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LES FAUSSES CONFIDENCES, COMÉDIE, Slides de Principes de conception du théâtre

L'amour et moi nous ferons le reste. SCÈNE III. Monsieur Remy, Dorante. MONSIEUR REMY. Bonjour, mon neveu ; ...

Typologie: Slides

2021/2022

Téléchargé le 08/06/2022

Alexandre_Rouen
Alexandre_Rouen 🇫🇷

4.4

(55)

93 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge LES FAUSSES CONFIDENCES, COMÉDIE et plus Slides au format PDF de Principes de conception du théâtre sur Docsity uniquement! DORANTE. Me préserve le ciel d'oser concevoir la plus légère espérance ! Être aimé, moi ! Non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence ; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. ARAMINTE. Je n'imagine point de femme qui mérite d'inspirer une passion si étonnante : je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison ? DORANTE. Dispensez-moi de la louer, Madame : je m'égarerais en la peignant. On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu'elle ! Et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente. ARAMINTE, baisse les yeux et continue. Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez ? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous ? DORANTE. Le plaisir de la voir quelquefois, et d'être avec elle, est tout ce que je me propose. ARAMINTE. Avec elle ! Oubliez-vous que vous êtes ici ? DORANTE. Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. ARAMINTE. Son portrait ! Est-ce que vous l'avez fait faire ? DORANTE. Non, Madame ; mais j'ai, par amusement, appris à peindre, et je l'ai peinte moi-même. Je me serais privé de son portrait, si je n'avais pu l'avoir que par le secours d'un autre. ARAMINTE, à part. Il faut le pousser à bout. Haut. Montrez-moi ce portrait. - 65 - DORANTE. Daignez m'en dispenser, Madame ; quoique mon amour soit sans espérance, je n'en dois pas moins un secret inviolable à l'objet aimé. ARAMINTE. Il m'en est tombé un par hasard entre les mains : on l'a trouvé ici. Montrant la boîte. Voyez si ce ne serait point celui dont il s'agit. DORANTE. Cela ne se peut pas. ARAMINTE, ouvrant la boîte. Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire : examinez. DORANTE. Ah ! Madame, songez que j'aurais perdu mille fois la vie, avant d'avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier ?... Il se jette à ses genoux. ARAMINTE. Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en, je vous le pardonne. MARTON paraît et s'enfuit. Ah ! Dorante se lève vite. ARAMINTE. Ah ciel ! C'est Marton ! Elle vous a vu. DORANTE, feignant d'être déconcerté. Non, Madame, non : je ne crois pas. Elle n'est point entrée. ARAMINTE. Elle vous a vu, vous dis-je : laissez-moi, allez-vous-en : vous m'êtes insupportable. Rendez-moi ma lettre. Quand il est parti. Voilà pourtant ce que c'est que de l'avoir gardé ! - 66 - SCÈNE XVI. Araminte, Dubois. DUBOIS. Dorante s'est-il déclaré, Madame ? Et est-il nécessaire que je lui parle ? ARAMINTE. Non, il ne m'a rien dit. Je n'ai rien vu d'approchant à ce que tu m'as conté ; et qu'il n'en soit plus question : ne t'en mêle plus. Elle sort. DUBOIS. Voici l'affaire dans sa crise. SCÈNE XVII. Dubois, Dorante. DORANTE. Ah ! Dubois. DUBOIS. Retirez-vous. DORANTE. Je ne sais qu'augurer de la conversation que je viens d'avoir avec elle. DUBOIS. À quoi songez-vous ? Elle n'est qu'à deux pas : voulez-vous tout perdre ? DORANTE. Il faut que tu m'éclaircisses... DUBOIS. Allez dans le jardin. DORANTE. D'un doute... - 67 - DUBOIS. Oh ! Oui : point de quartier. Il faut l'achever, pendant qu'elle est étourdie. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit ? Ah ! Je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. DORANTE. Que j'ai souffert dans ce dernier entretien ! Puisque tu savais qu'elle voulait me faire déclarer, que ne m'en avertissais-tu par quelques signes ? DUBOIS. Cela aurait été joli, ma foi ! Elle ne s'en serait point aperçue, n'est-ce pas ? Et d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l'effet qu'elle a produit ? Monsieur a souffert ! Parbleu ! Il me semble que cette aventure-ci mérite un peu d'inquiétude. DORANTE. Sais-tu bien ce qui arrivera ? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me renverra tout d'un coup. DUBOIS. Je lui en défie. Il est trop tard. L'heure du courage est passée. Il faut qu'elle nous épouse. DORANTE. Prends-y garde : tu vois que sa mère la fatigue. DUBOIS. Je serais bien fâché qu'elle la laissât en repos. DORANTE. Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris à ses genoux. DUBOIS. Ah ! Vraiment, des confusions ! Elle n'y est pas. Elle va en essuyer bien d'autres ! C'est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois. - 70 - DORANTE. Araminte pourtant m'a dit que je lui étais insupportable. DUBOIS. Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme qu'il faut qu'elle aime en dépit d'elle ? Cela est-il agréable ? Vous vous emparez de son bien, de son coeur ; et cette femme ne criera pas ! Allez vite, plus de raisonnements : laissez-vous conduire. DORANTE. Songe que je l'aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères. DUBOIS. Ah ! Oui, je sais bien que vous l'aimez : c'est à cause de cela que je ne vous écoute pas. Êtes-vous en état de juger de rien ? Allons, allons, vous vous moquez ; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tâcher d'amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin. Dorante sort. SCÈNE II. Dubois, Marton. MARTON, d'un air triste. Je te cherchais. DUBOIS. Qu'y a-t-il pour votre service, Mademoiselle ? MARTON. Tu me l'avais bien dit, Dubois. DUBOIS. Quoi donc ? Je ne me souviens plus de ce que c'est. MARTON. Que cet intendant osait lever les yeux sur Madame. - 71 - DUBOIS. Ah ! Oui ; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh ! Jamais je ne l'ai oublié. Cette oeillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chose dedans qui n'était pas dans l'ordre. MARTON. Oh ça, Dubois, il s'agit de faire sortir cet homme-ci. DUBOIS. Pardi ! Tant qu'on voudra ; je ne m'y épargne pas. J'ai déjà dit à Madame qu'on m'avait assuré qu'il n'entendait pas les affaires. MARTON. Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui ? C'est de la part de Madame Argante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n'aies pas tout dit à Madame, ou qu'elle ne cache ce que c'est. Ne nous déguise rien, tu n'en seras pas fâché. DUBOIS. Ma foi ! Je ne sais que son insuffisance, dont j'ai instruit Madame. MARTON. Ne dissimule point. DUBOIS. Moi ! Un dissimulé ! Moi ! Garder un secret ! Vous avez bien trouvé votre homme ! En fait de discrétion, je mériterais d'être femme. Je vous demande pardon de la comparaison : mais c'est pour vous mettre l'esprit en repos. MARTON. Il est certain qu'il aime Madame. DUBOIS. Il n'en faut point douter : je lui en ai même dit ma pensée à elle. MARTON. Et qu'a-t-elle répondu ? - 72 - MARTON. Elle sera rendue exactement. ARLEQUIN. Oui, je vous recommande l'exactitude à cause de Monsieur Dorante, qui mérite toutes sortes de fidélités. MARTON, à part. L'indigne ! ARLEQUIN, s'en allant. Je suis votre serviteur éternel. MARTON. Adieu. ARLEQUIN, revenant. Si vous le rencontrez, ne lui dites point qu'un autre galope à ma place. SCÈNE IV. Madame Argante, Le Comte, Marton. MARTON, un moment seule. Ne disons mot que je n'aie vu ce que ceci contient. MADAME ARGANTE. Eh bien, Marton, qu'avez-vous appris de Dubois ? MARTON. Rien que ce que vous saviez déjà, Madame, et ce n'est pas assez. MADAME ARGANTE. Dubois est un coquin qui nous trompe. LE COMTE. Il est vrai que sa menace signifiait quelque chose de plus. MADAME ARGANTE. Quoi qu'il en soit, j'attends Monsieur Remy que j'ai envoyé chercher ; et s'il ne nous défait pas de cet homme-là, ma fille saura qu'il ose l'aimer, je l'ai résolu. Nous en avons les présomptions les plus fortes ; et ne fût-ce que par bienséance, il faudra bien qu'elle le chasse. - 75 - D'un autre côté, j'ai fait venir l'intendant que Monsieur le Comte lui proposait. Il est ici, et je le lui présenterai sur-le-champ. MARTON. Je doute que vous réussissiez si nous n'apprenons rien de nouveau : mais je tiens peut-être son congé, moi qui vous parle... Voici Monsieur Remy : je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, et je vais m'éclaircir. Elle veut sortir. SCÈNE V. Monsieur Remy, Madame Argante, Le Comte, Marton. MONSIEUR REMY, à Marton qui se retire. Bonjour, ma nièce, puisque enfin il faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu'on me veut ici ? MARTON, brusquement. Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs : je n'aime point les mauvais plaisants. Elle sort. MONSIEUR REMY. Voilà une petite fille bien incivile. À Madame Argante. On m'a dit de votre part de venir ici, Madame : de quoi est-il donc question ? MADAME ARGANTE, d'un ton revêche. Ah ! C'est donc vous, Monsieur le Procureur ? MONSIEUR REMY. Oui, Madame, je vous garantis que c'est moi-même. MADAME ARGANTE. Et de quoi vous êtes-vous avisé, je vous prie, de nous embarrasser d'un intendant de votre façon ? MONSIEUR REMY. Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire ? - 76 - MADAME ARGANTE. C'est que nous nous serions bien passés du présent que vous nous avez fait. MONSIEUR REMY. Ma foi ! Madame, s'il n'est pas à votre goût, vous êtes bien difficile. MADAME ARGANTE. C'est votre neveu, dit-on ? MONSIEUR REMY. Oui, Madame. MADAME ARGANTE. Eh bien ! Tout votre neveu qu'il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer. MONSIEUR REMY. Ce n'est pas à vous que je l'ai donné. MADAME ARGANTE. Non ; mais c'est à nous qu'il déplaît, à moi et à Monsieur le Comte que voilà, et qui doit épouser ma fille. MONSIEUR REMY, élevant la voix. Celui-ci est nouveau ! Mais, Madame, dès qu'il n'est pas à vous, il me semble qu'il n'est pas essentiel qu'il vous plaise. On n'a pas mis dans le marché qu'il vous plairait, personne n'a songé à cela ; et, pourvu qu'il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pour qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela signifie ? MADAME ARGANTE. Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy. MONSIEUR REMY. Ma foi ! Vos compliments ne sont pas propres à l'adoucir, Madame Argante. LE COMTE. Doucement, Monsieur le Procureur, doucement : il me paraît que vous avez tort. - 77 - LES FAUSSES CONFIDENCES COMÉDIE Représentée par les Comédiens Italiens ordinaires du Roi. Le prix est de trente sols. MARIVAUX, Pierre de (1688-1763) 1738 - 1 - Texte établi par par Paul FIEVRE mai 2010, relu Décembre 2020. Publié par Ernest, Gwénola et Paul Fièvre pour Théâtre-Classique.fr, Décembre 2020. Pour une utilisation personnelle ou pédagogique uniquement. Contactez l'auteur pour une utilisation commerciale des oeuvres sous droits. - 2 - ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. Dorante, Arlequin. ARLEQUIN, introduisant Dorante. Ayez la bonté, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle ; Mademoiselle Marton est chez Madame et ne tardera pas à descendre. DORANTE. Je vous suis obligé. ARLEQUIN. Si vous voulez, je vous tiendrai compagnie, de peur que l'ennui ne vous prenne ; nous discourrons en attendant. DORANTE. Je vous remercie ; ce n'est pas la peine, ne vous détournez point. ARLEQUIN. Voyez, Monsieur, n'en faites pas de façon : nous avons ordre de Madame d'être honnête, et vous êtes témoin que je le suis. DORANTE. Non, vous dis-je, je serai bien aise d'être un moment seul. ARLEQUIN. Excusez, Monsieur, et restez à votre fantaisie. - 5 - SCÈNE II. Dorante, Dubois, entrant avec un air de mystère. DORANTE. Ah ! Te voilà ? DUBOIS. Oui, je vous guettais. DORANTE. J'ai cru que je ne pourrais me débarrasser d'un domestique qui m'a introduit ici et qui voulait absolument me désennuyer en restant. Dis-moi, Monsieur Remy n'est donc pas encore venu ? DUBOIS. Non : mais voici l'heure à peu près qu'il vous a dit qu'il arriverait. Il cherche et regarde. N'y a-t-il là personne qui nous voie ensemble ? Il est essentiel que les domestiques ici ne sachent pas que je vous connaisse. DORANTE. Je ne vois personne. DUBOIS. Vous n'avez rien dit de notre projet à Monsieur Remy, votre parent ? DORANTE. Pas le moindre mot. Il me présente de la meilleure foi du monde, en qualité d'intendant, à cette dame-ci dont je lui ai parlé, et dont il se trouve le procureur ; il ne sait point du tout que c'est toi qui m'as adressé à lui : il la prévint hier ; il m'a dit que je me rendisse ce matin ici, qu'il me présenterait à elle, qu'il y serait avant moi, ou que s'il n'y était pas encore, je demandasse une Mademoiselle Marton. Voilà tout, et je n'aurais garde de lui confier notre projet, non plus qu'à personne, il me paraît extravagant, à moi qui m'y prête. Je n'en suis pourtant pas moins sensible à ta bonne volonté, Dubois ; tu m'as servi, je n'ai pu te garder, je n'ai pu même te bien récompenser de ton zèle ; malgré cela, il t'est venu dans l'esprit de faire ma fortune ! En vérité, il n'est point de reconnaissance que je ne te doive. - 6 - DUBOIS. Laissons cela, Monsieur ; tenez, en un mot, je suis content de vous ; vous m'avez toujours plu ; vous êtes un excellent homme, un homme que j'aime ; et si j'avais bien de l'argent, il serait encore à votre service. DORANTE. Quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ; mais je n'attends rien de notre entreprise, que la honte d'être renvoyé demain. DUBOIS. Eh bien, vous vous en retournerez. DORANTE. Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien ? DUBOIS. Point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou ! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame. DORANTE. Quelle chimère ! DUBOIS. Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise. DORANTE. Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois. DUBOIS. Ah ! Vous en avez bien soixante pour le moins. DORANTE. Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable ? - 7 - SCÈNE IV. Monsieur Remy, Marton, Dorante. MARTON. Je suis fâchée, Monsieur, de vous avoir fait attendre ; mais j'avais affaire chez Madame. MONSIEUR REMY. Il n'y a pas grand mal, Mademoiselle, j'arrive. Que pensez-vous de ce grand garçon-là ? Montrant Dorante. MARTON, riant. Eh ! Par quelle raison, Monsieur Remy, faut-il que je vous le dise ? MONSIEUR REMY. C'est qu'il est mon neveu. MARTON. Eh bien ! Ce neveu-là est bon à montrer ; il ne dépare point la famille. MONSIEUR REMY. Tout de bon ? C'est de lui dont j'ai parlé à Madame pour intendant, et je suis charmé qu'il vous revienne : il vous a déjà vue plus d'une fois chez moi quand vous y êtes venue ; vous en souvenez-vous ? MARTON. Non, je n'en ai point d'idée. MONSIEUR REMY. On ne prend pas garde à tout. Savez-vous ce qu'il me dit la première fois qu'il vous vit ? Quelle est cette jolie fille-là ? Marton sourit. Approchez, mon neveu. Mademoiselle, votre père et le sien s'aimaient beaucoup ; pourquoi les enfants ne s'aimeraient-ils pas ? En voilà un qui ne demande pas mieux ; c'est un coeur qui se présente bien. DORANTE, embarrassé. Il n'y a rien là de difficile à croire. - 10 - MONSIEUR REMY. Voyez comme il vous regarde ; vous ne feriez pas là une si mauvaise emplette. MARTON. J'en suis persuadée ; Monsieur prévient en sa faveur, et il faudra voir. MONSIEUR REMY. Bon, bon ! Il faudra ! Je ne m'en irai point que cela ne soit vu. MARTON, riant. Je craindrais d'aller trop vite. DORANTE. Vous importunez Mademoiselle, Monsieur. MARTON, riant. Je n'ai pourtant pas l'air si indocile. MONSIEUR REMY, joyeux. Ah ! Je suis content, vous voilà d'accord. Oh ! Il leur prend les mains à tous deux. ça, mes enfants, je vous fiance, en attendant mieux. Je ne saurais rester ; je reviendrai tantôt. Je vous laisse le soin de présenter votre futur à Madame. Adieu, ma nièce. Il sort. MARTON, riant. Adieu donc, mon oncle. - 11 - SCÈNE V. Marton, Dorante. MARTON. En vérité, tout ceci a l'air d'un songe. Comme Monsieur Remy expédie ! Votre amour me paraît bien prompt, sera-t-il aussi durable ? DORANTE. Autant l'un que l'autre, Mademoiselle. MARTON. Il s'est trop hâté de partir. J'entends Madame qui vient, et comme, grâce aux arrangements de Monsieur Remy, vos intérêts sont presque les miens, ayez la bonté d'aller un moment sur la terrasse, afin que je la prévienne. DORANTE. Volontiers, Mademoiselle. MARTON, en le voyant sortir. J'admire ce penchant dont on se prend tout d'un coup l'un pour l'autre. SCÈNE VI. Araminte, Marton. ARAMINTE. Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? Est-ce à vous à qui il en veut ? MARTON. Non, Madame, c'est à vous-même. ARAMINTE, d'un air assez vif. Eh bien, qu'on le fasse venir ; pourquoi s'en va-t-il ? MARTON. C'est qu'il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C'est le neveu de Monsieur Remy, celui qu'il vous a proposé pour homme d'affaires. - 12 - MARTON. Voilà Madame : je la reconnais. ARAMINTE. Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d'honnêtes gens sans fortune, tandis qu'une infinité de gens de rien et sans mérite en ont une éclatante. C'est une chose qui me blesse, surtout dans les personnes de son âge ; car vous n'avez que trente ans tout au plus ? DORANTE. Pas tout à fait encore, Madame. ARAMINTE. Ce qu'il y a de consolant pour vous, c'est que vous avez le temps de devenir heureux. DORANTE. Je commence à l'être aujourd'hui, Madame. ARAMINTE. On vous montrera l'appartement que je vous destine ; s'il ne vous convient pas, il y en a d'autres, et vous choisirez. Il faut aussi quelqu'un qui vous serve et c'est à quoi je vais pourvoir. Qui lui donnerons-nous, Marton ? MARTON. Il n'y a qu'à prendre Arlequin, Madame. Je le vois à l'entrée de la salle et je vais l'appeler. Arlequin, parlez à Madame. - 15 - SCÈNE VIII. Araminte, Dorante, Marton, Arlequin, un domestique. ARLEQUIN. Me voilà, Madame. ARAMINTE. Arlequin, vous êtes à présent à Monsieur ; vous le servirez ; je vous donne à lui. ARLEQUIN. Comment, Madame, vous me donnez à lui ! Est-ce que je ne serai plus à moi ? Ma personne ne m'appartiendra donc plus ? MARTON. Quel benêt ! ARAMINTE. J'entends qu'au lieu de me servir, ce sera lui que tu serviras. ARLEQUIN, comme pleurant. Je ne sais pas pourquoi Madame me donne mon congé : je n'ai pas mérité ce traitement ; je l'ai toujours servie à faire plaisir. ARAMINTE. Je ne te donne point ton congé, je te payerai pour être à Monsieur. ARLEQUIN. Je représente à Madame que cela ne serait pas juste : je ne donnerai pas ma peine d'un côté, pendant que l'argent me viendra d'un autre. Il faut que vous ayez mon service, puisque j'aurai vos gages ; autrement je friponnerais, Madame. ARAMINTE. Je désespère de lui faire entendre raison. MARTON. Tu es bien sot ! Quand je t'envoie quelque part ou que je te dis : fais telle ou telle chose, n'obéis-tu pas ? - 16 - ARLEQUIN. Toujours. MARTON. Eh bien ! Ce sera Monsieur qui te le dira comme moi, et ce sera à la place de Madame et par son ordre. ARLEQUIN. Ah ! C'est une autre affaire. C'est Madame qui donnera ordre à Monsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement de Madame. MARTON. Voilà ce que c'est. ARLEQUIN. Vous voyez bien que cela méritait explication. UN DOMESTIQUE. Voici votre marchande qui vous apporte des étoffes, Madame. ARAMINTE. Je vais les voir et je reviendrai. Monsieur, j'ai à vous parler d'une affaire ; ne vous éloignez pas. SCÈNE IX. Dorante, Marton, Arlequin. ARLEQUIN. Oh ça, Monsieur, nous sommes donc l'un à l'autre, et vous avez le pas sur moi ? Je serai le valet qui sert, et vous le valet qui serez servi par ordre. MARTON. Ce faquin avec ses comparaisons ! Va-t'en. ARLEQUIN. Un moment, avec votre permission. Monsieur, ne payerez-vous rien ? Vous a-t-on donné ordre d'être servi gratis ? Dorante rit. - 17 - DORANTE. Peut-on savoir ces intentions, Madame ? MADAME ARGANTE. Connaissez-vous Monsieur le Comte Dorimont ? C'est un homme d'un beau nom ; ma fille et lui allaient avoir un procès ensemble au sujet d'une terre considérable, il ne s'agissait pas moins que de savoir à qui elle resterait, et on a songé à les marier, pour empêcher qu'ils ne plaident. Ma fille est veuve d'un homme qui était fort considéré dans le monde, et qui l'a laissée fort riche. Mais Madame la Comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d'une si grande distinction, qu'il me tarde de voir ce mariage conclu ; et, je l'avoue, je serai charmée moi-même d'être la mère de Madame la Comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-être ; car Monsieur le Comte Dorimont est en passe d'aller à tout. DORANTE. Les paroles sont-elles données de part et d'autre ? MADAME ARGANTE. Pas tout à fait encore, mais à peu près ; ma fille n'en est pas éloignée. Elle souhaiterait seulement, dit-elle, d'être bien instruite de l'état de l'affaire et savoir si elle n'a pas meilleur droit que Monsieur le Comte, afin que, si elle l'épouse, il lui en ait plus d'obligation. Mais j'ai quelquefois peur que ce ne soit une défaite. Ma fille n'a qu'un défaut ; c'est que je ne lui trouve pas assez d'élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez ; elle ne sent pas le désagrément qu'il y a de n'être qu'une bourgeoise. Elle s'endort dans cet état, malgré le bien qu'elle a. DORANTE, doucement. Peut-être n'en sera-t-elle pas plus heureuse, si elle en sort. MADAME ARGANTE, vivement. Il ne s'agit pas de ce que vous en pensez. Gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous voulez être de nos amis. MARTON. C'est un petit trait de morale qui ne gâte rien à notre affaire. MADAME ARGANTE. Morale subalterne qui me déplaît. - 20 - DORANTE. De quoi est-il question, Madame ? MADAME ARGANTE. De dire à ma fille, quand vous aurez vu ses papiers, que son droit est le moins bon ; que si elle plaidait, elle perdrait. DORANTE. Si effectivement son droit est le plus faible, je ne manquerai pas de l'en avertir, Madame. MADAME ARGANTE, à part, à Marton. Hum ! Quel esprit borné ! À Dorante. Vous n'y êtes point ; ce n'est pas là ce qu'on vous dit ; on vous charge de lui parler ainsi, indépendamment de son droit bien ou mal fondé. DORANTE. Mais, Madame, il n'y aurait point de probité à la tromper. MADAME ARGANTE. De probité ! J'en manque donc, moi ? Quel raisonnement ! C'est moi qui suis sa mère, et qui vous ordonne de la tromper à son avantage, entendez-vous ? C'est moi, moi. DORANTE. Il y aura toujours de la mauvaise foi de ma part. MADAME ARGANTE, à part, à Marton. C'est un ignorant que cela, qu'il faut renvoyer. Adieu, Monsieur l'homme d'affaires, qui n'avez fait celles de personne. Elle sort. - 21 - SCÈNE XI. Dorante, Marton. DORANTE. Cette mère-là ne ressemble guère à sa fille. MARTON. Oui, il y a quelque différence ; et je suis fâchée de n'avoir pas eu le temps de vous prévenir sur son humeur brusque. Elle est extrêmement entêtée de ce mariage, comme vous voyez. Au surplus, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera votre garant ? Vous n'aurez rien à vous reprocher, ce me semble ; ce ne sera pas là une tromperie. DORANTE. Eh ! Vous m'excuserez : ce sera toujours l'engager à prendre un parti qu'elle ne prendrait peut-être pas sans cela. Puisque l'on veut que j'aide à l'y déterminer, elle y résiste donc ? MARTON. C'est par indolence. DORANTE. Croyez-moi, disons la vérité. MARTON. Oh ça, il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre ; c'est que Monsieur le Comte me fait présent de mille écus le jour de la signature du contrat ; et cet argent-là, suivant le projet de Monsieur Remy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez. DORANTE. Tenez, Mademoiselle Marton, vous êtes la plus aimable fille du monde ; mais ce n'est que faute de réflexion que ces mille écus vous tentent. MARTON. Au contraire, c'est par réflexion qu'ils me tentent : plus j'y rêve, et plus je les trouve bons. DORANTE. Mais vous aimez votre maîtresse : et si elle n'était pas heureuse avec cet homme-là, ne vous reprocheriez-vous pas d'y avoir contribué pour une si misérable somme ? - 22 - SCÈNE XIII. Dorante, Araminte, Dubois. DUBOIS. Il feint de voir Dorante avec surprise. Madame la Marquise se porte mieux, Madame et vous est fort obligée... fort obligée de votre attention. Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois. ARAMINTE. Voilà qui est bien. DUBOIS, regardant toujours Dorante. Madame, on m'a chargé aussi de vous dire un mot qui presse. ARAMINTE. De quoi s'agit-il ? DUBOIS. Il m'est recommandé de ne vous parler qu'en particulier. ARAMINTE, à Dorante. Je n'ai point achevé ce que je voulais vous dire ; laissez-moi, je vous prie, un moment, et revenez. - 25 - SCÈNE XIV. Araminte, Dubois. ARAMINTE. Qu'est-ce que c'est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante ? D'où vient cette attention à le regarder ? DUBOIS. Ce n'est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que je lui demande mon congé. ARAMINTE, surprise. Quoi ! Seulement pour avoir vu Dorante ici ? DUBOIS. Savez-vous à qui vous avez affaire ? ARAMINTE. Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur. DUBOIS. Eh ! Par quel tour d'adresse est-il connu de Madame ? Comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici ? ARAMINTE. C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyé pour intendant. DUBOIS. Lui, votre intendant ! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie : hélas ! Le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c'est un démon que ce garçon-là. ARAMINTE. Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais ? DUBOIS. Si je le connais, Madame ! Si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ? - 26 - ARAMINTE. Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n'est pas un honnête homme ? DUBOIS. Lui ! Il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d'honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! C'est une probité merveilleuse ; il n'a peut-être pas son pareil. ARAMINTE. Eh ! De quoi peut-il donc être question ? D'où vient que tu m'alarmes ? En vérité, j'en suis toute émue. DUBOIS. Son défaut, c'est là. Il se touche le front. C'est à la tête que le mal le tient. ARAMINTE. À la tête ? DUBOIS. Oui, il est timbré, mais timbré comme cent. ARAMINTE. Dorante ! Il m'a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ? DUBOIS. Quelle preuve ? Il y a six mois qu'il est tombé fou ; il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu ; je dois bien le savoir, car j'étais à lui, je le servais ; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller encore, ôtez cela, c'est un homme incomparable. ARAMINTE, un peu boudant. Oh bien ! Il fera ce qu'il voudra ; mais je ne le garderai pas : on a bien affaire d'un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n'en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies... - 27 - est ; moi, je ne le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m'a mis chez Madame, où, à force de se démener, je le trouve parvenu à votre intendance, ce qu'il ne troquerait pas contre la place de l'empereur. ARAMINTE. Y a-t-il rien de si particulier ? Je suis si lasse d'avoir des gens qui me trompent, que je me réjouissais de l'avoir, parce qu'il a de la probité ; ce n'est pas que je sois fâchée, car je suis bien au-dessus de cela. DUBOIS. Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit Madame, plus il s'achève. ARAMINTE. Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n'est pas là ce qui le guérira. D'ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Remy, qui me l'a recommandé, et ceci m'embarrasse. Je ne vois pas trop comment m'en défaire, honnêtement. DUBOIS. Oui ; mais vous ferez un incurable, Madame. ARAMINTE, vivement. Oh ! Tant pis pour lui. Je suis dans des circonstances où je ne saurais me passer d'un intendant ; et puis, il n'y a pas tant de risque que tu le crois : au contraire, s'il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c'est l'habitude de me voir plus qu'il n'a fait, ce serait même un service à lui rendre. DUBOIS. Oui ; c'est un remède bien innocent. Premièrement, il ne vous dira mot ; jamais vous n'entendrez parler de son amour. ARAMINTE. En es-tu bien sûr ? DUBOIS. Oh ! Il ne faut pas en avoir peur ; il mourrait plutôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous, qui n'est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu'il songe à être aimé ? Nullement. Il dit que dans l'univers il n'y a personne qui le mérite ; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille ; et puis c'est tout : il me l'a dit mille fois. - 30 - ARAMINTE, haussant les épaules. Voilà qui est bien digne de compassion ! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j'en aie un autre ; au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi ; je récompenserai ton zèle, et je ne veux pas que tu me quittes, entends-tu, Dubois. DUBOIS. Madame, je vous suis dévoué pour la vie. ARAMINTE. J'aurai soin de toi ; surtout qu'il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu'à Marton, ignore ce que tu m'as dit ; ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. DUBOIS. Je n'en ai jamais parlé qu'à Madame. ARAMINTE. Le voici qui revient ; va-t'en. SCÈNE XV. Dorante, Araminte. ARAMINTE, un moment seule. La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même. DORANTE. Madame, je me rends à vos ordres. ARAMINTE. Oui, Monsieur ; de quoi vous parlais-je ? Je l'ai oublié. DORANTE. D'un procès avec Monsieur le Comte Dorimont. ARAMINTE. Je me remets ; je vous disais qu'on veut nous marier. - 31 - DORANTE. Oui, Madame, et vous alliez, je crois, ajouter que vous n'étiez pas portée à ce mariage. ARAMINTE. Il est vrai. J'avais envie de vous charger d'examiner l'affaire, afin de savoir si je ne risquerais rien à plaider ; mais je crois devoir vous dispenser de ce travail ; je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder. DORANTE. Ah ! Madame, vous avez eu la bonté de me rassurer là-dessus. ARAMINTE. Oui ; mais je ne faisais pas réflexion que j'ai promis à Monsieur le Comte de prendre un intendant de sa main ; vous voyez bien qu'il ne serait pas honnête de lui manquer de parole ; et du moins faut-il que je parle à celui qu'il m'amènera. DORANTE. Je ne suis pas heureux ; rien ne me réussit, et j'aurai la douleur d'être renvoyé. ARAMINTE, par faiblesse. Je ne dis pas cela ; il n'y a rien de résolu là-dessus. DORANTE. Ne me laissez point dans l'incertitude où je suis, Madame. ARAMINTE. Eh ! Mais, oui, je tâcherai que vous restiez ; je tâcherai. DORANTE. Vous m'ordonnez donc de vous rendre compte de l'affaire en question ? ARAMINTE. Attendons ; si j'allais épouser le Comte, vous auriez pris une peine inutile. - 32 - MARTON, riant. Ah ! Ah ! Quelle idée ! Va, tu n'y entends rien ; tu t'y connais mal. DUBOIS, riant. Ah ! Ah ! Je suis donc bien sot. MARTON, riant en s'en allant. Ah ! Ah ! L'original avec ses observations ! DUBOIS, seul. Allez, allez, prenez toujours. J'aurais soin de vous les faire trouver meilleures. Allons faire jouer toutes nos batteries. - 35 - ACTE II SCÈNE PREMIÈRE. Araminte, Dorante. DORANTE. Non, Madame, vous ne risquez rien ; vous pouvez plaider en toute sûreté. J'ai même consulté plusieurs personnes, l'affaire est excellente ; et si vous n'avez que le motif dont vous parlez pour épouser Monsieur le Comte, rien ne vous oblige à ce mariage. ARAMINTE. Je l'affligerai beaucoup, et j'ai de la peine à m'y résoudre. DORANTE. Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l'affliger. ARAMINTE. Mais avez-vous bien examiné ? Vous me disiez tantôt que mon état était doux et tranquille ; n'aimeriez-vous pas mieux que j'y restasse ? N'êtes-vous pas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre Monsieur le Comte ? DORANTE. Madame, j'aime mieux vos intérêts que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde. ARAMINTE. Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l'épouse, et qu'il veuille en mettre un autre ici à votre place, vous n'y perdrez point ; je vous promets de vous en trouver une meilleure. - 36 - DORANTE, tristement. Non, Madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus à personne ; et apparemment que je la perdrai ; je m'y attends. ARAMINTE. Je crois pourtant que je plaiderai : nous verrons. DORANTE. J'avais encore une petite chose à vous dire, Madame. Je viens d'apprendre que le concierge d'une de vos terres est mort : on pourrait y mettre un de vos gens ; et j'ai songé à Dubois, que je remplacerai ici par un domestique dont je réponds. ARAMINTE. Non, envoyez plutôt votre homme au château, et laissez-moi Dubois : c'est un garçon de confiance, qui me sert bien et que je veux garder. À propos, il m'a dit, ce me semble, qu'il avait été à vous quelque temps ? DORANTE, feignant un peu d'embarras. Il est vrai, Madame ; il est fidèle, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent-ils bien de ceux qu'ils ont servis. Ne me nuirait-il point dans votre esprit ? ARAMINTE, négligemment. Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout. Que me veut Monsieur Remy ? - 37 - ARAMINTE. Dans sa façon de penser je l'excuse. Voyez pourtant, Dorante, tâchez de vaincre votre penchant, si vous le pouvez. Je sais bien que cela est difficile. DORANTE. Il n'y a pas moyen, Madame, mon amour m'est plus cher que ma vie. MONSIEUR REMY, d'un air étonné. Ceux qui aiment les beaux sentiments doivent être contents ; en voilà un des plus curieux qui se fassent. Vous trouvez donc cela raisonnable, Madame ? ARAMINTE. Je vous laisse, parlez-lui vous-même. À part. Il me touche tant, qu'il faut que je m'en aille. Elle sort. DORANTE, à part. Il ne croit pas si bien me servir. SCÈNE III. Dorante, Monsieur Remy, Marton. MONSIEUR REMY, regardant son neveu. Petites-maisons : on dit aussi qu'il mettre un homme aux petites-maisons quand il est fou ou quand il faut des extravagances.[F] Dorante, sais-tu bien qu'il n'y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force ? Marton arrive. Venez, Mademoiselle Marton. MARTON. Je viens d'apprendre que vous étiez ici. MONSIEUR REMY. Dites-nous un peu votre sentiment ; que pensez-vous de quelqu'un qui n'a point de bien, et qui refuse d'épouser une honnête et fort jolie femme, avec quinze mille livres de rente bien venants ? - 40 - MARTON. Votre question est bien aisée à décider. Ce quelqu'un rêve. MONSIEUR REMY, montrant Dorante. Voilà le rêveur ; et pour excuse, il allègue son coeur que vous avez pris ; mais comme apparemment il n'a pas encore emporté le vôtre, et que je vous crois encore à peu près dans tout votre bon sens, vu le peu de temps qu'il y a que vous le connaissez, je vous prie de m'aider à le rendre plus sage. Assurément vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez point à un pareil établissement ; il n'y a point de beaux yeux qui vaillent ce prix-là. MARTON. Quoi ! Monsieur Remy, c'est de Dorante que vous parlez ? C'est pour se garder à moi qu'il refuse d'être riche ? MONSIEUR REMY. Tout juste, et vous êtes trop généreuse pour le souffrir. MARTON, avec un air de passion. Vous vous trompez, Monsieur, je l'aime trop moi-même pour l'en empêcher, et je suis enchantée : oh ! Dorante, que je vous estime ! Je n'aurais pas cru que vous m'aimassiez tant. MONSIEUR REMY. Courage ! Je ne fais que vous le montrer, et vous en êtes déjà coiffée ! Pardi, le coeur d'une femme est bien étonnant ! Le feu y prend bien vite. MARTON, comme chagrine. Eh ! Monsieur, faut-il tant de bien pour être heureux ? Madame, qui a de la bonté pour moi, suppléera en partie par sa générosité à ce qu'il me sacrifie. Que je vous ai d'obligation, Dorante ! DORANTE. Oh ! Non, Mademoiselle, aucune ; vous n'avez point de gré à me savoir de ce que je fais ; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là-dedans. Vous ne me devez rien ; je ne pense pas à votre reconnaissance. - 41 - MARTON. Vous me charmez : que de délicatesse ! Il n'y a encore rien de si tendre que ce que vous me dites. MONSIEUR REMY. Par ma foi, je ne m'y connais donc guère ; car je le trouve bien plat. À Marton. Adieu, la belle enfant ; je ne vous aurais, ma foi, pas évaluée ce qu'il vous achète. Serviteur, idiot, garde ta tendresse, et moi ma succession. Il sort. MARTON. Il est en colère, mais nous l'apaiserons. DORANTE. Je l'espère. Quelqu'un vient. MARTON. C'est le Comte, celui dont je vous ai parlé, et qui doit épouser Madame. DORANTE. Je vous laisse donc ; il pourrait me parler de son procès : vous savez ce que je vous ai dit là-dessus, et il est inutile que je le voie. - 42 - SCÈNE VI. Le Comte, Marton, Le Garçon. MARTON. Qui cherchez-vous ? LE GARÇON. Mademoiselle, je cherche un certain Monsieur à qui j'ai à rendre un portrait avec une boîte qu'il nous a fait faire. Il nous a dit qu'on ne la remît qu'à lui-même, et qu'il viendrait la prendre ; mais comme mon père est obligé de partir demain pour un petit voyage, il m'a envoyé pour la lui rendre, et on m'a dit que je saurais de ses nouvelles ici. Je le connais de vue, mais je ne sais pas son nom. MARTON. N'est-ce pas vous, Monsieur le Comte ? LE COMTE. Non, sûrement. LE GARÇON. Je n'ai point affaire à Monsieur, Mademoiselle ; c'est une autre personne. MARTON. Et chez qui vous a-t-on dit que vous le trouveriez ? LE GARÇON. Chez un procureur qui s'appelle Monsieur Remy. LE COMTE. Ah ! N'est-ce pas le procureur de Madame ? montrez-nous la boîte. LE GARÇON. Monsieur, cela m'est défendu ; je n'ai ordre de la donner qu'à celui à qui elle est : le portrait de la dame est dedans. LE COMTE. Le portrait d'une dame ? Qu'est-ce que cela signifie ? Serait-ce celui d'Araminte ? Je vais tout à l'heure savoir ce qu'il en est. - 45 - SCÈNE VII. Marton, Le Garçon. MARTON. Vous avez mal fait de parler de ce portrait devant lui. Je sais qui vous cherchez ; c'est le neveu de Monsieur Remy, de chez qui vous venez. LE GARÇON. Je le crois aussi, Mademoiselle. MARTON. Un grand homme qui s'appelle Monsieur Dorante. LE GARÇON. Il me semble que c'est son nom. MARTON. Il me l'a dit ; je suis dans sa confidence. Avez-vous remarqué le portrait ? LE GARÇON. Non, je n'ai pas pris garde à qui il ressemble. MARTON. Eh bien, c'est de moi dont il s'agit. Monsieur Dorante n'est pas ici, et ne reviendra pas sitôt. Vous n'avez qu'à me remettre la boîte ; vous le pouvez en toute sûreté ; vous lui ferez même plaisir. Vous voyez que je suis au fait. LE GARÇON. C'est ce qui me paraît. La voilà, Mademoiselle. Ayez donc, je vous prie, le soin de la lui rendre quand il sera venu. MARTON. Oh ! Je n'y manquerai pas. LE GARÇON. Il y a encore une bagatelle qu'il doit dessus, mais je tâcherai de repasser tantôt, et s'il n'y était pas, vous auriez la bonté d'achever de payer. - 46 - MARTON. Sans difficulté. Allez. À part. Voici Dorante. Au Garçon. Retirez-vous vite. SCÈNE VIII. Marton, Dorante. MARTON, un moment seule et joyeuse. Ce ne peut être que mon portrait. Le charmant homme ! Monsieur Remy avait raison de dire qu'il y avait quelque temps qu'il me connaissait. DORANTE. Mademoiselle, n'avez-vous pas vu ici quelqu'un qui vient d'arriver ? Arlequin croit que c'est moi qu'il demande. MARTON, le regardant avec tendresse. Que vous êtes aimable, Dorante ! Je serais bien injuste de ne pas vous aimer. Allez, soyez en repos ; l'ouvrier est venu, je lui ai parlé, j'ai la boîte, je la tiens. DORANTE. J'ignore... MARTON. Point de mystère ; je la tiens, vous dis-je, et je ne m'en fâche pas. Je vous la rendrai quand je l'aurai vue. Retirez-vous, voici Madame avec sa mère et le Comte ; c'est peut-être de cela qu'ils s'entretiennent. Laissez-moi les calmer là-dessus, et ne les attendez pas. DORANTE, en s'en allant, et riant. Tout a réussi, elle prend le change à merveille ! - 47 - MARTON. Mais ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il me connaît. ARAMINTE, vivement. Donnez donc. MARTON. Je n'ai pas encore ouvert la boîte, mais c'est moi que vous y allez voir. Araminte l'ouvre, tous regardent. LE COMTE. Eh ! Je m'en doutais bien ; c'est Madame. MARTON. Madame !... Il est vrai, et me voilà bien loin de mon compte ! À part. Dubois avait raison tantôt. ARAMINTE, à part. Et moi, je vois clair. Par quel hasard avez-vous cru que c'était vous ? À Marton. MARTON. Ma foi, Madame, toute autre que moi s'y serait trompée. Monsieur Remy me dit que son neveu m'aime, qu'il veut nous marier ensemble ; Dorante est présent, et ne dit point non ; il refuse devant moi un très riche parti ; l'oncle s'en prend à moi, me dit que j'en suis cause. Ensuite vient un homme qui apporte ce portrait, qui vient chercher ici celui à qui il appartient ; je l'interroge : à tout ce qu'il répond, je reconnais Dorante. C'est un petit portrait de femme, Dorante m'aime jusqu'à refuser sa fortune pour moi. Je conclus donc que c'est moi qu'il a fait peindre. Ai-je eu tort ? J'ai pourtant mal conclu. J'y renonce ; tant d'honneur ne m'appartient point. Je crois voir toute l'étendue de ma méprise, et je me tais. ARAMINTE. Ah ! Ce n'est pas là une chose bien difficile à deviner. Vous faites le fâché, l'étonné, Monsieur le Comte ; il y a eu quelque malentendu dans les mesures que vous avez prises ; mais vous ne m'abusez point ; c'est à vous qu'on apportait le portrait. Un homme dont on ne sait pas le nom, qu'on vient chercher ici, c'est vous, Monsieur, c'est vous. - 50 - MARTON, d'un air sérieux. Je ne crois pas. MADAME ARGANTE. Oui, oui, c'est Monsieur : à quoi bon vous en défendre ? Dans les termes où vous en êtes avec ma fille, ce n'est pas là un si grand crime ; allons, convenez-en. LE COMTE, froidement. Non, Madame, ce n'est point moi, sur mon honneur, je ne connais pas ce Monsieur Remy : comment aurait-on dit chez lui qu'on aurait de mes nouvelles ici ? Cela ne se peut pas. MADAME ARGANTE, d'un air pensif. Je ne faisais pas attention à cette circonstance. ARAMINTE. Bon ! Qu'est-ce qu'une circonstance de plus ou de moins ? Je n'en rabats rien. Quoi qu'il en soit, je le garde, personne ne l'aura. Mais quel bruit entendons-nous ? Voyez ce que c'est, Marton. SCÈNE X. Araminte, Le Comte, Madame Argante, Marton, Dubois, Arlequin. ARLEQUIN, en entrant. Tu es un plaisant magot ! MARTON. À qui en avez-vous donc ? Vous autres ? DUBOIS. Si je disais un mot, ton maître sortirait bien vite. ARLEQUIN. Toi ? Nous nous soucions de toi et de toute ta race de canaille comme de cela. DUBOIS. Comme je te bâtonnerais, sans le respect de Madame ! - 51 - ARLEQUIN. Arrive, arrive : la voilà, Madame. ARAMINTE. Quel sujet avez-vous donc de quereller ? De quoi s'agit-il ? MADAME ARGANTE. Approchez, Dubois. Apprenez-nous ce que c'est que ce mot que vous diriez contre Dorante ; il serait bon de savoir ce que c'est. ARLEQUIN. Prononce donc ce mot. ARAMINTE. Tais-toi, laisse-le parler. DUBOIS. Il y a une heure qu'il me dit mille invectives, Madame. ARLEQUIN. Je soutiens les intérêts de mon maître, je tire des gages pour cela, et je ne souffrirai point qu'un ostrogoth menace mon maître d'un mot ; j'en demande justice à Madame. MADAME ARGANTE. Mais, encore une fois, sachons ce que veut dire Dubois par ce mot : c'est le plus pressé. ARLEQUIN. Je le défie d'en dire seulement une lettre. DUBOIS. Butor : Gros oiseau, espèce de héron. (..) On dit figurément d'un homme stupide et maladroit que c'est un gros butor ; parce que cet oiseau est sot et parresseux. [F] C'est par pure colère que j'ai fait cette menace, Madame ; et voici la cause de la dispute. En arrangeant l'appartement de Monsieur Dorante, j'ai vu par hasard un tableau où Madame est peinte, et j'ai cru qu'il fallait l'ôter, qu'il n'avait que faire là, qu'il n'était point décent qu'il y restât ; de sorte que j'ai été pour le détacher ; ce butor est venu pour m'en empêcher, et peu s'en est fallu que nous ne nous soyons battus. - 52 - MADAME ARGANTE, vivement. Eh bien ! Il vous déplaira ; je ne vous en dis pas davantage, en attendant de plus fortes preuves. LE COMTE. Quant à moi, Madame, j'avoue que j'ai craint qu'il ne me servît mal auprès de vous, qu'il ne vous inspirât l'envie de plaider, et j'ai souhaité par pure tendresse qu'il vous en détournât. Il aura pourtant beau faire, je déclare que je renonce à tout procès avec vous ; que je ne veux pour arbitre de notre discussion que vous et vos gens d'affaires, et que j'aime mieux perdre tout que de rien disputer. MADAME ARGANTE, d'un ton décisif. Mais où serait la dispute ? Le mariage terminerait tout, et le vôtre est comme arrêté. LE COMTE. Je garde le silence sur Dorante ; je reviendrai simplement voir ce que vous pensez de lui, et si vous le congédiez, comme je le présume, il ne tiendra qu'à vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps. MADAME ARGANTE. Je ferai comme Monsieur, je ne vous parlerai plus de rien non plus, vous m'accuseriez de vision, et votre entêtement finira sans notre secours. Je compte beaucoup sur Dubois que voici, et avec lequel nous vous laissons. - 55 - SCÈNE XII. Dubois, Araminte. DUBOIS. On m'a dit que vous vouliez me parler, Madame ? ARAMINTE. Viens ici : tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret ; moi qui ai si bonne opinion de toi, tu n'as guère d'attention pour ce que je te dis. Je t'avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante ; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l'avais promis : pour quoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu'on eût ? DUBOIS. Ma foi, Madame, j'ai cru la chose sans conséquence, et je n'ai agi d'ailleurs que par un mouvement de respect et de zèle. ARAMINTE, d'un air vif. Eh ! Laisse là ton zèle, ce n'est pas là celui que je veux, ni celui qu'il me faut ; c'est de ton silence dont j'ai besoin pour me tirer de l'embarras où je suis, et où tu m'as jetée toi-même ; car sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m'aime, et je n'aurais que faire d'y regarder de si près. DUBOIS. J'ai bien senti que j'avais tort. ARAMINTE. Passe encore pour la dispute ; mais pourquoi s'écrier : si je disais un mot ? Y a-t-il rien de plus mal à toi ? DUBOIS. C'est encore une suite de zèle mal entendu. ARAMINTE. Eh bien ! Tais-toi donc, tais-toi ; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m'as dit. - 56 - DUBOIS. Oh ! Je suis bien corrigé. ARAMINTE. C'est ton étourderie qui me force actuellement de te parler, sous prétexte de t'interroger sur ce que tu sais de lui. Ma mère et Monsieur le Comte s'attendent que tu vas m'en apprendre des choses étonnantes ; quel rapport leur ferai-je à présent ? DUBOIS. Ah ! Il n'y a rien de plus facile à raccommoder : ce rapport sera que des gens qui le connaissent m'ont dit que c'était un homme incapable de l'emploi qu'il a chez vous ; quoiqu'il soit fort habile, au moins : ce n'est pas cela qui lui manque. ARAMINTE. À la bonne heure ; mais il y aura un inconvénient. S'il en est incapable, on me dira de le renvoyer, et il n'est pas encore temps ; j'y ai pensé depuis ; la prudence ne le veut pas, et je suis obligée de prendre des biais, et d'aller tout doucement avec cette passion si excessive que tu dis qu'il a, et qui éclaterait peut-être dans sa douleur. Me fierais-je à un désespéré ? Ce n'est plus le besoin que j'ai de lui qui me retient, c'est moi que je ménage. Elle radoucit le ton. À moins que ce qu'a dit Marton ne soit vrai, auquel cas je n'aurais plus rien à craindre. Elle prétend qu'il l'avait déjà vue chez Monsieur Remy, et que le procureur a dit même devant lui qu'il l'aimait depuis longtemps, et qu'il fallait qu'ils se mariassent ; je le voudrais. DUBOIS. Bagatelle ! Dorante n'a vu Marton ni de près ni de loin ; c'est le procureur qui a débité cette fable-là à Marton, dans le dessein de les marier ensemble. Et moi je n'ai pas osé l'en dédire, m'a dit Dorante, parce que j'aurais indisposé contre moi cette fille, qui a du crédit auprès de sa maîtresse, et qui a cru ensuite que c'était pour elle que je refusais les quinze mille livres de rente qu'on m'offrait. ARAMINTE, négligemment. Il t'a donc tout conté ? DUBOIS. Oui, il n'y a qu'un moment, dans le jardin où il a voulu presque se jeter à mes genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion, et d'oublier l'emportement qu'il eut avec moi quand je le quittai. Je lui ai dit que je me tairais, mais que je ne prétendais pas rester dans la - 57 - DORANTE. Ils ne se tromperaient pas, Madame ; c'est une bonté qui me pénètre de reconnaissance. ARAMINTE. À la bonne heure ; mais il n'est pas nécessaire qu'ils le croient. Je vous sais bon gré de votre attachement et de votre fidélité ; mais dissimulez-en une partie, c'est peut-être ce qui les indispose contre vous. Vous leur avez refusé de m'en faire accroire sur le chapitre du procès ; conformez-vous à ce qu'ils exigent ; regagnez-les par là, je vous le permets : l'événement leur persuadera que vous les avez bien servis ; car toute réflexion faite, je suis déterminée à épouser le Comte. DORANTE, d'un ton ému. Déterminée, Madame ! ARAMINTE. Oui, tout à fait résolue. Le Comte croira que vous y avez contribué ; je le lui dirai même, et je vous garantis que vous resterez ici ; je vous le promets. À part. Il change de couleur. DORANTE. Quelle différence pour moi, Madame ! ARAMINTE, d'un air délibéré. Il n'y en aura aucune, ne vous embarrassez pas, et écrivez le billet que je vais vous dicter ; il y a tout ce qu'il faut sur cette table. DORANTE. Et pour qui, Madame ? ARAMINTE. Pour le Comte, qui est sorti d'ici extrêmement inquiet, et que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom. Dorante reste rêveur, et par distraction ne va point à la table. Eh ! Vous n'allez pas à la table ? À quoi rêvez-vous ? DORANTE, toujours distrait. Oui, Madame. - 60 - ARAMINTE, à part, pendant qu'il se place. Il ne sait ce qu'il fait ; voyons si cela continuera. DORANTE, à part, cherchant du papier. Ah ! Dubois m'a trompé ! ARAMINTE, poursuivant. Êtes-vous prêt à écrire ? DORANTE. Madame, je ne trouve point de papier. ARAMINTE, allant elle-même. Vous n'en trouvez point ! En voilà devant vous. DORANTE. Il est vrai. ARAMINTE. Écrivez. Hâtez-vous de venir, Monsieur ; votre mariage est sûr... Avez-vous écrit ? DORANTE. Comment, Madame ? ARAMINTE. Vous ne m'écoutez donc pas ? Votre mariage est sûr ; Madame veut que je vous l'écrive, et vous attend pour vous le dire. À part. Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu'il ne parlera pas ? N'attribuez point cette résolution à la crainte que Madame pourrait avoir des suites d'un procès douteux. DORANTE. Je vous ai assuré que vous le gagneriez, Madame : douteux, il ne l'est point. ARAMINTE. N'importe, achevez. Non, Monsieur, je suis chargé de sa part de vous assurer que la seule justice qu'elle rend à votre mérite la détermine. - 61 - DORANTE, à part. Ciel ! Je suis perdu. Haut. Mais, Madame, vous n'aviez aucune inclination pour lui. ARAMINTE. Achevez, vous dis-je... Qu'elle rend à votre mérite la détermine... Je crois que la main vous tremble ! Vous paraissez changé. Qu'est-ce que cela signifie ? Vous trouvez-vous mal ? DORANTE. Je ne me trouve pas bien, Madame. ARAMINTE. Quoi ! Si subitement ! Cela est singulier. Pliez la lettre et mettez : À Monsieur le Comte Dorimont. Vous direz à Dubois qu'il la lui porte. À part. Le coeur me bat ! À Dorante. Voilà qui est écrit tout de travers ! Cette adresse-là n'est presque pas lisible. À part. Il n'y a pas encore là de quoi le convaincre. DORANTE, à part. Ne serait-ce point aussi pour m'éprouver ? Dubois ne m'a averti de rien. - 62 - DORANTE. Me préserve le ciel d'oser concevoir la plus légère espérance ! Être aimé, moi ! Non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence ; et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. ARAMINTE. Je n'imagine point de femme qui mérite d'inspirer une passion si étonnante : je n'en imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison ? DORANTE. Dispensez-moi de la louer, Madame : je m'égarerais en la peignant. On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu'elle ! Et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n'en augmente. ARAMINTE, baisse les yeux et continue. Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l'aimez ? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous ? DORANTE. Le plaisir de la voir quelquefois, et d'être avec elle, est tout ce que je me propose. ARAMINTE. Avec elle ! Oubliez-vous que vous êtes ici ? DORANTE. Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. ARAMINTE. Son portrait ! Est-ce que vous l'avez fait faire ? DORANTE. Non, Madame ; mais j'ai, par amusement, appris à peindre, et je l'ai peinte moi-même. Je me serais privé de son portrait, si je n'avais pu l'avoir que par le secours d'un autre. ARAMINTE, à part. Il faut le pousser à bout. Haut. Montrez-moi ce portrait. - 65 - DORANTE. Daignez m'en dispenser, Madame ; quoique mon amour soit sans espérance, je n'en dois pas moins un secret inviolable à l'objet aimé. ARAMINTE. Il m'en est tombé un par hasard entre les mains : on l'a trouvé ici. Montrant la boîte. Voyez si ce ne serait point celui dont il s'agit. DORANTE. Cela ne se peut pas. ARAMINTE, ouvrant la boîte. Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire : examinez. DORANTE. Ah ! Madame, songez que j'aurais perdu mille fois la vie, avant d'avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier ?... Il se jette à ses genoux. ARAMINTE. Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en, je vous le pardonne. MARTON paraît et s'enfuit. Ah ! Dorante se lève vite. ARAMINTE. Ah ciel ! C'est Marton ! Elle vous a vu. DORANTE, feignant d'être déconcerté. Non, Madame, non : je ne crois pas. Elle n'est point entrée. ARAMINTE. Elle vous a vu, vous dis-je : laissez-moi, allez-vous-en : vous m'êtes insupportable. Rendez-moi ma lettre. Quand il est parti. Voilà pourtant ce que c'est que de l'avoir gardé ! - 66 - SCÈNE XVI. Araminte, Dubois. DUBOIS. Dorante s'est-il déclaré, Madame ? Et est-il nécessaire que je lui parle ? ARAMINTE. Non, il ne m'a rien dit. Je n'ai rien vu d'approchant à ce que tu m'as conté ; et qu'il n'en soit plus question : ne t'en mêle plus. Elle sort. DUBOIS. Voici l'affaire dans sa crise. SCÈNE XVII. Dubois, Dorante. DORANTE. Ah ! Dubois. DUBOIS. Retirez-vous. DORANTE. Je ne sais qu'augurer de la conversation que je viens d'avoir avec elle. DUBOIS. À quoi songez-vous ? Elle n'est qu'à deux pas : voulez-vous tout perdre ? DORANTE. Il faut que tu m'éclaircisses... DUBOIS. Allez dans le jardin. DORANTE. D'un doute... - 67 - DUBOIS. Oh ! Oui : point de quartier. Il faut l'achever, pendant qu'elle est étourdie. Elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit ? Ah ! Je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. DORANTE. Que j'ai souffert dans ce dernier entretien ! Puisque tu savais qu'elle voulait me faire déclarer, que ne m'en avertissais-tu par quelques signes ? DUBOIS. Cela aurait été joli, ma foi ! Elle ne s'en serait point aperçue, n'est-ce pas ? Et d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l'effet qu'elle a produit ? Monsieur a souffert ! Parbleu ! Il me semble que cette aventure-ci mérite un peu d'inquiétude. DORANTE. Sais-tu bien ce qui arrivera ? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me renverra tout d'un coup. DUBOIS. Je lui en défie. Il est trop tard. L'heure du courage est passée. Il faut qu'elle nous épouse. DORANTE. Prends-y garde : tu vois que sa mère la fatigue. DUBOIS. Je serais bien fâché qu'elle la laissât en repos. DORANTE. Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris à ses genoux. DUBOIS. Ah ! Vraiment, des confusions ! Elle n'y est pas. Elle va en essuyer bien d'autres ! C'est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde fois. - 70 - DORANTE. Araminte pourtant m'a dit que je lui étais insupportable. DUBOIS. Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme qu'il faut qu'elle aime en dépit d'elle ? Cela est-il agréable ? Vous vous emparez de son bien, de son coeur ; et cette femme ne criera pas ! Allez vite, plus de raisonnements : laissez-vous conduire. DORANTE. Songe que je l'aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères. DUBOIS. Ah ! Oui, je sais bien que vous l'aimez : c'est à cause de cela que je ne vous écoute pas. Êtes-vous en état de juger de rien ? Allons, allons, vous vous moquez ; laissez faire un homme de sang-froid. Partez, d'autant plus que voici Marton qui vient à propos, et que je vais tâcher d'amuser, en attendant que vous envoyiez Arlequin. Dorante sort. SCÈNE II. Dubois, Marton. MARTON, d'un air triste. Je te cherchais. DUBOIS. Qu'y a-t-il pour votre service, Mademoiselle ? MARTON. Tu me l'avais bien dit, Dubois. DUBOIS. Quoi donc ? Je ne me souviens plus de ce que c'est. MARTON. Que cet intendant osait lever les yeux sur Madame. - 71 - DUBOIS. Ah ! Oui ; vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle. Oh ! Jamais je ne l'ai oublié. Cette oeillade-là ne valait rien. Il y avait quelque chose dedans qui n'était pas dans l'ordre. MARTON. Oh ça, Dubois, il s'agit de faire sortir cet homme-ci. DUBOIS. Pardi ! Tant qu'on voudra ; je ne m'y épargne pas. J'ai déjà dit à Madame qu'on m'avait assuré qu'il n'entendait pas les affaires. MARTON. Mais est-ce là tout ce que tu sais de lui ? C'est de la part de Madame Argante et de Monsieur le Comte que je te parle, et nous avons peur que tu n'aies pas tout dit à Madame, ou qu'elle ne cache ce que c'est. Ne nous déguise rien, tu n'en seras pas fâché. DUBOIS. Ma foi ! Je ne sais que son insuffisance, dont j'ai instruit Madame. MARTON. Ne dissimule point. DUBOIS. Moi ! Un dissimulé ! Moi ! Garder un secret ! Vous avez bien trouvé votre homme ! En fait de discrétion, je mériterais d'être femme. Je vous demande pardon de la comparaison : mais c'est pour vous mettre l'esprit en repos. MARTON. Il est certain qu'il aime Madame. DUBOIS. Il n'en faut point douter : je lui en ai même dit ma pensée à elle. MARTON. Et qu'a-t-elle répondu ? - 72 - MARTON. Elle sera rendue exactement. ARLEQUIN. Oui, je vous recommande l'exactitude à cause de Monsieur Dorante, qui mérite toutes sortes de fidélités. MARTON, à part. L'indigne ! ARLEQUIN, s'en allant. Je suis votre serviteur éternel. MARTON. Adieu. ARLEQUIN, revenant. Si vous le rencontrez, ne lui dites point qu'un autre galope à ma place. SCÈNE IV. Madame Argante, Le Comte, Marton. MARTON, un moment seule. Ne disons mot que je n'aie vu ce que ceci contient. MADAME ARGANTE. Eh bien, Marton, qu'avez-vous appris de Dubois ? MARTON. Rien que ce que vous saviez déjà, Madame, et ce n'est pas assez. MADAME ARGANTE. Dubois est un coquin qui nous trompe. LE COMTE. Il est vrai que sa menace signifiait quelque chose de plus. MADAME ARGANTE. Quoi qu'il en soit, j'attends Monsieur Remy que j'ai envoyé chercher ; et s'il ne nous défait pas de cet homme-là, ma fille saura qu'il ose l'aimer, je l'ai résolu. Nous en avons les présomptions les plus fortes ; et ne fût-ce que par bienséance, il faudra bien qu'elle le chasse. - 75 - D'un autre côté, j'ai fait venir l'intendant que Monsieur le Comte lui proposait. Il est ici, et je le lui présenterai sur-le-champ. MARTON. Je doute que vous réussissiez si nous n'apprenons rien de nouveau : mais je tiens peut-être son congé, moi qui vous parle... Voici Monsieur Remy : je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, et je vais m'éclaircir. Elle veut sortir. SCÈNE V. Monsieur Remy, Madame Argante, Le Comte, Marton. MONSIEUR REMY, à Marton qui se retire. Bonjour, ma nièce, puisque enfin il faut que vous la soyez. Savez-vous ce qu'on me veut ici ? MARTON, brusquement. Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs : je n'aime point les mauvais plaisants. Elle sort. MONSIEUR REMY. Voilà une petite fille bien incivile. À Madame Argante. On m'a dit de votre part de venir ici, Madame : de quoi est-il donc question ? MADAME ARGANTE, d'un ton revêche. Ah ! C'est donc vous, Monsieur le Procureur ? MONSIEUR REMY. Oui, Madame, je vous garantis que c'est moi-même. MADAME ARGANTE. Et de quoi vous êtes-vous avisé, je vous prie, de nous embarrasser d'un intendant de votre façon ? MONSIEUR REMY. Et par quel hasard Madame y trouve-t-elle à redire ? - 76 - MADAME ARGANTE. C'est que nous nous serions bien passés du présent que vous nous avez fait. MONSIEUR REMY. Ma foi ! Madame, s'il n'est pas à votre goût, vous êtes bien difficile. MADAME ARGANTE. C'est votre neveu, dit-on ? MONSIEUR REMY. Oui, Madame. MADAME ARGANTE. Eh bien ! Tout votre neveu qu'il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer. MONSIEUR REMY. Ce n'est pas à vous que je l'ai donné. MADAME ARGANTE. Non ; mais c'est à nous qu'il déplaît, à moi et à Monsieur le Comte que voilà, et qui doit épouser ma fille. MONSIEUR REMY, élevant la voix. Celui-ci est nouveau ! Mais, Madame, dès qu'il n'est pas à vous, il me semble qu'il n'est pas essentiel qu'il vous plaise. On n'a pas mis dans le marché qu'il vous plairait, personne n'a songé à cela ; et, pourvu qu'il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pour qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela signifie ? MADAME ARGANTE. Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy. MONSIEUR REMY. Ma foi ! Vos compliments ne sont pas propres à l'adoucir, Madame Argante. LE COMTE. Doucement, Monsieur le Procureur, doucement : il me paraît que vous avez tort. - 77 - MONSIEUR REMY. Courage ! MADAME ARGANTE, vivement. Paix ; vous avez assez parlé. À Araminte. Je n'ai point dit que son neveu fût un fripon. Il ne serait pas impossible qu'il le fût, je n'en serais pas étonnée. MONSIEUR REMY. Mauvaise parenthèse, avec votre permission, supposition injurieuse, et tout à fait hors d'oeuvre. MADAME ARGANTE. Honnête homme, soit : du moins n'a-t-on pas encore de preuves du contraire, et je veux croire qu'il l'est. Pour un impertinent et très impertinent, j'ai dit qu'il en était un, et j'ai raison. Vous dites que vous le garderez : vous n'en ferez rien. ARAMINTE, froidement. Il restera, je vous assure. MADAME ARGANTE. Point du tout ; vous ne sauriez. Seriez-vous d'humeur à garder un intendant qui vous aime ? MONSIEUR REMY. Eh ! À qui voulez-vous donc qu'il s'attache ? À vous, à qui il n'a pas affaire ? ARAMINTE. Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse ? MADAME ARGANTE. Eh ! Non, point d'équivoque. Quand je vous dis qu'il vous aime, j'entends qu'il est amoureux de vous, en bon français ; qu'il est ce qu'on appelle amoureux ; qu'il soupire pour vous ; que vous êtes l'objet secret de sa tendresse. MONSIEUR REMY, étonné. Dorante ? - 80 - ARAMINTE, riant. L'objet secret de sa tendresse ! Oh ! Oui, très secret, je pense. Ah ! Ah ! Je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dès que vous devinez de pareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui ? Peut-être qu'ils m'aiment aussi : que sait-on ? Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j'ai envie de deviner que vous m'aimez aussi. MONSIEUR REMY. Ma foi, Madame, à l'âge de mon neveu, je ne m'en tirerais pas mieux qu'on dit qu'il s'en tire. MADAME ARGANTE. Ceci n'est pas matière à plaisanterie, ma fille. Il n'est pas question de votre Monsieur Remy ; laissons là ce bonhomme, et traitons la chose un peu plus sérieusement. Vos gens ne vous font pas peindre, vos gens ne se mettent point à contempler vos portraits, vos gens n'ont point l'air galant, la mine doucereuse. MONSIEUR REMY, à Araminte. J'ai laissé passer le bonhomme à cause de vous, au moins ; mais le bonhomme est quelquefois brutal. ARAMINTE. En vérité, ma mère, vous seriez la première à vous moquer de moi, si ce que vous dites me faisait la moindre impression ; ce serait une enfance à moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon. Est-ce qu'on ne peut me voir sans m'aimer ? Je n'y saurais que faire : il faut bien m'y accoutumer et prendre mon parti là-dessus. Vous lui trouvez l'air galant, dites-vous ? Je n'y avais pas pris garde, et je ne lui en ferai point un reproche. Il y aurait de la bizarrerie à se fâcher de ce qu'il est bien fait. Je suis d'ailleurs comme tout le monde : j'aime assez les gens de bonne mine. - 81 - SCÈNE VII. Araminte, Madame Argante, Monsieur Remy, Le Comte, Dorante. DORANTE. Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J'ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables, et dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort. MADAME ARGANTE, ironiquement. Son sort ! Le sort d'un intendant : que cela est beau ! MONSIEUR REMY. Et pourquoi n'aurait-il pas un sort ? ARAMINTE, d'un air vif à sa mère. Voilà des emportements qui m'appartiennent. À Dorante. Quelle est cette conjoncture, Monsieur, et le motif de votre inquiétude ? DORANTE. Vous le savez, Madame. Il y a quelqu'un ici que vous avez envoyé chercher pour occuper ma place. ARAMINTE. Ce quelqu'un-là est fort mal conseillé. Désabusez-vous : ce n'est point moi qui l'ai fait venir. DORANTE. Tout a contribué à me tromper, d'autant plus que Mademoiselle Marton vient de m'assurer que dans une heure je ne serais plus ici. ARAMINTE. Marton vous a tenu un fort sot discours. MADAME ARGANTE. Le terme est encore trop long : il devrait en sortir tout à l'heure. - 82 - MADAME ARGANTE. Bon voyage au galant. MONSIEUR REMY. Le beau motif d'embarquement ! MADAME ARGANTE. Eh bien ! En avez-vous le coeur net, ma fille ? LE COMTE. L'éclaircissement m'en paraît complet. ARAMINTE, à Dorante. Quoi ! Cette lettre n'est pas d'une écriture contrefaite ? Vous ne la niez point ? DORANTE. Madame... ARAMINTE. Retirez-vous. Dorante sort. MONSIEUR REMY. Eh bien ! Quoi ? C'est de l'amour qu'il a ; ce n'est pas d'aujourd'hui que les belles personnes en donnent et, tel que vous le voyez, il n'en a pas pris pour toutes celles qui auraient bien voulu lui en donner. Cet amour-là lui coûte quinze mille livres de rente, sans compter les mers qu'il veut courir ; voilà le mal ; car au reste, s'il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre ; il pourrait bien dire qu'il adore. Contrefaisant Madame Argante. Et cela ne serait point si ridicule. Accommodez-vous, au reste ; je suis votre serviteur, Madame. Il sort. MARTON. Fera-t-on monter l'intendant que Monsieur le Comte a amené, Madame ? ARAMINTE. N'entendrai-je parler que d'intendant ! Allez-vous-en, vous prenez mal votre temps pour me faire des questions. - 85 - Marton sort. MADAME ARGANTE. Mais, ma fille, elle a raison ; c'est Monsieur le Comte qui vous en répond, il n'y a qu'à le prendre. ARAMINTE. Et moi, je n'en veux point. LE COMTE. Est-ce à cause qu'il vient de ma part, Madame ? ARAMINTE. Vous êtes le maître d'interpréter, Monsieur ; mais je n'en veux point. LE COMTE. Vous vous expliquez là-dessus d'un air de vivacité qui m'étonne. MADAME ARGANTE. Mais en effet, je ne vous reconnais pas. Qu'est-ce qui vous fâche ? ARAMINTE. Tout ; on s'y est mal pris ; il y a dans tout ceci des façons si désagréables, des moyens si offensants, que tout m'en choque. MADAME ARGANTE, étonnée. On ne vous entend point. LE COMTE. Quoique je n'aie aucune part à ce qui vient de se passer, je ne m'aperçois que trop, Madame, que je ne suis pas exempt de votre mauvaise humeur, et je serais fâché d'y contribuer davantage par ma présence. MADAME ARGANTE. Non, Monsieur, je vous suis. Ma fille, je retiens Monsieur le Comte ; vous allez venir nous trouver apparemment. Vous n'y songez pas, Araminte ; on ne sait que penser. - 86 - SCÈNE IX. Araminte, Dubois. DUBOIS. Enfin, Madame, à ce que je vois, vous en voilà délivrée. Qu'il devienne tout ce qu'il voudra à présent, tout le monde a été témoin de sa folie, et vous n'avez plus rien à craindre de sa douleur ; il ne dit mot. Au reste, je viens seulement de le rencontrer plus mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer ; il m'a pourtant fait pitié : je l'ai vu si défait, si pâle et si triste, que j'ai eu peur qu'il ne se trouve mal. ARAMINTE, qui ne l'a pas regardé jusque-là, et qui a toujours rêvé, dit d'un ton haut. Mais qu'on aille donc voir : quelqu'un l'a-t-il suivi ? Que ne le secouriez-vous ? Faut-il le tuer, cet homme ? DUBOIS. J'y ai pourvu, Madame ; j'ai appelé Arlequin, qui ne le quittera pas, et je crois d'ailleurs qu'il n'arrivera rien ; voilà qui est fini. Je ne suis venu que pour dire une chose ; c'est que je pense qu'il demandera à vous parler, et je ne conseille pas à Madame de le voir davantage ; ce n'est pas la peine. ARAMINTE, sèchement. Ne vous embarrassez pas, ce sont mes affaires. DUBOIS. En un mot, vous en êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu'on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d'Arlequin par mon avis ; je me suis douté qu'elle pourrait vous être utile, et c'est une excellente idée que j'ai eue là, n'est-ce pas, Madame ? ARAMINTE, froidement. Quoi ! C'est à vous que j'ai l'obligation de la scène qui vient de se passer ? DUBOIS, librement. Oui, Madame. ARAMINTE. Méchant valet ! Ne vous présentez plus devant moi. - 87 - ARAMINTE. À la bonne heure. MARTON. Pourquoi avez-vous eu la cruauté de m'abandonner au hasard d'aimer un homme qui n'est pas fait pour moi, qui est digne de vous, et que j'ai jeté dans une douleur dont je suis pénétrée ? ARAMINTE, d'un ton doux. Tu l'aimais donc, Marton ? MARTON. Laissons-là mes sentiments. Rendez-moi votre amitié comme je l'avais, et je serai contente. ARAMINTE. Ah ! Je te la rends tout entière. MARTON, lui baisant la main. Me voilà consolée. ARAMINTE. Non, Marton, tu ne l'es pas encore. Tu pleures et tu m'attendris. MARTON. N'y prenez point garde. Rien ne m'est si cher que vous. ARAMINTE. Va, je prétends bien te faire oublier tous tes chagrins. Je pense que voici Arlequin. - 90 - SCÈNE XI. Araminte, Marton, Arlequin. ARAMINTE. Que veux-tu ? ARLEQUIN, pleurant et sanglotant. J'aurais bien de la peine à vous le dire ; car je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole, à cause de la trahison que Mademoiselle Marton m'a faite. Ah ! Quelle ingrate perfidie ! MARTON. Laisse là ta perfidie et nous dis ce que tu veux. ARLEQUIN. Ah ! Cette pauvre lettre. Quelle escroquerie ! ARAMINTE. Dis donc. ARLEQUIN. Monsieur Dorante vous demande à genoux qu'il vienne ici vous rendre compte des paperasses qu'il a eues dans les mains depuis qu'il est ici. Il m'attend à la porte où il pleure. MARTON. Dis-lui qu'il vienne. ARLEQUIN. Le voulez-vous, Madame ? Car je ne me fie pas à elle. Quand on m'a une fois affronté, je n'en reviens point. MARTON, d'un air triste et attendri. Parlez-lui, Madame, je vous laisse. ARLEQUIN, quand Marton est partie. Vous ne me répondez point, Madame ? ARAMINTE. Il peut venir. - 91 - SCÈNE XII. Dorante, Araminte. ARAMINTE. Approchez, Dorante. DORANTE. Je n'ose presque paraître devant vous. ARAMINTE, à part. Ah ! Je n'ai guère plus d'assurance que lui. Haut. Pourquoi vouloir me rendre compte de mes papiers ? Je m'en fie bien à vous. Ce n'est pas là-dessus que j'aurai à me plaindre. DORANTE. Madame... J'ai autre chose à dire... Je suis si interdit, si tremblant que je ne saurais parler. ARAMINTE, à part, avec émotion. Ah ! Que je crains la fin de tout ceci ! DORANTE, ému. Un de vos fermiers est venu tantôt, Madame. ARAMINTE, émue. Un de mes fermiers !... Cela se peut bien. DORANTE. Oui, Madame... il est venu. ARAMINTE, toujours émue. Je n'en doute pas. DORANTE, ému. Et j'ai de l'argent à vous remettre. ARAMINTE. Ah ! De l'argent... nous verrons. - 92 - ARAMINTE, le regardant quelque temps sans parler. Si j'apprenais cela d'un autre que de vous, je vous haïrais sans doute ; mais l'aveu que vous m'en faites vous-même dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m'aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon coeur n'est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi. DORANTE. Quoi ! La charmante Araminte daigne me justifier ! ARAMINTE. Voici le Comte avec ma mère, ne dites mot, et laissez-moi parler. SCÈNE XIII. Dorante, Araminte, Le Comte, Madame Argante, Dubois, Arlequin. MADAME ARGANTE, voyant Dorante. Quoi ! Le voilà encore ! ARAMINTE, froidement. Oui, ma mère. Au Comte. Monsieur le Comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n'y faut plus penser : vous méritez qu'on vous aime ; mon coeur n'est point en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d'un rang qui vous convienne. MADAME ARGANTE. Quoi donc ! Que signifie ce discours ? LE COMTE. Je vous entends, Madame, et sans l'avoir dit à Madame Montrant Madame Argante. Je songeais à me retirer ; j'ai deviné tout ; Dorante n'est venu chez vous qu'à cause qu'il vous aimait ; il vous a plu ; vous voulez lui faire sa fortune : voilà tout ce que vous alliez dire. - 95 - ARAMINTE. Je n'ai rien à ajouter. MADAME ARGANTE, outrée. La fortune à cet homme-là ! LE COMTE, tristement. Il n'y a plus que notre discussion, que nous réglerons à l'amiable ; j'ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole. ARAMINTE. Vous êtes bien généreux ; envoyez-moi quelqu'un qui en décide, et ce sera assez. MADAME ARGANTE. Ah ! La belle chute ! Ah ! Ce maudit intendant ! Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira ; mais il ne sera jamais mon gendre. ARAMINTE. Laissons passer sa colère, et finissons. Ils sortent. DUBOIS. Ouf ! Ma gloire m'accable ; je mériterais bien d'appeler cette femme-là ma bru. ARLEQUIN. Pardi, nous nous soucions bien de ton tableau à présent ; l'original nous en fournira bien d'autres copies. FIN - 96 - PRIVILÈGE DU ROI. LOUIS, par le grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre : À nos amés et féaux conseillers les gens tenant nos cours de Parlement, Maîtres de requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-conseil, prévôt de Paris, baillifs, sénéchaux, leurs lieutenants civils, et autres justiciers qu'il appartiendra, Salut. Notes bien-amé PIERRE PRAULT père, Libraire imprimeur de nos Fermes et droits à Paris, nous ayant fait remontrer qu'il souhaiterait faire imprimer ou imprimer et donner au public, Nouveau recueil des Pièces du Théâtre Italien ; Le Diable boiteux ; Histoire d'Osman, Premier du nom ; La Vérités triomphante de l'Erreur, s'il nous plaisait de lui accorder privilège sur ce nécessaires, offrant pour cet effet des les imprimer ou faire imprimer en beaux papier et beaux caractères, suivant la feuille imprimées et attachée pour modèle sous le contre-cel des présentes. À CES CAUSES, voulant traiter favorablement ledit exposant, Nous lui avons permis et permettons par ces présentes de faire imprimer ou imprimer lesdits livres ci-dessus spécifiés, en un ou plusieurs volumes, conjointement ou séparément et autant de fois que bon lui semblera, et de les vendre, faire vendre et débiter par tout notre royaume, pendant le temps de neuf années consécutives, à compter du jour de la date desdites présentes. Faisons défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient d'en introduire d'impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance : Comme aussi à tous Libraires, Imprimeurs et autres, d'imprimer, faire imprimer, vendre, débiter ni contrefaire lesdits livres ci-dessus exposés, en tout ni en partie, ni d'en faire aucuns extraits, sous quelque prétexte que ce soit d'augmentation, changement de titre, ou autrement sans la permission expresse dudit exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de sis mille livres d'amende contre chacun des contrevenants, dont un tier sà Nous, un tiers à l'Hôtel-Dieu de Paris, l'autre tiers audit exposant, et de tous dépens, dommages et intérêts ; à la charge de ces présentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des libraires et Imprimeurs de Paris dans trois mois de la date d'icelle : Que l'impression de ces livres sera faite dans notre royaume et non ailleurs, et que l'impétrant se conformera en tout aux règlements de la Librairie, et notamment à celui du 10 avril 1725, et qu'avant que de l'exposer en vente, les Manuscrits et imprimés qui auront servis de copie à l'impression desdits livres seront remis dans le même état où l'approbation y aura été données, ès mains de notre très cher et féal Chancelier de France, le sieurDaguesseau, Commandeur de nos ordres ; et qu'il en sera ensuite remis deux exemplaires dans notre Bibliothèque publique ; un dans celle de notre Château du Louvre, et un dans celle de notre dit très cher et féal Commandeur de nos ordres, le tout à peine de nullité des présentes : Du contenu - 97 -
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