la liberté. Deux critères ont guidé notre sélection. Tout d’abord la volonté d’étudier un corpus illustrant les événements mémorables du Québec. Un de nos objectifs fut en effet de sélectionner des romans représentatifs de l’Histoire de cette province : la naissance du pays, la bataille des Plaines d’Abraham en 1759, la révolte des Patriotes de 1837-183 et les événements d’Octobre 1970. S’intéresser à des périodes aussi marquantes permet de déterminer certains des éléments propres à l’imaginaire collectif québécois. Pour ces mêmes raisons, nous avons limité notre corpus aux romans relatant l’Histoire québécoise et avons, de ce fait, évacué les romans 4 Sartre, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, [1948], coll. « Folio essais », 1999, p. 78. C’est l’auteur qui souligne. 5 Pour la revue Livres et auteurs québécois, notre dépouillement porte sur les revues des années 1980 à 1982 incluses (date à laquelle la revue cesse de paraître). Pour les Lettres Québécoises, le dépouillement concerne les numéros datés du printemps 1983 (n°29) à l’été 1991 (n°62). 14 Louis Caron, affirment ne « pas cherche[r] à faire œuvre d’historien, (…) ne pas servir de cause politique »11. Cependant, pour la mise en scène d’événements contemporains, est-il possible que l’auteur ne laisse aucunement transparaître son opinion ? L’écriture testimoniale affleure-t- elle dans certains romans ? Tout écrivain s’engage-t-il ? Dans Le Poids de l’Histoire, Jacques Pelletier rappelle que « c’est dans la foulée du néonationalisme que se développera le courant qui deviendra dominant au sein de l’institution littéraire à la fin des années 1960 : celui de la québécitude. »12. L’étude de Jacques Pelletier s’étend des années 1930 aux années 1980. Sans faire de nos auteurs des Hubert Aquin s’engageant au sein du RIN ou entrant en clandestinité, nous tenterons d’évaluer quelle peut être la part d’engagement de ces Québécois et de quelle nature relève cet engagement. En effet, sans être un engagement politique formel, il peut être littéraire. Les auteurs du début du XXème siècle, tels Arsène Bessette ou Jean-Charles Harvey, attestaient, par leurs créations, de l’existence d’un espace poétique au Québec. A la fin de ce même siècle, par leurs réécritures de l’Histoire, les écrivains ne tenteraient-ils pas d’affirmer l’existence d’un peuple et d’un pays, le Québec ? Notre travail ne peut évacuer une étude précise de chacune des œuvres du corpus. Cet examen s’appuie sur trois des principales composantes d’un récit : le temps, le lieu et le personnage. Un de nos objectifs sera d’analyser les relations privilégiées qu’entretiennent ces romans avec le cadre temporel de la fiction. De quelle manière les auteurs recréent-ils des époques ? Quels sont les rapports entre la temporalité à l’œuvre dans la diégèse et le temps recréé ? Ceci nous permettra de nous interroger sur la signification des ruptures temporelles et des anachronies. Bien que ces dernières soient « l’une des ressources traditionnelles de la narration littéraire »13, elles n’en sont pas moins signifiantes. Au vu des choix auctoriaux opérés, il sera notamment intéressant de comparer les « architextures »14 temporelles des œuvres. Loin de privilégier uniquement la dimension temporelle de leurs récits, les auteurs dessinent également des espaces qui font sens. Car, comme le souligne Roland Bourneuf, 11 Ibid, p.10. 12 Pelletier, Jacques, Le Poids de l’Histoire, Québec, Nuit Blanche, 1995, p.23. 13 Genette, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p.80 14 Paterson, Janet M, Anne Hébert, Architexture romanesque, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1985. 15 « l’espace dans le roman est plus que la somme des lieux décrits »15. Conjointement à l’écriture – ou à la réécriture – de l’Histoire d’une nation, les romanciers dessinent l’espace d’une contrée. Or, au sein de l’espace romanesque, la tension entre Histoire et territoire se cristallise autour d’un élément incontournable : le personnage. L’être de papier est défini par Philippe Hamon comme « l’un des points de fixation traditionnels de la critique et des théories de la littérature. »16 S’il est indispensable au genre romanesque, il revêt dans le roman historique un rôle particulier que nous tenterons de circonscrire. Singulières par leurs destins qui les opposent à l’Histoire, les figures de romans historiques semblent osciller entre héroïsme et marginalité. Nous tenterons donc de déterminer si les peintures de ces personnages participent à la création de figures archétypales. En peignant de tels héros, les romanciers n’élaborent-ils pas un récit qui, d’une histoire, deviendrait une Histoire ? Les auteurs ne posent-ils pas, au sein de la fiction, les bases d’une culture commune, susceptible de fédérer tout un peuple ? Pierre Nepveu, dans L’Ecologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise, affirme être « convaincu que la situation culturelle des années 80 (caractérisée à la fois par un sentiment de l’après et par un éclatement du champ culturel) offre justement la possibilité, au- delà des nostalgies et d’un pessimisme parfois salutaires, de relire la tradition québécoise, de la déplacer, de l’interroger sous de nouveaux angles. » 17 Par un déplacement spatial et temporel, tentons donc de « relire la tradition québécoise ».   15 Bourneuf, Roland, « L’organisation de l’espace dans le roman », in Goldenstein, Jean-Pierre, Pour lire le roman, Bruxelles, De Boeck/Duculot, 1989, p.101. 16 Hamon, Philippe, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. « Points », p.115. 17 Nepveu, Gilles, L’Ecologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1988, p.9. 16  Première partie Du roman historique à l’écriture de l’Histoire « L’histoire est fille du récit. Elle n’est pas définie par un objet d’étude, mais par un type de discours. Dire qu’elle étudie le temps n’a en effet pas d’autre sens que de dire qu’elle dispose tous les objets qu’elle étudie dans le temps : faire de l’histoire, c’est raconter une histoire. » François Furet, L’Atelier de l’histoire 19 œuvre qui établit une distance, une objectivation par rapport à la matière narrée. » 24 Cet auteur se substitue aux Muses, aux Dieux, aux héros et devient l’auteur d’un récit dont il s’exclut, faisant ainsi preuve de distanciation. Hérodote mène son enquête, l’historiê, et cherche à dire la vérité. Pour cela il a non seulement recours à ce qui a été vu mais aussi à ce qui est rapporté, et c’est ainsi que l’Histoire se mêle encore au récit, car « la coupure n’est pas encore radicale entre l’aède et l’histor, et Hérodote va de ville en ville, comme le rhapsode, pour faire connaître ses récits dans des lectures publiques, valorisant toutes les techniques rhétoriques du plaire. »25 C’est cette tension entre réel et fiction qui conduira à qualifier Hérodote de Père de l’histoire, donc de la vérité recherchée, et en même temps père des mensonges. C’est d’ailleurs son disciple Thucydide qui lui reprochera de « rester encore trop près de la légende et trop éloigné des strictes règles d’établissement de la vérité. Hérodote passe alors pour un affabulateur, trop prompt à l’invention pour combler les lacunes documentaires. »26 Pour Thucydide l’enquête historique doit se rapprocher de l’enquête judiciaire, la vérité devenant la raison d’être de l’historien. Il prône de ce fait l’effacement de l’historien devant les faits. Selon lui, Hérodote reste un « mythologue »27. Pourtant, comme lui, Thucydide privilégie le regard comme source de vérité mais à la différence d’Hérodote, il va écarter toute source indirecte. « Le savoir historique est alors exclusivement le voir. Il condamne l’historien à limiter son champ d’investigation à la période qui lui est contemporaine et au lieu où il se situe. » 28 Mais Thucydide ne se situe pas uniquement dans la relation des faits, il introduit également une volonté démonstrative dans son discours, ce qui l’oblige à faire des choix. La quête de la vérité est posée, la volonté d’objectivation semble déjà différencier Histoire et récit, mais pour autant des tensions entre réalité et production historique demeurent au sein du discours. A Rome, l’Histoire est l’héritière du monde grec, elle cherche des réponses aux questions de son temps. Elle fait partie du genre narratif, au même titre que l’épopée, le roman ou la fable29. Le souci d’archiver, de garder des traces pour la postérité est présent dès le début de la ville. Cependant, l’invasion gauloise de 390 av. J.C. a entraîné la disparition des documents. Pour cette période ne subsiste donc que la tradition orale. La Chronique des 24 Ibid, p. 9. 25 Ibid, p.10. 26 Ibid, p.13. 27 Idem. 28 Ibid, p.15. 29 Martin, René & Gaillard, Jacques, Les Genres littéraires à Rome, Paris, Nathan, 1991, p.491. 20 Pontifes, débutée au début du IVème siècle, récapitule les événements marquants, rédigés par le Grand Pontife. Cette écriture s’organise autour du calendrier religieux. Loin de présenter une ambition historiographique, ces éléments relèvent plutôt des annales qui racontent le passé, année par année. Il faudra donc attendre la seconde guerre punique au 2ème siècle av J.-C. pour que les Romains commencent à s’intéresser à l’historiographie. En effet, les conflits avec les puissances rivales aiguisent le sentiment d’identité nationale et la volonté de comprendre les origines. Les premiers auteurs qui s’intéressent à l’histoire, ne disposant d’aucune tradition latine, vont s’inspirer du monde grec et donc, écrire en grec. Le premier auteur proprement latin sera Caton l’Ancien, auteur des Origines, dans lesquelles il s’intéresse aux origines de Rome et aux guerres qui ont permis d’accroître sa puissance. Il insère dans son propos des « discours reconstitués, imitant en cela les auteurs grecs, et pose ainsi un des fondements de l’historiographie romaine, très attachée à cette technique littéraire qui établit un lien étroit entre la réalité politique et le texte historique. »30 Jusqu’au milieu du 1er siècle, le genre historiographique va poursuivre sa lente gestation avec des historiens que l’on peut qualifier de mineurs et auxquels Cicéron reproche de se borner à être des narratores, c’est-à-dire des hommes qui « racontent (narrare) le passé sans se soucier d’offrir à leurs lecteurs le plaisir d’une prose élégante, ou tout simplement agréable. »31 En effet, c’est sous l’égide de Cicéron que l’historiographie romaine va trouver son fondement : au sein du De Oratore et du De Legibus, l’homme d’état propose sa conception de l’historiographie qui peut se résumer par l’expression « historia ornata », une histoire ornée. Il ne s’agit pas de falsifier ou d’enjoliver l’histoire mais de dire « bellement ce qui est beau »32. Pour Cicéron, l’historien idéal est donc l’orateur, celui qui va savoir associer les éléments historiques et la qualité de l’expression. Thomas Guard dans son article « Cicéron : l’orateur, l’histoire et l’identité romaine » explique : « Cicéron attend de l’historien qu’il explique les événements historiques, qu’il établisse leurs relations, qu’il définisse leurs causes et leurs conséquences, bref qu’il révèle la cohérence, l’organisation d’une période historique, sa continuité ou sa discontinuité. Il détermine ainsi une tendance, une logique dans l’apparent chaos des événements. 30 Ibid, p. 113. 31 Idem. 32 Martin, René & Gaillard, Jacques, op.cit, p.115. 21 L’historien doit donc relever uniquement les éléments historiques qui font sens pour répondre à une problématique préalablement établie et indiquer ainsi le sens de l’histoire. Il s’agit encore une fois de dépasser la démarche des annalistes, stigmatisée par Cicéron, à savoir un relevé des événements exhaustif – mais sans discernement ni explication, qui perd le lecteur dans leur masse et leur incohérence -, au profit d’une véritable démonstration. L’orateur paraît répondre également à cette exigence parce que, homme d’état, il connaît les mécanismes politiques et sociaux qui animent la vie de la cité et sait identifier et relier les faits importants qui jalonnent et bâtissent son histoire. L’orateur en outre par sa formation théorique paraît capable d’offrir un ou des points de vue sur la marche de l’histoire. Enfin, par sa formation philosophique (selon l’idéal cicéronien), c’est un connaisseur pénétrant de l’âme humaine et de ses motivations. »33 Après Cicéron, on comptera trois œuvres majeures : Monographies de Salluste, l’Histoire de Tite-Live et les Chroniques de Tacite. Tous trois vont développer leur propre méthode mais, héritiers de Cicéron, ils ont pour conviction commune la certitude que l’histoire ne trouve sa dignité qu’en devenant une œuvre d’art. Selon Guy Bourdé et Hervé Martin, « les historiens antiques n’étaient pas essentiellement des dépositaires ni des garants de la tradition. Ils se comportaient surtout en observateurs attentifs des grands changements politiques et militaires survenus en leur temps. »34 A la fin de la période romaine, la distinction entre mythe et histoire est établie et le genre historiographique comporte des œuvres majeures qui inspireront notamment les auteurs du Moyen Age. A l’époque médiévale, il existe une grande variété de genres historiques : la production hagiographique, des Annales et des Chroniques, des Histoires inspirées de celles de Tacite mais aussi des biographies inspirées d’œuvres antiques. C’est à la Renaissance que va naître la rupture entre la littérature et l’histoire : « L’une des grandes innovations introduites par les historiens du XVIème siècle a consisté à ne plus se satisfaire de la narration des res gestae et à pratiquer un première 33 Guard, Thomas, « Cicéron : l’orateur, l’histoire et l’identité romaine », Cahiers des études anciennes [En ligne], XLVI I 2009, mise en ligne le 13 mars 2010. URL : https://etudesanciennes.revue.org/180 (page consultée le 25 juin 2011). 34 Bourdé, Guy & Martin, Hervé, Les Ecoles historiques, Paris, Seuil, Points, [1983], 1990, p.34. 24 le vecteur d’un savoir. L’objectif est essentiellement didactique. Le XIXème siècle marque le siècle qui constituera l’Histoire comme discipline, la détachant clairement de la littérature. Alors que la France se débat dans les méandres d’un début de XIXème siècle empreint du mal du siècle contre lequel s’inscriront plus tard les réalistes et les naturalistes, au Canada- français qui n’est pas encore le Québec, naît celui qui deviendra le premier historien. Nous ne pouvions évoquer le XIXème siècle et l’Histoire sans traverser l’Atlantique à la rencontre de François-Xavier Garneau qui publia une des premières Histoire du Canada. 1.3 François-Xavier Garneau, premier historien du Québec Gilles Marcotte dans sa présentation de l’édition de l’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours en Bibliothèque Québécoise, annonce ainsi l’auteur et son œuvre : « voici le premier écrivain, voici la première œuvre. »43 Impossible donc d’évoquer le devenir de la discipline sans évoquer cette figure qui, de poète, devint rapidement « l’historien national »44. François-Xavier Garneau présente un parcours atypique dans le Québec du XIXème siècle. Il va à l’école, ce qui est un premier élément remarquable étant donné le faible taux de scolarisation à l’époque. Il devient, grâce à son protecteur Joseph-François Perrault, clerc de notaire chez maître Archibald Campbell qui possède une importante bibliothèque. C’est ainsi que François-Xavier Garneau va accéder à la culture. Yvan Lamonde dans son article « L’ombre du passé : François-Xavier Garneau et l’éveil des nationalités » souligne la diversité des éléments qui ont pu contribuer à sa formation : « Il convient aussi de noter que, dans la recherche de la formation de la conscience historique de Garneau, la cléricature et le greffe sont susceptibles de développer le sens 43 Marcotte, Gilles, « Garneau dans le texte », in Garneau, François-Xavier, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours, Discours préliminaire, Livres I et II, Montréal, Bibliothèque Québécoise, 1996, p.7. 44 Ibid, p.8. A propos de ce titre, « historien national », qui fut très rapidement attribué à François-Xavier Garneau après la publication de son Histoire , on peut renvoyer à l’article de Lucie Robert, « François-Xavier Garneau, sa vie, ses œuvres … et ses biographes » in François-Xavier Garneau, une figure nationale, sous la direction de Gilles Gallichan, Kenneth Landry et Denis Saint-Jacques, Québec, Editions Nota Bene, « Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise n°3 », 1998, p.307-329. Lucie Robert y analyse le rôle de la biographie dans la réception puis dans la consécration de l’ « historien national ». Pour ce faire, elle étudie les biographies du XIXème siècle que sont celle d’Henri-Raymond Casgrain, F.X. Garneau et celle de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, François- Xavier Garneau. Sa vie et ses œuvres. 25 de l’archivistique chez ce jeune homme marqué par les récits de son grand-père, lesquels s’alimentent tout autant aux conflits franco-amérindiens qu’aux souvenirs de la bataille des Plaines d’Abraham. »45 A 19 ans, le jeune homme effectue un voyage aux Etats-Unis lors duquel il découvre, entre autres, Boston, New-York mais aussi Rochester et les chutes du Niagara. Il effectuera trois ans plus tard un autre voyage, en Europe, fondamental dans sa formation culturelle. Mais avant cela, Garneau devient « poète, le premier poète de quelque importance au Canada français. » 46 Si l’essentiel de son œuvre poétique47 semble être écrite entre 1831 et 1841 selon Gilles Marcotte, Yvan Lamonde précise cependant que deux poèmes ont été publiés avant son départ pour l’Europe. « Le voltigeur » et « la coupe » évoquent des thèmes déjà chers à Garneau. « C’est par l’expression poétique que le jeune Garneau tente de formuler ses sentiments et ses intuitions : « le voltigeur » lui donne prise sur l’histoire d’un passé mais aussi sur l’histoire présente d’une colonie britannique anglophone tandis que « La coupe » résonne du fracas de l’ère postnapoléonienne et des monarchies qui tentent de se restaurer. »48 Le 20 juin 1831, le jeune notaire s’embarque pour l’Europe, expérience qui donnera la matière du Voyage en Angleterre et en France dans les années 1831, 1832 et 1833 publié tout d’abord par tranches dans le Journal de Québec, du 18 novembre 1854 au 29 mai 1855. Ces souvenirs sont ensuite réunis en un volume au printemps 1855. La réception en est cependant extrêmement négative, ce qui conduit l’auteur à demander à son éditeur la destruction des exemplaires non distribués. Ce voyage, qui s’étendra sur trois années, du 20 juin 1831 au 30 juin 1833, reste pourtant une des étapes fondamentales dans la formation de François-Xavier Garneau. Il découvre Londres puis Paris, avant de repartir pour la capitale du Royaume-Uni. Il y est secrétaire de Denis-Benjamin Viger, agent de la Chambre d’assemblée de 1831 à 1834, ce qui 45 Lamonde, Yvan, « L’ombre du passé : François-Xavier Garneau et l’éveil des nationalités », in Gilles Gallichan, Kenneth Landry & Denis Saint-Jacques (dir.), François-Xavier Garneau, une figure nationale, op.cit, p.53. 46 Marcotte, Gilles, « Garneau dans le texte », op.cit, p. 15. 47 On peut lire l’ensemble de l’œuvre poétique de François-Xavier Garneau dans Poèmes de François-Xavier Garneau, édition intégrale préparée sous la direction de François Dumont, Québec, Nota Bene, « Cahiers du centre Hector de Saint-Denys Garneau », 2008. 48 Lamonde, Yves, op.cit, p.55. 26 lui permet de préciser sa connaissance des affaires bas-canadiennes et métropolitaines. Il est ainsi « mis en contact de façon intense et privilégiée avec les affaires de son pays vues de la métropole »49. Parce qu’il a pu observer l’Angleterre et la France, il est « conscient de l’agitation en France et en Europe, et il est étonnant de voir jusqu’où son regard sur la France de 1830 est filtré par sa propre expérience de la constitution britannique et par son sens de l’appartenance à l’Amérique. »50 Douze années vont séparer son retour au Canada de la publication du premier tome de L’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours. Certains critiques, dont Yvan Lamonde, datent le « projet d’histoire du Canada de Garneau du début de 1837, alors qu’il publie dans Le Canadien de son ami Parent, entre le 15 février et le 25 août, une vingtaine de textes sur les combats et les batailles « livrés en Canada ». L’histoire du pays est alors devenue une préoccupation. »51 Il ne faut pas oublier que les années 1837-1838 sont celles des Rébellions en Bas-Canada et les préoccupations politiques, au sens étymologique, transparaissent dans les écrits poétiques de Garneau, alors membre du Comité Constitutionnel de Québec, que ce soit dans un poème publié en février 1837 et intitulé « Au Canada » ou dans celui publié le 8 juin 1838 « A Lord Durham ». De même ses écrits portent les traces de l’Union de 1840 : « Dans trois poèmes et deux textes en prose, Garneau fixe à la fois sa position et son interprétation à l’égard de l’Union. Le « dernier » Huron devient le symbole de l’avenir du peuple « canadien ». »52 Plus les années passent et plus « le poète et l’intuition sont progressivement délogées au profit de l’historien et de la raison. »53 On sait que dès 1843 il avait fait une souscription en vue de la publication de son ouvrage d’historien. La rédaction devait donc déjà être avancée. Gilles Marcotte s’interroge sur cette évolution générique de l’auteur : 49 Ibid, p.62. 50 Idem. 51 Lamonde, Yvan, op.cit, p.62. 52 Ibid, p. 67. 53 Ibid, p.69. 29 ministère des Colonies en février 1839, recommande l’union du Haut et du Bas-Canada, ce qui sera entériné par l’Acte d’Union de 1840, abolissant ainsi l’Acte constitutionnel de 1791 auquel Garneau fait référence dans son discours préliminaire. Selon Paul Wyczynski, cet acte sera particulièrement frappant pour Garneau et marquera durablement son esprit : « Parmi les genres littéraires que Garneau a cultivés, l’histoire est devenue, à partir d’environ 1840, sa préoccupation principale. L’homme s’est bien préparé par son travail à Londres chez Denis-Benjamin Viger (1831-1833), par des discussions sur le sort du Bas-Canada au sein de nombreuses sociétés, par l’étude des événements politiques qui suivaient les luttes des années 1837-1838, par l’examen critique de l’Acte d’Union qu’il dénonçait ouvertement dans Le Canadien, le 22 février 1841, en y signant un significatif plaidoyer : « L’Abolition de la langue française par l’acte de réunion des deux Canadas. » En tant que traducteur adjoint à la Chambre législative, depuis le 27 septembre 1842 jusqu’au 1er août 1844, il suit attentivement les délibérations des élus du peuple et sait comment se mesurent des forces dans la perspective d’une unité sociopolitique difficile à réaliser.[…] Une métamorphose dans l’esprit de Garneau s’est produite après la publication à Londres du Rapport Durham »66. L’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours a donc émergé dans un contexte particulier et se trouve le fruit de différents événements tant personnels que nationaux ou littéraires. La formation personnelle de Garneau, son voyage en Europe, lui ont permis non seulement d’avoir connaissance des évolutions de l’historiographie, de les faire siennes, de comprendre les institutions britanniques sans pour autant oublier sa condition de Canadien. Tous ces éléments ont contribué à l’élaboration d’une conscience politique peut-être un peu différente de celle de ses compatriotes parce que forgée en partie par ses voyages, notamment en Europe, et donc à distance de l’Amérique du Nord. Les troubles de 1837-1838 placent donc son œuvre au cœur de l’Histoire et en la rédigeant, il laisse inévitablement transparaître ses opinions. Cela semble d’ailleurs contradictoire. En effet, le discours préliminaire s’ouvre, comme nous l’avons vu, sur l’évocation de l’histoire « devenue, depuis un demi siècle, une science analytique rigoureuse »67. On pourrait donc imaginer que l’objectivité et le souci de neutralité vont guider 66 Wyczynski, Paul, « Sur les traces de l’historien François-Xavier Garneau », in Gilles Gallichan, Kenneth Landry & Denis Saint-Jacques (dir.), François-Xavier Garneau, une figure nationale, op.cit, p.17. 67 Garneau, François-Xavier, op.cit, p. 53 30 Garneau dans l’élaboration de son œuvre. Or la lecture du discours préliminaire révèle une certaine tension entre sa conception scientifique de l’histoire et sa vision de la situation canadienne qui transparaît dans ses propos. Ainsi, pour Garneau l’évolution de l’Histoire passe par la prise en compte du peuple, cette « plèbe passive, masse inerte et souffrante, [qui] semble n’exister que pour obéir. »68 Or, selon lui, « à mesure qu’ils rentrent dans leurs droits, l’histoire change quoique lentement »69 et il évoque plus loin les « principes de l’école historique moderne qui prend la nation pour source et pour but tout pouvoir »70. Le vocabulaire qu’il emploie pour évoquer ce peuple traduit une vision méliorative, bien loin de la relation des seuls faits : « l’intelligence et l’esprit de travail sont les seuls armes des hardis pionniers qui vont prendre aujourd’hui possession de l’Amérique. »71 On peut remarquer qu’au terme « hardis » sont associés ceux d’ « armes » et de « possession ». Il est difficile de ne pas lire dans ce discours préliminaire les références aux questions politiques qui agitent le Canada dans les années 40. Plus loin, après avoir rappelé les premiers établissements en Amérique, il conclut par ces termes : « Voilà, certes, des entreprises et des faits bien dignes de notre intérêt et de celui de la postérité, et qui donnent aux premiers temps de notre histoire, un mouvement, une variété, une richesse de couleurs, qui ne sont pas, ce nous semble, sans attraits. »72 Outre l’emploi de la première personne du pluriel par le déterminant possessif ou le pronom personnel qui traduisent l’implication de Garneau dans son propos, le vocabulaire mélioratif est à nouveau présent, souligné par l’énumération des termes « mouvement », « variété » et « richesse ». La forme négative de la phrase qui pourrait paraître modaliser le propos semble, au contraire, le renforcer. De la même manière, lorsque Garneau revient à « l’histoire du Canada dans son ensemble »73, c’est pour la résumer à « deux grandes phases que divise le passage de cette colonie de la domination française à la domination anglaise »74. La répétition de « domination » laisse peu de doute quant à l’opinion de Garneau sur la situation politique du Canada et l’Acte d’Union conclu en 1840. Ses propos deviennent d’ailleurs de plus en plus explicites au fur et à mesure qu’il approche de la conclusion. Ainsi, 68 Ibid, p.55. 69 Idem. 70 Ibid, p.56. 71 Ibid, p.59. 72 Ibid, p.61 73 Idem. 74 Idem. 31 avant de mentionner les « vicissitudes » du Canada qui « tiennent à la nature de sa dépendance coloniale »75, il mentionne la question de la nationalité : « Il y a quelque chose de touchant et de noble à la fois à défendre la nationalité de ses pères, cet héritage sacré qu’aucun peuple, quelque dégradé qu’il fût, n’a jamais osé répudier publiquement. »76 Evoquant ainsi la lutte parlementaire des Canadiens, Garneau montre à quel point son discours est loin d’être celui d’un homme impartial, ce qui ne l’invalide pas pour autant. Il considère que l’historien est lui aussi porteur d’une mission : « Quoi qu’on fasse, la destruction d’un peuple n’est pas chose aussi facile qu’on pourrait se l’imaginer ; et la perspective qui se présente aux Canadiens est, peut-être, plus menaçante que réellement dangereuse. Néanmoins, il est des hommes que l’avenir inquiète, et qui ont besoin d’être rassurés ; c’est pour eux que nous allons entrer dans les détails qui vont suivre. L’importance de la cause que nous défendons nous servira d’excuse auprès du lecteur. Heureux l’historien qui n’a pas la même tâche à remplir pour sa patrie ! »77 La tension entre la scientifique objectivité de l’histoire et la conscience du rôle idéologique mais aussi politique, au premier sens du terme, de l’historien est donc bien présente dans les propos de Garneau. L’impression donnée au lecteur est que tout au long de ce discours préliminaire, la visée idéologique tend à s’affirmer. Cependant Garneau, dans sa conclusion, tente précisément de réunir ces deux aspects de son discours : « Dans les observations ci-dessus, nous avons énoncé franchement et sans crainte nos vues sur un sujet qui doit préoccuper tous les Canadiens dans la situation exceptionnelle où ils se trouvent comme peuple. Nous l’avons fait, parce que nous croyons que nos lecteurs avaient droit de connaître notre opinion à cet égard ; nous avons dû aussi exprimer nos espérances que nous croyons bien fondées, parce qu’elles procèdent des 75 Ibid, p.62. 76 Ibid, p.61. 77 Garneau, François-Xavier, op.cit, p.63. 34  2. 1 Petite histoire des paralittératures Dans l’imaginaire collectif, les paralittératures sont le plus fréquemment désignées par les expressions « romans de gare », « romans roses » ou encore « romans populaires » que Balzac, lui-même, classe dans la « littérature marchande ». D’où viennent ces écrits ? A quels éléments est liée leur apparition ? Comment peut-on les définir ? Les paralittératures sont nées progressivement au XIXème siècle, de la conjonction de plusieurs phénomènes : la reconnaissance du roman comme une forme littéraire à part entière, le développement des moyens d’impression industrielle, la nouvelle diffusion de l’écrit grâce aux multiplications des voies de chemin de fer et des routes. Dans son ouvrage Paralittératures, Daniel Fondanèche précise ainsi que « les paralittératures touchent tous les pays développés ; elles ont pour ancêtre commun la littérature orale, puis la littérature de colportage et enfin le roman populaire »83. En effet, le roman ne connaît ses lettres de noblesse qu’à partir du milieu du XIXème siècle. La hiérarchie des genres est alors bouleversée et peu à peu le roman va devenir une forme dominante, reprenant ainsi, au côté du théâtre et de la poésie, la place autrefois dévolue à l’épopée. Parallèlement à l’évolution du genre romanesque, les paralittératures vont, elles aussi, prendre leur essor. En effet, comme le précise Alain-Michel Boyer « puisque tout essence se définit par contraste avec ce qui n’est pas elle, la notion de « littérature », la seule, la vraie, celle de roman consacré, implique l’existence d’un secteur exclu que l’on présente comme antinomique. » 84 Ainsi, quand le roman, au milieu du siècle, « accède à une véritable dignité littéraire »85 apparaît le roman-feuilleton et s’épanouit le roman populaire. Peu à peu les productions vont se différencier. A côté d’une banalisation du livre liée à une production de plus en plus importante répondant à la demande d’une population nouvellement acquise à la lecture, certains écrivains « élaborent des formes de défense et, pour se protéger, tentent de mieux instituer des cloisonnements afin de garder la pureté des pratiques d’écriture. » 86 Deux champs se distinguent et s’opposent peu à peu de plus en plus radicalement. Or, paradoxalement, ce rejet d’une certaine littérature est ce qui va permettre aux paralittératures de 83 Fondanèche, Daniel, Paralittératures, Paris, Vuibert, 2005, p. 17. 84 Boyer, Alain-Michel, op.cit, p. 24. 85 Idem. 86 Ibid, p. 26. 35 se constituer comme champ littéraire. En effet, adossés aux œuvres consacrées, se trouvent les romans paralittéraires. Les opposer ainsi dans une globalité n’est pas sans leur conférer une certaine unité et une certaine cohérence. « Alors que les paralittératures semblent a priori insaisissables, qu’elles débordent des cadres dans lesquels on essaie de les fixer, s’affirme ainsi, conjointement, une caractérisation négative : la proscription conditionne paradoxalement un simulacre de reconnaissance. »87 Puisqu’elles constituent un groupe, même négativement défini, il semble intéressant de recenser les définitions qui ont pu en être données. 2.2 Définitions des paralittératures Le terme paralittéraire est défini, dans le Grand Robert de la langue française, comme un « ensemble des productions textuelles sans finalité utilitaire et que la société ne considère pas comme de la littérature ». Le Dictionnaire historique de la langue française signale que le vocable « paralittérature », daté de 1953, s’écrivait avec un trait d’union et signifiait « littérature en marge avec la littérature établie. ». De plus, ce terme est postérieur à celui de « paralittéraire », attesté quant à lui depuis 1935, et qui « recouvre à la fois tout ce qui concerne les activités annexes à la littérature et ce qui se rapporte à la paralittérature ». Alain-Michel Boyer définit les paralittératures « comme l’ensemble des livres de fiction dont la diffusion est massive, et que le discours critique, le plus fréquemment, ne considère pas, ou pas encore comme appartenant à la littérature. »88 Daniel Fondanèche propose un autre angle de vue : « Il me semble que l’une des caractéristiques de base des paralittératures est d’être en prise directe sur leur époque, d’en rendre compte beaucoup plus précisément et surtout 87 Boyer, Alain-Michel, op.cit, p. 27. C’est l’auteur qui souligne. 88 Boyer, Alain-Michel, op.cit, p. 8. 36 plus rapidement, que les littératures générales. (…) Aussi la plupart des paralittératures vont-elles témoigner de leur époque, principalement sous une forme métaphorique. »89 On peut notamment penser aux romans policiers et aux méthodes d’investigation qui y sont mises en scène. Hercule Poirot et Adamsberg, enquêteurs respectifs d’Agatha Christie et de Fred Vargas, s’ils partagent un certain goût pour la déduction, évoluent tout de même dans des mondes très différents. Dans les premières pages de La Maison du Péril, le détective Hercule Poirot, en compagnie du fidèle Hastings, devise avec une jeune femme tout juste rencontrée : « - Ah ! Que ne donnerais-je pas pour un bon chocolat chaud ! murmura-t-il. Mais vous n’en faites pas, en Angleterre. En revanche, vous avez d’excellentes … euh… spécialités. Tenez, par exemple, les chapeaux des jeunes filles, ils se mettent et s’enlèvent si joliment… si facilement … La jeune fille écarquilla les yeux. - Que voulez-vous dire ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire à ça ? - Vous êtes jeune, ma chère mademoiselle … si jeune. C’est pourquoi vous posez la question. De mon temps, les femmes portaient des chapeaux aux dimensions impressionnantes, et elles les fixaient avec tout un tas d’épingles comme ça… comme ça et comme ça ! Il avait fait mine de planter férocement quatre épingles dans un chapeau imaginaire. »90 Sans ancrer de manière définitive ses personnages dans une époque, Agatha Christie laisse transparaître une délicieuse ambiance surannée du début du siècle. En effet, les deux personnages sont en vacances et prennent l’air « à l’une des terrasses du Majestic, le plus grand hôtel de Saint-Loo. Bâti sur un promontoire, il domine la mer. A [leurs] pieds s’étendaient les jardins de l’hôtel avec leurs palmiers qui frémissaient dans la brise. »91 Certes, il serait tout à fait possible au début du XXIème siècle de profiter du confort, que l’on pressent, au sein d’un hôtel nommé le Majestic, dont le nom connote immédiatement le luxe, et ce dernier pourrait également surplomber la mer. Cependant, les détails vestimentaires, associés aux éléments spatio-temporels présents dans ces premières pages, traduisent une époque, celle des années vingt et trente. 89 Fondanèche, Daniel, op.cit, p. 14. 90 Christie, Agatha, La Maison du Péril, Paris, Le Masque, coll. « Le Masque jaune », [1931], 1991, p. 14. 91 Ibid, p.7. 39 analysé les titres de 850 romans parus entre janvier et juillet 2009 : les termes « amour » et « médecin » sont les plus présents, respectivement 840 et 388 fois, « médecin » étant suivi de près par « cow-boy », recensé 314 fois. La couverture annonce et assume le contenu, établissant par là-même un pacte de lecture sans ambiguïté. Le point commun des définitions proposées met en relief la notion d’écart, de marge, d’envers. Les paralittératures seraient donc l’envers de la littérature. Ceci vient confirmer ce que nous avons précédemment établi, à savoir que les paralittératures constitueraient le terreau sur lequel le genre romanesque a pris racine, l’envers du décor, la multitude d’où seraient extraites quelques œuvres dignes d’intérêt. La définition de Fondanèche propose, quant à elle, un regard différent, prenant en compte la question du temps. Or, quand il est question d’histoire, il est aussi question de temps. En effet, Fondanèche souligne la « prise directe sur leur époque », caractérisant les paralittératures non plus du point de vue du paratexte ou des conditions de diffusion, mais du point de vue de leur portée idéologique, de leur capacité à témoigner de leur temps. 2. 3 Caractéristiques des paralittératures Quelles sont les caractéristiques d’une littérature qui n’en serait pas une, d’une littérature qui serait aux marges de la littérature, d’une production qui serait l’envers d’une autre ? La lecture du discours théorique permet de dégager trois critères. L’œuvre relevant des paralittératures est soit absente du discours critique, soit disqualifiée par ce dernier : « Jusqu’à une date récente, lorsque le discours critique daignait prendre en compte les paralittératures, il ne les disqualifiait pas uniquement en raison de leur soumission à des impératifs commerciaux. S’il leur refusait toute valeur, c’est qu’elles leur semblaient procéder d’une esthétique du non-élaboré, de l’informe, du répétitif. »99 99 Boyer, Alain-Michel, op.cit, p.26. 40 De plus l’œuvre paralittéraire se caractérise par son aspect extérieur et son appartenance à une collection, voire à une série. Les romans paralittéraires sont marqués par le genre dont ils relèvent. La couverture, elle-même, est la promesse d’un contenu, voulu et attendu par le lecteur. Chaque collection propose ses propres codes, confirmant au lecteur que l’histoire relève bien du domaine choisi, qu’il soit historique, policier ou sentimental. Nous avons vu plus haut à quel point les couvertures des romans Harlequin, stéréotypées, annonçaient un schéma narratif lui-même figé et toujours identique. Les couvertures100 des ouvrages de Max Gallo montrent quant à elles des figures historiques, de Jules César à Napoléon, aux différents âges de leur vie, en passant par Louis XIV. Chaque roman affiche ainsi, en plus de son titre, l’époque évoquée. De même, la collection « Chemins nocturnes » aux éditions Viviane Hamy propose sur une couverture noire101. Outre les indications d’édition, de collection et d’auteur, on trouve la mention « policier », insérée entre le titre et l’illustration, elle aussi noire et blanche. Ces éléments traduisent une autre caractéristique des paralittératures, un horizon d’attente particulier. Les lecteurs de ces œuvres ont pu, au XIXème siècle notamment, participer à la construction des aventures par des lettres et avis donnés aux écrivains. De cette pratique est peut-être resté cet horizon d’attente si important car dans les paralittératures, le roman ne doit pas dépasser, tromper ou contredire l’attente de son public. Le contrat de lecture est clair, explicite, ce que le lecteur apprécie. Il sait qu’il ne sera en aucun cas désorienté car le schéma générique est strict et respecté. Cet élément, s’il est particulièrement vrai des romans de grande consommation de type Harlequin, vendus en maisons de presse et en grandes surfaces, l’est sans doute moins pour d’autres œuvres et constitue précisément une des limites du champ paralittéraire. Ainsi les romans policiers de Fred Vargas peuvent surprendre le lecteur par une écriture qui n’est pas uniquement tendue vers la résolution rapide et efficace de l’enquête. Certains passages, au service de la construction des personnages qui évoluent de roman en roman, s’éloignent manifestement de l’enquête en cours et proposent notamment une réflexion actuelle sur la construction du couple au travers des personnages d’Adamsbserg et de Camille. Pour autant, une des particularités indéniables des paralittératures est de rassurer certains lecteurs. C’est précisément ce dernier point qui vient, selon Alain-Michel Boyer, éclairer le 100 Les ouvrages de Max Gallo sont essentiellement publiés aux éditions Pocket. 101 On peut supposer que le choix de cette couleur est lié à la proximité entre roman policier et roman noir. 41 premier, l’absence de discours critique. En effet, selon lui si le discours critique refuse toute valeur aux paralittératures, « c’est qu’elles leur sembl[en]t procéder d’une esthétique non- élaborée, de l’informe, du répétitif, associés au « mécanique », au « fabriqué ». »102 Et ainsi, reproduisant sans cesse le même, l’identique, les œuvres paralittéraires n’auraient d’autre fonction que proposer inlassablement au lecteur un chemin si balisé qu’il en serait rassurant et confortable, ne nécessitant ni réflexion ni interprétation. 2. 4 Corpus et paralittératures A la lumière de ces caractéristiques, examinons notre corpus. Ces œuvres sont-elles absentes du discours critique ? La plupart d’entre elles ont fait l’objet d’études ou d’analyses. Les lectures du Premier Jardin d’Anne Hébert ou de La Maison Trestler ou le huitième jour d’Amérique de Madeleine Ouellette-Michalska sont nombreuses. Les œuvres de Louis Caron ont, elles aussi, été étudiées. Enfin, le présent travail n’aurait pu exister sans la lecture de ces œuvres. Nous ne pouvons donc pas dire qu’elles sont absentes du discours critique et, en cela, elles ne répondent pas au premier critère posé concernant les paralittératures. La notion de série apporte des éléments plus probants. Deux auteurs, François Barcelo et Louis Caron, sont cités à deux reprises ; toutefois, il n’est pas question de séries dans les deux cas. Les œuvres de Barcelo sont totalement distinctes l’une de l’autre : publiées à huit années d’écart, elles traitent certes toutes deux d’événements particuliers au Québec mais ne mettent en scène ni les mêmes personnages, ni les mêmes lieux. Pour ce qui est de Caron, au contraire, la notion de série est clairement revendiquée dès l’avant-propos du Canard de bois, premier des trois tomes des Fils de la Liberté : « si j’ai eu une intention précise en écrivant le premier tome des Fils de la Liberté, c’était offrir à ceux qui le liront un bouquet d’humanité. » 103 De même, dans l’avant-propos du troisième tome, Le Coup de poing, Caron précise qu’il s’agit du « troisième et dernier tome de cette suite 102 Boyer, Alain-Michel, op.cit, p. 26. 103 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.10. 44 3. Roman historique et genres littéraires Puisque les textes du corpus ne relèvent pas de la paralittérature, de quoi relèvent-ils ? Qu’est-ce que le roman historique ? Peut-on le considérer comme un genre ? De cette question, découle une autre, qu’est-ce qu’un genre ? Pourquoi définir cette notion et en quoi peut-elle aider la lecture ? Autant de questions auxquelles nous tenterons d’apporter des réponses dans la partie à venir tout en sachant que « le problème des genres est l’un des plus anciens de la poétique, et de l’Antiquité jusqu’à nos jours, la définition des genres, leur nombre, leurs relations mutuelles n’ont jamais cessé de prêter à discussion. »109 3.1 Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? 3.1.1 Pourquoi les genres ? « Qui tente de décrire la notion de genre littéraire se heurte à un certain nombre de difficultés »110. Tels sont les propos de Jean-Marie Schaeffer dans son article « Genres littéraires ». Yves Stalloni dans son ouvrage Les Genres littéraires souligne quant à lui tout à la fois la difficulté et la nécessité de la tâche : « La notion de genre, élément essentiel de la description littéraire, soulève suffisamment de questions théoriques pour que l’on s’efforce, avant de décrire les catégories qu’elle recouvre, de définir son sens, de délimiter son champ opératoire, de faire apparaître ses difficultés. »111 La difficulté étant posée, reste à s’interroger sur l’importance du concept. Antoine Compagnon dans son cours « Introduction : forme, style et genre littéraire » rappelle que cette notion a pu présenter une importance variable au cours des temps: 109 Ducrot Oswald & Todorov Tzvetan, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, coll. « Points », 1972, p.193. 110 Schaeffer, Jean-Marie, article « Genres littéraires », Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopedia Universalis/Albin Michel, Paris, 1997, p.339. 111 Stalloni, Yves, Les Genres littéraires, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », [2000] 2008, p.9. 45 « Pour le sens commun de la littérature, les genres existent ; la littérature est faite de genres : le œuvres se rangent dans les genres, comme à la FNAC. Pour la théorie littéraire en revanche, c’est-à-dire pour les formalismes qui ont dominé le XXème siècle, depuis le formalisme russe jusqu’au structuralisme, les genres littéraires n’ont pas de pertinence ; seuls comptent le texte et la littérarité. L’œuvre moderne échappe par définition aux genres. Les avant-gardes littéraires, dont la théorie a été généralement solidaire, ont dénoncé les genres comme des contraintes périmées. »112 Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la validité de notre réflexion. Devons-nous poursuivre cette quête des genres ou observer le texte sans nous interroger sur son genre ? Cette attitude de lecteur est-elle d’ailleurs envisageable ? Dans Figures V, Genette réhabilite la notion de genre, précisant que « la critique ne peut (…) ignorer les catégories génériques dont sa pratique descriptive et appréciative ne pourrait s’abstenir, sous peine de s’enfermer dans une extase muette ou purement exclamative. »113 Les toutes premières lectures elles-mêmes sont-elles détachées de cette réflexion ? Les contes de fée ont tôt fait d’être reconnus par les enfants qui, à l’énoncé du « il était une fois » plongent avec délices dans un monde qu’ils identifient rapidement comme merveilleux. Nous rejoignons le point de vue d’Antoine Compagnon qui explicite les étapes de cette lecture, a fortiori lorsqu’elle est sous-tendue par quelques connaissances littéraires : « Si la notion de genre a une validité par-delà les procès qu’elle a subis, c’est du côté de la lecture, de la phénoménologie de la lecture. Lisant, je fais une hypothèse sur le genre ; cette hypothèse guide ma lecture ; je la corrige si le texte la contredit. »114 En effet, dès le choix ou l’énoncé de l’auteur, du titre, l’interprétation débute, guidée par les connaissances, modifiée au gré de la lecture et des apprentissages antérieurs ou simultanés. On peut remarquer que tout comme Antoine Compagnon, Jean-Marie Schaeffer débute son article « Genres littéraires » par cette précision. Il nous semble indispensable, malgré la longueur de la citation, de reproduire ses propos qui traduisent parfaitement notre pensée : 112 Compagnon, Antoine, « Introduction : forme, style et genre littéraire », in Théorie de la littérature : la notion de genre, p.2 [en ligne]. Paris, Fabula, 2001 [consulté le 15 juillet 2011]. Disponible sur le Web : http://www.fabula.org/compagnon/genre1.php 113 Genette, Gérard, Figures V, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2002, p.55. 114 Compagnon, Antoine, op.cit, p. 1. 46 « Du côté du récepteur – auditeur ou lecteur -, la reconstruction de l’œuvre implique toujours d’abord la reconnaissance des conventions discursives générales dont elle relève, ensuite son individualisation sur le fondement plus ou moins étendu, ou plus ou moins contraignant, plus ou moins structuré de l’expérience littéraire déjà acquise : horizon d’attente générique qui accueille l’œuvre nouvelle, mais qu’elle a aussi le pouvoir de déplacer et de réorganiser. »115 Plus loin, le critique reprend et affirme la nécessité de cette réflexion sur les genres : « Aucun texte littéraire ne saurait se situer en dehors de toute norme générique : aucun message n’existe que dans le cadre des conventions pragmatiques fondamentales qui régissent les échanges discursifs et qui s’imposent à lui tout autant que les conventions du code linguistique. L’œuvre la plus incommensurable ne saurait établir sa singularité qu’en se rapportant à l’horizon générique dont elle s’écarte, qu’elle rejette, qu’elle subvertit : l’altérité n’est jamais que relative. »116 Soit, les genres non seulement existent mais sont indissociables de la lecture des œuvres ; pour autant cet énoncé ne nous exempte pas de la nécessité de continuer à nous interroger. Une fois admise l’importance de la notion et son caractère indissociable de toute lecture, il nous reste à nous pencher sur la notion elle-même : qu’est-ce qu’un genre ? Quels en sont les éléments constitutifs ? Pour ce faire, envisageons les différentes définitions proposées par les critiques. 3.1.2 Recherche de définitions Dans leur ouvrage Les 100 mots du littéraire, Paul Aron et Alain Viala proposent cette définition : « un genre est une classe d’objets ayant des traits communs ; il s’agit donc d’une catégorie construite, y compris pour les genres littéraires. »117 Cette définition rejoint la position de Genette dans son Introduction à l’architexte où il précise que « les genres sont des catégories 115 Schaeffer, Jean-Marie, op.cit, p.339 116 Idem. 117 Aron, Paul & Viala, Alain, Les 100 mots du littéraire, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2008, p.48. 49 l’innocence ou de la culpabilité de quelqu’un, le genre délibératif, pour persuader une assemblée de prendre une décision, et le genre épidictique, pour vanter les mérites ou critiquer les défauts d’une personne ou d’une institution. En ce qui concerne les genres littéraires, les textes de Platon, La République, et d’Aristote, La Poétique, qui a pour objectif de codifier le genre théâtral, sont fondateurs et ont longtemps influencé la critique. Chacun des auteurs ne prend en considération que les œuvres en vers et la poésie concerne alors tous les discours retenus. Platon distingue trois genres : le théâtre qui comprend la tragédie et la comédie et qui est l’art de l’imitation ; le dithyrambe qui relève de l’art du récit ; le dernier qui, lui, est une association des deux précédents et est le « mode mixte, ou plutôt alterné, correspondant à la poésie épique. »127 « Il y a un première sorte de poésie et de fiction entièrement imitative qui comprend, comme tu l’as dit, la tragédie et la comédie ; une deuxième où les faits sont rapportés par le poète lui-même – tu la trouveras surtout dans les dithyrambes – et enfin une troisième formée de la combinaison des deux précédentes, en usage dans l’épopée et beaucoup d’autres genres. »128 La distinction générique est fondée, chez Platon, sur l’énonciation, ce qui le conduit à faire du récit (diègèsis) l’antithèse de l’imitation (mimèsis), du théâtre, et à dessiner ainsi « l’opposition théorique de la narration et de la représentation, l’ébauche de tout système des genres depuis lors. »129 A la différence de Platon pour qui la mimésis se limitait au discours direct, excluant ainsi totalement le dithyrambe (diègesis simple) et partiellement l’épopée, pour Aristote le terme de mimésis est le plus englobant, désignant la poésie130. Cependant, il distingue deux possibilités de mimésis qui sont toutes deux représentations : la mimésis narrative et la mimésis dramatique. Si l’on exclut le mode mixte, on retrouve finalement les distinctions dramatique - narratif déjà présentes chez Platon. La tragédie et l’épopée, relevant respectivement de ces deux modes sont privilégiées chez Aristote, au détriment de la comédie. La Poétique a pour objectif 127 Compagnon, Antoine, op.cit, « Troisième leçon : Politique des genres : Platon ». 128 Platon, La République, trad. R. Baccou, Paris, GF-Flammarion, 2002, p.146. 129 Compagnon, Antoine, idem. 130 Il est à noter que Platon comme Aristote excluent de leurs propos la poésie lyrique. Seule est envisagée la poésie représentative, d’où la traduction de ce terme au XXème siècle par Kate Hamburger dans La Logique des genres littéraires par fiction, expression qui sera ensuite reprise par Dorrit Cohn dans Le Propre de la fiction. 50 prescriptif de placer la tragédie au sommet de la classification des genres et la suprématie du dramatique est, pour Aristote, indiscutable. A la Renaissance on ne peut pas encore parler de genres mais plutôt de « genres d’écrire »131 : « On parle de genres d'écrire, comme l'épigramme, le sonnet ou l'épopée, c'est-à-dire de structures formelles, mais aussi de genres de style, comme « brief, copieux, floride », etc. D'autre part, on tente de classer et de différencier les espèces (les structures formelles) en fonction de critères hétérogènes : mètre, organisation, style, argument, etc. Le résultat est une juxtaposition sans distribution des caractéristiques et traits structuraux de chaque forme. »132 L’âge classique se caractérise par une analogie entre les genres oratoires et les genres littéraires, épique, dramatique et lyrique. Cette « triade canonique »133 devient fondamentale et va se poursuivre jusqu’à l’époque romantique : « Cette division, attribuée indûment à Platon et/ou à Aristote, va s’imposer comme un principe intangible pour le romantisme allemand, et en particulier pour les frères Schlegel – Friedrich surtout, qui retient, au tout début du XIXème siècle, trois « formes » : lyrique, épique, dramatique, qui se distinguent par leur plus ou moins grande subjectivité (respectivement nommées « subjective », « subjective-objective », « objective »), et introduit même au passage une priorité historique à l’épopée. Derrière eux, Hölderlin, Schelling, Goethe et Hegel reprendront le schéma ternaire qui, avec diverses nuances, se répand largement pendant tout le XIXème siècle et même le XXème. »134 Avec le romantisme, on passe à des conceptions évolutionnistes et historiques des genres. Jusque là le genre était un critère de jugement, les modèles génériques constituaient des valeurs. C’est ce que montre Hugo dans la Préface de Cromwell : 131 Compagnon, Antoine, op.cit, « Sixième leçon : Système des genres : Renaissance et néo-classicisme ». 132 Idem. 133 Stalloni, Yves, op.cit, p. 17. 134 Ibid, p.18. 51 « Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. La société, en effet commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle voit. »135 Selon Jean-Marie Schaeffer nous avons hérité de la conception des genres proposée par Hegel, « l’auteur du système générique le plus imposant réalisé à ce jour, distinguant trois genres fondamentaux : l’épopée, la poésie lyrique et la poésie dramatique. »136 Dans le système classique, la triade était subsumée sous la catégorie de « Poésie », étant entendu qu’il s’agissait d’une écriture versifiée. Les genres en prose, comme le roman, étaient situés hors du système. Mais les genres en prose se développent au XVIIIème siècle tandis que l’épopée décline. Et la prose progresse aussi au théâtre. Le mot « littérature » apparaît alors au XIXème siècle, au-dessus de la « poésie », comme une catégorie plus large. Aujourd’hui, on distingue ce qu’Antoine Compagnon nomme « la nouvelle tripartition moderne »137 : le roman, le théâtre, la poésie. « Elle est calquée sur la triade romantique, et c'est une classification courante rendant compte de l'état présent de la distribution de la littérature. Lukács estimait ainsi que l'épopée avait été transposée dans le roman à l'époque moderne. Et le théâtre est identique au mode représentatif. Quant à la poésie, une fois la distinction du vers et de la prose abolie, elle se définit par son mode de représentation et par son contenu thématique. L'état présent du système des genres reste donc dépendant des catégories classiques, mais les valeurs ont été renversées. »138 En effet, les valeurs ont été renversées. Aujourd’hui le roman occupe pratiquement la totalité de la production et du lectorat à tel point que les notions de rentrée littéraire et de roman peuvent se retrouver assimilées. Ainsi la revue Livres Hebdo, dans son article sur la rentrée littéraire 2011 stipule : « Avec 654 romans français et étrangers (contre 701 en 2010) à paraître 135 Hugo, Victor, Cromwell, Paris, Flammarion, coll. « GF », [1827], 1968, p.75. 136 Schaeffer, Jean-Marie, « Genres littéraires », op.cit, p.340. 137 Compagnon, Antoine, op.cit, « Huitième leçon : Le système aujourd'hui ». 138 Idem. 54 définir le roman, le doute survient : quel terme employer pour englober ces textes narratifs ? Qui peut se prévaloir du titre de genre ? Le récit ? Le roman ? La simple lecture de l’ouvrage d’Yves Stalloni suffit à poser de multiples questions puisque seront successivement désignés par « genre » les termes « narratif »144, « récit »145, « épique »146 et « roman »147. Cela nous conduit donc à évoquer et à préciser le sens des termes « récit » et « roman ». 3.2.1 Le statut du « récit » Qu’est-ce que le récit ? Qu’est-ce qu’un récit ? Selon le Petit Robert, il s’agit d’une « relation orale ou écrite (de faits vrais ou imaginaires) ». Le Dictionnaire historique de la langue française précise que c’est au début du XVIIIème siècle que le mot a commencé à désigner « une œuvre littéraire narrative relatant des faits réels ou imaginaires ». D’une assimilation à un discours, on passe à l’évocation d’une œuvre appartenant au champ littéraire. Qu’en est-il aujourd’hui dans la littérature critique ? Dans son ouvrage Les Genres littéraires, Yves Stalloni fait accéder le récit au statut de genre, précisant qu’il se reconnaît à « une représentation décalée, médiatisée – et non directe comme au théâtre ; [à] la présence implicite d’une voix, celle du narrateur ; [à] une énonciation variable suivant que le poète parle en son nom propre ou se confond avec la parole d’un personnage. »148 Le critique déduit ces critères de sa lecture d’Aristote qui distinguait le dramatique du narratif, d’où la mention « genre narratif »149 en titre de chapitre. Quelques pages plus loin, Yves Stalloni définit ce genre narratif comme « celui qui s’exprime sous la forme du récit. »150 Michel Raimond, lui aussi, envisage le récit comme un genre. Il explique qu’on « a souvent tenté de saisir l’essence esthétique du roman en le comparant aux genres voisins du conte, de la nouvelle et du récit [qui] sont des genres brefs »151. Puis il précise cette notion de récit qu’il définit comme suit : 144 Stalloni, Yves, op.cit, p.48. 145 Idem. 146 Ibid, p.49. 147 Ibid, p.58. 148 Ibid, p.49. 149 Idem. 150 Ibid, p.54. 151 Raimond, Michel, Le Roman, Paris, Armand Colin/HER, [1987], 2011, p.30. 55 « Le récit présente une ou deux personnages qui vivent un drame moral ; il élimine tout ce qui n’est pas essentiel : il ne retient que ce qui est frappant, significatif ; il s’oppose au roman comme le simple s’oppose au complexe ; mais sa simplicité ne réside pas dans un épisode bref et saisissant comme celui de la nouvelle ; il peut dérouler toute une vie ; mais il en trace, en quelque sorte, l’esquisse ou l’épure, il ne cherche pas à en rendre le foisonnement. »152 Si ces acceptions s’expliquent par leur origine aristotélicienne, elles semblent cependant contribuer à une certaine confusion évoquée par Gérard Genette dans Figures III. Le critique évoque, en effet, la polysémie du terme avant de s’attacher à en clarifier les différents sens : « Nous employons couramment le mot (français) récit sans nous soucier de son ambiguïté, parfois sans la percevoir […]. Il me semble qui si l’on veut commencer d’y voir plus clair en ce domaine, il faut discerner nettement sous ce terme trois notions distinctes. Dans un premier sens – qui est aujourd’hui, dans l’usage commun, le plus évident et le plus central -, récit désigne l’énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement ou d’une série d’événements […]. Dans un second sens […], récit désigne la succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet de ce discours, et leurs diverses relations d’enchaînement, d’opposition, de répétition, etc. »153 Ce contenu narratif sera ensuite désigné par le critique par le terme « histoire »154. Il précise également en note de bas de page qu’il pourra être amené à utiliser de façon synonymique le vocable « diégèse » qui est, effectivement, largement usité en analyse littéraire. Enfin Gérard Genette distingue un dernier sens du terme « récit » : « En un troisième sens qui est apparemment le plus ancien, récit désigne encore un événement : non plus toutefois celui que l’on raconte, mais celui qui consiste en ce que quelqu’un raconte quelque chose : l’acte de narrer pris en lui-même. » 155 152 Ibid, p.31. 153 Genette, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p.71. 154 Ibid, p.72. 155 Ibid, p.71. 56 Cet acte narratif producteur sera ensuite nommé « narration » et « par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place. »156 Au terme de son analyse, Genette réserve donc l’acception « récit » au sens du « discours ». On est alors loin de l’idée de genre. Un autre texte du critique, Introduction à l’architexte, permet de préciser ces différences entre « récit », « roman » et « genre ». « Il y a des modes, exemple : le récit ; il y a des genres, exemple : le roman ; la relation des genres aux modes est complexe, et sans doute n’est-elle pas, comme le suggère Aristote, de simple inclusion. Les genres peuvent traverser les modes (Œdipe raconté reste tragique), peut-être comme les œuvres traversent les genres – peut-être différemment : mais nous savons bien qu’un roman n’est pas seulement un récit, et donc il n’est pas une espèce du récit, ni même une espèce de récit. »157 Cet essai permet de clarifier le rapport d’inclusion qui était intuitivement le nôtre et dont Genette explique qu’il est issu de la tradition romantique qui prônait un « schéma d’inclusions univoques et hiérarchisées (les œuvres dans les espèces, les espèces dans les genres, les genres dans les « types »), tandis que le système aristotélicien – si rudimentaire soit-il par ailleurs – est implicitement tabulaire, suppose implicitement un tableau à (au moins) double entrée, où chaque genre relève à la fois (au moins) d’une catégorie modale et d’une catégorie thématique »158. Antoine Compagnon apporte la dernière explication à cette conception, inconsciente, d’une inclusion des modes et des genres tels que définis par Genette. Antoine Compagnon explique en effet, l’accession injustifiée du « récit » au statut de genre, notion définie quant à elle par le critique comme « une forme historique, institutionnelle », ce que n’est pas le récit : « Le récit n'est pas non plus un genre ; il n'est pas une forme historique, mais un universel linguistique, quoique non défini par un code (mais comme un mode ou type). Récit et poésie sont toutefois assimilés à des formes homogènes. Sous l'opposition de la poésie et du récit, la justifiant, il y a de fait le partage sous-jacent entre le roman, comme 156 Ibid, p.72. 157 Genette, Gérard, Introduction à l’architexte, op.cit, p.75. 158 Ibid, p.77. 59 « Ce que le roman a d’intéressant, c’est que le « problème d’identité » qui l’affecte n’est pas accidentel, ce n’est pas une dérive imprévue, une de ces pathologies qu’il faudrait corriger (et par laquelle les « bons » romans prennent bien garde de ne pas être contaminés). Le problème d’identité est la formule même du roman, son secret, sa condition d’existence. Le roman est et a toujours été une forme aliénée, il n’y a rien de plus impropre que ses « propriétés ». S’ils existent, les traits qui le définissent n’ont rien d’essentiel, ils ne sont ni fixes ni stables ; ils découlent plutôt de la relation que le roman entretient depuis toujours avec une certaine altérité, un extérieur, un au-delà avec lequel il dialogue, qu’il vampirise ou qui le corrompt. […] Genre hétérogène par excellence, il n’est nul roman qui ne soit fait de matières, de formes et de mondes non romanesques, qui ne s’alimente, incorpore, parasite ou mette en discussion d’autres langages, d’autres types de discours, d’autres modes de représentations. D’où sa nature vorace, boulimique, et aussi sa généreuse curiosité. »161 D’où sa capacité à faire coexister ou à assimiler non seulement le discours historique, mais aussi le passé pour générer le roman historique comme nous le verrons plus loin. Cette citation d’Adam Pauls nous intéresse particulièrement car elle met en lumière le genre dans son caractère protéiforme souvent mis en avant par les critiques ou les romanciers. Tel un élément gazeux, le roman occupe tout l’espace, tout le territoire qui lui est offert, hégémonique au milieu des autres genres, tentant parfois de les absorber, par le biais d’une prose poétique par exemple. Les limites sont d’autant plus difficiles à saisir que toute production romanesque semble les modifier, les repousser : l’identité du genre est toujours en mouvement. Ainsi le formule Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman : « De la littérature, le roman fait rigoureusement ce qu’il veut : rien ne l’empêche d’utiliser à ses propres fins la description, la narration, le drame, l’essai, le commentaire, le monologue, le discours ; ni d’être à son gré, tour à tour ou simultanément, fable, histoire, apologue, idylle, chronique, conte, épopée ; aucune prescription, aucune prohibition ne vient le limiter dans le choix d’un sujet, d’un décor, d’un temps, d’un espace. »162 161 Pauls, Adam, « Les limites du roman », trad. du Castillan (Argentine) par V. Raynaud, in Les Assises Internationales du roman, « Roman et Réalité », Paris, Christian Bourgois, 2007, p. 245. 162 Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1977, p. 15. 60 Nathalie Piégay-Gros énumère les différents éléments qui, un temps, ont été évoqués par ceux qui ont tenté de « définir un minimum de dénominateurs communs ou d’établir une typologie permettant de mettre de l’ordre dans un océan de textes. »163 Les premières tentatives de classification ont porté sur le sujet des romans, leurs contenus, des histoires fictives et amoureuses. Mais de ce genre centré sur un sujet, il est devenu le genre « qui n’a plus besoin de sujet – qui peut se développer à propos de l’infiniment petit, de l’absolument dérisoire, de l’insignifiant, du quotidien. »164 Le critère de la longueur, tellement variable, a également rapidement montré ses limites: d’Effroyables jardins, roman autobiographique de Michel Quint, comptant 62 pages aux sept tomes d’A la recherche du temps perdu, lequel des deux mériterait d’être exclu de la sphère romanesque ? Le personnage lui aussi, a pu devenir un trait définitoire du genre, notamment au XIXème siècle pour Albert Thibaudet qui distinguait les romans actifs des romans passifs se centrant, eux « sur un destin individuel »165. Est advenu le Nouveau Roman, remettant en cause l’entité du personnage et produisant des œuvres qui n’appartiennent pas moins à la sphère romanesque. Le système énonciatif a lui aussi été convoqué à la discrimination des œuvres. Mais celles-ci peuvent être écrites à la première comme à la troisième personne et le narrateur peut être absent ou présent. Selon la critique Nathalie Piégay- Gros, seul le déplacement des propos permet d’obtenir une réponse. Il ne s’agit plus de s’attacher aux « thèmes ni aux axes formels »166 du roman mais de se demander si le roman raconte « pour peindre un monde idéal ou pour représenter la réalité. »167 Ces éléments permettent, selon elle, de mettre en place « deux pôles qui aimantent l’histoire du roman […]. Ce mouvement de balancier peut être conçu comme un moteur de l’évolution du genre ou comme une tension interne aux différents mouvements et courants romanesques, voire aux œuvres elles-mêmes. »168 Yves Stalloni, quant à lui, détermine cinq points qui permettent de reconnaître un roman: l’écriture en prose, la fiction, les personnages, la description et le fait de raconter une histoire. Le roman serait alors ce genre, en prose, dégagé de toute contrainte temporelle de représentation, qui tenterait de donner le monde à voir ou d’en imaginer un autre. Mais ces 163 Piégay-Gros, Nathalie, Le Roman, Paris, Flammarion, 2005, p. 15. 164 Idem. 165 Ibid, p.16. 166 Ibid, p.20 167 Idem. 168 Idem. 61 éléments, nous l’avons vu plus haut sont sujets à caution comme le rappelle Michel Raimond en évoquant « l’absence de règles ou de lois pour le constituer »169. Ce que nous retenons de la littérature critique c’est cette tentative de définition qui aboutit si fréquemment à un contournement de la notion de roman pour en arriver à l’examen de ce qu’il dit : de quoi parle-t-il ? comment le fait-il ? ou, plus précisément, quelles sont les multiples réponses que proposent les œuvres ? Les propos de Nathalie Piégay-Gros s’interrogeant, en introduction d’un ouvrage consacré à l’étude du genre, sur la nécessité d’une définition établissent peut-être les caractéristiques fondamentales du roman : sa liberté et sa diversité. « Au fond, on peut se demander si cette force d’appropriation et d’assimilation ne rend pas définitivement caduque la définition générique : qu’est-ce en effet qu’un genre qui ne peut être défini, qui n’est pas soumis à la « loi du genre » et qui se développe en s’appropriant les ressorts des autres genres ? »170 3.3 Le roman historique, une histoire entre roman et Histoire Avant de définir avec plus de précision dans le deuxième chapitre, ou du moins avec toute la précision possible, ce qu’est un roman historique, il paraît important d’examiner les rapports qu’entretient ce genre171 avec la narration, avec le roman. Nous soulignons à dessein car la question se pose : le roman historique est-il un genre ? Relève-t-il d’un genre ? Le roman historique ne se dissout-il pas dans le champ du roman, envahissant, protéiforme, et finalement presque indélimitable ? Un roman peut-il être historique ? Tout roman n’est-il pas historique ? Dans quelle mesure un roman historique est-il un roman ? Telles sont les questions qui guident notre réflexion. 169 Raimond, Michel, op.cit, p. 16. 170 Piégay-Gros, Nathalie, op.cit, p.20. 171 C’est nous qui soulignons. 64 première de l’historien que de faire œuvre narrative. Tout roman n’est donc pas Histoire et l’Histoire n’est pas roman. Pour autant, la plupart des romans mettent en place une dimension temporelle. La question initialement posée, « tout roman est-il historique ? », gagne à être reformulée. Il ne s’agit pas de savoir si tout roman est historique mais si la temporalité de tous les romans est historique. La représentation temporelle au sein du genre romanesque est-elle univoque ? La formulation de la question laisse penser que notre réponse tend vers la négative. Il nous semble, en effet, que si la plupart des romanciers mettent en place des indices temporels dans leurs œuvres, ils ne leur accordent cependant pas la même portée. Sans anticiper sur l’analyse qui sera l’objet de la troisième partie, nous allons toutefois illustrer notre propos d’une brève comparaison de trois incipit179 romanesques. Nous avons choisi pour ce faire des textes extraits de Bel-Ami, des Ames grises et du Coup de poing, au sein desquels nous nous proposons d’analyser la dimension temporelle. Dans Bel-Ami, Maupassant place des indices spatio-temporels qui permettent d’actualiser le récit. L’incipit est d’ailleurs in medias res, plaçant le personnage et le lecteur au cœur de l’action dès les premières lignes du roman. Si les indices spatiaux restent relativement peu nombreux, « Paris », « rue », le temps est quant à lui beaucoup plus présent et important. En effet, le temps du personnage de Duroy est celui de l’argent, celui du temps nécessaire à la dépense de l’argent ou le temps tenu par l’argent. La temporalité est également celle d’une splendeur disparue, celle d’un « costume de militaire » et celle d’un a-venir qui, bien qu’obligatoirement radieux, n’en reste pas moins inconnu. Nous sommes donc ici dans le temps de l’attente et du devenir, ce qui correspond bien au genre du roman d’apprentissage dont relève l’œuvre. Maupassant tend moins à nous décrire une époque qu’à nous en dépeindre les hommes, la société dans la veine d’un réalisme qui sert l’élaboration spatio-temporelle. La diégèse des Ames grises180 prend sa source en 1917. Cette date est d’ailleurs mentionnée à deux reprises dans l’incipit. Philippe Claudel évoque donc un temps historique dont on peut supposer qu’il est connu et reconnu par tous les lecteurs, celui de la première guerre mondiale. Et pourtant Claudel, par les éléments spatiaux, tend à inscrire ce conflit, donc 179 Afin que le lecteur puisse en prendre facilement connaissance, les incipit sont reproduits en Annexes. 180 Claudel, Philippe, Les Ames grises, Paris, Stock, « Livre de Poche », 2003. 65 cet événement historique, dans un ailleurs, un lointain qui le pose comme secondaire par rapport à ces autres événements évoqués que sont l’Affaire et le meurtre de Belle-de-jour : « V. est distant de chez nous d’une vingtaine de kilomètres. Une vingtaine de kilomètres en 1917, c’était un monde déjà, surtout en hiver, surtout avec cette guerre qui n’en finissait pas. »181 Or, c’est précisément cet espace-temps, ce chemin de vingt kilomètres, qui va cristalliser le drame personnel du narrateur, la mort de sa femme. Dès l’incipit le lecteur pressent que ce temps historique va interférer dans la narration mais il sait également que la guerre n’est pas l’objet du roman. L’événement historique devient ce que nous pourrions nommer un « temps contexte ». L’incipit du Coup de poing évoque quant à lui des aspects très divers de la temporalité. Nous pouvons ainsi lire : - La temporalité du personnage de Bruno Bellerose dont on apprend qu’il a « cinquante ans » et qu’il « ne dormait pratiquement plus depuis cinq ans » - La temporalité de la lecture que représente le roman policier « écorné »182. En effet, cette marque inscrit l’action dans une continuité temporelle symbolisée par la lecture commencée. - La temporalité évoquée par les personnages et immédiatement associée à la spatialité dans la question de Bruno Bellerose : « - Qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci ? » Le temps du « dehors » fait alors précisément irruption dans le roman parce qu’il pénètre ce qui constituait jusque là un cadre clos et, en apparence, hors du monde, donc hors du temps, cadre symbolisé par « l’île couverte de saules » et « le lit » qui sont les lieux de vie du personnage de Bruno Bellerose. - Enfin, la temporalité historique est présente à travers différents indices. Tout d’abord, la date « 17 octobre 1970, peu après minuit » peut rappeler pour les lecteurs connaissant l’Histoire du Québec la crise d’octobre 1970. Ensuite l’emploi du discours indirect permet à Louis Caron de mentionner un événement historique dont le personnage, auquel nous pouvons associer le lecteur, va prendre connaissance : 181 Ibid, p. 12. 182 On remarquera, par ailleurs, que le roman inscrit dans cet incipit relève clairement des paralittératures évoquées plus haut. 66 « La radio annonçait que le Font de libération du Québec avait liquidé l’un de ses otages. » Or, ces éléments sont précisément associés par l’indice temporel « presque en même temps » à l’irruption d’un autre personnage, Jean-Michel Bellerose, ce qui provoque une nouvelle évocation de la temporalité : « Un pan de son passé déboula sur Bruno. […] Ce n’était plus son passé, c’était toute la mémoire de l’histoire qui dégringolait sur la tête de Bruno. Encore un Bellerose, toujours un Bellerose à rôder sur les routes quand les autres dormaient, un Bellerose comme une bête sauvage en ce pays d’octobre. » Ainsi, dans cet incipit, la temporalité historique rejoint celle du personnage, ou plus encore, fait émerger l’histoire du personnage. Le lecteur peut donc aisément en conclure que les deux temporalités vont être intimement imbriquées jusqu’à interagir l’une sur l’autre. Les indices temporels sont ici, non seulement omniprésents mais ils occupent toutes les strates du récit, les personnages comme les actions. Nous passons donc d’un incipit tel celui de Bel-Ami où le lecteur peut considérer les indices spatio-temporels comme participant à la construction d’un arrière-plan nécessaire à la contextualisation et à la compréhension de l’évolution du personnage, à un incipit tel ce dernier qui manifeste clairement l’importance de la temporalité, tant dans l’inscription de la fiction au sein d’une Histoire que dans le rythme de la narration dont on pressent qu’il pourrait être lié à des minutes ou à des secondes, que dans la construction des personnages. Si la plupart des romans parlent d’Histoire ou, du moins, par un ancrage temporel, évoquent une époque, il est manifeste que tous les romanciers n’envisagent pas à l’identique les rapports de leurs personnages avec l’Histoire. De cadre et décor pour certains elle va devenir un actant pour d’autres. D’où la spécificité du roman historique, puisque, à la différence du roman, le roman historique et l’Histoire ont le même objet, le passé dans sa dimension référentielle. Le roman historique apparaît donc comme le genre se situant précisément à la jonction entre ces deux entités que sont le roman et l’Histoire, position que nous pouvons pour l’heure schématiser comme suit : 69 d’histoires en englobant l’Histoire. Le roman historique ne serait plus à la frontière entre littérature et Histoire, il ne serait plus cerné entre l’une et l’autre, tantôt asservi à l’une tantôt à l’autre, mais il recouvrirait ces deux sphères conjointement et simultanément, s’inscrivant dans une narration dont on ne saurait plus si elle relève du littéraire, du romanesque ou de l’Histoire. D’où les interrogations de certains critiques sur les rapports entre fiction et discours historique comme a pu le faire Roland Barthes dans son Discours de l’histoire : « La narration des événements passés, soumise communément dans notre culture, depuis les Grecs, à la sanction de la « science » historique, placée sous la caution impérieuse du « réel », justifiée par des principes d’exposition « rationnelle », cette narration diffère-t- elle vraiment, par quelque trait spécifique, par une pertinence indubitable, de la narration imaginaire, telle qu’on peut la trouver dans l’épopée, le roman, le drame ? »187 Une différenciation est-elle possible entre une narration qui relèverait du littéraire et une narration qui relèverait de l’Histoire ? Les points communs entre les deux éléments, aux origines communes, ne sont certainement pas étrangers à ces difficultés de distinction et, malgré la constitution de l’Histoire comme science au XIXème siècle, la question reste posée. Dorrit Cohn, envisage un certain nombre de réponses dans son ouvrage Le Propre de la fiction. Elle signale « qu’au cours des dernières décennies son application au discours narratif en général – historique, journalistique, autobiographique – tout autant qu’au discours imaginaire a constitué tout à la fois l’usage le plus répandu et le plus indiscutablement problématique du terme de « fiction ». »188 Elle explique un peu plus loin que cet usage est notamment dû à Hayden White : « Il soutient que les récits historiques ne sont pas moins des « fictions verbales » que leurs contreparties purement imaginatives de la littérature. Leur dénominateur commun serait la « mise en intrigue » : l’imposition par le narrateur d’un ordre temporel cohérent à une succession d’événements qu’il perçoit dans le passé, en vue de les structurer pour en faire une histoire unifiée avec un début, un milieu et une fin. Bien qu’elle soit très problématique et fréquemment contestée, cette identification de la fiction et du récit n’en a pas moins exercé une influence considérable ».189 187 Barthes, Roland, « Le discours de l’histoire », Le Bruissement de la langue, op.cit, p.153. 188 Cohn, Dorrit, op.cit, p. 22 ; 189 Ibid, p.23. 70 Dorrit Cohn explique que sa position est autre. En effet, à la suite de Paul Ricoeur, et malgré quelques divergences, elle opte pour une définition de la fiction au sens exclusif de « récit littéraire non référentiel »190. Or, elle commence par expliquer ce dernier adjectif en précisant qu’il « signifie que l’œuvre de fiction crée elle-même, en se référant à lui, le monde auquel elle se réfère »191. Pris dans son acception stricte, ce qualifiant exclut de la fiction le roman historique qui, lui, conjugue éléments du monde réel et éléments imaginaires. Le roman historique ne relèverait donc pas de la sphère fictionnelle. Cependant, Dorrit Cohn apporte elle- même les nuances nécessaires à un tel propos : « Le caractère non référentiel de la fiction n’implique pas qu’elle ne puisse pas se rapporter au monde réel, extérieur au texte, mais uniquement qu’elle ne se rapporte pas obligatoirement à lui. Mais hormis cela, l’adjectif compris dans notre expression définitionnelle indique également que la fiction se caractérise par deux propriétés spécifiques étroitement liées : (1) ses références au monde extérieur au texte ne sont pas soumises au critère d’exactitude ; et (2) elle ne se réfère pas exclusivement au monde réel, extérieur au texte. »192 Cette position rejoint celle de Jean-Marie Schaeffer pour qui « toute fiction (narrative ou dramatique) accepte comme convention constituante la mise entre parenthèses des exigences de référentialité : la fiction ne se définit pas au niveau textuel, mais au niveau intentionnel, ce qui explique pourquoi un roman historique, même s’il comporte de nombreux énoncés qui ont des référents réels, reste une fiction. »193 Les propos d’André Peyronie dans son article « Note sur une définition du roman historique suivie d’une excursion dans Le Nom de la Rose » permettent de préciser ce rapport aux référents, crucial pour le roman historique. Tout d’abord, le critique précise que « ce qui différencier le roman historique du roman en général est la nature du référent auquel il renvoie, et que, pour préciser cette nature, on ne peut malheureusement faire autrement que de prendre en compte la situation de l’auteur par rapport au récit. » 194 190 Ibid, p.27. 191 Ibid, p.29. 192 Cohn, Dorrit, op.cit, p.31. C’est l’auteur qui souligne. 193 Schaeffer, Jean-Marie, « Genres littéraires », op.cit, p.341. 194 Peyronie, André, op.cit, p. 279. 71 Cette position de l’auteur est précisée plus loin : « Comme le roman, l’histoire emprunte à la forme du récit, mais, alors que le récit historique se réfère à des événements qui ont réellement eu lieu, le roman renvoie à quelque chose qui n’est nullement censé s’être produit. Alors que l’histoire est astreinte à un devoir de conformité au réel et à la vérité des faits (avec tous les problèmes que cela implique), le roman est libre de cette contrainte. A l’évidence l’historien a souscrit un pacte de fidélité qui ne concerne pas le romancier. Cependant, à l’intérieur du genre romanesque, le roman historique occupe, lui, une position spécifique : il se donne en effet le même référent que l’Histoire, mais, en tant que roman, il garde sa liberté d’invention, il n’est pas assujetti au « cahier des charges » qui est celui des historiens. […] Pour être plus précis, il faudrait, pour qu’il y ait roman historique, que ce référent ait été appréhendé par l’auteur comme objet historique déjà constitué, autrement dit qu’une part de sa thématique soit liée, non à son expérience directe, mais à une connaissance indirecte, médiatisée par l’historiographie. »195 André Peyronie place bien le roman historique au sein du genre romanesque. A sa suite, nous pensons donc que les romans historiques relèvent du romanesque, un romanesque contraint par l’Histoire, un romanesque si particulier que nombre de critiques considèrent le roman historique comme un genre à part entière.   3.3.4 Le roman historique, un genre à part entière ? Pour clore cette réflexion sur les liens entre roman historique et les genres, il nous reste à examiner cette question : comment qualifier le roman historique ? S’agit-il d’un genre ? d’une espèce ? d’une catégorie ? d’un sous-genre ? Gérard Genette dans Introduction à l’architexte introduit la notion d’ « archigenres » pour qualifier le lyrique, l’épique et le dramatique. Ce qui nous intéresse tout particulièrement est la précision qu’il apporte ensuite : 195 Ibid, p.280. 74 Nous voici donc en présence d’une entité que les critiques désignent comme un genre mais dont la définition reste particulièrement problématique. Pour autant il nous semble indispensable de tenter d’en dessiner les contours, quand bien même seraient-ils flous et mouvants. 75  Chapitre 2 : Le roman historique209, une entité à circonscrire. « Il n’est nullement facile de distinguer ce qui est et ce qui n’est pas un roman historique. Est-ce que pour cette raison nous devrions être d’accord avec Lukács selon qui il n’y a aucune raison de différencier ce genre des autres genres romanesques ? »210 1. Brève histoire du roman historique 1.1 Du XVIIème siècle au XIXème siècle La première question qui se pose quand on veut retracer l’histoire du roman historique est celle de sa date de naissance. Nous pouvons à ce titre reprendre la question de Gérard Gengembre : « Quand le roman historique est-il né en France ? ». Voici la réponse qu’il y apporte : « Si l’Histoire accompagne le roman depuis l’origine, le roman historique proprement dit est d’apparition récente. Encore que l’on discute fermement de cette relative jeunesse du genre. Alors que beaucoup s’accordent à situer sa véritable naissance en France au XIXème siècle, après le premier Empire, d’autres se plaisent à faire observer que les rapports entre Histoire et roman se manifestent bien plus tôt. Si le roman historique stricto sensu ne se constitue pas encore, les romans d’aventures, philosophiques, psychologiques s’approprient le passé. »211 Bien que nous ayons abordé les rapports entre Histoire et littérature dans le précédent chapitre, il nous semble intéressant d’analyser plus précisément les liens entre roman et histoire 209 Cette tentative de définition s’applique au domaine occidental. En effet, s’il existe en dehors du monde occidental des productions littéraires en lien avec l’Histoire, elles ne suscitent pas les mêmes commentaires. Par exemple, en Europe, le roman historique se problématise comme genre quatre à cinq siècles après la Chine. Si l’on remarque certaines similitudes dans les enjeux, on ne peut, pour autant, assimiler les définitions. 210 Cohn, Dorrit, op.cit, p.240. 211 Gengembre, Gérard, op.cit, p. 23. 76 aux XVIIème et XVIIIème siècles212. Ainsi, selon Daniel Couégnas et Dominique Peyrache- Leborgne, il existe bien « avant, que n’apparaisse, dans la première moitié du XIXème siècle, un genre clairement identifiable, […] un proto-roman historique, tributaire des particularités culturelles et politiques de l’Age classique. »213 Les romans du XVIIème siècle mettent en scène une Histoire qui se rapporte plus à leur présent qu’à un réel passé. En effet, les auteurs projettent sur le passé les préoccupations de leur temps. L’exemple le plus célèbre en est La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, roman dans lequel l’auteur, même si elle évoque les cours d’Henri II et de François II, expose les mentalités et les questionnements de la cour de Louis XIV. Au XVIIIème siècle, les rapports entre Histoire et fiction évoluent « en référence aux travaux historiques liés aux préoccupations philosophiques tentant de dégager des lois, des types de civilisation, des rapports entre faits collectifs et comportements individuels, de comprendre les principes organisateurs et dynamiques d’une continuité temporelle »214. Ces écrits historiques ont, pour Lukács, « été une préparation historique de la Révolution française. »215 Pour autant, l’inscription de l’Histoire dans le roman est encore très éloignée de ce que le lecteur pourra découvrir un siècle plus tard. De plus, au XVIIIème, l’Histoire comme genre est toujours au-dessus du roman dans la hiérarchie des Belles-lettres. »216 Dès lors, pourquoi lire des romans historiques ? N’est-il pas préférable de lire l’Histoire ? Claudie Bernard explique, quant à elle, que « ce qui prépare plus sûrement peut-être le futur roman historique (comme plus généralement le roman réaliste), c’est le roman de mœurs contemporaines, rubrique sous laquelle Prévost, Defoe ou Lesage trouvent leur vraie place. »217 Elle ajoute : 212 Le roman historique trouve cependant, selon certains critiques, ses origines bien plus tôt. Ainsi, en 1975, dans le Numéro Spécial de la NRF sur le roman historique, Jacques Le Goff écrivait un article intitulé « Naissance du roman historique au XIIème siècle ». 213 Peyrache-LeBorgne, Dominique & Couégnas, Daniel, op.cit, p.7. 214 Gengembre, Gérard, op.cit, p. 23. 215 Lukács, Georges, Le Roman historique, trad. R.Sailley, Paris, Payot, [1965], 2000, p.19. 216 Gengembre, Gérard, op.cit, p. 25. 217 Bernard, Claudie, op.cit, p.17. 79 classe. »227 Le personnage de roman va peu à peu se modifier pour devenir un type socio- culturel, s’éloignant de la figure particulière pour rejoindre les expériences vécues par le plus grand nombre. Du fait de sa plasticité, de l’absence de règles édictées et de sa capacité à s’emparer de tous les sujets, le roman devient un moyen d’envisager et de comprendre un réel et une société bouleversés. Le XIXème siècle est l’héritier d’une Révolution qui n’en fut pas vraiment une. Loin d’exploiter le sens originel de cycle et de retour au point de départ, cette révolution fut celle de tous les changements au point que le terme désigne à partir du XIXème siècle les bouleversements politiques qu’ils soient ceux de 1789 ou ceux de 1848. « Le roman retrace donc des apprentissages, des conquêtes, des désillusions, des stagnations, des ambitions et des frustrations, des réussites et des échecs : il offre l’infinie possibilité d’écriture des projets et des rêves humains. »228 Au milieu de tous ces possibles romanesques, s’emparant de l’Histoire, s’affirme le roman historique. L’expression, si elle était déjà attestée au XVIIIème, devient réellement signifiante au XIXème siècle en ce sens que le roman historique va alors se problématiser comme genre. « De 1815 à 1832, entre un quart et un tiers de la production française de romans nouveaux ressortissent au genre historique, ce qui représente cinq à six cents romans. »229 Cette importante production traduit la vitalité du genre en ce début de siècle. Ceci s’explique notamment par deux aspects. D’une part, grâce à une diffusion et une alphabétisation en constante augmentation, le genre romanesque se développe et, petit à petit, dans cette première moitié du XIXème siècle va devenir un objet de consommation. D’autre part, l’Histoire, qui alors fait sens dans la destinée humaine, va être exploitée. Puisque la conception de l’Histoire a évolué, puisque désormais l’homme « se définit aussi selon un historicisme, et qu’il accède à la connaissance de soi et à celle du monde grâce à cette dimension historique »230, le roman prend en charge cet élément et gagne en consistance. 227 Idem. 228 Gengembre, Gérard, op.cit, p.22. 229 Duchet, Claude, in Revue d’Histoire Littéraire de la France, op.cit, p. 250. 230 Gengembre, Gérard, op.cit, p. 39. 80 1.2 Walter Scott L’histoire du roman historique ne peut être évoquée sans convoquer la figure de Walter Scott. Gérard Gengembre l’atteste : « Si […] les conditions se trouvent réunies pour que naisse le genre en France, si la conscience historique détermine la plupart des représentations et figurations, l’impulsion décisive est donnée par les traductions de Walter Scott »231 Né en 1771 à Edimbourg, Walter Scott a commencé par être avocat avant d’écrire des poèmes puis de se consacrer au roman historique. En 1814, il publie, anonymement, Waverley qui inaugurera le cycle des Waverley Novels dans lesquelles il met en scène l’histoire écossaise du XVIIIème siècle. Il s’intéresse par la suite à l’histoire médiévale, à travers, notamment, Ivanhoé, publié en 1819 dont les actions prennent place au centre de l’Angleterre du XIIème siècle. Selon Isabelle Durand-Le Guern, Walter Scott fut l’un des auteurs les plus lus au XIXème siècle et a eu une influence extraordinaire sur les artistes français, ceci étant lié au « nombre important de traductions quasiment contemporaines de la publication. » Pierre Barbéris explique ainsi cet engouement : « Walter Scott apporte une explication philosophique à une situation historique. Et si la bourgeoisie française est fascinée par Walter Scott, c’est parce qu’à travers lui elle découvre dans l’histoire d’Angleterre des problèmes qui sont alors les siens. Elle cherche des réponses dans l’histoire de la bourgeoisie anglaise. Et Scott explique ce qui s’est passé en Angleterre. »232 Les imitateurs seront alors nombreux, de Balzac qui écrit sous pseudonyme des œuvres telles que L’Héritière de Birague ou Clotilde de Lusignan, à Hugo avec Han d’Islande en 1823233. Au-delà du modèle d’écriture qu’il a pu constituer, Walter Scott est également cité 231 Gengembre, Gérard, op.cit, p.50. 232 Barbéris, Pierre, « De l’histoire innocente à l’histoire impure », in NRF, Numéro spécial sur le roman historique, octobre 1972, n°238, p.253. 233 Nous ne citons ici que deux des très nombreux imitateurs de Walter Scott. Pour un panorama plus complet de cette question nous renvoyons à l’ouvrage de Claudie Bernard, Le Passé recomposé, op.cit, pp. 48-52. 81 comme référence dans Illusions perdues de Balzac, œuvre dans laquelle l’auteur fait écrire un roman à la manière de Walter Scott au héros Lucien de Rubempré mais aussi dans l’avant- propos de La Comédie humaine : « Walter Scott élevait à la valeur philosophique de l’histoire le roman. Il y réunissait à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le paysage et la description ; il y faisait entrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée, il y faisait coudoyer la poésie par la familiarité des plus humbles langages. » Afin de comprendre quels sont les enjeux de l’influence de cet auteur, il est nécessaire de rappeler les particularités de son esthétique telles qu’elles sont présentées par Claudie Bernard : le respect de la physionomie du passé et son efficacité à la rendre dans ce qu’elle a de plus remarquable, les mœurs ; l’attachement à l’Histoire nationale et à son décor propre ; la sympathie pour le petit peuple, voire pour les marginaux ; la vigueur de certains profils ; son intérêt pour les foules ; la précision de son style et la verdeur de ses dialogues. Scott utilise l’Histoire pour créer la fiction : « Il évite les développements didactiques sur la situation historique, et choisit plutôt de faire ressentir au lecteur cette situation à travers des personnages, des événements ou des scènes typiques.[…] De cette façon, le lecteur se trouve informé de la situation historique, tout en faisant connaissance avec les personnages de la fiction : les deux éléments constitutifs du roman historique se trouvent d’emblée mis en étroite relation. »234 Pour Scott, les personnages sont « des êtres ballotés par des enjeux qu’ils ne mesurent pas toujours, que seul le romancier est capable de préciser. »235 La société étant le théâtre d’affrontements, les êtres sont aux prises avec ces tensions contradictoires qu’elles soient liées aux « races, clans, religions, classes ou époques »236. Le personnage de Walter Scott est également particulier puisqu’il est « toujours un gentleman anglais plus ou moins médiocre, moyen. » 234 Ibid, p. 25. 235 Bernard, Claudie, op.cit, p. 45. 236 Ibid, p. 46. 84 qu’affleurer. « Nous sommes loin du roman conçu comme mise en scène de l’Histoire des hommes, ou plutôt nous sommes en présence de l’envers de cette ambition. L’Histoire est devenue désespérante, elle laisse place à l’assomption de l’art. »245 Le milieu du siècle, s’il marque la fin du roman historique dans sa forme canonique, ne proscrit pas pour autant les rapports entre roman et Histoire. Une œuvre telle que celle des Rougon-Macquart « propose une nouvelle version, fortement idéologisée et sous couvert de rigueur scientifique, du roman historique. »246 Ce cycle qui relate les aventures d’une famille pendant le second Empire, du coup d’Etat de décembre 1851 à la défaite de 1870, est précisément intéressant par la durée qu’il propose : elle permet, en effet, de mettre en lumière les évolutions, les changements survenus au cours des générations et en adéquation le monde qui entoure ces personnages. Les sagas, qu’elles soient ouvertement inscrites ou non dans une perspective historique, contiennent intrinsèquement la question du temps, du rapport au passé et de ses implications sur le présent. Nous y reviendrons notamment lorsque nous évoquerons Les Fils de la liberté de Louis Caron. Selon Marta Cichocka, cette évolution du roman historique est inhérente à celle de tout genre : « l’alternance historique concernant la phase de domination d’un genre se divise en trois phases qui s’enchaînent : canonisation, création d’automatismes, changement de fonctions. […] Les genres à succès d’une époque – comme le roman historique au XIXème siècle – perdent leur efficacité parce qu’ils sont continuellement reproduits. »247 En cette seconde moitié du XIXème siècle, le genre connaît donc son déclin, attribuable pour certains à sa forme même mais très probablement lié également à une Histoire perçue d’une part comme décevante et sans espoir et d’autre part, comme un objet devenu scientifique donc à mettre à distance de la fiction. Pourtant l’inscription de l’Histoire se poursuit au-delà du roman historique canonique du XIXème, ce qui nous conduit à envisager le devenir du genre au XXème siècle. 245 Ibid, p.77. 246 Ibid, p.82. 247 Cichocka, Marta, Entre la nouvelle histoire et le nouveau roman historique, Réinventions, relectures, écritures, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 115. 85 1.4 Roman historique et XXème siècle Les critiques envisagent à des degrés divers le devenir du roman historique au XXème siècle. Si tous semblent accorder ce terme à la Semaine Sainte d’Aragon, il apparaît pourtant que la fortune du genre ne se conçoive pas à l’identique pour Gérard Gengembre, Isabelle Durand-Le Guern ou encore Marta Cichoka. Cela nécessite donc d’examiner leurs différents points de vue. Le XXème siècle est marqué par une Histoire qui continue d’évoluer tant dans sa manière d’être appréhendée que dans ce qu’elle impose aux Hommes ; les conflits qui l’ont marquée ne relèvent plus d’un espace national mais sont mondiaux. De ce fait, la position de l’être est à nouveau modifiée. Les nombreuses crises traversées ont constitué un nouveau matériau que les auteurs n’ont pu manquer d’interroger. La production du roman historique prend place, au XXème siècle, au sein d’une production romanesque qui tend à l’hégémonie comme nous l’avons expliqué auparavant. Le roman se pare de multiples aspects qui démontrent sa richesse, ses enjeux et son étendue : il peut être fantastique, policier, psychologique, voire « nouveau ». Et parfois tout cela à la fois. Les auteurs explorent toutes les ressources du genre et en repoussent les limites. Les évolutions du monde qu’elles soient sociales, économiques ou industrielles trouvent leur place dans ce genre protéiforme. Au sein de la production qui entretient des relations privilégiées avec l’Histoire, les critiques distinguent deux grandes tendances, celle des chefs d’œuvre et celle de la production de masse. Au titre des chefs d’œuvre, il nous faut bien évidemment citer Aragon avec La Semaine Sainte, mais aussi Malraux avec Les Conquérants en 1928, La Condition humaine en 1933 et L’Espoir en 1937, dans lesquels il évoque l’Histoire immédiate, celle de la guerre d’Espagne. On pense également à Marguerite Yourcenar et aux Mémoires d’Hadrien, qui, à l’opposé, évoque un passé antique et donc un espace-temps fortement distancié du moment de l’écriture. Pour autant sa réflexion se fonde elle aussi sur l’Histoire, sur les moyens que cette dernière met à notre disposition pour comprendre les mentalités. Ainsi, concernant Hadrien, elle mentionne avoir eu à « utiliser de [s]on mieux trois lettres intimes peut-être authentiques, et qui, même si 86 elles ne le sont pas, montrent au moins comment on pensait, à l’époque, que s’exprimait Hadrien (sic). »248 La production de masse, quant à elle, se développe tout particulièrement dans la seconde moitié du siècle. Elle est liée aux attentes d’un public avide de connaissances, facilement acquises. Ces romans historiques connaissent un immense succès, « touchant un large public curieux d’histoire, d’aventure ou d’évasion vers des civilisations plus ou moins lointaines. »249 Toutes les époques sont évoquées et rapidement associées à un auteur : Christian Jacq pour l’Egypte ancienne, Hubert Monteilhet pour l’Antiquité, Jeanne Bourin pour le Moyen Age ou les Croisades, Robert Merle pour les guerres de Religion ou encore Jacques Laurent pour le XVIIIème, la Révolution et l’Empire avec la série des « Caroline chérie ». Dans Paralittératures, Daniel Fondanèche propose une analyse qui nous semble éclairer l’engouement pour le roman historique du XXème siècle. Il explique ainsi que « l’histoire, actuellement réduite à une succession d’événements décousus, limitée à des mémoires ou des hagiographies d’hommes politiques écrites par un « nègre », tend à devenir insignifiante, simplement factuelle. »250 De là, le goût des lecteurs pour le roman historique qui est « d’autant plus fort qu’il est plus chargé de signification que d’histoire. »251 En effet les moyens de médiatisation ont énormément évolué depuis le XIXème siècle et l’accès à la connaissance semble de plus en plus simple. Il n’en est pas tout à fait de même pour l’accès à la compréhension. S’il est aujourd’hui facile d’obtenir des informations sur les coutumes de tel ou tel peuple, sur leur langue ou sur les événements historiques passés, il n’est pas aussi évident de saisir le sens de l’histoire. Daniel Fondanèche précise ainsi : « On va privilégier l’action car c’est elle qui fait l’histoire et non les commentaires qu’on en fait. L’histoire médiatisée par et pour la CNN devient LA vérité historique de masse. (…) Il n’est donc plus possible d’écrire un roman historique maintenant, comme on en écrivait au XIXème siècle : la réception de ce type de littérature fortement liée aux médias a totalement changé. »252 248 Yourcenar, Marguerite, « Ton et langage dans le roman historique », in Nouvelle Revue française, op.cit, p.107. 249 Durand-Le Guern, Isabelle, op.cit, p. 71. 250 Fondanèche, Daniel, op.cit, p. 636. 251 Idem. 252 Ibid, p.634. 89 ouvrages historiques, mais par la narration qui rend parfois le discours plus facile d’accès. Mais ces traits ne peuvent être tenus pour les seules caractéristiques du roman historique. En effet, l’autre pan de la production ne peut se circonscrire aussi facilement. La difficulté de définir le roman historique peut tenir selon nous au fait que les œuvres majeures, les chefs d’œuvres tels que nous les avons évoqués précédemment, ne se laissent pas enfermer dans une caractéristique unique. Comme toutes les grandes œuvres elles offrent une littérarité qui répugne au catalogue et à la classification. Ainsi, pouvons-nous restreindre le champ de lecture d’une œuvre telle qu’Aurélien255 qui évoque pourtant cette époque de l’entre-deux guerres ? Parce que ces oeuvres sont multiples, polyphoniques et qu’elles ne se contentent pas d’envisager l’Histoire comme un matériau passé à travailler, comme un monde inconnu à mettre au jour et à porter à la connaissance du public, parce qu’en évoquant un passé, elles évoquent tout autant un présent, parce qu’elles apportent du sens à notre lecture du monde, dans sa continuité, certaines œuvres romanesques dépassent l’appellation « roman historique » puisque, comme le souligne Claudie Bernard, « toute grande réussite déborde la théorie, ou même la déconstruit. »256 Nous sommes ici en présence de deux aspects qui apparaissent contradictoires mais qui pourraient ne pas l’être. En effet, notre refus critique à réduire les œuvres, telles celles de notre corpus, à des « romans historiques » vient précisément selon nous du fait que cette expression reste connotée par tout le champ de production sériée décrit plus haut. Dès lors, désigner une œuvre comme « roman historique » semble la restreindre à un champ d’interprétation bien limité comparé aux lectures multiples qui peuvent en être faites. « Si tout roman devait être pourvu d’une étiquette, le terme « roman historique » serait justifié. Ce n’est pas le cas, justement, parce qu’une étiquette, quelle qu’elle soit, déclasse l’œuvre. Définitivement et irrémédiablement. »257 Parce qu’elle adjoint l’adjectif « historique » à « roman » l’expression semble réduire les interprétations possibles. L’œuvre ne semble pouvoir être lue que par l’entrée « historique » qui la caractérise. On tend donc à qualifier les œuvres de « roman » afin de laisser place à tout 255 Aragon, Louis, Aurélien, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986. 256 Bernard, Claudie, op.cit, p. 11. 257 Oldenbourg, Zoé, « Le roman et l’Histoire », in NRF, Numéro spécial sur le roman historique, octobre 1972, n°238, p.132. 90 le champ des possibles. D’où la difficulté de définir le roman historique car il recouvre finalement deux types de production qui s’épanouissent de manière totalement opposées : l’une que l’on pressent proche des attentes du lectorat ; l’autre que l’on sent plutôt mue par le besoin de l’artiste, alors que « l’Histoire n’est qu’un tremplin pour la réflexion philosophique et la peinture de l’Homme de tous les temps »258. Pierre-Jean Rémy résume ainsi cette idée : « On peut, en effet, concevoir que l’histoire soit la trame du roman, ou sa toile de fond – c’est le cas, je pense, du roman historique ; ou, au contraire, que l’histoire soit matériau intégré à une construction globale, mais matériau nécessaire, inéluctable, omniprésent. »259 Ceci ne nous autorise pas pour autant à nous affranchir de ce qui a été dit par la critique sur le roman historique. 2.2 Définitions du roman historique Les définitions proposées par la critique sont multiples et toutes les tentatives de recherches sur le sujet se caractérisent pas la volonté des critiques de souligner la difficulté de la définition, difficulté que nous avons essayé de signaler plus haut. Martha Cichoka qui travaille sur le nouveau roman historique au sein de la littérature hispano-américaine l’exprime ainsi : « Le roman historique porte la marque de sa double nature jusque dans son nom. Il tient à la fois du roman et de l’histoire, et on ne peut le définir qu’au point de rencontre des deux. Mais il n’est pas aisé de fournir une définition invariante de notions aussi variables que le roman et l’histoire, et bien des spécialistes travaillent sur cette question depuis bientôt deux siècles. »260 Ses propos font écho à ceux, écrits quelques années plus tôt par Jean Molino dans son article « Qu’est-ce que le roman historique ? » qui débute ainsi : 258 Raimond, Michel, op.cit, p. 57. 259 Rémy, Pierre-Jean, « L’histoire dans le roman », in NRF, Numéro spécial sur le roman historique, octobre 1972, n°238, p. 157. 260 Cichocka, Marta, op.cit, p. 111. 91 « Qu’est-ce qu’un roman historique ? Un roman sans doute et de l’histoire. […] Dire que le roman historique c’est du roman plus de l’histoire, c’est supposer que nous savons ce qu’est l’histoire ; plus encore c’est supposer que roman et histoire sont des essences intemporelles qui se sont peu à peu incarnées dans leur vérité. »261 Si deux siècles de critique n’ont pu aboutir à une définition « invariante » de la notion de roman historique, il semble particulièrement présomptueux de prétendre pouvoir y parvenir. Pour autant, parce qu’il est nécessaire pour notre analyse des œuvres de mieux comprendre ce qu’est le roman historique, nous ne pouvons faire l’économie de ces discours critiques aussi questionnants soient-ils. Car, il est indéniable que loin de fournir des réponses, les textes scientifiques soulèvent les problèmes inhérents au roman historique. Cependant, c’est peut-être aussi dans les possibles que nous constaterons que se nichent les intérêts du roman historique qui, quand il s’en empare, se trouve à l’opposé de la production sériée à laquelle certains seraient parfois tentés de le cantonner. Les définitions sont nombreuses ce qui n’est pas, paradoxalement, pour simplifier l’approche de la question. Etant donné qu’il n’existe finalement aucune définition satisfaisante, chacun des critiques s’étant emparé du problème a tenté d’en formuler une. Reproduire ici l’ensemble de ces définitions ne nous semble pas pertinent dans la mesure où nous aboutirions à une longue liste finalement peu éclairante. Nous avons choisi les propos qui suivent, précisément pour les éclairages qu’ils pouvaient porter sur la notion de roman historique. Commençons par les définitions qui nous semblent les plus simples, celles proposées par Daniel Fondanèche et Gérard Gengembre : « Le roman historique décrit sous une forme romanesque une période historique avec un mélange de personnages « mondialement historiques » et des acteurs réels ou largement imaginaires. » 262 « On peut (…) énoncer approximativement qu’il s’agit d’une fiction qui emprunte à l’histoire une partie au moins de son contenu. »263 261 Molino, Jean, op,cit, p. 195. 262 Fondanèche, Daniel, op.cit, p.617. 263 Gengembre, Gérard, op.cit, p. 87. 94 « D’un côté – celui de l’Histoire – la patience de la recherche et de la vérification, l’imagination étant réduite à une fonction d’appoint heuristique ; de l’autre – celui du roman – les droits de l’affabulation, à laquelle restent subordonnées les ambitions de l’ « observation » réaliste comme de l’ « expérimentation » naturaliste. »269 Pour autant, nous ne pouvons nier le rapport particulier du roman historique au réel. Particulier parce qu’il invite cette réalité, comme nous l’avons vu, dans une sphère que l’on présente précisément comme son contraire, celle de l’imaginaire. Particulier aussi parce que ce réel, s’il est effectif, n’est plus. Il appartient au passé. Et c’est précisément dans ce décalage temporel que la définition du roman historique peut se complexifier jusqu’à se perdre. Nous reviendrons plus loin à cette question du décalage temporel. Un roman historique se définirait donc par sa dimension référentielle et surtout par l’utilisation qui est faite de ces références. Ainsi Isabelle Durand-Le Guern souligne que le roman historique n’a pas pour ambition de faire de l’histoire « un cadre, un décor, une toile de fond » mais qu’il a « une autre ambition : il s’agit non seulement d’utiliser la matière historique, mais d’en faire le cœur du récit. »270 Cet aspect est probablement une des composantes définitoires du roman historique : ce souhait, plus que cette obligation, des auteurs de travailler dans un rapport contraint au réel. Le référent externe qu’est le passé est convoqué dans l’écriture. Une partie de la richesse du roman historique se trouvant dès lors dans les modalités de cette invitation : quelles en sont les motivations idéologiques ? Quelles en sont les répercussions esthétiques ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre dans les parties à venir. Pour l’heure, revenons à l’idée du référent et de la contrainte. Le roman historique peut donc se définir comme une écriture prenant en compte une contrainte qui est celle de l’Histoire. Mais ce référent lui-même n’est pas sans poser question. En effet, s’il fut un temps où l’on a pu croire à l’objectivité totale et à l’aspect scientifique indiscutable de l’Histoire, cette époque est révolue. Comme le souligne Yves Le Pellec, « on a pris plus clairement conscience du fait que l’historiographie est une écriture, le produit de l’énonciation d’un sujet, et qu’elle utilise des procédés d’expression et de constitution du sens 269 Ibid, p. 7. 270 Durand-Le Guern, Isabelle, op.cit, p. 10. 95 qui sont aussi ceux de la fiction littéraire »271. Dès lors notre perspective change. Le référent auquel se réfère l’auteur de roman historique n’est pas vraiment un réel, ni une réalité, mais un discours sur un réel qui a été, car l’Histoire, comme nous l’avons précédemment montré, est d’abord une histoire, donc un récit. André Peyronie dans son article « Note sur une définition du roman historique suivie d’une excursion dans Le Nom de la rose » porte un éclairage très intéressant sur cette question. Bien que la citation soit relativement longue, nous la reproduisons ici car il nous semble difficile de faire l’économie d’un propos si pertinent : « On pourrait parler de roman historique dans le cas de récits gardant leur statut de roman, mais dont le référent (décor, personnages, événements, si l’on garde cette tripartition classique), relèverait, de l’historique, serait de l’ordre de l’histoire. Pour être plus précis, il faudrait, pour qu’il y ait roman historique, que ce référent ait été appréhendé par l’auteur comme objet historique déjà constitué, autrement dit qu’une part de sa thématique soit liée, non à son expérience directe, mais à une connaissance indirecte, médiatisée par l’historiographie. Si nous devions, à toute force, donner une définition du genre, nous risquerions donc celle-ci : est roman historique tout récit romanesque dont l’action se situe à une époque nécessitant pour son auteur un relais historiographique. »272 Nous pourrions donc parler de roman historique lorsque l’auteur prendrait en compte un référent qu’il appréhenderait comme un objet historique déjà constitué. La nouvelle question inhérente à ce propos étant : quand un événement peut-il être considéré comme un objet historique ? Les réponses apportées par les critiques à ce questionnement sur le délai sont extrêmement variables. Pour André Peyronie, « un délai d’une soixantaine d’années après les événements serait suffisant pour qu’il y ait roman historique. »273 Pour Isabelle Durand-Le Guern, « un roman évoquant une réalité sociale contemporaine ne pourra appartenir à cette 271 Le Pellec, Yves, « Avant-Propos », in Caliban, « Le Roman historique », n°28, Presses Universitaires de Toulouse-Le Mirail, 1991, p. 6. 272 Peyronie, André, op.cit, p. 280. 273 Ibid, p.281. 96 catégorie [du roman historique] »274 alors que pour Gérard Gengembre, au contraire, « le roman historique peut prendre en charge une Histoire très récente ou contemporaine »275. Pierre Barbéris, quant à lui, évoque les différentes possibilités : « Si, pour qu’il y ait roman historique, il faut que la matière soit puisée dans le passé, on peut considérer qu’il y a deux étapes dans le passé : un passé très proche, un passé plus lointain. »276 Dès lors nous pouvons conclure que l’écart entre l’événement et la date d’écriture ne peut constituer un trait caractéristique du roman historique. En effet, à ce titre des œuvres telles que Le Coup de poing de Louis Caron ou Un dernier blues pour octobre de Pierre Turgeon ne pourraient prétendre au titre de roman historique car les événements de 1970 ont été vécus par leurs auteurs. En appliquant le précepte de la soixantaine d’années à cet épisode de l’Histoire québécoise, nous ne pourrions d’ailleurs pas lire de romans historiques le mettant en scène avant les années 2030. Or, est-il toujours nécessaire d’attendre soixante ans pour percevoir un événement comme historique ? La chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 ou celle des Twin Towers ne font-ils pas partie des moments que nous avons tous perçus comme indéniablement historiques ? Là encore nous sommes tentée de prendre un autre chemin pour examiner la question. Un événement devrait-il obligatoirement vivre un temps expiatoire, en dehors des consciences, qui lui permettrait de devenir historique, puis d’être traité par les historiens avant d’être, ensuite et enfin, pris en charge par les romanciers ? Le cycle paraît fallacieux. La précaution du délai pourrait se concevoir si l’on n’accordait pas aux romanciers la capacité de se détacher d’un événement qu’ils auraient eux-mêmes vécu. Mais là encore, le pacte de lecture s’avère la réponse la plus appropriée : un auteur, quand bien même aurait-il vécu des événements historiques, est tout à fait capable de mener à bien un projet romanesque qui ne soit pas autobiographique, si tel est son souhait. La réponse réside donc moins dans un écart temporel entre événement et production littéraire que dans l’intention de l’auteur et dans la dimension idéologique qu’il envisage pour le traitement de la période historique : « le roman doit faire preuve d’une volonté de distanciation, de reconstitution et d’explication »277. 274 Durand-Le Guern, Isabelle, op.cit, p. 9 275 Gengembre, Gérard, op.cit, p. 88. 276 Barbéris, Pierre, « De l’histoire innocente à l’histoire impure », in Nouvelle Revue Française, octobre 1972, n°238, p.252. 277 Bernard, Claudie, in Déruelle, Aude & Tassel, Alain, op.cit, p. 21. 99 3.1 Un référent multiple et mouvant : l’Histoire 3.1.1 Le passé en question : quel passé ? Claudie Bernard, dans son article sur La Bataille de Patrick Rambaud, formule l’idée suivante : « la vraisemblance dans le roman historique repose du reste sur cette double et paradoxale exigence : être supposée conforme à une historiographie, que nous n’avons pas lue et n’avons pas envie de lire. »279 La justesse de cette remarque vient nous interroger sur nos motivations de lecteur : pourquoi aller lire des romans pour découvrir un passé que nous pourrions tout simplement appréhender au sein d’ouvrages historiques, et ce, de manière probablement plus objective, plus précise peut-être et apparemment exhaustive ? La réponse nous semble résider dans le sens ou les significations que nous accordons au vocable « histoire ». Si nous voulons lire un discours historique, nous lisons un livre d’Histoire avec toute la scientificité qu’il peut offrir. Si nous voulons envisager l’Histoire, notre passé ou le passé d’une communauté, d’un peuple, nous pouvons lire un roman historique. Or, ce passé n’est pas choisi au hasard. L’époque représentée dans le roman est une époque mouvementée, troublée. Elle permet alors par les troubles qui la caractérisent de faire émerger un ou des personnages qui vont y jouer un rôle. Elle constitue aussi un ressort dramatique intéressant. Michel Raimond l’explique ainsi : « [Le roman] découvre dans certaines périodes du passé, des mœurs ou un état de société qui permettent à un homme seul ou à un groupe d’amis d’accomplir des prouesses et de jouer dans une intrigue compliquée un rôle décisif. »280 Il est en effet nécessaire que ces périodes troublées soient relatées pour que les personnages puissent accéder au statut de héros en accomplissant des actions audacieuses et mémorables. 279 Bernard, Claudie, « Le Roman historique, une tranche d’Histoire : à propos de Patrick Rambaud », op. cit, p.291. C’est nous qui soulignons. 280 Raimond, Michel, op.cit, p. 49. 100 3.1.2 Le discours Historique sur ce passé : petite et/ou grande Histoire ? Ce qui différencie le discours historique du roman historique est en partie l’objet qu’ils envisagent : l’Histoire envisage les faits les plus marquants, ceux qui sont consignés parce qu’ils doivent être connus des générations futures, ceux qui expliquent l’Histoire des nations notamment. Elle s’intéresse donc aussi aux grands hommes qui font cette Histoire ou du moins qui la vivent de manière si ce n’est privilégiée, du moins visible. Le discours historique s’intéresse peut-être à la part visible de l’Histoire ou, pour être plus exacte, il s’intéresse à rendre visible une part visible de l’Histoire. Le roman historique quant à lui s’intéresse au quotidien, à ce que l’Histoire laissait de côté. Car cette répartition date en partie du XIXème siècle, au moment où l’Histoire, pour se constituer comme science, ne pouvait se permettre d’afficher son intérêt pour le minuscule, pour le social ou pour les mœurs. Cette matière-là, celle qui n’était pas envisagée comme monumentalisable par les historiens, a été celle du roman historique. Le roman historique s’est forgé sur le vide laissé par l’Histoire, sur cet espace vacant, celui des hommes et du privé, qui ne pouvait pas être vide de sens. Cela ne signifie pas pour autant que le roman ne relèverait que du privé et ne serait donc qu’un discours apportant un sens si particulier qu’il ne pourrait nous toucher car « le roman, lui, part du privé pour nous éclairer, le cas échéant, sur le public. »281 Tout comme l’historiographie s’est renouvelée au XIXème siècle par une nouvelle approche des documents, le romancier établit un rapport particulier avec ses sources. Au lieu d’une prise de recul, d’une distanciation des événements et des hommes, l’écrivain cherche à plonger pleinement dans toutes les composantes de l’Histoire, « ce que l’histoire oublie ou dédaigne, les détails de costumes, de mœurs, de physionomies, le dessous des événements, la vie, en un mot »282. Pour ce faire, le romancier ne va pas pouvoir se contenter de puiser dans le discours historique qui s’avère souvent lacunaire de ce point de vue. Louis Caron le manifeste dès l’avant-propos du Canard de bois : « Pour moi, l’histoire n’a de sens qu’entre les lignes des manuels. »283 Il s’agit dès lors de trouver une autre matière, ce qu’explique Claudie Bernard : « Cette petite histoire, les romanciers la glaneront moins dans l’Histoire-discours que dans les textes qui ne sont ni Histoire ni fiction, et que l’Histoire-discours exploite sous le nom de « documents » : registres administratifs, comptes rendus, témoignages, 281 Bernard, Claudie, Le Passé recomposé, op.cit, p. 121. 282 Hugo, Victor, op.cit, p.54. 283 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p. 9. 101 mémoires, légendes, iconographies directement issus de l’époque envisagée, de l’Histoire passée. Les romanciers les citent plus volontiers que leurs sources érudites, parce qu’ils ont une saveur de vécu qui camoufle leur origine livresque. »284 Les sources peuvent donc être identiques à celles des historiens mais c’est leur emploi qui est différent. En effet, loin de cantonner ces données au statut d’anecdotes, intéressantes mais non fondamentales, les romanciers, a contrario, en font le matériau le plus noble de leur histoire. L’Histoire n’est donc plus un objet externe que l’on adjoindrait à la fiction pour que cette dernière gagne en vraisemblable. L’Histoire est à nouveau construite par l’histoire et le passé se voit, à nouveau et différemment, envisagé, donc expliqué. Il ne nous semble donc pas qu’il y ait des objets différents, une petite histoire pour le roman historique et une grande Histoire pour le livre d’Histoire. Il y a un passé, différemment envisagé, car considéré en fonctions d’enjeux distincts. 3.1.3 Passé, Histoire et roman : rapport d’inclusion ou rapports transversaux ? Pour Claudie Bernard, le passé, « indéfini », est « (re)composé par le discours ultérieur. Recomposé une première fois par l’historiographie ; et recomposé encore (on voudrait dire « surcomposé ») par le roman historique »285. Cette approche est intéressante pour comprendre que le romancier s’il s’empare aussi du discours historique pour affiner ses connaissances d’une époque, ne part pas d’un élément neutre mais d’un matériau dont on a vu qu’il n’est pas totalement ni définitivement objectif. Ce rapport entre passé, discours historique et roman historique peut être schématisé comme suit : 284 Bernard, Claudie, « Le Roman historique, une tranche d’Histoire : à propos de Patrick Rambaud », op. cit, p.300. 285 Bernard, Claudie, Le Passé recomposé, op.cit, p.12. ROMAN HISTORIQUE Discours historique Passé 104 souplesse et la liberté du romanesque. Celle-ci s’exprime notamment dans la liberté laissée au romancier de choisir l’ordre de la fiction. En cela le roman historique s’écarte fondamentalement du discours historique. Ce dernier est soumis à la chronologie des faits tandis que le roman peut la bouleverser. « Une forme romanesque exclusivement fondée sur la chronologie donnerait naissance à un roman-annales qui alignerait les événements dans l’inconsistance de la seule relation avant-après. » 291 Or c’est précisément cette inconsistance que le roman historique combat et ce avec deux objectifs : le premier est de surprendre son lecteur, le tenir en haleine grâce à cette nouvelle présentation du passé ; le second, qui en découle, est de produire du sens. S’il n’était que réarrangement du passé, le roman historique présenterait peu d’intérêt idéologique, or, nous le verrons dans le troisième chapitre, réécrire l’histoire de l’Histoire n’est pas sans poser question. Contrairement au roman d’aventures, le roman historique raconte une histoire dont le lecteur connaît généralement la fin, voire les détails pour l’érudit ou le critique. Ce n’est donc pas dans la découverte des aventures que se situe le plaisir du lecteur mais dans leur agencement, ce dernier produisant le sens attendu. « Tandis que la représentation historiographique reproduit abstraitement l’histoire passée, la représentation qu’offre le roman historique est aussi re-présentation, c’est-à- dire réactualisation, remise au « présent » de ce passé, auquel elle communique la contingence et l’urgence d’un hic et nunc. C’est que le roman se tient aux côtés des personnages impliqués dans le moment même ; de ce moment, les personnages ignorent les suites, et le romancier feint de les ignorer avec eux, délaissant l’optique rétrospective de l’historien pour celle, prospective, des acteurs de l’événement. Alors, inventés ou attestés, ces événements (é-vénements, ce qui vient, ce qui arrive) ne relèvent plus tant de l’advenu historique que de l’a-venture romanesque ; plus tant de ce qui serait déjà venu, survenu dans le temps, que de ce qui reste à venir (c’est le sens étymologique de choisisse, au contraire, le présent pour évoquer des événements appartenant définitivement au passé. Claudie Bernard donne ainsi l’exemple du Dernier Voyage de San Marco, entièrement rédigé au présent 291 Molino, Jean, op.cit, p. 229. C’est nous qui soulignons. 105 ad-ventura). L’atout du roman historique est de pouvoir ainsi transformer l’advenu en aventure, de nous le faire suivre dans son suspens, ouvert, palpitant, terrible. »292 D’où l’importance des repères spatio-temporels qui conduisent le lecteur, immédiatement, dès le début de l’œuvre, dans un monde peut-être pas totalement méconnu mais inconnu de nous tel qu’il est re-présenté par le romancier. Le roman historique offre ainsi un voyage immédiat vers le passé, porté à la connaissance ou à la reconnaissance du lecteur, voyage dans lequel le lecteur est guidé par les topoï de la date et du lieu qui, souvent présents dès l’incipit, le dirigent sur ce chemin à la fois connu et redécouvert : « la signification fonctionnelle de ces éléments est double ; il s’agit en même temps de situer et d’éloigner. »293 3.3 Roman historique et personnages : une historicité imposée ? Parce qu’il est éminemment romanesque, parce qu’il « obéit à un logique romanesque », le roman historique est un récit avec, un dénouement, mettant en scène « un ou plusieurs personnages principaux sur lesquels s’exerce la focalisation. »294 Le personnel du roman historique est lui aussi un point d’achoppement du discours critique, le problème se cristallisant autour de la question suivante : les personnages doivent-ils, ou non, être historiques ? Cependant, avant même d’examiner ce sujet, un autre s’impose. Qu’ils soient connus, ou non, les personnages appartiennent à un passé. Dès lors, comment les faire parler ? 3.3.1 Les personnages, leur langue et leurs langages Quelle doit être leur parlure ? Peut-on et doit-on chercher à reproduire le langage du passé ? Cette interrogation est prégnante notamment quand les personnages appartiennent à une époque très éloignée de celle de l’écriture. Marguerite Yourcenar dans un article intitulé « Ton et langage dans le roman historique » évoque les Mémoires d’Hadrien et montre, d’une part, que le roman historique appartient irrémédiablement aussi au présent de l’écriture et, d’autre part, que la langue du personnage est, de ce fait, elle aussi marquée par l’évolution 292 Bernard, Claudie, « Le Roman historique, une tranche d’Histoire : à propos de Patrick Rambaud », op. cit, p.298. 293 Molino, Jean, op.cit, p.215. 294 Gengembre, Gérard, op.cit, p.88. 106 linguistique295. Si l’authenticité est recherchée à juste titre par l’écrivain, elle ne peut être totale. Cette association des langues présente et passé est peut-être ce qui permet au lecteur de se laisser guider dans un monde qui, parce que retraduit, lui devient accessible. Ceci étant, cette langue est à manier avec précaution afin de ne pas aboutir à de grossiers anachronismes qui ôteraient tout vraisemblable. Le roman historique porte ici la marque du monde romanesque qui, pour emporter l’adhésion de son lecteur, doit obligatoirement réussir à recréer un monde plausible. Pour Zoé Oldenbourg, la question du langage dépasse celle de la parlure des personnages : « L’essentiel, c’est de trouver la voix, c’est-à-dire le rythme intérieur, ou le style, ou une certaine forme de langage qui traduise correctement la vision initiale qui a engendré le roman.(…) Pour l’écrivain, cet éclairage est, d’abord, le langage – la langue ; une langue qui ne doit évidemment pas être archaïsante ou bourrée d’expressions visiblement traduites, mais doit épouser un rythme intérieur un peu différent, tel que l’effet de dépaysement soit perceptible en passant presque inaperçu. »296 L’équilibre est notamment à trouver entre les anachronismes et les archaïsmes. Les termes de formation tardive risquent de surprendre dans la parole des personnages et de rompre ce voyage dans le passé par un retour trop rapide à la contemporanéité du lecteur. Les archaïsmes, parce que désignant des éléments trop peu familiers du récepteur, peuvent, quant à eux, signifier de manière trop brutale également ce temps qui sépare le personnage du lecteur. Il est indispensable qu’aucun élément ne vienne rompre l’unité de la création romanesque. Pour qu’il y ait adhésion du lecteur, il faut qu’il y ait, si ce n’est une langue commune, une langue compréhensible des uns et des autres. Cette langue est celle de l’Humanité car « l’homme, à travers les siècles et les continents, reste pareil à lui-même. »297 295 Un professeur demanda à ses élèves de traduire en grec un passage de l’œuvre et elle s’obligea à effectuer, elle aussi, l’exercice. Le résultat fut sans appel : « Sept mots se refusaient, en grec, à être écrits ; ils l’eussent été un peu plus facilement en latin, langue qui déjà souligne les émotions comme le fait la nôtre. » Dès lors, comment qualifier la langue d’Hadrien ? 296 Oldenbourg, Zoé, op.cit, p.140. 297 Ibid, p.142. 109 concernant l’analyse des personnages et de leur composante historique. Le critique distingue six groupes de personnages : - Les historiques-mentionnés : les personnages historiques auxquels il est fait référence, mais qui ne peuvent pas être directement impliqués dans l’affaire de l’abbaye parce qu’ils ont vécu en un lieu lointain, ou à une autre époque. - Les historiques-distanciés : les personnages historiques contemporains et qui entretiennent, ou ont entretenu, des liens directs avec les moines présents sur les lieux. - Les historiques-actants : les contemporains apparaissant sous leur nom à l’abbaye, acteurs de l’histoire romanesque. - Les fictifs-actants : les personnages romanesques, des personnages à la fois inventés et présents dans l’action. - Les fictifs-rattachés : les personnages inventés qui n’apparaissent pas « physiquement » dans l’histoire. - Les fictifs-mentionnés : les personnages inventés, mais sans lien aucun avec les actants. Pour André Peyronie, la multiplication des ces statuts dans un roman historique a pour but d’effacer « la frontière entre l’historique et le fictif. »307 En effet, les liens entre l’historique et le fictif sont brouillés par les multiples liens créés par les personnages appartenant pourtant à des catégories différentes. Le rôle des personnages du roman historique, comme celui de tout roman, est de porter l’aventure. Il s’agit de ne pas être dans la représentation d’un personnage figé par le discours historique mais bien de le suivre dans ses évolutions au sein de ce monde recréé. Dès lors, qu’ils soient « historiques » ou non, le travail des romanciers consiste à retrouver en leur sein des « valeurs humaines atemporelles »308 qui permettront l’identification du lecteur aux héros. Car si l’on ne sait pas exactement pourquoi les auteurs s’adonnent à cette représentation du passé, l’on sait que ces œuvres sont à destination des lecteurs d’aujourd’hui. C’est donc que les hommes d’aujourd’hui trouvent dans la destinée de leurs ancêtres des réponses, du moins 307 Ibid, p.286. 308 Durand-Le Guern, Isabelle, op.cit, p. 100. 110 des sens aux aventures vécues et racontées. Cela s’explique notamment par le fait que le roman historique tend à se détourner de « l’aventure individuelle au profit de l’aventure collective »309. Quelle aventure peut se prétendre plus collective que celle de l’Histoire ? Le troisième et dernier chapitre de cette première partie va nous conduire à envisager les enjeux idéologiques des écritures de l’Histoire. 309 Ibid, p. 84. 111  Chapitre 3 : Écritures du passé, Réécritures de l’Histoire « Entre le mythe et l’histoire, entre l’utopie et la réalité, entre l’origine et le devenir, y a- t-il un lien nécessaire, absolu, ou au contraire purement contingent, - pire encore illusoire ? Comment, dans une société moderne, la fable et la légende peuvent-elles fonder l’histoire ? Comment l’archaïsme peut-il ouvrir la porte à la modernité ? »310 Quand on parle de roman historique, on évoque invariablement le passé. Mais nous avons vu précédemment que l’analyse des œuvres ne peut se contenter d’étudier l’association du réel et de la fiction. Le genre, et notamment dans son renouvellement au XXème siècle, signifie plus qu’une brillante mise en scène du passé, quand bien même l’auteur aurait réussi à « effacer au maximum la frontière entre le réel et l’imaginaire. »311 Le roman historique peut s’envisager, « en ce qu’il a sans doute de plus ambitieux », comme le souligne André Peyronie, « comme un dépassement prospectif de l’historiographie et comme une réécriture expérimentale de l’Histoire »312. Voilà l’angle qui nous semble tout à la fois le plus pertinent et le plus signifiant. Car pour quoi écrire l’histoire ? pour quoi réécrire l’Histoire ? Qu’apporte une écriture fictionnelle à un passé advenu ? En quoi le romancier pourrait-il porter un regard différent et donc faire dire à la fiction autre chose que ce que raconte l’historien ? En quoi la fiction conterait-elle différemment de l’Histoire la relation entre l’individu et les événements collectifs ? Pour répondre à ces questions, nous cheminerons à travers trois questionnements : pourquoi réécrire l’Histoire puisque le passé est un advenu connu ? Que signifie écrire l’Histoire dans une société postmoderne et postcoloniale ? Quels sont les enjeux d’une telle (ré)écriture ? 310 Nepveu, Pierre, L’Ecologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1988, p. 99. 311 Peyronie, André, op.cit, p.289. 312 Idem. 114 et il devient le roman historique. »320 Car, il est vrai que le roman historique, en cultivant le suspens, a cette capacité de transformer les éléments advenus en avenir, en « à venir », au sens étymologique. Pour le lecteur, les événements sont, à nouveau peut-être, situés dans un futur à découvrir, ils sont, à nouveau, à venir. La limite, bien que floue et dont Isabelle Durand-Le Guern pense qu’elle dépend « pour beaucoup de l’acte de lecture »321, est en partie posée par Claudie Bernard : « Il va sans dire que, dans le « roman » d’aventures, hasard, destin et mort sont entièrement calculés par le romancier. Or le premier est une force que le roman historique, volontiers déterministe, cherche à réduire ; le second, une notion dont il veut élucider le contenu social et idéologique. Pour la mort, les choses sont plus complexes. Dans le roman historique, la mort n’est pas d’abord un a-venir, mais un ad-venu, et constitue, […], une incontournable prémisse ; car elle est l’état même du passé, et le roman historique doit en arracher ses personnages, pour les rendre artistiquement à la vie. »322 Rendre le passé à un présent, à une actualité, c’est le faire revivre et, de fait, le condamner, une nouvelle fois, à son devenir : la mort. Les écritures de l’Histoire entretiennent ce lien antithétique du vivant et du mort, de l’éternel et du dépassé. C’est peut-être cette trace et cette finitude, ou cette conscience de la finitude temporairement oubliée, que cherchent les lecteurs. Par la fiction ce n’est pas seulement l’information historique qui est donnée, mais ce sont les êtres, quand bien même sont-ils de papier, qui évoluent au rythme de la lecture. C’est un pouvoir démiurgique peut-être grisant que de redonner un supplément de vie à ces êtres. Ils reprennent vie grâce à nous. Nous, qui par eux, gagnons l’accès à un autre espace temps, par définition révolu et inaccessible ; nous, qui ne bénéficierons très probablement pas de ce supplément temporel offert par une autre vie toute romanesque mais qui bénéficions déjà de mille trajets à travers le temps, voire l’espace. Un jour près de Verdun en 1914 dans Les Ames grises de Philippe Claudel, le lendemain dans les rues de Québec en compagnie de Flora Fontanges dans le Premier Jardin d’Anne Hébert, avant d’atterrir en fin de semaine sur une « piste de la savane de Bulstrade […] ce matin de janvier 1837, une poche de loup sur le dos »323. Toute la différence entre l’Histoire et la fiction réside dans ce démonstratif qui, loin de 320 Raimond, Michel, op.cit, p.49. 321 Durand-Le Guern, Isabelle, op.cit, p.79. 322 Bernard, Claudie, Le Passé recomposé, op.cit, p101. 323 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p. 19. C’est nous qui soulignons. 115 nous dépeindre le décor, nous plonge, tout déictique qu’il est, dans un hic et nunc, nous confrontant simplement à un choix : y plonger ou s’en éloigner, peut-être, à jamais. Les écritures de l’Histoire ont donc à voir avec la mort, la mort passée mais aussi la mort à venir. Entre ces disparitions, reste à trouver un sens, si ce n’est le sens. C’est pour cette raison que les propos de Létourneau et Jewsiewicki nous paraissent particulièrement pertinents : « Le passé, par le récit des hommes, n’existe pas indépendamment du présent et de l’avenir dans lequel vivent ces hommes. Avant d’être un objet d’étude en soi, le passé est un enjeu. »324 En donnant un sens à l’advenu, on donne un sens au présent. Mais le sens que nous donnons au présent influence également celui que nous donnons au passé. Finalement, la conception du passé ne s’effectue que dans un dialogue entre présent et passé. Si cette idée est communément admise, elle prend une signification particulière au Québec où, selon Pierre Nepveu, « la conscience de la « fin du monde » […] se trouve surdéterminée par la fragilité existentielle de la communauté elle-même. »325 En effet, à partir des années 70, selon Jocelyn Létourneau dans son article « L’historiographie comme miroir, écho et récit de Nous autres », « le grand récit collectif des Québécois fut de nouveau, graduellement, revu et corrigé »326. Le récit collectif ayant évolué, un nouveau rapport au passé émergea dans les productions artistiques, notamment littéraires. La Révolution Tranquille détermina un avant et un après et entraîna des conceptions différentes de l’Histoire. Létourneau rappelle que « puisque le récit historien résulte toujours d’une dialectique complexe entre la mémoire (ce qui est mis en lumière) et l’oubli (ce qui est conséquemment assombri), elle ouvre les portes pour une nouvelle répartition de la souvenance et de l’amnésie. 327» Les écritures de l’Histoire se trouvent donc marquées, au Québec peut-être plus qu’ailleurs, par des conjonctions temporelles. Non seulement la Révolution Tranquille a engendré un nouveau regard sur l’Histoire mais en plus notre champ d’études se trouve également défini par une fin de siècle pendant laquelle le discours scientifique, dont se réclame l’Histoire depuis le XIXème siècle, est soumis au doute, notamment par les théories postmodernes. Réécrire l’Histoire à la fin du XXème siècle, c’est réécrire l’Histoire dans une société qui, ayant profondément évolué et ayant mis en doute 324 Létourneau, Jocelyn et Jewsiewicki, Bogumil (dir.), op.cit, p. 18. 325 Nepveu, Pierre, op.cit, p. 156. 326 Létourneau, Jocelyn, « L’historiographie comme miroir, écho et récit de Nous autres », in Létourneau, Jocelyn et Jewsiewicki, Bogumil (dir.), op.cit, p. 30. 327 Ibid, p. 39. 116 l’objectivité des discours, s’emploie à dessiner autrement les marques de ses fondations et, de ce fait, à esquisser différemment ce qui peut survenir. Rappelons-nous à ce propos les mots de Michel de Certeau sur les fonctions de l’écriture : « D’une part, au sens ethnologique et quasi religieux du terme, l’écriture joue le rôle d’un rite d’enterrement ; elle exorcise la mort en l’introduisant dans le discours. D’autre part, elle a une fonction symbolisatrice ; elle permet à une société de se situer en se donnant dans le langage un passé, et elle ouvre ainsi au présent un espace propre : « marquer » un passé, c’est faire une place au mort, mais aussi redistribuer l’espace des possibles, déterminer négativement ce qui est à faire, et par conséquent utiliser la narrativité qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants. »328 Écrire l’H(h)istoire, c’est donc réécrire l’advenu mais aussi très certainement écrire une nouvelle histoire du lien entre advenu et présent, c’est tracer un autre avenir. 328 Certeau de, Michel, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1975, p.141. C’est l’auteur qui souligne. 119 Au sein de cette culture s’installent les écritures de l’Histoire, porteuses de sens, proposant d’autres lectures de la fondation et par voie de conséquence, d’autres écritures d’une identité à composer. La réflexion de Nepveu sur ces années quatre-vingt et la culture post- moderne nous paraît particulièrement intéressante en ce sens qu’elle interroge le « rapport même au réel dans le monde contemporain »340. Or, le roman historique est précisément celui dont nous avons vu que ses rapports au réel étaient non seulement prédominants mais mouvementés. A la différence du roman réaliste qui transfigure la réalité pour en rendre compte, le roman historique a recours d’une part au passé, c’est-à-dire à un réel vécu, advenu et, d’autre part, à l’Histoire qui est la connaissance que les historiens ont dégagé de ce passé et qui, mise en mots, constitue un discours réel, existant. Nepveu évoque « l’apocalypse tranquille » qui, selon lui, fait suite à la révolution tranquille et précède, de ce fait, les discours produits dans les années quatre-vingts. Il développe l’idée d’un autre rapport au réel ou, plus précisément, l’idée qu’une conscience d’un autre rapport au réel serait possible, ce qu’il désigne par « le point de vue de l’ange ». « La « sensation vraie » n’est pas seulement la redescente dans le réel, elle est cette redescente du point de vue de l’ange, elle constitue le moment des retrouvailles étranges, éblouissantes avec le concept singulier et multiple. Voici l’heure, ou l’ère, du nomade qui a traversé la catastrophe de l’histoire et qui a saisi, du même coup, en un même mouvement, la multiplicité vivante des histoires. Cet être, il ne danse pas sur les ruines, mais, transitivement, il danse les ruines. »341 Tout comme Pierre Nepveu dit de ce personnage du film de Wim Wenders, Ailes du désir, qu’il « danse les ruines », nous sommes tentée de dire que les romans de la décennie 1980-1990 n’écrivent pas sur l’Histoire mais écrivent l’H(h)istoire, rejoignant les propos d’André Peyronie qui invite le lecteur « à considérer le roman historique, en ce qu’il a sans doute de plus ambitieux, comme un dépassement prospectif de l’historiographie et comme une réécriture expérimentale de l’Histoire. »342 340 Ibid, p.192. 341 Ibid, p.193. Pour une analyse plus détaillée, il est possible de relire L’Ecologie du réel, pages 190-193. 342 Peyronie, André, op.cit, p.289. 120  3. Écrire l’histoire, réécrire la mémoire « Tout ne commence pas avec nous. Le sol que nous foulons n’est pas vierge mais sillonné de traces enchevêtrées, hérissé d’interdits et de barrières, grevé de mains mortes. Des ombres inapaisées le parcourent. L’inné, c’est l’acquis antérieur, les pertes, aussi, surtout. C’est le récit lacunaire, effacé qui précède notre petit chapitre, celui que nous tentons d’écrire à la clarté de la conscience tardive, effrayante, qui nous a été concédée. Il importe d’identifier ceux que nous avons été, avant pour leur rendre justice, bien sûr, mais pour s’en libérer, aussi, vivre au présent, être soi. »343 S’agit-il de mémoire ou de réminiscence ? En réécrivant le passé, les écritures de l’Histoire contribuent à le produire. Mais cette production n’est pas sans nécessiter un effort de mémoire, démarche que nous allons maintenant envisager. Comment écrire le passé ? Cela ne peut s’envisager sans un rapport intime à la mémoire. Qu’est-ce que la mémoire ? Peut-on, à partir de notre mémoire, construire une Mémoire, dont on dirait qu’elle serait collective. Avant tout, qu’est-ce que se souvenir, se remémorer ? Quelle est la part consciente qui préside à cet acte ? Pour commencer il nous semble intéressant de rappeler la signification de ces termes. 3.1 Souvenir, mémoire et réminiscence Se souvenir indique une action puisqu’il s’agit d’un verbe, issu de la forme « subvenir » qui signifie « venir en aide, remédier à ». L’infinitif substantivé à la fin du XIIIème évoque quant à lui « ce qui peut revenir à l’esprit ». Le vocable « mémoire » désigne une « aptitude à se souvenir ». Le terme latin « memoriae » se traduit d’ailleurs par « annales, monuments historiques ». De l’action de se souvenir à la trace laissée par la personne gardienne du souvenir, il n’y a donc qu’un pas. Réécrire la mémoire, c’est donc écrire ce dont on se souvient mais aussi ce dont on veut se souvenir. Le terme « réminiscence » est issu de « reminisci », composé du préfixe « re » à valeur intensive et de « minisci » qui signifie « se souvenir, avoir présent à l’esprit ». A partir du 343 Bergounioux, Pierre, La Puissance du souvenir dans l’écriture, Nantes, Pleins Feux, 2000, p.34. 121 XVIIème, le vocable prend le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, à savoir « un souvenir vague, imprécis » mais aussi « élément d’une œuvre artistique inspirée par une influence généralement inconsciente ». 3.2 Écritures de l’Histoire et mémoire ? Le roman historique ou tout récit mettant en scène l’Histoire, entretient une relation particulière à la mémoire. En quoi les liens tissés avec et par la mémoire diffèrent-ils dans l’entreprise historique et dans l’écriture fictionnelle ? Comme nous venons de le voir grâce à l’étymologie, « se souvenir » implique de laisser les éléments enfouis revenir à la surface de notre esprit, avec « cette façon qu’ont les sou-venirs de venir souterrainement et comme spontanément à nous »344. Or, l’auteur de roman historique, lui, convoque les moments du passé et les impose à notre esprit lorsque nous rencontrons l’œuvre. Imposition choisie et assumée, certes, mais imposition tout de même de la manière dont ce passé va revenir impressionner notre pensée. Pour Claudie Bernard, Histoire et roman historique se distinguent très clairement à ce niveau : « L’Histoire est en réalité une entreprise de commémoration ; tandis que le roman historique, qui fait revenir des morts et des souvenirs factices, nous fournit ce que j’appelerai une « para-mémoire » »345. Claudie Bernard explique ainsi son choix de l’expression « para- mémoire » : « parce qu’au lieu de « remonter » l’événement ressaisi en dedans, le roman le redescend, remet le passé dans le sens du devenir ». Ainsi, au lieu d’adopter une démarche rétrospective, le roman place l’instant t du passé comme celui de référence du présent fictionnel. Les termes diffèrent selon qu’il s’agit des entreprises romanesques et Historiques qu’elle définit également comme distinctes bien que complémentaires : « Nos sociétés modernes, emportées par le changement et « à capital historique », connaissent surtout, elles, la mémoire prothétique de l’Histoire ; mémoire froide, 344 Bernard, Claudie, Le Passé recomposé, op.cit, p.166. 345 Ibid, p.167. 124 « Par la mémoire, l’individu vise et appréhende continûment le monde, il manifeste ses intentions à son égard, le structure et le met en ordre (dans le temps et dans l’espace) et lui donne du sens. »355 Le sens donné confine à l’essence. Donner une direction aux événements, en révèle la signification. Se souvenir ce n’est pas seulement remettre au jour un événement passé, coupé du présent et exclu à jamais de cette temporalité, c’est aussi rétablir le lien entre passé et présent. L’importance de ce lien n’éclate jamais mieux que lorsqu’on l’envisage par la négative : qu’engendre une absence de mémoire ? L’absence de mémoire côtoie l’absence de passé car même s’il a été, il ne subsiste que dans les traces qu’il a laissées, qu’elles soient mémorielles ou tangibles à travers des photos, des films ou des écrits. Or l’absence de passé ébranle toute construction identitaire. Mémoire et identité sont intimement liées et cela semble valable pour l’identité individuelle, objet d’étude de la psychologie, comme pour l’identité collective qui relève, quant à elle, de la sociologie. Pour Joël Candau, « il n’y a pas de quête identitaire sans mémoire et, inversement, la quête mémorielle est toujours accompagnée d’un sentiment d’identité »356. Écrire l’H(h)istoire, par l’entreprise mémorielle sous-jacente et présupposée, participe donc d’une quête identitaire. La littérature, en tant que média de la pensée, permet d’inscrire le passé dans un discours présent, et par cette trace, d’envisager les contours d’une identité qui s’écrit. Pierre Nepveu l’explique ainsi dans L’Ecologie du réel : « La littérature, en particulier, fait advenir une conscience au présent, en train d’advenir à l’existence, et par là forcément hantée par une mémoire qui lui donne son sens »357. Mais de quelle mémoire s’agit-il ? Mémoire individuelle ? Mémoire collective ? La mémoire individuelle est-elle au service de la mémoire collective ? Chacun se trouve récepteur de multiples discours qui vont contribuer à construire sa mémoire du passé, que celui-ci soit personnel, historique ou collectif. La mémoire est donc fondamentalement individuelle, elle va être le résultat composite de connaissances, que chaque être va glaner ou chercher par sa proximité plus ou moins grande avec les textes, par son avidité – ou non – à connaître non seulement son passé familial, national mais aussi l’histoire du monde, des hommes. Qu’entendons-nous alors par « mémoire collective » ? Est-il possible qu’un ensemble d’êtres humains possède des représentations, sinon exactement identiques, du moins convergentes et 355 Candau, Joël, op.cit, p.52. 356 Ibid, p.10. 357 Nepveu, Pierre, op.cit, p.79. 125 tendant vers une représentation, fût-elle plurielle, d’un évènement ou d’un fait ? Pierre Nora, dans La Nouvelle histoire, propose une définition de la mémoire collective : Il s’agit du « souvenir ou de l’ensemble des souvenirs conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité et dont le sentiment du passé fait partie intégrante de l’identité. »358 Les propos de Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière peuvent compléter cette définition : « L’identité d’une personne ou d’une collectivité est ce qu’elle est, comment elle est vue et comment elle se voit. Cette représentation de soi, où le mythe l’emporte sur la réalité, est au cœur de l’identité. Elle génère des sentiments d’appartenance où le passé fournit une expérience utile au choix d’une destinée. »359 La notion de mémoire collective est indissociable de celles de la représentation et de l’identité. Par les textes, qui sont des représentations, nous percevons une expression de la mémoire collective, ce qui contribue à construire notre identité. L’expérience et cette connaissance du passé participent de notre définition en tant qu’individu ou collectivité : « L’expérience du passé dont le rappel est toujours plus ou moins précis nous singularise comme individu et comme collectivité. Elle a pu être transmise dans la famille, apprise à l’école ou acquise au contact des autres. Elle permet de fonder des choix de vie sur des connaissances. Elle repose sur l’émotion autant que sur la raison. »360 Or, selon ces auteurs, la société québécoise a vu son passé et les représentations de son passé évoluer. Délaissant certains mythes ayant particulièrement trait à la religion ou à la terre, les Canadiens-français devenus québécois ont dû conjuguer à nouveau leur passé pour qu’il soit plus en adéquation avec leur présent. Ainsi, les sociologues révèlent par exemple, que les figures du voyageur, du missionnaire ou du bûcheron361, si elles ont nourri l’imaginaire des Canadiens-français, ne correspondent plus à l’identité québécoise contemporaine. Dès lors, la mémoire a travaillé pour notamment oublier ou reléguer au second plan certains mythes et en proposer d’autres afin de toujours assurer la cohésion du groupe social. Car la mémoire, si elle 358 Nora, Pierre, in Mathieu, Jacques & Lacoursière, Jacques, op.cit, p.20. 359 Ibid, p.5. 360 Mathieu, Jacques & Lacoursière, Jacques, op.cit, p.11. 361 A ce propos, l’ouvrage de Mathieu, Jacques & Lacoursière, Jacques proposent un long développement sur les espaces québécois, pp.37-93. 126 est acte de souvenance, est aussi acte d’oubli. En confrontant le présent et le passé, ou les représentations qui en subsistent, les auteurs québécois vont faire œuvre d’oubli pour faire resurgir d’autres figures, afin d’interroger et d’incarner une nouvelle Histoire. Puisque l’écriture de l’Histoire est l’interrogation hic et nunc d’un temps antérieur, les réponses obtenues sont nécessairement différentes de celles d’hier, une variable ayant été modifiée. Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière l’expriment ainsi en ce qui concerne le Québec, « au cours des dernières décennies, la mémoire collective québécoise s’est adaptée à des circonstances et à des contextes variés et nouveaux. Les observations de notre temps […] ont exploré de nouveaux lieux de constitution d’un passé mythique et de la conception de soi. » 362 Les nouvelles traces du passé, réalisées par les écritures de l’Histoire des années 1980-1990, contribuent non seulement à dessiner des nouveaux mythes, toujours garants de l’ordre de la société, mais aussi à proposer des représentations différentes, reflets des contours d’une identité en évolution et en construction. Ces récits, qui proposent une autre vision du passé, expriment l’identité en mutation, qui loin de s’y trouver définie, est surtout interrogée. L’identité québécoise est en question et c’est notamment cette identité que nous lirons dans la prochaine partie grâce aux textes du corpus. Pour conclure nous voulons mettre en évidence les mots de Mathieu et Lacoursière qui, au terme de leurs recherches sociologiques sur les mémoires québécoises, expriment précisément le lien entre passé, mémoire et identité au Québec. « Dans l’identité québécoise subsistent deux discours opposés. Les uns préfèrent celui qui éveille la nostalgie des temps passés, y trouvant une certaine sécurité. Les autres, tournés vers la modernité, ont tendance à rejeter le passé en bloc, lui niant toute pertinence : de véritables amnésiques. Entre les deux subsiste un écart de temps consacré à la révision du passé et au renouvellement de la mémoire. Car le recours à l’expérience du passé est un processus inaliénable à la définition de son avenir. Comprendre la présence du passé dans le présent, comprendre le fonctionnement des mémoires collectives, c’est finalement pouvoir mieux orienter son destin. « Se connaître soi-même », comme individu et comme collectivité, c’est mettre à profit son expérience pour savoir ce que l’on veut ; c’est reconnaître ce que l’on doit pour savoir ce que l’on vaut ; c’est préciser ses engagements, choisir à chaque instant ce que l’on veut être ; autrement dit, c’est définir son identité. »363 362 Ibid, p.373. 363 Ibid, p.374. C’est nous qui soulignons. 129 « Le présent n’est pas seulement une suite chronologique du passé ; il en est le produit ; il y a, de l’un à l’autre, continuité, filiation. »365 Dans cette partie, nous mettons en regard les discours historiques et romanesques afin de déterminer quelle représentation de l’Histoire québécoise est élaborée par les auteurs. En espérant que ce travail y réponde, nous rejoignons la préoccupation formulée par Daniel Couégnas et Dominique Peyrache-Leborgne dans l’introduction de leur ouvrage : « Que reste-t- il de l’Histoire officielle quand celle-ci est réexaminée dans ses marges et ses fractures ? »366 Les œuvres sont traitées en fonction de l’épisode historique qu’elles traitent au sein de leur diégèse de manière privilégiée. Ces moments fondateurs sont successivement la naissance du pays, la bataille des Plaines d’Abraham en 1759, la révolte de Patriotes en 1837-1838 et enfin la crise d’Octobre 1970. 365 Groulx, Lionel, Histoire du Canada français depuis la découverte, cité in Hamelin, Jean, (dir.), Histoire du Québec, Toulouse, Privat, 1976, p.5. 366 Peyrache-Leborgne, Dominique & Couégnas, Daniel, op.cit, p. 9. 130  Chapitre 1 : La naissance du pays Dans quelle mesure peut-on parler de « pays » pour définir le Québec ? Selon le Petit Robert, « pays » désigne « un territoire habité par une collectivité et constituant une réalité géographique dénommée. »367. Cette définition, qui n’inclut aucune organisation étatique particulière, peut donc s’appliquer au Québec. Mais l’Histoire contrariée de cet espace offre une multitude de moments pouvant être interprétés comme celle de sa création. La période de la naissance du pays est particulièrement intéressante pour mettre en évidence les écarts entre le produit du discours historique et son écho romanesque. Comment déterminer la naissance du pays ? Est-ce l’arrivée des premiers hommes sur le territoire qui en signe l’enfantement ? Celle des Européens au XVIe siècle ? Mais si l’on définit le Québec comme une province, donc comme composante d’un état fédéral, la date de naissance ne devrait-elle pas être 1867, année de la constitution d’un Etat canadien constitué de quatre provinces : l’Ontario, le Québec, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Ecosse ? Le Québec est-il né d’une décision politique prise en Europe ou de la venue d’un peuple en cette terre hostile ? 1. Le discours historique Trois moments, antérieurs à 1759, retiennent notre attention et peuvent être considérés, sinon comme la date de naissance du Québec, du moins comme des dates significatives dans son développement. 1.1 Les origines préhistoriques du Québec Louis Hamelin, dans son Histoire du Québec, retrace l’Histoire du Québec depuis le peuplement de l’Amérique vers 40000 ans avant notre ère. La venue d’êtres au Québec résulte de deux phénomènes successifs : la glaciation puis le réchauffement. « Lors de l’extension maximale de la dernière glaciation, appelée Wisconsin, (…) les régions septentrionales des 367 Rey, Alain et Rey-Debove, Josette, Dictionnaire Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 1988, p.1383. 131 Etats-Unis et le Canada dans sa presque totalité furent recouverts d’une nappe glaciaire de plus de 3000 mètres d’épaisseur. »368. Ni flore, ni faune, ni homme ne pouvaient alors occuper ces territoires. Seuls l’Alaska et la Sibérie avaient échappé à cette glaciation. Cette dernière ayant provoqué l’abaissement du niveau des océans, un pont de terre, appelé Béringia, apparut entre la Sibérie et l’Alaska. Il est fort probable que ce soit ce chemin qu’empruntèrent les premiers hommes peuplant l’Amérique. Vers l’an 35000 avant notre ère, l’Homo Sapiens aurait traversé le pont Béringia en chassant la grande faune du Pléistocène (mammouths, équidés, bisons) qui le peuplait. Alors que le pont apparaissait en période de refroidissement, offrant un lien entre Asie et Amérique, le glacier américain, au contraire, interdisait toute migration vers le Sud. Le glacier américain était composé de « deux nappes : l’un appelée Cordillère avait son épicentre dans les Rocheuses, et l’autre, dite Laurentienne, s’étendait à partir de la Baie d’Hudson. »369.En période de refroidissement, les deux nappes se rejoignaient tandis qu’en période de réchauffement, elles se séparaient en un corridor. Vers l’an 30000 avant notre ère, à la faveur d’un réchauffement ayant ouvert le corridor, l’Homo Sapiens aurait migré vers le sud. Une seconde hypothèse place l’arrivée de l’homme en Alaska vers 15000 ans avant notre ère et sa descente vers le sud en 12000 avant notre ère, mais « de plus en plus de vestiges militent en faveur de la première hypothèse »370. Les « paléo-indiens du nord »371 vécurent de la chasse du gibier, nourriture qu’ils complétaient de fruits, de graines. Au fur et à mesure de la disparition des mammouths, bisons et chevaux, « ils accrurent la part des autres ressources dans leurs activités de subsistance. »372. Cependant, à l’époque de la chasse à la grande faune du Pléistocène qui vit les Homo Sapiens franchir le pont Béringia puis progresser vers le sud, le Québec était encore recouvert de glace. A la fin de la glaciation, les conditions ne furent pas immédiatement favorables à l’occupation de ce territoire. La fonte des glaces engendra une hausse du niveau des océans. Bien que l’altitude du continent, libéré des glaces, rejoignit sa position actuelle, la remontée eustatique fut plus rapide et engendra l’immersion de terres actuellement émergées, notamment 368 Hamelin, Jean, Histoire du Québec, Toulouse, Privat, 1976, p.11. 369 ibid, p.12. 370 idem. 371 ibid, p.15. 372 idem. 134 d’Hochelaga qui lui « réserva un accueil triomphal »380. Ce second voyage marqua la découverte des rigueurs de l’hiver canadien. Les marins, revenus à Stadaconé, subirent de nombreuses pertes à cause du scorbut. Cartier en apprit le remède par Domagaya mais vingt- cinq hommes en étaient morts. Alors qu’il envisage le retour vers la France, Cartier prévoit de ramener avec lui le seigneur Donnacona, Taignoagny et Domagaya. « L’expédition revenant les mains vides, il était, en effet, habile de faire briller devant François 1er des espérances à défaut de réalités. »381. Ceci lui permettra de repartir le 23 mai 1541. Mais pour ce troisième et dernier voyage, la nouvelle commission du 17 octobre 1540 mentionne pour la première fois les idées d’évangélisation et de colonisation. « A force de l’entendre parler d’un Eldorado, les ambitions de la Cour s’étaient éveillées », l’autorité royale nomme donc Jean-François de La Roque, seigneur de Roberval comme lieutenant-général. Mais Cartier est prêt à partir bien avant Roberval et quitte Saint-Malo en mai 1541. Ce dernier voyage ne semble pas apporter de nouvelles informations et Cartier décide de repartir en France en avril 1542. Le 8 juin, Roberval atteint enfin Terre-Neuve et y trouve Cartier qui, lui, retourne en France. Il rentra avec des métaux qu’il croyait être des diamants et de la poudre d’or et qui ne se révélèrent n’être que du cuivre et du mica. Cartier mourut le 1er septembre 1557 à Saint-Malo. Les objectifs de sa mission, la découverte de métaux précieux et la colonisation, ne furent pas atteints mais Cartier laissa de grandes espérances. Au XVIème siècle, les liens entre Europe et Nouveau Monde subsistent pourtant essentiellement grâce aux pêcheurs de morue au large de Terre Neuve. L’intérêt pour la morue sèche en France nécessitait une pêche côtière et des lieux de séchage sur la terre ferme. Ceci aboutit à l’établissement de Québec en 1608. Corollairement aux explorateurs, le Canada et le Québec se développe aussi grâce aux Français. « Ceux qui mirent pied à terre et occupèrent les côtes de façon saisonnière amorcèrent la colonisation effective de l’Amérique du Nord par la France. (…) C’est l’entreprise privée qui releva le défi du Nouveau Monde. »382. Il faut attendre le début du XVIIème siècle pour que les monarques français se préoccupent à nouveau des Terres Neuves. 380 Ibid, p. 42.  Ibid, p. 44.  Hamelin, op.cit, p. 87. 135 « Alors que la nécessité contraignait les Anglais à ne pas se contenter de leur île, les Français ne voyaient dans les terres d’outre-Atlantique qu’un luxe dont, à tout prendre, ils étaient fort bien capables de se passer. »383 Le début du XVIIème siècle fut marqué par un renouveau des ambitions coloniales. En 1603, Samuel Champlain effectue son premier voyage pour la Nouvelle-France. Il n’alla pas plus loin que Cartier mais découvrit la disparition de la bourgade d’Hochelaga. Deux explications subsistent : il est possible que les tribus, une fois les terres épuisées, aient changé de lieu de campement; à moins que les Hurons n’aient été victimes des Iroquois. La conséquence la plus importante de ce voyage fut le récit que Champlain publia et qui « accrut l’intérêt que la Nouvelle-France commençait à susciter. »384. En trente ans, il passa près de vingt ans au Canada et franchit vingt et une fois l’Atlantique. Notre objet n’est pas de détailler chacun des voyages de Champlain en Terres Neuves mais de rappeler quelques-uns des moments significatifs de son implication en Nouvelle- France. Lors du voyage de 1604, deux navires se dirigent vers l’Acadie avec à leur bord Monts, chef de l’expédition, Champlain emmené comme géographe et connaissance. Ils ont pour mission de coloniser les Terres Neuves mais sur soixante-dix-neuf colons débarqués, trente- cinq meurent pendant l’hivernage. Le voyage qui débute en 1608 sera marqué par l’établissement de la ville de Québec en juillet. Cette ville choisie comme lieu d’hivernage fut préférée à Tadoussac, « trop froid, trop exposé aux houles de l’estuaire ». Une fois achevée, l’habitation servait à la fois de logement et de forteresse. Cela n’empêcha pas les maladies, dysentrie ou scorbut, de tuer seize des vingt-quatre hommes qui y étaient logés. Loin d’être seulement explorateur, Champlain s’illustre également par son rôle de bâtisseur au sein de la nouvelle colonie. En 1613, il effectue son sixième voyage vers le Saint-Laurent. « ses instructions lui enjoignaient de chercher, comme précédemment, un passage vers la Chine. Le printemps fut donc employé à une exploration systématique, mais combien décevante. »385. A partir de 1615-1616, les objectifs se multiplient : « Christianiser, coloniser, explorer »386. En 1618, Champlain rencontre à Québec « Louis Hébert, arrivé depuis un an, et 383 Ibid, p.50. 384 Ibid, p.53. 385 Lacour-Gayet, op.cit, p.65. 386 Ibid, p.66. 136 comme en Acadie, intéressé avant tout par les choses de la terre! »387. A partir de 1620, Champlain passe « les deux-tiers de son temps à l’ouest de l’Atlantique »388 et encourage la construction des rives du Saint-Laurent. « Il fait construire un fort, indispensable en raison des incursions constantes des Iroquois. » Mais l’année 1627 voit la déclaration de guerre de Charles 1er à la France. En raison de l’absence de communication entre les continents, le Québec devient anglais pour la première fois. En effet, en 1628, Champlain voit le Canada et l’Acadie menacés par les Anglais. Il attend de France des secours que les Britanniques ne laisseront pas passer et doit capituler un an plus tard. Mais lors de son retour en France il découvre l’invalidité de cette reddition, la paix entre la France et l’Angleterre ayant été signée trois mois auparavant. En 1632, par le traité de Saint-Germain, le Canada est enfin restitué à la France. 1633 est l’année du dernier départ. Dès son arrivée, Champlain entreprend de faire bâtir Notre Dame de la Recouvrance, sur l’emplacement de la cathédrale actuelle. Malgré l’arrivée d’immigrants en 1634, la situation reste précaire. Champlain meurt en 1635 à Québec. 1.3 Les débuts de la Nouvelle-France : Les premiers colons et les filles du Roy Parallèlement, aux nombreux voyages des explorateurs, une vie débute en Nouvelle- France. Tout comme il est difficile de définir une date de naissance du Québec, il est difficile de déterminer quels furent les premiers colons. Jacques Cartier et ses équipages ? Les pêcheurs de morue qui s’installaient sur la terre ferme pour le séchage du poisson ? Ou Champlain et les nombreux colons qui l’accompagnaient dans ses expéditions. Parmi tous ces hommes, les historiens retiennent un seul nom, considéré comme celui du premier colon, Louis Hébert. Dès 1606, il semble que cet apothicaire ait effectué un premier voyage vers l’Acadie sur les navires commandés par Monts. Revenu en France, il embarque à nouveau en 1610 dans une expédition sous le commandement de Poutrincourt ; qui « repart en France en laissant son fils en charge de la colonie. »389. Poutrincourt reviendra en 1613 puis rentrera en France en compagnie de Louis Hébert, « laissant à son fils le soin de préserver ce qui pouvait être encore sauvé »390 en Acadie. Cela signifie-t-il que Louis Hébert resta en Acadie entre 1610 et 1613 ? Nous ne saurions l’affirmer. En revanche, Champlain le rencontre en 1618, « arrivé depuis un 387 Ibid, p.68. 388 Ibid, p. 70. 389 Ibid, p.58. 390 idem. 139 « Il remonta vers le nord, passa un froid hiver à attendre que la mer gèle comme elle l’avait fait quelques millénaires plus tôt pour laisser passer la migration des rennes. »396 L’hypothèse selon laquelle François Barcelo propose au lecteur une relecture des origines préhistoriques du Québec est confirmée par l’évocation d’un « continent oriental »397 et d’un « Nouveau continent »398 dont le peuplement résulterait uniquement de Grand-Nez. « Il essayait de leur faire comprendre qu’il était leur ancêtre et qu’il avait été parmi les premiers à venir du Vieux continent, franchissant la mer lorsqu’elle était gelée. »399 Nous avons noté que le roman, La Tribu, se caractérise par une collision des strates temporelles. Cela semble être le cas également au niveau des périodes évoquées par l’auteur. Le roman débute par la « perte » d’un matelot, Jean-François sur une île. Ce matelot faisait partie d’une expédition regroupant deux caravelles aux noms évocateurs de « Droit-devant » et « Péremptoire ». Dès l’incipit, le narrateur présente le personnage de l’amiral Le Corton, dont les objectifs semblent rejoindre ceux qui ont pu animer Cartier et Champlain. « Il ne participait pas à la joie des équipages, heureux de voir enfin la terre. Car il n’était pas venu là pour trouver n’importe quelle terre, sinon il serait resté à Port-Lacaille. Sinon, il ne serait pas allé voir les rois jumeaux, les supplier l’un après l’autre puis les deux ensemble de lui donner la permission de porter leurs couleurs loin au-delà des mers et de l’océan. (…) Sinon, il n’aurait pas promis à sa femme et à ses filles de revenir avec des navires chargés d’or et d’épices, les cales bourrées de plantes et d’animaux étranges. Sinon, il aurait été incapable, pendant toute la traversée, de se dire qu’il approchait, qu’il était sur la bonne voie, qu’un jour on crierait « terre » et qu’il reconnaîtrait les côtes de Barman, la perle de l’Orient. »400 Barcelo rappelle ici les motivations qui animaient toutes les lettres de commandement rédigées par les monarques européens. Le premier enjeu pour les navigateurs du XVIème était bien de trouver, par l’ouest, une route rejoignant l’Orient et ses richesses. L’auteur évoque 396 ibid, p.84. 397 Ibid, p. 69. 398 Ibid, p.83. 399 Idem. 400 Ibid, p.12. 140 également les faiblesses de certains explorateurs qui, pour s’attirer les bonnes grâces de leurs monarques, élaboraient de fabuleux récits et magnifiaient les terres découvertes. « Et Le Corton se mit à douter de ces histoires, de ces récits, de ces dessins et de ces cartes. Est-ce que tous les anciens avaient menti ? Est-ce que lui-même, rentrant en Vieux-Pays sans or et sans diamants, ne serait pas tenté de raconter à ses armateurs déçus qu’il avait vu l’or et l’argent et les rubis et les diamants, mais qu’il n’avait pu s’en approcher à cause de quelque événement extraordinaire (…) ? »401 Cela évoque l’attitude de Cartier qui, pour pouvoir continuer à recevoir des ordres de mission, faute d’avoir pu trouver et rapporter des métaux précieux, ramena avec lui trois indigènes. L’embellissement des découvertes dans les récits de voyage semble donc être une pratique courante au XVIème au point que Barcelo en fait un trait caractéristique de tous les explorateurs qu’il évoque : Capuccino, Vezarni, Le Merlan. L’évocation de ces différents noms, aux consonances méditerranéennes pour les deux premiers, rappelle la lutte qu’engagèrent les pays européens dans la découverte des Terres Neuves. Bien que Barcelo n’utilise pas tel ou tel personnage historique stricto sensu, différentes figures affleurent dans les portraits et permettent de recréer les caractéristiques d’une époque. Pour autant, le roman de Barcelo n’est pas un récit prenant place au XVIème siècle. Ce roman pourrait plutôt être qualifié de fable atemporelle, puisant ses sources dans l’Histoire pré- historique du Québec et conduisant le lecteur à travers les étapes du développement d’une civilisation. 2.2 La Maison Trestler ou le 8e jour d’Amérique de Madeleine Ouellette-Michalska Dans La Maison Trestler, Madeleine Ouellette-Michalska offre elle aussi au lecteur des voyages à travers le temps. Du XVIIIème siècle aux années 1990, les narratrices se multiplient sans cesser de n’être qu’une. Ce roman rapporte la quête d’une jeune femme, journaliste, qui désire enquêter sur une demeure du XVIIIe siècle, La Maison Trestler. 401 Ibid, p.14. 141 « Un jour, trente ans plus tard, survient un incident décisif. Dans un magazine, la photographie d’une maison de pierre du dix-huitième siècle, étalée sur quatre colonnes, m’interpelle comme une énigme. L’article qui l’accompagne évoque des événements dont l’étrangeté me frappe. »402 A partir de cette maison, construite en 1798 par un soldat britannique Tröstler, s’élabore une recherche qui relève tout autant de la quête historique que d’une recherche de l’intime. Deux siècle se lient, mêlant les vies des deux héroïnes, Catherine Trestler ayant vécu au XIXème siècle et la narratrice, essayant, au XXème siècle, d’écrire un roman intitulé « La Maison Trestler ». Dans un mouvement centrifuge, le temps se dilate à la recherche de limites ou de bornes véridiques. Ainsi Ouellette-Michalska, par le truchement des différents personnages, évoque différentes périodes de l’Histoire du Québec, de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb à la visite de « Monsieur B ». L’auteur entrelace des événements historiques figurant dans tous les livres d’Histoire, telles la défaite des Plaines d’Abraham, la venue des Filles du Roy ou l’invasion du Bas-Canada en 1775 par les troupes de Montgomery, à une quête qui va se révéler être celle de l’identité d’une communauté. 2.3 Le Premier jardin d’Anne Hébert Le Premier jardin est le récit du voyage d’une actrice, Flora Fontanges de retour dans sa ville natale que l’on devine être Québec. Voyages dans la ville de Québec, dans l’enfance oubliée et dans l’Histoire d’un peuple. A mesure des déambulations de Flora dans la ville, le présent est envahi par les souvenirs. Ce roman est caractérisé par l’enchevêtrement des temporalités. Le narrateur parcourt les époques au gré des évocations des Amérindiens, des Filles du Roy ou des Plaines d’Abraham. Alors que Flora s’oublie dans la mémoire des premiers Européens arrivés au Québec, le personnage de Céleste représente la voix des peuples autochtones : « Le premier homme et la première femme de ce pays avaient le teint cuivré et des plumes dans les cheveux. Quant au premier jardin, il n’avait ni queue ni tête, il y 402 Ouellette-Michalska, Madeleine, op.cit, p.21. 144 Il est significatif que l’inventaire se poursuive par des phrases qui ne sont plus en italique. Alors que « le roman traduit en caractères italiques la mémoire savante qui rend crédible le travail de l’historien »409, cette dernière phrase affirme, par sa typologie, son caractère fictionnel. La juxtaposition de ces deux modalités, fictionnelle et historique, est emblématique du travail élaboré par l’auteur. A partir d’éléments historiques, transfigurés, Anne Hébert élabore une fiction qui s’affirme comme une autre écriture de l’Histoire. Certains éléments, comme le nom de J.Paviot, appartiennent très probablement entièrement à la fiction. Pour autant ils ne font pas moins écho à l’Histoire d’une nation et au destin de ces filles du Roy, envoyées pour peupler cette nouvelle colonie. Discours romanesque et historique coexistent dans le roman. Mais la présence du discours historique donne lieu à l’écriture d’une nouvelle histoire. L’intégration de ces figures féminines dans le roman traduit la volonté de l’écrivain de modifier ce discours historique et d’élaborer une chronologie du Québec ancrée dans une lignée féminine, inaugurée par Marie Rollet, nouvelle Eve, et qui se poursuit avec les filles du Roy et les bonnes de Québec. La bataille des Plaines d’Abraham est très peu évoquée mais est quand même présente dans le roman. Ceci peut paraître paradoxal étant donné que « la conquête représente le traumatisme initial des Canadiens français »410. Plusieurs explications s’offrent au lecteur. Tout d’abord, l’auteur ne désire aucunement reproduire les Histoires nationales ou provinciales et offrir une nouvelle description de cette défaite. De plus, cette bataille, menée par des hommes, représente peut-être pour l’auteur une vision patriarcale de l’Histoire et doit, de ce fait, être sinon évacuée, du moins nuancée par une autre vision de l’Histoire. Pour autant, la défaite n’est pas oubliée et est rappelée par de nombreuses expressions : « la bataille de quelques minutes à peine, au cours de laquelle, en 1759, on a perdu la ville et tout le pays »411, « la conquête anglaise »412. Une hypothèse émerge alors : à la défaite des hommes, Anne Hébert tente peut- être d’opposer, à travers une généalogie féminine, une représentation positive de l’Histoire féminine du Québec. L’analyse des discours romanesque confirme l’impossibilité de déterminer une date de naissance du Québec. Les auteurs jouent à loisir des indéterminations historiques jusqu’à tenter 409 Falardeau, Erick, op.cit, p.561.  Soron, Anthony, Hubert Aquin ou la révolte impossible, Paris, L’Harmattan, 2001, p.17. 411 Hébert, Anne, op.cit, p.30. 412 Ibid, p.55. 145 de pallier ces manques. Au-delà de la création de l’histoire se dessine donc une réécriture de l’Histoire, focalisée notamment sur les femmes et leurs rôles dans le développement de la colonie. 146 Chapitre 2 : Les Plaines d’Abraham (1759) Cette bataille, qui porte aussi le nom d’un lieu et est devenue une référence, n’est qu’un épisode du conflit qui opposa les Français et les Anglais en ce milieu de XVIIIe siècle. Roger Lacour-Gaoyet qualifie de « drame »413 cette période de l’histoire qui, après avoir duré de nombreuses années, s’est trouvé sacralisé dans cette bataille qui n’était pourtant pas la fin de la guerre. Cette date, qui n’en est pas seulement une mais qui est aussi un lieu, marque la fin de la Nouvelle-France et, donc, par conséquence, sinon une nouvelle naissance, du moins le début d’une nouvelle ère pour le peuple. 1. Le discours historique La bataille des Plaines d’Abraham s’inscrit dans un vaste contexte historique qui dépasse largement l’anecdotique. En effet, elle est un des moments-clés, un des aboutissements de la lutte qui opposa deux empires pour la possession de ces territoires d’Amérique du Nord. Selon Hamelin « la guerre qui opposa les Français et les Anglais en Amérique du Nord, de 1763 à 1760, constituait un des derniers épisodes de la lutte séculaire que s’étaient livrée les deux métropoles pour la domination du monde occidental. » 414 Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle s’installe donc une « Guerre de Conquête » qui oppose essentiellement les coloniaux ayant des intérêts économiques très précis. Cependant, dès 1757 le conflit s’inscrit dans ce qui sera plus tard nommé « la guerre de Sept ans ». A partir de cette date, il semble que l’initiative du conflit revienne à la Grande-Bretagne qui souhaitait étendre et imposer son empire. « La possession du Canada devint [alors] un des principaux enjeux de la bataille. Si l’Angleterre réussissait à s’en emparer, elle portait un tel coup au prestige de la France qu’elle s’assurait du respect de toutes les autres puissances et se taillait un Empire commercial sans pareil. »415 Les différents événements qui aboutirent aux Plaines d’Abraham sont précisément mentionnés par Hamelin dans son Histoire du Québec : « Jusqu’en juillet 1758, la guerre […]  Lacour-Gayet, op.cit, p.187.  Hamelin, Jean, op.cit, p.231.  Ibid, p. 235. 149 Ainsi, le personnage de Noël Robert – et le lecteur – prennent connaissance du nombre d’hommes composant chacune des deux armées, du nombre de blessures ayant frappé Wolfe, des différents actes qui ont conduit les Anglais à pouvoir passer au travers des différents contrôles, du dénouement. Cette première évocation de la bataille semble totalement objective, représentative d’un véritable travail d’historien. Les verbes conjugués au présent de narration permettent à chacun des lecteurs de se représenter la scène. La précision des indices spatio- temporels est telle qu’elle peut surprendre le lecteur. « A une heure trente-cinq, comme prévu, la marée commence à baisser et les bateaux se laissent descendre, en diagonale, vers l’autre côté du fleuve. Des nuages cachent la lune, assombrissant les flots et le rivage. Les bateaux avancent sans bruit. Trois quarts d’heures plus tard, les vaisseaux chargés de provisions et de munitions, amarrés juste en face de l’anse du Foulon, suivront en traversant le fleuve en ligne droite. Vers trois heures, ce sera au tour des grands navires chargés de troupes. La dernière vague – les hommes stationnés à l’île d’Orléans et à Lévis – s’embarquera dès que les premiers bateaux seront libérés. »424 Seuls une expression, « dit-on »425, et quelques verbes au conditionnel passé viennent troubler cette assurance. Elles suggèrent l’impossibilité d’une totale objectivité. « Le 6, Montcalm se ravise et ramène le bataillon de Guyenne à l’est du pont sur la rivière Saint-Charles. Le 12, Montcalm aurait de nouveau changé d’avis et ordonné que le bataillon retourne au Foulon. Mais Vaudreuil lui aurait répliqué : « Nous verrons demain. » »426 Ces verbes au conditionnel passé interviennent précisément au moment crucial du récit, au moment où l’Histoire elle-même aurait pu basculer. Ils permettent de signaler l’impossible objectivité mais peuvent être également interprétés comme la traduction de la réserve de l’historien vis-à-vis des informations dont il dispose. Cela signifie donc que toutes les autres informations apportées sont absolument véridiques. Cela permet de laisser entrevoir, en creux, l’absolue véracité des informations précédemment présentées. La véracité des faits semble alors renforcée.  Ibid, p.53.  Ibid, p.53. A Ibid, p.51. 150 Si l’on excepte ces quelques marques de modalisation, le propos est tout à fait conforme au discours historique rencontré dans les manuels d’Histoire. Récit dans le récit, écriture de l’Histoire dans l’écriture de l’histoire, il semble que la structure adoptée alors par Barcelo s’étende ensuite à tout le roman. 2.2 La présence de l’Histoire dans le roman Le document historique est caractérisé par la succession de dates qui rendent très précisément compte des rôles joués par chacun des protagonistes de cette bataille : Wolfe, Vaudreuil et Montcalm. Cette omniprésence des dates est également remarquable dans le roman où le lecteur suit jour après jour les faits et gestes des nouveaux protagonistes de cette histoire : Knoll, Robert et Gaston McAndrew. La datation, nécessaire dans la relation des faits historiques, est bien moins attendue dans le roman. Etendre cette pratique à tout le roman traduit la volonté de souligner le parallélisme entre les deux textes. Malgré les centaines d’années séparant les temporalités, l’histoire narrée ne serait donc pas si étrangère de l’Histoire évoquée. La bataille des Plaines d’Abraham telle qu’elle se déroule dans la fiction se démarque totalement du discours historique, ne serait-ce que parce que l’issue en est différente. « Au même moment, quelques figurants français, qui ne s’étaient pas hâtés de détaler, se rendirent compte que les Anglais prenaient la fuite. Excités par le bruit et le désordre, ils se lancèrent à leur poursuite. Deux blessés et trois morts se relevèrent aussi, reprirent leur mousquet et les suivirent. Seul le cameraman de l’hélicoptère fixa sur pellicule l’étrange déroute d’une armée de quatre mille hommes en rouge poursuivie par une douzaine d’ennemis en blanc. »427 Il s’agit là aussi d’une recomposition des faits, tout comme le roman semble être la recomposition de l’histoire. Les Plaines à l’envers donc, car les rapports de force sont inversés. Inversés mais non affirmés. Les termes de couleur « blanc » et « rouge » traduisent peut-être cependant la volonté métonymique de réduire ces soldats à des pions de couleur. Tout cela ne B Ibid, p.279. 151 serait-il donc qu’un jeu, mené par le narrateur omniscient ? La bataille des plaines d’Abraham n’est inscrite dans le texte qu’au travers du « viseur d’une caméra perchée sur un chariot »428. Grâce au champ lexical du cinéma qui parcourt cette scène, l’auteur évoque métaphoriquement la question du point de vue dans le traitement d’un fait, et notamment le fait historique. Cette métaphore renvoie aux propos du personnage d’Alexandre Anastase qui soulignait que «la recherche de l’objectivité se complique du fait que les historiens ont chacun leurs préjugés. »429 Historien, même fictif, et romancier expriment chacun à leur manière la subjectivité inhérente à toute création. L’épisode de la bataille est donc doublement fictionnalisé, à la fois par la dimension cinématograhique et par l’écriture romanesque. Le traitement du fait historique relève pleinement, dans les dernières pages du roman, de la création. Tout comme coexistent deux temporalités dans le roman, coexistent deux traitements formels de l’Histoire. Cette dualité n’est pas sans faire écho aux propos tenus par l’auteur lors du colloque « Pourquoi écrire aujourd’hui ? » : « Écrire des romans me donne […] modestement des pouvoirs absolus sur les personnages et même les peuples entiers qui ont le malheur de s’y aventurer. »430 Entre l’objectivité voulue par l’historien et la liberté revendiquée par l’écrivain se trouve le fait historique relaté tout d’abord puis réécrit. Entre l’adéquation au discours historique et la réécriture, l’auteur évoque de multiples conceptions de l’Histoire. Cette dernière serait-elle si peu satisfaisante qu’il faudrait la réécrire par l’histoire ? Tel semble être le projet de Barcelo au sein de ces Plaines à l’envers.  Ibid, p.276. C Ibid, p.43.  Barcelo, François, Ecrits du Canada Français, n°55, 1985, p.102. 154 Ces 92 résolutions résumaient les demandes politiques et sociales des Canadiens français mais avaient également pour vocation de servir de programme électoral en vue des élections générales prévues à l’automne. Or, ces élections virent à nouveau le triomphe de Papineau, au détriment de John Neilson qui était lui, « le champion du parlementarisme anglais »437. Peu de décisions furent prises par Londres à ce moment-là. En effet, « le comité constitué pour examiner les 92 résolutions, auxquelles venait s’ajouter la dénonciation de la charte que le Parlement impérial venait d’accorder à la British American Land Company, concluait laconiquement qu’il s’agissait d’un malentendu que son intervention risquerait d’aggraver. »438 En août 1835, un nouveau gouverneur débarqua à Québec : Lord Gosford. Accompagné d’enquêteurs qui avaient pour objectif de produire un rapport sur la situation politique de l’ensemble des colonies d’Amérique du Nord britannique, il devait quant à lui se concilier l’Assemblée par tous les moyens. Il reçut de ce fait Papineau à plusieurs reprises. Mais une maladresse vint contrecarrer tous ses efforts car les instructions données aux enquêteurs, et révélées à la population, furent interprétées par cette dernière comme une réponse négative aux 92 résolutions. Dès lors, une nouvelle radicalisation s’imposa pour les partisans des Patriotes, d’autant plus que le nouveau gouverneur avait entrepris la nomination de « modérés canadiens-français »439 originaires pour la plupart de la région de Québec à des postes administratifs et judiciaires. Cela ne fit qu’attiser la division et la rivalité qui existaient entre les deux villes car Papineau y vit une tentative de corruption. Finalement ces nominations « eurent surtout pour effet d’affoler le parti anglais que les premiers gestes du gouverneur avaient inquiété. »440 Ce fut le début d’une suite d’événements qui mena aux Rébellions de 1837-1838. En effet, les anglophones créèrent le « Doric Club » qui était une organisation paramilitaire. Ce à quoi les francophones répondirent par celle des « Fils de la Liberté » : « Les Fils de la Liberté constituaient une organisation mi-politique, mi- militaire, formée de deux groupes, le premier purement civil n’ayant que la politique en vue et n’ayant pour but que de seconder les chefs par la parole et les écrits. L’autre groupe 437 Hamelin, op.cit, p.332. 438 Ibid, p.333. 439 Ibid, p.334. 440 Idem. 155 présentait une organisation militaire. Il devait veiller à la sécurité des Patriotes et au besoin avoir recours à la force s’il devenait nécessaire de faire face à la violence. » 441 Leur devise était « En avant ». Ce mouvement devint très vite populaire. A l’automne 1836, la situation était donc devenue « explosive »442. En mars 1837, le Parlement britannique prenait connaissance du rapport des commissaires-enquêteurs qui rejetaient les thèses du parti Patriote. « Le Parlement impérial adopta les Résolutions Russel qui opposaient une fin de non- recevoir aux demandes de la Chambre bas-canadienne. Elles autorisaient le gouvernement colonial à se passer du consentement de l’Assemblée dans l’utilisation des revenus publics, […] confirmaient les privilèges de la British American Land Company et brandissaient la menace de l’union des deux Canadas. »443 Dès lors, Papineau n’avait plus grande latitude : il s’agissait ou de se soumettre ou de se révolter. Lui ne souhaitait pas une lutte armée mais au cours des assemblées populaires qui se tenaient lors de ce printemps 1837, la « violence verbale déboucha sur des appels à la révolte armée ; Papineau perdait progressivement le contrôle du mouvement qu’il avait lancé. »444 Alors que le gouverneur et le clergé dénonçaient l’attitude des Patriotes, le gouvernement impérial annonçait, mais trop tardivement, la suspension des Résolutions Russell. Le gouverneur qui avait à nouveau convoqué les Chambres ne put que les renvoyer et informer Londres « qu’une insurrection paraissait inévitable. »445 Effectivement, les assemblées populaires rassemblaient beaucoup de monde dans la région de Montréal et le 6 novembre 1837 un incident éclata à Montréal entre les membres du Doric Club et des membres des Fils de la Liberté. La maison de Papineau fut, ce même soir, attaquée, ce qui contraint le chef des Patriotes à fuir. Le mois de novembre fut marqué par les affrontements entre les troupes anglaises et les rebelles. 441 Filteau, Gérard, Histoire des Patriotes, Montréal, Editions de l’Aurore, 1975, p.271. 442 Hamelin, Jean, op.cit, p.335. 443 Idem. 444 Ibid, p.336. 445 Idem. 156 « Convaincues de leur supériorité militaire, les troupes gouvernementales se divisèrent pour attaquer simultanément les deux camps patriotes et les encercler. Le colonel Charles Gore, un vétéran de Waterloo, dirigea l’assaut lancé contre Saint-Denis le 23 novembre. Pendant six heures, conduits pas Wolfred Nelson, les quelques centaines d’ « habitants » soutinrent l’attaque des réguliers anglais qui durent battre en retraite. Ce premier succès raviva l’ardeur des patriotes et inquiéta le commandement anglais. Deux jours plus tard, ayant reçu les renforts demandés, le lieutenant-colonel George A.Wetherall attaqua Saint-Charles et mit en déroute les insurgés qui s’y étaient repliés. Le 1er décembre, les troupes britanniques réunies attaquèrent Saint-Denis qu’elles saccagèrent. Les rebelles de la région du Richelieu se dispersèrent ou passèrent aux Etats-Unis d’où ils tentèrent en vain un dernier coup de force le 6 décembre. »446 Des hommes s’étaient également réfugiés à Saint-Eustache, village situé au nord de Montréal. Le commandement anglophone décida de marcher sur ce village et « le 14 décembre, 70 des quelques 200 patriotes qui tentèrent de résister jusqu’à la fin, tombèrent, victimes de leur héroïsme. »447 Hamelin conclut ainsi cette évocation de la rébellion de 1837 : « Au cours de cette expédition qu’il voulait exemplaire, Colborne448 permit l’incendie et le pillage de Saint-Eustache et de Saint-Benoît, le village voisin qui avait eu le tort d’avoir un curé favorable à la cause des rebelles. L’année s’achevait sur une note tragique. Le gouverneur mettait à prix la tête des chefs des insurgés et demandait son rappel. Le clergé les excommuniait et menaçait du même sort ceux qui seraient pris les armes à la main. Le mouvement était décapité ; chez les chefs patriotes, la plupart de ceux qui avaient échappé à la mort ou aux arrestations s’étaient enfui aux Etats-Unis, et Papineau avait été l’un des premiers à s’y réfugier. C’est de là qu’ils comptaient, avec l’appui des Américains, prendre d’assaut la colonie et repousser à la mer les Anglais. »449 Le 1er décembre 1837, alors que sa tête était mise à prix, Papineau avait effectivement trouvé refuge aux Etats-Unis. 446 Idem. 447 Ibid,p.337. 448 John Colborne est alors commandant en chef des armées britanniques des deux Canadas, sous les ordres du gouverneur Gosford. 449 Hamelin, Jean, op.cit, p.337. 159 Bas Canada pour former la province du Canada. « Chacune des deux parties aura un nombre égal de députés et de conseillers législatifs, même si la population du Haut-Canada est inférieure. Ainsi, en ajoutant le poids des anglophones du Bas-Canada, on assure une majorité aux représentants de ce groupe. »457 Laurent-Olivier David souligne que lors de cette constitution, les Canadiens obtinrent « le rétablissement de la langue française, une amnistie complète en faveur des condamnés politiques et le vote de certaines indemnités qui furent versées aux victimes des la révolte de 1837. »458 C’est donc à partir de ces années-là que le Canada commença à adopter le régime fédéral.  2. Le discours romanesque Le discours du Canard de bois est empreint de l’histoire politique des années 1837- 1838. Ce premier tome de la trilogie met en scène, dans un double récit, Hyacinthe et Bruno Bellerose. Dans l’œuvre coexistent l’histoire de l’arrière-arrière petit fils Bruno, qui se déroule en 1935, et celle de Hyacinthe, son trisaïeul, que le lecteur rencontre un jour de « janvier 1837 »459. Notre attention va s’attacher plus précisément aux pas de Hyacinthe qui vont guider le lecteur vers les révoltes de 1837-1838. Cette narration présente des points de convergence avec le discours historique mais également des distorsions que nous examinerons. 2.1 Les points de convergence avec le discours historique 2.1.1 Le contexte socio-économique Parmi les éléments concordant entre discours historique et discours romanesque, nous retenons le contexte socio-économique. Les historiens insistent sur son importance et son rôle dans la montée des tensions populaires au cours des années trente. Louis Caron en retranscrit les différentes composantes. On remarque notamment que dans le récit de Hyacinthe apparaît très rapidement le choléra à travers la figure du personnage féminin de Flavie, sa femme, qui 457 Ibid, p.47. 458 David, Laurent-Olivier, « Les Patriotes de 1837-1838 », in Montpetit, Edouard, Réflexions sur la question nationale, Montréal, Bibliothèque Québécoise, 2005, p. 41. 459 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.14. 160 en a été victime. La maladie est nommée par la mère Simon chez qui l’homme a trouvé refuge pour la nuit. Il lui raconte l’agonie de sa femme : « Je l’ai veillée toute la nuit. L’enfant était à mes côtés. Nous la regardions à la lueur de la chandelle. Elle avait les yeux ouverts sans nous voir. Creux. La paupière bleue. Les ongles bleus aussi. A la fin, ses mains et ses pieds se sont mis à noircir. Sa peau s’est plissée aux doigts et aux orteils comme si elle les avait trempés trop longtemps dans l’eau. Elle se tordait sur le lit. Elle parlait, mais la voix n’était pas la sienne. Une voix de l’au-delà. Puis son corps s’est tendu. Elle se soulevait sur la paillasse. Elle ne reposait plus à un bout que sur la tête et à l’autre sur la pointe des pieds. Puis elle a cessé de respirer. - Le choléra ! s’écria la mère Simon. »460 Cette confidence a pour double fonction d’apprendre au lecteur les circonstances de la mort de Flavie et de replacer ce décès dans le contexte historique. En effet, le discours indirect libre qui suit cet échange permet de relier l’épidémie de choléra à l’immigration des Irlandais dont nous avons précédemment vu qu’elle était l’un des facteurs d’inquiétude des Canadiens- français dans les années 30. « Hyacinthe hésitait. Il savait qu’il avait mal agi en insistant pour entrer le corps dans la cabane. Il n’ignorait pas de quoi Flavie était morte. Le choléra sévissait épisodiquement depuis deux ans au moins. Hyacinthe avait souvent entendu dire que la terrible maladie était arrivée au pays dans les bagages des malheureux Irlandais que des bateaux pourris débarquaient à pleines cales à l’île de la quarantaine. […] On disait que les Irlandais n’avaient pas un sort meilleur dans leur Irlande natale. Qu’un plat de pommes de terre bouillies était un festin dans ce pays-là. Et que l’Angleterre s’entêtait à expédier des Irlandais dans la colonie pour se débarrasser d’eau, d’abord, et pour contrer l’accroissement de la population chez les Canadiens, ensuite.»461 Ainsi, en quelques pages, Louis Caron pose les éléments du contexte social des années trente. Il décale simplement l’épidémie de choléra puisqu’il la fait débuter, d’après le discours indirect libre de Hyacinthe, aux environs de 1835. Il l’associe également aux données 460 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.37. 461 Ibid, p.39. C’est nous qui soulignons. 161 démographiques dont nous avons vu précédemment qu’elles contribuent grandement, par l’inquiétude qu’elles génèrent, à la montée de la tension entre les communautés anglophone et francophone. On remarque que Louis Caron non seulement évoque ces éléments par un discours indirect libre mais s’attache également au phénomène de la rumeur puisque Hyacinthe « avait souvent entendu dire ». Ces éléments historiques sont donc d’emblée, par la diégèse, associés à un discours qui se révèle être, finalement, le discours historique en construction : il s’agit du premier de ces discours, celui que les hommes, plongés dans le réel, bâtissent par les éléments qu’ils entendent et qu’ils retiennent. Le premier discours historique, avant d’être formulé a posteriori à partir de documents, est celui des hommes qui, dans leur dialogue, en entendant et en disant, contribuent à construire. La voix populaire est d’ailleurs présente dans cet extrait, prise en charge par le pronom indéfini « on ». En évoquant les premiers éléments du contexte social et sanitaire des années trente, Louis Caron pose donc les premiers jalons d’une réflexion sur la construction du discours historique, donc de l’Histoire. Puis sont dépeintes les rivalités commerciales entre anglophones et francophones, au travers des personnages du marchand Smith et du major Hubert : « - C’est du bois qui appartient au major Hubert. Il l’a mis sur le quai sans ma permission. - C’est votre droit462. Il est à vous ce quai. - A la British American Land. - C’est la même chose. Le marchand Smith ne pouvait supporter le nom même du major Hubert. Peut-être était- ce parce que ce dernier était un des rares Canadiens à tenter de concurrencer la British American Land dans le commerce du bois ? »463 Lors de cet échange entre le marchand Smith et le notaire Plessis, un des notables du village de Port Saint-François où se situe l’action, est mentionné le nom de la British American Land qui était effectivement la compagnie majeure, anglophone, de cette époque en Bas- Canada. 462 Dans la fiction, le marchand Smith vient de demander à ses Irlandais de mettre à l’eau le bois du major Hubert. 463 Ibid, p.94. 164 Les péripéties suivantes trouvent également leur source dans les événements historiques avec l’évocation de l’absence des renforts espérés en provenance des Etats-Unis : « On était partis pour aller à la rencontre de l’histoire. Deux jours et trois nuits plus tard, on se retrouvait dans une clairière, au sommet d’une colline ronde où il n’y avait personne. »471 Le discours romanesque reprend les étapes majeures des événements historiques, jusqu’aux incendies commis par les Anglais lors des dernières luttes avec les Patriotes, ce qui est ici rapporté par une femme chassée de son village : « Nos hommes, ils se sont laissé tromper par les belles paroles des parlementaires. Mais les Anglais, eux, n’ont pas tenu parole. Ils ont attendu que tous les Patriotes soient sortis de l’auberge, ils les ont pris, ils les ont emmenés sur des charrettes puis ils ont mis le feu partout. »472 L’incendie décrit correspond aux faits attribués au commandant Colborne et à ses soldats. 2.1.3 Le procès Enfin, le dernier point de convergence entre les discours historique et romanesque se situe dans le procès instruit à l’encontre des Patriotes. « On instruisait les procès des Patriotes. Une cour martiale avait été formée. Il appartenait à l’armée de traiter les cas de haute trahison. Le major général Mark Sullivan présidait. »473 Si Caron invente le nom du juge474, il reprend cependant les sanctions décidées par la cour martiale : la pendaison pour certains d’entre eux et l’exil australien pour les autres. Cette 471 Ibid, p.233. 472 Ibid, p.241. 473 Ibid, p.288. 474 Le juge président de la cour martiale qui a été formée le 27 novembre 1838 était le major général John Clitherow. 165 décision est commentée dans le roman par un journaliste, Gregory Thomas. Ce dernier déclare à un jeune rédacteur : « Plus une seule ligne sur cet Hyacinthe Bellerose. Jamais. Parce que ce n’est pas un Patriote comme les autres. Lui, il dénonçait la misère et l’injustice sans faire de politique. Et ça, c’est très dangereux. Le gouverneur a pris la bonne décision en le condamnant à l’exil. S’il l’avait laissé moisir en prison, il aurait gâté les autres. Et, en le pendant, on en aurait fait un martyr dont on aurait parlé dans deux cents ans. »475 Caron laisse le soin à un personnage anglophone, de qualifier Hyacinthe de Patriote, ce qui n’avait pas été clairement effectué jusqu’ici. Ce faisant, non seulement l’auteur s’éloigne du discours historique, mais il continue à construire, jusqu’au terme du roman, une figure romanesque qui représente le Bien. Au travers de ce personnage, le lecteur peut avoir l’impression que Caron élabore une représentation du Canadien-français, juste et luttant non seulement pour sa vie mais aussi pour celle de son peuple. Il s’éloigne de ce fait de l’Histoire pour symboliser les luttes des Québécois. Pour ce faire, si Caron s’attache à donner un cadre historique à son récit, il n’en établit pas moins d’importantes distorsions avec le discours historique. 2.2 Divergences, distorsions et création romanesque Les principales divergences se manifestent dans des éléments qui deviennent, sous la plume de Caron, des péripéties de l’histoire : les élections des députés, les résolutions Russel et les moments des luttes armées. Le romancier reprend des données historiques mais exploite pleinement les ressources de l’écriture romanesque pour les organiser à sa guise. 2.2.1 Les élections, une nouvelle péripétie Le premier élément qui apparaît dans la fiction sans être attesté par le discours historique est l’annonce des élections de la Chambre. Celles-ci font suite, dans Le Canard de bois, à une dissolution de la Chambre, annoncée par le major Hubert, figure à la fois commerciale et politique : 475 Ibid, p.326. 166 « Le major Hubert se démenait pour se dépêtrer de sa colère : - Ecoutez-moi ! J’arrive de Québec. La Chambre d’assemblée a été convoquée. Tous les députés du parti Patriote ont refusé d’adopter les crédits. Moi le premier. Et savez-vous ce qu’a fait le gouverneur ? […] il a fait dissoudre l’assemblée. Depuis hier, vous n’avez plus de député. »476 La décision de ne pas voter les subsides fut effectivement celle des parlementaires en août 1837. Mais rien n’indique dans le discours historique que ce refus fut suivi d’une dissolution de la Chambre. Cependant, ce choix narratif va permettre à l’auteur de produire deux discours idéologiquement opposés dans l’œuvre, celui du major Hubert, partisan des Patriotes, et celui du notaire Plessis qui sera choisi par le marchand Smith pour représenter les anglophones. Il est d’ailleurs significatif que l’auteur choisisse un personnage auquel il a attribué une ascendance aristocratique française pour représenter les opposants aux Patriotes. On comprend ainsi que pour Caron, l’opposition entre les Patriotes et les autres habitants du Bas-Canada réside moins dans une question de communautés, notamment linguistique, que dans une répartition des richesses et une oppression du peuple. 2.2.2 Le major Hubert, une figure romanesque et politique Le portrait du major Hubert, qui devient une figure centrale de la fiction, a été établi auparavant dans l’œuvre puisque c’est à la suite de la mise à l’eau de son bois que le personnage intervient pour la première fois. La scène est symbolique puisqu’il interrompt un dîner entre le « seigneur Cantlie, le notaire Plessis, son chargé d’affaires et le marchand Smith »477, dîner qui permet de rappeler les forces en présence à cette époque et d’annoncer les associations politiques qui interviendront plus loin dans le roman. Une fois ces classes dominantes présentées, Louis Caron fait intervenir le major Hubert, d’emblée dépeint comme un personnage d’action et, donc, en action : « Le major Hubert avait abandonné son cheval et sa voiture noire sous un arbre, et venait vers eux à grands pas. Il était major de milice et surtout député du comté de Nicolet à la Chambre d’assemblée à Québec. Membre du parti Patriote de ce M. Louis Joseph Papineau qui profitait de sa majorité à la Chambre pour mettre des bâtons dans 476 Ibid, p.145. 477 Ibid, p.98. 169 Cette distorsion temporelle n’est pas la seule dans le roman. Elle concerne également la rébellion de 1838. En effet les données historiques montrent qu’après l’échec de 1837 les chefs du mouvement Patriote, dont Papineau, se sont retrouvés aux Etats-Unis d’où certains ont préparé une nouvelle rébellion qui a eu lieu à l’hiver 1838. Après l’échec de cette rébellion la cour martiale s’est tenue à partir du 28 novembre 1838. Or, dans Le Canard de bois, au lieu de les situer en novembre 1838, Louis Caron transpose l’épisode « en cette fin d’année 1837 »485. La bataille finale est incluse dans la narration puisque le personnage de Hyacinthe y prend part. Elle fait donc l’objet d’un long développement et est suivie du récit de la nuit pendant laquelle les femmes et les Patriotes se réfugièrent dans l’église de Port Saint-François. Ce sujet, suivi de l’altercation avec les forces anglaises qui conduit à la mort du notaire Plessis et à l’arrestation des hommes, dont Hyacinthe Bellerose, n’est pas, selon nos recherches, attesté. Ces faits restent cependant plausibles. Enfin, Louis Caron précipite également la tenue de la cour martiale puisque celle-ci se tient dans le roman à l’hiver 1837 alors que dans la réalité elle s’est tenue à l’hiver 1838-1839. Ceci peut être déduit des propos tenus par un des avocats lors du procès de Hyacinthe Bellerose : « Il est revenu dans la paroisse du Port Saint-François il y a un peu moins d’un an ? »486. Sachant que le retour de Hyacinthe s’est effectué en « janvier 1837 »487, nous pouvons conclure que Louis Caron fait bien se tenir la cour martiale à l’hiver 1837 et anticipe ainsi tous les événements d’une année. Ces trois distorsions temporelles permettent à l’ensemble de la narration concernant le personnage de Hyacinthe Bellerose de se dérouler sur une année, l’année 1837. Caron opère donc une contraction temporelle importante qui contribue à dramatiser le récit. En effet, au lieu d’étendre son récit sur deux années complètes, ce qui l’aurait conduit à effectuer de nombreuses ellipses temporelles, il resserre la narration autour des événements politiques puis de la lutte armée finale. Les péripéties se suivent à un rythme relativement soutenu, la dramaturgie des faits laissant le lecteur en haleine. Ainsi, entre la scène à la seigneurie Cantlie située en août 1837 et la lutte de novembre 1837, Caron intègre une ellipse pendant laquelle Hyacinthe quitte le village de Port Saint-François pour préparer les chantiers d’hiver. Ces deux mois sont racontés en deux pages par Louis Caron à l’aide d’une analepse introduite par les données 485 Ibid, p.229. 486 Ibid, p.293. 487 Ibid, p.19. 170 temporelles suivantes : « Depuis qu’il était arrivé inopinément un matin de septembre, il s’était conduit comme un agneau dans la bergerie. »488 Cependant, la dramatisation du récit ne nous semble pas être la seule hypothèse à formuler pour interpréter ce resserrement temporel. En effet, le rythme du récit contribue également à relier différemment les éléments politiques et la lutte armée de ces hommes. En les plaçant dans une proximité temporelle, Louis Caron ne peut que souligner le lien entre les décisions prises par Londres dans les résolutions Russel et les luttes armées qu’il situe entre septembre et novembre 1837. Les rapports cause/ conséquence sont ainsi soulignés. L’organisation temporelle du roman, et ses distorsions tout particulièrement, permettent de mettre en valeur la responsabilité des politiques dans l’issue de cette crise. Tout en conservant les données historiques, Louis Caron réorganise l’Histoire pour en faire apparaître les enchaînements. En bouleversant la temporalité, il contribue à construire une autre représentation de cet épisode historique. En le rendant plus lisible, il le mythifie. 2.3 Histoire et figures féminines : une autre vision de l’Histoire ?489 Nous ne pouvons terminer cette analyse des rapports entre discours historique et romanesque sans évoquer les figures féminines de l’œuvre, dont les principales sont Régine et Marie-Moitié. Ces personnages tiennent respectivement les rôles de sœur et de femme de Hyacinthe. Femme, bien entendu illégitime puisque comme elle le déclare à la fin du roman « Dieu excepté […], personne n’a jamais voulu [les] considérer comme mari et femme, dans ce village. »490 Or, aucune femme n’apparaît dans les ouvrages historiques consultés pour nos recherches. Si ces figures féminines, que sont Marie-Moitié, Régine ou encore Flavie Piché, première épouse de Hyacinthe ou sa mère, représentent des pierres angulaires dans la 488 Ibid, p.197. 489 Ces propos dépassent la seule analyse du Canard de bois puisque cette question des rapports des femmes à l’Histoire ou, plutôt, de l’Histoire aux femmes, est également présente, et ce de manière plus marquée, dans Le Premier jardin et La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique. Nous renvoyons aux chapitres qui sont consacrés à ces œuvres. 490 Ibid, p.287. 171 construction narrative, il n’en reste pas moins qu’aucun document n’atteste de leur participation, quelle qu’elle soit, à la révolte des Patriotes. 2.3.1 De l’existence d’une femme patriote ? Marylin Randall étudie cette question dans son article « L’espace rebelle et le sexe faible : figures de la femme patriote de la rébellion 1837-1838 »491. Elle explique notamment que « si la Rébellion est un moment incontournable dans la formation de l’identité nationale du Québec, le mythe qui en résulte surgit d’un imaginaire nécessairement masculin. »492 Or Randall déduit de cette observation un raisonnement qui nous paraît particulièrement éclairant et qui vient confirmer nos propres hypothèses : « L’absence relative de la femme dans le discours historique sur la Rébellion ne l’empêche pas d’être quand même présente dans les textes de fiction. Les représentations fictives de la femme patriote apparaissent plus tôt que les études historiques qui lui sont consacrées et se fonderaient donc plus purement dans l’imaginaire que dans le documentaire, contrairement aux fictions qui mettent en scène son homologue masculin. D’une part, une certaine présence féminine s’impose comme nécessité dans bien des genres romanesques ; d’autre part, le roman canadien-français a traditionnellement fait une place importante à la représentation de la femme. Or, l’absence de modèles historiques pour cette femme nous amène à proposer l’hypothèse que la femme patriote consignée par l’écriture historique correspond plus ou moins à la femme fictive traditionnelle : dans ce cas, la fiction aurait inspiré le discours historique et non pas le contraire. »493 Notre propos n’a pas pour but de reproduire l’intégralité de ceux de Marylin Randall bien qu’ils soient particulièrement intéressants494. Notre visée était de souligner l’écart entre la 491 Randall, Marilyn, « L’espace rebelle et le sexe faible : figures de la femme patriote de la rébellion 1837-1838 », in Dupré, Louise, Lintvelt, Jaap, Paterson Janet M. (dir.), Sexuation, espace, écriture. La littérature québécoise en transformation. Québec, Nota Bene, coll. « Littérature(s) », 2002, pp. 369-389. 492 Ibid, p.369. 493 Ibid, p.370. 494 Elle indique notamment une « typologie des femmes représentées dans les discours historiques », typologie qui s’organiserait en trois catégories : « la première est constituée entièrement par Julie Papineau […]. La deuxième catégorie est constituée de la femme « à nom propre » (souvent la « femme de… »), qui nous est transmise comme personnage historique, même s’il peut nous manquer un savoir détaillé sur sa personne, sa vie, ses activités. La troisième catégorie est celle de la femme anonyme, la masse des femmes qui ont vécu d’une façon ou d’une autre les événements mais au sujet desquelles l’histoire est avare de détails. » p.371. 174 en mettant le couteau sur le ventre de Smith. »501 Mais Louis Caron ne se contente pas d’en faire une Patriote. Il lui attribue un discours qui, ici, vient si ce n’est contredire, du moins nuancer, le discours historique. En effet, nous avons vu précédemment à quel point les données démographiques avaient pu jouer un rôle dans la montée des tensions entre les communautés francophone et anglophone. Or, dans le roman, l’auteur dépeint une association des femmes et une entraide. Cela ne signifie pas que le discours historique se trompe ou qu’il soit faux mais cela traduit la volonté du romancier de peindre un monde, une société, des Hommes – et, en l’occurrence, des femmes – qui ont pu, ou qui auraient pu être, différents et profondément humains. « Marie-Moitié […] avait regagné sa maison. […] elle avait insisté pour la partager avec les Irlandais qu’on y avait établis. Et la métisse s’était mise à enseigner à l’Irlandaise l’art de tresser des paniers. »502 En réintroduisant des figures individuelles dans le récit, Caron contribue à ce qu’elles redeviennent particulièrement humaines, donc en proie à des sentiments bien plus divers et complexes que ne pourrait les retranscrire le discours historique. En attachant une attention particulière aux figures féminines, Caron propose une autre Histoire. En conclusion, Caron a certes opéré des distorsions avec la chronologie et ceci afin de dramatiser son récit. En effet le temps de la narration s’écoule sur un peu plus d’une année qui voit s’opérer une montée en tension par le récit de l’affrontement des hommes, tout d’abord de manière verbale lors des élections puis par celui de l’affrontement armé. Ces éléments contribuent à la tension dramatique de l’œuvre. De plus, ce premier tome est le lieu d’élaboration de figures majeures dans la trilogie, caractérisées pour certaines par leur humanité et par les doutes avoués à demi-mots. Loin de peindre un monde manichéen, Louis Caron s’attache à retranscrire les élans et déceptions qui ont pu ensuite conduire ces hommes à radicaliser leurs positions. En cela, son projet rejoint bien celui de la littérature, qui diffère lui- même de celui de l’Histoire. En rendant leur humanité aux personnages de 1837, Caron plonge le lecteur au cœur de l’Histoire, sans donner de leçon mais en mettant en évidence les luttes, parfois intérieures, des hommes de cette époque pour vivre. 501 Ibid, p.248. 502 Ibid, p.287. 175  Chapitre 4 : Octobre 1970503 Octobre 1970. Une cellule du Front de libération du Québec (FLQ) enlève l’attaché commercial anglais à Montréal, James Richard Cross. Cet acte sera suivi de l’enlèvement et de l’assassinat de Pierre Laporte, ministre du Travail et de l’Immigration dans le gouvernement de Robert Bourassa. Dans L’histoire du Québec, dirigée par Jean Hamelin, cet épisode tient en six lignes. Deux romanciers se sont emparés de cet événement et, 20 ans plus tard, en 1990, paraissent deux œuvres : Le coup de poing504 de Louis Caron et Un dernier blues pour Octobre505 de Pierre Turgeon, dont les protagonistes sont les acteurs de l’H(h)istoire. Ces romans présentent deux lectures de cet épisode marquant de l’Histoire du Québec. Selon Jacques Pelletier, « étudier la ou les relations entre les événements d’Octobre 1970 et les productions littéraires, c’est, à l’occasion d’un événement précis, poser la question plus générale des rapports entre l’Histoire comme processus historique réel, l’Histoire comme lecture/récit de ce processus et les histoires particulières que sont les textes de fiction506 ». Nous commencerons donc par observer les rapports entre discours historique et fictionnel en analysant la manière dont les romanciers se sont approprié cet épisode marquant de l’Histoire du Québec. Dans quelle mesure ont-ils réécrit ce passé ? Louis Caron signale, dès l’avant-propos du Coup de poing, avoir « tenté, une fois de plus, de repousser la frontière entre l’imaginaire et l’imaginé, [avoir ]jeté pêle-mêle des personnages imaginaires et l’ombre d’individus ayant réellement existé »507. Après avoir mesuré les écarts entre discours historique et diégèse, nous interrogerons les stratégies narratologiques mises en œuvre par les auteurs : comment la représentation des personnages et le traitement de la dimension temporelle au sein des deux romans traduisent-ils la lecture que les deux auteurs proposent de cet événement ? 503 Ces éléments ont fait l’objet d’une publication : Ollier-Pochart, Elsa « Octobre 1970 : une histoire à se raconter, un élément à s’approprier ? », in Hotte, Lucie (dir.), (Se) Raconter des histoires. Histoire et histoires dans les littératures francophones du Canada, d. Prise de Parole, Sudbury, 2010, pp.577-596. 504 Caron, Louis, Le Coup de poing, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 1998, [1990]. 505 Turgeon, Pierre, Un dernier blues pour Octobre, Montréal, Libre Expression, 1990. 506 Jacques Pelletier, Le Poids de l’histoire, Québec, Nuit Blanche éditeur, coll. « Essais critiques », 1995, p. 141. 507 Caron, Louis, Le Coup de poing, op.cit, p.9. 176 Enfin, nous nous interrogerons sur les enjeux d’une telle réécriture. Que se passe-t-il quand l’Histoire, appartenant à une collectivité, relevant d’un imaginaire collectif, est mise en scène par l’histoire ? Dans quel(s) but(s) cette Histoire devient-elle histoire ? Nous verrons, notamment, ce que la mise en fiction du matériau historique révèle de la société contemporaine et de son rapport à l’Histoire. 1. Le discours historique La crise qui a été appelée « Octobre 70 » se déroule sur plusieurs mois et s’inscrit dans un contexte politique tendu au Québec. Selon Jacques Cossette-Trudel dans L’histoire séquestrée, « la crise d’Octobre ne fut que l’aboutissement de nombreux jeux de dupes superposés entre intervenants politiques508 ». En août 1970 a lieu au sein du FLQ une scission qui entraîne la formation de deux cellules, l’une dirigée par Jacques Lanctôt, l’autre dirigée par Paul Rose. La crise elle-même débute le 5 octobre 1970. Vers 8 h 30 du matin, la cellule Libération enlève James Richard Cross, attaché commercial du haut-commissariat de la Grande-Bretagne à Montréal. Cette action était préparée de longue date par les membres de la cellule. En début d’après-midi, selon Pierre Vallières, « le ministre québécois de la Justice […] affirme que la vie de James Cross est en danger car il souffre d’hypertension. Le suspense commence509 ». Le 8 octobre, à 22 h 30, Radio-Canada diffuse le manifeste du FLQ, qui est plutôt bien reçu par une grande partie de la population. Le FLQ précise, en effet, que l’un des objectifs est d’obtenir la libération de prisonniers politiques tout en réalisant une opération de propagande afin de sensibiliser l’opinion internationale à la situation des Québécois. Comme le souligne Pierre Vallières dans Les héritiers de Papineau, « on ne parle pas encore dans les médias — ni dans la rue — de Crise d’octobre, d’insurrection appréhendées ou de Mesures de guerre510 ». Le samedi 10 octobre, un nouvel événement va bouleverser le cours de cette crise. En effet, à 17 h 40, le ministre québécois de la Justice, Jérôme Choquette, fait part de la décision des autorités : elles refusent de libérer les prisonniers politiques mais offrent un sauf-conduit 508 Cossette-Trudel, Jacques, « L’Histoire séquestrée », Liberté, n° 191, 1990, pp. 34-43. 509 Vallières, Pierre, L’exécution de Pierre Laporte, Les dessous de l’opération, essai, Montréal, Québec Amérique, 1977, p. 50. 510 Vallières, Pierre, Les héritiers de Papineau, Montréal, Québec Amérique, 1986, p. 200. 179 La fin de l’analepse permet au narrateur omniscient d’évoquer rapidement les événements qui ont suivi : la lettre adressée par Laporte à Bourassa, les négociateurs nommés, à savoir Me Robert Lemieux pour le FLQ et Me Robert Demers pour le Québec ; la mise en application de la Loi des mesures de guerre et enfin la tentative de fuite de Pierre Laporte : « À la même heure, ce même jour du 16 octobre, en fin d’après-midi, dans la maison de Saint-Hubert où la cellule Chénier le retenait prisonnier, le ministre Pierre Laporte tentait lui aussi de s’échapper en fracassant une vitre de la chambre où ses ravisseurs le retenaient enchaîné. »514 À la fin de cette longue analepse, les indices temporels se feront plus discrets et le temps se distendra, comme nous le verrons dans une deuxième partie. Pour le lecteur néophyte, ignorant des conditions dans lesquelles s’est déroulée la crise d’Octobre, les jalons sont donc posés et, à la limite, peu importe qu’ils soient conformes ou non à une réalité passée. Cependant, analyser les marges créatrices de l’auteur permet aussi de mettre en lumière les éléments constitutifs du roman et qui ne font pas référence à l’Histoire. En effet, Louis Caron souligne, dès la préface, sa volonté d’imaginer d’autres éléments qui vont permettre à l’histoire de se dérouler sous l’égide d’une Histoire première, source de création. L’auteur précise ainsi ses objectifs dans l’avant-propos : « En fondant ce roman sur des événements récents de l’histoire du Québec, je n’ai pas dévié de la méthode qui présidait à l’écriture de mes œuvres enracinées dans un passé plus lointain. J’ai d’abord rassemblé un faisceau de faits connus, de façon à dessiner une toile de fond si précise que personne ne puisse douter de son authenticité puis, dans ce décor, j’ai jeté pêle-mêle des personnages imaginaires et l’ombre d’individus ayant réellement existé. Deux cellules étaient à l’œuvre au Québec en octobre 1970. J’en ai créé une troisième. En agissant ainsi, je persistais dans ma démarche qui consiste à nous placer, auteur, lecteurs et lectrices en situation de nous demander comment nous aurions agi si nous avions été protagonistes de ces péripéties. […] En ma qualité de romancier, j’ai simplement tenté, une fois de plus, de repousser la frontière entre l’imaginaire et l’imaginé. »515 514 Ibid, p.74 515 Ibid, p.9 180 C’est donc dans cette troisième cellule que la distance entre événements historiques et diégèse s’installe, permettant le récit. Cette troisième cellule est intitulée par l’auteur « cellule Papineau ». Elle est, à l’image des autres événements, évoquée dès le début du roman dans la longue analepse institutive du récit : « Trois cellules du Front de Libération du Québec étaient à l’œuvre. La première, Libération, élaborait la doctrine du mouvement. La seconde, Chénier, pourvoyait à son financement en organisant des hold-up. Marc Bouvier, un rédacteur de nouvelles à la Société Radio-Canada, dirigeait la troisième. Elle était connue sous le nom de Papineau. Jean-Michel Bellerose, le gros Pierre, Jacquot et Fernand en faisaient partie. »516 Il est intéressant d’analyser la présentation de ces trois cellules. Les deux premières sont réduites à leur rôle, leur fonction. La dernière est immédiatement incarnée, par différents noms : celui de Papineau tout d’abord, par son dirigeant, ensuite, un personnage nommé Marc Bouvier. Enfin, incarnée par un de ses membres : Jean-Michel Bellerose. On remarquera qu’il est le seul des membres à être désigné par ses nom et prénom ; le lecteur averti reconnaît ici le patronyme des autres personnages créés dans la trilogie de Louis Caron. Dans le roman, les cellules Libération et Chénier sont très peu évoquées. L’attention est portée sur la cellule Papineau, qui serait à l’origine des événements d’Octobre. Dans Le Coup de poing, l’Histoire ne débute pas le 5 octobre, avec l’enlèvement de James Cross, mais le 4 octobre 1970. « Huit heures, le 4 octobre 1970. Bouvier rajusta sa mèche et sonna, tandis que chacun enfonçait sa cagoule sur sa tête. Trop tard pour tergiverser. On est chez Denis Leclerc, annonça Marc Bouvier. Tous ceux qui réprouvaient la politique du Parti Libéral honnissaient cet homme invisible qui menait le premier ministre et le Québec à sa guise, à titre de conseiller spécial de Bourassa. »517 Cette tentative se soldera par un échec : le personnage de Denis Leclerc est absent de son domicile, le ministre l’ayant appelé en pleine nuit. Imaginer cette tentative avortée et la 516 Ibid, p.39. 517 Ibid, p.56. 181 faire chronologiquement précéder les autres enlèvements prennent sens à deux niveaux : du point de vue de la diégèse, c’est cet événement qui aurait déclenché les autres. C’est d’ailleurs ce qui est suggéré par un discours indirect libre attribué au personnage de Jean-Michel Bellerose : « Après l’échec de sa tentative, Bouvier avait-il suggéré à la cellule Libération d’entrer immédiatement en action, pour montrer l’ampleur et la cohésion de l’organisation ? Jean-Michel se mit à hurler comme quand les Canadiens marquent un but au Forum de Montréal. Il se rembrunit en pensant que sa propre équipe avait été éliminée en quart de finale. »518 Une autre interprétation peut être formulée à la lecture de cette construction narrative : ici, l’imaginaire précède le réel. 2.2 Un dernier blues pour Octobre, Pierre Turgeon Le traitement des événements est différent dans Un dernier blues pour Octobre. Les premières divergences s’installent sur le plan de l’onomastique. Turgeon a, en effet, modifié tous les noms des protagonistes, qu’il s’agisse de ceux des otages ou de ceux des membres du FLQ. Ainsi, les membres de la cellule Chénier, Paul Rose, Jacques Rose, Bernard Lortie et Francis Simard sont évoqués par les figures de Paul et Michel Doré, Roger et Raymond. Les membres de la cellule Libération sont également désignés par d’autres noms : Jacques Lanctôt devient Jacques Lemieux, sa sœur Louise devient Sophie Lemieux et l’époux de cette dernière est désigné par le prénom Claude. Les autres membres de la cellule Libération dans le roman sont Turcotte, Yvon et Steve, identités narratives sous lesquelles on peut deviner les personnes de Marc Charbonneau, Yves Langlois et Nigel Berry Hammer. Les noms des otages sont eux aussi modifiés : le diplomate James Cross est évoqué par l’expression « le consul » tandis que le personnage de Christian Grenier rappelle le ministre Laporte. Enfin, le nom d’un des négociateurs est également modifié : Me Lemieux pour le FLQ devient Me Dupré tandis que Me Demers est désigné sous sa propre identité. 518 Ibid, p.63. 184 Troisième partie Poétiques québécoises « Du passé peuvent naître plusieurs histoires qui ne sont toujours que la conscience des hommes qui s’incarne dans le passé pour en faire une histoire. »523 523 Létourneau et Jewsiewicki, op.cit, p.15. 185 « Dans le discours historique de notre civilisation, le processus de signification vise toujours à « remplir » le sens de l’Histoire : l’historien est celui qui ressemble moins des faits que des signifiants et les relate, c’est-à-dire les organise aux fins d’établir un sens positif et de combler le vide de la pure série. »524 Roland Barthes, Le Bruissement de la langue Nous avons montré plus haut à quel point les écritures de l’Histoire, fussent-elles fictives, permettent de combler le « vide » laissé par les oublis inhérents à l’élaboration du discours scientifique. Il importe maintenant de considérer chacun des textes de notre corpus pour en souligner les caractéristiques propres dans cette relation à l’Histoire, donc à un temps, dans un espace donné, le Québec, au travers de figures multiples. 524 Barthes, Roland, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p.163. 186  Chapitre 1 : Écrire l’Histoire, écrire le temps Les écritures de l’Histoire ont à voir avec le temps. Parce qu’elles le prennent pour objet, un objet démultiplié : le temps devient thème, propos et média. Thème car ces écritures, par la réflexion qu’elles proposent sur l’Histoire, le thématisent. Propos, car le temps est l’objet de leurs discours : le discours narratif relate des moments passés, s’attache à parler de temps révolus et à faire parler le passé. Enfin, le temps est aussi média car la narration possède, intrinsèquement, ses propres temporalités : celle de son écriture, celle de sa lecture et celle de son esthétique. Les écritures de l’Histoire parlent d’un temps passé, advenu, que l’on pourrait croire figé. Mais parce qu’elles parlent, précisément, parce qu’elles sont discours, elles modèlent, par leurs propres temporalités, ce temps. Elles l’assouplissent, le distendent ou le circonscrivent. Elles l’objectivisent et l’observent. Elles réinscrivent le passé dans le présent de la narration en nous donnant à revivre une époque. Elles recréent le passé pour mieux le réécrire. Dans ce chapitre nous nous attacherons à analyser les caractéristiques temporelles des œuvres de notre corpus. Nous verrons comment les romanciers modélisent le temps et ce que cela révèle de leur esthétique. Pour progresser à travers notre corpus, nous avons choisi de partir de l’œuvre qui offre le discours en apparence le plus simple : Un dernier Blues pour Octobre de Pierre Turgeon. Cependant, au fur et à mesure de notre lecture du corpus, nous montrerons comment chacun des auteurs, Pierre Turgeon, Louis Caron, François Barcelo, Anne Hébert et Madeleine Ouellette-Michalska, propose une relecture du temps passé du Québec, une Histoire qui d’un récit historique, en apparence classique chez Turgeon, devient une Histoire fabuleuse dans La Tribu de Barcelo.  189 n’est pas stricto sensu un mois d’hiver, ce dernier commençant lors du solstice d’hiver, vers le 21 décembre. On peut donc se demander si par ces indices temporels l’auteur ne place pas l’intégralité de son roman sous le signe d’une temporalité qui va être caractérisée par son obscurité grandissante, sans jamais atteindre le solstice d’hiver. La société québécoise dans ce roman serait-elle toujours plongée dans une nuit automnale qui vit l’échec de la révolution d’octobre 1970 ? Toujours est-il que le roman s’étend donc de juin 1968 à novembre 1970. Il est intéressant que Turgeon dépasse la crise elle-même notamment pour exposer toutes les circonstances qui ont pu la générer. Il y a une volonté du romancier de dépasser les lignes, de dépasser l’ « Octobre 1970 » consacré par le discours historique comme étant le moment-clé, celui qui mérite d’être retenu. Ces deux années en amont traduisent donc sa volonté de proposer une vision plus large, plus étendue de l’événement. Les deux tiers du roman (environ 222 pages sur 328 pages) sont consacrés aux moments qui précèdent la crise d’Octobre. Une vingtaine de pages est consacrée à ceux qui les suivent. Quant à la crise elle-même, elle est relatée en moins de cent pages. L’importance accordée aux deux années précédant la crise est loin d’être anodine. Le discours sur ce temps permet à Turgeon de recréer un monde, celui de quelques Québécois des années 60. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que l’incipit mette en scène une mère de famille, Madame Doré, dont les deux fils feront ensuite partie des principaux protagonistes de la crise d’Octobre. En focalisant ainsi le propos sur des êtres, en évoquant deux familles, les Doré et les Lemieux, ou plus précisément, sur les aînés des deux familles, Paul et Jacques, Pierre Turgeon permet l’incarnation de ces personnages et donc l’attachement du lecteur à ces figures qui vont, comme l’implique la définition du roman historique, se retrouver dans des temps troublés. Ce qui caractérise l’écriture de l’Histoire chez Turgeon, c’est précisément que le temps évoqué n’est pas seulement historique, il relève d’une temporalité humaine comme le montre l’incipit : « Installée sur sa chaise de jardin, Claire Doré prenait le frais dans sa cour en attendant ses invités pour l’épluchette de blé d’Inde. Elle portait des bermudas et sentait la brise du soir caresser ses jambes nues, presque aussi minces, malgré ses cinquante ans, que celles de ses filles, pensait-elle souvent avec fierté. »529 529 Turgeon, Pierre, op.cit, p. 15. 190 Cette œuvre, plus encore qu’historique (dans le sens où elle s’attacherait à rapporter les faits historiques) nous semble politique, au sens où elle s’attache à raconter les affaires de la cité. Nous avons montré plus haut que les deux tiers de la narration étaient occupés par le récit de ce qui avait précédé la crise d’octobre 1970, soit ce qui avait précédé les faits classés, pour leur part, comme historiques. La narration de Turgeon est donc marqué par un autre temps que nous qualifions de politique. 1.2 Octobre 1970 : une crise du politique revue et corrigée par Pierre Turgeon   Toute la première partie de l’œuvre est marquée, jusqu’au printemps 1970, par le temps politique qui est présent dans l’incipit puis dans le récit des élections d’avril 1970. Le premier chapitre du roman est marqué par l’attente d’un homme politique. Le temps est donc ici au service du politique. Cependant ce personnage, représentant le politique, semble immédiatement mis à distance par les termes qui le qualifient : il est tout d’abord « l’homme politique, président de son parti, [qui] serrait la main en souriant à monsieur Doré »530, puis le « tribun »531, caractérisé par « sa diction impeccable »532. C’est donc bien par le discours que l’auteur définit le personnage, et non par l’action. Il s’agit ici de son unique apparition dans l’œuvre. Ensuite l’auteur n’y fera plus jamais allusion, laissant par là même entendre que le discours politique a dû être pris en charge par les autres personnages, ceux qui n’étaient pas à l’origine précisément chargés de ce discours. Le temps du discours politique est également marqué par le récit de la défaite du parti québécois, fondé deux ans plus tôt en 1968. Cette défaite est relaté à deux reprises dans l’œuvre, de deux points de vue différents, celui de Paul tout d’abord, puis celui de Martine, ex- femme du policier Luc Gauvin qui participera, dans la fiction, à l’arrestation de Paul. « Paul s’arrêta devant un érable mort dont les branches desséchées se ramifiaient lugubrement sous la plaine lune. Se pouvait-il que, pour le Québec, tous les chemins de l’histoire aboutissent à un tel résultat ? En cette nuit de défaite, Paul, lui, se sentait 530 Ibid, p.18. 531 Idem. 532 Idem. 191 brusquement paralysé par le doute et le chagrin : et si tous ces efforts, toute cette souffrance, depuis des générations, ne devaient aboutir qu’au grand arbre pétrifié d’un peuple assimilé, à jamais muet dans l’innombrable forêt anglo-saxonne qui recouvrait l’Amérique du Nord ? »533 « Elle désirait faire jusqu’au bout l’expérience de cette défaite. N’en perdre aucun détail maintenant, n’en rien oublier par la suite. Et d’avoir réussi cela, malgré la souffrance et le chagrin, lui procurait un étrange sentiment de victoire. »534 Outre le fait que les politiques sont absents de la narration et que Turgeon la restreint aux deux personnages, on remarque la similitude de leur réaction, traduite par le vocabulaire des sentiments. L’emploi de la focalisation interne permet à l’auteur de préciser ces derniers qui relèvent de la « souffrance » et du « chagrin ». L’assimilation à la perte et au deuil est donc possible. Les personnages semblent faire le deuil d’un Québec indépendant par voie législative. Le temps du discours politique n’est donc plus. On peut d’ailleurs noter que l’auteur introduit dans le discours indirect libre attribué au personnage de Paul une réflexion plus large prenant place dans les « chemins de l’histoire », assimilant les échecs passés à celui qu’il est en train de vivre. La question de la langue est aussi soulevée, par la crainte du mutisme de son peuple. Or, en soulevant ces questions, Turgeon procède exactement à l’inverse. En écrivant, il prend en charge la parole et le discours. En le prenant en charge, il écrit et réécrit les chemins de l’Histoire du Québec, affirmant la singularité de ces êtres et de ce peuple « au milieu de l’innombrable forêt anglo-saxonne »535. La suite du roman verra se dérouler les événements de 1970 qui entretiennent avec le discours historique les convergences et distorsions que nous avons soulignées dans la partie précédente. Dès lors ce sera l’action qui prédominera dans le récit de la crise d’Octobre. Nous avons choisi dans le titre de cette partie de qualifier cette action de « politique » car il nous semble qu’elle répond, dans la structure narrative, à l’échec du discours politique de la première partie de l’œuvre. Or, l’objectif n’était pas d’opposer discours politique et action mais bien de montrer que, d’après notre lecture de l’œuvre de Turgeon, l’une vient prendre le relais de l’autre après l’échec de la première, non dans l’objectif de supplanter le discours mais avec le dessein de continuer à produire un discours, fût-il celui de la violence. 533 Ibid, p. 188. 534 Ibid, p.189. 535 Idem. 194  2. Louis Caron, Les Fils de la liberté : une trilogie cyclique Les œuvres de Louis Caron étudiées dans ce travail sont au nombre de trois. Il s’agit du Canard de bois, de La Corne de brume et du Coup de poing. Ces œuvres forment une trilogie nommée « Les Fils de la liberté ». Ce titre, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, fait référence au groupe fondé par les Patriotes en 1837 pour faire face au « Doric Club » fondé par les anglophones. Les trois tomes sont donc placés sous l’égide de cette rébellion, de cette lutte, dont le récit occupe, effectivement, le premier volume, Le Canard de bois. L’évolution temporelle pourrait donc paraître simple et évidente, chacun des tomes relatant une époque du Canada-français puis du Québec : le premier, Le Canard de bois, les rébellions de 1837-1838 ; le deuxième, La Corne de brume, le Canada-Français des années 1880 ; le troisième, Le Coup de poing, la crise d’Octobre 1970. Et pourtant, les structures temporelles de ces trois œuvres se révèlent bien plus complexes. 2.1 Les Fils de la liberté ou l’entrecroisement des récits Le Canard de bois raconte principalement les aventures de Hyacinthe Bellerose, personnage originaire du village de Port Saint-François. Mais le récit s’ouvre sur « un bleu de fin de jour »539, « en 1935 »540 alors que « Bruno Bellerose finissait de couper des repousses sur le tracé d’un chemin qui n’avait pas servi depuis plusieurs années »541. Ces indications spatiales et temporelles sont rapidement reliées à d’autres éléments qui annoncent la figure de Hyacinthe Bellerose : « D’autres avant lui avaient marché bien plus loin. Bien plus longtemps. Avaient porté beaucoup plus lourd. Des Bellerose comme lui. Un surtout, il devait bien y avoir cent ans. Les arbres s’en souviennent. C’était en janvier 1837. »542 539 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.13. 540 Idem. 541 Idem. 542 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.14. 195 L’emploi du présent d’énonciation, dans un passage caractérisé par l’abondance des temps du passé, semble attribuer aux arbres le discours qui va suivre et qui va porter à la connaissance du lecteur l’histoire de Hyacinthe Bellerose. Les arbres sont donc, sinon les narrateurs du récit qui va suivre, du moins les détenteurs de cette histoire à transmettre. Dès les premières pages du Canard de bois, sont donc mis en regard les deux personnages piliers de cette lignée des Bellerose : Hyacinthe et Bruno. De plus, Caron inscrit d’emblée dans l’incipit les premières limites temporelles de son œuvre située entre 1837 et 1935. L’ensemble de la trilogie sera donc consacrée à l’exploration de cette ellipse temporelle, à laquelle il adjoindra dans Le Coup de poing la crise d’Octobre 1970. L’auteur, dilatant le temps historique, ouvre un espace temporel qui ne demande qu’à être parcouru, en compagnie des personnages qui ont, entre 1837 et 1970, jalonné l’histoire des Bellerose. Le premier tome, Le Canard de bois, accorde une attention particulière à Hyacinthe et Bruno dont les histoires sont mises en parallèle durant toute l’œuvre. Le lecteur suit donc, d’une part, le personnage de Hyacinthe Bellerose tout au long de l’année 1837, de son retour des Bois-Francs jusqu’à sa condamnation pour l’exil en Australie après les rébellions des Patriotes. D’autre part, le lecteur suit Bruno Bellerose dans le trajet543 qui le mène de la « concession des McBride »544, évoquée dans l’incipit, à « la maison des Bellerose [qui] se trouvait à cinq milles environ du Port Saint-François, en direction des Trois-Rivières »545, décrite dans les dernières pages du roman. Les référents temporels sont donc totalement différents dans les deux récits. Concernant le personnage de Hyacinthe, l’histoire s’étend sur une année tandis que celle de Bruno dure environ deux jours, rythmés par les nuits du personnage. Il passe la première perdu sur le chemin qui devait le mener au camp, la deuxième dans les bras d’une femme, la troisième au chevet de son père agonisant. Les deux récits sont menés en parallèle sans interférence entre eux. Il est d’ailleurs possible de les lire indépendamment l’un de l’autre. Seuls l’incipit, comme nous l’avons vu précédemment, et l’excipit leur permettent de se rejoindre, d’afficher leurs liens. Dans l’excipit cela est rendu possible par le legs d’un canard de bois, sculpté par Hyacinthe, à Bruno : 543 Le chapitre suivant qui sera consacré à l’analyse des données spatiales approfondira cet élément. 544 Ibid, p.13. 545 Ibid, p.305. 196 « Quand elle est morte, Marie-Moitié a légué le canard à celui qu’Hyacinthe avait adopté dans les Bois-Francs. Le vieux Timothy Burke se faisait appeler Tim Bellerose. C’était mon grand-père. Mon père m’a laissé le canard. Il est à toi, maintenant. »546 Ainsi, lors de son retour à « la maison du père », retour qui se situe à la fin de l’œuvre, le personnage de Bruno est explicitement lié à celui de Hyacinthe. Les paroles du père permettent également de citer Tim Bellerose, auquel est consacré la deuxième tome, La Corne de brume. Au sein du premier tome de la trilogie l’auteur associe donc les trois personnages qui la rythment. Tim Bellerose est le fils de Hyacinthe et l’arrière-grand-père de Bruno Bellerose qui encadrent tous deux la trilogie. Le roman La Corne de brume s’ouvre sur la donnée temporelle du « 19 août 1885 »547 à laquelle est, comme pour les autres incipit, immédiatement associée un indice spatial : « un radeau passa devant Sorel sans s’arrêter »548. Son histoire se clôt, à la fin de ce tome, quelques heures plus tard, toujours sur le radeau : « Resté seul sur le radeau, Tim s’était emparé d’une hache. Il n’y avait plus ni ciel, ni mer, rien que la froide indifférence des éléments déchaînés. Tim était seul. Le monde se défaisait autour de lui. Le bois fuyait. Les poutres se dressaient et s’abattaient pour en soulever d’autres. Tim était toujours accroché à son mât. […] Une vague se rua sur lui. Il se fit un grand silence dans sa tête. La tempête ne le touchait plus. Il était hors du temps. De sa main libre, il emboucha sa corne de brume. Son souffle se noya sous l’eau qui le recouvrit entièrement. »549 Entre ces deux instants, le lecteur va prendre connaissance de l’histoire de Timothy Burke. Dès le début de la deuxième partie de ce tome, « Un petit cigare », alors que Tim est « resté seul à l’avant du radeau »550, il est envahi par des bribes du passé : 546 Ibid, p.326. 547 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p. 13. 548 Idem. 549 Ibid, p.257. 550 Ibid, p.35. 199 travers le temps, similaires. Les luttes de ces hommes ne deviennent alors que le récit d’un seul combat, celui de la dignité humaine. La résonance entre les différents personnages est aussi créée par à la récurrence d’un motif, le bois. 2.2 Un fil conducteur: le motif du bois Louis Caron introduit, dans cette lignée bousculée par le temps, un fil conducteur : le motif du bois. Il est surtout présent dans les deux premiers tomes de la trilogie qui sont ceux dont la structure temporelle est la plus complexe. Il est tout d’abord présent dans l’évocation des Bois-Francs que quitte Hyacinthe dans l’incipit du Canard de bois, puis dans celle du camp du major Hubert qu’il rejoint plus loin dans l’œuvre, ce « pays de collines chargées de pins où le major Hubert avait un chantier »556. Le motif du bois est enfin présent dans La Corne de brume, à travers les arbres que transporte Tim Bellerose, le fils adoptif de Hyacinthe Bellerose : « Le radeau avait la superficie d’une bonne petite église de village, mais tout ressemblance avec une nef s’arrêtait là. […] C’était de cette façon qu’on expédiait à Québec, sur le cours des rivières et du fleuve Saint-Laurent, le bois coupé dans les forêts du Nord-Ouest. Les marchands de Québec avaient des équipes d’ouvriers dont la fonction était de défaire ces radeaux et d’en charger les pièces sur des navires à destination de l’Angleterre, où on en ferait des bateaux qui viendraient à leur tour chercher du bois au Canada. »557 Mais ce motif est aussi présent à travers les arbres qu’il va faire transporter, à l’apogée de sa carrière de marchand : « Pour la plupart des Canadiens, ceux du Haut comme du Bas-Canada d’ailleurs, le bois c’étaient des arbres, des radeaux qui flottent à la rigueur, et rien de plus. Pour le reste, mystère et Saint-Esprit. Les Anglais d’Angleterre s’en occupaient. Pendant son séjour à 556 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.197. 557 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p.13. 200 St. John, Tim avait été à même de dénouer l’écheveau et d’identifier chacun des intermédiaires qui constituaient la chaîne de ce commerce lucratif. »558 Le bois constitue ici aussi, bien que ce soit à un degré différent, l’objet d’un futur possible. En effet, en se lançant dans le commerce du bois, en tentant d’adopter les logiques marchandes et financières des Anglophones, le personnage de Tim se voit attribuer un rôle de créateur. Le personnage – et à travers lui peut-être l’auteur - tente de construire un futur qu’il espère différent de celui des Canadiens-français qui l’ont précédé sur ces terres et ces fleuves. Nous avons vu plus haut que l’histoire de Hyacinthe était placée sous l’égide des « arbres qui se souviennent »559. Le motif du bois se révèle très souvent associé à la thématique de la transmission. On la retrouve dans l’excipit du roman qui montre Bruno Bellerose recevant de son père agonisant le « vieux canard de bois »560, sculpté par Hyacinthe : « Quand elle est morte, Marie-Moitié a légué le canard à celui qu’Hyacinthe avait adopté dans les Bois-Francs. Le vieux Timothy Burke se faisait appeler Tim Bellerose. C’était mon grand-père. Mon père m’a laissé le canard. Il est à toi, maintenant. »561 Dans cet extrait est également convoqué le personnage de Tim qui a traversé l’œuvre du Canard de bois, apparaissant parfois aux côtés de son père. Le lecteur sait donc, dès le terme du premier volume de la trilogie, que la transmission s’opèrera de Hyacinthe Bellerose à son arrière arrière petit-fils, Bruno Bellerose, en passant par Tim. La lignée des Bellerose est ainsi dessinée à grands traits qui seront précisés dans les deux volumes suivants. La tranmission est symbolisée par cet objet de bois, le canard, créé par Hyacinthe Bellerose : « En d’autres circonstances, Hyacinthe finissait de sculpter son canard, accroupi sur une souche devant la maison. C’était un ouvrage très délicat. Il s’agissait d’y enfermer le passé pour que le futur puisse ouvrir les ailes. Il n’était pas facile de fabriquer un objet qui puisse contenir toute la saveur de Flavie, son cri, quand elle frôlait l’extase, puis son râle et enfin ses doigts noirs et son masque hideux. »562 558 Ibid, p.107. 559 Ibid, p. 14. 560 Ibid, p. 324. 561 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p. 326. 562 Ibid, p. 187. 201 Le canard de bois, outre le fait qu’il donne son nom au premier tome de la trilogie, présente un intérêt particulier. A travers cet objet, Caron choisit d’associer le thème de la nature à celui du temps. De plus, il place Hyacinthe comme le créateur de ce fil temporel puisque c’est par le discours indirect libre que nous prenons connaissance du lien intime envisagé par le personnage entre passé et futur, lien souligné par la conjonction de subordination « pour que » qui implique, de fait, un lien logique de but et une finalité. La visée du personnage est ainsi soulignée. Louis Caron dépeint un personnage aux prises avec son passé mais aspirant à l’avenir et le construisant littéralement de ses propres mains. Un personnage qui se trouve pleinement dans la création d’une continuité temporelle. Le motif du bois, devenu quant à lui matériau de l’auteur renforce, par sa récurrence, la continuité temporelle du récit. On ne peut s’empêcher de remarquer la présence, à nouveau, du motif du bois au sein de l’excipit de La Corne de brume : « Resté seul sur le radeau, Tim s’était emparé d’une hache. Il n’y avait plus ni ciel, ni mer, rien que la froide indifférence des éléments déchaînés. Tim était seul. Le monde se défaisait autour de lui. Le bois fuyait. Les poutres se dressaient et s’abattaient pour en soulever d’autres. Tim était toujours accroché à son mât. La voile avait été emportée. […] Un câble lui tenait la jambe et le bras. La hache toujours à la main, il se mit à en donner de grands coups pour se dégager. Une vague se rua sur lui. Il se fit un grand silence dans sa tête. La tempête ne le touchait plus. Il était hors du temps. De sa main libre, il emboucha sa corne de brume. Son souffle se noya sous l’eau qui le recouvrit entièrement. »563 Personnifié le bois devient un des acteurs de la mort de Tim, qui semble ici victime des éléments et d’une nature contre laquelle il a passé sa vie à se battre. Cette nature est-elle celle du monde qui l’entoure, ou la sienne, propre, celle d’un Québécois qui n’aurait précisément pas trouvé sa place au milieu de ces éléments ? C’est un point sur lequel nous reviendrons dans le troisième chapitre de cette partie. 563 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p.257. C’est nous qui soulignons. 204 année. Dans Le Coup de poing, l’histoire débute le 17 octobre 1970 et progresse, bien qu’entrecoupée d’analepses, pendant quinze jours environ. Dans les deux cas, le temps s’écoule. Or, dans les deux cas également, les récits font état de luttes. On peut donc en conclure que dans l’œuvre de Caron, le temps s’écoule et progresse quand il y a la possibilité d’un autre futur, ou du moins, quand les personnages se battent pour cet autre avenir. Revivre ces luttes permet de les réintégrer dans une continuité temporelle. Exhumées du passé, elles sont un temps encore en devenir. Rejouer la bataille, c’est espérer qu’elle finisse différemment570. 2.4 Les Fils de la liberté, une trilogie révolutionnaire ? Nous avons montré plus haut que dès le premier tome, un cycle est mis en place, de l’incipit à l’excipit, puisque l’œuvre s’ouvre avec Bruno Bellerose et se clôt pratiquement avec lui. Cette structure cyclique n’est pas réservée au premier volume. Elle est étendue à toute l’œuvre que l’on peut qualifier de révolutionnaire. Révolutionnaire, cette trilogie l’est sans nul doute par les thématiques qu’elle convoque. Elle l’est également parce que, plus que linéaire, elle s’avère cyclique. En effet, si les trois tomes peuvent se lire séparément, il n’empêche que l’œuvre prend tout son sens dans le dialogue entre les textes. Cette histoire est celle d’une Histoire. Une Histoire racontée trois fois, par trois voix différentes, celle de Hyacinthe, celle de Tim et celle de Bruno. Ainsi, de nombreux épisodes sont relatés dans les différents volumes. La débâcle, par exemple, évoquée dans La Corne de Brume, était annoncée dans Le Canard de bois par le personnage de Bruno : « Tim savait fort bien que les plus grosses débâcles emplissaient le Port Saint-François comme un tonneau. Il fallait faire vite. […] La maison dérivait sur un paysage de commencement du monde. »571 « Le port Saint François que Bruno retrouvait, en ces premiers jours de décembre 1935, n’avait rien à voir avec le prospère établissement qu’avaient connu ses ancêtres. La désastreuse débâcle du printemps 1866 l’avait à peu près complètement détruit. »572 570 Cette idée rejoint celle qui est également à l’œuvre dans Les Plaines à l’envers de Barcelo que nous évoquons plus loin dans ce chapitre. 571 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p.125 205 De la même manière, un événement historique, fondateur de la mémoire collective, est rappelé à deux reprises. Il l’est tout d’abord par Bruno, en 1935, dans Le Canard de bois, alors qu’il se trouve dans le même camion qu’un Anglais. « Ça se peut pas, dit encore une fois Bruno à voix haute. Ça se peut pas qu’un Français ait trahi des Français. Il ne tarda pas à en venir à un petit arrangement avec lui-même dans sa tête. C’était simple : à partir du moment où Vergor avait donné le mot de passe aux Anglais, au pied des falaises de l’Anse-au-Foulon, il n’avait plus été un Français. Seulement un misérable qui avait vendu son pays pour une poignée de sous. Un Judas. Et chacun sait que les Judas n’ont pas de patrie. »573 Jean-Michel Bellerose, son neveu, convoque le même souvenir, 35 ans plus tard, en octobre 1970 : « En 1759, les Anglais canonnèrent la ville de Québec. La capitale de la Nouvelle- France brûla dans son entier. […] En septembre, 18000 soldats anglais marchèrent sur Montréal. Constatant que toute résistance était inutile, le gouverneur capitula. Fou de rage, le chevalier de Lévis se rendit alors sur l’île Sainte-Hélène brûler ses drapeaux et briser son épée, plutôt que de les rendre aux Anglais. Deux cents ans plus tard, Jean-Michel Bellerose brûlait à son tour ses drapeaux dans un fortin de l’île Sainte-Hélène.»574 On remarque tout d’abord qu’en invoquant ce moment le romancier retrace l’Histoire du Québec depuis son origine, ou du moins, ce qui est considéré, paradoxalement, comme l’un de ses moments fondateurs. En l’associant aux actes de 1837 et 1970, Louis Caron affirme non seulement l’importance de l’événement en tant que tel mais aussi sa volonté d’écrivain de retracer l’intégralité de l’Histoire du Québec. De plus, cet événement est le seul qui prend place dans une analepse que Genette qualifierait d’externe. En effet, la date la plus ancienne de l’histoire est 1837 et la bataille des 572 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p. 300. 573 Ibid, p.117. C’est nous qui soulignons. 574 Caron, Louis, Le Coup de poing, op.cit, p. 149. 206 Plaines d’Abraham se déroule en 1759. Selon Gérard Genette, « les analepses externes, du seul fait qu’elles sont externes, ne risquent à aucun moment d’interférer avec le récit premier, qu’elles ont seulement pour fonction de compléter en éclairant le lecteur sur tel ou tel « antécédent ». »575 Ceci, dans une certaine mesure, est vérifié dans Les Fils de la liberté. L’abandon du Canada-français est un fait, attesté par le discours historique, qui ne peut en aucun cas être modifié par les personnages de l’histoire. Et pourtant, on remarque que le personnage de Bruno, dans Le Canard de bois, se charge de réécrire ce moment, grâce à « un petit arrangement ». De la même manière, Jean-Michel, par la métaphore que nous avons soulignée, devient un nouveau chevalier de Levis. L’auteur, loin d’adopter la distance que l’on aurait pu attendre lors de cette évocation d’événements lointains et invariables, relie intimement chacun des personnages à cette Histoire jusqu’à ce qu’elle devienne, viscéralement, la leur : soit en faisant en sorte que ses êtres de papier, à son image, recréent l’Histoire, soit en les intégrant de telle sorte qu’ils en deviennent les nouveaux acteurs. Les exemples de passage relatés à plusieurs voix sont multiples dans l’œuvre. Permettons-nous de terminer cette analyse en nous arrêtant sur l’un d’entre eux qui nous semble particulièrement significatif : la mort de Hyacinthe. Ce moment est rapporté dans les trois volumes. Dans Le Canard de bois, elle n’est pas clairement mentionnée mais elle est évoquée à travers la transmission dont Hyacinthe constitue le point de départ : « Il est revenu, dit le père de Bruno. Il avait les cheveux et la barbe tout gris. C’était un homme mort qui vivait encore. Il s’est établi ici, dans la maison de son père. La métisse était avec lui. C’était le père de mon grand-père. […] Ce qu’il nous a laissé, les Bellerose l’ont encore dans le cœur. Toi aussi. Quand elle est morte, Marie-Moitié a légué le canard à celui qu’Hyacinthe avait adopté dans les Bois-Francs. »576 Dans La Corne de brume, elle est racontée du point de vue de Marie : « Un jour de tempête d’hiver, alors que Marie somnolait sur sa chaise, elle s’était réveillée en sursaut pour constater que Hyacinthe n’était plus là. […] Elle le trouva au 575 Genette, Gérard, Figures III, op.cit, p. 91. 576 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.326. 209  3. François Barcelo, Les Plaines à l’envers ou le journal d’une défaite Le roman de François Barcelo présente un rapport particulièrement complexe au temps. Si dans les œuvres précédentes, ce rapport s’inscrivait essentiellement dans l’ordre de la narration, il en va tout autrement dans Les Plaines à l’envers. En effet, la question temporelle est à la fois présente dans la diégèse et dans la structure même du roman. Le roman présente les caractéristiques d’un journal relatant les faits et gestes des protagonistes du 9 mars 1989 au 13 novembre 1990. Pourtant, cette date n’est pas la première mentionnée. En effet, l’initiale du récit est elle aussi une date remarquable par son caractère indéfini : « Un 13 septembre ». La présence de l’article indéfini prend d’autant plus de sens que la seconde date mentionnée est « Le 9 mars 1989 ». L’auteur souligne ainsi la différence de statut entre les deux événements rapportés à ces dates et sur lesquels nous sommes tenue de nous arrêter. L’incipit romanesque rapporte une scène nocturne dans une caserne chypriote mettant en présence des soldats dont le lecteur ne connaît que les noms : « McAndrew », « Dubois », « Sasseville », « Leduc ». Ce passage est remarquable à plusieurs titres. Tout d’abord, Barcelo surprend le lecteur par le peu d’importance accordée aux données spatio-temporelles. Mieux encore, elles sont elles-mêmes l’objet d’un questionnement de la part du personnage de Leduc grâce auquel le lecteur va tout d’abord découvrir la scène : « Leduc fut le premier à s’éveiller totalement. Il ouvrit les yeux dans l’obscurité, croyant qu’il s’agissait d’avions. Il tâta ses draps, se demandant où il était. Cela lui revint : à Chypre, depuis dix jours seulement, dans le dortoir d’une vieille caserne. »582 Cette focalisation interne va peu à peu laisser place à une focalisation externe. « Leduc » tout d’abord identifié comme l’un des protagonistes, est associé à l’ensemble des personnages désignés par les indéfinis « quelqu’un » ou « tout le monde », « la même voix », « plusieurs soldats ». Les autres personnages évoqués sont ensuite « Sasseville » qui fait office de traducteur entre les « hommes en uniforme d’officier canadien » et les autres soldats dont certains « comprenaient mal l’anglais ». Aucune nationalité ou appartenance ethnique n’est 582 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, op.cit, p.9. 210 mentionnée pour ces hommes. Seule leur nudité, voulue par les officiers parlant anglais, les caractérise. François Barcelo, loin de vouloir construire un début de roman réaliste et précis, ouvre le roman sur une scène d’affrontement entre deux groupes, l’un dominant, l’autre dominé, mais une scène d’affrontement précisément sans bataille ni coup, ce qui ne signifie pas sans violence. « Un officier avisa les soldats nus, qui les regardaient avec stupéfaction. Il tira la manche de l’officier le plus près de lui. - Mes chers amis, dit celui-ci en français avec un accent qu’il semblait exagérer avec plaisir, savez-vous quel jour nous sommes aujourd’hui ? Personne ne répondit. - Le douze ? hasarda Sasseville après un long moment. - Non. Depuis minuit, nous sommes le treize septembre. Et nous sommes enchantés de fêter en votre présence l’anniversaire de la victoire des plaines d’Abraham. Les soldats se mirent à rire. Sasseville fit un pas en avant, la main tendue. - Le champagne est réservé aux vainqueurs, dit l’officier. Les perdants restent debout tout nus. C’est la loi de la guerre. Il avait dit cela avec tant de conviction que les soldats restèrent debout tout nus jusqu’à ce que la dernière bouteille de mousseux eût été vidée. Alors seulement, les officiers remontèrent dans leurs blindés et repartirent dans la nuit. Et les soldats, toujours nus, remontèrent au dortoir. Dans la nuit, lorsque le bruit des blindés se fut suffisamment éloigné, on entendit un soldat pleurer. Mais il était impossible de savoir qui c’était. »583 L’incipit se clôt sur l’évocation des pleurs d’un soldat. Plusieurs interprétations sont possibles : cette précision de l’unicité indéfinie peut être tout simplement la volonté de l’auteur de montrer que n’importe lequel d’entre eux aurait pu pleurer. La scène, par l’aspect tragique qu’elle revêt et que nous développerons plus loin, permet cette hypothèse : n’importe quel soldat pourrait pleurer. Mais une autre hypothèse est également envisageable, pour peu que le lecteur reprenne le roman aussi à « l’envers ». En effet, le premier soldat évoqué dans cet incipit – mais ensuite non mentionné ce qui conduit probablement le lecteur à l’oublier –, le premier soldat, qui porte 583 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, op.cit, p.37. 211 un patronyme aux consonances anglophones, est « McAndrew » donc le lecteur découvrira plus loin, à la date du 14 mars qu’il constitue l’un des personnages principaux de ce récit. Or, son apparition dans le texte est irrémédiablement liée, par la scène inaugurale de l’œuvre que nous venons d’évoquer, au « fatum » tragique, à la position du dominé par le dominant. Cette impression reste prégnante chez le lecteur dans les évocations concernant ce personnage qui paraît tout au long du roman totalement détaché de l’acte, que ce soit quand il s’apprête à le commettre ou lorsqu’il l’a commis. La confusion entre réel et fiction semble être totale chez ce personnage qui déclare que les hommes tués étaient des « Anglais de cinéma »584. François Barcelo construit ce personnage dans une sécheresse émotionnelle qui est permise tout au long de l’œuvre par l’absence de focalisation interne à son sujet. Le personnage n’est construit que par le regard d’un narrateur omniscient : « Et il avait travaillé à l’uniforme toute la journée du samedi et du dimanche et une bonne partie des deux soirées. Sa mère y avait mis presque autant de temps que lui. Il l’endossa enfin et s’examina dans le grand miroir de sa mère. L’épaule gauche était un peu plus haute que la droite, mais ni lui ni sa mère ne parurent le remarquer. Ils en avaient assez de coudre. - Qu’est-ce que tu en dis ? - Tu as l’air d’un vrai soldat anglais. Il lui tournait le dos. Elle se pressa contre lui. IL se retourna vers elle pour se défaire de son étreinte. »585 Endossant son costume, Gaston Mc Andrew semble, à l’image de l’ensemble de l’œuvre, n’être déjà que le figurant d’un démiurge, qui se révèlera être Alexandre Anastase lorsqu’il enseignera à Gaston que « l’important c’est d’agir. Sauver Hitler ou le noyer, ces deux gestes sont historiques. Seul celui de ne rien faire est antihistorique. Car seule l’inaction n’a aucune place dans l’histoire. »586 Le texte s’organise en un double discours qui pourrait s’apparenter à un journal tenu sur une année et demie, du « 9 mars 1989 » au « 13 novembre » dont le lecteur attentif sait qu’il est celui de l’année 1990. Plusieurs remarques s’imposent alors. La première est que, contrairement à la date initiale, caractérisée par son caractère indéfini « un 13 septembre », les autres dates du 584 Ibid, p.289. 585 Ibid, p.239. 586 Ibid, p.270. 214 « - J’aurais besoin de vous pour un scénario. On prépare une superproduction sur la bataille des Plaines d’Abraham. Et j’ai besoin de deux bons scénaristes. En anglais, j’ai déjà Alice Knoll, la romancière. Vous connaissez ? - Oui, bien sûr. Je veux dire que je la connais de réputation. - Et j’ai pensé à toi, parce qu’on veut une équipe de scénaristes impartiales. »589 L’association des deux personnages, l’un francophone, l’autre anglophone, n’est pas sans rappeler la situation du Québec, ce que souligne d’ailleurs François Barcelo : « Les deux coscénaristes qui essayent d’écrire un scénario sur la bataille des Plaines d’Abraham sont un symbole des deux solitudes qui essaient de fonder un pays impossible. »590 Ces personnages vont effectivement rencontrer toutes les difficultés possibles, leur coopération va avorter et le commanditaire se retourner vers une équipe de scénaristes américaine, ce qui est révélé au personnage Noël Robert lors d’une conversation téléphonique avec Roch Marcoux, le producteur : « - Alice Knoll m’a téléphoné. Elle est vraiment désolée. Elle m’a dit que c’était sa faute. […]Y a juste une chose par contre. Il faut qu’elle accepte d’avoir son nom au générique. - Elle accepte ? - Bien oui. Toi aussi, j’espère, parce Cinéma Canada y tient : il faut que les scénaristes soient canadiens. Puis comme on va tourner avec un scénario qui est fait à Hollywood, j’ai absolument besoin de vos noms. - Hollywood ? - Y a six mois, quand j’ai vue que vous avanciez pas, je me suis couvert les fesse. Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? »591 Le roman se révèle alors être l’histoire d’une écriture qui ne s’opère pas. Le procédé de mise en abyme nous conduit à nous interroger sur la capacité – ou non – des Canadiens à écrire 589 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, op.cit, p.30. 590 Barcelo, François, « Je suis un écrivain, un point c’est tout », op.cit, p.64. 591 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, p.235. 215 leur propre histoire. Le parallèle conduit à penser que l’auteur estime qu’il est nécessaire que cette écriture prenne place dans un ailleurs pour qu’elle soit effective. Cependant, mettre en scène ces deux personnages conduit inévitablement à soulever des questions sur l’écriture, et ici, tout particulièrement, sur l’écriture historique et cinématographique. Ainsi lorsque Noël Robert évoque le scénario avec Roch Marcoux, ce dernier suggère l’ajout d’une femme : « - Penses-tu qu’on pourrait ajouter une femme ? On a des tas de bonnes actrices. Carole Laure, les Français l’aiment. - Oui, mais ça manquait de femmes à la bataille des plaines d’Abraham. - Je sais bien, mais quand même, on peut toujours, en cherchant bien. Il me semble qu’Anastase parlait d’une madame de Beauvagin… - Beaubassin. Roch Marcoux éclata de rire grassement. - Beauvagin, Beaubassin, ça a même pas besoin d’être un vrai rôle historique. Ça pourrait être un personnage inventé. »592 L’échange traduit la tension qui s’opère entre fidélité historique et nécessité commerciale. En plaçant l’épisode historique des plaines d’Abraham au sein d’une écriture filmique, François Barcelo pose la question de l’écriture et de ses caractéristiques quand elle prend pour matière l’Histoire. Comment l’écriture, fût-elle cinématographique, peut-elle être fidèle aux événements tels qu’ils se sont déroulés. Le terme « impartial » accordé au producteur posait déjà la question de la partialité face à l’Histoire : dans quelle mesure toute réécriture n’est-elle pas transformation de ce qui a été ? François Barcelo, en ayant recours au motif cinématographique, permet la distanciation nécessaire à cette prise de conscience. La scène des plaines d’Abraham est donc l’objet d’écriture de Barcelo, qui le délègue, par un procédé de mise en abyme, à deux écrivains canadiens qui, eux-mêmes, vont être suppléés par une équipe américaine. L’intrigue pourrait donc se résumer à la question suivante : quelqu’un, réel ou fictif, est-il capable d’écrire cette scène des plaines d’Abraham ? 592 Ibid, p.169. 216 La fin du roman est particulièrement intéressante puisque, au sein même de la fiction, François Barcelo place des personnages qui vont rejouer cette scène et la réécrire à leur manière. Ni le scénario originel, ni le scénario américain ne seront finalement retenus par les protagonistes du roman. Celui va réécrire les plaines d’Abraham est celui qui n’est pas écrivain : Gaston McAndrew. En effet, la scène se rejoue littéralement au sein de la fiction puisque le tournage du 12- 13 septembre est reporté « à cause de la pluie »593. Le cinéma contrairement à l’Histoire peut donc rejouer cette scène à l’infini. Or cette deuxième prise est inscrite par l’auteur comme étant liée à un hasard météorologique, la pluie. Loin de procéder par l’écriture à une mise en ordre des événements passés, Barcelo s’amuse à les bouleverser jusqu’à les mettre « à l’envers ». La guerre, tout comme l’écriture de celle-ci, notamment cinématographique, relève du destin et du jeu. Cet élément est d’ailleurs récurrent dans le roman et est associé à l’ensemble des protagonistes de l’œuvre. En premier lieu, l’introduction du personnage de McAndrew est placée sous l’expression « jeux de guerre » : « De tous les jeux de guerre, celui que Gaston McAndrew préférait était incontestablement le saut en parachute. C’était le seul qui lui semblait véritablement dangereux. Conduire une jeep sur un terrain fortement incliné, marcher devant un blindé capable de le broyer en un instant s’il trébuchait sur ses lacets, lancer des grenades (…) tout cela présentait des dangers réels. Et il arrivait parfois – on lui avait raconté maintes histoires d’horreur pour tenter de l’impressionner – que quelqu’un se blesse ou se tue en ces circonstances. Mais il fallait un hasard, une erreur, une bêtise. Par contre, le saut en parachute présentait des risques évidents même si on suivait à la lettre le manuel d’exercice. »594 La guerre est non seulement vue comme un jeu mais la mort, qui découle de celle-là, est associée au « hasard ». Dès lors, la vie elle-même, son déroulement, donc l’Histoire ne relèvent-ils pas également d’un « hasard » ? 593 Ibid, p.265. 594 Ibid, p.37. C’est nous qui soulignons. 219  4. Madeleine Ouellette-Michalska et Anne Hébert, La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique et Le Premier jardin : les enjeux de l’écriture au féminin Dans Le Roman Mémoriel, Régine Robin définit l’Histoire comme la « gardienne de la chronologie, d’un avant et d’un après, gardienne de l’événement et de la factualité. »600 Dans chacune des œuvres que nous allons étudier et que nous avons choisi de mettre en regard la chronologie est clairement mise à mal tout comme la conception de l’Histoire qui consisterait à n’être que récit factuel. Sous la plume de Anne Hébert comme sous celle de Madeleine Ouellette-Michalska, l’Histoire devient synesthésique. 4.1 Le rapport au passé : quête du temps perdu et remise en question de l’Histoire Chez Flora, « personnage sans mémoire »601, la mise à distance du passé familial est constante. L’évocation - et la création - des histoires collective et universelle va en permettre la réappropriation. Au commencement de ce cheminement, la prégnance du monde fictionnel est totale. Ainsi Flora s’empare des figures des filles du Roy, « écoute les histoires de Raphaël, en tire des personnages et des rôles »602. Rien n’existe en dehors du spectre de la fiction. Dramaturge omnipotente, elle met en scène ses propres doubles : « Quelle petite fille s’attarde dans la tête de Flora Fontanges, prononce une phrase sans rapport avec la grande personne usée qu’est devenue Flora Fontanges ? »603 Le passé envahit peu à peu la prose romanesque et Anne Hébert tisse les différentes strates temporelles. L’Histoire collective et l’Histoire universelle, adjuvants de la quête du personnage, permettent qu’une petite digue « cède dans le cerveau, et [que] le passé surgi[sse], dru comme le mercure, envahi[sse] le présent et le noie »604. La quête aboutit enfin quand Flora retrouve ses différents sens. « La pluie lui dégouline sur le visage et dans le cou, une lente pluie d’été, pleine d’odeurs mêlées. La ville grillée par l’été fume dans la nuit, sous la pluie, asphalte mouillé, gaz d’échappement, poussière et suie, tandis que, par moments, de surprenants 600 Robin, Régine, Le Roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Montréal, d. du Préambule, 1989, p.51. 601 Hébert, Anne, op.cit, p.16. 602 Ibid, p.83. 603 Ibid, p.37. 604 Ibid, p.39. 220 effluves de terre, d’herbe et de feuilles, venus d’on ne sait où, lui parviennent, par grands coups pleins de douceurs. »605 La distance du personnage à l’espace étant abolie, son corrolaire, l’abolition de la distance du personnage au temps, est également effectif. Dans La Maison Trestler ou le 8e jour d’Amérique, trame narrative et enjeux idéologiques sont intimement mêlés au sein d’une dénonciation du discours patriarcal, fondé sur la domination du masculin sur le féminin et sur les valeurs guerrières transmises aux fils. « Tu te tournes vers tes fils, et tu avances de deux pas. - Vous êtes déjà des hommes. Vous ferez de bons soldats. Je te connais, va. Tu veux de la bravoure, peut-être même la mort au champ d’honneur. Tu bois le sang qui rougit les tempes de mes frères et nous réunit dans une même absence, Madeleine et moi. »606 Ce discours est, de plus, caractérisé par son immutabilité. Les trois strates temporelles coexistent dans le récit dépeignant l’invasion du Québec par les troupes américaines : le roman associe la narratrice, « assise au grenier de la vieille maison bordant la route de Gaspé »607, l’hypotypose représentant le général Montgomery s’installant « au château de Ramezay »608 et le récit que JJ Trestler en fait à ses fils. C’est l’Histoire envisagée comme produit de la société patriarcale aux traditions ancestrales qui est ici remise en question. Tous les pouvoirs sont désacralisés à travers l’évocation des figures d’autorité. Celles-ci, telle la Reine d’Angleterre, assimilée à un « mythe »609 ou un ministre français, « homme affable qui tartinait copieusement de miel ses muffins »610, ne sont plus envisagées à la lumière du protocole mais dans leur humanité. La peinture de cette intimité permet de rappeler leur condition de mortels : « Un jour cet homme mourrait, comme Benjamin, comme elle. Tous les trois, ils vieilliraient. Tous les trois, ils connaîtraient les déserts du cœur »611. Tandis que ces figures contemporaines sont envisagées par le biais de l’anecdotique et du sensible, le discours historique est désigné par les 605 Ibid, p.165. 606 Ouellette-Michalska, Madeleine, op.cit, p. 52. 607 Ibid, p.128. 608 Ibid, p.129. 609 Ibid, p.284. 610 Ibid, p.112. 611 Idem. 221 « quelques anomalies de l’histoire, grande histoire apprise sans but »612. En effet, « certaines versions de l’Histoire sont proprement incrédibles »613 aux yeux de la narratrice, tels ces assaillants « que l’historien [a] subitement fait courir [alors] que la tempête [les] immobilisait quelques minutes plus tôt »614. A ces distorsions s’ajoute la stérilité d’une Histoire soumise à la logique guerrière. Ouellette-Michalska, en enchevêtrant les époques, en mesure la pérennité. « Je m’approche de la radio dont j’amplifie le volume. On annonce 2000 morts à Beyrouth et 500 à Damas au cours d’une seule semaine. Le père soupire. Il sait à quoi pensent ses fils. La mort au combat le fascinait aussi par sa violence héroïque. »615 De Beyrouth au Québec, d’un siècle à l’autre, l’auteure souligne l’ipséité d’une Histoire incapable de modifier l’instinct guerrier des hommes, la vanité d’une Histoire qui « remplit les livres et nourrit les mémoires »616 et qui s’érige en doxa : « Cela dicte les gestes qui s’accomplissent à cette table, commande les événements qui se déroulent dans cette maison où l’on exigeait le retrait des femmes »617. Or, cette doxa se révèle impuissante à générer une identité collective. Tout comme dans Le Premier Jardin, le motif de l’abandon est récurrent : « Ma colère de trois cents ans se réveille. Ca ne se passera pas comme ça. Je les tiens responsables d’avoir fondé un pays. C’est comme accoucher, on ne peut fermer les yeux ensuite et dire merci, c’est terminé »618. A la multiplication des instances narratives et aux ruptures temporelles correspond la permanence d’une identité problématique pour ces « bâtards du Nouveau Monde »619. Ouellette-Michalska, tout comme Anne Hébert, ne se contente pas de soulever les « anomalies de l’Histoire ». L’écriture du roman préside d’ores et déjà à sa réécriture. 612 Ibid, p.70. 613 Ibid, p.273. 614 Ibid, p.132. 615 Ibid, p.141. 616 Ibid, p.32. 617 Idem. 618 Ibid, p.59. 619 Idem. 224 « J’attendais la prochaine séance de lecture qui m’apporterait ce contact indispensable avec le monde imaginaire. Car je savais depuis longtemps que la vraie vie était là-haut, dans ces instants de gravité parfaite et solitaire. Le reste n’était jamais à la hauteur. »630 L’Histoire prônée par Ouellette-Michalska est donc toujours en attente, toujours en renouvellement, caractérisée par l’inachèvement présent dans le roman : Histoire et histoire fusionnent et s’engendrent ; la seule Histoire pouvant être écrite semble être celle que produit la littérature. Au-delà des particularités inhérentes à chacune des poétiques mises en œuvre, ces romans reposent sur une même volonté de renouvellement. Les quêtes identitaires président à la recherche d’une unité communautaire qui semble pour les deux auteures ne pouvoir s’épanouir que dans l’écriture fictionnelle. Car comme le suggère Pierre Barbéris, dans Le Prince et Le Marchand 631, la littérature est l’espace de liberté de l’être humain où il écrit l’Histoire en devenir. 630 Ibid, p.276. 631 Barbéris, Pierre, Le Prince et Le Marchand, Idéologiques : la littérature, l’histoire, Paris, Fayard, 1980. 225 5. François Barcelo, La Tribu : un conte intemporel suscitant le doute  Au sein de La Tribu, François Barcelo livre le récit d’une histoire dont on pourrait dire qu’elle est totale. Loin, très loin de la chronique de Pierre Turgeon dans Un dernier blues pour Octobre ou même des réminiscences de Flora Fontanges dans Le Premier jardin, Barcelo retrace les aventures d’une tribu nommée les Clipocs, constituée au début de la diégèse d’une « trentaine d’hommes et de femmes »632. Ce roman est un roman atypique dont le romancier précise dans un entretien accordé au Québec Français en 1990 qu’il est « un roman indépendantiste »633. Rappelons que cette œuvre a été publiée en 1981, soit un an après la défaite des partisans du « oui » au premier référendum sur la souveraineté du Québec. Claude Grégoire, dans le même numéro de Québec Français, résume ainsi le roman : « La Tribu met en scène une communauté d’indigènes qui apprennent la langue d’un jeune mousse qu’ils ont recueilli parce qu’il est incapable d’apprendre la leur. »634 Certes, cet élément est important car il pose en premier lieu la question linguistique cependant il semble difficile de résumer cette œuvre qui se révèle particulièrement foisonnante, au point que nous pouvons la qualifier de totale. 5.1 La Tribu : une histoire totale Le point de départ de l’histoire est, comme l’annonce le critique, lié à la figure de Jean- François ancrée dans une évocation du XVIème siècle qui se définit notamment par ses expéditions en quête du Nouveau monde. Pour autant aucune linéarité lisible dans le roman. En effet, ce dernier se caractérise par une alternance des récits, alternance qui était elle aussi constitutive d’une certaine manière de l’esthétique des Plaines à l’envers comme nous l’avons vu précédemment. La narration est donc ici constituée de différentes strates : la première qui, elle, apparaît globalement linéaire est celle des Clipocs ; la seconde est, elle-même, multiple. En effet, la narration concernant les Clipocs est entrecoupée de narrations intitulées « histoire » : histoire de l’amiral Le Corton, histoire de Grand-Nez, histoire de Jean-François Laval, histoire de Laval, histoire cachée de Mahii, histoire du révérend Nelson Golden, histoire 632 Barcelo, François, La Tribu, op.cit, p.28. 633 Barcelo, François, « Je suis un écrivain, un point c’est tout », op.cit, p.63. 634 Grégoire, Claude, « Les détours de l’imagination », in Québec Français, op.cit, p.65. 226 d’Amédée Demers, histoire de Céphise Vadeboncoeur, histoire de Ksoâr, histoire de Cheval Rétif et de Dernier Quartier. Or, ces « histoires », qui constituent des biographies fictives de protagonistes plus ou moins importants dans l’économie du roman, permettent elles aussi à l’auteur des digressions temporelles importantes. Elles prennent place dans l’œuvre en fonction du déroulement de la diégèse ce qui explique que ce soit celle de l’amiral Le Corton, qui ouvre ce cycle alors qu’il sera ensuite totalement absent du roman. La hiérarchie du personnel romanesque est ici tout à fait surprenante puisque le lecteur ne peut prédire quel sera le personnage qui fera l’objet d’une « histoire » contée par un narrateur omniscient qui n’hésite d’ailleurs pas à s’adresser directement à lui. Ces histoires multiplient les référents temporels, dans un désordre chronologique permanent. Ainsi, après les références au XVIème siècle, le lecteur découvre, par l’histoire de Grand-Nez, les origines préhistoriques du peuplement du continent d’Amérique du Nord. L’histoire d’Amédée Demers, quant à elle, permet d’évoquer les luttes entre les « Zanglais » et les « Vieux-Paysans » au sujet d’une petite cité, Balbuk : « Ce n’était pas la première fois que Balbuk tombait aux mains des Zanglais. […] Mais, à chaque fois, les rois vieux-paysans et les rois zanglais finissaient par s’entendre sur des échanges compliqués. »635 La mention, dans cette histoire également, des « Régions du haut » fait penser à la partition du Haut et du Bas-Canada en vigueur au XIXème siècle. Si des référents historiques sont donc identifiables dans l’œuvre, il n’en reste pas moins que l’entreprise de Barcelo ne relève pas de la volonté de les retranscrire, en adéquation avec le discours historique. Au contraire, il les travestit. Ce décalage, outre l’effet comique qu’il produit, permet de créer une autre histoire, celle de la tribu des Clipocs et, par ailleurs, une histoire plus vaste encore puisque tous les personnages faisant l’objet d’une biographie fictive n’appartiennent pas obligatoirement à cette tribu. C’est ce qui nous conduit à dire que Barcelo inscrit son projet dans celui d’une société relevant d’époques et d’individus totalement disparates. Ce faisant, il développe une histoire qui en plus d’être totale est plurielle : elle n’a pas besoin d’être écrite dans l’ordre chronologique car son déroulement est lié au(x) sens de la narration. 635 Barcelo, François, La Tribu, op.cit, p.229. 229 Ce dernier établit ainsi la légitimité de chaque être à écrire l’h(H)istoire et l’ensemble des personnages, lecteur y compris, participe à la création de cette Histoire. Ainsi, loin de mettre de l’ordre, Barcelo déconstruit la chronologie du monde, fait en sorte que se confrontent les époques au sein du roman, en un condensé de ce qui nous apparaît bien plus qu’un « roman indépendantiste » ou une Histoire transfigurée du peuple québécois : un roman de l’humanité. Dans chacune des œuvres du corpus, les romanciers proposent un traitement du temps qui conduit à une réécriture de l’Histoire. Les auteurs exploitent toutes les possibilités du genre romanesque pour raconter l’Histoire. Ce faisant, ils écrivent une autre Histoire voire conjuguent, au sein d’une même œuvre, la pluralité des regards sur l’Histoire. A travers chacune de ces œuvres le lecteur est conduit sur les chemins de l’Histoire, chemins bien plus sinueux qu’il aurait pu initialement le penser. Car, en dessinant l’Histoire, les auteurs dessinent immanquablement la carte d’un territoire dont nous verrons dans le prochain chapitre qu’il est lui l’objet de nombreuses interrogations.  230  Chapitre 2 : Quand écrire le temps, c’est écrire le lieu Nous avons montré, dans le précédent chapitre, que les auteurs québécois de la décennie 1980-1990 procédaient, au sein de leurs histoires, à une réécriture de l’Histoire. Sans récit, pas d’histoire, ni d’Histoire. Or, sans Histoire, pas de mémoire donc pas de mémoire collective, ni d’identité commune. En s’employant à réécrire l’Histoire, par toutes leurs productions, les romanciers attestent de l’existence d’un peuple, de ses récits et donc de son Histoire. Pourtant, une Histoire seule ne suffit pas lorsqu’il s’agit d’un peuple contemporain. La question de l’identité est tout autant liée à la circonscription d’un espace qu’à l’écriture d’un temps. En effet, l’écriture de l’espace, par les trajets qu’elle va faire parcourir aux personnages, va permettre d’élaborer une cartographie du Québec, va permettre d’en dessiner les contours, du moins dans l’espace imaginaire qu’est la littérature. Pour ce voyage à travers le Québec, il nous a semblé pertinent de partir du lieu le plus restreint, celui de la maison, omniprésent dans l’œuvre de Madeleine Ouellette-Michalska. Puis nous analyserons la topographie québécoise à l’œuvre dans deux des romans de notre corpus, Le Premier Jardin et Les Plaines à l’envers. Nous verrons notamment comment Anne Hébert dans Le Premier Jardin s’emploie, en réécrivant l’Histoire, à recréer l’origine du monde au Québec. Berceau originel selon cette auteure, Québec est aussi la capitale du Québec et constitue de ce fait un point central sur la carte imaginaire que nous dessinent ces romanciers. Après Québec, place à l’autre grande ville du Québec, Montréal dont nous verrons avec Pierre Turgeon qu’elle reste relativement insaisissable. Enfin les œuvres suivantes que sont Les Fils de la liberté ou La Tribu offrent une vision plus décentralisée du territoire et contribuent à en compléter et à en complexifier la cartographie. 231  1. L’espace originel: la maison Trestler La maison est, par essence, ambivalente : lieu intime mais aussi lieu social, lieu de l’instant comme lieu de la durée par son inscription dans le paysage architectural, elle représente également un groupe social élémentaire dont elle s’avère indissociable : la famille. Or, c’est sous l’égide de ce double motif, la maison et la famille, que Madeleine Oulette- Michalska place son roman grâce à l’association des termes « maison Trestler » dans le titre de l’œuvre. Le motif de la maison traverse le roman. Plus encore, il le structure. En effet, dans cette bâtisse, envisagée comme un espace clos qui va bientôt être celui d’un enfermement, vont s’affronter père et fille, discours patriarcal et silence révolté. Car au sein de cette maison « ancrée dans ses habitudes, [et qui] résiste à tout changement »643 doit régner l’ordre imposé par le père : « orchestrant nos silences, la voix de père domine le calme plat des femmes, mère et grand-mère gouvernant leur couvée du fond de leur gravité rigoureuse et tatillonne. »644 Les femmes, et surtout les filles, sont réduites au silence et à ces murs, ce qui provoque chez le personnage de Catherine, « l’enfant rebelle »645, fille de JJ Trestler, des envies de « fui[r] au-dehors ». Cette thématique de la fuite participe à la construction de ce personnage qui ne peut accepter l’autorité paternelle et surtout sa préférence pour ses fils, demi-frères de l’héroïne. Ainsi, la quête de Catherine dans l’œuvre s’inscrit dans son désir d’ailleurs, d’extérieur, de monde. Cela est symbolisée dès les premiers chapitres par sa soif de connaissance : le souhait de l’ailleurs semble d’ailleurs dans l’œuvre déjà généré par la découverte intellectuelle de terres inconnues : « A huit ans, Catherine connaît par cœur la route des vieux pays. Avec son doigt, elle suit sur la carte l’embouchure du long fleuve conduisant à la sortie du Nouveau-Monde, et elle se lance dans la traversée de l’Atlantique. Elle touche Paris, capitale de la France. Rome, ville sainte. L’Angleterre, d’où vint le malheur – Wolfe, Craig, Durham et tous 643 Ouellette-Michalska, Madeleine, op.cit, p.148. 644 Ibid, p.148. 645 Ibid, p.54. 234  2. La ville de Québec dans Le Premier jardin et Les Plaines à l’envers650 Dans Pour lire le roman, Jean-Pierre Goldenstein rappelle qu’une « des fonctions les plus importantes de l’espace consiste bien souvent, avant tout, à permettre à l’action de se dérouler. »651 Les oeuvres d’Anne Hébert, Le Premier jardin, et de François Barcelo, Les Plaines à l’envers, respectivement publiés en 1988 et 1989, proposent quant à elles une toute autre lecture de la dimension spatiale. Outre la période d’édition, deux éléments nous ont conduite à placer ces deux oeuvres en regard. Tout d’abord, chacune des deux diégèses est, pour une part non négligeable, ancrée dans la ville de Québec. Au travers des déambulations de Flora Fontanges, actrice revenue dans sa ville natale pour jouer Oh ! les beaux jours de Beckett, Hébert dessine, dans Le Premier Jardin, une cartographie de la capitale. Barcelo propose, quant à lui, dans Les Plaines à l’envers, plusieurs images de Québec : le Fort, le parc des Champs de Bataille, la vue depuis le Château Frontenac. Il nous a paru intéressant de comparer les lieux évoqués par les auteurs et le parcours des personnages. Loin d’être seulement un lieu qui permet « à l’action de se dérouler »652, l’espace est représenté par les parcours des personnages, parcours dont la symbolique est à interroger. En effet, les deux œuvres ne se contentent pas de représenter un même lieu, elles s’inscrivent toutes deux dans un rapport étroit à l’Histoire. Elles ne proposent donc pas seulement une représentation d’un lieu réel, Québec, elles proposent également une lecture d’événements passés que ce soit l’arrivée des filles du Roy ou la bataille des Plaines d’Abraham. Au sein d’un lieu particulier et représenté, Québec, sont évoqués des épisodes majeurs de l’Histoire du Québec. Dès lors, on peut s’interroger sur les rapports entre la représentation d’un espace et l’appropriation d’un temps passé. Plus que cadre de l’action, les lieux apparaissent dans ces romans comme les endroits d’un questionnement ou comme les envers des intrigues. C’est précisément dans le rapport des 650 Cette recherche sur les lieux dans Le Premier jardin et Les Plaines à l’envers a fait l’objet d’une publication. Ollier-Pochart, Elsa, « Quand ancrer l’histoire permet de réécrire l’Histoire », in Les Lieux hébertiens, Cahiers Anne Hébert, n°9, Anjou Fides, 2010, pp.43-56. 651 Goldenstein, Jean-Pierre, Pour lire le roman, op.cit, p. 98. 652 Idem. 235 personnages à un espace parcouru, subi ou imaginé que se développe la narration. Dans un premier temps, nous déterminerons donc quels sont les lieux évoqués dans les romans et nous nous interrogerons sur la manière dont l’inscription spatiale renvoie à une temporalité. Dans un deuxième temps, nous analyserons les rapports des personnages aux espaces afin de circonscrire le sens de ces images. 2.1 Une ville, deux chemins, deux représentations 2.1.1 Deux titres sous le signe de l’espace et du temps Tout d’abord, il est intéressant de s’arrêter quelques instants sur le titre des deux œuvres. En effet, que ce soit Le Premier jardin ou Les Plaines à l’envers, les titres placent d’emblée les œuvres sous le double signe du temps et de l’espace. L’expression « Le premier jardin » renvoie immédiatement au jardin d’Eden. Elle renvoie également au premier jardin de la Nouvelle-France, de la colonie. Patrick Imbert dans son ouvrage Les Jardins des Amériques, souligne cette fréquence des « deux symbolismes, l’origine biblique et l’origine européenne »653. Le roman Le Premier jardin s’ouvre donc sur un lieu clos et protecteur puisque comme le rappelle Imbert, dans le texte biblique, « l’homme a été conçu de la terre » et « le jardin est un espace d’une part clos et protecteur et, d’autre part, ouvert sur l’infini »654. Mais le premier jardin renvoie aussi à deux temps différents, le temps biblique et le temps de l’Ancien monde. Le premier jardin, qui est peut-être avant tout un lieu, est également le référent de temps passés. Que ce soit en évoquant le jardin d’Eden ou le premier jardin de la colonie, Anne Hébert convoque des temps disparus, à l’image de ceux que le personnage Flora Fontanges essaiera de faire revivre dans le roman. Dans Les Plaines à l’envers, la référence à Québec est encore plus explicite : l’emploi par Barcelo de l’article défini pluriel précédant le substantif « plaines » ne peut désigner que Les Plaines d’Abraham et donc, de manière métonymique, la ville de Québec. Mais « les Plaines », parce qu’elles sont devenues un nom propre, n’évoquent pas seulement un lieu. Elles évoquent 653 Imbert, Patrick (dir.), Les jardins des Amériques: éden, home et maison, Ottawa, Université d’Ottawa, 2007, p.40. 654 Ibid, p.23. 236 aussi une date, celle de 1759, et un événement, la défaite des Français qui appellera quelques années plus tard, en 1763, la cession du Canada par la France à l’Angleterre. Ainsi, dès le titre de chacune des œuvres, Hébert et Barcelo lient intimement lieu et temps. Pour autant, avant d’établir ce lien, le lecteur perçoit tout d’abord la représentation de la ville de Québec, proposée par chacun des deux auteurs. Cette représentation est construite par le trajet des personnages à travers un espace qu’ils tenteront de s’approprier. 2.1.2 Le Premier jardin : « un espace multiplié »655 selon Marie-Lyne Piccione  ABCDEFDDBBBEAABBDBDECB Les premières évocations de la ville sont proposées par les expressions « une ville lointaine », « une ville du Nouveau Monde » avant de devenir le «nom de la ville de son enfance » puis « le nom redouté »656. Un nom qui ne prend son sens que par les expansions qui lui sont accolées. L’emploi de l’adjectif qualificatif « lointaine » ou du groupe nominal « du Nouveau Monde » situe immédiatement cet endroit dans une dimension spatiale. Mais aussitôt, de la même façon que le titre faisait à la fois référence à un lieu et à un temps éloignés, l’expression « de son enfance » inscrit aussi l’endroit dans une dimension temporelle. De ces deux éléments, l’espace et le temps, découle un troisième, traduction d’un élément subi, le participe passé « redouté ». Or, ce n’est pas le lieu qui est redouté mais le « nom », donc les mots, leur force d’évocation. Le lieu, omniprésent dans les premières pages, peut éventuellement se dérober au lecteur qui ne connaîtrait pas ou qui ne reconnaîtrait pas dans les différents indices spatiaux énoncés, la ville de Québec car jamais la ville n’est nommée. Sans doute pouvons-nous interpréter cette absence de deux manières : d’une part, l’absence de nomination permet en quelque sorte l’universalité du propos ; d’autre part, c’est l’expression d’un déni et d’un refus de la part de Flora Fontange ; enfin, le cheminement du personnage va permettre de passer de l’évocation d’un « nom redouté » à l’évocation d’une connaissance dont on prend congé à la fin d’un long voyage. Le dernier paragraphe du roman débute précisément par cette mention « elle a pris congé de la ville »657. D’un nom, on est donc passé à une 655 Piccione, Marie-Lyne, « Le Premier jardin d’Anne Hébert ou l’espace multiplié », in Multilinguisme et multiculturalisme en Amérique du Nord : espace, seuils et limites, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1990. 656 Hébert, Anne, op.cit, p.9. 657 Ibid, p.189. 239 « la porte du 101, rue Bourlamaque »669 ou encore le « boudoir vieux rose, à peine éclairé »670 de sa grand-mère, jusqu’à ce que Flora Fontanges se retrouve « dans la rue, en pleine nuit, sous la pluie, elle qui, depuis son arrivée, n’osait pas faire un pas toute seule dans la ville. »671 Enfin, dans Le Premier jardin, sont aussi figurés des lieux que l’on peut qualifier de « ressuscités ». Chacune des femmes oubliées de l’histoire est associée à un lieu : Barbe Abbadie à sa « belle maison de pierre, 6, rue Sault-au-Matelot »672, Guillemette Thibault à la « forge de son père, rue Saint-Paul »673. Aurore, quant à elle, est associée à l’une des demeures de la Grande-Allée, là où elle « a à peine eu le le temps de déposer sa valise en carton dans la chambre qui lui est réservée, au sous-sol, près de la fournaise et du port à charbon »674. Anne Hébert convie aussi, par les évocations de Flora, des lieux rattachés à un passé, à une histoire collective : le premier jardin, celui de Louis Hébert et Marie Rollet, semé « avec des graines qui venaient de France »675 ou encore la ville à l’époque où elle « n’était qu’une petite bourgade tapie entre le fleuve et la forêt. »676 Entre lieux de l’enfance, lieux interdits puis parcourus, lieux rappelés à la surface du temps grâce aux mémoires de Flora et Raphaël, les chemins traversés par le personnage sont multiples. Il ressort de la lecture une impression d’éclatement qui fait écho à la fragmentation de la mémoire du personnage car loin d’être un objet spatial facilement circonscrit, la ville se donne ici par fragments, le cheminement du personnage consistant précisément à relier ces morceaux afin d’apprivoiser l’espace et de réunir passé et présent. 2.1.3 Les Plaines à l’envers : un décor à inventer La représentation de Québec dans les Plaines à l’envers est loin d’être aussi omniprésente dans le roman. L’intrigue met en scène deux personnages, Noël Robert et Alice Knoll, recrutés pour rédiger le scénario d’une « superproduction sur la bataille des plaines 669 Ibid, p.64. 670 Ibid, p.125. 671 Ibid, p.165. 672 Ibid, p.52. 673 Ibid, p.86. 674 Ibid, p.118. 675 Ibid, p.76 676 Ibid, p.86. 240 d’Abraham »677. Aucun des deux personnages n’habite Québec et la ville n’est donc que brièvement représentée. Trois éléments permettent cependant de dessiner le lieu de convergences des différents personnages et du drame qui va s’y dérouler. Le premier lieu à être mentionné par Barcelo est le Fort où se rend un personnage qui prendra toute son importance à la fin du roman. « Gaston McAndrew regarda non sans ennui le début de la présentation – résumant la fondation de Québec et les premières années de son histoire. Mais lorsque la voix enregistrée du commentateur entreprit le récit de la bataille des plaines d’Abraham, il sentit une fois de plus son cœur battre d’excitation. »678 Barcelo inscrit donc la ville dans un rapport étroit à son histoire et à un épisode particulier de cette histoire. Le lecteur peut cependant s’étonner du fait que l’évocation de la ville et des plaines d’Abraham soit aussi succincte. Le deuxième lieu qui est évoqué est le château Frontenac. C’est de ce point de vue qu’est proposée une description de la ville : « Il monta au seizième étage, dans sa chambre qui donnait sur l’ouest de la ville. Avant même d’ouvrir sa valise, il examina longuement le paysage. La citadelle, à gauche. Le parc des Champs-de-Bataille, un peu plus loin, où de nombreux skieurs profitaient des dernières heures du soleil. Droit devant, l’Assemblée nationale, écrasée par les édifices du Complexe G et des grands hôtels. A droite, les Laurentides, loin derrière la rivière Saint-Charles, qu’on devinait seulement à une descente du terrain. »679 Cette description modèle comporte des indices spatiaux, des adjectifs, un observateur unique, un verbe de perception pour signifier un point de vue interne. Et c’est sur cette matière narratologique que l’interprétation peut s’ancrer : un point de vue fixe, celui de Noël Robert, du seizième étage du château Frontenac. Noël Robert est ainsi identifié à un touriste, tout comme l’était Flora Fontanges dans Le Premier Jardin. La description est le produit d’un regard qui serait neuf sur une ville pourtant connue. Rien d’innocent dans cette évocation où à la 677 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, op.cit, p.30. 678 Ibid, p.73. 679 Ibid, p.191. 241 multiplication des lieux historiques, la citadelle, le parc des Champs-de-bataille, mais aussi l’Assemblée nationale, s'associe la figure des touristes, qu’il s’agisse des skieurs ou de l’observateur. Ainsi, deux histoires se mêlent : l’Histoire et la petite histoire des personnages qui évoluent dans cet espace sans obligatoirement prendre conscience des significations, des symboles dont il est porteur. Le dernier lieu que nous évoquerons pourrait être désigné comme le Québec imaginé. Dans Les Plaines à l’envers, Québec est un décor de cinéma. Ceci transparaît notamment lorsque le personnage du scénariste, Noël Robert, doit accompagner le réalisateur, Luc Augeay, pour un repérage des lieux de tournage. Barcelo insiste sur le parc. Le lieu qui importe ici est « la maquette » observée par le réalisateur, « le temps de bien se rappeler la configuration du terrain. »680. De la même manière, à la fin du roman, l’auteur met en scène le scénariste découvrant le décor du film. « Il aperçut sur sa gauche les faux remparts de Québec. Il lui fallut quelques instants pour s’apercevoir qu’il s’agissait de miniatures, moins éloignées qu’il ne l’avait d’abord cru. Pour le reste, le terrain était tel qu’il l’avait imaginé. »681 Plutôt que la description de la ville de Québec, l’espace s'écrit dans Les Plaines à l’envers comme un lieu à inventer puisque la réalité ne peut convenir. Le Québec dans lequel va se dérouler le drame est un décor de carton pâte. Loin de vouloir offrir une mimésis, Barcelo réinvente l’espace par le biais de la mise en abyme. Le roman devient le lieu où l’on recrée un espace fondateur mais disparu. Loin de la représentation fragmentaire mais omniprésente de la ville dans Le Premier Jardin, Barcelo délocalise l’intrigue dans des lieux éloignés, des hôtels, la maison du protagoniste à Saint-Denis, afin de ne laisser apparaître de la capitale que quelques images, celles d’un décor. Sans viser une exactitude référentielle, l’auteur représente un Québec qui s’affirme partiel et fictionnel. Loin de proposer une image claire et synthétique de la ville de Québec, les représentations s’offrent fragmentaires, parcellaires. Deux esthétiques de l’espace sont à l’œuvre chez Hébert et Barcelo et pourtant ces deux espaces semblent se rejoindre pour manifester les luttes de chaque personnage : lutte de Flora Fontanges qui doit créer une unité 680 Ibid, p.91. 681 Ibid, p.265. 244 Le lexique renvoie immédiatement à l’image de la captive, réaffirmant l’idée d’enfermement. C’est finalement d’elle-même que Flora doit se libérer. Résolument métaphorique, l’espace se lit ici comme la carte d’une identité fragmentée à reconstruire. Or cette reconstruction n’est possible que par l’inscription du personnage dans une histoire collective, la sienne étant lacunaire. Aux déambulations de Flora dans sa ville natale, dans le Québec historique, correspond la redécouverte d’une Histoire. Après l’invention au début du roman de l’histoire et de la maison de Barbe Abbadie, apparaît la litanie des filles du Roy ou plus loin encore celle des petites bonnes. Ces groupes sont évoqués à plusieurs reprises dans le roman et contribuent à déplacer la quête d’identité initiale de Flora Fontanges sur un mode plus large, celui de l’Histoire d’un peuple. Sur le plan diégétique, Anne Hébert invente ces femmes d’un autre temps afin de créer des reflets de l’héroïne, ce qui permet à cette dernière de mettre à distance son passé avant de l’accepter. Mais l’écriture invite aussi à lire cette appropriation de l’Histoire comme une aventure collective. En évoquant les filles du Roy, « debout sur le quai de l’anse aux Foulons », c’est la figure d’Eve qui apparaît. Au musée du Fort c’est aussi l’Histoire qui apparaît. « A la maison du Fort, quelqu’un dans la pénombre, parmi les maquettes bien alignées, raconte la bataille, de quelques minutes à peine, au cours de laquelle, en 1759, on a perdu la ville et tout le pays. »689 L’emploi du pronom indéfini « on » inscrit le narrateur lui-même dans cette h/Histoire. A cet emploi de la 3ème personne, fait écho celui de la 1ère personne du pluriel : « Il faudrait les [les filles du Roy] nommer toutes, à haute voix, les appeler par leur nom, face au fleuve d’où elles sont sorties au dix-septième siècle, pour nous690 mettre au monde et tout le pays avec nous. »691 « Un jour, notre mère Eve s’est embarquée sur un grand voilier, traversant l’océan, durant de longs mois, pour venir vers nous qui n’existions pas encore, pour nous692 sortir du néant et de l’odeur de la terre en friche. […] Nous sommes ses enfants. »693 689 Ibid, p.30. 690 C’est nous qui soulignons. 691 Ibid, p.103. 245 Troisième personne du singulier et première du pluriel s’associent pour inscrire le personnage, le narrateur mais aussi l’auteur et le lecteur dans cette Histoire collective. Le personnage de Flora Fontanges est alors inscrit dans un passé qui la dépasse et qui transcende sa propre histoire, notre propre histoire. Les lieux ressuscités permettent d’inscrire le personnage dans un autre rapport au temps et à l’espace. Cette absence de trace, suppléée, par la mémoire ou l’imaginaire, peut être lue comme la métaphore du roman, lieu où est réinventée une Histoire qui n’avait pas trouvé sa place. Au-delà d’une quête identitaire, Anne Hébert propose donc par ce parcours dans un Québec à réinventer un chemin pour se réapproprier l’Histoire d’une communauté, d’un peuple. 2.2.2 Québec réinventé dans Les Plaines à l’envers Parmi les trois lieux analysés dans Les Plaines à l’envers, le Fort, l’hôtel et le décor, nous allons particulièrement nous arrêter sur ce dernier, le Québec réinventé. L’épisode historique de la bataille des plaines est évoqué à plusieurs reprises dans le roman puisque les protagonistes, Alice Knoll et Noël Robert, sont supposés en établir le scénario. Ce moment traverse donc différentes strates temporelles jusqu’à revenir à la surface de la diégèse et de l’Histoire contemporaine. Par le principe de la mise en abyme, l’objet, l’Histoire, qui est à l’origine de l’écriture du scénario, échappe progressivement aux deux personnages – mais non à l’auteur – pour être réécrite par un autre personnage, Gaston McAndrew, figurant dans le film comme dans le roman. Le lieu où tout fait sens, chronotope des Plaines à l’envers pour reprendre l’expression de Bakhtine, est donc ce décor de cinéma dans lequel Gaston McAndrew tire à balles réelles sur d’autres figurants francophones, costumés en soldats anglais, lors du tournage du film. Le récit des Plaines à l’envers se tend vers cette nouvelle représentation de la bataille. Or, l’écriture met en place un lieu dont on a vu qu’il est faux. L’évocation romanesque de la bataille pourrait ne 692 Idem. 693 Ibid, p.100. 246 relever que de la réécriture à l’identique d’un épisode historique si Barcelo n’insérait le personnage de Gaston McAndrew. Ce personnage est d’emblée, par l’onomastique associant cultures francophone et anglophone, placé sous le signe de la dualité. Sa seule ambition est de participer au tournage en tant que figurant anglais « parce que c’est les Anglais qui ont gagné » et parce que « c’est humiliant de ne pas être anglais. »694 L’espace du décor filmique devient donc pour ce personnage francophone l’espace à conquérir pour s’approprier une identité. Or, tout le roman est parcouru d’allusions aux relations entre Anglais et Français : les remarques de la bien- nommée France, la femme de Noël Robert, ou le discours de son patron sur la nécessité de s’allier aux Anglais. « Il faut qu’on se dise qu’on est capable de les avoir, les Anglais. Si on est pas capable de les battre, on a juste à passer de leur bord. J’ai pas eu peur de m’associer à un Anglais, moi, même si tout le monde me l’a reproché, dans le temps. On est aussi bons qu’eux autres. Puis si on veut, on peut être bien meilleurs parce que, nous autres, on s’assoit pas sur nos lauriers. Pour la simple raison qu’on en a pas, de lauriers, pour s’asseoir dessus. Qu’est-ce que tu veux, on l’a pas gagnée, la damnée bataille des plaines d’Abraham. »695 On pourrait donc en conclure que, pour Barcelo, l’espace du décor deviendrait, dans le roman, le lieu de l’écriture d’une revanche. Et pourtant, bien que le discours sur les plaines et sur les différences entre Français et Anglais parcoure le roman, il semble que l’auteur propose une autre signification à la fin du roman. La question des rapports entre réalité et fiction est posée au travers du dialogue entre McAndrew et le policier, Gerry, qui l’interroge : « Comme ça, tu voulais pas vraiment tuer des Anglais ? - Je ne sais pas. C’était du cinéma. - Qu’est-ce que tu veux dire ? - C’étaient des Anglais de cinéma. 694 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, op.cit, p.267. 695 Ibid, p.123. 249  3. Montréal dans Un dernier blues pour Octobre Après la capitale du Québec, tournons-nous vers Montréal. Contrairement à Louis Caron qui, nous le verrons dans notre prochaine analyse, accorde assez peu de place à la ville de Montréal dans le volume du Coup de poing dont l’aventure s’ancre pour une part en octobre 1970, Turgeon, lui, fait évoluer pour une plus grande part ses protagonistes autour de cette cité. Cependant l’intégralité de l’œuvre ne s’y déroule pas : si l’action et les péripéties vont peu à peu s’y concentrer, il n’empêche que de nombreux autres lieux vont être évoqués dans le roman699. On pense par exemple à « la Maison du Pêcheur » à Percé où Turgeon installe ses personnages le temps d’un été qui sera, notamment, celui de la réflexion sur la révolution, attribuée, par un discours indirect libre, à Paul : « La révolution ! Pour la réaliser, on ne manquait pas d’idées. Elles pleuvaient par milliers. […] Des têtes à Papineau, à Marx, à Trotsky, on n’en manquait pas, ni des solides, ni des perspicaces, des bien inspirées. Ce qui faisait cruellement défaut, en revanche, c’étaient des bras, des pieds et des tripes. »700 La Ferme Sainte-Anne, « une maison rustique, avec des murs en pierre de taille percés de fenêtres minces et profondes comme des meurtrières »701qui, outre son air de château-fort est également introuvable, puisqu’il est nécessaire à Octave Sylvestre, de noter « la route à suivre pour se rendre à la ferme Saint-Anne, où se trouvaient Jacques et les autres. »702 La poétique d’Un dernier blues pour Octobre révèle donc un rapport complexe à l’espace. Le lecteur, qui pourrait attendre que l’essentiel de la narration se déroule à Montréal, se trouve finalement confronté à des lieux externes décrits et à un espace relativement insaisissable, celui de Montréal. Cette représentation – ou cette difficulté de représentation sur laquelle nous reviendrons – correspond à ce que Marcotte a déclaré dans son ouvrage Écrire à 699 Outre la « Maison du Pêcheur » à Percé et la ferme Sainte-Anne, on pense aussi à la maison louée à Saint- Hubert ou à la cabane occupée par Jacques pendant un temps et finalement lieu de reddition de Paul. 700 Turgeon, Pierre, op.cit, p.67. 701 Ibid, p.179. 702 Ibid, p.202. 250 Montréal : « Il semble que la réalité montréalaise résiste de façon exceptionnellement têtue à toute forme de représentation globale. »703 Pour l’œuvre qui nous intéresse, Un dernier blues pour Octobre, il semble même que nous puissions aller plus loin : Montréal semble résister, dans une certaine mesure, à toute forme de représentation. Elle est tout à la fois inaccessible, invisible et synonyme d’enfermement. 3.1 Montréal, l’inaccessible Dans le roman de Pierre Turgeon, bien que la ville de Montréal soit très importante parce qu’elle constitue la scène des actions felquistes, il n’empêche qu’elle apparaît également comme une ville qui ne se laisse pas facilement habiter. L’incipit s’ouvre sur l’évocation par Claire Doré, la mère de Paul, de Ville Jacques Cartier. Ce lieu est immédiatement associé à ses occupants par le personnage dont l’auteur révèle les pensées par le biais d’une focalisation interne : « Et il lui semblait que tous ces gens, autour, faisaient partie de sa famille. Une famille pauvre, songea-t-elle en regardant les maisons voisines bâties en panneaux de contre- plaqués goudronnés, tantôt revêtues d’imitation de briques, tantôt décorées d’écriteaux publicitaires de Kik Cola, et qui au moindre accident flambaient avec leurs habitants comme des allumettes. »704 L’adéquation entre le lieu et ses habitants est ici soulignée. La description de la ville traverse l’intégralité du premier chapitre. Turgeon insiste sur la pauvreté de ce lieu705, décrivant les rues où il n’y avait « toujours pas d’asphalte, mais un gravier si rare qu’il disparaissait dans la boue au printemps, et dans les fissures de la terre sèche et poussiéreuse en juillet. »706 L’auteur pose ainsi la question de l’occupation de l’espace dans un lieu où la question de l’appartenance de la terre semble toujours posée. Ainsi, dans les souvenirs enfantins du personnage de Paul, le romancier glisse l’évocation d’un « terrain boisé que les Anglais et les Français se disputaient en se battant comme dans une jungle, à la carabine à plomb. »707 L’espace est donc marqué, dès le début de l’œuvre, par les luttes liées à sa possession. Autant 703 Marcotte, Gilles, op.cit, p.29. 704 Turgeon, Pierre, op.cit, p.13. 705 En 1969, Ville Jacques-Cartier a fusionné avec Longueuil. 706 Turgeon, Pierre, op.cit, p.15. 707 Ibid, p.21. 251 certaines terres ne sont pas attribuées, ce qui engendre des luttes puisqu’elles restent des territoires à conquérir, autant d’autres sont clairement délimitées : « La lutte des classes, Paul ne l’avait pas apprise chez Marx, mais juste au bout de la rue, à la frontière de Ville Jacques-Cartier et Longueuil, là où il y avait un panneau STOP placé comme un panneau frontalier entre pauvres et riches. »708 A la manière de Maupassant opposant dans Bel-Ami les deux rives de Rouen, Turgeon dépeint deux mondes, dont les frontières spatiales symbolisent les frontières financières et linguistiques. Est-ce Montréal qui est exclue de la sphère du personnage ou le personnage qui en est exclu ? Toujours est-il que la ville, hors de son monde, est présentée comme inaccessible et devient, de ce fait, l’objet de la quête, le territoire à occuper. Quand l’espace de la cité deviendra finalement accessible, il ne s’offrira pourtant essentiellement que sous la forme de lieux relevant de la sphère privée, interdisant aux personnages la possession de la ville. 3.2 Montréal, l’insaisissable La ville reste une entité imperméable à la fièvre révolutionnaire, ses habitants rêvant « bien plus de ces vacances à la Barbade qu’elle [Catherine] leur vendait à l’agence de voyages que d’indépendance nationale. »709 En effet, la révolution du FLQ s’inscrit dans des espaces précis : non seulement ils sont clos mais en plus ils relèvent de la vie privée. Les personnages sont en effet cantonnés dans des appartements, que ce soit dans « le duplex de Montréal-Nord dont ils avaient loué le rez-de-chaussée »710 ou dans l’appartement de Catherine, la compagne de Paul. Ces lieux ne sont pas décrits par Turgeon et sont rapidement restreints à une pièce, la cuisine, qui devient le lieu dans lequel s’échangent les informations ou se prennent les décisions : 708 Ibid, p.20. 709 Ibid, p.165. 710 Ibid, p.228. 254 Cette question du lieu est cruciale, car la révolte du FLQ est liée à la question de l’indépendance qui, elle-même pose la question de la nation, donc de frontières posées, de terres délimitées. En excluant la ville du discours romanesque, Pierre Turgeon tend à montrer que cette dernière, du fait de sa double appartenance francophone et anglophone, ne peut pas être contaminée par la révolte. Cette esthétique rejoint la conception de Gilles Marcotte : « Cette ville, Montréal, qui n’existe pas, d’autre part existe trop, puisqu’elle existe en double, et la surabondance explique peut-être la carence. […] Bien que la loi 101 fasse de la métropole, comme de l’ensemble du Québec, une région francophone, il n’en reste pas moins que par son histoire, par son économie, par sa culture même, Montréal est ville autant anglaise que française. Or, le Montréal anglophone et le Montréal francophone ne coïncident pas. »717 Cette idée tend à expliquer l’impossible révolutionnaire à Montréal. La ville ne pouvait être pleinement gagnée par la révolte puisque la ville n’existe pas. De fait, alors que les événements se déroulent au cœur de la ville, l’espace urbain lui-même n’existe pas. Seul subsistera, à la fin du roman, le plateau Mont-Royal d’où Luc, le policier, et Martine, séparatiste, peuvent observer « Montréal [qui] se déroulait à leurs pieds, entre les deux bras du Saint-Laurent. »718 Seuls ces deux personnages, alors en marge de l’action, peuvent voir Montréal dans son intégralité, ce qui est refusé aux autres protagonistes. 3.3 Montréal, l’invisible Montréal n’est pas donnée à voir dans le roman et l’on peut se demander si cette incapacité à la décrire n’est pas le corrolaire de l’incapacité des personnages à la voir ou à l’envisager dans la réalité que nous avons décrite plus haut : Montréal est double, à la fois francophone et anglophone, québécoise et canadienne en quelque sorte. L’erreur du FLQ, telle que racontée par Turgeon, n’aurait-elle pas été de ne pas envisager la société telle qu’elle était, dans toutes les contradictions de sa réalité, mais comme une scène de théâtre abritant un jeu : 717 Marcotte, Gilles, op.cit, p. 30. 718 Turgeon, Pierre, op.cit, p.305. 255 « A présent, Jacques se mettait à douter de lui-même. Pouvait-on vraiment réaliser une révolution comme un happening ? N’y avait-il pas inévitablement un prix à payer avec du sang, du moins si l’on voulait quitter le rêve pour la réalité ? »719 Le motif du théâtre est d’ailleurs convoqué par le romancier pour décrire les derniers moments de la cellule Libération : « l’éclairage de l’aube, oblique comme les feux de la rampe, lui [Jacques] donnait l’impression d’être devant la scène d’un théâtre, d’autant, songea-t-il, que pas une auto ni un piéton n’était passé depuis au moins une heure. »720 Le personnage est placé en position de spectateur ici, attendant une représentation dont il semble d’ores et déjà exclu. La ville qui a absorbé les forces vives de la révolte, est devenue un théâtre vide, sans acteurs autres que les forces de l’ordre. Cette ville, jusqu’au terme de l’histoire, se refuse à être perçue par les protagonistes. Le dernier trajet à travers les rues montréalaises en est, en ce sens, très révélateur : « Une vieille Plymouth grimpa lentement l’allée en pente, jusqu’à la rue. Des journaux obstruaient toutes les glaces, à l’exception d’une étroite ouverture devant le chauffeur. […] Dans le glapissement des sirènes, le convoi fonça à travers Montréal, suivi par une caméra installée à bord d’un hélicoptère. Paul comprit que Jacques avait voulu éviter ainsi d’offrir une cible aux tireurs d’élit qu’on apercevait sur les toits environnants. »721 « De la ville qui défilait à l’extérieur, il ne devinait que des formes floues, en transparence derrière les journaux collés contre les glaces et dont plusieurs racontaient en manchettes ses derniers exploits des derniers mois.»722 Ces deux extraits font référence à la même scène. L’auteur multiplie les points de vue ce qui permet, dans la diégèse, de rassembler les personnages, donc le FLQ dans ses derniers instants d’unité. Ainsi, la première description peut être attribuée au personnage de Paul que le romancier prend soin de mentionner. Or, ce personnage assiste à la scène par le biais de la télévision : l’issue reste donc virtuelle pour lui. Cela préfigure sa propre sortie de la crise qui se soldera par son arrestation. Le trajet de ses camarades à travers Montréal est ambivalent : dans 719 Ibid, p.300. 720 Ibid, p.312. 721 Ibid, p.314. 722 Ibid, p.315. 256 une certaine mesure, nous pourrions l’analyser comme la prise de possession finale de la ville mais elle est plutôt, selon nous, à interpréter comme la poursuite d’un chemin mené à l’aveugle. En effet, la scène, dans l’évocation qui est attribuée, là aussi par la focalisation interne au personnage de Jacques Lemieux, révèle la permanence d’une impossibilité à voir la ville, donc à la faire exister et à l’habiter. Cette impuissance se prolonge jusqu’au « dernier regard »723 de Jacques jeté « à son pays »724, « mais il ne vit rien que le blizzard »725. Montréal qui devient, par métonymie, le pays tout entier, reste pour le personnage cette entité invisible qu’il n’a pu que traverser, sans pouvoir y exister librement. Pierre Turgeon inscrit ses personnages dans un rapport complexe à l’espace et ce, tout au long du roman. De l’espace inaccessible, Montréal devient une figure prédatrice qui absorbe les êtres qui tentent de la contenir, ne serait-ce que par leur regard. Cette écriture de l’espace ne peut que souligner les rapports complexes des Québécois à la terre qu’ils occupent, qu’ils ont conquise contre les éléments mais qui, politiquement, se dérobe à eux. Comment dès lors se l’approprier ? Peut-être par l’Histoire précisément : « Une ville qui existe, du point de vue qui m’occupe, c’est d’abord de l’histoire, une certaine profondeur de temps, une profondeur historique. Or, les événements dont Montréal garde la trace ont peu de poids, c’est le moins que l’on puisse dire, dans la conscience occidentale. Qui se souvient à part nous de la révolte de 1837, que d’ailleurs timides, nous appelons par euphémisme les « troubles » ? Les propos de Marcotte rappellent qu’un lieu existe tout autant par l’espace que par le temps qui s’y est écoulé. En narrant les événements d’Octobre 1970, Turgeon ne livre pas une vision de Montréal dans sa globalité mais il raconte – et fixe de ce fait dans une certaine immortalité – les actes qui y ont été posés. En donnant une certaine épaisseur temporelle à la ville, en l’affirmant comme « scène » des revendications felquistes, quand bien même n’ont- elles pas abouti, il relie – et ce dans le domaine de l’intime comme nous l’avons montré – les revendications de ces Québécois à la ville de Montréal. En racontant une histoire, il marque donc plus certainement peut-être que par un tableau de la ville, son existence québécoise. 723 Ibid, p. 318. 724 Idem. 725 Idem. 259 sens premier du terme : les personnages semblent toujours revenir en un point initial sans pouvoir jamais évoluer. Solitude et échec sont les points communs des trajectoires des personnages. Solitude de Hyacinthe face à une terre hostile à traverser pour ramener sa morte à Port-Saint-François. Solitude des hommes de Port-Saint-François qui ne rencontreront jamais les renforts promis, en provenance des Etats-Unis, prévus pour soutenir leur soulèvement. Solitude des villageoises qui se trouvent chassées de leur propre village. A l’échec de Hyacinthe dans sa tentative de vie réinventée à l’écart d’une société qui refusait son amour et dans sa tentative de dominer une terre hostile, fait écho l’échec d’une révolte, celle de 1837, pour tous les Patriotes : tous les personnages peints par Caron échouent dans la conquête ou la conservation d’une terre. La thématique de la terre est omniprésente dans les trois romans. A de nombreuses reprises, Caron l’évoque comme étant celle qui fait l’objet d’une lutte. En effet, la terre n’appartient pas aux Canadiens-français qui la travaillent : « Pour ceux qui ne le sauraient pas, je tiens à rappeler qu’il y en a parmi vous qu’on menace d’arracher à leur terre parce qu’ils ne peuvent pas verser leurs redevances. Et, pourtant, leurs pères l’ont largement payée de leur peine, cette terre. »730 Or, les parents de Hyacinthe seront, dans la suite de la narration, chassés de leur terre. De la même manière, le personnage de Marie-Moitié se trouve contraint de laisser sa maison à des Irlandais, conduits en ce lieu par le marchand Smith. Dans La Corne de brume, Caron souligne la volonté du personnage de Cyprien Létourneau, beau-père de Tim, de garder une terre convoitée par un Anglophone : « - Par ta faute, dit-il [à Tim], Lévy vient de mettre la main sur une de mes terres qu’il convoitait depuis quinze ans. »731 De plus, toujours dans ce volume, les terres de la ferme familiale sur l’île Lozeau732 n’appartiennent pas à Tim puisqu’elles sont au nom de son épouse, Emilie Létourneau. Dans l’ensemble de la trilogie, Caron caractérise donc les personnages des Bellerose par cette absence de terre, cette carence d’un espace légalement possédé. Même les tentatives de Hyacinthe pour posséder une ferme, donc une terre, aux Etats-Unis, se soldent par un incendie. Deux interprétations émergent de ces représentations: d’une part, les personnages sont sans terre et nous pouvons lire le destin de la famille Bellerose comme la métaphore d’un peuple canadien-français sans terre, devenu 730 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p.181. 731 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p.36. 732 Ibid, p.38. 260 apatride en 1759. D’autre part, Caron contribue ainsi à la dramatisation de la narration puisque ces expulsions conduisent les personnages vers de nouvelles péripéties : les trajectoires de ces personnages sont des errances à la recherche de terres à conquérir ou d’espaces à habiter. Ainsi dans les deux premiers tomes, l’espace est marqué par les trajets des personnages. Or, les seuls voyages qui semblent aboutir et générer une satisfaction des personnages sont ceux qui les guident vers des ailleurs, des espaces qui restent réellement à conquérir. La Corne de brume, outre les traversées de Tim vers l’Angleterre afin de faire prospérer son commerce de bois, relate les errances de Hyacinthe. Ce dernier, suite à sa condamnation dans Le Canard de bois, se retrouve en Australie. Puis, il fait route vers San Francisco où il passera une grande partie de sa vie, faisant finalement fortune grâce à une conserverie, avant de revenir à Port- Saint-François dans la maison de ses parents. L’auteur conduit donc ses personnages vers un ailleurs qui paraît féérique, facile à comprendre et où il semble simple de se réaliser, notamment dans le commerce. Par contraste, la terre québécoise apparaît, de ce fait, encore plus hostile et âpre à vivre. Par les trajets de ses personnages, Caron dessine les contours d’une contrée qui reste à apprivoiser, qu’il s’agit sans cesse – et toujours – de conquérir et dans laquelle la présence des personnages ne semble en rien légitime. 4.1.2 Les lieux clos : lieux du refuge ou de l’enfermement ? L’œuvre est également marquée par la présence de lieux clos dont certains sont décrits comme des refuges, à l’écart du monde. Le romancier en imagine un pour chacun de ses personnages principaux. Pour Hyacinthe, la cabane des Bois-Francs représente le lieu de l’amour : « En hiver, on s’encabanait comme des ours. Trois, quatre mois sans aller plus loin que le hangar à bois »733. Dans La Corne de brume, le refuge est la maison de l’île Lozeau dont l’auteur précise la symbolique familiale : « Tim Bellerose, qui avait perdu ses parents en bas âge et dont le père adoptif ne revenait toujours pas d’exil, rêvait d’une maison remplie d’enfants. […] Ils se 733 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p. 30. 261 construisirent une grande maison pleine de chambres sonores sur les hauteurs de l’île Lozeau. […] Un seul enfant leur fut donné, après huit ans de mariage, Jean-Jérôme.»734 Dans les deux cas, Caron associe rapidement le malheur à ces lieux : dans Le Canard de bois, il s’agit de la mort d’un enfant puis de Flavie ; dans La Corne de brume, l’auteur insiste sur le souhait de la nombreuse descendance, souhait qui ne sera pas concrétisé. La volonté de retrait du monde, précédemment analysée comme caractéristique du personnage de Hyacinthe Bellerose dans Le Canard de bois, est également présente chez Bruno : Caron le précise dès l’incipit du Coup de poing. « A cinquante ans, Bruno Bellerose n’attendait plus rien de ses semblables. Ceux-ci l’avaient piétiné. Blessé, il s’était réfugié au cœur d’une île couverte de saules où il ne voyait presque personne. »735 L’illégitimité définit le lieu occupé par le personnage : la description de cette habitation montre à quel point ce lieu n’en est pas un. Caron imagine « une cabine de remorqueur […] sur des pilotis »736, plaçant son personnage dans un espace qui relève à la fois du monde terrestre et du monde maritime. Il s’agit donc d’un « non-lieu » qui ne devrait pas exister, caractérisé par sa double appartenance, impossible à conjuguer. Ce lieu propose une métaphore de l’espace québécois, anomalie de l’Histoire, qui doit conjuguer sa propre existence, à la croisée des cultures et doit s’adapter à des forces parfois contradictoires. « Ce n’était pas à proprement parler un chalet. Quelqu’un, un jour, avait eu l’idée saugrenue d’acheter une cabine de remorqueur désaffecté et de la poser sur des pilotis, au beau milieu de l’île aux Fantômes. Des héritiers trop heureux de se débarrasser de cette ruine l’avaient vendue à Bruno. »737 L’emploi du pronom indéfini « quelqu’un » souligne l’appartenance floue de ce lieu. Le terme « désaffecté » associé au nom donné au lieu « l’île aux Fantômes », contribue à renforcer l’impression d’illégitimité de cet espace. 734 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p.39. 735 Caron, Louis, Le Coup de poing, op.cit, p.15. 736 Ibid, p.19. 737 Idem. 264 constituait un lieu de rassemblement, jouant tout à la fois un rôle social et spirituel dans la vie des Canadiens-français. Par l’évocation des cloches, elle n’est plus, sous la plume de Caron, qu’une sonorité qui marque le temps. Elle devient donc de moins en moins perceptible au fur et à mesure des volumes : elle était un lieu de rassemblement des villageois chassés et des Patriotes dans Le Canard de bois ; dans Le Coup de poing, elle est uniquement devenue l’habitacle des « cloches »742 qui sonnent alors que chacun des protagonistes est renvoyé à sa solitude puisque les soldats arrachent Bruno et Lucie « à leur étreinte »743. Chacun est alors en proie à son propre destin. Louis Caron traduit le passage d’une société caractérisée par sa collectivité à une société caractérisée par son individualité. L’église n’a plus pour fonction que de rythmer le temps. Elle ne marque plus ici qu’un temps passé, celui dans lequel l’esprit de la révolte ne serait plus car l’esprit collectif ne serait plus non plus. La récurrence du motif laisse penser que l’église, aussi, sonne le glas d’une société à venir qui ne verra pas le jour, voire le glas des espoirs indépendantistes de certains Québécois. Dans tous les cas, les personnages meurent au Québec, comme la preuve d’un attachement viscéral à ce territoire. La représentation de l’espace élaborée par Caron s’inscrit en parallèle de celle du temps : à l’écriture temporelle cyclique est associée une écriture spatiale, elle aussi, circulaire. « Marie avait compris que l’exil qu’on lui avait imposé avait déteint sur toute sa vie. Les années qu’il avait vécu en Californie lui avaient certes permis de sortir de sa prostration mais il avait finalement compris pourquoi, inconsciemment, il avait tant tardé à revenir à Nicolet : il se serait retrouvé à son point de départ, alors qu’il avait eu tant de chemin à parcourir. »744 Quel qu’ait été le chemin de chacun de ses personnages, Caron l’arrête dans un endroit du Québec, mettant ainsi en valeur l’ambivalence de l’attachement à cette terre. Elle est le lieu de leurs errances, de leurs quêtes et se révèle également être leur tombeau.  742 Idem. 743 Idem. 744 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p.208. 265 4.2 La Tribu Intituler son œuvre « La Tribu » conduit François Barcelo à associer immédiatement son texte à une dimension spatiale. En effet, le terme connote le nomadisme et permet au lecteur d’imaginer qu’il va suivre les pérégrinations d’un peuple étranger à la sédentarité. L’espace est donc thématisé dès le titre. Deux questions se posent alors : quels sont les espaces représentés ? Comment la représentation de ces lieux est-elle organisée dans le roman ? Les lieux évoqués oscillent entre deux extrêmes : d’une part, l’espace le plus étendu, le continent, dont la représentation est telle qu’elle semble elle-même dépasser les limites terrestres ; d’autre part, un espace qui, par contraste, paraît relativement étriqué, celui de la tribu, elle-même. 4.2.1 Le continent du hasard Barcelo relate à deux reprises la découverte des terres canadiennes. Dans un premier temps, il en narre la version la plus connue par les aventures de l’amiral Le Corton. Nous avons montré dans la deuxième partie de notre travail dans quelle mesure ce personnage pouvait être rapproché des figures de Samuel Champlain et de Jacques Cartier. Ce qui nous intéresse ici, c’est analyser la manière dont Barcelo introduit cette découverte dans l’œuvre : elle est liée, dans le roman, à l’obstination du personnage de l’amiral qui « avait remarqué que les récits de navigateurs avaient laissé un trou »745 : « Entre ces comptoirs zanglais et le Grand Nord glacé du capétan Croom, il devait y avoir soit des terres que personne n’avait jamais vues, soit un océan qui communiquerait avec l’océan de l’Orient, à moins d’être justement une partie de cet océan. »746 L’auteur, en faisant référence à la découverte du continent américain, rappelle ainsi à quel point cette dernière est liée au hasard747. De la même manière, Barcelo relate le trajet qui a conduit le personnage de Grand-Nez sur les terres parcourues par la tribu. Nous avons également montré en deuxième partie que 745 Barcelo, François, La Tribu, op.cit, p.46. 746 Idem. 747 Ce point est d’ailleurs commun aux écritures de François Barcelo et Madeleine Ouellette-Michalska : « Un battement égal, continu, qui englobe l’Amérique, continent découvert par hasard le huitième jour de la semaine sur la route de l’encens, des soieries et des épices. » La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique, op.cit, p.88. 266 cette indication prend ses sources dans le discours historique. Ce qui est intéressant c’est que les deux éléments conjugués permettent au romancier d’inscrire ce que nous avons appelé la naissance du pays sous le signe d’un déplacement. S’il fut effectif, l’auteur n’était en rien obligé de le rappeler puisque ces deux éléments apparaissent dans les « histoires » telles que nous les avons définies dans le chapitre précédent. Concernant l’histoire de la tribu et de ses déplacements, ces informations, temporellement antérieures, importaient peu. Comment interpréter dès lors la volonté manifeste de Barcelo d’y référer, et ce, à deux reprises ? D’une part, l’auteur poursuit son projet romanesque : il fait ainsi entrer en résonnance deux épisodes de l’Histoire dont l’un est pourtant manifestement plus connu que l’autre. Il montre la propre temporalité du discours historique qui, une fois oublié, ne semble plus avoir cours, donc ne plus exister. Il en traduit toute la fragilité, associée à la question de la mémoire. Le discours historique, donc l’Histoire, n’existe que tant que nous nous en souvenons. La mémoire collective – que nous pourrions qualifier d’actuelle – retient Christophe Colomb comme découvreur des Amériques mais cette donnée historique est, elle aussi, soumise à la fragilité temporelle. L’Histoire, elle-même récit du temps, est à la merci de la puissance de son propre discours : le temps est celui qui conduira à l’oubli de celle qui le contient, l’Histoire. La récurrence des modalités du discours concernant la découverte du pays, quand bien même nous a-t-elle conduite à nous éloigner pendant quelques lignes de l’analyse spatiale, était trop importante pour être passée sous silence. En outre, cette double narration de la découverte influence la perception qui peut être celle des terres québécoises. En effet, cet espace si vaste qu’il n’est jamais nommé, n’est précisément ni québécois, ni canadien, ni américain. L’absence de dénomination tend à en faire un lieu innommable. Il est pourtant identifiable par les récits des découvreurs et par les noms attribués par le romancier aux peuples qui le conquièrent tout au long de la narration, les Zanglais et les Vieux-Paysans. Pourtant, de la découverte maritime qui fait de ces terres des espaces nés du hasard, à l’épopée de Grand-Nez, liée à la migration des rennes, donc à l’ordre naturel, tout contribue à rappeler que ces terres auraient pu rester inconnues. Or, rappeler est faire œuvre de mémoire. En faisant naître dans la narration ces terres sous le signe de la nature, le vent qui guide les bateaux, les rennes qui guident les hommes, Barcelo semble vouloir construire le souvenir d’une terre qui aurait pu rester inconnue, et donc ne pas rentrer dans l’Histoire, du moins telle que nous, Occidentaux, nous la concevons. 269 Iceberg Courants marins Retour sur la falaise Plusieurs éléments sont particulièrement remarquables dans le trajet que Barcelo construit pour ses personnages. Lors du premier déplacement, il imagine que les personnages sont mus par leur propre volonté et répondent « à quelque instinct ancien qui leur dictait que la survie de la tribu n’était plus possible qu’à ce prix. » 754 L’auteur, au lieu de retracer l’histoire d’un peuple qui, par l’avènement du progrès, va progressivement se sédentariser, choisit, au contraire de faire en sorte que « la tribu redevenu tribu se m[ette] en marche, n’emportant que ce qui avait depuis toujours été essentiel à la survie de ses membres. »755 Ce départ du lieu initial fait suite, dans la fiction, au massacre d’une tribu voisine, les Niox qui « étaient barbares car ils occupaient leurs loisirs à fabriquer des choses inutiles. »756 On ne peut que penser au chapitre 31 des Essais de Montaigne « Des cannibales » au sein duquel il souligne que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». En imaginant le massacre des Niox, l’auteur pose donc la question de la co-existence, de la cohabitation sur une même terre, donc dans un même espace – ou du moins dans des espaces proches. Cette question est également au cœur de l’excipit sur lequel nous reviendrons plus loin. Il est difficile de ne pas établir de lien entre cette représentation fictionnelle et la situation du Québec, terre francophone dans un continent anglophone, d’autant plus que François Barcelo ne cache pas ses prises de positions indépendantistes. Le cheminement de la tribu apparaît alors comme un chemin initiatique à la recherche de l’essentiel, donc de l’essence, ce qui contribue à mythifier le récit. Le motif de l’iceberg semble confirmer cette hypothèse. L’exploitation de l’espace qui en est fait conduit à interpréter cet lieu comme celui du regressus ad uterum 757: 754 Ibid, p.157. 755 Ibid, p.158. 756 Ibid, p.153. 757 Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par les naissances. Seul un enfant naîtra sur l’iceberg, celui de Mahii et de toute la tribu, puisque tous les hommes auront participé à sa conception. Ensuite, une fois revenus sur terre, les 270 « C’était un iceberg très vaste, mesurant près d’une demie-lieue de diamètre, moins inconfortable qu’on aurait pu le croire à prime abord, et finalement pas si froid que cela. […] Mais on creusa des cavernes dans la colline au centre de l’iceberg, et la tribu y fut à l’abri du vent. […] Ce qui rendait cet iceberg particulièrement rassurant, c’est que la tribu s’y trouvait seule avec elle-même, à l’abri des agressions qu’elle pouvait commettre ou dont elle pouvait être victime. Dès la première soirée, lorsqu’on perdit de vue le village, la tribu se trouva dans un délicieux isolement. »758 L’espace apparaît donc sécurisant et sécurisé, car inatteignable par d’autres êtres ou d’autres tribus. On en arrive donc à la conclusion que le danger réside dans l’Autre. L’hypothèse du cheminement initiatique est confirmée par l’arrivée, qui se situe, précisément, au point de départ : « Ils ne songèrent pas un instant qu’ils avaient retrouvé sans le savoir l’endroit précis où la tribu avait déjà vécu, ce qui expliquait l’absence d’arbres très âgé. »759 Voyage révolutionnaire donc que celui qui mène cette tribu de son point de départ à son point de départ. Le déplacement porte les traces de l’initiation par le dépouillement généré par la situation des personnages dérivant sur la glace. Après avoir côtoyé leur propre barbarie en massacrant les Niox, les Clipocs redeviennent à travers ce voyage des humains capables, à nouveau, d’humanité, ce qui se traduit dans la fiction par leur capacité à mettre, à nouveau, au monde. Et pourtant le traitement de l’espace dans la dernière partie de l’œuvre ne laisse pas beaucoup de place à l’optimisme. $ BDCABBCCBDB Nous venons de montrer que le cheminement de la tribu est tout autant spatial que temporel dans l’œuvre de Barcelo. Or, cette quête d’un espace où vivre en paix semble impossible ailleurs que sur l’iceberg. A ce titre l’excipit est particulièrement éclairant. Clipocs auront à nouveau des enfants : « Il y eut un an plus tard environ plusieurs naissances dans la tribu, alors qu’il n’y en avait pas eu depuis longtemps, à l’exception, bien sûr, de la naissance de Notregloire.» Barcelo, François, La Tribu, op.cit, p.243. 758 Ibid, p. 201. 759 Ibid, p. 220. 271 Ce dernier, intitulé « Epilogue », met en scène Grand-Nez, le patriarche immortel, partant à la chasse. Le narrateur précise alors les éléments suivants qui permettent de comprendre où Barcelo a situé sa tribu : « Le contrat signé entre la tribu et la Société d’exploitation de la Grande Baie du Nord prévoyait que si la centrale en amont du village retardait le gel de la rivière, empêchant ainsi la tribu de se rendre dans ses terrains de chasse habituels, on mettrait à sa disposition un autre moyen de franchir la rivière. Donc, depuis la date normale du gel jusqu’au moment où la rivière serait gelée pour de bon, un hélicoptère était mis à la disposition de la tribu. »760 Le lieu précis n’est donc pas évoqué, pas plus que l’organisation du « village ». Ce qui importe ici à l’auteur est de montrer la proximité de la tribu avec son environnement : d’une part avec la société moderne, comme si l’atemporalité de la tribu avait finalement rejoint la temporalité référentielle de l’auteur et du lecteur ; d’autre part le motif de l’hélicoptère implique une proximité spatiale entre les deux rives du fleuve. Or, c’est précisément, dans l’économie du roman, cette proximité qui nous amène à qualifier la terre de la tribu d’impossible. En effet, la mise à mort, par le personnage de Grand-Nez, du pilote d’hélicoptère – qui parle une langue qui ne devrait pas être comprise par le patriarche - traduit l’impossibilité déjà soulignée dans l’œuvre par le massacre des Niox de la cohabitation avec l’Autre. Le roman se clôt sur ces termes : « A son procès, on demanda à Grand-Nez pourquoi il avait tué le pilote. - C’était lui ou moi, dit simplement Grand-Nez. Mais personne ne comprit ce qu’il voulait dire. Et il refusa de s’expliquer plus longuement. On le condamna bien entendu à l’emprisonnement à perpétuité. Grand-Nez trouva que c’était beaucoup. »761 Le roman se termine donc sur l’enfermement d’un personnage, enfermement qui s’inscrit tout à la fois dans une lutte et dans un problème linguistique. La métaphore de la 760 Ibid, p.342. 761 Ibid, p.344. 274  1. Héroïsme et marginalité La première remarque qui s’impose lorsque l’on lit les huit œuvres du corpus est que chacune d’entre elles présente l’image de personnages en lutte, donc des combattants, donc des héros. De plus, ces personnages apparaissent comme les personnages principaux des œuvres. Pourtant, ces figures semblent plus souvent marginales qu’héroïques. Une analyse de ces deux notions s’impose donc afin de répondre à la question qui sous-tend cette partie : un héros peut-il être marginal ? Un marginal peut-il être héroïque ? Quelle(s) représentation(s) de la société sont alors proposée(s) au lecteur ? Le héros est initialement le fils d’un dieu, ou d’une déesse, et d’un mortel. De ce fait, il accomplit des exploits hors du commun qui en font le personnage principal des aventures narrées par les poètes. Par ses actes, il contribue à remettre de l’ordre dans le désordre du monde. Le héros, s’il abandonne plus tard ses origines divines, conserve les qualités qui font de lui un être exceptionnel, tant au point de vue moral que physique. On peut même considérer que « le héros est lié à une nation, il en est le porte-parole. Tout un groupe se reconnaît en lui ; chaque membre de ce groupe le prend comme modèle. Il incarne des valeurs nationales et, le cas échéant, les défend. »765 Il peut aussi faire preuve d’une certaine éloquence. Le marginal, lui, semble être son opposé : au lieu de s’inscrire pleinement dans la société, il se tient en marge d’elle, à sa périphérie. De ce fait, il incarne plutôt le désordre que l’ordre et est bien souvent la figure de contestation, ce qui conduit la société à le rejeter puisqu’elle rejette tout ce qui s’affirme dans la différence et pourrait, ainsi, la mettre en péril. 765 Darras, Gilles; Marcandier-Colard, Christine; Samper, Edgar; Zaragoza, Georges, Héroïsme et marginalité, Paris, Atlande, 2002, p. 12. 275  1.1 Les personnage québécois, des héros marginaux ? Dès lors, on peut se demander si les personnages du corpus sont des héros qui s’ignorent. A aucun d’eux n’est attribuée une naissance qui aurait pu annoncer un parcours exceptionnel dans une société qui vénère les exploits. A contrario, ils semblent tous caractérisés par des origines modestes, à l’image de Hyacinthe Bellerose dans Les Fils de la liberté ou de Paul Doré dans Un dernier blues pour Octobre, pour ne citer que ces deux-là. L’un est le fils de Canadiens-français qui s’échinent pour garder leur terre, l’autre est l’aîné d’une famille dont on sait dès l’incipit qu’elle est relativement modeste puisqu’ils ne disposent que de « quatre pièces pour une famille de six personnes »766 et que « tous les enfants couchaient dans le grenier »767. De la même manière, aucun de ces personnages n’est caractérisé par des forces particulières. Ils se définissent plutôt par leur normalité et font partie de la société avec, au moins dans les débuts de roman, une certaine indifférence. Ainsi, Flora Fontanges dans Le Premier jardin a beau être une actrice connue, Anne Hébert l’imagine arriver à Québec en toute discrétion. Enfin, tous ne sont pas porteurs de qualités morales hors du commun qui annonceraient leur destin exceptionnel. Le personnage de Noël Robert, le scénariste des Plaines à l’envers, est, au contraire, décrit comme un personnage en proie aux plus grandes interrogations : « Rien ne l’assurait que la glace cèderait ce jour-là. Mais il préférait attendre la mort sans être tout à fait sûr qu’elle viendrait. La boîte [de bière] ne formait pas un siège confortable. Trop basse, elle l’obligeait à redresser le dos, ce qui réveillait sa douleur au côté. Et sa surface, de plus en plus inégale à mesure que le carton absorbait l’humidité de la neige collée à son manteau, ne serait pas supportable très longtemps. Après une demi-heure seulement, il commença à douter de son entreprise. »768 Cet extrait révèle toute l’ironie du discours auctorial : non seulement, Barcelo emploie le modalisateur « seulement » pour traduire l’absence de persévérance du personnage mais, en plus, il porte une attention si importante à la description de la caisse de bière, que le passage devient satirique. En effet, la focalisation interne annoncée par l’expression « il préférait » 766 Turgeon, Pierre, Un dernier blues pour Octobre, op.cit, p.20. 767 Idem. 768 Barcelo, François, La Tribu, op.cit, p. 28. 276 permet au lecteur d’avoir connaissance des pensées du personnage, Noël Robert, dans l’attente de sa mort souhaitée, « au milieu de la rivière, […] à égale distance des deux rives »769 : ce dernier est totalement occupé par son confort et la pertinence de l’arme choisie, la caisse de bière. L’humour de Barcelo permet donc d’inscrire le personnage dans une situation qui, trop ambitieuse pour lui, le place d’emblée à l’opposé d’une figure héroïque. Rien ne semble donc prédisposer les personnages à connaître dans l’œuvre un destin héroïque. Et c’est pour cette raison qu’ils se révèlent finalement plus aptes à représenter la société de leur temps. Chacun des personnages est issu du peuple et en devient le représentant. A l’inverse des codes attendus, les auteurs québécois font de leurs personnages populaires des êtres héroïques en devenir. Ces figures sont souvent en lutte contre une société hostile. En cela, ils s’approchent de la figure du marginal que nous avons évoquée plus haut. Si les caractéristiques héroïques ne sont pas celles qui les construisent au début de l’œuvre, la notion de marge semble, quant à elle, être une donnée intrinsèque. Ces personnages figurant leur peuple, on peut en conclure que si les auteurs proposent une peinture du peuple québécois, présenté, lui aussi, comme en marge. 1.2 Hyacinthe Bellerose, une figure archétypale ? Hyacinthe Bellerose, dans Les Fils de la liberté, apparaît comme l’archétype du héros marginal québécois. Sa force physique, qui s’exprime notamment dans sa capacité à avoir défriché une parcelle des Bois-Francs, associée à sa détermination et à sa loyauté en font un personnage qui pourrait être héroïque car porteurs de qualités exceptionnelles. Pourtant, Louis Caron en fait un personnage rejeté par les habitants de Port Saint-François : « - Celui-là, dit une femme, il arrive toujours au plus mauvais moment. - L’oiseau de malheur, enchaîna une autre. Pourvu qu’il s’en retourne comme il est venu. » 770 L’auteur symbolise également cette exclusion par ses errances du personnage au cœur du village, après avoir quitté la maison paternelle. A partir de cette exclusion spatiale, le personnage devient, sous la plume de Caron, clairement ambivalent puisqu’il « était vu comme 769 Idem. 770 Caron, Louis, Le Canard de bois, op.cit, p. 204. 279 2. Des figures québécoises La lecture de notre corpus nous a conduite à distinguer quatre figures majeures qui peuvent constituer, selon nous, une typologie du personnel québécois des années 1980-1990. Nous examinerons donc, successivement, les figures du Révolté, de l’Autre, de l’Adopté et du Créateur. 2.1 Le Révolté La figure du Révolté est sans nul doute la plus présente dans les œuvres. Elle se décline dans chacun des romans bien que chacune de ses représentations présentent bien évidemment des caractéristiques propres. La première particularité du Révolté est, précisément, d’être en révolte. Ce terme, qui est a été défini au XXème siècle, comme « la position de ceux qui, face à l’absurdité du monde, refusent d’assumer la condition humaine »774, connote tout à la fois la violence et la solitude. Car le révolté, à la différence du révolutionnaire, est seul. Ce qui explique sa position marginale telle que nous l’avons décrite plus haut. Les personnages du corpus sont tous en lutte contre un élément. Pour les héros des Fils de la liberté, l’adversaire clairement identifié est la société canadienne-française, puis québécoise, et son mode de fonctionnement. Dans cette société, cet opposant est incarné par l’Autre, généralement anglophone, comme nous le verrons plus loin. C’est également cette lutte pour une autre société qui est au cœur des actes narrés par Turgeon dans Un dernier blues pour Octobre. La volonté de changer la hiérarchie sociale est au cœur des propos du personnage de Michel Doré qui déclare que « le temps où les Québécois se laissaient manger la laine sur le dos, c’est fini. »775 Cette révolte s’exprime également, bien que de manière très rapide, voire sibylline, dans La Tribu, grâce au personnage de Grand-Nez. L’acte qui clôt le roman, le meurtre du pilote que nous avons évoqué précédemment, intègre toute la violence de la lutte pour la survie puisque le personnage explique son geste par la phrase : « c’était lui ou moi776 ». 774 Rey,Alain (dir.), op.cit, p. 3237. 775 Turgeon, Pierre, op.cit, p. 23. 776 Barcelo, François, La Tribu, op.cit, p.344. 280 La vie n’est donc possible qu’au prix de l’élimination de l’Autre. Or, ce geste est posé ici par le personnage qui endosse, en sus, le rôle de patriarche dans le roman. Son immortalité lui confère un statut particulier dans l’œuvre, statut qui permet d’interpréter cette figure comme une allégorie du peuple québécois. Dès lors, il semble que ce soit la mémoire elle-même, donc le passé, qui tue l’Autre et affirme ainsi un autre futur. Dans La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique, le combat se livre au sein de la maison, métaphore de la société québécoise, entre Catherine et son père, symbole de l’autorité. Cette révolte rejoint celle de la narratrice, à l’encontre des Français : « Ma colère de trois cents ans se réveille. Ça ne se passera pas comme ça. Je les tiens responsables d’avoir fondé un pays. C’est comme accoucher, on ne peut fermer les yeux ensuite, et dire merci, c’est terminé. […] Nous sommes les bâtards du Nouveau Monde. »777 Mais le personnage lui-même peut aussi être le siège de sa propre révolte. C’est notamment le cas de Flora Fontanges qui est en proie à ses propres démons, l’enjeu du personnage d’Anne Hébert étant précisément qu’il se construise tout au long du roman. La lutte s’opère ici au milieu des fantômes, les siens comme ceux de l’Histoire, que Flora convoque « dans la solitude et dans la nuit de la rue Sainte-Anne [alors] que de grands pans de mémoire cèdent »778. Enfin, dans Les Plaines à l’envers, la lutte reste uniquement politique. Elle est, à ce titre, inefficace à travers le personnage de France, l’épouse de Noël Robert, le scénariste. Si l’onomastique indique clairement la position idéologique du personnage, il n’en reste pas moins que la figure féminine, qui siège au Parlement de Québec, est caractérisée, lors d’un dîner entre Alice Knoll, la scénariste canadienne, son mari, Noël et elle-même par son mutisme : « - Ce qui est regrettable, c’est que les Canadiens français n’auront jamais l’occasion d’effacer cette défaite par une véritable victoire. Jamais un référendum ou des élections ne pourront venger l’humiliation d’une défaite par les armes. Même dans une bataille si ancienne. Dommage… 777 Ouellette-Michalska, Madeleine, op.cit, p.59. 778 Hébert, Anne, op.cit, p.127. 281 Noël regarda encore sa femme, qui ouvrit la bouche, hésita quelques instants avant de se lever pour servir le café. » 779 Cette absence de discours est la marque de la défaite du personnage. La révolte ne se dit pas, donc, dans l’économie romanesque, n’existe pas. Les Plaines à l’envers est, précisément, le roman dans lequel la lutte – devenue symbole – entre les Français et les Anglais est réécrite. Mais, comme nous l’avons vu, elle est réécrite par le personnage de Gaston Mc Andrew sans que lui-même dise en avoir conscience. Dès lors, cette victoire fictionnelle des Français apparaîtra comme celle du hasard ou de la volonté auctoriale. Dans ce roman, l’absence de véritable révolte peut s’interpréter comme une expression de l’essoufflement des volontés indépendantistes. 780 Se révolter c’est refuser l’aliénation. Pour ce faire, les auteurs construisent la figure paradoxalement indissociable du Révolté puisque c’est contre elle que ce dernier se construit : la figure de l’Autre. 2.2 L’Autre L’Autre est tout d’abord représenté dans les œuvres comme le représentant d’un groupe social étranger. Il s’agit, notamment des Zanglais, ou des Vieux-Paysans, ou encore des Niox dans La Tribu. Ce roman propose un traitement particulièrement intéressant de la notion de l’Autre puisqu’il s’agit précisément de celui qui n’appartient pas à la tribu, qui appartient à un autre groupe. En ce sens, Zanglais, Vieux-Paysans ou Niox sont donc sur le même plan. Cependant, on remarque que le traitement réservé par Barcelo aux Zanglais est bien plus ironique que celui réservé aux Vieux-Paysans. L’Autre se caractérise également par sa différence linguistique, comme nous l’avons montré dans l’analyse du duel entre Grand-Nez et le pilote dans l’excipit du roman. La question de la langue est d’ailleurs évoquée à plusieurs reprises dans l’œuvre car les Clipocs pensent apprendre la langue – anglaise – du révérend Nelson. Le discours auctorial traduit ainsi les différentes conceptions de la langue : 779 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, op.cit, p. 210. Le discours direct est prononcé par Alice Knoll, la scénariste canadienne anglophone. 780 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, op.cit, p.210. 284 Le choix d’un narrateur hétérodiégétique implique la désignation des personnages par la troisième personne grammaticale qui accède, dans ces romans, à un statut particulier. En effet, le pronom – étymologiquement « à la place du nom » - est traditionnellement défini comme un mot qui remplace un nom. Le Premier Jardin met en scène une actrice, dont la première nomination, dans l’incipit, est faite à l’aide du pronom « la ». Cette première marque d’identité laisse présager quelques difficultés du côté du patronyme puisque, justement, Anne Hébert place à l’initial ce personnage sous l’autorité d’un pronom complément. La dimension cataphorique du pronom est alors clairement mise en évidence : « Deux lettres venant d’une ville lointaine, postées à quelques heures d’intervalle, dans des quartiers différents, par des personnes différentes, la joignent en même temps, dans sa retraite de Touraine et décident de son retour au pays natal. L’état civil affirme qu’elle se nomme Pierrette Paul et qu’elle est née dans une ville du Nouveau Monde, le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul, tandis que des affiches, dispersées dans les vieux pays, proclament que les traits de son visage et les lignes de son corps appartiennent à une comédienne, connue sous le nom de Flora Fontanges. »788 Le rôle du pronom n’est donc plus ici seulement de remplacer le nom mais de l’annoncer. Ce choix, chez Anne Hébert, est la mise en relief de l’absence d’un nom et d’une identité clairement déterminée. Alors que le pronom ne devrait être que le substitut du nom, le pronom devient l’élément linguistique capable de fédérer une identité déliquescente. Dans ce roman, pas d’opposition entre un « je » référent et un autre mais une inscription de la troisième personne, donc d’autrui, comme référent. Le pronom accède à un triple statut : le référent est autrui puisque par l’utilisation de la troisième personne, ou plutôt par la non- utilisation du « je », l’auteur nie toute possibilité d’identification du lecteur aux personnages principaux des romans. Le personnage est donc un « hors-je » par rapport au lecteur. Pourtant cette troisième personne, qui désigne un personnage, devient celle grâce à laquelle vont être lues les figures de l’Autre. Elle est donc pour le lecteur, malgré son absence de dimension déictique, le référent, le sujet. De ces lectures de la troisième personne, découle une hypothèse : la troisième personne serait-elle le lieu où le « je » s’écrirait grâce à autrui ? La troisième personne rejoindrait alors la conception du « il » telle que l’énonce Barthes dans Le Degré zéro 788 Hébert, Anne, op.cit, p.9. 285 de l’écriture : « La fonction du « il » romanesque peut être d’exprimer une expérience existentielle. » Bien que le personnage de Flora Fontanges offre, dès l’incipit, une identité parcellaire et problématique, elle peut être considérée comme le sujet référent autour duquel s’organisent les « hors-je », les Autres. Tout d’abord s’établissent des jeux de miroir à travers le temps. Plusieurs groupes de personnages féminins apparaissent au fur et à mesure des réminiscences de Flora. La première évocation est celle, sibylline, des petites filles de l’hospice dont le personnage de Flora, orpheline, faisait partie. L’isotopie du feu traverse le roman jusqu’à trouver son explicitation dans l’incantation de leurs noms : « Les mortes font du bruit dans sa gorge. Elle les nomme, une par une, et ses compagnes d’enfance viennent à l’appel de leur nom, de la plus grande à la plus petite, encore intactes et non touchées par le feu, avec le même uniforme de serge noire, des cols et des poignets blancs, des bas noirs à côtes, des bottines lacées et des cheveux courts soigneusement taillés au carré, tous les mois. »789 Aux déambulations de Flora dans sa ville natale, dans le Québec historique, à la redécouverte d’un espace, correspond la redécouverte d’une Histoire. Ainsi, après l’invention au début du roman de la vie de Barbe Abadie, apparaît la litanie des noms des filles du Roy, « ces noms qui sont à jamais enfouis dans des archives poussiéreuses. »790 Enfin, un troisième groupe est évoqué : il s’agit des petites bonnes de la vieille ville et de la Grande-Allée, ces femmes qui « ne gardaient plus que leur prénom qu’il fallait parfois changer, afin d’éviter toute confusion avec celui de Madame ou de Mademoiselle, dans la maison où elles entraient comme domestiques. »791 Ces trois groupes féminins apparaissent à maintes reprises dans le roman. De ces multiples évocations naît la construction troublée d’une Histoire, d’un peuple. Ces évocations permettent également au personnage référent, Flora Fontanges, de s’inscrire dans une chronologie, dans une Histoire. Ces « Autres » ne lui sont pas si étrangères. 789 Ibid, p.127. 790 Ibid, p.99. 791 Ibid, p.116. 286 Parallèlement à ces miroirs à travers le temps, s’opère une relation dans l’espace entre Flora Fontanges et sa fille, Maud. Tandis que la mère tente d’oublier son identité et son origine, de l’autre côté de l’océan, la fille trace un parcours sinueux dans le Québec contemporain. Tout comme la mère fuit ses origines, la fille fuit une relation et une rencontre avec Flora, son origine. Le personnage de Maud conforte ainsi la lecture du personnage maternel comme lieu d’une impossible identité déterminée. De reflets en reflets, le roman retrace, à travers l’évocation des figures des autres, la reconstruction d’une identité et donc, sur le plan scriptural, l’écriture d’un personnage. A chaque lieu parcouru, à chaque temps vécu, correspond une identité du personnage. De la multiplication du « je » naît la confrontation de ces identités qui sont devenues autres. Après Pierrette Paul, nom originel, et Marie Eventurel, imposé cette fois par l’institution familiale, c’est sous le nom de Flora Fontanges que le personnage entreprend sa vie d’actrice. Cette nouvelle identité du personnage semble être un « autre soi-même », c’est-à-dire l’oubli d’une identité initiale qui serait restée dans les Nouveaux Pays, au Québec tandis que le personnage évolue dans une autre culture, française. Anne Hébert place donc ici la figure de Flora Fontanges sous l’autorité d’un personnage culturellement différent. Paradoxalement, c’est donc au cœur même du personnage, de cette troisième personne, que l’on trouve la figure la plus classique et évidente de l’Autre : celui qui appartient à un autre peuple. Dans Le Premier Jardin s’entremêlent donc des figures de l’Autre, présentes à la fois en dehors du personnage référent Flora Fontanges et à l’intérieur de ce même personnage. Or, les figures extérieures peuvent être lues comme des reflets, à travers le temps et à travers l’espace, du personnage référent. Ce sont donc les Autres qui vont présider à la réunion des différentes identités du personnage référent. C’est précisément par l’évocation des autres que Flora, « livrée à sa propre mémoire »792, va trouver sa justification, dans l’excipit : Anne Hébert écrit le corps pour souligner la synesthésie à l’œuvre et prouver ainsi l’existence du personnage : « Flora Fontanges est projetée dans le bruit et la fureur de vivre. Ça vibre dans tout son corps. Elle est comme un tambour qui résonne sous les coups. Encore un peu ses côtes vont éclater, son cœur se détacher et tomber à ses pieds, sous la violence des chocs répétés. Flora Fontanges met les mains sur ses oreilles. Éprouve dans sa poitrine des saccades sauvages. Elle regarde, comme dans un rêve, sous les rayons verts, sous les 792 Ibid, p. 43. 289 prend bien garde à ne pas en faire un personnage qui se rapprochait de celui du marchand Smith, uniquement guidé par ses intérêts. En effet, Caron attribue à Tim un discours qui l’intègre bien dans la lignée Patriote de son père : « Les Canadiens ne seront vraiment chez eux dans ce pays que le jour où les machines à vapeur qu’on commence à installer dans les manufactures porteront leur nom en lettres de cuivre sur leurs flancs. Pas avant. Tout le reste n’est que beaux discours dont vous n’avez que faire. » 801 Cependant, à la différence de son père, Tim voit le salut de son peuple par l’entreprise économique. En cela il est annonciateur du personnage auquel sera consacré le dernier tome de la trilogie, Bruno qui déclare, dans les premières pages du Coup de poing : « Moi, je me suis battu pour que les Canadiens français deviennent solidaires. On va reconquérir notre pays, pas avec des fusils, mais avec des billets de banque où il y a la face du roi d’Angleterre. Dorénavant, les nappes, le tissu, les chaussettes, on les achètera chez les Canadiens français. S’il n’y en a pas, on les fabriquera. On ne veut rien ôter aux autres, juste prendre notre place, comme ils font, les Anglais. »802 Ainsi, le personnage de Tim, « descendant d’Irlandais »803 est pleinement devenu canadien français au point de transmettre son souffle combattif et ses idées économiques à son descendant. Révolté, Autre et Adopté sont des figures qui forment un triptyque : toutes trois s’inscrivent dans une lutte, entre survie d’un peuple, volonté de rejet de l’individu ou, au contraire, volonté d’intégration d’une société. La figure de l’Adopté est construite par les romanciers en adéquation à celle du Révolté, le premier prenant part au combat du second et luttant pour intégrer ce peuple. On peut lire également dans cette figure une représentation de celle du migrant qui est également présente dans la littérature québécoise contemporaine. L’Autre se situe à l’opposé des deux autres : il est celui dont la différence au groupe de référence est marquée par l’impossibilité du discours. Les auteurs du corpus réaffirment ainsi les difficultés de communication entre les peuples, reproduisant dans les œuvres les questions 801 Ibid, p.220. 802 Caron, Louis, Le Coup de poing, op.cit, p.22. 803 Caron, Louis, La Corne de brume, op.cit, p.36. 290 linguistiques au cœur des débats des années 1980-1990. L’Autre est aussi celui contre lequel se forge l’identité commune. A ce titre, cette figure est tout à fait signifiante du discours romanesque québécois de cette décennie. Il est nécessaire qu’il existe pleinement pour qu’un nouveau groupe s’affirme, porteur de ses propres valeurs, porteur de sa propre identité collective. 2.4 Le Créateur La dernière des figures qui a retenu notre attention au sein du corpus est celle du Créateur. Si la présence des trois figures que nous venons d’étudier est intéressante, elle ne s’en explique pas moins relativement facilement. En effet, au sein d’une période troublée, il est logique de trouver des personnes hors du commun. L’identique est valable pour le genre romanesque et ce, sans que la question se limite à la notion de réalisme. En effet, le personnage de roman historique, tel que le définissait Lukács, est un être moyen qui va se révéler précisément parce que la période est mouvementée. L’ordre établi vacillant, tous les possibles peuvent prendre forme et le personnage est bien souvent le représentant des luttes ou des aspirations des hommes. Les idéaux humains étant somme toute relativement atemporels, les écritures de l’Histoire s’en font le reflet. L’identité individuelle conduit, à travers les trois figures que nous venons d’analyser, à l’affirmation d’une identité collective. La dernière figure, a contrario, est beaucoup plus inattendue. Chacun des romans présente en effet au moins un personnage entretenant une relation privilégiée à l’art. Nous avons choisi le terme générique de créateur afin d’englober les différents personnages mais nous allons répartir leur analyse en deux groupes : les artistes et les écrivains. Non que les écrivains ne soient pas des créateurs mais il nous paraît pertinent de dissocier les personnages exerçant l’art du discours de ceux auxquels est associé un autre art. 2.4.1 Les artistes Trois personnages appartiennent à cette catégorie. Il s’agit de Mahii dans La Tribu, de Jacques Lemieux dans Un dernier blues pour Octobre et enfin de Flora Fontanges dans Le Premier jardin. 291 Nous avons déjà montré l’importance du théâtre dans la construction de Flora Fontanges. Créatrice de sa propre histoire, elle devient démiurge de l’Histoire qu’elle met en scène à travers les rôles qu’elle occupe. Par le biais de la mise en abyme, Anne Hébert propose ainsi une réflexion conjointe sur l’Histoire et l’art, réflexion dont nous allons voir qu’elle occupe toutes les œuvres du corpus. Dans La Tribu, Barcelo associe l’art pictural au personnage de Mahii au moment où le narrateur entreprend dans une nouvelle strate temporelle de raconter « l’histoire cachée de Mahii »804. Ce faisant, le romancier propose, dans un discours auctorial, une réflexion sur la condition d’artiste : « Pourquoi, en plus, faire d’elle la plus grande artiste que la terre a jamais portée ? La réponse est fort simple : pour revaloriser les artistes, qu’on perçoit trop souvent comme des êtres petits et laids, très sensibles mais incapables de compter jusqu’à dix sans se tromper. […] Et rien ne saurait être plus loin de la vérité. »805 Non dénuée d’humour cette première réflexion est suivie, quelques pages plus loin, par celle attribuée à une couleuvre qui, personnifiée, apparaît à des moments-clés de l’œuvre, en l’occurrence lorsque les personnages, en proie, à la solitude, doivent prendre une décision. « - Si tu veux mon opinion, continua la couleuvre, l’art ne dépasse l’art que lorsqu’il est incarné dans la réalité de celui ou celle qui le crée. Quoique, par réalité, je n’entends pas nécessairement les choses que l’on voit immédiatement, mais plutôt celles que l’on est, que l’on rêve, que l’on devine en soi. »806 Par le truchement de l’animal, le romancier expose une réflexion généralisée sur l’art. Or, cette pensée fait écho à ce que propose Anne Hébert dans Le Premier jardin par le procédé de mise en abyme. Dans Un dernier blues pour Octobre, la représentation de l’art est moins évidente mais n’en est pas moins intéressante. Le personnage de Jacques est pour nous le représentant de ce type. D’une part il s’intéresse au cinéma et est évoqué dans le roman comme préparant un film 804 Barcelo, François, La Tribu, op.cit, p. 159. 805 Ibid, p.160. 806 Ibid, p.167. 294 « L’homme a la capacité de faire, avec le monde, une histoire particulière de ce que le monde a fait de lui comme héritier premier et plénipotentiaire de la création. Cette capacité de reprendre, voire de racheter, le monde et son passé dans un récit régénérateur dont il est le maître d’œuvre est l’une des expressions ultimes de la liberté dont dispose l’humain à l’égard des forces anonymes de la littérature et de l’histoire qui pèsent sur lui. »809 809 Létourneau, Jocelyn, Passer à l’avenir, Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, Boréal, 2000. 295 Conclusion Il est temps de mettre un terme à notre voyage temporel et spatial à travers les œuvres et l’Histoire québécoises. Nous y avons appris que le roman historique conjugue, avec bien plus de déclinaisons que ce qui en est habituellement retenu, les rapports entre littérature, Histoire et histoire. Loin de se cantonner à une production sériée, il s’épanouit dans des formes d’écriture de l’Histoire très variées, tant dans leurs esthétiques que dans leurs visions du monde. Le genre s’est pleinement épanoui au XIXème siècle, bénéficiant de l’essor simultané du genre romanesque et de la discipline historique, et s’est, de fait, révélé particulièrement codifié mais aussi apte à exprimer les bouleversements du siècle. Le roman historique du XXème siècle – du moins tel qu’il s’exprime au Québec – renouvelle la forme générique, permettant d’explorer les idéologies québécoises du XXème siècle. Loin de se cantonner aux impératifs génériques d’un siècle passé et d’un autre continent, ils renouvellent la forme, lui conférant, par la multiplicité des esthétiques mises en œuvre, toute sa richesse idéologique, symbolique et signifiante. Loin de vouloir uniquement représenter l’Histoire, ils s’attachent à faire d’elle le matériau et le thème de leurs discours fictionnels. Il ne s’agit pas pour eux de retranscrire avec quelques ornements le discours historique validé par leurs pairs mais bien de proposer une autre écriture de l’Histoire et d’en affirmer la validité, notamment dans la construction identitaire en question lors de cette décennie. La mise en abyme, procédé récurrent du corpus, associée notamment à la construction d’un Artiste archétypal confirme l’omniprésence d’un questionnement sur l’écriture mais aussi sur la place de l’artiste, donc de l’écrivain, dans une société qui oscille entre elle et l’Autre, entre passé et présent, sans pouvoir peut-être imaginer le futur. En cette décennie marquée dès son orée par le référendum et sa réponse impliquant l’arrêt des idées indépendantistes qui s’étaient progressivement épanouies dans les années soixante-dix, le Québec doit trouver les moyens de conjuguer ses aspirations, parfois contradictoires. Walter Moser explique que, pour lui, « il n’y a aucun doute que la littérature est un des véhicules privilégiés pour la symbolisation identitaire. Le véhicule littéraire se présente d’emblée sous le signe d’une grande complexité, car – pour n’évoquer que ces dimensions – il conjugue identité individuelle et identité collective, il peut représenter l’identité en voie de 296 constitution et de dissolution, et il permet à la fois l’affirmation et la critique d’identités »810. C’est effectivement ce que nous avons lu dans les œuvres. Les romanciers ne proposent pas une représentation univoque de l’identité québécoise. Si le questionnement identitaire nous paraît être présent dans chacune des œuvres, il n’en reste pas moins que chacun des auteurs en dessine certains aspects. A la polyphonie de chaque œuvre, nous avons ajouté la polyphonie collective, celle constituée par le corpus, et notre propre regard sur cette société, distante à la fois dans le temps et l’espace. Ce dialogue a permis – du moins nous l’espérons - d’obtenir une représentation, plus complexe peut-être, moins perceptible sans doute, mais non moins intéressante de la société québécoise en cette fin de siècle. Les auteurs, en affirmant la relativité du discours historique, provoquent la démythification de l’Histoire et, conjointement, réclament la primauté des histoires pour générer le discours mémoriel. Le passé n’est pas, n’est plus. Seuls les discours président à son existence, seule existe notre capacité, si profondément humaine, à raconter le passé, à le mettre en H(h)istoire, pour le placer en devenir. Pour ne pas se dissoudre dans le temps vertigineux de l’humanité, reste la parole qui contient et construit. Elle rassemble les fragments éparpillés. Littéraire, romanesque et symbolique, cette parole réécrit l’Histoire mais écrit plus certainement encore notre existence présente et à venir. Parce qu’elles sont transmissions, les écritures de l’Histoire s’élaborent chaque jour éternelles et différentes, humaines en tous points. 810 Moser, Walter, « L’anthropophage et le héros sans caractère », in Létourneau, Jocelyn (dir.), La Question identitaire au Canada francophone. Récits, parcours, enjeux et hors-lieu, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1994, p. 247. 299 • VARGAS, Fred, Sous les vents de Neptune, Paris, Viviane Hamy, coll. « Chemins nocturnes », 2004, 420 p. 3. Ouvrages et articles sur les romans et auteurs étudiés 3.1 François Barcelo • Lettres québécoises, n°26, été 1982, pp.34-36. • BARCELO, François, « Pourquoi écrire aujourd’hui ? » in Écrits du Canada français, n°55, 1985, pp.93-104. • GRÉGOIRE, Claude, « Je suis un écrivain, un point c’est tout », propos de François Barcelo, in Québec Français, n°78, été 1990, pp.63-64. • GRÉGOIRE, Claude, « Les détours de l’imagination », in Québec Français, n°78, été 1990, pp.65-66. • SAINT-HILAIRE, Mélanie, « Les cadavres d’un homme exquis », in L’Actualité, vol.24, n°13, 1er septembre 1999, pp.62-64. 3.2 Louis Caron • TARLAY, Véronique, Les Combats dans Les Fils de la liberté de Louis Caron, Mémoire de Maîtrise, Université Paris X-Nanterre, 1993, 115 p. Articles : • Lettres Québécoises, n°61, printemps 1991, pp.19-20. • CACCIA, Fulvio, « Louis Caron lance et conte », in L’Actualité, n°16, 15 octobre 1990, pp.106-110. • CARON, Louis, « L’Histoire qu’on romance », propos recueillis par Francine Bordeleau, in Nuit Blanche, n°50, décembre 1992, pp.58-60. • CARON, Louis, « Louis Caron, témoignage », in Liberté, n°147, juin 1983, pp.157-158. • CHASSAY, Jean-François, « Redondances », in Spirale, n°103, février 1991, p.22. • DORION, Gilles, « Pour une psychologie de l’Histoire », in Québec Français, n°80, hiver 1991, p.86. 300 • FALARDEAU, Erick, « La mise en fiction d’une histoire », in Québec Français, n°101, printemps 1996, pp.77-80. • GOSSELIN SCHICK, Constance, « Ecrire le corps québécois : Le Coup de poing de Louis Caron », in The French review, n°6, vol.67, 1994, pp.1024-1032. • HÉBERT, Pierre, « Histoires d’enlèvements », in Voix et images, 16, n°3, printemps 1991, pp.539-545. • MÉLANÇON, Robert, « Le Paradoxe du roman historique », in Liberté, n°147, juin 1983. • MARCOTTE, Gilles, « Le texte le plus terrifiant jamais écrit au Québec », in L’Actualité, n°4, volume 8, avril 1983, p.118. • MAINDRON, André, « Regards sur le fleuve : de Caron et de Poulin », in Etudes Canadiennes/Canadian Studies, n°50, vol.27, 2001, pp.189-198. 3.3 Anne Hébert • BISHOP, Neil B., Anne Hébert, son œuvre, leurs exils, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1995, 311 p. • PATERSON, Janet M, Anne Hébert, Architexture romanesque, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1985, 192 p. Articles : • ARESU, Bernard, « Québécois et postcolonial : à propos du Premier jardin d’Anne Hébert », in Antoine, Régis (dir.), Carrefour de culture : mélanges offerts à Jacqueline Leiner, Tübingen, Gunter Narr Verlag, coll. « Etudes littéraires françaises », n°55, 1993, pp.555-568. • FALARDEAU, Erick, « Fictionnalisation de l’histoire, Le Premier jardin d’Anne Hébert », in Voix et images, vol.22, n°3, printemps 1997, pp. 557-568. • FERRARO, Alessandra, « Le rôle de l’Histoire dans Le Premier jardin », in Ducrocq- Poirier, Madeleine et coll. (dir.), Anne Hébert, Parcours d’une œuvre, Actes du colloque 1996 de la Sorbonne, Montréal, L’Hexagone, 1997, pp. 369-381. • LINTVELT, Jaap, « La recherche historique et identitaire dans Le Premier jardin d’Anne Hébert », in Les nouveaux cahiers du CELAT, 1994, pp. 281-294. 301 • PESTRE DE ALMEIDA, Lilian, « Le Premier jardin, mémoire collective et mémoire individuelle dans le roman d’Anne Hébert, une fresque féminine du Québec », in Francofonia, printemps 1996, pp.17-51. • PICCIONE, Marie-Lyne, « Le Premier jardin d’Anne Hébert ou l’espace multiplié », in Béranger, Jean (dir.), Multilinguisme et multiculturalisme en Amérique du Nord : l’ici et l’ailleurs, Talence, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, coll. « Annales du Centre de recherches sur l’Amérique anglophone », n°16, pp.87-93. • SAINT-MARTIN, Lori, « Les premières mères, Le Premier jardin », in Voix et images, vol.20, n°3, printemps 1995, pp. 667-681. 3.4 Madeleine Ouellette-Michalska • GUILLEMETTE, Lucie, « L’inscription historique dans l’énoncé au féminin : la genèse de l’Amérique dans La maison Trestler », in Voix et images, publication de l’UQAM, volume 23, n°67, automne 1997, pp.52-64. • NEUVILLE, Laure, « Écrire pour vivre le temps à l’envers : Madeleine Ouellette- Michalska et Francine Noël », in Pascal, Gabrielle (dir.), Le Roman Québécois au féminin, (1980-1995), Montréal, Éd. Triptyque, 1995, pp.33-45. • OUELLETTE-MICHALSKA, Madeleine, « Ces mémoires nombreuses qui nous traversent », in Voix d’écrivains, entretiens, Gérard Gaudet, Montréal, Québec/Amérique, 1985, pp.39-49. • OUELLETTE-MICHALSKA, Madeleine, « L’écriture du désir », entretien avec Janet. M. Paterson, in Voix et images, publication de l’UQAM, vol.23, n°67, automne 1997, pp.11-24. • PATERSON, Janet M, « Préface », in Ouellette-Michalska, Madeleine, La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique, Bibliothèque québécoise, 1995, pp.7-14. • SOCKEN, Paul.G, « La quête d’identité : La maison Trestler de Madeleine Ouellette- Michalka », in Grise, Yolande & Major, Robert (dir.), Mélanges de la littérature canadienne-française et québécoise offerts à Réjean Robidoux, Cahiers du CRCCF, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1992, pp.324-336. 304 Article : • SCHAEFFER, Jean-Marie, « Genres littéraires », in Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopedia Universalis/Albin Michel, Paris, 1997, pp.339-343. 4.2 Littérature et paralittératures • BOYER, Alain-Michel, Les Paralittératures, Paris, Armand Colin, 2008, 128 p. • COUÉGNAS, Daniel, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1992, 208 p. • FONDANÈCHE, Daniel, Paralittératures, Paris, Vuibert, 2005, 736 p. 4.3 L’écriture de l’Histoire • ALLARD, Yvon, Le Roman historique, guide de lecture, Longueuil, Éditions du Préambule, 1987, 251 p. • BARBÉRIS, Pierre, Le Prince et le marchand, Idéologies, la littérature, l’histoire, Paris, Fayard, 1980, 434 p. • BARTHES, Roland, Essais critiques IV. Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, 418 p. • BERGOUNIOUX, Pierre, La Puissance du souvenir dans l’écriture, Nantes, Pleins Feux, 2000, 39 p. • BERNARD, Claudie, Le Passé recomposé, Le Roman historique français au XIXème siècle, Paris, Hachette, 1996, 320 p. • BOISSINOT, Alain, Littérature et Histoire, Paris, Lacoste, 1998, 174 p. • BOURDÉ, Guy & MARTIN, Hervé, Les Ecoles historiques, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », [1993], 1997, 416 p. • CANDAU, Joël, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, 232 p. • CERTEAU (de), Michel, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, Paris, Gallimard, [1987], coll. « Folio histoire », 2002, 310 p. • CERTEAU (de), Michel, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, [1975], coll. « Folio histoire », (3e éd.), 2002, 530 p. • CHIANTARETTO, Jean-François, (dir.), Écriture de soi, écriture de l’histoire, Paris, In Press éditions, 1997, 318 p. 305 • CICHOCKA, Marta, Entre la nouvelle histoire et le nouveau roman historique, Réinventions, relectures, écritures, Paris, L’Harmattan, 2007, 424 p. • DOSSE, François, L’Histoire, Paris, Armand Colin/HER, coll. « Cursus », [2000], 2010, 224 p. • FURET, François, L’Atelier de l’histoire, Paris, Flammarion, coll. « Champs », [1982], 1999, 312 p. • GENGEMBRE, Gérard, Le Roman historique, coll. « 50 questions », Paris, Klincksieck, 2006, 160 p. • LETOURNEAU, Jocelyn & Jewsiewicki, Bogumil (dir.), L’Histoire en partage, Usages et mises en discours du passé, Paris, L’Harmattan, 1996, 236 p. • LUKÁCS, Georges, Le roman historique, trad. R. Sailley, Paris, Payot, [1965], 2000, 410 p. • PEYRACHE-LEBORGNE, Dominique & COUÉGNAS, Daniel, Le Roman historique : récit et histoire, Nantes, Pleins feux, coll. « Horizons comparatistes ». 2000, 360 p. • PIQUÉ, Nicolas, L’Histoire, Paris, Flammarion, coll. « Corpus », 1998, 256 p. • RICŒUR, Paul, Mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2000, 736 p. • TASSEL, Alain & DÉRUELLE, Aude, Problèmes du roman historique, Paris, L’Harmattan, 2008, 422 p. Revues et articles : • BURGELIN, Claude, « Roman historique », in Dictionnaires des genres et notions littéraires, Paris, Encyclopaedia Universalis/Albin Michel, 1997, pp.662-663. • GUARD, Thomas, « Cicéron : l’orateur, l’histoire et l’identité romaine », Cahiers des études anciennes [En ligne], XLVI I 2009, mise en ligne le 13 mars 2010. URL : https://etudesanciennes.revue.org/180 (page consultée le 25 juin 2011). • RICŒUR, Paul, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », in Annales de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, vol.55, n°4, juillet-août 2000, pp.731- 747. • Nouvelle Revue Française, Numéro spécial sur le roman historique, octobre 1972, n°238. • Revue d’Histoire Littéraire de la France, mars-juin 1975, 75e année, n°2-3. • Caliban, Le Roman historique, Toulouse, Presses Université du Mirail, 1998, n°28. 306 5. Littérature québécoise • ALLARD, Jacques, Le Roman du Québec, Histoire, Perspectives, Lectures, Montréal, Québec/Amérique, [2000], 2006, 446 p. • BARDOLPH, Jacqueline, Études postcoloniales et littérature, Paris, Champion, 2000, 72 p. • BEAUDOIN, Réjean, Le Roman québécois, Montréal, Boréal, coll. « Boréal Express », 1991, 125 p. • CORZANI Jack, HOFFMANN Léon-françois et PICCIONE Marie-Lyne, Littératures francophones, II. Les Amériques, Paris, Belin, 1998, 319 p. • DESMEULES, Georges et LAHAIE, Christiane, Les Classiques québécois, Québec, L’Instant même, 1997, 110 p. • DUPRÉ, Louise & LINTVELT, Jaap & PATERSON, Janet M (dir.), Sexuation, espace, écriture. La littérature québécoise en transformation, Québec, Nota Bene, coll. « Littérature(s) », 2002, 492 p. • GASQUY-RESCH Yannick, CHEVRIER Jacques, JOUBERT Jean-Louis, Ecrivains francophones du XXème siècle, Paris, EDICEF/AUPELF, 2001. • HAREL, Simon, Braconnages identitaires. Un Québec palimpseste, Montréal, VLB Éditeur, 2006, 124 p. • LEMIRE, Maurice, Les Grands thèmes nationalistes du roman historique canadien- français, Québec, Presses de l’Université de Laval, 1970, 281 p. • LÉTOURNEAU, Jocelyn, Passer à l’avenir, Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, Boréal, 2000, 194 p. • LÉTOURNEAU, Jocelyn (dir.), La Question identitaire au Canada francophone. Récits, parcours, enjeux et hors-lieu, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1994, 292 p. • MAILHOT, Laurent, La Littérature québécoise, Montréal, Typo, 1997, 455 p. • MARCOTTE, Gilles, Écrire à Montréal, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 1997, 186 p. • NEPVEU, Pierre, L’Ecologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1988, 243 p. • PATERSON, Janet M., Moments postmodernes dans le roman québécois, Ottawa, Presses de l’université d’Ottawa, [1993], 1998, 142 p. 309 7. Dictionnaires, Encyclopédies • HAMEL, Réginald & HARE, John & WYCZYNSKI, Paul, Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Montréal, Fides, 1989, 1364 p. • LEMIRE, Maurice (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, , Montréal, Fides, 6 vol., 1978-1994. • Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris, Encyclopediae Universalis/Albin Michel, 1997, 924 p. • REY, Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaire Le Robert, [1992], 1998, 4304 p. • REY, Alain & REY-DEBOVE, Josette, Dictionnaire Le Petit Robert, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1988, 2174 p. 310  Annexes 311 ANNEXE 1 : Éléments biographiques  BARCELO François Né à Montréal le 4 décembre 1941, François Barcelo, après avoir obtenu une maîtrise en littérature française à l’université de Montréal, enseigne de 1963 à 1964, puis devient rédacteur publicitaire au service de nombreuses agences. En 1969, il est nommé vice-président de la Compagnie J.Walter Thompson, poste qu’il quittera un an plus tard pour devenir concepteur publicitaire à la pige. Outre les romans pour adultes et les livres pour la jeunesse qu'il a publiés depuis 1981, il est l'auteur de deux recueils de nouvelles. Avec Cadavres, il a été le premier Québécois publié dans la Série noire de Gallimard. En 1988, il a pris sa retraite des travaux de publicité et partage son temps entre l'écriture et les voyages, faisant son premier tour du monde en 1990. Jadis passionné de course à pied, il a également conçu et rédigé un recueil d'itinéraires de jogging dans Montréal. François Barcelo a reçu le deuxième prix du Concours de nouvelles de Radio-Canada pour Le Héros de Bougainville. Il a également remporté le Grand Prix littéraire de la Montérégie pour l'ensemble de son œuvre en 1999. Le Prix TD 2005 de littérature canadienne pour l’enfance et la jeunesse lui a été décerné pour son livre Le Nul et la chipie. En 2007, il est récompensé par le Prix du Gouverneur général, catégorie jeunesse, pour La fatigante et le fainéant. Il a été secrétaire-trésorier de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois et membre du conseil d'administration du Salon du livre de Montréal. Il est également lauréat du Prix littéraire des enseignants AQPF-ANEL 2011 (catégorie roman 9 à 12 ans) pour Le menteur et la rouspéteuse.811 CARON Louis Louis Caron est né à Sorel le 21 juillet 1942. Écrivain, il entre dans le journalisme dès l’âge de 18ans. Il franchit toutes les étapes de cette carrière avant de l’abandonner en 1976 pour se consacrer entièrement à la littérature. En 1979, le récit qu’il fait à la radio de Radio-Canada 811 Ile, http://www.litterature.org/recherche/ecrivains/barcelo-francois-49/date/#oeuvres (page consultée le 11 mai 2012). 314 Québec pour La Maison Tresler ou le 8ème jour d'Amérique en 1984. En 1993, elle a également été lauréate du Prix France-Québec pour son roman L'Été de l'île de Grâce, et du Prix Arthur- Buies pour l'ensemble de son œuvre. Enfin, elle a obtenu la Médaille d'or de la Renaissance française pour son rayonnement culturel en 1998. Elle est membre de l'Académie des lettres du Québec depuis 1985 et de la Société des Gens de Lettres de France.814 TURGEON Pierre (Québec, le 9 octobre 1947 - ) Romancier et essayiste, Pierre Turgeon obtient un baccalauréat au Collège Sainte-Marie en 1967. De 1968 à 1975, il est journaliste à Perspectives et critique littéraire à Radio-Canada. En 1969, il fonde L’Illetré en compagnie de Victor-Lévy Beaulieu, Jean-Marie Poupart, Jean-Claude Germain et Michel Beaulieu. De 1975 à 1978, il est président fondateur des éditions Quinze. Durant toute cette période, il écrit des scénarios notamment celui de La Crise d'octobre en 1975. Il devient directeur adjoint des Presses de l'Université de Montréal en 1978 et il est directeur général et éditeur des Éditions du groupe Sogidès, réunissant l'Homme, le Jour et Les Quinze, de 1979 à 1982. Il est journaliste et chroniqueur littéraire à L'Actualité en 1985, puis rédacteur en chef de la revue Liberté en 1987. À partir de 1988, il est scénariste et romancier à plein temps. Pierre Turgeon a reçu le premier prix du Concours des œuvres dramatiques de Radio- Canada en 1972 pour L'Interview, écrit en collaboration avec Jacques Godbout. Il a obtenu le prix du Gouverneur général du Canada pour La Première personne en 1980 et pour La Radissonie en 1992. Son essai historique, Les Bâtisseurs du siècle, a été récompensé par le prix Percy-Foy de la Société historique de Montréal. Il est membre de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois. 815 814 Stockman, Katia, Ile, http://www.litterature.org/recherche/ecrivains/ouellette-michalska-madeleine-357/, [en ligne] (page consultée le 11 mai 2012). 815 Stockman, Katia, Ile, http://www.litterature.org/recherche/ecrivains/turgeon-pierre-453/ [en ligne],(page consultée le 11 mai 2012). 315 ANNEXE 2 : Résumés des œuvres Barcelo, François, La Tribu (1981) Un jour, un moussaillon est abandonné sur les côtes du Nouveau Monde par l’équipage de son navire. Il est recueilli par une drôle de tribu, qui apprend la langue du réfugié parce qu’il est incapable d’apprendre la sienne. Il rencontre Grand-Nez, un vieillard de 25000 ans. Et Mahii, qui décide que son enfant sera celui de tous les hommes de la tribu. Et encore Magloire, convaincu qu’il volera comme un oiseau. Voilà manifestement une tribu pas comme les autres.816 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers (1989) Noël Robert est engagé (par erreur) pour co-écrire le scénario du film le plus ambitieux jamais produit au Canada. Le sujet : la bataille des plaines d’Abraham. Notre scénariste prend son rôle au sérieux mais il ne progresse guère parce qu’il doit travailler avec la célèbre romancière torontoise Alice Knoll, qui se désintéresse totalement du scénario (mais pas de son co-scénariste). Pourtant, avec ou sans scénario, le film se fera. Et un jeune homme troublé viendra gâcher la scène finale, en tirant de vraies balles sur les figurants anglais. C’est ainsi que les Français remporteront la victoire des plaines d’Abraham.817 Caron, Louis, Les Fils de la liberté (Le Canard de bois (1981), La Corne de brume (1982), Le Coup de poing (1990)) La trilogie met en scène une famille, les Bellerose, de 1837 à 1970. Dans le premier tome, le lecteur découvre le personnage de Hyacinthe Bellerose qui participera aux rébellions de 1837. Défricheur des Bois-Francs, il revient dans son village Port-Saint-François avec son fils adoptif, Tim, et sa femme Flavie Piché, décédée. De retour au village, il trouve tout d’abord refuge dans la maison paternelle puis il erre dans le village avant de trouver un emploi à l’auberge. Interviennent ensuite les rébellions qui conduiront à son arrestation puis à son exil australien. En écho à ce récit, Louis Caron propose celui de son descendant, Bruno Bellerose, jeune homme de 15 ans partir pour les chantiers et appelé à redescendre chez lui. La narration qui le concerne relate cette descente qui, telle un cheminement initiatique, va le préparer à 816 Barcelo, François, La Tribu, op.cit, résumé extrait de la 4ème de couverture. 817 Barcelo, François, Les Plaines à l’envers, op.cit, p. 1. 316 devenir un homme, responsable de la terre familiale. Dans La Corne de brume, nous retrouvons Tim dont le récit alterne avec celui de son père, exilé australien qui retrouvera le chemin des Amériques et fera fortune à San Francisco. Enfin, le 3ème tome, Le Coup de poing, met en scène Bruno Bellerose auprès de qui Jean-Michel, son neveu impliqué dans les actions du FLQ, va trouver refuge. Une figure féminine, Lucie Courchesne, les accompagne dans cette fuite. Hébert, Anne, Le Premier jardin (1988) Le Premier jardin met en scène Flora Fontanges, actrice de retour à Québec, la ville de son enfance, pour jouer Winnie dans Oh les beaux jours de Beckett. A l’occasion de ses déambulations dans sa ville natale, le personnage va se retrouver confrontée à son passé, dont elle aurait préféré pouvoir occulter certaines périodes. Mais ce sont aussi d’autres figures féminines, appartenant à l’Histoire, qui ressurgissent sous ses yeux ou, plus précisément, qu’elle convoque afin de s’inscrire – enfin – dans une Histoire. Ouellette-Michalska, Madeleine, La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique (1984) La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique met en scène une romancière, intriguée par une maison, la maison Trestler. En ayant rencontré les propriétaires, Eva et Benoît, elle obtient des informations sur la famille Trestler et s’intéresse plus particulièrement à l’une des filles, Catherine. Le récit relate ses tentatives d’écriture romanesque mettant en scène ce personnage du passé, dont le lecteur peut parfois se demander s’il ne devient pas son double. Turgeon, Pierre, Un dernier blues pour Octobre (1990) L’histoire d’Un dernier blues pour Octobre débute en juin 1968 et se termine à l’hiver de 1970. Sur deux années, Pierre Turgeon met en scène les différents acteurs de la crise d’Octobre 1970, que soit les membres du FLQ, les policiers ou les hommes politiques. Le lecteur plonge dans le Québec de la fin des années soixante en suivant plus particulièrement les questionnements et les doutes de Paul Doré et Jacques Lemieux qui deviendront les responsables des cellules Chénier et Libération.  319 ANNEXE 4 : Les Ames grises, Philippe Claudel Je ne sais pas trop par où commencer. C’est bien difficile. Il y a tout ce temps parti, que les mots ne reprendront jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de même que j’essaie de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le cœur. Les remords et les grandes questions. Il faut que j’ouvre au couteau le mystère comme un ventre, et que j’y plonge à pleines mains, même si rien ne changerait rien à rien. Si on me demandait par quel miracle je sais tous les faits que je vais raconter, je répondrais que je les sais, un point c’est tout. Je les sais parce qu’ils me sont familiers comme le soir qui tombe et le jour qui se lève. Parce que j’ai passé ma vie à vouloir les assembler et les recoudre, pour les faire parler, pour les entendre. C’était jadis un peu mon métier. Je vais faire défiler beaucoup d’ombres. L’une surtout sera au premier plan. Elle appartenait à un homme qui se nommait Pierre-Ange Destinat. Il fut procureur à V., pendant plus de trente ans, et il exerça son métier comme une horloge mécanique qui jamais ne s’émeut ni ne tombe en panne. Du grand art si l’on veut, et qui n’a pas besoin de musée pour se mettre en valeur. En 1917, au moment de l’Affaire, comme on l’appelée chez nous tout en soulignant la majuscule avec des soupirs et des mimiques, il avait plus de soixante ans et avait pris sa retraite une année plus tôt. C’était un homme grand et sec, qui ressemblait à un oiseau froid, majestueux et lointain. Il parlait peu. Il impressionnait beaucoup. Il avait des yeux clairs qui semblaient immobiles et des lèvres minces, pas de moustache, un haut front, des cheveux gris. V. est distant de chez nous d’une vingtaine de kilomètres. Une vingtaine de kilomètres en 1917, c’était un monde déjà, surtout en hiver, surtout avec cette guerre qui n’en finissait pas et qui nous amenait un grand fracas sur les routes, de camions et de charrettes à bras, et des fumées puantes ainsi que des coups de tonnerre par milliers car le front n’était pas loin, même si de là où nous étions, c’était pour nous comme un montre invisible, un pays caché. 320 ANNEXE 5 : Le Coup de Poing, Louis Caron Une lueur orangée. Bruno Bellerose regardait la flamme se tordre derrière le hublot de son poêle à mazout. C’était le 17 octobre 1970, peu après minuit. L’homme ne dormait pratiquement plus depuis cinq ans. Il vivait sur son lit sans se dévêtir ni s’enfouir sous les couvertures. Il somnolait parfois au milieu de ses livres, de ses cigarettes et de son cendrier. Le jour comme la nuit. Il refaisait toujours surface au moment où sa conscience allait s’éteindre. Il craignait ce qu’il trouverait au-delà. A cinquante ans, Bruno Bellerose n’attendait plus rien de ses semblables. Ceux-ci l’avaient piétiné. Blessé, il s’était réfugié au cœur d’une île couverte de saules où il ne voyait presque personne. Il s’employait à régler ses comptes avec Dieu. Pourquoi tant de beauté et de misère à la fois, la lâcheté des hommes et le souffle qui s’enfle parfois aux dimensions de l’univers ? Par moments, on sent qu’on pourrait enfin commencer à comprendre. Mais Dieu, jaloux de ses prérogatives, n’aura bientôt d’autres ressources que de couper court à la vie qui l’interroge. Bruno sursauta. La radio annonçait que le Front de libération du Québec avait liquidé un de ses otages. Le cadavre du ministre Pierre Laporte venait d’être retrouvé dans le coffre d’une voiture, à l’aéroport de Saint-Hubert. Presque en même temps, des coups se firent entendre à la porte. Bruno était assis sur son lit, une couverture brune sur les genoux. Il tendit la main vers la table de chevet pour baisser le volume de la radio. Il se leva. Un roman policier écorné, posé en travers du lit, tomba par terre. Bruno s’avança vers la porte. - Qui c’est ? - Jean-Michel. Un pan de son passé déboula sur Bruno. Il n’avait pas revu ceux de sa famille depuis cinq ans. Ce neveu encore moins que les autres. Il ouvrit. C’était une espèce de loup-garou, barbe de prophète, jeans évasés en pattes d’éléphant élimé aux genoux et surtout un poncho à franges, vaste comme une tente de cirque, aussi bigarré que les ornements des prêtres. Un tourbillon de laine et de cheveux. Le sac à dos que Jean-Michel tentait par la bretelle le suivait comme un chien docile. - Entre. Jean-Michel était déjà au milieu de la pièce. Il jetait des regards inquiets. Bruno lui tourna autour pour regagner son lit, car il n’y avait qu’un siège dans cette pièce exiguë. L’oncle et le 321 neveu se frôlèrent. L’odeur d’un temps oublié. Jean-Michel resta debout. Pour lui, ce n’était pas l’heure de s’asseoir. - Qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci ? demanda Bruno. Tout en parlant, il remonta sur son lit haut, les jambes pendantes, les mains posées à plat sur la couverture brune de chaque côté de ses cuisses. Sa chevelure abondante se couvrait de gris aux tempes. Une moustache orgueilleuse à la Brassens. - Je cherche une place pour la nuit, dit simplement Jean-Michel. Voici un neveu que vous connaissez à peine et que vous n’avez pas revu depuis fort longtemps. Il débarque en pleine nuit, il emplit votre chambre avec ses geste et il vous demande froidement de l’héberger. Bruno observa son neveu.Il croyait avoir deviné ce qui poussait l’autre. - Pas le ministre ? - Non, mais d’autres choses du même genre. Ce n’était plus son passé, c’était toute la mémoire de l’histoire qui dégringolait sur la tête de Bruno. Encore un Bellerose, toujours un Bellerose à rôder sur les routes quand les autres dormaient, un Bellerose comme une bête sauvage en ce pays d’octobre. 324 1976 : Élection de René Lévesque. Jeux Olympiques de Montréal. 1977 : Adoption de la Charte de la langue française. 1978 : Création de la Régie de l’assurance automobile. LES ENJEUX DE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE DEPUIS 1980 1980 : Référendum sur la souveraineté. 1982 : Rapatriement de la Constitution canadienne. 1985 : Adoption d’une résolution reconnaissant dix nations autochtones. 1987 : Accord du Lac Meech. 1988 : Accord de libre-échange nord-américain (canado-américain). 1990 : Crise d’Oka. 1992 : Accord de Chalottetown. 1993 : ALENA. 1994 : Jacques Parizeau est élu premier ministre du Québec. 1995 : Deuxième référendum sur la souveraineté du Québec. 1996 : Lucien Bouchard est élu premier ministre du Québec. 1997 : Signature du protocole de Kyoto. 1999 : Fondation du Nunavut. 2002 : Paix des Braves. 325 ANNEXE 7 : Arbre généalogique de la famille Bellerose819 819 Tarlay, Véronique, Les Combats dans Les Fils de la liberté de Louis Caron, Mémoire de maîtrise, Université Paris X-Nanterre, 1993, p.107. 326 ANNEXE 8 : Tableaux récapitulatifs des personnages principaux Oeuvres Le Révolté L’Adopté L’Autre L’Artiste La Tribu, François Barcelo Grand-Nez Jean-François Les Zanglais/ le pilote Mahii/ Ksôar Le Premier Jardin, Anne Hébert Flora Flora Flora Flora La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique, Madeleine Ouellette- Michalska Catherine Le père/ La mère La narratrice Les Plaines à l’envers, François Barcelo France Alice Knoll Noël Robert Gaston McAndrew et A. Anastaste Les Fils de la liberté, Louis Caron Hyacinthe/ Tim/ Bruno/ Jean- Michel Tim Smith Hyacinthe Un dernier blues pour Octobre, Pierre Turgeon Paul Doré Jacques Lemieux Le politique Jacques Œuvres Personnages principaux La Tribu, François Barcelo Grand-Nez ; Jean-François ; Ksoâr ; Mahii ; Notregloire Le Premier Jardin, Anne Hébert Flora Fontanges ; Maude, sa fille ; Raphaël La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique, Madeleine Ouellette-Michalska Catherine ; JJ Trestler ; la narratrice Les Plaines à l’envers, François Barcelo Noël Robert ; Alice Knoll ; Gaston McAndrew; Alexandre Anastase Les Fils de la liberté, Louis Caron Hyacinthe Bellerose ; Tim Bellerose ; Bruno Bellorose ; Jean-Michel Bellerose Un dernier blues pour Octobre, Pierre Turgeon Paul Doré, Jacques Lemieux 329 TROISIEME PARTIE POETIQUES QUEBECOISES CHAPITRE 1 : ÉCRIRE L’HISTOIRE, ECRIRE LE TEMPS ............................................................................................... 186 1. Pierre Turgeon, Un dernier blues pour Octobre : chroniques d’une révolution ............. 187 1.1 Une chronique romanesque .................................................................................................................... 187 1.2 Octobre 1970 : une crise du politique revue et corrigée par Pierre Turgeon ........................................... 190 1.3 Quand le discours réécrit l’Histoire ........................................................................................................ 192 2. Louis Caron, Les Fils de la liberté : une trilogie cyclique .............................................. 194 2.1 Les Fils de la liberté ou l’entrecroisement des récits .............................................................................. 194 2.2 Un fil conducteur: le motif du bois ........................................................................................................ 199 2.3 Analepses et prises en charge du discours .............................................................................................. 202 2.4 Les Fils de la liberté, une trilogie révolutionnaire ? .............................................................................. 204 3. François Barcelo, Les Plaines à l’envers ou le journal d’une défaite ............................. 209 4. Madeleine Ouellette-Michalska et Anne Hébert, La Maison Trestler ou le 8ème jour d’Amérique et Le Premier jardin : les enjeux de l’écriture au féminin ................................................. 219 4.1 Le rapport au passé : quête du temps perdu et remise en question de l’Histoire .................................... 219 4.2 Les réécritures de l’Histoire .................................................................................................................... 222 5. François Barcelo, La Tribu : un conte intemporel suscitant le doute ............................ 225 5.1 La Tribu : une histoire totale .................................................................................................................. 225 5.2 L’écriture de l’Histoire ........................................................................................................................... 228 CHAPITRE 2 : QUAND ECRIRE LE TEMPS, C’EST ECRIRE LE LIEU ............................................................................... 230 1. L’espace originel: la maison Trestler .............................................................................. 231 2. La ville de Québec dans Le Premier jardin et Les Plaines à l’envers ............................. 234 2.1 Une ville, deux chemins, deux représentations ....................................................................................... 235 2.2. Québec dans Le Premier Jardin et Les Plaines à l’envers : espace conquis ou à conquérir ? ............... 242 3. Montréal dans Un dernier blues pour Octobre ............................................................... 249 3.1 Montréal, l’inaccessible .......................................................................................................................... 250 3.2 Montréal, l’insaisissable ......................................................................................................................... 251 3.3 Montréal, l’invisible ............................................................................................................................... 254 4. Errances québécoises et limitrophes dans Les Fils de la liberté et La Tribu .................. 257 4.1 Les Fils de la liberté ............................................................................................................................... 257 4.2 La Tribu .................................................................................................................................................. 265 CHAPITRE 3 : CRISTALLISATION AUTOUR DU PERSONNAGE ..................................................................................... 273 1. Héroïsme et marginalité .................................................................................................. 274 1.1 Les personnage québécois, des héros marginaux ? ................................................................................. 275 1.2 Hyacinthe Bellerose, une figure archétypale ? ........................................................................................ 276 2. Des figures québécoises ................................................................................................... 279 2.1 Le Révolté .............................................................................................................................................. 279 2.2 L’Autre ................................................................................................................................................... 281 2.3 L’Adopté ................................................................................................................................................ 287 2.4 Le Créateur ............................................................................................................................................. 290 330 CONCLUSION ....................................................................................................................................... 295 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................. 297 ANNEXES ............................................................................................................................................... 310 ANNEXE 1 : Éléments biographiques ..................................................................................... 311 ANNEXE 2 : Résumés des œuvres ........................................................................................... 315 ANNEXE 3 : Bel-Ami, Maupassant ......................................................................................... 317 ANNEXE 4 : Les Ames grises, Philippe Claudel ..................................................................... 319 ANNEXE 5 : Le Coup de Poing, Louis Caron ......................................................................... 320 ANNEXE 6 : Chronologie de l’histoire du Québec et du Canada ........................................... 322 ANNEXE 7 : Arbre généalogique de la famille Bellerose ....................................................... 325 ANNEXE 8 : Tableaux récapitulatifs des personnages principaux ......................................... 326 TABLE DES MATIERES ..................................................................................................................... 327
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