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Les modificateurs argumentatifs et leur fonction dans des fables de La Fontaine, Thèse de Littérature française

Typologie: Thèse

2018/2019

Téléchargé le 11/09/2019

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Télécharge Les modificateurs argumentatifs et leur fonction dans des fables de La Fontaine et plus Thèse au format PDF de Littérature française sur Docsity uniquement! HAL Id: tel-00413502 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00413502 Submitted on 20 Sep 2009 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les modificateurs argumentatifs et leur fonction dans des fables de La Fontaine Essam Abdel Fattah To cite this version: Essam Abdel Fattah. Les modificateurs argumentatifs et leur fonction dans des fables de La Fontaine. Sciences de l’Homme et Société. Université du Caire, 2001. Français. ￿tel-00413502￿ 1 Université du Caire Faculté des Lettres Département de langue et de littérature françaises Les modificateurs argumentatifs et leur fonction dans des fables de La Fontaine. Thèse de doctorat Présentée par Essam ABDEL FATTAH Sous la direction de Mme le Prof. Christine SIRDAR-ISKANDAR Professeur à la faculté des Lettres Université du Caire Le Caire-2006 4 Sommaire Page Introduction…………………………………………………………....1 Première Partie Fondements méthodologiques…………………………………….….11 Chapitre I Les hypothèses externes……………………………………………...21 Chapitre II Les hypothèses internes………………………………………………31 Chapitre III La polyphonie dans la langue……………………………………......36 Partie II L’argumentation et les topoï………………………………………….62 Chapitre I Du descriptivisme à l’argumentation………………………………..66 Chapitre II La théorie des topoï…………………………………………………...99 Chapitre III La théorie des blocs sémantiques…………………………………..134 Partie III Les modificateurs argumentatifs…………………………………....158 Chapitre I Modificateurs déréalisants et modificateurs réalisants…………...164 Chapitre II Les mots lexicaux…………………………………………………….179 5 I. Les adjectifs……………………………………………………...180 2. Les adverbes……………………………………………………..187 Chapitre III La problématique de la déréalisation……………………………....247 I. Le problème du ne…que.....................................................248 II. Les expressions de datation……………………………......267 1. Les datations d’événements………………………………......269 2. Les datations de moments………………………………….....293 Chapitre IV Les modificateurs et les internalisateurs……………………......324 Conclusion……………………………………………………......356 6 Les modificateurs argumentatifs et leur fonction dans des fables de La Fontaine Thèse de doctorat présenté par Essam Abdel Fattah à la faculté des lettres, l’université du Caire (département de langue et de littérature françaises) Introduction 9 tous les énoncés de cette phrase, quelle que soit la situation de discours où elle serait employée. Si donc la situation de discours charge l'énoncé de nouveaux sens, ceux-ci, selon cette approche, devraient rejoindre le sens littéral de la phrase sous-jacente à l'énoncé. Mais si la variation de sens s'oppose radicalement au sens littéral attribué par le linguiste à la phrase, celui-ci aura à choisir entre deux solutions: ou bien fermer les yeux sur ce contre-exemple en le prenant pour anormal, ou bien réviser sa construction du sens littéral pour le réadapter à la nouvelle situation. Il est évident qu'en réduisant le rôle de la linguistique à la création du sens littéral, cette conception ne permet aucun échange entre la linguistique et l'analyse de textes. C'est cette approche que rejette catégoriquement la pragmatique linguistique. Quant à la seconde conception, que défend la pragmatique linguistique, elle prend la phrase pour une entité abstraite dont la signification est un ensemble de directives permettant à tout interprétant de découvrir le sens de l'énoncé de cette phrase, vu la situation de discours. Même au cas où la situation de discours charge l'énoncé de nouveaux sens qui le rendent récalcitrant à la signification, celle-ci devra, par une multitude de processus interprétatifs, inciter l'analyse linguistique à imaginer les multiples variations possibles de sens. Or si les tendances pragmatiques refusent l'opposition classique entre sens littéral et sens non littéral, elles ne s'accordent pas sur deux questions relatives aux limites linguistiques de l'activité énonciative: les propriétés de l'énonciation et les processus inférentiels liés au traitement pragmatique de l'énoncé. Pour la pragmatique intégrée, les aspects énonciatifs sont intégrés dans le code linguistique (la langue au sens saussurien du terme), y compris aussi la propriété de l'énonciation à faire allusion à elle-même (à l'activité énonciative). De plus, 10 les processus inférentiels mis en œuvre dans le traitement pragmatique de l'énoncé sont spécifiques au langage, qu'ils soient déclenchés ou gouvernés par des mots ou des expressions linguistiques particulières. Il s'agit ici de processus argumentatifs scalaires de nature non déductive. Quant à la pragmatique cognitive, elle rattache l'activité énonciative et ses divers aspects aux opérations du traitement pragmatique liées au système de la pensée. Elle considère l'aspect sui-référentiel de l'énonciation comme un cas particulier relevant de l'usage interprétatif d'une expression. En ce qui concerne les processus inférentiels pragmatiques, ils sont, dans cette perspective, indépendants du langage, c'est-à-dire qu'ils interviennent aussi bien dans des raisonnements non linguistiques que dans la compréhension des énoncés. Il s'agit là de processus inférentiels déductifs 1 . Cette différence entre les deux approches pragmatiques: intégrée et cognitive amène à une conclusion importante quant à la relation de l'énoncé avec le monde. Conformément à la thèse de la pragmatique intégrée, on ne pourrait pas attribuer à l'énoncé une valeur de vérité puisque le langage naturel impose ses propres processus argumentatifs dans le discours. Par contre, l'approche de la pragmatique cognitive attribue à l'énoncé une valeur de vérité étant donné que les processus pragmatiques mis en œuvre dans l'activité énonciative ne sont pas spécifiques au langage. 1 D. Wilson, D. Sperber, « Forme linguistique et pertinence », Cahiers de linguistique françaises 11, Université de Genève, 1990, p.13-53. S’inscrivant dans la tradition gricéenne, les deux auteurs insistent sur la faculté humaine d’avoir des états mentaux et d’en attribuer à autrui, de se les représenter et d’en tirer des conséquences, c'est-à-dire sur la faculté d’inférer. Ils considèrent également que l’interprétation des énoncés doit rendre compte de tous les contenus communiqués par le locuteur, dont bon nombre ne le sont pas explicitement ; le principe fondateur de cette interprétation est le principe de pertinence. Découlant de la communication ostensive- inférentielle, ce principe stipule que tout énoncé suscite chez l’interlocuteur l’attente de sa propre pertinence. Voir la théorie de la pertinence de ces deux auteurs dans leur ouvrage : La pertinence. Communication et cognition, Minuit, 1989. 11 La théorie de l’argumentation intégrée dans la langue, objet de notre étude, fait l’hypothèse que la construction du sens de l’énoncé n’est pas une mise en correspondance des mots avec le monde, les mots ne représentant pas la réalité. Les mots de la langue ne servent pas à représenter la nature des choses, ni même nos idées, mais ils servent seulement à rendre possibles d’autres mots, à faire du discours, ce qui met en doute la possibilité d’obtenir des conclusions rationnelles avec des mots. Ayant la vertu de rendre possibles certaines conclusions, la plupart des mots et des constructions syntaxiques ont un sens non pas informationnel mais argumentatif. Ainsi, dans la perspective de la pragmatique intégrée, la langue dispose d’un arsenal gigantesque de dispositifs argumentatifs intrinsèques aux mots. Cependant, il faudrait souligner que les mots ou les énoncés qui se dirigent vers les mêmes conclusions ne le font pas avec les mêmes forces, certaines de ces forces étant supérieures aux autres. L’argumentation est donc de nature graduelle. A l’intérieur d’une orientation argumentative donnée, on trouve même des mots marquants une force supérieure à celle des autres, comme le morphème « même ». Autrement dit, la force avec laquelle un énoncé appelle son enchaînement argumentatif peut différer selon les mots dont cet énoncé est composé. Mais en quoi consiste cette force ? Quel est son rôle dans les enchaînements argumentatifs ? D’ailleurs, si les enchaînements argumentatifs sont loin d’être des inférences déductives, qu’est-ce qui peut bien garantir le passage d’un énoncé présenté comme argument à un autre énoncé présenté comme conclusion ? 14 Cet affrontement implique la mise en œuvre de tous les dispositifs argumentatifs de discours et nous permet par suite de voir clair la pertinence des modificateurs argumentatifs dans les stratégies discursives des interlocuteurs. Il s’agit d’un univers où les croyances des interlocuteurs s’imposent implicitement comme topoï, tantôt concordant, tantôt discordant, dans les enchaînements de leurs énoncés. Nous verrons dans quelle mesure les modificateurs argumentatifs permettent une meilleure approche et une meilleure compréhension des textes littéraires. Notre étude comportera donc trois parties. Dans la première partie, consacrée aux fondements méthodologiques de «la théorie de l’argumentation intégrée dans la langue » (en abréviation l’ADL), nous traiteront tout d’abord les hypothèses théoriques externes de la description sémantique dans l’ADL. Ensuite, nous aborderons les hypothèses internes qui servent à l’explication et à l’analyse des phénomènes linguistiques. Dans cette partie, nous traiterons également la théorie polyphonique donnée comme un exemple fondamental qui illustre les rapports étroits entre les hypothèses externes et les hypothèses internes dans la description sémantique du discours et qui se présente comme une conception de base pour l’analyse argumentative dans l’ADL. Dans la deuxième partie, nous suivons l’évolution de l’ADL depuis le descriptivisme jusqu’à l’argumentativisme. Dans cette partie, nous mettrons en lumière la conception des « échelles argumentatives » et la différence entre les lois argumentatives et lois inférentielles. Cette conception, comme nous le verrons, est un des fondements majeurs de la théorie de l’argumentation. Nous y traiterons également « la théorie des topoï » qui joue un rôle primordial dans 15 l’enchaînement argumentatif du discours et la théorie des blocs sémantiques qui se pose comme une version non topique, élaborée récemment par les travaux de Marion Carel Dans la troisième partie, consacrée à la problématique des modificateurs argumentatifs : réalisants, déréalisants et surréalisants, nous traiterons le problème des adjectifs et des adverbes, le problème de certains opérateurs argumentatifs qui ont fonction de déréalisant dans le discours comme ne…que et la datation des événements et des états. Nous étudierons également la position des modificateurs dans la sémantique des blocs sémantiques et la notion d’internalisateurs normatif et transgressif qui, tout en appartenant à la même catégorie des modificateurs, constituent une sous-classe différente. Dans cette partie, nous procédons plus largement que dans les parties précédentes à l’analyse des modificateurs et de leur fonction dans le texte littéraire à partir d’un corpus d’une étendue variant entre des extraits des fables de La Fontaine et des fables entières. Il s’agit de montrer dans quelle mesure la notion de modificateur est opératoire dans l’analyse des fables. 16 Première partie Fondements méthodologiques 19 2. Pour déterminer le rapport quantitatif entre presque x et x, il faudrait chercher si le locuteur argumente à partir de l’importance ou de la faiblesse de la quantité dont il parle(x), si la conclusion serait mieux ou moins bien servie par l’attribution à x d’une valeur supérieure que par celle d’une valeur inférieure. Si le locuteur argumente à partir de la faiblesse de x (le bon marché de l’euro), comme dans (a) (et comme dans l’énoncé précédent du chien « Presque rien »), presque x aura une valeur supérieure à x, mais s’il argumente dans le but de montrer la cherté de x, comme c’est le cas de (b), presque x aura une valeur inférieure à x. Le sémanticien serait donc amené à dire que, pour déterminer le sens d’un énoncé, il est indispensable de chercher l’intention argumentative du locuteur. Autrement dit, l’intention argumentative du locuteur est un élément central dans la description sémantique de l’énoncé. Une phrase comportant l’opérateur presque ne saurait préjuger de l’intention du locuteur, mais elle demande à quiconque veut interpréter un énoncé contenant cet opérateur, de chercher sa visée argumentative ou l’intention argumentative de son locuteur pour pouvoir déterminer son sens. Le sémanticien devrait donc distinguer deux entités différentes : une entité abstraite dont la fonction essentielle est de donner des instructions permettant à tout interprétant d’accéder au sens de l’énoncé proféré dans une situation de discours et une entité concrète et observable résultant de la réalisation de la phrase dans une situation de discours. La première entité n’est rien d’autre que la phrase, quant à la seconde, elle s’applique à l’énoncé. La phrase doit donc être conçue, dans cette optique, comme une entité abstraite qui ne contient que des directives adressées à tout interprétant pour l’aider à décoder le sens de l’énoncé de cette phrase. Déterminer l’ensemble de directives contenues dans la phrase, c’est déterminer sa « signification ». N’ayant pas de contenu sémantique susceptible d’être objet de communication, puisqu’elle ne renferme que des ordres, la signification est réservée à la phrase. 20 Quant à l’énoncé, il doit être conçu comme une entité concrète, un produit de l’expérience observable puisque c’est une réalisation de la phrase dans une situation de discours. Le sens de l’énoncé n’est donc pas ici le produit d’une association prétendue d’un sens littéral fixe se trouvant dans la signification de la phrase et, par la suite, dans tous ses énoncés possibles avec quelques ingrédients apportés par la situation de discours où chaque énoncé a été employé, mais une construction faite dans un processus fondé sur l’exécution des instructions contenues dans la signification de la phrase sous-jacente à l’énoncé. Si, conformément aux instructions d’une phrase, on doit, pour construire le sens de son énoncé, chercher l’intention argumentative de son locuteur et les entités sémantiques liées par tel ou tel connecteur (selon les modalités à définir pour chaque connecteur), vu la situation de discours, le sens de l’énoncé sera sans doute différent selon la situation discursive. En admettant que la signification d’une phrase comporte l’indication des moules à remplir pour obtenir le sens de son énoncé et aussi l’indication de multiples possibilités quant à la manière de les remplir, on devra s’attendre aux multiples variations du sens. Chaque fois qu’on réalise la même phrase en un moment ou en un lieu différent, on donne naissance à un nouvel énoncé différent de la même phrase. 3. Si l’on veut présenter d’une manière plus détaillée les instructions contenues dans la signification de la phrase sous-jacente à l’énoncé : « Presque rien… : donner la chasse aux gens Portant bâtons, » il faut noter qu’elles mettent en place les différents mouvements argumentatifs dont la confrontation dans le discours constitue le sens en prenant la forme d’un dialogue où l’on entend se confronter plus d’une voix. Ainsi la phrase « Presque rien » demande de se représenter, une fois extraites les informations pertinentes relatives à la situation de discours, une sorte de 21 dialogue mis en scène par le locuteur (le chien), dialogue dont la phrase nous donne la synopsis. Dans l’énoncé Presque rien, un premier énonciateur soutiendrait que le loup ne serait chargé de rien, s’il acceptait le travail proposé par le chien, ce travail n’imposant à celui qui l’accepte ni effort ni charge. Cet énonciateur utiliserait ce fait pour une argumentation fondée sur l’absence de tout effort et de toute charge fatigante dans l’emploi proposé au loup par le chien. Un deuxième énonciateur, à visée argumentative contraire, fondée sur la grosse et pénible responsabilité qu’entraîne cet emploi, donnerait à celui-ci une image plus grave et plus sérieuse. On peut identifier à cet énonciateur l’allocutaire (le loup) que le chien tache de persuader de travailler comme lui. On y trouve en plus un troisième énonciateur qui, bien que d’accord avec le deuxième énonciateur sur les faits, notamment le fait que le travail proposé exigerait quand même des taches à faire, reviendrait au mode d’argumentation du premier énonciateur en présentant comme négligeable la différence entre la quantité de taches exigées et le néant. Si donc le sémanticien, dans son observation de l’énoncé, s’attache à suivre la confrontation des mouvements argumentatifs (ou bien les voix) mis en place dans l’énoncé par le locuteur, ce n’est que parce que tout énoncé, conformément aux instructions de la phrase, est polyphonique. Récapitulons la démarche méthodologique que nous avons suivie depuis notre observation de l’énoncé « Presque rien ». On a commencé par l’observation d’un fait : un énoncé produit dans une certaine situation discursive et qui y reçoit une interprétation, une lecture. Ensuite, on a cherché le mécanisme responsable de cette interprétation qui, elle-même, est une partie du donné. Dans notre observation de l’énoncé, nous avons décrit ses mouvements argumentatifs et montré la représentation théâtrale que cristallise la 24 prévoir les valeurs argumentatives ouvertes de leurs énoncés, à l’exclusion de leurs utilisations cachées » 1 . D’après cette même théorie, la présence de certains morphèmes, comme « peu » ou « presque », dans certaines phrases les prédestinent à servir certains types de conclusions plutôt que d’autres. On remarque bien ici que notre description de l’énoncé Presque rien le subsume sous les concepts que justifie la théorie de l’argumentation dans la langue. Cette circularité caractéristique de la conception méthodologique dans la sémantique linguistique a des conséquences importantes sur les rapports entre la linguistique (lieu où se construisent les modèles théoriques, c’est-à-dire les hypothèses internes) et l’analyse de textes (lieu où le linguiste choisit ses hypothèses externes en décrivant les énoncés) 2 . 1/ Si le sémanticien édifie un modèle théorique qui fabrique le phénomène observable (l’attribution du sens à un énoncé) et l’explique, il ne lui sera donc pas légitime de prétendre que son modèle théorique corresponde à un modèle réel existant dans la langue en soi. Si, dans les recherches empiriques, le principe de vérification qui consiste à vérifier l’existence d’une analogie entre telle ou telle proposition et le réel qu’elle prétend exprimer, on ne peut pas revendiquer aux modèles linguistiques théoriques cette propriété de vérité ou de vraisemblance puisque ces modèles n’expliquent en fait que ce qu’ils fabriquent. On ne peut pas par exemple conclure à une certaine analogie ou correspondance entre le modèle théorique par lequel on explique l’énoncé « Presque rien… » et une certaine réalité extralinguistique vérifiant ce modèle. 2/ C’est cette circularité méthodologique qui « permet à la linguistique de jouer dans l’analyse de textes un rôle incitatif » 3 . Car si l’on commence par observer des énoncés dotés de sens, on parvient à construire un modèle théorique qui 1 Idem, p.30. 2 Ibid, p.23. 3 Ibid, p.32. 25 consiste à attribuer à la phrase sous-jacente à l’énoncé une signification susceptible d’expliquer l’interprétation des énoncés. Non seulement les modèles de phrases expliquent l’interprétation initiale du discours observé, mais ils se présentent de plus comme sources d’interprétations pour d’autres énoncés des mêmes phrases. Ainsi, la linguistique ne se contente pas d’emprunter aux textes des exemples, mais elle se présente comme donneuse d’interprétation. 3/ Si, en vertu des hypothèses externes qui déterminent notre manière d’observer les faits F, on arrive à leur donner la description X et à construire, pour les expliquer, des modèles théoriques (hypothèses internes) Z, on pourra, un jour, rencontrer d’autres faits ₣ apparentés d’une façon ou d’une autre aux premiers. Dans cette nouvelle situation, les modèles théoriques qui nous ont auparavant servi à expliquer les faits F détermineront notre description de nouveaux faits ₣ dans la deuxième situation. Autrement dit, les hypothèses internes construites pour expliquer les faits F vont servir d’hypothèses externes dans l’observation des faits ₣ apparentés aux premiers. Si, à titre d’exemple, on a pu construire un certain modèle théorique qui explique le comportement de « presque » à partir de notre observation de ce morphème dans l’énoncé Presque rien, ce modèle ( hypothèse interne) va dorénavant constituer le cadre conceptuel de notre observation du même morphème dans d’autres discours. Or il arrive parfois que les nouveaux faits ₣ correspondent difficilement au modèle théorique établi pour expliquer les faits F, ce qui impose de réinterpréter les nouveaux exemples ( les nouveaux faits ₣) de façon que le modèle leur soit applicable. Ceci dit, le sémanticien devra recourir aux processus interprétatifs nécessaires qui lui permettraient d’appliquer le modèle théorique ou les hypothèses internes aux faits récalcitrants. Les contraintes que le modèle théorique impose pour la réinterprétation des faits ₣ sont en fait « le coût théorique » 1 des hypothèses internes. 1 O.Ducrot, les mots du discours, Minuit, 1980, p.24 26 CHAPITRE I Les hypothèses externes Il ne faut pas confondre les interprétations des énoncés que le linguiste prend pour faits avec « les valeurs immédiates des énoncés » 1 . Etant imprécises et hétérogènes, les valeurs immédiates embrassent toutes les idées que peut évoquer un énoncé à l’esprit, même si ces idées ou ces évocations n’ont pas de rapport direct avec le champ sémantique de l’énoncé. Admettons qu’un énoncé me rappelle une situation comique dans un film parce qu’un énoncé analogue y a été prononcé par tel ou tel acteur, cela ne signifie en aucun cas que la situation comique devrait être inclus dans le sens de l’énoncé. Il existe de multiples raisons psychologiques qui pourraient expliquer les associations d’idées ou les évocations que peut déclencher la présence ou l’absence de tel ou tel mot dans l’énoncé. En plus, les valeurs immédiates des énoncés, vu leur hétérogénéité, ne permettent pas au linguiste de construire les significations des phrases sous-jacentes à ces énoncés. Il ne lui est possible en aucun cas de partir de ces valeurs immédiates pour édifier des modèles théoriques censés expliquer l’interprétation sémantique des énoncés ; d’où la nécessité, pour rétablir l’homogénéité dans l’interprétation sémantique, de prendre un certain nombre de décisions qui détermineraient l’observation des énoncés. Ces décisions consistent en somme à introduire dans l’interprétation sémantique de l’énoncé des éléments qui, bien qu’enracinés dans le sens, sont inapparents. La première décision consiste à établir une conception énonciative du sens, c’est-à-dire à poser que « le sens d’un énoncé (aussi bien performatif que constatif) est une description de son énonciation, une caractérisation de 1 O.Ducrot, dire et ne pas dire, Hermann, 1997, p.316. 29 3. Le sens de l’énoncé est une image de l’événement historique constitué par l’apparition de cet énoncé, de telle sorte que le concept d’énonciation, dans cette optique, n’a rien de psychologique et n’implique même pas l’hypothèse que l’énoncé soit produit par un sujet parlant. La deuxième décision ou hypothèse externe consiste à distinguer dans toute phrase sous-jacente à l’énoncé son aptitude argumentative intrinsèque de son aptitude à véhiculer des informations. C’est la première toute seule qui détermine l’orientation argumentative de la phrase, orientation qui peut ne pas être exploitée dans son utilisation argumentative. Autrement dit, l’orientation argumentative de la phrase permet de prévoir les valeurs argumentatives ouvertes de ses énoncés à l’exclusion de toute autre utilisation argumentative cachée à partir des informations véhiculées par ces énoncés. Dans « La Lice et sa Compagne » 1 , la lice, étant au terme de sa grossesse, emprunte à sa compagne sa hutte afin de pouvoir y mettre bas ses petits. Au bout de quelque temps, sa compagne revient pour récupérer sa hutte, mais la lice lui demande encore un délai : « La lice lui demande encore une quinzaine. Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine. Pour faire court, elle l’obtient. » Si l’on analyse l’énoncé Ses petits ne marchaient…qu’à peine, on remarque que cet énoncé se présente comme destiné à induire chez son destinataire une certaine conclusion visée par son énonciateur (la lice) : ses petits sont encore incapables de bouger. C’est vers cette conclusion que l’énoncé est orienté du fait qu’il comporte les morphèmes : ne…que et à peine. La présence de ces morphèmes dans la phrase sous-jacente à l’énoncé la prédestine à servir un certain type de conclusions plutôt que d’autres. Les conclusions vers lesquelles mène cet énoncé sont les mêmes conclusions qui se 1 Livre II, fable 7. 30 tirent de l’assertion négative du même énoncé : Ses petits ne marchaient pas. Or on peut tirer du même énoncé une autre conclusion contraire à la précédente : Ses petits sont capables de marcher. Cette conclusion, déductible des informations véhiculées par l’énoncé, pourrait être celle que le locuteur a visée, mais d’une manière voilée. La conception du sens que la théorie de l’argumentation dans la langue cherche à édifier ne considère que la conclusion liée à l’orientation argumentative de l’énoncé en tant qu’elle constitue le sens de l’énoncé. Cette décision implique deux distinctions importantes : 1/ distinction entre deux couches de conclusions : conclusions liées à la structure argumentative de la phrase et faisant partie du sens de l’énoncé et autres conclusions qui tiennent aux diverses stratégies possibles, offertes par le discours. 2/ distinction entre deux valeurs argumentatives relatives aux orientations argumentatives intrinsèques à la phrase : valeur de justification et valeur de concession. Dans l’exemple précédent de la lice, l’énoncé : Ses petits ne marchaient, disait- elle, qu’à peine vient étayer l’énoncé précédent : La lice lui demande encore une quinzaine. Il s’agit ici d’une valeur de justification. Dans « L’Aigle et l’Escarbot », fable 8, livre II, lorsque le Lapin, pour échapper à l’Aigle qui le poursuit, se réfugie dans le trou de l’Escarbot, celui-ci dit à l’aigle : « Princesse des oiseaux, il vous est fort facile D’enlever, malgré moi, ce pauvre malheureux ; Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie ; » La suite qui précède mais est orientée vers une conclusion du type : il est inutile qu’on vous oppose une résistance pour vous empêcher d’enlever le lapin. Cependant, ce qui suit mais (ne me faites pas cet affront, je vous prie) n’est pas 31 là pour justifier la conclusion, mais au contraire, pour lui apporter une sorte de restriction, puisqu’elle conduit à une conclusion du type : Je ne resterai pas à vous regarder enlever le lapin sans rien faire ! Il s’agit ici d’une concession rendue possible par la présence de mais et la structure argumentative de l’énoncé qu’il introduit. Or, il faudrait noter que la concession, bien qu’apportant une restriction, sert d’une manière indirecte à justifier l’attitude du locuteur. En montrant qu’il prend en considération les arguments de son adversaire (l’Aigle), le locuteur (l’Escarbot) confère à ses propres thèses une impartialité et un sérieux qu’elles n’auraient pas si elles étaient présentées de façon abrupte. La troisième décision ou hypothèse externe consiste à considérer que tout énoncé est polyphonique. Conformément à cette décision, tout énoncé fait s’exprimer une pluralité de voix de telle sorte que l’énonciation se présente comme une théâtralisation où l’on a affaire à plusieurs rôles distribués à plusieurs instances discursives. - Le locuteur, marqué par les différentes marques et les pronoms de la première personne est le metteur en scène qui se charge de distribuer les rôles entre les acteurs (les énonciateurs). C’est lui qui assume tout seul la responsabilité des actes illocutoires. Or cette instance peut se manifester de deux manières différentes : a/ locuteur en tant que source de discours ( locuteur en tant que tel 1 ) b/ locuteur en tant qu’objet de discours ( locuteur en tant qu’être du monde 2 ). - Les énonciateurs qui ne sont responsables que des points de vue exprimés dans le discours. Notons que l’auteur empirique du discours n’a pas à être pris en compte dans l’analyse pragmatique, vu sa qualité extra discursive. 1 O.Ducrot, Le dire et le dit, Minuit, 1984, p.199. 2Idem, p.199. 34 prémédité et dirigé vers les dédaigneux et les arrogants pour les punir. Reste à savoir comment cette analogie se répercute sur la signification de la phrase et réciproquement. Les partisans du « sens littéral » pourraient soutenir qu’au sens littéral de l’énoncé (renverser le Chêne) s’ajoute un sens métaphorique redoubler ses efforts pour déraciner qui personnifie le vent violent en le comparant à l’homme puisque c’est l’homme qui est susceptible de redoubler ses efforts pour atteindre ses buts et rétablir la justice. L’utilisation d’une expression propre aux humains redoubler ses efforts pour caractériser l’action du vent attribue à celui-ci un caractère humain. Mais on peut imaginer une interprétation sémantique liée aux lieux communs et au code moral de la société dans la mesure où ceux-ci incitent à la modestie et rejettent l’arrogance, la prenant pour une attitude contraire à la bonne morale et, par conséquent, punissable. Le linguiste peut trouver dans cette interprétation une justification pour décrire la phrase de manière différente de celle que soutiennent les partisans du sens littéral. D’après la conception polyphonique de l’énoncé, on peut dire que le locuteur met en scène, dans son énoncé, un énonciateur présentant le vent comme un bourreau délégué par le Ciel pour punir les arrogants. N’ayant pas l’intention d’asserter un fait réel, le locuteur se distancie de son énonciateur, ce qui permet à l’énoncé, en vertu d’une loi de discours, de servir à un autre acte illocutoire que celui pour lequel il est spécialisé. Autrement dit, la mise en scène par le locuteur d’un énonciateur décrivant le vent comme un bourreau, énonciateur dont le locuteur se distancie, est susceptible de convertir l’assertion à un acte dérivé d’avertissement contre toute attitude arrogante 1 . Ainsi le recours à la métaphore, qui est un composant du sens, constitue un moyen pour produire, en le renforçant, un autre acte illocutoire dérivé. 1 Voir l’analyse polyphonique des « actes dérivés » dans : O.Ducrot, Le dire et le dit, Minuit, Paris, p. 227-228 ; voir également notre thèse de magistère « La polyphonie dans Jacques le fataliste de Diderot, thèse de l’université du Caire, non publié, p.107-113. 35 Le sémanticien, lui, trouve dans l’interprétation sémantique de l’énoncé qui comporte dans son sens un composant rhétorique une justification pour déterminer la valeur sémantique (la signification) de la phrase sous-jacente à l’énoncé. Cette analyse montre encore une fois la démarche circulaire caractéristique de la sémantique linguistique : le choix du linguiste, pour construire la signification de la phrase, est fondé sur l’interprétation rhétorique de l’énoncé, qui est faite, à son tour, à partir d’une certaine conception linguistique du sens. 36 CHAPITRE II Les hypothèses internes Comme nous l’avons montré, le sémanticien se trouve devant un fait qu’il doit expliquer. Il observe des discours, réels ou imaginaires, où des énoncés sont affectés de sens. Le fait qu’il observe est un énoncé qui, produit dans une certaine situation, reçoit une interprétation ou un sens. Pour déterminer le fait observé, le sémanticien le décrit en employant les formules d’un langage scientifique dont on suppose l’adéquation. Les concepts de ce langage sont les hypothèses qui déterminent comment les faits sont décrits par le sémanticien. Reste maintenant à chercher le mécanisme ou le modèle théorique qui est responsable de l’interprétation donnée à l’énoncé. Pour trouver ce mécanisme, le sémanticien entreprend de reproduire le phénomène observé ou de simuler sa production. Pour ce faire, il construit une sorte de machine abstraite dans laquelle il introduit un mécanisme artificiel considéré par lui comme analogue à celui qui, existant dans la nature, produit le phénomène observé. Il faudrait ici noter que l’imitation de la nature par une construction artificielle a pour objectif de fournir des hypothèses sur le processus caché commandant le phénomène observé. En d’autres termes, le sémanticien en choisissant d’observer l’interprétation sémantique de l’énoncé dans une perspective déterminée par les hypothèses externes qu’il a adoptées, devra ensuite les justifier par des explications ou par un autre type d’hypothèses : les hypothèses internes. Mais qu’est-ce que les hypothèses internes ? Si le phénomène observé consiste en une description d’énoncés, c’est-à-dire une représentation linguistique de leur réalité physique, de leur situation d’emploi et de leur sens, le mécanisme théorique que le sémanticien met en place pour expliquer le phénomène observé devra permettre de déduire que telle suite de lettres ou de sons, utilisée dans telle ou telle situation devrait avoir tel ou tel sens. Il en résulte que le mécanisme théorique consistera en un ensemble de 39 l’observation. Elle tient à ce que le discours fait apparaître une pluralité de voix parlantes. Dire d’un énoncé qu’il est polyphonique signifie qu’il fait s’exprimer plus d’une voix et que le discours cristallise une sorte de théâtralisation dans laquelle le locuteur joue le rôle de metteur en scène. Quant à la notion d’argumentation linguistique, elle implique que la langue est régie par des lois argumentatives différentes des lois logiques et que ces lois sont responsables du phénomène de la gradation qui caractérise les éléments du discours. Ainsi, la théorie de l’argumentation dans la langue est fondée sur tout un ensemble d’hypothèses reflétant une certaine conception de la langue. Admettant cette conception de base, le sémanticien doit se contenter de prendre pour évidence la vision des faits impliquée par cette théorie sans pouvoir expliciter ni cette vision ni la relation qui unit les faits et la théorie. Il serait donc possible d’adopter une autre conception qui présenterait une autre vision des faits. On peut, à titre d’exemple, partir d’une conception logique de la langue, conception qui se sert du calcul des propositions et de la notion de vérité pour la description sémantique. Mais le sémanticien qui part de telle ou telle conception en tant que postulat de ses recherches théoriques, devra montrer comment une telle conception retenue se répercute dans le détail de l’interprétation textuelle. D’ailleurs, il faudrait noter que toute théorie linguistique n’est qu’un mécanisme, parmi d’autres, qui essaie de donner une représentation de la langue. Il serait donc fructueux de penser que la langue est inséparable des théories linguistiques et que les phénomènes observés sont indiscernables des conséquences déduites de ces théories, étant donné la relation particulière entre la linguistique et l’analyse de textes et de discours. Pour éclairer les rapports entre les hypothèses externes et les hypothèses internes, nous allons traiter la conception polyphonique qui pose un certain 40 nombre d’hypothèses externes dans l’observation des phénomènes linguistiques et fournit des modèles d’analyse permettant, en tant qu’hypothèses internes, d’expliquer ces phénomènes 41 CHAPITRE III La polyphonie dans la langue 1 Il existe deux façons d’observer les phénomènes linguistiques : 1. Soit admettre comme postulat de recherche que le discours est la manifestation d’un seul sujet parlant auquel est attribuée toute l’énonciation. Et si ce discours offre des possibilités de constater une pluralité d’instances dont chacune joue un rôle différent dans l’événement énonciatif, le chercheur recourt aux processifs interprétatifs nécessaires pour ramener ces constatations à son postulat de recherche, à savoir l’unicité du sujet parlant. Ce postulat - base de la linguistique moderne - marque les recherches américaines, notamment celles d’Ann Banfield qui réduit toute pluralité possible au niveau des sujets parlants à un « sujet de conscience 2 ». 2. Soit admettre également comme postulat de recherche et d’observation que plusieurs instances discursives se trouvent impliquées dans le discours de manière que celui-ci se présente comme une scène où plusieurs acteurs jouent leurs différents rôles. C’est bien entendu ce postulat de la polyphonie 3 que Ducrot 4 va substituer à celui de l’unicité du sujet parlant. 1 Voir notre thèse La polyphonie dans Jacques le fataliste de D.Diderot, Thèse de magistère présentée à la faculté des lettres, Département de langue et de littérature françaises, Université du Caire, dactylographiée, 1988 ; voir également M. E. Elewa, De la polyphonie dans le théâtre comique. Essai d’analyse pragmatique des fourberies de Scapin, de Crispin rival de son maître et de la double inconstance, Thèse de doctorat présentée à la faculté de lettres, Département de langue et de littérature française, Université de Ain Shams, 1999. 2 A. Banfield, « Où l’épistémologie, le style et la grammaire rencontrent la théorie littéraire », Langue . française, 44, p. 9-26 3 La pensée de Ducrot rejoint celle développée dans les années 1930 par le théoricien russe de la littérature Mikhaïl Bakhtine, qui étudie la parole en tant qu’activité sociale ou dialogue. Il évoque le plurilinguisme du langage et le polylinguisme du texte romanesque, i.e. la cohabitation dans le texte littéraire de discours multiples. Voir M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978. Voir également du même auteur : Le Marxisme et la philosophie du langage, Minuit, 1977. 4 O. Ducrot, Le Dire et le dit, Minuit, 1984, p.171-233 44 La suite La Mort ne surprend point le sage constitue-t-elle, à la considérer toute seule, une suite indépendante ? Il est évident que cette suite peut, toute seule, expliquer pourquoi la mort ne surprend pas les sages. C’est la sagesse qui empêche la surprise. Ceci dit, elle répond à la condition d’indépendance. Mais quant à la suite Il est toujours prêt à partir jusqu’à la fin, elle n’est là que pour expliquer et étayer le sens du segment précédent. Elle n’est là que pour éclairer la relation entre la sagesse et la non surprise. Il est donc difficile de la considérer comme un énoncé ayant satisfait à la condition d’indépendance. Quant à la notion de phrase, il s’agit d’une entité théorique abstraite susceptible d’être réalisée. Cette distinction entre phrase et énoncé a une conséquence fondamentale : la phrase en tant qu’entité abstraite doit être dotée de signification, alors que l’énoncé en tant qu’entité observable ou une réalisation de la phrase ne peut être doté que de sens. Quelle est donc la différence entre signification et sens ? La différence entre la signification et le sens est une différence d’ordre méthodologique. Car si tout énoncé appartient au domaine de l’observable, c'est-à-dire au domaine des faits mis sous l’observation du linguiste, la phrase appartient au domaine théorique. Lorsqu’un linguiste veut interpréter un énoncé, il a affaire à un phénomène observable susceptible de plus d’une interprétation. Il essaie de construire le sens de cet énoncé au moyen d’hypothèses appartenant aux théories d’hier. Ensuite, il devra expliquer la représentation sémantique des faits observés par d’autres hypothèses explicatives. Le sens étant une construction sémantique de l’énoncé (hypothèse externe), la signification est un ensemble de lois permettant de calculer le sens de l’énoncé. Mais il faudrait noter que la signification de la phrase est elle-même un fruit du calcul fait à partir de la structure lexico- grammaticale de cette phrase. 45 Associée donc à la phrase, la signification selon Ducrot est un ensemble d’instructions ou de directives que la phrase adresse à tout interprétant qui entreprend d’interpréter ou de comprendre un énoncé de cette phrase. Si, à titre d’exemple, on veut savoir le sens d’un énoncé du type Ma femme ne veut pas que je parte sans elle, on doit se plier à un certain nombre de directives permettant de construire le sens de cet énoncé. Ces directives, constituant la signification de la phrase sous-jacente à l’énoncé précédent, peuvent être formulées ainsi : 1) Chercher le locuteur de cet énoncé pour, du moins, identifier la femme en question. 2) Chercher le lieu et le temps où cet énoncé a été proféré. 3) Chercher le lieu du départ indiqué dans l’énoncé et la destination. 4) Chercher l’allocutaire auquel s’adresse le locuteur. 5) Chercher l’occasion dans laquelle cet énoncé a été prononcé et la raison pour laquelle la femme du locuteur refuse de partir. 6) Chercher la conclusion enchaînée à cet énoncé pour savoir de quelle orientation argumentative s’agit-il. C’est en se conformant à ces instructions qu’on peut construire le sens de l’énoncé : il s’agit d’un homme qui parle à la déesse de la mort lorsque celle-ci vient le contraindre au trépas présenté comme un départ du monde vers l’au- delà. Ce mourant qui ne veut pas mourir allègue des arguments afin de retarder autant que possible l’heure de sa mort. Il prétend que sa femme ne veut pas qu’il meure. Il en résulte que la signification de la phrase, étant de nature instructionnelle (et non pas une combinaison d’un sens minimal avec d’autres éléments provenant de la situation de discours) ne peut jamais, dans cette optique, être un contenu intellectuel susceptible d’être communiqué à autrui. Pour voir comment la signification, servant d’hypothèse interne, pourrait fournir un modèle explicatif permettant de montrer pourquoi tel ou tel énoncé a 46 tel ou tel sens, Ducrot et Anscombre y introduisent les variables argumentatives. Comment peut-on décrire sémantiquement une phrase contenant un morphème comme trop ? Dans L’Astrologue qui se laisse tomber dans le puits1, le poète, brisant l’élan de son inspiration cosmique pour retomber sur la mésaventure de l’astrologue, se lance à l’attaque des astrologues Quittez les cours des princes de l’Europe ; Emmenez avec vous les souffleurs tout d’un temps. S’apercevant qu’il a arrêté un peu trop le fil de son histoire, il dit : Je m’emporte un peu trop : revenons à l’histoire. L’emploi du morphème trop a, entre autres caractéristiques, celle d’être réfutative. Le locuteur envisage une certaine conclusion fondée, à un certain niveau des lieux communs, sur un principe selon lequel plus on s’emporte contre quelqu’un, plus on se justifie de le critiquer. Ainsi en qualifiant une certaine attitude O d’emportement contre quelqu’un, on envisage une conclusion R du type On se permet de le critiquer. Or en utilisant le morphème trop qui tend vers une conclusion opposée -R, on donne pour raison décisive contre la conclusion R, que l’attitude qualifiée d’emportement contre quelqu’un dépasse un certain seuil ou un certain degré en dessous duquel on pouvait ou, peut-être, devait accepter la conclusion R. Si donc le poète, en s’emportant trop contre les astrologues, a dépassé ce seuil argumentatif, il ne sera plus autorisé de poursuivre ses critiques contre eux, ce que montre l’énoncé-conclusion revenons à l’histoire. Cet exemple montre que la signification d’une phrase du type O est trop P ne saurait jamais dire quel est ce degré au dessus duquel l’objet O serait considéré comme trop P. Elle exige, pour interpréter le sens de l’énoncé de chercher quel pourrait bien être ce degré ou cette limite. Contrairement à la signification de la phrase, le sens de l’énoncé est un objet de communication. 1 Livre II, fable 13. 49 B. Les instances de discours Le sujet parlant possède les propriétés suivantes : 1. Il est la source de toute l’activité psycho-physiologique nécessaire à la production de l’énoncé. En d’autres termes, le sujet parlant est responsable, non seulement de l’activité musculaire qui engendre l’énoncé, mais aussi de l’activité intellectuelle qui s’exprime à travers la formation de tout jugement véhiculé par l’énoncé. C’est lui qui choisit les mots et met en œuvre les règles de la grammaire pour former son énoncé. 2. Il est aussi responsable de l’acte illocutoire effectué par l’énoncé (ordre, demande, promesse, assertion, concession….etc.) 3. Il a aussi la propriété d’être désigné par les marques de la première personne (Je, me, le mien, nous….). Si la thèse de l’unicité du sujet parlant attribue toutes ces activités à un sujet unique, l’ADL les distribue aux instances particulières : l’auteur empirique, le locuteur et l’énonciateur. L’auteur empirique du discours est son producteur physique dont le rôle est extralinguistique. C’est l’écrivain qui a écrit le texte ou produit ses mots dans leur matérialité. Quant au locuteur, il réfère à une instance linguistique de premier ordre, puisque c’est lui qui a la propriété d’être désigné par les marques de la première personne et qui est responsable des actes illocutoires accomplis dans et par l’énonciation. Le locuteur, selon Ducrot, est un metteur en scène qui, dans son discours, distribue les rôles joués par les autres instances discursives. Pour expliciter le rapport entre le sujet parlant et le locuteur, Ducrot s’appuie sur la 50 théorie du récit d’après Genette 1 qui accorde au narrateur les mêmes caractéristiques que Ducrot confère au locuteur. Il est responsable du récit comme le locuteur est responsable de l’énoncé. Son existence, comme celle du locuteur, n’est pas empirique, mais discursive. Le locuteur est une instance discursive qui a tout seul le pouvoir d’accomplir l’acte illocutoire et qui est toujours dénoncé, en tant que locuteur, par les marques de la première personne. Mais le locuteur peut être vu de deux manières différentes : locuteur en tant que tel et locuteur en tant qu’être du monde. L’expression Locuteur en tant que tel désigne, selon Ducrot, le locuteur vu dans son engagement énonciatif, c'est-à-dire en tant qu’être de discours. C’est toujours le locuteur en tant que tel qui est en jeu dans les interjections et les exclamations où l’énonciation apparaît comme l’effet déclenché par le sentiment du locuteur. L’énoncé dans ce cas ne véhicule pas d’informations ou d’indications sur le « Je » explicite du locuteur de sorte que le sentiment de celui-ci n’y figure pas comme thème. Le locuteur en tant que tel n’apparaît donc pas comme un objet du monde dont parlerait le discours. Par contre, le locuteur en tant qu’être du monde apparaît dans le discours en tant qu’objet de l’énonciation marqué, le plus souvent, par le « Je » explicite. Dans « Jupiter et Les Tonnerres » 2 , lorsque Jupiter, furieux contre la race humaine, décide de la punir d’abord par la plus cruelle divinité de la Furie, puis par les Rois, le poète dit : Ô vous Rois qu’il voulut faire Arbitres de notre sort, Laissez entre la colère Et l’orage qui la suit 1 G. Genette, Figures III, Seuil, 1972. Notons aussi que la différence entre le narrateur et l’auteur empirique (l’écrivain) est très claire dans les romans d’anticipation. Rien n’empêche un auteur vivant en 1900 d’écrire à un temps grammatical du passé un roman où le narrateur vivant en 3000 rapporte les événements passés en cette année-là. Voir H. Weinrich, Le temps, Paris, Seuil, 1974. 2 Livre VIII, fable 20 51 L’intervalle d’une nuit. L’interjection Ô, au début du premier vers, traduisant un vif sentiment de crainte et d’imploration, colore l’énonciation Ô vous Rois qu’il voulut faire…de ce sentiment en ce sens qu’elle apparaît comme étant déclenchée par la crainte et la faiblesse devant la colère des Rois. Ici, l’énonciation montre son locuteur, dans son engagement énonciatif et son épreuve émotive, comme une partie de son énonciation. Supposons que le locuteur, au lieu de déclencher son interjection, s’adresse aux Rois en disant : Je vous prie d’alléger votre colère et d’avoir pitié de nous. Dans cet énoncé, le locuteur exprime son sentiment de manière indirecte, c'est-à- dire en faisant de sa présence, marquée par le pronom de la première personne, l’objet de l’énonciation. Il nous parle de lui-même en tant qu’un être qui, ayant peur des Rois, les prie de calmer un peu leur colère déchaînée contre l’humanité. La distinction entre le locuteur en tant que tel et le locuteur en tant qu’être du monde est étroitement liée à la persuasion en rhétorique. L’analyse aristotélicienne de la persuasion éclaire de loin l’importance du caractère (éthos) que l’orateur s’attribue à lui-même par sa manière d’exercer son activité oratoire vis-à-vis de son auditoire 1 . Il s’agit de son image telle que son discours la construit 2 aux yeux de ses auditeurs. Cette image constitue les mœurs dont l’orateur parvient à se vêtir à travers son intonation et les arguments qu’il choisit pour amener son auditoire à telle ou telle conclusion. L’instance discursive qui est en jeu dans la persuasion rhétorique est bien entendu le locuteur en tant que tel, puisque c’est elle qui, en tant que source de l’énonciation, permet à l’auditoire de connaître directement les caractères du locuteur. 1 M. Le Guern, « L’éthos dans la rhétorique française de l’âge classique », in Stratégies discursives, Presses universitaires de Lyon, p. 281-287. Voir aussi sur « la mise en scène de l’orateur » R. Amossy, L’argumentation dans le discours, Nathan, chapitre 2, p. 62. 2 Voir G. Declercq, « L’énonciation et la personne de l’orateur dans le texte dramatique », Lalies, n° 3, où l’auteur met en lumière la théorie de la construction de l’orateur par son discours et l’exploite dans l’analyse du théâtre racinien. 54 Nous allons traiter l’analyse polyphonique de certains phénomènes linguistiques afin de montrer plus clairement le rôle des hypothèses internes dans l’explication du discours. Examinons le passage suivant extrait de La Jeune Veuve1 : La perte d’un époux ne va point sans soupirs. On fait beaucoup de bruit, et puis on se console. Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole ; Le Temps ramène les plaisirs. Entre la veuve d’une année Et la veuve d’une journée La différence est grande : on ne croirait jamais Que ce fût la même personne. L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits. Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne ; C’est toujours même note et pareil entretien : On dit qu’on est inconsolable ; On le dit, mais il n’en est rien, Comme on verra par cette fable, Ou plutôt, par la vérité. L’époux d’une jeune beauté Partait pour l’autre monde. A ses côtés sa femme Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme, Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler. » Le mari fait seul le voyage. La belle avait un père, homme prudent et sage : Il laissa le torrent couler. A la fin, pour la consoler, 1 Livre VI, fable 21 ? 55 « Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes : Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ? L’énoncé négatif La perte d’un époux ne va point sans soupirs fait apparaître deux attitudes distinctes : une attitude qu’exprime le même énoncé dans sa forme affirmative La perte d’un époux va sans soupirs et une autre attitude opposée exprimée directement par l’énoncé négatif, attitude qui consiste à nier que la perte d’un mari puisse ne pas causer de chagrin à sa femme. Du point de vue polyphonique, le locuteur, responsable de l’énoncé assertif, met en scène deux énonciateurs : E1 et E2. Le premier E1 estime que la perte d’un mari peut ne pas faire couler de larmes à sa femme. Quant à E2, il réfute cette opinion en soutenant que la perte d’un mari ne peut jamais avoir lieu sans rendre sa femme malheureuse et en pleurs. Pour le locuteur, il s’assimile à l’énonciateur du refus. Ce qui caractérise donc la négation linguistique, c’est que l’énoncé négatif doit faire apparaître deux énonciateurs opposés argumentant dans deux sens inverses. Cette caractéristique doit donc être incrustée dans la signification de la phrase sous-jacente à l’énoncé négatif. Mais, il faudrait noter qu’il s’agit ici de la négation polémique. Quant à la négation métalinguistique, elle fait intervenir deux locuteurs : L1 qui utilise certains termes pour exprimer son attitude comme dans Pierre a cessé de fumer et un autre L2 qui s’en prend aux termes utilisés par L1, dans leur matérialité, et renchérit en rectifiant Non, Pierre n’a pas cessé de fumer, en effet, il n’a jamais fumé de sa vie. Examinons aussi le passage suivant : Entre la veuve d’une année Et la veuve d’une journée La différence est grande : on ne croirait jamais 56 Que ce fût la même personne. L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits. Les deux énoncés ironiques Entre la veuve d’une année Et la veuve d’une journée La différence est grande… L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits. expriment une attitude absurde 1 à la quelle le locuteur refuse de s’assimiler, attitude selon laquelle il existe une grande différence entre la veuve d’une année et la veuve d’une journée : la première, fidèle à son mari défunt et incapable de l’oublier, repousse les gens et rejette toute idée de remariage, alors que la veuve d’une journée ne se fait pas scrupule de séduire les gens et ne tarde pas à se remarier. A cette attitude ridicule, le locuteur identifie la collectivité en reproduisant le discours ou les mêmes structures sémantiques qu’elle utilise L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits. Or le locuteur, pour marquer sa distanciation, présente sa fable de façon à mettre en évidence l’absurdité du point de vue partagé par la collectivité. En effet, toute la fable est destinée à montrer la fausseté de cette croyance commune de la collectivité à propos de la différence entre les veuves. Du point de vue polyphonique, le locuteur met en scène, dans son énoncé, un énonciateur exprimant une opinion ridicule ou absurde. Mais tout en se distanciant de la position ridicule de son énonciateur, le locuteur prétend de s’y identifier. Ainsi, la position absurde est directement exprimée dans l’énonciation ironique, mais elle n’est pas prise à la charge du locuteur responsable uniquement des paroles proférées alors que les points de vue manifestées dans les paroles sont prêtées à un autre personnage. Dans cet exemple, c’est 1 La distinction du locuteur et de l’énonciateur permet de montrer de façon théâtrale l’aspect paradoxal de l’ironie : la position ridicule est directement exprimée, mais le locuteur ne la prend pas à son compte, seulement il feint de s’identifier. L’aspect paradoxal et argumentatif de l’ironie est mise en évidence par Berrendonner. Voir A. Berrendonner, Eléments de linguistique pragmatique, Minuit, 1981. Voir aussi D. Sperber et D. Wilson, « Les ironies comme mentions », Poètique, 36, P. 399-412. Les deux auteurs estiment que l’ironie consiste à faire dire par quelqu’un d’autre que le locuteur un discours absurde, i.e. à mentionner un discours absurde qui n’est pas tenu par le locuteur, ce qui rapproche l’ironie au discours rapporté. 59 collective, soutient qu’un péché a été commis par l’Ane, alors que le second soutient que ce péché est jugé passible de pendaison. Le locuteur, responsable de l’énoncé, est assimilé au second énonciateur E2, et c’est par son assimilation à cet énonciateur qu’il accomplit un acte illocutoire primitif d’affirmation. En d’autres termes, le locuteur en tant que tel effectue un acte primitif d’affirmation consistant à asserter que la peccadille de l’Ane est jugée par les animaux comme passible de pendaison. Quant au premier énonciateur E1, il est assimilé à un 0N à l’intérieur duquel le locuteur est lui-même rangé. Or, le locuteur qui fait partie de ce On (la voix collective) n’est pas le locuteur en tant que tel, mais le locuteur en tant qu’être du monde, c'est-à-dire cet individu qu’était et qu’est encore le locuteur en dehors de son discours. Ainsi le locuteur parvient à accomplir de façon dérivée un acte illocutoire de présupposition en faisant apparaître une voix collective qui dénonce le péché de l’Ane. Ceci dit, le locuteur, bien que responsable du contenu présupposé, ne prend pas à son compte l’assertion de ce contenu, ce qui explique l’impossibilité d’enchaîner sur le contenu présupposé. Il est donc clair que la distinction du locuteur et de l’énonciateur utilisée pour traiter les actes dérivés, y compris l’ironie et la négation, fournit un cadre où l’on peut situer et expliquer les divers problèmes linguistiques. On constate ainsi que les hypothèses externes commandant l’observation des énoncés sont étroitement liées aux hypothèses internes servant à analyser et à expliquer les phénomènes linguistiques. La théorie polyphonique, appliquée au conditionnel, éclaire le phénomène des possibles narratifs. 60 Lorsque le Singe, dans « Le Thésauriseur et le Singe 1 », se met à jeter les monnaies du Thésauriseur qui lui avait appris à compter chaque jour son argent, le narrateur dit : S’il n’avait entendu son compteur à la fin, Mettre la clef dans la serrure, Les ducats auraient pris le même chemin, Et couru la même aventure ; Il les aurait fait tous voler jusqu’au dernier Dans le gouffre enrichi par maint et maint naufrage. L’énoncé les ducats auraient pris le même chemin fait apparaître deux énonciateurs : E1 et E2. Le premier assimilé à la voix du possible narratif, soutient que les ducats suivraient le même chemin que les monnaies déjà jetées par le singe, alors que E2, assimilé à la voix du réel et auquel le locuteur s’identifie, soutient que les ducats n’ont pas pu être jetées à cause de la venue du compteur (le Thésauriseur). De même, l’énoncé Il les aurait fait tous voler fait entendre deux voix, la voix du possible et celle du réel. La voix du possible soutient que le singe allait jeter tout l’argent du Thésauriseur, alors que l’autre signale que le singe n’a pas pu effectuer son geste comme il le souhaitait. L’analyse polyphonique permet d’éclairer d’autres cas du conditionnel où l’allusion est faite au moyen de ce mode ou de celui du préfixe Il paraît que. Dans ce cas, c’est une voix autre que celle du locuteur qui s’exprime dans : Il paraît qu’un coup d’Etat va avoir lieu ou Un coup d’Etat aurait lieu. Il existe également d’autres segments ou morphèmes qui imposent la lecture polyphonique comme : A ce que dit Esope, cette histoire est…… En fait, l’interprétation polyphonique du discours, en distinguant le locuteur des énonciateurs et en attribuant à chacune de ces instances un rôle discursif 1 Livre XII, fable 3. 61 différent, offre un instrument d’analyse susceptible d’éclairer maints problèmes linguistiques, voire philosophiques. A titre d’exemple, le problème philosophique du paradoxe. Un des paradoxes philosophiques qui ont embarrassé les philosophes, est celui du Menteur. Le menteur, c’est Epiménide le Crétois qui vécut au VII siècle av. J.-C. Si Epiménide le Crétois dit Tous les Crétois sont menteurs ou, plus simplement, Je mens, on est en présence de deux hypothèses : a) l’affirmation Je mens est vraie, Epiménide dans ce cas est menteur, ce qui rend son affirmation peu crédible dans la mesure où il est menteur. D’où la contradiction. b) l’affirmation je mens est fausse, alors Epiménide n’est pas menteur. Or, en affirmant faussement qu’il ment, Epiménide est menteur. D’où la contradiction. Mais dès lors qu’il est possible de distinguer le locuteur, seul responsable de l’acte illocutoire, de l’énonciateur, responsable du point de vue exprimé dans l’énoncé, le problème du paradoxe est résolu. Ainsi, l’énoncé Je mens est un acte illocutoire d’assertion dont le locuteur, assimilé au sujet parlant (Epiménide), prend la responsabilité. Mais le locuteur met en scène dans son énoncé un énonciateur exprimant une attitude mensongère, le locuteur ne s’identifiant pas à l’énonciateur qu’il met en scène, le problème logique du paradoxe est résolu 1 . La théorie polyphonique, se posant comme hypothèse interne, explique la différence du point de vue sémantico-pragmatique entre des conjonctions 1 Voir M. Bracops, Introduction à la pragmatique, Bruxelles, de boeck, 2006, p.180. Selon l’auteur le locuteur (Epiménide) accomplit un acte d’énonciation, alors que l’énonciateur accomplit un autre acte illocutionnaire d’assertion mensongère ; or, cette analyse, tout en étant conforme à la théorie polyphonique dans ses débuts où Ducrot attribuait à l’énonciateur le pouvoir d’accomplir des actes illocutoires à l’instar du locuteur, est incompatible avec les développements de la théorie qui restreint les pouvoirs de l’énonciateur et ne le rend responsable que des points de vue exprimés dans le discours. 64 Le pronom ON 1 dans Souffrez qu’on vous le communique à qui réfère-t-il ? Tircis, s’adressant à Amarante, veut lui parler du mal d’amour. Amarante, censée ignorer ce mal, semble curieuse de s’informer sur ce mal, c’est pourquoi elle lui demandera plus loin : Comment l’appelez-vous, ce mal ? Tircis, n’osant pas parler directement de sa propre situation d’amoureux, choisit de s’exclure du jeu en employant le pronom indéfini ON qui lui permet de se masquer dans son discours. Du point de vue polyphonique, le locuteur (Tircis) fait apparaître un énonciateur qui exprime ses souffrances d’amoureux. Le locuteur, s’identifiant à son énonciateur prend soin de dissimuler cette identification au moyen du ON. La théorie polyphonique s’est exposée à deux critiques principales : 1) La solution consistant à multiplier les êtres théoriques pour expliquer les phénomènes linguistiques complexes (comme les énoncés négatifs ironiques) ne satisfait pas le principe de Rasoir d’Occam 2 et porte à s’interroger sur le nombre d’êtres théoriques 3 qui pourraient être impliqués dans des phénomènes linguistiques plus complexes. 2) L’analyse polyphonique, bien qu’elle explique les mécanismes du mensonge en distinguant le locuteur, seul responsable de l’acte illocutoire, de l’énonciateur responsable du point de vue mensonger, ne rend pas compte de la caractéristique essentielle du mensonge : la fausseté ; autrement dit, « pour qu’il y ait mensonge, il faut nécessairement que l’assertion réalisée au travers de l’énoncé soit fausse 4 ». 1 D. Maingueneau et G. Philippe, Exercices de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Armand Colin, 2000, p.13-19. Voir également D. Maingueneau, Eléments de linguistique pour le texte littéraire, Nathan Université, 2000, chapitre I ; et du même auteur, Pragmatique pour le discours littéraire, Dunod, 1992, chapitre 5. 2 Le rasoir d'Occam (ou Ockham) est un principe attribué au moine franciscain et penseur du XIVè siècle William d'Occam. Le principe énonce: "les entités ne devraient pas être multipliées sans nécessité." Voir Ch. Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard, 2004. 3J. Moeschler et A. Reboul, Dictionnaire encyclopédique de pargmatique, Paris, Seuil, p.340. 4 M. Bracops, Introduction à la pragmatique, Bruxelles, de boeck, 2006, p.190 65 Ducrot remarque qu’on pourrait adresser à la théorie polyphonique le même reproche qu’il avait fait lui-même à la théorie des actes de langage : « elle n’élimine pas l’aspect factuel de la signification, elle le déplace seulement. Car l’aspect factuel, véritatif, risque de réapparaître au moment où l’on aura à décrire les points de vue des différents énonciateurs. Ce serait le cas, par exemple, si l’on considérait chacun de ces points de vue comme une certaine description de la réalité susceptible, prise isolément, d’être jugée en termes de vrai et de faux. 1 » Néanmoins, la réapparition de l’aspect factuel dans la description des points de vue des différents énonciateurs ne devraient pas être considérée dans une perspective logique où le seul critère de jugement utilisé pour les décrire repose sur la question : est-ce que ces points de vue correspondent à la réalité (donc ils sont vrais) ou ils n’y correspondent pas (donc ils sont faux) ? Il s’agit, au contraire, de décrire les points de vue argumentatifs que les énonciateurs convoquent à propos de telle ou telle situation (quelle que soit la correspondance entre eux et la réalité à laquelle ils prétendent se conformer) en termes argumentatifs non informatifs et non véritatifs.. Enfin, il faudrait signaler que la polyphonie a été traitée dans d’autres perspectives théoriques différentes. Au sein de l’école de Genève, par exemple, Roulet 2 et son équipe travaillent sur une notion de polyphonie différente, élaborée dans leur modèle théorique pour la description de l’organisation du discours. Roulet distingue la forme énonciative et la forme polyphonique. La première traite des segments de discours qui font entendre d’autres voix que celles du locuteur (des discours représentés et produits, i.e. rapportés). Dans la 1 O. Ducrot, « Pour une description non-véritative du langage », Congrès de Séoul, 1992, p. 7. 2 Voir E. Roulet, La description de l’organisation du discours. Du dialogue au texte, Paris, Didier, 1999 ; et E. Roulet, « L’organisation polyphonique d’une conversation et d’une sous-conversation de Nathalie saraute. Olsen, M. (éd.), Polyphonie linguistique et littéraire, no. 3. Samfundslitteratur Roskilde, RUC. 1-17. 66 seconde, où la différence entre diaphonie et polyphonie devient importante, sont décrites les fonctions de ces segments de discours représentés. La polyphonie linguistique a été traitée par Robert Martin sous un angle différent relatif à l’univers de croyance 1 . L’univers de croyance d’un locuteur est l’ensemble des propositions auxquelles il est en mesure d’attribuer une valeur de vérité, propositions qui sont pour lui décidables. Cet univers s’organise sous forme de mondes, ce qui ouvre la voie à un autre type de polyphonie lié aux valeurs de vérités. 1 R. Martin, Pour une logique du sens, Paris, PUF, 1983 ; voir également du même auteur, Langage et Croyance. « Les univers de croyance » dans une théorie sémantique, Pierre Mardaga, 1987, p. 15-16. 69 En fait, ces deux dernières perspectives représentent les phases principales de l’évolution qu’a connu la rhétorique. Dans la première phase, la rhétorique était centrée sur le support factuel, ensuite avec l’avènement de la nouvelle rhétorique 1 , l’argumentation porte plutôt sur les interférences entre le support factuel et les relations intersubjectives entre le locuteur et son auditoire. Dans une autre perspective, différente des deux dernières, la recherche théorique ne prend pour cible que le rôle argumentatif de l’habillage linguistique 2 dont le support factuel est vêtu. Lorsque le Paon se plaint devant Juron de sa propre voix qui, à la différence de celle du rossignol, paraît déplaisante, Juron lui répond en colère : « Est-il quelque oiseau sous les cieux Plus que toi capable de plaire ? »3 La forme linguistique de cet énoncé, forme interrogative, impose au discours une force argumentative le conduisant vers une conclusion réfutative du type : « Tu n’as aucun droit de te plaindre de ta voix », l’interrogation renfermant dans cet énoncé un acte indirect d’assertion négative : « Aucun oiseau sous les cieux n’a ta beauté ni ton pouvoir de plaire.» Du point de vue linguistique, cette interrogation joue un rôle argumentatif considérable pour orienter le discours vers telle ou telle conclusion. Si donc la rhétorique, au sens habituel du terme, ne porte pas sur le langage, mais sur les moyens de s’en servir pour arriver à la persuasion, la théorie de l’argumentation dans la langue s’occupe essentiellement de la description sémantique de la langue en tant qu’un grand arsenal de potentialités argumentatives. 1 Ch.Perelman, « L’Empire Rhétorique », Vrin, 1997. 2 J.C.Anscombre et O.Ducrot, « Argumentativité et informativité », De la méthaphysique à la rhétorique, M.Meyer ed., Bruxelles, 1986, P.76 3 Livre II, fable 17. 70 Notons toutefois que l’approche de Ducrot a connu, elle aussi, une évolution analogue à celle de la rhétorique. Nous allons, dans le premier chapitre de cette partie, traiter les étapes progressives par lesquelles est passée la théorie de l’argumentation dans la langue dans son élaboration continuelle. Puis, dans le deuxième chapitre, nous traiterons la problématique des topoï et des blocs sémantiques qui fondent les inférences argumentatives dans la langue. 71 CHAPITRE I Du descriptivisme à l’argumentativisme Informativité et Argumentativité La théorie de l’argumentation dans la langue a connu quatre phases principales 1 dans son évolution jusqu’à son élaboration récente. Elle ne cesse de se développer grâce à la méthode de recherche linguistique adoptée, dont nous avons traité dans la première partie. 2 Les étapes sont les suivantes : 1. Le descriptivisme radical 2. Le descriptivisme présuppositionnel 3. Le descriptivisme factuo-argumentatif 4. l’argumentativisme radical 1. Le descriptivisme radical Dans cette étape, le phénomène argumentatif se trouve à l’extérieur des structures linguistiques. En d’autres termes, la description des enchaînements argumentatifs est étroitement liée aux faits exprimés par le discours, la langue n’étant qu’un moyen qui véhicule des faits et des informations. Un énoncé comme « Un pauvre Bûcheron, tout couvert de ramée, Sous le faix du fagot aussi bien que des ans Gémissant et courbé, marchait à pas pesants3 » est argumentatif, dans cette étape, dans la mesure où l’enchaînement argumentatif qu’il comporte s’effectue, non pas à partir des mots comme pauvre, couvert de, gémissant, courbé…etc., mais à partir des faits auxquels ces 1 J.C.Ancombre et O.Ducrot, « Argumentativité et informativité », De la métaphysique à la rhétorique, M. Meyer ed., Bruxelles, 1986, P.76-94 2 Voir pp. 11-60. 3 Livre I, fable17. 74 Max est grand pour son âge : il n’est pas aussi grand que son cousin, alors qu’il est toujours possible de dire : (d) Max est grand pour son âge : il n’a pas la même taille que son cousin. Il serait tentant d’adopter l’interprétation des mathématiciens selon laquelle être aussi grand que marquerait une égalité numérique de type être égal ou supérieur, ce qui expliquerait sans peine la bizarrerie de (c), puisque Max n’est pas aussi grand que son cousin impliquerait, selon cette dernière interprétation, que Max n’est pas grand. Or si une telle interprétation permettait de montrer la différence entre avoir la même taille que- qui indique d’après les mathématiciens une égalité numérique- et être aussi grand que – qui signifie d’après eux « être égal ou supérieur »- il serait nécessaire de montrer que dans une multitude de contextes, l’occurrence de aussi …que exprime, du point de vue informatif, une égalité, sinon pourquoi parlerait-on d’un comparatif d’égalité ? Dans cette étape, il fallait recourir aux lois de discours qui régissent la communication de l’information afin de confiner aussi grand que à la sphère de l’égalité approximative. Il s’agit ici de la loi d’exhaustivité selon laquelle il est nécessaire de donner sur le sujet dont on parle le maximum d’informations. On manquerait à cette loi, si l’on qualifiait quelqu’un d’aussi grand que X tout en sachant qu’il est plus grand que X. Admettant donc que aussi grand que pourrait désigner une supériorité, du point de vue sémantique, on a recours aux lois de discours qui régissent la transmission de l’information pour en exclure, au niveau discursif et communicatif, le sens de la supériorité et de borner aussi grand que au sens de l’égalité approximative. L’étape du descriptivisme radical est donc axée sur deux idées fondamentales : 1) les enchaînements argumentatifs de discours sont limités aux faits que véhiculent les énoncés. 75 2) Les phrases, qui sont des structures linguistiques réalisées par les énoncés, n’ont pour fonction que de décrire les faits. Quant à la transmission de l’information véhiculée par l’énoncé, le descriptivisme radical la soumet aux lois de discours, qui sont de nature argumentative puisqu’elles régissent, non pas les faits, mais la communication de l’information. 2. Le descriptivisme présuppositionnel Dans cette étape, on s’aperçoit que les enchaînements argumentatifs ne tirent pas leur origine de tous les faits véhiculés par les énoncés. Ils ne se fondent que sur les faits exprimés par la valeur posée des énoncés. Autrement dit, les conclusions que l’on tire de tout énoncé ne concernent pas leurs valeurs présupposées, mais leurs valeurs posées. Une énoncé comme : « Un oiseau déplorait sa triste destinée » n’enchaîne pas sur le fait qu’il existe un oiseau dans la nature, valeur présupposée, mais sur le fait que cet oiseau est malheureux. La répartition des valeurs sémantiques de la phrase en valeurs posées et valeurs présupposées aura donc un effet déterminant sur les enchaînements argumentatifs de leurs énoncés. Dire J’ai peu mangé appelle un enchaînement du type j’ai encore faim, enchaînement relatif à la petite quantité marquée par le morphème peu et présentée comme constitutif de la valeur posée de la phrase. En revanche, dire J’ai un peu mangé appelle un enchaînement du type Je n’ai pas faim, enchaînement autorisé par la valeur posée de la phrase, à savoir : J’ai mangé. Dans cette étape, nommée « Descriptivisme présuppositionnel », on s’aperçoit que les enchaînements argumentatifs ne sélectionnent que les faits posés. Autant dire que les propriétés linguistiques de la phrase, relatives à la distinction entre deux statuts dans la structure linguistique : posé et présupposé, joue un rôle important dans la détermination des enchaînements discursifs. Cela revient à 76 dire que le choix de telle ou telle forme linguistique implique l’exclusion de certains enchaînements linguistiques en faveur d’autres. La structure linguistique de la phrase, tout en étant attelée aux faits, choisit, en fonction de ses propriétés, les seuls faits posés pour ne permettre que les enchaînements argumentatifs relatifs à ces faits. Mais comment pourrait-on reconnaître les valeurs sémantiques présupposées d’une phrase ? C’est à partir de la structure linguistique des phrases que Ducrot formule le critère de distinction 1 entre valeur posée et valeur présupposée. Les présupposés que véhicule tout énoncé doivent être enracinés dans la phrase sous-jacente à cet énoncé. Le phénomène présuppositionnel, selon Ducrot, est un fait qui se situe dans la signification de la phrase et se manifeste, non sans réserve 2 , dans ses énoncés. Pour déceler le présupposé, Ducrot relève que les présupposés demeurent conservés et affirmé dans l’énoncé lorsque celui-ci est soumis à certaines modifications syntaxiques, notamment la négation et l’interrogation. Dans un énoncé comme : Un oiseau déplorait sa destinée, la valeur posée est constatée dans déplorait sa destinée alors que sa valeur présupposée est repérée dans : Il existe un oiseau. Mettre cet énoncé en négation, comme dans Un oiseau ne déplorait pas sa destinée, ne touche en aucune façon l’existence de l’oiseau, mais le fait qu’il déplore sa destinée. Néanmoins, il est parfois difficile de formuler clairement les contenus factuels posés et présupposés à cause de l’ambiguïté dont ce genre de formulations peut être enveloppé. Certes, le recours à la distinction entre valeur posée et valeur présupposée pour déterminer les enchaînements argumentatifs constitue en soi une ingéniosité, mais il demeure notoire que l’enchaînement argumentatif reste toujours attelé aux faits dans la mesure où la répartition des valeurs sémantiques 1 O. Ducrot, Le dire et le dit, Minuit, 1984, P.13-46. 2 Ibid. P. 34 79 Néanmoins, la solution que présente la description présuppositionnelle pour fonder l’enchaînement argumentatif se heurte à des difficultés : A) la satisfaction aux critères habituels (conservation du présupposé dans l’interrogation et la négation), toute pertinente qu’elle soit pour vérifier la présence des présupposés, elle ne peut pas expliquer pourquoi, dans certains cas, l’élément présupposé, bien que satisfaisant aux critères habituels, n’apparaît pas clairement à l’allocutaire. Dans « Les Frelons et les Mouches à miel » 1 , les frelons et les abeilles se disputent entre eux quelques rayons de miel et traduisent leur cause à la guêpe qui, elle, se met à écouter les témoins : Les témoins déposaient qu’autour de ces rayons Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs De couleur fort tannée, et tels que les abeilles, Avaient longtemps paru,… Dans un énoncé tel que Des animaux ailés…un peu longs… avaient paru où l’on envisage l’opérateur peu associé à l’adjectif longs, comment un interlocuteur, censé tout ignorer sur la longueur des animaux ailés, pourrait-il saisir clairement le présupposé présent dans un peu longs ? Un énoncé du type Les animaux ailés sont un peu longs comporte un élément posé Les animaux sont longs et un présupposé S’il y a des animaux ailés, leur longueur est petite. Or ce présupposé n’apparaît pas clairement dans un contexte où l’interlocuteur ne sait rien sur les animaux ailés et leur longueur. Il en est de même pour les exemples comportant aussi….que et peu + adjectif. Certes, si on postule, dans le dernier exemple, le présupposé la longueur de ces animaux ailés est petite, on le retrouve conservé dans l’interrogation Est- ce que les animaux ailés sont un peu longs ?, mais il n’est pas évident que ce présupposé existe à la fois dans l’affirmation et l’interrogation. 1 Livre I, fable 21. 80 B) la deuxième difficulté se ramène à l’ambiguïté des formulations utilisées pour exprimer le posé et le présupposé. Dans « Le lion amoureux » 1 , le lion, épris d’une belle bergère, demande sa main à son père qui, n’ayant pas le courage de refuser, recourt à la ruse pour se débarrasser du lion aveuglé par l’amour. Il lui conseille de se faire rogner les pattes, limer les dents pour que ses baisers ne soient pas rudes. Ayant obéi aux conseils du père, le lion n’a plus de dents ni griffes. Ainsi, nous dit le narrateur, On lâcha sur lui quelques chiens, il fit fort peu de résistance. Dans ce dernier énoncé, on exprime le posé la résistance (ou la quantité de résistance) est faible au moyen du concept de quantité faible. Mais que pourrait signifier une quantité faible ? On serait peut-être tenté de dire qu’une quantité faible, exprimée par l’opérateur peu, désigne une quantité inférieure à une certaine limite dont la phrase, en tant qu’entité abstraite et de nature instructionnelle, n’indique que l’existence et dont seul le contexte de son énonciation spécifie la nature. Mais quelle que soit la nature de cette limite supérieure posée par peu et au dessous de laquelle se situe la quantité faible indiquée par le même opérateur, elle signifie qu’on ne pourrait pas tirer de cette quantité une conclusion qui se tirerait de toute autre quantité supérieure à la même limite. C’est à ce genre de questions que la théorie de l’argumentation dans la langue, dans sa troisième phase, va tenter de répondre. 3. L’argumentation comme un constituant dans la signification Dans cette étape, on se rend compte des lacunes que comporte la solution précédente. Cette solution qui consiste à interpréter quantitativement l’opérateur peu est étroitement liée aux indications factuelles. Ceci rend difficile d’expliquer, par exemple, la différence entre fort peu, peu, et assez peu. En effet, si tous ces opérateurs soumettent les énoncés où ils figurent aux mêmes 1 Livre IV, fable 1 81 contraintes, ils autorisent forcément la même conclusion : l’insuffisance de la résistance du lion. Avec un énoncé de type Il fit fort peu de résistance, on envisage une quantité de résistance inférieure à celle qu’on trouve dans Il fit peu de résistance. Pourtant, les deux énoncés autorisent la même conclusion. Quelle que soit la différence quantitative entre peu et fort peu, elle n’entraîne aucune ambiguïté au niveau de l’enchaînement argumentatif, ce qui amène à conclure que si peu et fort peu interdisent telle ou telle conclusion pour en autoriser d’autres, ce n’est pas parce qu’ils présentent une quantité inférieure à une certaine limite servant d’inverseur argumentatif, mais parce que « cette quantité est présentée du point de vue de cette limite » 1 . Autrement dit, peu et fort peu font apparaître un point de vue qui dévalue la quantité qu’ils présentent. Un énoncé de type Il fit fort peu de résistance ou Il fit peu de résistance autorise les mêmes conclusions qui se tireraient de Il ne fit pas de résistance, alors qu’un énoncé de type Il fit un peu de résistance autorise les mêmes conclusions déductibles de Il fit une résistance. De même, la différence entre aussi intelligent que et avoir le même degré d’intelligence que ne réside pas dans les faits qu’ils présentent, puisqu’ils expriment, sur le plan informatif, les mêmes faits (l’égalité d’intelligence), mais dans les consignes argumentatives immanentes à l’énoncé. Etre aussi intelligent que comporte une consigne argumentative qui fait servir l’égalité d’intelligence (Le composant factuel) au même type de conclusions que l’on tirerait de être intelligent. Dans cette étape, les mouvements argumentatifs, s’appuient, du moins partiellement, sur un élément factuel inhérent à la signification de la phrase. Ils sont déterminés non seulement par la structure sémantique de la phrase, mais aussi par des propriétés argumentatives, notamment celles introduites par des opérateurs tels que : peu, un peu ou aussi…que. 1 J.C.Anscombre et O.Ducrot, « Argumentativité et informativité », De la méthaphysique à la rhétorique, M.Meyer ed., Bruxelles, 1986, P.86 84 seulement par la structure sémantique de la phrase qui exclut tout enchaînement relatif au présupposé, comme le montre la troisième étape, mais aussi par la présence dans la phrase de certains morphèmes qui imposent que les énoncés de cette phrase soient argumentativement utilisés dans certaines directions plutôt que dans d’autres. 4. L’argumentativisme radical Dans cette phase, la théorie de l’argumentation dans la langue tentera de fonder l’argumentativité uniquement sur l’habillage linguistique des énoncés. Mais quel serait le rôle des faits dans l’enchaînement argumentatif ? Dans cette étape, les faits ne seraient qu’une matière susceptible d’être coulée dans tel ou tel moule linguistique, et c’est ce dernier qui permet d’investir ces faits à telle ou telle fin argumentative. Il devient donc possible de dire que la phrase, en tant qu’entité abstraite, contient, entre autres, des consignes relatives aux topoï à convoquer et à appliquer lors de l’énonciation de cette phrase. En d’autres termes, la signification de la phrase, étant un ensemble d’instructions, prescrit à quiconque entreprend d’interpréter tel ou tel énoncé de chercher, parmi les topoï contenus dans la signification, ceux qui sont exploités par le locuteur dans son énoncé afin qu’il puisse déterminer ou décrire l’enchaînement argumentatif. Pour éclairer la nature topique de la signification, étudions l’exemple suivant. Deux touristes contemplent les pyramides de Guizèh et admirent l’énorme travail réalisé par les anciens Egyptiens pour mener à terme la construction des pyramides : T1 : Quelle merveille ! Ce travail est un véritable chef-d’œuvre. 85 T2 : Mais dis plutôt quelle galère ! Combien d’Egyptiens sont morts sous le soleil pour accomplir ce travail. On est ici en présence de la même activité désignée par le mot travail. Mais le travail en tant qu’activité peut évoquer plusieurs sens ou attitudes différentes. Alors que le mot travail est utilisé par le premier touriste pour exprimer son admiration devant les pyramides, le même mot est utilisé par le second touriste pour se référer à la souffrance et à la fatigue que les Egyptiens ont éprouvées en réalisant cette œuvre. Qualifier une activité de travail est donc susceptible de convoquer de multiples topoï dont chacun pourrait aboutir à un enchaînement différent. Dire Ce travail est une galère pourrait conduire à une conclusion de type Ils sont vraiment dignes de pitié. On pourrait donc dire que la signification du terme travail comporte un faisceau de topoï et que, dans toute situation d’énonciation, l’utilisation du prédicat (travail ou autre) autorise l’application de certains d’entre eux. Dans le dernier exemple, le premier touriste T1, en employant travail, sélectionne un topos du type : plus on travaille, plus on réalise des merveilles, alors que le second touriste T2 choisit un autre topos de type : Plus on travaille, plus on souffre. Si travail convoque, dans le premier énoncé un topos reliant le travail à la réussite ou à la gloire, dans le second, il convoque un autre topos reliant le travail à la fatigue et à la souffrance. Il serait donc légitime, pour le premier touriste, de conclure à Les Egyptiens sont dignes d’admiration. Quant au second touriste, son énoncé autorise une conclusion du type : Les Egyptiens sont dignes de pitié. De cette analyse, découlent les observations suivantes : 1) l’utilisation de tel ou tel prédicat (nom ou verbe) pour qualifier tel ou tel objet ne donne pas d’indications informatives sur l’objet, mais elle sert à lui appliquer certains des topoï contenus dans la signification du prédicat utilisé afin de permettre certaines orientations argumentatives. La 86 signification de la phrase contient des topoï dans la mesure où elle renferme des consignes qui demandent à l’interprétant de chercher les topoï appliqués dans tel ou tel énoncé afin d’en déterminer l’orientation argumentative. Autrement dit, l’orientation argumentative de tout énoncé ne se détermine que par la sélection des topoï à appliquer dans la situation énonciative, sélection ordonnée par la phrase à travers ses consignes constituant sa signification. 2) le topos n’est qu’une correspondance établie « entre deux gradations non numériques même s’il peut se faire que certaines interprétations consistent à plaquer sur ces gradations des échelles numériques familières » 1 La correspondance entre le travail et la fatigue constitue en soi un topos et celle du travail avec la gloire ou la réussite représente un autre topos. Mais il faudrait signaler que la gradation de la fatigue ou de la gloire se trouve en correspondance, via d’autres topoï, avec une série quasi interminable d’autres gradations comme celle de la maladie ou de la célébrité…etc. Dans cette perspective structuraliste, toute gradation n’a de valeur que par rapport à d’autres gradations avec lesquelles elle se trouve en correspondance. 3) le topos, étant une correspondance entre deux gradations, est de nature graduelle, c'est-à-dire qu’il est susceptible d’être appliqué avec plus ou moins de force. Toute gradation traduit une force graduelle. La gradualité topique peut s’exprimer dans la langue à l’aide du comparatif plus ou moins : (a) Plus on travaille, plus on mérite d’être promu. (b) Moins on travaille, moins on mérite d’être promu (c) Plus on travaille, plus on est fatigué. (d) Moins on travaille, moins on est fatigué. (e) Plus on travaille, moins on s’amuse. 1 J.C.Anscombre et O.Ducrot, « Argumentativité et informativité », De la méthaphysique à la rhétorique, M.Meyer ed., Bruxelles, 1986, P.88 89 La gradation établie dans tel ou tel domaine d’activité ne peut être définie que par le fait qu’elle est en correspondance avec une série d’autres gradations dont chacune se trouve en relation avec d’autres. Toute correspondance entre deux gradations constitue à elle seule un topos. Revenons à notre exemple pour déterminer quels topoï sont exploités dans la signification du prédicat chanter ? Un coup d’œil sur ce prédicat utilisé dans l’énoncé de la Cigale Je chantais, ne vous déplaise montre que la Cigale, symbole du chanteur insouciant dans la légende grecque, est aveuglé par un plaisir excessif de chanter, quelles qu’en soient les circonstances. Pour elle, chanter est plus important que manger. Cette activité présente une nécessité aussi biologique que le besoin de nourriture, chose que ne peut pas comprendre la Fourmi qui en est privée. Son énoncé Je chantais peut être enchaîné à une conclusion du type J’en étais fort content ou Cela me faisait un grand plaisir. Ici, la gradation du chant est en correspondance avec celle du plaisir, ce qui convoque le topos Plus on chante, plus on éprouve du plaisir. Or la Cigale n’ignore pas que ce topos (chant / plaisir) n’est pas partagé par les fourmis qui adoptent un autre topos Plus on chante, plus on perd du temps, ce qui justifie son énoncé à vous en déplaise. Quant à la Fourmi qui estime ridicule de passer la saison à chanter au lieu de faire provision de nourriture pour la saison suivante (l’hiver), elle se sert, dans son énoncé ironique Vous chantiez, j’en suis fort aise…Eh bien ! dansez maintenant, d’un autre topos qui met le chant en correspondance avec la paresse ou la perte de temps et qui, par suite, montre l’absurdité du topos utilisé par la Cigale ( chant / plaisir). 90 Le schéma suivant montre la correspondance entre l’activité Chant avec d’autres gradation : Paresse, Profession et Plaisir Cette quatrième étape marque un pas très important dans l’évolution de la théorie de l’argumentation dans la langue (l’ADL). Car dans la troisième étape, les opérateurs se présentent comme la source quasi unique de l’argumentativité dans la phrase de telle sorte qu’une phrase n’ayant pas d’opérateur, ne comporte que des éléments factuels ou informatifs. Autant dire qu’une phrase à opérateur possède, outre ses propres éléments informatifs, des éléments argumentatifs introduits par l’opérateur argumentatif qui lui est appliqué. En revanche, dans la quatrième étape, les opérateurs argumentatifs n’introduisent pas l’argumentation car elle est déjà présente dans la phrase sous forme de topoï constituant la signification des prédicats. Mais quel rôle les opérateurs jouent-ils dans la phrase ? Chant Paresse Plaisir Profession 91 Les opérateurs ont pour fonction de « spécifier le type d’utilisation à faire des topoï. » 1 La signification des phrases étant réduite aux champs topiques qui la constituent, elle sera vide de toute composante informative. Mais l’absence de toute composante informative n’empêche pas la possibilité de faire usage informatif des phrases. L’informativité, d’après cette analyse, tient à une utilisation particulière du langage, utilisation utilitaire justifiée par une certaine idéologie rationalisante qui confère aux mots le pouvoir de représenter les objets du monde. Etant une correspondance entre deux gradations, le topos apparaît comme une mesure relative de la réalité. On évalue le travail de telle ou telle personne selon la gradation avec laquelle ce travail se trouve être en correspondance (réussite, fatigue, note d’appréciation). Toute activité (travail, chant, marche….etc.) est vue dans une perspective quantitative : il y aurait des quantités de travail, de chant, de gentillesse, d’intelligence…..etc. Il faudrait toutefois souligner qu’il existe dans la langue des opérateurs numériques 2 purement quantitatifs (les noms de nombre et d’unités de mesure) qu’il ne faut pas confondre avec les opérateurs argumentatifs. L’application d’un opérateur argumentatif à une phrase est susceptible de renforcer, d’inverser ou d’atténuer les topoï qui constituent sa signification, alors que l’application des opérateurs numériques à une phrase laisse ouverte toutes ses visées argumentatives. Les opérateurs quantitatifs sont donc objectifs. Ils annulent les contraintes argumentatives qui orientent la phrase à une certaine visée plutôt que d’autres en laissant le choix ouvert devant toutes les possibilités. 1 Ibid, P. 92 2 Ibid.P.93 94 Ceci dit, tout énoncé assertif est susceptible d’évaluation en termes de valeurs de vérité, ce qui implique que toute signification se réduit à un sens littéral, puisqu’elle est composée de constantes. Les descriptivistes fondent leur thèse de sens littéral sur la possibilité de ramener tout raisonnement sur le sens à un raisonnement sur la forme. En d’autres termes, ils estiment que la déduction sémantique en langue naturelle pourrait se ramener à la déduction logique. Pour un descriptiviste, un exemple comme : Tous les hommes sont mortels Socrate est homme Donc, Socrate est mortel est un syllogisme qui se ramène à la proposition logique : (Ax)[(Hx) M(x)] (Majeure) H (Socrate) (Mineure) M (Socrate) (Conclusion) (Tout H est M. Si, et seulement si, Socrate est H, donc, Socrate est M). La proposition logique marquant les rapports entre les prédicats : hommes, mortels, Socrate se représente en logique formelle par le schéma suivant : (voir page 90). 95 On voit bien dans le schéma que la relation entre M, H et Socrate est une relation logique d’inclusion où Socrate est inclus dans la classe des Hommes qui, elle-même, est incluse dans celle des Mortels. Partant du constat que la langue est susceptible de construire des syllogismes, à l’instar de la logique formelle, les descriptivistes défendent la notion de sens littéral qui désigne un objet du monde et qui devrait ainsi être considéré comme une constante de prédicat. Car porter le raisonnement sur la forme, cela suppose qu’elle représente un sens littéral invariant. Tout énoncé assertif serait donc vériconditionnel, puisque sa description consisterait à l’évaluer en termes de valeurs de vérité, c'est-à-dire à déterminer si, oui ou non, il correspond à la réalité, s’il est vrai ou faux. Ill n’est ainsi pas difficile de constater dans cette tendance une pétition de principe. En effet, pour prouver la notion de sens littéral, les descriptivistes évoquent le pouvoir de la langue d’entrer dans des syllogismes, or pour admettre que la langue puisse entrer dans des syllogismes, il faudrait préalablement admettre la notion de sens littéral qui, seule, puisse autoriser cette possibilité. De plus, il n’est pas évident que l’exemple précédent présente un véritable syllogisme. Car on ne peut pas soutenir que le mot hommes dans Tous les Les Mortels Les Hommes Socrate 96 hommes sont mortels et celui de homme dans Socrate est homme aient le même sens. Les descriptivistes interprètent la relation entre Socrate et homme, dans Socrate est homme, comme une relation logique d’inclusion, ce qui n’est pas évident. Dire Socrate est homme ne renvoie pas forcément à une notion générique ou à l’intégration de Socrate dans une classe générique : celle des hommes. Ce segment sert plutôt à lui attribuer un trait sémantique, à savoir être qualifié d’homme. Autant dire que l’énoncé Tous les hommes sont mortels (la Majeure) définit le sens du mot Homme en le présentant comme mortel. Il faudrait aussi signaler que l’inférence en langue naturelle est différente de l’inférence logique. Selon Ducrot 1 , l’inférence en langue est contrainte par le découpage dans le discours entre thème et propos. Pour éclairer cette contrainte qui ne touche pas l’inférence logique, examinons l’exemple suivant : Tous les candidats sont mariés Max est un candidat d’une intelligence en dessous de la moyenne Donc, Max est marié Bien que cet exemple soit logiquement valide, il présente un syllogisme linguistiquement ridicule. La bizarrerie de ce syllogisme tient à ce que l’inférence en langue se fait, non pas sur le thème à l’intérieur duquel elle est conduite et qui est désigné par la majeure, à savoir : être candidat marié, mais sur ce qui est dit à propos de ce thème et qui est désigné par la mineure, à savoir : être candidat d’une intelligence en dessous de la moyenne. Pour faire une inférence linguistiquement acceptable, il faut qu’elle soit faite sur le propos une intelligence en dessous de la moyenne, et non pas sur le thème : le caractère marié. 1 O.Ducrot, « L’imparfait en français », Linguistische Berichte, n° 60, 1979, p.1-23. Voir aussi J. C. Anscombre, « Les syllogismes en langue naturelle : déduction logique ou inférence discursive ? », Cahiers de linguistique française, n°11, Genève, p. 215-240. 99 Bien que presque p implique informativement non-p, il oriente le discours vers les mêmes conclusions déductibles de p, ce qui signifie que presque p et p appartiennent tous les deux à la même échelle argumentative 1 orientée vers une classe de conclusions identiques; De même, le morphème à peine, combiné avec une proposition p, implique informativement p. Car, du point de vue logique, La conférence est à peine commencée a la même valeur informative que La conférence est commencée. Néanmoins, un énoncé du type La conférence est à peine commencée est orienté argumentativement vers les mêmes conclusions qu’on tire de non-p, i.e. la conférence n’est pas commencée, Tu peux facilement suivre le conférencier ou Tu peux entrer dans la salle….etc. 3-Il existe des énoncés privés de toute valeur informative et pourvus, cependant, de valeurs argumentatives. Une interrogation rhétorique du type : Les Bleus vont-ils gagner ce match ? n’autorise, sans aucun doute, que les conclusions tirées de sa forme négative, à savoir : Les Bleus ne vont pas gagner. a. Les Bleus ont de bons footballeurs, mais vont-ils gagner le match ? J’en doute. Le premier segment Les Bleus ont de bons footballeurs amène à conclure que les Bleus vont gagner, mais le second segment exprimé sous forme d’interrogation affirmative est orienté vers une conclusion contraire à celle du premier, à savoir : Il est douteux qu’ils gagnent, ce qui permet de lui enchaîner : J’en doute. Dans cette forme affirmative, l’interrogation au moyen de Est-ce que ou de l’inversion oriente le discours vers le doute, i.e. vers les conclusions qu’on tire de Je crois qu’ils ne vont pas gagner le match, ce qui impose l’utilisation du connecteur mais pour introduire une séquence anti-orientée. 1 O.Ducrot, Les échelles argumentatives, Minuit, p.p 20-22 100 b. Les Bleus n’ont pas de bons footballeurs, mais ne vont-ils pas quand même gagner ce match ? Je suis certain qu’ils le font. Contrairement à l’interrogation affirmative dans (a), l’interrogation négative en (b) Ne vont-ils pas gagner ce match oriente le discours vers des conclusions déductibles de l’assertion positive : Les Bleus vont gagner le match. Si le premier segment de (b) Les Bleus n’ont pas de bons footballeurs sert une conclusion du type : Les Bleus ne vont pas gagner, le second segment interrogatif ne vont-ils pas gagner ? n’autorise qu’une conclusion du type : Les Bleus vont gagner, ce qui impose l’introduction de Mais comme conjonction articulant deux argumentations anti-orientées, et autorise l’enchaînement : Je suis certain qu’ils gagneront. On voit bien que les interrogations, bien que privées de toute valeur informative, renferment une valeur argumentative orientant le discours vers certaines conclusions, ce qui confirme, du point de vue linguistique, que la structure sémantique profonde de la langue est de nature argumentative. 4. Dans certains énoncés la valeur informative est déduite de leur valeur argumentative. Devant un énoncé du type Le parti national égyptien a atteint dans les élections législatives presque 65%, comment pourrait-on déterminer la valeur informative de presque 65% ? S’agit-il d’une quantité plus grande ou plus petite que 65% ? La valeur informative de presque 65% ne peut jamais être déterminée qu’à partir de « la dynamique argumentative » 1 du discours dans lequel se trouve cet énoncé. Si l’énoncé précédent se trouve dans un environnement linguistique ou dans un cotexte qui argumente en faveur d’une décroissance du taux cité par rapport, par 1 J.C.Anscombre, « Théorie de l’argumentation, topoï, et structuration discursive », Revue québécoise de linguistique, Vol.18, N°1, 1989, p. 18. 101 exemple, à celui des élections précédentes, on devra interpréter la valeur informative de presque 65% comme indiquant « un peu plus de ». Si, au contraire, le cotexte 1 montre que le parti national a gagné plus de voix que dans les élections précédentes, l’expression presque 65% signifie « un peu moins de ». Il en résulte que l’ambiguïté de presque 65% ne peut être dissipée que par la connaissance des mouvements argumentatifs du discours où il se trouve, ce qui revient à dire que la valeur informative de presque 65% est déduite de sa valeur argumentative dans le discours . L’idée de la référence interne implique l’abandon de la notion de sens littéral 2 . Si la signification de toute phrase énoncée comporte des instructions faisant allusions à ce qui précède l’énoncé et à ce qui le suit, elle ne saurait en aucun cas contenir des constantes, mais des fonctions. Autrement dit, il serait inconcevable de juger que telle ou telle phrase soit, ou non, vériconditionnelle, puisqu’elle ne comporte que des instructions et non pas un sens littéral fixe se référant à tel ou tel objet du monde, B- La notion de topoï : L’idée des topoï répond à une question importante : dans une relation argumentative entre un énoncé argument et un énoncé conclusion, qu’est-ce qui permet à un énoncé E d’être un argument orientant le discours vers un autre énoncé pris pour conclusion de E ? Si le discours ne connaît pas les inférences logiques qui ne peuvent jamais se faire en dehors de la notion de sens littéral, de quelle nature donc les enchaînements discursifs relèvent-ils ? 1 Voir : J. Moechler, A. Reboul, Dictionnaire de pragmatique, Seuil, 1994, p. 303. 2 La notion de sens littéral fixe se ramène en fait à la conception frégéenne selon laquelle le sens est la donation de la référence, ce qui implique que les mots possèdent des sens fixes, déterminés par les conventions du langage. Voir G.Frege, Ecrits logiques et philosophiques, Seuil, 1971 et 1982. 104 CHAPITRE II La théorie des topoï L’idée des topoï ou des « lieux communs » remonte aux « Topiques » d’Aristote, mais elle a été reprise sous plusieurs formes chez d’autres théoriciens dans diverses recherches. Chez Perelman 1 , à titre d’exemple, on a affaire à un cadre d’argumentation qui fonde l’argumentation juridique et qui sert à la réguler, cadre qui reflète la conception de la justice telle qu’elle est adoptée dans telle ou telle société. Ainsi, le point de départ de l’argumentation et ses prémisses sont assurés, selon Perelman, par le concept d’accord, i.e. l’accord de l’auditoire. Mais la notion de topos, chez Ducrot, « est loin de recouvrir tout ce qu’Aristote et la rhétorique mettaient sous ce terme. 2 ». Comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, il y a deux raisons principales qui ont porté Ducrot à privilégier la relation argumentative dans la description linguistique : 1. Cette relation semble être intrinsèquement liée au discours et impossible à déduire des informations qu’il véhicule. Soient les deux énoncés suivants : a) Il est 8 heures3 b) Il n’est que 8 heures. L’analyse des informations que véhiculent a et b ne saurait pas nous dire pourquoi on ne peut pas enchaîner à b toutes les conclusions qu’on peut enchaîner à a. Autrement dit, le champ des conclusions qui pourraient être tirées de b est beaucoup plus restreint que celui des conclusions tirables de a. 1 C.Perelman et L.Olbrecht-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle Rhétorique, Bruxelles, 1958. 2 O.Ducrot, « Topoï et formes topiques » dans Théorie des topoï , Kimé, 1994, p.85. 3 O.Ducrot, « Les topoi dans la Théorie de l’argumentation dans la langue » dans Lieux communs, topoï, stéréotypes, clichés, Kimé, 1993, p. 233-247. 105 Examinons cet extrait de Le Rat et l’éléphant1 : Se croire un personnage est fort commun en France. On y fait l’homme d’importance, Et l’on n’est souvent qu’un bourgeois : C’est proprement le mal françois. Le narrateur traite, dans cette fable, une attitude qu’il trouve répandue en France : les gens sont vaniteux, prétentieux : ils se donnent de l’importance sans en être dignes. Ce qui nous intéresse, dans cet extrait, c’est la suite : On y fait l’homme d’importance, et l’on n’est souvent qu’un bourgeois : c’est proprement le mal françois. On peut y voir deux segments : segment A, présenté comme un argument orientant l’énoncé vers une certaine conclusion : on y fait l’homme d’importance, et on n’est souvent qu’un bourgeois, et segment C présenté comme une conclusion enchaînée au segment A : c’est proprement le mal françois. Dans le segment A, on est en présence de deux séquences reliées par le connecteur et, connecteur à fonction concessive, puisqu’il relie deux séquences dont la première sert des conclusions desservies par la seconde séquence. L’énoncé on y fait l’homme d’importance oriente le discours vers des conclusions du type : il a beaucoup de relations, il a du pouvoir, il est proche de la Cour….etc, alors que l’énoncé on n’est qu’un bourgeois2 sert des conclusions du type : on n’a pas d’influence, on n’a pas de pouvoir, on n’a pas de véritable poids social….etc. Quant à la conclusion à laquelle conduit toute la suite : c’est proprement le mal français, elle se présente comme la conclusion de cette contradiction cristallisée par les deux segments opposés par et, à savoir : on n y fait l’homme d’importance et on n’est souvent qu’un bourgeois. 1 Livre VIII, fable 15 2 Il faut noter que le mot bourgeois « se dit quelquefois en mauvaise part par opposition à un homme de la Cour, pour signifier un homme peu galant, peu spirituel (Dictionnaire de Furetière, 1690). 106 Si dans cet exemple on remplace on n’est souvent qu’un bourgeois par on est souvent un bourgeois, on pourra enchaîner à ce dernier non seulement les conclusions déductibles de on n’est souvent qu’un bourgeois, mais aussi les conclusions opposées, à savoir : C’est proprement un grand bien (puisqu’il suffit d’être un bourgeois pour avoir de l’importance). Ceci dit, l’opérateur ne…que sert à restreindre les potentialités argumentatives du discours où il se trouve inséré. Par contre, si l’on entreprend d’analyser les informations apportées par : On n’est souvent qu’un bourgeois et On est souvent un bourgeois, on ne peut déceler, sur le plan informatif, aucune différence entre les deux, ce qui prouve que seule l’analyse des relations argumentatives dans le discours pourrait expliquer la différence entre tel ou tel énoncé. 2) L’argumentativité est sous-jacente à la quasi-totalité des relations discursives, ce qui permet une unification de la description linguistique. Dans Le Mal Marié1 , le mari, souffrant du caractère insupportable de son épouse, exprime, dans les vers suivants, la difficulté, voire l’impossibilité, à trouver en une femme deux qualités toujours recherchées, la bonté et la beauté : Que le bon soit toujours le camarade du beau, Dès demain je chercherai femme ; Mais comme le divorce entre eux n’est pas nouveau, Et que peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme, Assemblent l’un et l’autre point, Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point. Cette suite est composée de deux séquences opposées, liées par le connecteur Mais. Pour décrire la relation discursive d’opposition entre les deux séquences, nous aurons recours à l’analyse argumentative. Dans la suite précédente, la séquence qui précède Mais oriente le discours vers une conclusion réfutée par celle qui le suit : 1 Livre VII, fable 2 109 a) La première hypothèse consiste à considérer les enchaînements argumentatifs comme une réalisation discursive de l’argumentation rhétorique. b) La deuxième hypothèse consiste à adopter l’utilisation des topoï rhétoriques comme garants des enchaînements argumentatifs, i.e. comme garants du passage de l’énoncé argument à l’énoncé conclusion. c) La troisième hypothèse consiste à « décrire la phrase par les topoï convoqués lorsque ses énoncé servent d’arguments dans le discours » 1 . Ces hypothèses ont été vérifiées selon l’objectif principal de l’ADL. Ducrot a dû abandonner la première hypothèse, la considérant comme contraire à son objectif principal consistant à décrire les enchaînements argumentatifs du discours loin des faits et des informations véhiculés par celui-ci. Dans l’argumentation rhétorique, on a affaire à un discours dont le locuteur affirme un certain nombre de faits et prétend chercher à faire admettre par son allocutaire la validité ou la légitimité de la conclusion tirée de ces faits. La conclusion sera jugée vraie, si elle se présente comme une affirmation factuelle valide et comme correspondant à la réalité à laquelle elle s’applique. Le locuteur, en alléguant ainsi dans son discours un fait, affiche l’intention d’amener son allocutaire à l’admettre. Cependant, dans ce genre d’argumentation dite rhétorique, l’enchaînement argumentatif n’est pas indépendant des faits. On se trouve dans la sphère de l’argumentation factuelle et non dans celle de l’argumentation discursive. Ceci dit, les enchaînements discursifs sont fort loin d’être une réalisation de l’argumentation rhétorique. Comme l’argumentation intégrée dans la langue ne s’occupe que de la langue, Ducrot rejette la première hypothèse. 1 Idem, p.239 110 Pour fonder philosophiquement cette attitude, il faudrait souligner qu’on n’a des objets du monde que des représentations linguistiques censées les représenter. Il n’est par conséquent pas légitime d’identifier nos représentations linguistiques aux objets qu’elles décrivent, ni de fonder la description linguistique du discours sur les objets dont il parle. Pour étudier les miroirs, il ne faut pas les identifier aux images qu’ils reflètent. Dans l’extrait précédent de Le Mal Marié, le narrateur, pour exprimer l’impossibilité de trouver une femme aussi bonne que belle, dit : Et que peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme, Assemblent l’un et l’autre point, Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point. Un énoncé du type peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme, assemblent l’un et l’autre point est présenté ici comme un argument orienté vers une conclusion du type inutile de chercher une femme aussi bonne que belle. Dans une optique rhétorique, le fait qu’il y a un très petit nombre de beaux corps habités par une belle âme est allégué par le locuteur comme un argument présenté pour faire admettre l’inutilité de chercher ces corps. Mais dans l’optique de l’ADL, l’analyse ne doit être focalisée que sur les potentialités argumentatives que possèdent l’opérateur peu et qui orientent le discours dans une direction donnée indépendamment des informations ou des faits que ce discours exprime. L’analyse argumentative des enchaînements discursifs montre que l’introduction de l’opérateur peu dans tel ou tel énoncé oriente le discours vers les mêmes conclusions pouvant être tirées de la forme négative de cet énoncé. Quant à la deuxième hypothèse consistant à utiliser les topoï qui fondent l’argumentation rhétorique, il serait difficile de la maintenir dans la théorie de l’ADL parce qu’elle va à l’encontre de son objectif principal. Pour expliquer la 111 difficulté à employer les topoï rhétoriques, examinons cet énoncé tiré de « Le Chien qui porte à son cou le dîné de son maître 1 » : Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles, Ni les mains à celle de l’or : Peu de gens gardent un trésor Avec les soins assez fidèles. Cette suite se compose de deux segments : segment A : Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles, ni les mains à celle de l’or et segment C : Peu de gens gardent un trésor avec les soins assez fidèles. Le segment A est présenté par le locuteur comme un argument visant à rendre admissible la conclusion C Peu de gens gardent un trésor avec les soins assez fidèles. Du point de vue rhétorique, le principe qui sert à relier A à C, principe convoqué par l’enchaînement des deux segments, est un topos qui repose sur une relation entre deux propriétés ou deux valeurs : la résistance à l’or et la garde fidèle du trésor. Ce topos est convoqué sous cette forme : Moins on résiste à la séduction de l’or, moins on garde fidèlement le trésor public. On est en présence ici de trois éléments qui fondent l’argumentation : la résistance en tant qu’attitude ou valeur, la garde en tant que fonction et un principe selon lequel la résistance à l’or garantit une bonne garde du trésor (composé de l’or). Il est évident qu’on a affaire ici à des valeurs séparables dont on pense qu’elles sont des propriétés du monde moral. Du point de vue discursif, on n’a affaire qu’à un seul élément : un enchaînement argumentatif où la résistance à la tentation de l’or est vue comme l’accomplissement de la bonne garde ou de la garde fidèle du trésor de façon qu’on puisse, d’une certaine manière, définir l’argument (l’irrésistance à l’or ou à l’argent) comme manque de fidélité dans la garde du trésor). L’enchaînement argumentatif impose, dans l’optique de l’ADL, de définir la signification de 1 Livre VIII, fable 7. 114 On est donc en présence de deux versions de l’ADL : version topique et version non topique. La première continue à se servir de la théorie des topoï dans l’argumentation intégrée dans la langue et la dernière substitue la théorie des blocs sémantiques à celle des topoï. Avant de passer à la version non topique de l’ADL, il est important tout d’abord de traiter de manière quelque peu détaillée la problématique des topoï dans l’analyse argumentative de discours. Selon Anscombre, les topoï sont « des principes généraux, qui servent d’appui aux raisonnements, mais ne sont pas le raisonnement. Ils ne sont jamais assertés en ce sens que leur locuteur ne se présente jamais comme en étant l’auteur (même s’il l’est effectivement), mais ils sont utilisés. » 1 Bien qu’élaboré à partir de la notion aristotélicienne de topoï, elle est utilisée dans l’ADL pour couvrir d’autres domaines qui ne sont pas englobés par l’utilisation de ce terme par Aristote. La notion de topoï dans l’ADL sert de fondement essentiel de l’enchaînement argumentatif. Les topoï sont les garants du passage d’un énoncé-argument à un énoncé-conclusion. Soit l’exemple suivant extrait de L’Homme entre deux Âges et ses deux Maîtresses2 . Un homme de moyen âge, Et tirant sur le grison, Jugea qu’il était saison De songer au mariage. Il avait du comptant, Et partant, De quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire ; 1 J. C. Anscombre, « De l’argumentation aux topoï » dans Théorie des topoï, kimé, 1994, p.11-47 2 Livre I, fable XVII. 115 En quoi notre amoureux ne se pressait pas tant ; Bien adresser n’est pas petite affaire. Dans un énoncé comme Un homme de moyen âge, et tirant sur le grison, jugea qu’il était saison de songer au mariage, le prédicat un homme de moyen âge pourrait être interprété par certains comme évoquant à l’esprit un homme dont l’âge varie entre 40 et 60 ans par exemple. Mais, sur le plan argumentatif, ce prédicat est susceptible de mettre en œuvre plusieurs topoï comme : Plus on est de moyen âge, plus on est sage, plus on est expérimenté, plus on est digne de hautes responsabilités…….etc. Il met aussi en œuvre un autre topos (c’est bien entendu le topos qui fonctionne dans l’énoncé en question) : Plus on est de moyen âge, plus le mariage devient impérieux ou nécessaire. Ce topos relie deux sommets : le moyen âge et le mariage. Ce qui nous a permis de débusquer ce topos, c’est l’enchaînement auquel le prédicat est associé jugea qu’il était saison de songer au mariage qui rattache à cet âge (l’âge moyen) la nécessité de réfléchir au mariage. On remarque également que le prédicat tirant sur le grison, signe visuel et distinctif de l’âge moyen, accentue l’application du topos du fait que les cheveux tirant sur le grison rappelle la nécessité de songer au mariage d’une part et séduit les femmes d’autre part. On est donc en présence de deux échelles constitutives du topos : l’âge et la nécessité (ou peut-être l’agrément) de mariage. Or il est nécessaire de distinguer deux types de prédicats : prédicats de l’enchaînement argumentatif et prédicats des topoï. Dans l’exemple précédent où l’on a affaire à un enchaînement au niveau des prédicats, et non pas au niveau des énoncés, on trouve le prédicat un homme de moyen âge et le prédicat jugea qu’il était saison de songer au mariage. Il s’agit ici des prédicats constituant l’enchaînement discursif. Mais, sur le plan topique, les échelles auxquelles on peut ramener les prédicats discursifs sont : moyen âge et mariage. Il s’agit ici des prédicats métalinguistiques abstraits. S’il est des cas où les prédicats de l’enchaînement discursif sont analogues à ceux du topos, cela ne veut aucunement dire qu’ils sont les mêmes. D’ailleurs, la gradualité 116 caractéristique des topoï est une gradualité relative à leurs prédicats (métalinguistiques) car il se peut que l’on rencontre, dans le discours, un prédicat qui, du point de vue linguistique, ne marque aucune gradualité sensible comme le prédicat Absence dans L’absence de Pierre me rend fâché ou le prédicat S’arrêter dans Le train s’est arrêté à Alex. L’arrêt en tant qu’état marqué, par exemple, de l’écoulement du temps, est susceptible de gradualité, ce qui confère au prédicat topique une gradualité intrinsèque. Examinons les deux énoncés suivants : Il avait du comptant et, partant, de quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire. On a affaire ici à un enchaînement argumentatif composé de deux segments : segment argument et segment conclusion. L’énoncé argument Il avait du comptant et, partant, de quoi choisir conduit le discours vers l’énoncé conclusion Toutes voulaient lui plaire. Mais pour tirer telle conclusion de l’énoncé argument, il faut préalablement admettre le principe selon lequel, la richesse de l’homme est facteur de séduction pour les femmes ou Plus l’homme est riche, plus il séduit les femmes. Ce principe est bien entendu le topos garant de l’enchaînement argumentatif. Même à l’intérieur de l’énoncé argument Il avait du comptant et, partant, de quoi choisir, on constate la présence de deux segments : Il avait du comptant (segment argument) et Il avait de quoi choisir (segment conclusion). Pour tirer cette dernière conclusion du segment argument, il faut a priori admettre le principe selon lequel l’argent offre la possibilité de choisir son partenaire, ce qui peut être formulé sous la forme suivante : Plus on a de l’argent, plus on peut choisir. Si l’on passe à l’énoncé suivant En quoi notre amoureux ne se pressait pas tant, on remarque qu’il oriente le discours vers une conclusion qui ne découle pas de l’énoncé précédent. Il apporte une sorte de restriction qui peut être exprimée par un connecteur concessif du type mais ou pourtant : Toutes voulaient lui plaire, pourtant il ne se pressait pas tant. 119 Ce même topos serait convoqué sous la forme converse, si l’énoncé était Il n’a pas de comptant : toutes ne voulaient pas lui plaire. Cette forme topique converse est représentée par la figure suivante : De la nature graduelle du topos, on peut conclure à l’existence de deux schémas topiques : topoï concordants et topoï discordants. Le topos concordant fixe pour ses deux échelles les mêmes sens de parcours (comme le topos liant la richesse à la séduction). Quant au topos discordant, il fixe pour ses deux échelles des sens de parcours opposés comme dans les exemples suivants : 1. Il a du comptant : toutes ne voulaient pas lui plaire. 2. Il n’a pas de comptant : toutes voulaient lui plaire. Le topos qui est mis en œuvre dans les deux derniers exemples se paraphrase ainsi plus il est riche, moins les femmes le poursuivent (pour 1) et moins il est riche, plus les femmes le poursuivent (pour 2). R R Richesse Séduction 120 Ainsi à chaque schéma topique, on peut associer deux formes topiques converses. Dans le schéma concordant, on a les formes topiques suivantes : +P, +Q et –P, -Q, alors que, dans le schéma topique discordant, on a les deux formes : +P, -Q et –P, +Q. Cette conception des topoï, amène à réfléchir sur leur fonctionnement. Selon la théorie de l’ADL, lorsqu’un locuteur parle d’un objet ou d’une situation, il ne fait que convoquer un topos sous une de ses deux formes et l’appliquer à l’objet ou à la situation sur laquelle porte le discours. En d’autres termes, le fait de discourir sur un état ou un objet consiste à y appliquer un topos sous une de ses deux formes. Cette application de la forme topique appropriée à l’objet ou à la situation dont parle le locuteur constitue « l’appréhension argumentative 1 ». Ainsi, un énoncé du type Il a du comptant : toutes voulaient lui plaire fait apparaître deux énonciateurs : un énonciateur E1, que montre le premier segment Il a du comptant et qui convoque un topos et applique une de ses formes à une situation précise. Dire que tel homme entre les deux âges a du comptant, c’est convoquer un topos dont l’échelle antécédente représente la valeur Argent et l’échelle conséquente la valeur Séduction. Ce topos est convoqué par E1 sous une forme topique précise : plus argent, plus séduction. Quant au deuxième segment toutes les femmes voulaient lui plaire, il montre un autre énonciateur E2 qui accomplit le mouvement conclusif vers un fait relatif à la séduction. Ce dernier énonciateur décide d’utiliser la forme topique appliqué par E1 pour une conclusion déterminée : toutes les femmes cherchent vraiment à plaire à cet homme. En effet, cette analyse utilisée par Ducrot dans un exemple du type : Il fait chaud. Allons à la plage met en évidence deux points essentiels : 1 Ibid, p.89 121 1. Dans le sens de tout énoncé, il y a des indications sur les formes topiques applicables. 2. Lorsqu’il y a enchaînement argumentatif, s’ajoute au choix du topos et de la forme topique, la décision d’utiliser la forme topique pour tirer une conclusion précise. Selon la théorie polyphonique, le locuteur met en scène un énonciateur appliquant une forme topique à un certain état des choses (sur un homme) et un autre énonciateur qui exploite cette forme topique et pousse l’enchaînement argumentatif vers la conclusion à laquelle mène l’application de la forme topique. La présence de deux énonciateurs s’explique par le fait que le locuteur peut réagir au mouvement conclusif de deux manières différentes. Il peut approuver l’attitude du deuxième énonciateur qui décide d’exploiter la forme topique appliquée pour arriver à la conclusion attendue. Mais il peut aussi manifester son opposition à cette décision en s’acheminant vers une conclusion opposée à la première, comme dans l’exemple suivant : Il a du comptant, mais aucune femme ne voulait lui plaire. Dans cet énoncé, on est en présence des énonciateurs dont chacun joue un rôle distinct : 1) E1 convoque, sous une de ses formes topiques, un topos dont l’échelle antécédente est Argent et l’échelle conséquente Séduction. La forme topique sous laquelle le topos est convoqué par E1 se paraphrase par : plus argent, plus séduction. 2) E2 exploite la forme topique évoquée et appliquée par E1 et conclut que toutes les femmes, séduites par cet homme riche, voulaient lui plaire. 3) E3, identifié au locuteur, s’oppose à E2, malgré son accord avec E1, et tire une conclusion contraire à celle de E2. La notion topique est susceptible d’éclairer beaucoup de phénomènes linguistiques du point de vue sémantique. 124 La distinction entre les deux prédicats pourrait être ramenée à la notion de forme topique qui est en jeu dans les deux prédicats : Courage Plus on affronte le danger, plus on est digne d’estime. Témérité +P, - Q Plus on affronte le danger, moins on est digne d’estime On pourrait également, à partir de la notion de forme topique, rattacher le prédicat prudence à la forme topique converse de celle de témérité, ce qui veut dire que témérité et prudence, tout en appartenant au même topos discordant, différent l’un de l’autre en ce qui concerne la forme topique appliquée. Autrement dit, les deux prédicats appliquent les deux formes topiques converses du même topos discordant. De même, on pourrait rattacher au même topos convoqué par le prédicat courage, mais sous une forme topique converse, un prédicat comme poltronnerie. Il s’agit ici d’un topos concordant où courage convoque la forme topique. + P, +Q, alors que poltronnerie convoque la forme topique converse : - P, - Q. La notion de forme topique permet aussi d’approfondir l’analyse argumentative des opérateurs qui contraignent, modifient ou maintiennent les topoï. A titre d’exemple, la différence entre peu et un peu tient à ce que le prédicat (P) modifié par peu, qu’il soit dans l’échelle antécédente (argument) ou l’échelle +P, +Q 125 conséquente (conclusion), exige l’application à tel ou tel objet ou telle ou telle situation d’une forme topique du type moins P, alors que le prédicat modifié par un peu, qu’il soit argument ou conclusion, exige l’application d’une forme topique du type plus P : 1. Il a peu mangé, il a encore faim : moins manger (argument), plus faim (conclusion) (-P, +Q) 2. Il est malade, il a peu mangé : plus maladie (argument), moins manger (conclusion) (+Q, -P) 3. Il a un peu mangé, Il n’a pas faim : plus manger (argument), moins faim (conclusion) (+P, -Q) 4. Il se porte mieux, il a un peu mangé : plus santé (argument), plus manger (conclusion) (+Q, -P). L’utilisation de la notion de forme topique pourrait aussi éclairer les potentialités argumentatives des connecteurs en montrant leur capacité soit à transformer un topos en son contraire, soit à transformer une forme topique en sa converse. L’extension de l’analyse topique des enchaînements argumentatifs des énoncés au lexique contribue dans une large mesure à éclairer la différence entre des prédicats ayant plus ou moins des rapports avec un concept commun tels que serviable et servile, prédicats axés sur le concept service. Si serviable applique une forme topique du type : + Service, + Bien, servile renferme une forme topique du type : + Service, - Bien. La représentation topique du sens entraîne une conséquence importante du point de vue linguistique : le sens ne se réduit pas à une référence à tel ou tel objet du monde, il n’est composé que de topoï en ce sens que l’utilisation de tel ou tel prédicat n’implique pas la désignation de tel ou tel objet, mais une application de tel ou tel topos sous une de ses formes topiques. Mais cette représentation ne passe pas sans poser de problèmes. 126 Si le sens de l’énoncé ou du mot n’est pas une référence aux objets du monde, les topoï ne sont-ils pas en quelque sorte une relation entre deux prédicats ou méta-prédicats, i.e. deux concepts ou deux objets du monde ? Dire que le sens de tel ou tel prédicat est une mise en œuvre de tel topos sous une de ses formes topiques, c’est dire qu’il se réfère aux deux concepts distincts constituant les méta-prédicats du topos qui lui est inhérent. Si l’enchaînement argumentatif est fondé sur la présence de A (argument), de Q (conclusion), qui sont deux concepts distincts, et d’un topos garant du passage de A à B, il serait donc difficile, voire inconséquent, de dire que le sens est dépourvu de toute référence à un objectif . D’ailleurs, comment pourrait-on conclure de la représentation topique de l’enchaînement argumentatif que la conclusion est déjà présente dans l’argument ? Admettre que la conclusion constitue le sens de l’argument, c’est nier toute possibilité d’argumentation, la progression du raisonnement n’étant, d’après cette conception, qu’une illusion. De plus, la présence de la conclusion dans le sens de l’argument signifie que le discours argumentatif est un discours tautologique. Pour sortir de cette impasse, on a l’alternative suivante : 1) Abandonner l’idée de l’enchaînement argumentatif du type argument + conclusion dans le discours de telle sorte que le prédicat se présenterait sous forme d’un paquet susceptible de contenir tous les sens possibles si contradictoires soient-ils. 2) Admettre comme postulat de recherche l’existence de deux types d’enchaînements : enchaînements de type argument+conclusion et enchaînements non conclusifs. 129 Mais la question qui s’impose ici est celle de savoir quels sont les critères qui permettent de distinguer les deux types de topoï et qui clarifient leur différence. 1. Le critère de Mais « Soient M et N deux termes en relation avec les sommets respectivement initial et final d’un topos intrinsèque. Une structure discursive du type M, mais non-N est alors possible, alors que la structure M, mais N est peu naturelle. 1 » L’énoncé du type : Un homme s’aimait sans avoir de rivaux : il passait dans son esprit pour le plus beau du monde admet la structure discursive Un homme s’aimait sans avoir de rivaux, mais il ne passait pas dans son esprit pour le plus beau du monde, alors qu’une structure discursive du type : un homme s’aimait sans avoir de rivaux, mais il passait dans son esprit pour le plus beau du monde serait quelque peu bizarre. Ceci dit, le topos utilisé dans cet enchaînement est un topos intrinsèque. Quant au deuxième exemple, il accepte les deux structures discursives mentionnées : a) Le plus coupable s’est sacrifié aux traits du céleste courroux, mais il n’a pas obtenu la guérison commune. b) Le plus coupable s’est sacrifié aux traits du céleste courroux, mais il a obtenu la guérison commune. On voit bien que (b) ne semble pas bizarre car rien n’empêche d’imaginer une idéologie où le sacrifice est vu comme un acte inutile et dépourvu de toute efficacité spirituelle, acte qui n’aurait aucun effet sur le mal frappant le royaume. Le topos fondant l’enchaînement argumentatif dans ces deux structures est un topos extrinsèque. 1 J. C. Anscombre, « La nature des topoï » in La théorie des topoï, Kimé, 1995, p. 58, 59. 130 2.Le critère de Pourtant : Pourtant, tout comme Mais, exige l’opposition entre les deux segments qu’il relie. Cependant, il ne peut s’appuyer que sur des topoï extrinsèques à la différence de Mais qui s’appuie sur les deux types de topoï. Si, dans une structure discursive comme : Se croire un personnage est fort commun en France, On y fait l’homme d’importance,… il est possible de dire : Se croire un personnage est fort commun en France, mais on n’y fait pas l’homme d’importance, il serait quelque peu étrange de dire Se croire un personnage est fort commun en France, pourtant on n’y fait pas l’homme d’importance. L’étrangeté s’explique, selon Anscombre1, par le fait que Pourtant, ne s’appuyant que sur les topoï extrinsèques, ne peut pas être utilisé dans une structure discursive fondée sur un topos intrinsèque comme la précédente, structure dont le second segment on y fait l’homme d’importance ne fait qu’expliciter le premier. Car se croire un personnage revient à se prendre pour important. Mais dans une structure de type : Le plus coupable se sacrifie aux traits du céleste courroux, pourtant il n’a pas obtenu la guérison commune, l’emploi de Pourtant ne semble pas inapproprié. Cela s’explique par le fait que le topos mis en jeu est un topos extrinsèque. Toutefois, il existe des structures discursives qui, tout en s’appuyant sur des topoï intrinsèques, pourraient comporter Pourtant. A titre d’exemple : Max a demandé des explications, pourtant on ne lui a pas répondu. Ces structures discursives mettent en jeu des principes topiques représentés par des formes consacrées par le bon sens commun. Lorsqu’un topos intrinsèque est consolidé par un proverbe ou par toute autre forme sentencieuse, il possède une double existence : il est à la fois intrinsèque et extrinsèque. Cela explique la 1 Ibid, p. 61 131 possibilité d’introduire Pourtant dans certaines structures discursives fondées sur des topoï intrinsèques qui existent par ailleurs sous forme extrinsèque. Dans l’exemple précédent, le verbe Demander désigne une certaine activité orientée vers un but : obtenir une réponse. Il est donc naturel de considérer le rapport entre Demander et Répondre comme un rapport liant deux sommets d’un topos intrinsèque. Mais ce topos intrinsèque se trouve appuyé par une forme sentencieuse : Demandez, on vous répondra, ce qui lui confère le statut d’un topos. Examinons de nouveau cette suite tirée de « Le Mal Marié » : « Que le bon soit toujours camarade de beau Dès demain je chercherai femme ; Mais comme le divorce entre eux n’est pas nouveau, Et que peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme, Assemblent l’un et l’autre point, Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point. » Cette suite peut être reformulée ainsi : On cherche une femme aussi belle que bonne, mais on n’en trouve pas. Cette phrase repose sur un topos intrinsèque inhérent au verbe chercher, topos reliant deux sommets : chercher et trouver. Autrement dit, chercher désigne une action ayant une durée et pourvue d’une fin qui n’est autre que trouver, ce qui implique que derrière chercher, il y a trouver. Il est donc possible, d’après la définition donnée au topos intrinsèque, de dire : On cherche, mais on ne trouve pas. Mais, dans cet exemple, il est aussi possible de dire : On cherche une femme aussi belle que bonne, pourtant on n’en trouve pas. La possibilité d’utiliser pourtant, qui ne s’utilise qu’avec les topoî extrinsèques, s’explique par le fait que le topos intrinsèque inhérent à cette phrase (reliant chercher à trouver) est parrainé par un principe topique qui trouve son origine dans une forme sentencieuse : Cherchez, vous trouverez. 134 5. La combinaison d’un prédicat avec l’expression avec succès 1 : Dans une structure de type Il a argumenté avec succès, l’expression avec succès met en œuvre le topos intrinsèque et exclut tout topos extrinsèque. Car la combinaison du prédicat argumenter avec l’expression avec succès implique que l’activité désignée par argumenter a atteint son but, c'est-à-dire qu’elle a fini par obtenir la conviction de l’auditoire, ce qui réalise le topos intrinsèque du prédicat argumenter, topos dont les deux sommets sont : argumenter et convaincre. Appliquons le critère de avec succès à l’exemple suivant, tiré de « L’Ane et le petit Chien ».. Dans « L’Ane et le petit Chien » 2 , l’Ane, voyant son maître combler le chien de faveurs, décide, pour profiter des mêmes faveurs, de caresser son maître comme le fait le chien, tentative qui sera vouée à l’échec, puisque le maître réagira violemment au comportement de l’Ane. Le narrateur, évoquant l’histoire de l’Ane, dit : Peu de gens que le Ciel chérit et gratifie Ont le don d’agréer infus avec la vie. C’est un point qu’il faut laisser, Et ne point ressembler à l’Ane de la fable, Qui, pour se rendre plus aimable Et plus cher à son maître, alla le caresser. Si l’on ajoutait au dernier vers l’expression avec succès, on aurait l’énoncé : Il alla le caresser avec succès, énoncé qui est tout à fait incompatible avec ce que vient de dire le narrateur dans : C’est un point qu’il faut laisser, et ne point ressembler à l’Ane qui…. Car caresser avec succès signifie que l’action de caresser ait atteint son but : gagner les faveur du maître. Utiliser avec succès 1 Ibid, p. 65 2 Livre IV, fable 5. 135 avec caresser déploie le topos intrinsèque qui relie l’action de caresser à son but : obtenir une satisfaction ou susciter une bonne affection. Dans « Le Vieillard et ses Enfants 1 », le Vieillard, avant de mourir réunit ses trois fils et leur demande de lui promettre de vivre toujours joints comme de véritables frères. Après sa mort, les frères, héritant une grosse fortune, commencent à affronter des problèmes et des procès intentés par divers voisins ou créanciers. Mais les trois frères ont pu au début surmonter ces problèmes. Le narrateur pour exprimer leur réussite dit : D’abord notre trio s’en tire avec succès. Pour décrire le prédicat s’en tirer, on devrait le relier à son but, étant donné que le topos intrinsèque de se tirer établit un rapport entre l’action et le but qu’elle doit atteindre : sortir vainqueur ou sans être atteint de quelque mal que ce soit. C’est l’expression avec succès qui marque que l’action s’en sortir a atteint son but. Cela s’explique par le fait que avec succès est fort lié aux topoï intrinsèques des prédicats auxquels il est associé. On voit bien ici que la notion de topoï repose sur l’idée que derrière les mots, il y a d’autres mots. Pour décrire le prédicat Argumenter, on doit le présenter comme subsumant Convaincre, ce qui explique la nécessité d’utiliser Mais dans Il a argumenté, mais il n’a convaincu personne, lorsque le topos intrinsèque au prédicat Argumenter n’a pas été épuisé, i.e. n’a pas été poussé jusqu’à sa fin prévue. Si donc les mots sont réductibles à d’autres mots ou à d’autres énoncés, leur signification n’est rien d’autre qu’un réservoir de topoï tout prêts à l’usage. Tout comme les proverbes, les topoï pourraient être rapprochés des stéréotypes qui fonctionnent d’une façon très proche de celle des topoï. Utiliser par exemple le mot Misérable, c’est évoquer des énoncés de type : Il ne se faut jamais moquer des misérables 1 Livre IV, fable 18. 136 Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux? (La Lièvre et la Perdrix 1 ) Les proverbes 2 ou les formes sentencieuses (maximes, adages, dictons…..etc.) se présentent comme une somme intarissable des topoï qui fondent le sens des mots. Ils se caractérisent essentiellement par : leur aspect formulaire et leur portée générale ou universelle. Quant à l’aspect métaphorique, il ne concerne que les proverbes. Notons, dans notre étude de l’ADL, que les formes sentencieuses servent de cadre du discours, cadre qui renvoie à la conscience linguistique collective et qui par suite permet non seulement l’enchaînement argumentatif des énoncés , mais aussi la construction sémantique des unités lexicales. Mais les proverbes ont des propriétés linguistiques qui les distinguent de toute autre forme sentencieuse. On peut, à titre d’exemple, dire : Etant donné que la raison du plus fort est toujours la meilleure, ce sont les Etats-Unis qui vont décider du sort de la région. Le proverbe La raison du plus fort est toujours la meilleure, étant explicitement introduit ici par étant donné en tant que prémisse d’un discours, sert de cadre argumentatif permettant l’enchaînement ce sont les Etats-Unis qui…. Par contre, il est bizarre de dire : Ce sont les Etats-Unis qui vont décider du sort de la région, par conséquent, la raison du plus fort est toujours la meilleure. Car les proverbes, ayant un caractère universel et prescriptif, ont ceci de particulier qu’ils ne réfèrent pas aux faits ou à un jugement individuel, mais à une sagesse populaire qui pourrait être un point de départ pour l’argumentation et non pas un point d’aboutissement. Ceci dit, les 1Livre V, fable 17. 2 J. C. Anscombre, « Proverbes et Formes proverbiales : Valeur évidentielle et argumentative », Langue Française, N° 102, 1994, p 95-107. 139 CHAPITRE III La théorie des blocs sémantiques Lorsque plusieurs arguments concourent à établir la même conclusion, Ducrot considèrent qu’ils font partie de la même classe argumentative. Mais à l’intérieur de cette classe, ces arguments peuvent être ordonnés en fonction de leur force, ils constituent alors une échelle argumentative. Cette conception de l’échelle argumentative pose certains problèmes. Dans un exemple du type Cette auto est trop bon marché, le prédicat bon marché qui sert normalement à établir un argument du type Je vais l’acheter, ne peut, étant précédé par trop, que servir des arguments contraires tels que Je ne vais donc pas l’acheter. L’inversion opérée par trop implique qu’il existe un certain seuil argumentatif au dessus duquel un argument plus fort pourrait aboutir à une conclusion contraire quoique cet argument appartienne à la même échelle argumentative. Si la notion d’échelle argumentative repose sur l’hypothèse qu’elle englobe tous les arguments qui établissent une même conclusion, comment pourrait-on alors soutenir qu’un argument plus fort, figurant dans telle ou telle échelle, aboutirait à une conclusion contraire à celle que les autre établissent ? Il faudrait aussi noter que la notion d’échelle argumentative, voire toute l’ADL, est fondée sur l’idée que les conclusions de telle ou telle échelle servent de facteur déterminant pour cette échelle car ce sont elles qui permettent de regrouper les arguments dans telle ou telle échelle argumentative. Ce qui est donc incohérent avec la notion d’échelle argumentative, c’est de supposer qu’il existe un seuil argumentatif au dessus duquel un argument plus fort, et du fait qu’il est plus fort, aboutit à une conclusion contraire. Ce qui est aussi incohérent avec l’ADL, c’est de mettre sur la même échelle argumentative les deux arguments : La voiture est très bon marché et La voiture est trop bon marché, bien qu’ils conduisent à des conclusions opposées. 140 S’ajoute à cela un autre problème. Dans un exemple du type Pierre est riche, mais il ne veut pas se marier, l’analyse polyphonique fait apparaître deux énonciateurs : un énonciateur qui convoque, sous une de ses formes topiques, le topos Plus on est riche, plus on veut se marier, et un autre énonciateur, auquel le locuteur s’identifie et qui, tout en concédant que la richesse accroît le désir de mariage, refuse d’utiliser ce topos et en réfute la conclusion, conclusion résultant de l’application du topos exploité par le premier énonciateur. Cette conception topique suppose que l’enchaînement argumentatif par excellence est celui qui s’articule au moyen de Donc, puisque, dans ce cas, le locuteur pousse jusqu’au bout l’application de la forme topique convoquée. Or, du point de vue discursif, lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est riche, il ne faudrait pas chercher dans la réalité si le fait d’être riche l’a amené, ou non, à se marier, mais on devrait, si l’on veut édifier un calcul sémantique du sens sans se demander ce qui se passe dans la réalité, maintenir les deux possibilité au sein de la description discursive. Seulement, si l’indication Pierre est riche est accompagné de l’indication il veut se marier, l’enchaînement doit se faire sur le mode de Donc, mais si Pierre est riche est accompagné de il ne veut pas se marier, l’enchaînement doit se faire sur le mode de Pourtant. S’ajoute à cela une autre observation critique. La théorie de l’argumentation dans la langue part d’un postulat essentiel : l’enchaînement argumentatif est complètement différent de l’inférence. Car ce qui caractérise de façon cruciale l’enchaînement agumentatif ou discursif, c’est que le sens du conséquent est entièrement déterminé par le sens de l’antécédent et que le sens de l’antécédent est inséparable de son pouvoir d’aller vers le conséquent. Or dans un exemple où un énoncé est susceptible de mener vers deux conclusions contraires comme : Il n’est que 8 heures1 qui peut aussi bien mener à Dépêche-toi ou à Inutile de te dépêcher, comment pourrait-on 1 Voir « La force des mots – Entretien avec Oswald Ducrot » in Le langage, Sciences Humaines, 2001, p. 81-83. 141 soutenir que les conclusions auxquelles mène Il n’est que 8 heures lui sont internes, si ces conclusions sont contradictoires ? Il serait également difficile de supposer que l’antécédent Il n’est que 8 heures soit un énoncé contradictoire, supposition incompatible avec la position argumentativiste qui refuse d’employer les notions logiques dans la description sémantique de discours. Si Ducrot et Anscombre, pour surmonter cette difficulté, ont fait intervenir les topoï qui, en tant que connaissances ou croyances extralinguistiques, devraient pouvoir expliquer la possibilité d’enchaînement à des conclusions contraires, la théorie des topoï suppose, contrairement au postulat de l’ADL, que dans tout enchaînement argumentatif, l’antécédent et la conclusion soient séparés, chacun ayant son sens indépendant de celui de l’autre, et que les topoï interviennent pour les réunir. Il est donc évident que pour être fidèle au postulat fondateur de l’ADL, postulat selon lequel le passage de l’argument à la conclusion est intérieur à l’argument, Ducrot a abandonné la théorie des topoï. Etant donné les difficultés que pose la notion de topos, l’ADL a dû se développer dans une direction déterminée, direction qui ne cesse de renforcer la différence entre l’argumentation discursive et l’inférence et d’achever le statut particulier de la première. Ainsi une autre théorie construite grâce aux travaux de Marion Carel a été élaborée au sein de l’ADL pour se substituer à celle des topoï : la théorie des blocs sémantiques. Il s’agit d’abandonner certaines hypothèses générales dans l’ADL dans sa version topique et de proposer un nouveau cadre théorique dans l’étude des enchaînements argumentatifs. Avant de traiter ce nouveau cadre, il faudrait mettre en lumière une certaine manière de voir l’enchaînement argumentatif. 144 Dans chacun de ces blocs, il ne s’agit plus d’argument séparé d’une conclusion ou d’un argument qui justifie le contenu de telle ou telle conclusion, mais d’un sens unique ou d’un bloc sémantique où l’on voit un certain visage de la mort, bloc dans lequel il n’y a ni argument ni conclusion dans le sens logiciste du terme. De plus, un enchaînement en Pourtant comme dans La femme du Lion mourut, pourtant aucun ne présenta ses condoléances au Lion n’a pas une structure éloignée de celui en Donc. Car il réfère, au même titre que celui en Donc, au même topos : Mort / Condoléances et reste cohérent avec cette règle1 (ou ce topos). Ainsi, les enchaînements en Donc ou en Pourtant expriment un bloc sémantique ou une unité interdéfinissant la mort d’une personne déterminée et le type d’obligations morales qu’elle impose. On pourrait toutefois se demander en quoi réside donc l’argumentativité dans les blocs sémantiques En fait, le caractère argumentatif dans les enchaînements en Donc ou en Pourtant est étroitement lié à l’interdépendance sémantique des deux segments de la phrase : La femme du Lion mourut et Aussitôt chacun accourut pour s’acquitter de certains compliments de consolation. Il ne faudrait pas confondre cette interdépendance d’un autre type de dépendance que l’on rencontre dans les propositions logiques où la vérité d’une proposition (la conclusion) est subordonnée à celle d’une autre (l’argument ou la prémisse). Dans la dépendance logique, on déduit une proposition Z d’une autre proposition X et il n’est pas nécessaire pour comprendre X d’y introduire le fait qu’il conduirait à la conséquence Z. De même Z doit se comprendre sans y introduire le fait qu’il est déduit de X. 1 Il est à noter que Marion Carel utilise le plus souvent le terme règle à la place de celui de topos, terme qui lui servira à mettre en évidence la possibilité de trouver des exceptions à toute règle, mais, dans cette optique des blocs sémantiques, l’exception confirmerait la règle et ne la détruirait pas. Voir M. Carel, « Trop : argumentation interne, argumentation externe et positivitéf », in Théorie des topoî, Kimé, 1995, p. 181. 145 Il ne faudrait pas non plus confondre l’interdépendance sémantique dont il est question dans les blocs sémantiques d’une autre forme d’interdépendance qu’on peut appeler « l’interdépendance contextuelle ». Dans cette dernière, on a affaire à deux segments enchaînés dont l’un fait partie du contexte de l’autre et, de ce fait, influence contextuellement la signification de l’énoncé qui lui est associé. Dans l’interdépendance sémantique qui fonde l’argumentation, le sens de chaque segment contient l’indication qu’il est ou bien argument pour l’autre segment ou bien conclusion de l’autre, ce qui impose de voir l’enchaînement argumentatif de tout bloc sémantique comme un tableau cohérent où l’on ne peut absolument pas séparer tel élément (segment) de tel autre élément sans détruire ou changer le tableau tout entier. Comme on l’a vu dans l’énoncé La femme du Lion mourut : chacun se hâte de présenter ses condoléances au Lion, on ne peut comprendre le sens du premier segment (la mort de la femme du Lion) qu’en le prenant pour source d’obligation, obligation de se hâter de présenter ses condoléances au Lion ; si l’on amputait le second segment, l’image de la mort serait ambiguë, i.e. susceptible de contenir plusieurs blocs sémantiques. Il faudrait aussi signaler que le bloc sémantique en jeu reste toujours le même aussi bien dans l’enchaînement en Donc que dans celui en Pourtant. La parenté entre un enchaînement en Donc et un enchaînement en Pourtant tient à ce qu’ils contiennent la même idée de mort, i.e. la mort grave et importante qui impose des obligations immédiates à tout le monde. Cette parenté s’exprime aussi par l’influence mutuelle entre les deux segments. Car un énoncé de type La femme du Lion mourut peut paraître ambigu dans la mesure où il est susceptible de conduire à plusieurs sens : les animaux sont contents, les animaux sont tristes, les animaux y sont indifférents…..etc. C’est donc le second segment Aussitôt chacun accourut pour s’acquitter ce certains compliments de consolation qui en détermine le sens : il s’agit d’une mort grave 146 qui impose aux animaux une certaine conduite envers le Lion. De même, le second segment Chacun accourut pour présenter ses condoléances au Lion, pris séparément, paraît ambigu car il ne détermine pas précisément de quelle mort s’agit-il, la mort de son frère, de son père ou de sa femme. Le second segment tire son sens d’être enchaîné au premier, ce qui permet de dire que le premier segment constitue le sens du second, les deux faisant apparaître une mort qui presse tout le royaume de présenter ses condoléances. C’est cette interdépendance des deux segments et de leurs mots qui fait du discours un discours argumentatif. Il ne s’agit en aucun cas de relation de justification. Cette influence mutuelle s’exprime aussi bien par les enchaînements en Donc que par les enchaînements en Pourtant. Car tous les deux lèvent de manière cruciale l’ambiguïté qui enveloppe l’énoncé et déterminent le même bloc sémantique des segments. La seule différence tient à ce que l’enchaînement en Donc reflète l’aspect régulier de la règle, alors que l’enchaînement en Pourtant, lui, exprime la même règle mais de manière transgressive, i.e. son aspect transgressif. Dans cette optique, on est en présence de deux types d’aspect argumentatif : l’aspect normatif 1 ou régulier qui fait apparaître tout le poids de la règle en tant qu’un principe valable et applicable à une multitude de situations ayant en commun certains traits, et aspect transgressif qui exprime une transgression à la règle, toute règle ayant un aspect vulnérable ou controversable. La distinction entre argumentation normative et argumentation transgressive est d’une importance considérable dans la théorie des blocs sémantiques car ces deux types d’enchaînement argumentatif représentent deux unités sémantiques fondamentales dans le discours. 1 M. Carel et O. Ducrot, « Le problème de paradoxe dans une sémantique argumentative », Langue française, sept 1999. 149 a) Si l’Agneau trouble le breuvage du Loup, il sera châtié, il va donc s’éloigner de la rivière. b) Si l’Agneau trouble le breuvage du Loup, il sera châtié, pourtant il ne va pas s’éloigner de la rivière. (Si A, alors C, pourtant non Y) On voit bien ici que l’argumentation externe autorise à la fois l’enchaînement en Donc et l’enchaînement en Pourtant, tous les deux exprimant la même vision des choses ou le même bloc sémantique. Si, du point de vue inférentiel, il est contradictoire que la même prémisse aboutisse aux deux conclusions opposées, il est tout à fait possible, dans l’argumentation discursive, de parcourir aussi bien la voie résultative que la voie concessive, pour arriver à deux décisions contraires, prises à l’intérieur du même cadre ou du même bloc sémantique. Dans les deux cas, résultatif et concessif, on est loin de faire des inférences logiques. Mais il est indispensable, pour décrire le sens d’un mot ou d’un énoncé par les enchaînements argumentatifs qui lui sont attachés, de prendre en considération le connecteur Donc (ou tout connecteur analogue) ou Pourtant (ou tout autre connecteur analogue) comme faisant partie des continuations possibles de ce mot ou de cet énoncé. Ainsi un énoncé résultatif du type La femme du gouvernant est morte, donc tout le monde accourt pour présenter ses condoléances au gouvernant applique le même bloc sémantique que son correspondant transgressif La femme du gouvernant est morte, pourtant aucun n’accourt pour présenter ses condoléances. Dans les deux cas, il s’agit de la même vision de la mort, i.e. du même bloc sémantique. Par contre dans un énoncé du type La femme du gouvernant est morte, donc son mari va hériter toute sa fortune ou La femme du gouvernant est morte, pourtant son mari ne va rien hériter de sa fortune, il s’agit d’une autre vision de la mort ou d’un autre bloc sémantique exprimé consécutivement sous ses deux aspects : résultatif (en Donc) et transgressif (en Pourtant). 150 Il faudrait donc rappeler qu’un aspect (normatif ou transgressif) est évoqué par une entité linguistique de façon externe si, et seulement si, cette entité constitue un segment de l’aspect évoqué. On est donc en présence de deux possibilités : 1) l’entité linguistique constitue le premier segment de l’enchaînement argumentatif externe comme dans : La femme du Lion mourut, chacun accourut pour présenter ses condoléances où l’entité linguistique la mort figure dans le premier segment de la suite, ce qui revient à dire que l’aspect externe évoqué par cette entité est un aspect externe à droite du verbe mourir. Cet aspect contient un discours où l’on signale les conséquences du fait que la femme du lion mourut. Il peut être transcrit sous cette forme : mort Donc devoir de condoléances Si l’on recourt à l’aspect transgressif du même bloc sémantique, on aura : La femme du Lion mourut, pourtant aucun ne présenta ses condoléances, i.e. mort Pourtant non devoir de condoléances. 2) l’entité linguistique constitue le second segment de l’aspect évoqué, celui-ci étant un aspect externe à gauche de l’entité. Dans « Les Deux Pigeons 1 », le narrateur commence la fable par ce passage : Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre : L’un d’eux s’ennuyant au logis, Fut assez fou pour entreprendre Un voyage en lointain pays. Examinons la suite L’un d’eux s’ennuyant au logis, fut assez fou pour entreprendre un voyage en lointain pays. La folie dont il est question ici consiste en la décision prise par le pigeon de partir, décision motivée par l’ennui dont il souffre. Figurant dans le deuxième segment, la folie apparaît comme une conséquence de l’ennui exprimé dans le 1 Livre IX, fable 2 151 premier segment L’un d’eux s’ennuyant au logis. Autrement dit, l’aspect externe à gauche de l’entité folie, contient un discours indiquant la cause pour laquelle le pigeon va commette un acte de folie. Cet aspect peut être reformulé ainsi : ennui Donc acte de folie Quant à l’aspect transgressif appartenant à la même argumentation externe précédente ou au même bloc sémantique, il est à l’œuvre dans : Le pigeon ne s’ennuie pas au logis, pourtant il fut assez fou pour entreprendre un voyage en lointain pays, ce qui peut être reformulé ainsi : non ennui Pourtant acte de folie Ainsi, l’argumentation externe (AE) d’une entité couvre « la pluralité des aspects constitutifs de son sens dans la langue, et qui lui sont attachés de façon externe 1 ». Mais Ducrot et Marion Carel introduisent un nouveau type d’argumentation aux énoncés, voire aux syntagmes nominaux ou aux mots. Il s’agit de l’argumentation interne. Pour mettre en lumière la notion d’argumentation interne, voyons l’exemple suivant : Tu seras châtié de ta témérité. Le mot témérité, pris séparément, renferme une relation argumentative du type : Il y a un danger, pourtant on ne prend pas de précautions, i.e. danger Pourtant non précautions. Cet enchaînement argumentatif évoqué par témérité lui est inhérent en ce sens qu’il constitue une sorte de paraphrase 2 de ce mot ou une reformulation destinée à l’expliciter 3 . 1 O. Ducrot, « Les internalisateurs », in Macro-syntaxe et macro-sémantique , Peter Lang, Berne, 2002, p. 301 2 M. Carel, « Qu’est-ce qu’argumenter ? » in Revista de Retorica y Teoria de la Communication, Ano I, n° 1, Enero 2001, p. 78. L’auteur cite comme exemple d’argumentation interne, exemple tiré de De Trinitat de Saint Augustin , Livre X, Cet homme vertueux me sera cher, énoncé paraphrasable par Cet homme est vertueux, donc il me sera cher. 3 O. Ducrot, « Argumentation et inférence », 6ième Congrès de Pragmatique, Reims, juillet 1998. 154 Si l’on analyse l’énoncé : Un enfant, étendu de son long, dormait sur le bord d’un puits, on peut le prendre pour une argumentation interne de l’imprudence qui se paraphrase argumentativement comme ceci : Il y a un danger (être sur le bord d’un puits est en soi un danger), pourtant on ne prend pas de précautions (au lieu d’être précautionneux pour ne pas tomber au fond du puits, on dort).Cette argumentation interne fait partie du bloc sémantique de l’adjectif Imprudent qui, lui, implique la négation de Prudent, négation paraphrasée par un enchaînement argumentatif en Pourtant. Passons maintenant à l’énoncé suivant : Un honnête homme en pareil cas aurait fait un saut de vingt brasses. Cet énoncé établit l’argumentation interne de Prudent ou de Honnête qui désigne dans ce contexte « un homme du monde, un homme accompli par opposition à l’enfant imprudent » 1 . Il constitue une paraphrase argumentative de l’adjectif Honnête ou Prudent, qui est une paraphrase en Donc : Il y a un danger, donc on prend des précautions. Alors on voit bien que la négation implique le passage d’un enchaînement en Donc (le cas de Prudent) à l’enchaînement en Pourtant (le cas de Imprudent). Cela dit, une entité linguistique (mot ou énoncé) ne peut pas comporter à la fois dans son argumentation interne un aspect et l’aspect converse car si prudent a dans son argumentation interne un aspect en Donc, c'est-à-dire : danger Donc précautions, l’aspect converse appartient à l’argumentation interne de imprudent : danger Pourtant non précautions. Il est aussi possible d’étendre la notion d’argumentation interne au morphème Trop 2 . Pour les mots dont les argumentations internes sont en Donc, l’introduction de trop dans les segment où ils figurent a pour effet de modifier la combinatoire 1 La Fontaine, Fables, Tome I, Classique Bordas, p.215 2 M. Carel, « Trop : argumentation interne, argumentation externe et positivitéf », in Théorie des topoî, Kimé, 1995, p. 181-205 155 sémantique concernant les enchaînements discursifs associés à ces mots. Si cette modification est fort sensible dans le cas de trop inverseur où le mouvement argumentatif indiqué par trop aboutit généralement à une conclusion négative, comme c’est le cas de trop bon marché, elle est moins sensible avec trop non inverseur, comme c’est le cas de trop cher. Selon Marion Carel 1 , la différence entre (a) et (b) : a. Cette robe est chère, pourtant je vais l’acheter. b. Cette robe est trop chère, pourtant je vais l’acheter. tient à ce que la conclusion je vais l’acheter de (a) ne doit pas avoir le même sens de je vais l’acheter de (b). On doit par exemple interpréter (a) comme ceci : Cette robe est chère, pourtant elle vaut son prix. Quant à (b), il est complexe et doit, par conséquent, être décomposé comme ceci : 1. Cette robe est trop chère, donc elle ne vaut pas son prix (refus de la conclusion de (a)) 2. Cette robe ne vaut pas son prix, pourtant je vais l’acheter. (la conclusion est discursivement différente de celle de (a)). Or il faudrait signaler que, malgré la différence entre la conclusion de (a) et celle de (b), elles appartiennent au même bloc sémantique, alors que dans le cas de trop inverseur, on passe d’un bloc à un autre, comme c’est le cas de trop bon marché. Dire d’une robe qu’elle est bon marché implique une argumentation interne du type : Cette robe a une bonne qualité, pourtant c’est facile à acquérir. Mais dire de cette robe qu’elle est trop bon marché, c’est refuser le bloc précédent et appliquer un autre bloc sémantique du type : Cette robe est facile à acquérir, donc elle est de mauvaise qualité. 1 Idem, p.190. 156 2) Argumentation structurelle et argumentation contextuelle Dans « Les Souhait 1 », le poète commence sa fable par ces vers : Il est au Mogol des follets Qui font office de valets, Tiennent la maison propre, ont soin de l’équipage Et quelquefois du jardinage. Examinons le mot follets du point de vue de son argumentation interne. Ce mot évoque des enchaînements comme : Il est malicieux, pourtant il ne fait pas de mal et au-delà malice Pourtant non mal. Dans la mesure où cet aspect transgressif est intérieur à follet, il relève de son argumentation interne. Mais qu’est ce qui associe cet aspect transgressif au mot follet ? L’association du mot follet et de l’aspect argumentatif malice Pourtant non mal est effectuée par la langue 2 . Autrement dit, c’est la langue, et non pas le discours, qui attribue à follet cet aspect. Il s’agit donc ici d’un aspect structurel au mot follet, aspect qui lui est associé de façon interne, puisque le mot follet ne constitue pas un segment de l’aspect évoqué. Dans la même fable, on trouve un peu plus loin la phrase suivante : Le follet, de sa part, travaillant sans relâche, Comblait ses hôtes de plaisirs. Dans cette phrase le mot follet est associé à un discours étroitement lié à son argumentation structurelle (i.e. attribuée par la langue au mot follet), puisque la suite comblait ses hôtes de plaisirs est une conséquence discursive de l’aspect: malice Pourtant non mal (le follet, c’est un lutin qui s’amuse et divertit les gens). Il s’agit ici d’une argumentation stucturelle externe 3 . Elle est 1 Livre VII, fable 6 2 Le follet est une sorte de lutin qu’on dit se divertir sans faire de mal (Dictionnaire de l’Académie française, 1694) 3M. Carel, O. Ducrot, « Le problème du paradoxe dans une sémantique argumentative », Langue française, sept, 1999, n° sur le stéréotype dirigé par O. Galatanu et I. M. Gouvard, p. 6 – 26. 159 nécessité de les qualifier de paradoxales. Le paradoxe est « une tentative pour casser les mots de la tribu 1 ». Quels sont les traits distinctifs (les conditions) de l’enchaînement linguistiquement paradoxal ? Pour qu’un enchaînement A CONN B (où CONN désigne un connecteur normatif du type de Donc ou un connecteur transgressif du type de Pourtant) soit linguistiquement paradoxal, il faut qu’il satisfasse deux conditions : a) Il faut qu’il ne soit pas linguistiquement doxal, i.e. qu’il n’appartienne pas à un aspect inscrit dans la signification intrinsèque d’un de ses segments. b) Il faut que l’enchaînement obtenu par simple inversion du connecteur soit doxal. L’énoncé Un torrent violent tombe de la montagne, tous les gens restent donc devant lui, satisfait la première condition (a), car l’aspect quel appartient cet enchaînement, à savoir torrent Donc non précautions, n’est pas inscrit dans la signification du premier segment Un torrent violent tombe de la montagne, i.e. il n’appartient pas à l’argumentation intrinsèque de l’expression torrent violent. Quant à la deuxième condition (l’enchaînement argumentatif obtenu par simple inversion du connecteur doit être doxal), il faudrait tout d’abord signaler que l’inversion du connecteur Donc (ou tout autre connecteur analogue) débouche sur le connecteur Pourtant (ou tout autre connecteur analogue) et inversement. Ainsi l’enchaînement obtenu par simple inversion du connecteur Donc dans tous les gens restent donc devant lui, sera : Un torrent violent tombe de la montagne, pourtant tous les gens restent devant lui. 1 M. Carel, O.Ducrot, op.cit.pp. 20-26 160 Il est évident que cet enchaînement appartient à l’aspect transgressif torrent Pourtant non précautions qui est intrinsèque à Un torrent violent tombe de la montagne, puisque torrent Pourtant non précautions et torrent donc précautions sont respectivement les deux aspects transgressif et normatif du même bloc sémantique de l’expression Un torrent violent tombe de la montagne. Autrement dit, l’enchaînement argumentatif obtenu par simple inversion du connecteur Donc est un enchaînement doxal, ce qui satisfait la deuxième condition. L’enchaînement Un torrent violent tombe de la montagne, tous les gens restent donc devant lui est un enchaînement linguistiquement paradoxal. Il serait donc possible, d’après cette notion d’enchaînement argumentatif paradoxal, d’en étendre l’application aux énoncés aussi bien qu’aux mots de la langue. Un énoncé paradoxal est tout simplement un énoncé dont l’argumentation interne comporte des enchaînements linguistiquement paradoxaux. Si l’on transformait les deux vers suivants : Que le bon soit toujours camarade du beau, Dès demain je chercherai femme en : Une femme aussi bonne que belle est tout de même cherchée par les hommes, on aurait ici un énoncé paradoxal car selon le lien argumentatif entre le sujet une femme aussi bonne que belle et le prédicat être cherché, l’argumentation interne à cet énoncé est : C’est une femme bonne et belle, pourtant les hommes la cherchent, argumentation qui exprime l’interdépendance sémantique des expressions : Une femme bonne et belle et être cherchée par les hommes. L’aspect inhérent à cette argumentation est : Bonne et belle Pourtant être cherchée. Cet énoncé est paradoxal dans la mesure où la langue n’associe pas à C’est une femme aussi bonne que belle l’aspect transgressif Pourtant elle est 161 cherchée par les hommes, mais l’aspect normatif Donc elle est cherchée par les hommes (car que seraient la bonté et la beauté d’une femme si ce n’étaient pas un motif de l’épouser ?). La notion de paradoxe 1 telle qu’elle est développée par Ducrot s’étend aussi aux mots du lexique. Un terme comme masochiste renferme dans son argumentation interne l’aspect normatif: souffrance Donc plaisir. Dans cet aspect les deux conditions de l’enchaînement linguistiquement paradoxal sont satisfaites : 1. l’enchaînement On souffre, donc on est content n’est pas doxal puisque le segment On souffre n’a pas dans son argumentation structurelle (instituée par la langue) externe un aspect du type : souffrance Donc plaisir. 2. l’enchaînement argumentatif obtenu par l’inversion du connecteur Donc, souffrance Pourtant plaisir, est un enchaînement doxal. On voit bien que le choix de la théorie des blocs sémantique à la place de celle des topoï dans l’ADL s’est imposé par la logique de son système qui cherche continuellement à radicaliser les décisions prises par ses auteurs de faire du discours, uniquement du discours, la seule source possible donneuse de sens. Comme le problème essentiel des topoï réside dans le fait qu’ils sont inséparables des connaissances extralinguistiques, du monde, il a fallu qu’ils soient détrônés par une théorie plus fidèle à la logique du système. Il faudrait aussi ajouter que la théorie des topoï, dans ses tentatives d’utiliser certains critères pour distinguer les topoï intrinsèques des topoï extrinsèques, 1 La notion de paradoxe a fait l’objet d’une étude bien approfondie de Vald Alexandrescu (Le paradoxe chez Blaise Pascal, Peter Lang, 1997). Préfacée par O. Ducrot, cette étude distingue le paradoxe dogmatique qui procède au doute afin d’accéder à la certitude (comme celui de Descartes) du paradoxe sceptique (comme celui de Pyrrhon et de Montaigne) qui permet de soutenir sur le même objet des opinions opposées de telle sorte que l’on ne pourrait pas attribuer plus de valeur ou de poids à l’une qu’à l’autre, ce qui fait du doute un doute irrémédiable. L’auteur fonde son analyse de ces deux paradoxes et de leurs formes sur les modes d’énonciation dont ils sont susceptibles. Le paradoxe sceptique exploite les virtualités offertes par la structure linguistique et la polyphonie inhérente à la langue. Voir sur le même sujet : Vlad Alexandrescu, « Le paradoxe sceptique chez Pascal », in Chr. Plantin (éd). Lieux communs, topoï, stéréotype, clichés, Paris, Kimé, 1993, p.423-432. 164 La première hypothèse fondamentale de l’ADL, dans sa version topique, consiste à considérer les mots lexicaux de la langue, les noms et les verbes par exemple, comme renfermant des paquets de topoï 1 . Cette hypothèse s’explique par la notion de « topoï intrinsèques 2 » introduite dans la théorie. Prenons un mot comme la peste. Quel type de discours pourrait-il évoquer? Il peut évoquer une altération de la santé, une maladie infectieuse due au bacille de Yersin, une épidémie, un danger ou même dans certain contexte la colère de Dieu. Lorsqu’on qualifie un certain état de peste, on ne fait qu’indiquer un certain type de discours à propos de cet état. Dire cet homme est atteint de la peste pourrait évoquer des discours du type : 1. Il faut donc le mettre en quarantaine. 2. Il risque donc de mourir. 3. Dieu le punit pour ses péchés 4. Mais il résiste bien à la maladie. 5. Mais il va s’en sortir. Que se passe-t-il exactement lorsqu’on qualifie un certain état de peste ? Selon l’ADL, cette qualification consiste à appliquer à l’état en question les topoï constitutifs du mot appliqué, en l’occurrence le mot peste, topoï qui légitiment des enchaînements argumentatifs donnant lieu ou à une conséquence ou à une exception. En d’autres termes, qualifier un certain d’état de peste implique la convocation de certains principes argumentatifs (les topoï). La deuxième hypothèse, relative à la nature des topoï, tient à ce que les topoï sont susceptibles d’être appliqués avec plus ou moins de force. Dire les animaux sont gravement malades ou un peu malades consiste à appliquer avec 1 O. Ducrot, « Les modificateurs déréalisants », Journal of Pragmatics, 1995, vol. 24, n° 1- 2, p. 145-165. 2 O. Ducrot, « Topoï et formes topiques », Bulletin d’études de linguistique française, Tokyo, n°22, 1988, p.11- 14. Voir également J. C. Anscombre, « Théorie de l’argumentation, topoï et structuration discursive », Revue Québécoise de linguistique, 18, n°1, 1989, p.39 165 respectivement plus de force ou moins de force les topoï empaquetés dans la signification du mot malade. Selon cette hypothèse, la signification des mots, étant constituée de topoï, comporte une gradualité. Or, il faudrait distinguer la gradualité intrinsèque qui caractérise la signification des mots d’une autre gradualité extrinsèque relative aux circonstances extérieures au discours. Examinons par exemple ce petit passage extrait de « Les Lapins 1 » : Je me suis souvent dit, voyant de quelle sorte L’homme agit, et qu’il se comporte En mille occasions comme les animaux : Le roi de ces gens-là n’a pas moins de défauts Que ses sujets…….. L’utilisation de l’adverbe souvent se réfère à une circonstance extérieure relative au nombre de fois où l’action de dire a été accomplie, elle ne concerne pas la gradualité intrinsèque de dire qui serait, par contre, mise en jeu dans un énoncé du type : Je me suis bien dit ou je me suis clairement dit. De même, l’utilisation de moins comparatif dans Le roi de ces gens-là n’a pas moins de défauts que ses sujets, ne porte que sur une gradualité extérieure relative au nombre de défauts, et non pas aux topoï intrinsèques du mot défaut. Ceux-ci seraient plutôt mis en œuvre dans un énoncé du type Le roi de ces gens- là a de graves défauts où grave renforce l’application des topoï constitutifs de la signification de défaut. Ainsi les comparatifs plus et moins ne sont pas habilités à faire apparaître la gradualité intrinsèque des prédicats. Il est vrai que l’utilisation de ces comparatifs pourrait parfois porter sur leur gradualité intrinsèque comme par 1 Livre X, fable 14 166 exemple le comparatif plus dans cette suite tirée de « Le Savetier et le Financier » 1 : Un Savetier chantait du matin jusqu’au soir ; C’était merveille de le voir, Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages, Plus content qu’aucun des sept sages. Le comparatif plus dans plus content qu’aucun des sept sages, rendant le bonheur du Savetier supérieur à celui que la tradition accorde aux Sept Sages de l’Antiquité, renforce l’application des topoï contenus dans content. Mais cela n’implique pas que le comparatif plus traduit toujours la gradualité intrinsèque des prédicats. D’où la nécessité de forger un autre terme métalinguistique permettant de désigner cette gradualité intrinsèque. Soient les morphèmes métalinguistiques PLUS et MOINS (en majuscules). S’il nous faut exprimer le renforcement ou l’atténuation de l’application des topoï constitutifs de tel ou tel prédicat, nous allons nous en servir pour le faire. Il serait ainsi important de signaler la possibilité d’utiliser PLUS ou MOINS métalinguistiques avec des prédicats qui ne supportent pas d’être associés aux comparatifs linguistiques : plus et moins. Alors qu’on ne peut pas dire par exemple Ramsès est plus mort que Sadate, on pourrait, au moyen de certains adjectifs ou adverbes, appliquer plus ou moins fortement à une certaine situation ou à un cas particulier les topoï constitutifs du prédicat mort dans des énoncés du type : Cette ville est tout morte, L’accidenté est mort sur le coup, La mort tardive de l’actrice s’explique par les soins intensifs qu’elle subit. Dans ces exemples, on attribue respectivement à la ville et à l’accidenté PLUS de mort que qu’on ne le ferait sans les adjectifs ou les adverbes utilisés, alors que, dans le dernier exemple, on attribue, avec l’adjectif 1 Livre VIII, fable 2 169 CHAPITRE I Notions théoriques Modificateurs déréalisants et modificateurs réalisants I. Définition Le modificateur est un mot lexical qui, appliqué à un prédicat, influence sa force argumentative ou la force avec laquelle les topoï intrinsèques de ce prédicat sont appliqués. « Un mot lexical Y est dit « modificateur déréalisant » (MD) par rapport à un prédicat X si, et seulement si, le syntagme XY : 1) n’est pas senti comme contradictoire. 2) a une orientation argumentative inverse ou une force argumentative inférieure à celles de X. » 1 Si XY a une force argumentative supérieure à celle de X, et de même orientation, Y est un « modificateur réalisant » (MR). Ducrot propose, pour repérer les paires (X, Y) où Y est modificateur déréalisant par rapport à X, le critère suivant : Il doit être possible d’énoncer « X, mais XY » sans avoir une raison argumentative précise d’opposer X à XY Quant au modificateur réalisant, il doit être possible d’énoncer, sans une intention argumentative particulière, la phrase « X, et même XY ». 2 1 O. Ducrot, « Les modificateurs déréalisants », Journal of Pragmatics, 1995, vol. 24, n° 1- 2, p. 147. 2 Idem, p. 147 170 Vérifions les définitions des modificateurs : déréalisant et réalisant sur l’exemple suivant. Dans « Ceux qui ont le goût difficile » 1 , le poète commence sa fable par ces vers : Quand j’aurais en naissant reçu de Calliope Les dons qu’à ses amants cette Muse a promis, Je les consacrerais aux mensonges d’Esope : Le mensonge et les vers de tout temps sont amis. Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse Que de savoir orner toutes ces fictions. Examinons le segment précédant Mais : Quand j’aurais en naissant reçu de Calliope, les dons qu’à ses amants cette Muse a promis. Selon la description habituelle de Mais 2 , ce segment argumente en faveur d’une conclusion du type : J’espérais pouvoir écrire des vers sur les héros d’Esope, conclusion que réfute le segment suivant Mais Je ne me crois pas si chéri du Parnasse que de savoir orner toutes ces fictions, segment qui oriente toute la suite vers une conclusion du type : Je n’ai plus l’espoir d’écrire des vers sur les héros d’Esope. En termes de polyphonie, le locuteur met en scène deux énonciateurs dont le premier soutient la possibilité de chanter en vers les héros d’Esope alors que l’autre s’y oppose. Le locuteur en tant que tel s’assimile au second énonciateur, mais quant au premier énonciateur, on peut l’assimiler au locuteur en tant qu’être du monde, cet être qu’était autrefois le locuteur et qui aspirait à recevoir de Calliope les dons de la poésie. 1 Livre II, fable 1. 2 O. Ducrot, « Deux mais en français ? » (En collaboration avec J.C. Anscomhre), Lingua, 43, 1977, p. 23-40. Voir aussi O. Ducrot, « Mais occupe toi d’Amélie » (en collab.), Actes de la recherche en sciences sociales, 6, 1976, p. 47-62 171 Cette description polyphonique de Mais révèle un scénario complexe dans lequel on a affaire à une opposition argumentative entre deux attitudes, opposition motivée par une raison argumentative précise : la raison pour laquelle le poète s’abstient de chanter dans ses vers les héros d’Esope au lieu de chanter les animaux. Cette opposition est établie en faveur d’une troisième proposition : la conclusion vers laquelle toute la suite est orientée. Examinons maintenant le titre de cette fable : Ceux qui ont le goût difficile. A quelle classe de modificateurs l’adjectif difficile appartient-il ? Vérifions sur cet énoncé les critères de Mais et de Même. a) Ils ont le goût, mais le goût difficile. b) Ils ont le goût, et même le goût difficile. c) Ils ont le goût, mais le goût facile. d) Ils ont le goût, et même le goût facile. Dans (a), l’opposition que fait apparaître mais entre le prédicat goût et le syntagme le goût difficile est une opposition immédiate qui n’implique aucune situation argumentative complexe, aucune intention argumentative particulière. A la différence de toute autre opposition entre deux événements n’ayant pas entre eux de lien linguistique intrinsèque, cette opposition directe est indépendante de toute conclusion précise. Qualifier un goût de difficile, c’est atténuer la force avec laquelle on applique les topoï constituant la signification du prédicat goût. Mais en atténuant les topoï intrinsèques du prédicat goût au moyen du modificateur difficile, l’énoncé pourrait servir une conclusion du type : ces gens risquent de ne pas apprécier certains genres littéraires(y compris les fables). L’adjectif difficile sert donc ici de modificateur déréalisant par rapport au prédicat goût auquel il est appliqué. 174 a) Elle utilise, contrairement aux hypothèses radicales de l’ADL qui interdisent d’utiliser les notions de logiques dans la description sémantique de la langue, la notion de contradiction. b) En stipulant que le syntagme XY ne doit pas être senti comme contradictoire, cette condition repose sur une sorte d’intuition : l’intuition de la contradiction, intuition qu’on peut ne pas se partager. En effet, Ducrot voulait, en posant cette condition, distinguer les modificateurs des déterminations qui mettraient en négation les prédicats sur lesquels elles portent. En disant par exemple Le trafic au Caire est insupportable : les voitures avancent sans bouger !, on fait porter sur le prédicat avancent une détermination qui fait avorter son potentiel argumentatif en le mettant en négation. Ce genre d’expression admet l’utilisation de Pourtant1 qui pourrait marquer l’exception : les voitures avancent, pourtant elles le font sans bouger. En produisant cet énoncé, on fait exception à une certaine règle pour pouvoir donner une bonne représentation du trafic bloqué. Or, avec les modificateurs déréalisants par exemple, il n’est question de faire exception à aucune règle, il s’agit simplement d’atténuer ou d’inverser une orientation argumentative inhérente au prédicat. 2 Ceci dit, on ne peut pas utiliser un marqueur d’exception pour relier un prédicat à un modificateur déréalisant. Selon la deuxième condition, il y a deux formes de modificateurs déréalisants : 1 Il s’agit ici de Pourtant en tant que marqueur d’exception, l’utilisation de Mais dans ce contexte n’étant pas possible. Voir M. Carel, Vers une formalisation de la théorie de l’argumentation dans la langue. Thèse de doctorat de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1992. Pour les incidences de la signification des marques sur le sens du discours et les modifications qu’ils introduisent sur l’interprétabilité de textes, voir C.Rossari, Connecteurs et relations de discours : des liens entre cognition et signification, Presses universitaires de Nancy, p.20. 2 Dans notre chapitre sur les blocs sémantiques, on a vu que les enchaînements argumentatifs en pourtant appartiennent à l’aspect transgressif qui est aussi argumentatif que l’aspect normatif, tous les deux faisant partie du même bloc sémantique sans aucune supériorité argumentative prétendue de l’un par rapport à l’autre. 175 modificateurs déréalisants atténuateurs et modificateurs déréalisants inverseurs. En revanche, les modificateurs réalisants n’ont qu’une seule forme : renforçateurs On voit bien que la découverte des paires XY où X est modificateur déréalisant par rapport à Y repose sur un critère fondamental : la possibilité d’énoncer « X, Mais XY » sans avoir une raison argumentative précise d’opposer X à X Y. De même, le critère permettant de découvrir le modificateur réalisant tient à la possibilité d’énoncer « X, et Même XY » sans avoir une raison argumentative précise de renchérir sur X. Or, il faudrait souligner que la distinction entre une opposition indirecte justifiée par une raison argumentative précise liée à une situation discursive complexe et une opposition directe indépendante de toute conclusion argumentative (comme l’opposition entre le prédicat X et le syntagme XY où Y est modificateur déréalisant par rapport à X) se pose ici comme hypothèse externe commandant l’observation des faits, i.e. les faits tels qu’ils sont interprétés par le regard de l’observateur. Car cette hypothèse externe, intimement liée à la théorie de l’ADL, permettra de faire intervenir les concepts de celle-ci (servant d’hypothèses internes) pour rendre compte des faits observés et les expliquer de manière systématique. On choisit d’observer les faits de la manière qui permettrait d’en rendre compte. Ceci dit, si l’on refusait par exemple d’admettre la distinction entre opposition immédiate sans intention argumentative précise et opposition indirecte amenant aux conclusions discursives opposées, les faits servant à construire la théorie des modificateurs disparaîtraient. Il en est de même pour la notion d’exception à une règle (exception au moyen de Pourtant), dont Ducrot s’est servi pour distinguer l’opposition immédiate au moyen du modificateur déréalisant. Cette notion sert, elle aussi, d’hypothèse externe. 176 Néanmoins, il est des cas où il est fort possible d’utiliser Mais pour relier deux segments co-orientés vers la même conclusion de telle sorte que le second renforcerait l’orientation argumentative du premier et que tout l’enchaînement serait directement interprétable sans imaginer une situation discursive complexe. Il s’agit d’un Mais de co-orientation argumentative. Considérons cet extrait de la fable « Le Rat et l’Eléphant » 1 : Se croire un personnage est fort commun en France. On y fait l’homme d’importance, Et l’on n’est souvent qu’un bourgeois : C’est proprement le mal françois. La sotte vanité nous est particulière. Les Espagnols sont vains, mais d’une autre manière. Leur orgueil me semble, en un mot, Beaucoup plus fou, mais pas si sot. Le mal français, selon le poète, consiste à se prendre pour une personnalité importante tout en n’étant qu’un homme peu spirituel ou peu galant. Comparant la vanité des Français à celle des Espagnols, La Fontaine qualifie la première de sotte et la seconde de folle. Si l’on paraphrase l’énoncé La sotte vanité nous est particulière par l’énoncé suivant : Les Français ont de la vanité, mais une sotte vanité, quel type d’opposition s’établit entre le prédicat vanité dans le premier segment et le syntagme sotte vanité dans le second ? En effet, il n’y a pas d’opposition entre eux bien qu’ils soient reliés par mais qui, selon sa description argumentative, sert à relier deux arguments anti-orientés en accordant une supériorité au second. De plus, on n’a même pas besoin, pour 1 Livre VIII, fable 15 179 L’adjectif invisible est un modificateur déréalisant par rapport au prédicat ennemi, ce que révèle le test de Mais dans : Ce moucheron est un ennemi, mais un ennemi invisible. Bien que l’invisibilité de l’ennemi rende difficile tout combat mené contre lui, l’ennemi déclaré ou visible est PLUS ennemi que l’ennemi invisible qui, le plus souvent, n’ose pas manifester son hostilité ou sa haine. Le fait d’expliciter son animosité rend celle-ci plus forte. En revanche, pouvoir cacher son animosité la fait plus ou moins apparaître comme maîtrisable. Si l’on applique à cet énoncé le test de Même, on aura : Ce moucheron est un ennemi, et même un ennemi invisible. Pour interpréter cet énoncé, il faut chercher une intention argumentative particulière qui justifie l’emploi du syntagme même un ennemi invisible, intention qui n’a pas de rapport avec les topoï intrinsèques du prédicat ennemi. Il pourrait s’agir par exemple de certains hommes d’affaires qui, pour recueillir des informations au sujet de leur concurrent fort puissant, envoient un agent qui répond aux conditions suivantes : il est lui-même ennemi de leur concurrent et, de plus, il est connu pour son habileté à collecter les informations sans se faire traquer. Cet agent est un ennemi de notre concurrent, et même un ennemi invisible. Cependant, l’invisibilité de l’ennemi est fort liée à la difficulté de le poursuivre ou de le tuer, ce qui est le cas du moucheron qui profite de son invisibilité pour harceler le lion sans permettre à celui-ci de l’avoir. Ceci dit, l’adjectif visible met en œuvre une forme topique du type : Plus l’ennemi est visible, moins il est difficile de le combattre Quant à l’adjectif invisible, il met en œuvre la forme topique converse : Moins l’ennemi est visible, plus il est difficile de le combattre. 180 Ainsi, les modificateurs se contentent de modifier les formes topiques sans introduire un topos nouveau. 3. L’utilisation de Mais et de Même comme deux critères permettant de découvrir respectivement le modificateur déréalisant et le modificateur réalisant repose sur la description argumentative de leur comportement dans les propositions où l’on peut déceler une intention argumentative particulière. Cette description qui attribue à Mais la propriété d’anti-orientation et à Même celle de co-orientation s’est étendue vers l’emploi des modificateurs. Le type d’emploi de Mais et celui de Même, en ce qui concerne les modificateurs, suppose cependant l’absence de toute intention argumentative précise, étant donné qu’il ne s’agit pas, dans le cas des modificateurs, de justifier une conclusion déterminée. L’intention argumentative dirigée vers telle ou telle conclusion n’est qu’un cas, parmi d’autres, de l’argumentativité. Autrement dit, dans le cas des modificateurs, on est en présence d’un autre type d’argumentativité, argumentativité inhérente à la langue. 4. Il faudrait rappeler que les adjectifs ou les adverbes dénommés modificateurs sont uniquement ceux qui « explicitent des caractères dont la présence diminue ou augmente l’applicabilité d’un prédicat » 1 . On remarque, notamment dans l’usage contemporain, que l’adjectif peut marquer aussi bien une qualité qu’une relation. Selon certains grammairiens 2 , l’adjectif marquant une relation s’accommode assez mal de l’expression de 1 O. Ducrot, « Les modificateurs déréalisants », Journal of Pragmatics, 1995, vol. 24, n° 1- 2, p. 145-146. 2 J. C.Chevalier et al, Grammaire du français contemporain, Larousse, 1997, p. 190. Notons que conformément à la théorie des topoï, la gradualité des topoï, constitutifs de tout prédicat, implique la possibilité d’une application plus ou moins forte de ce prédicat, seulement cette gradualité n’est forcément pas exprimable au moyen du comparatif plus ou l’adverbe très. Il est possible, par exemple, de dire : cette décision est exclusivement ministérielle (où ministérielle est un adjectif réalisant de relation) 181 degrés comme des constructions attributives : il est difficile par exemple de parler d’un décret très présidentiel ou d’une procédure très administrative. II. Les formes de la déréalisation Selon la définition des modificateurs déréalisants, la déréalisation se manifeste sous deux formes : 1) Atténuation 2) Inversion Il s’agit d’atténuation si et seulement si le syntagme XY, constitué du modificateur Y et du prédicat X, a une force inférieure à celle du prédicat X. Mais si l’application du modificateur Y au prédicat X produit un syntagme ayant une orientation opposée à celle du prédicat X, on parle alors d’inversion. En revanche si le syntagme XY possède une force supérieure à celle du prédicat X, on est en présence d’un modificateur réalisant qui renforce l’argumentativité du prédicat. Si donc les modificateurs déréalisants se caractérisent par les fonctions d’atténuation et d’inversion, les modificateurs réalisants, en revanche, ne se caractérisent que par une seule fonction, à savoir le renforcement. Cette dernière peut être rendue soit par des mots lexicaux (adjectifs ou adverbes) soit par des morphèmes ou des opérateurs (comme la négation 1 par exemple). La question fondamentale qui s’impose ici est de distinguer les cas où les modificateurs déréalisants ont fonction d’inverseurs de ceux où ils se contentent 1 La négation, en ce qui concerne les modificateurs déréalisants, ne correspond pas seulement à la négation syntaxique ne…pas, mais à tout ce qui peut être déréalisant inverseur comme le morphème peu, les tournures syntaxiques à fonction négativisante comme l’interrogation, les préfixes du type de Je doute que, la position de comparant dans des constructions comparatives de supériorité ou d’égalité comme dans Paul a résolu un problème, pourtant Max en a résolu d’autres aussi difficiles ou plus difficiles. 184 CHAPITRE II Les mots lexicaux 1 L’expression « mots lexicaux » se réfère dans notre perspective argumentativiste aux mots qui sont susceptibles, s’ils sont appliqués à tel ou tel prédicat, d’exercer une influence sur sa gradualité, influence qui varie entre le renforcement et l’atténuation (qui peut aller jusqu’à l’inversion de l’orientation argumentative du prédicat) de son applicabilité. En d’autres termes, la notion de modification réalisante ou déréalisante est étroitement liée à la gradualité des topoï constitutifs des prédicats. Comme l’utilisation des comparatifs plus ou moins n’est pas toujours révélatrice de la gradualité intrinsèque, car ils portent souvent sur une gradualité extrinsèques relative aux circonstances spatiale, temporelle ou même discursive (mais sans rapport avec les topoï intrinsèques du prédicat), l’étude de la gradualité intrinsèque devrait être centrée sur les mots lexicaux qui ont la propriété de s’y cramponner. Il y a beaucoup d’adjectifs et d’adverbes qui ont de telles propriétés. Mais si Ducrot a centré ses analyses, d’un côté, sur les adjectifs et les adverbes et, d’un autre, sur des morphèmes jouant un rôle considérable dans la déréalisation argumentative, ses analyses peuvent être étendues à d’autres phénomènes linguistiques comme nous le verrons ultérieurement. La littérature linguistique sur l’adjectif et sur l’adverbe est foisonnante, cependant, la majorité, sinon la totalité, des recherches linguistiques récentes sont faites dans une perspective référentialiste 1 . 1 La distinction traditionnelle voire historique entre élément lexical et élément grammatical repose sur l’idée que dans toute langue, on peut distinguer des mots qui désignent des notions ou qui possèdent un contenu (mots pleins), et d’autres mots qui n’indiquent que les rapports ou les points de vue selon lesquels la notion est considérée, mots grammaticaux qui ne désignent aucun élément de la réalité (ni individu, ni état, ni action, ni propriété). Voir O. Ducrot, J. M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil, 1995, p. 27. 185 Nous allons traiter, dans une optique argumentative, le rôle des adjectifs et des adverbes en tant que modificateurs réalisants, déréalisants et surréalisants dans le discours. 1. Les adjectifs : Les modificateurs réalisants ne sont pas affectés par la position de l’adjectif. Que l’adjectif soit en position d’épithète ou en position d’attribut, les modificateurs réalisants tendent toujours à augmenter l’applicabilité des topoï constitutifs du prédicat auquel ils sont appliqués. En revanche, l’influence des adjectifs déréalisants sur les prédicats auxquels ils sont appliqués varie selon leur position dans la phrase. Examinons cet extrait tiré de « Le Renard et la Cicogne 2 » : Compère le Renard se mit un jour en frais, Et retint à dîner commère la Cicogne. Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts : Le galand, pour toute besogne, Avait un brouet clair ; il vivait chichement. Ce brouet fut par lui servi sur une assiette : La Cicogne au long bec n’en put attraper miette ; Et le drôle eut lapé le tout en un moment. Dans le troisième vers Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts, l’adjectif petit est en position d’attribut. Par rapport au prédicat régal qui évoque les mets délicieux excitant l’appétit, l’attribut petit est un modificateur déréalisant. 1 Voir C. Schnedecker, « Présentation : les adjectifs « inclassables », des adjectifs du troisième type ? », dans Langue française, n° 136, Décembre 2002, p.3-19 2 Livre I, fable 18. 186 Soient les deux indices @ et # qui désignent respectivement un enchaînement comportant une opposition argumentative directe , i.e. caractérisé par l’absence de toute intention argumentative précise, et un autre enchaînement comportant une opposition argumentative indirecte fondée sur un mouvement discursif complexe. Si l’on introduit Mais dans Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts, on aura la paraphrase suivante : @ Le régal fut servi, mais il fut petit. Si l’on substituait même à mais, on aurait : # Le régal fut servi, il fut même petit. Mais si petit, comme le montre le test de Mais, est un modificateur déréalisant, s’agit-il d’un MD inverseur ou d’un MD atténuateur ? Le prédicat régal met en œuvre une forme topique du type : Plus nourriture, plus manger. L’utilisation de l’attribut petit comme modificateur déréalisant conduit à l’application de la forme topique converse : Moins nourriture, moins manger. Mais il faudrait signaler que petit en position d’attribut inverse le mouvement argumentatif du prédicat régal. Il inverse complètement l’orientation argumentative de tout l’énoncé Le régal fut servi de telle sorte que tout l’enchaînement Le régal fut servi, mais il fut petit conduit à des conclusions du type : a. On a toujours faim b. Notre hôte est avare (ou pauvre) Il s’agit des conclusions opposées à celles que l’on pourrait tirer de Le régal fut servi. 189 du locuteur ne va pas jusqu’à une rupture totale ou à une opposition entre deux attitudes irréconciliables, mais elle se traduit par un simple accord sans en faire l’objet de la parole. Il est donc clair que la position d’attribut fait de l’adjectif déréalisant l’objet de l’énonciation ou le propos de la parole, ce qui lui permet d’exercer pleinement sa fonction déréalisatrice, i. e. l’inversion de toute l’orientation argumentative de l’énoncé. Quant à l’adjectif épithète petit régal, il se contente d’atténuer l’applicabilité du prédicat régal, la position d’épithète constituant uniquement un simple commentaire ou une sorte de parenthèse relative au prédicat. De l’analyse précédente découle une règle systématique : lorsque le modificateur déréalisant fait l’objet ou le propos 1 de l’énonciation, il inverse l’orientation argumentative du prédicat auquel il est appliqué. Du point de vue polyphonique, le locuteur met en scène deux énonciateurs distincts : E1 et E2. Le premier (E1) soutient un point de vue exprimé par le prédicat (régal), alors que E2 s’oppose à E1, au moyen du modificateur déréalisant faisant l’objet de l’énonciation, et argumente pour des conclusions contraires. Cette interprétation polyphonique qui met en relief toute qualification servant de propos de l’énonciation explique pourquoi on utilise Mais comme test pour découvrir les modificateurs déréalisants. Si l’on admettait la description sémantique de Mais selon laquelle Mais relie deux segments X et Y allant dans des sens opposés, soit directement, i.e. sans une intention argumentative précise, 1 J. C. Anscombre, « Thème, espaces discursifs et représentation événementielle ». Fonctionnalisme et pragmatique, J. C. Anscombre et G. Zaccaria éds, Unicpli, Milan, 1989, p. 43-150. Dans cet article, on trouve une élaboration des deux notions : thème et propos du point de vue de l’ADL. 190 soit indirectement, i.e. par l’intermédiaire des chaînes argumentatives partant de X et de Y, il serait, par conséquent, nécessaire d’admettre la conclusion suivante : Quand X est un prédicat, et Y un déréalisant qui le modifie, Y doit nécessairement, selon la description sémantique de Mais, être un inverseur. 1 Le modificateur déréalisant introduit par Mais sert d’inverseur par rapport au prédicat auquel il est appliqué car cette position lui permet de faire le propos de l’énonciation ou, en termes de théorie polyphonique, d’exprimer le point de vue auquel s’identifie le locuteur. Il en ressort qu’on ne peut pas faire suivre Mais d’un simple atténuateur incapable de faire le propos de l’énonciation. On ne peut pas dire à titre d’exemple : Les Espagnols sont vains, mais un peu ou Econduire un Lion se pratique chez nous, mais quelque peu En ce qui concerne l’adjectif réalisant, le critère que propose Ducrot pour le repérer est celui de Même. Dans « La Laitière et le Pot au lait » 2 , le fabuliste, ayant décrit l’agilité de la Laitière et son allure rapide, lorsqu’elle allait vendre son lait, dit : Notre Laitière ainsi troussée Comptait déjà dans sa pensée Tout le prix de son lait, en employait l’argent ; Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée, La chose allait à bien par son soin diligent. 1 C. Plantin, Essais sur l’argumentation. Introduction à l’étude linguistique de la parole argumentative, Kimé, p.42-43. L’auteur emprunte à Tesnière (L. Tesnière, Eléments de syntaxe structurale, 2ème édition corrigée et revue, Klincksieck, p. 102) l’expression « un petit drame à deux personnages » pour mettre en relief l’opposition, dans une structure du type P, mais Q, entre P et Q, opposition entre deux énonciateurs argumentant dans deux sens inverses. 2 Livre VII, fable 10. 191 L’adjectif diligent renforce les topoï intrinsèques du prédicat soin auquel il est appliqué. Il s’agit d’un modificateur réalisant par rapport à ce prédicat. Si l’on lui applique le test de Même, on aura : @ 1. La Laitière travaille avec soin, elle travaille même avec un soin diligent. # 2. La Laitière travaille avec soin, mais elle travaille avec un soin diligent. L’enchaînement dans l’exemple (1) est interprétable sans exiger un mouvement discursif complexe. Le surenchérissement par même ne repose pas sur une stratégie argumentative extrinsèque, étant donné que le syntagme soin diligent a une force supérieure au prédicat soin, i.e. l’adjectif diligent augmente l’applicabilité des topoï intrinsèques du prédicat soin auquel il est appliqué. En revanche, l’enchaînement (2), impose l’existence d’une intention argumentative précise ou une situation discursive complexe. Il pourrait également s’agir d’une interprétation métalinguistique. A supposer qu’on cherche une laitière très diligente. On en trouve une qui, tout en satisfaisant la condition requise (être diligente), n’est pas « très diligente ». Alors pour réfuter ou corriger très diligente préalable, on pourrait dire : on a trouvé une laitière, mais diligente (ce qui ne satisfait pas totalement la condition de « très diligente ») On pourrait aussi s’interroger sur le statut argumentatif de l’adjectif apposé : a- t-il fonction d’atténuateur ou celle d’inverseur ? Selon certains auteurs 1 , la fonction d’apposition a été créée par les grammairiens pour éviter que les élèves voient deux sujets dans : Le lion, roi des animaux, tint conseil. Mais, très tôt, on s’est rendu compte que l’adjectif, lui aussi, pouvait apparaître dans une telle construction : Le lion, fatigué, descendit du trône. 1 Chevrel, Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot, n° 394, 1977. 194 aussi à faire allégeance au nouveau souverain, porte sa charge de tribut. Mais comme le Lion ne veut porter aucun fardeau, il demande aux animaux de porter ses biens sous prétexte de pouvoir mieux protéger la caravane contre d’éventuels voleurs. Le Lion dit : « Obligez-moi de me faire la grâce Que d’en porter chacun un quart : Ce ne sera pas une charge trop grande, Et j’en serai plus libre et bien plus en état, En cas que les voleurs attaquent notre bande, Et que l’on vienne au combat. » Econduire un lion rarement se pratique. Le voilà donc admis, soulagé, bien reçu. Selon Ducrot, on pourrait constater certaines régularités relatives au comportement des adverbes quant à l’atténuation et à l’inversion. « Si l’adverbe précède le verbe, il a tendance à ne pas entraîner d’inversion, et à jouer simplement le rôle d’atténuateur 1 ». Quand l’adverbe est postposé, « la situation est un peu floue. On peut envisager alors aussi bien une suite positive qu’une suite négative. Plus il y a d’insistance sur l’adverbe au moyen, par exemple, de l’intonation, plus on attend la conclusion négative, autrement dit, plus le MD a tendance à prendre la fonction d’inverseur. 2 » L’adverbe rarement, situé après le verbe se pratiquer, tend à inverser son orientation argumentative, comme le montrent les exemples suivants : a) Econduire un lion se pratique rarement chez nous : on ne peut pas recourir à cette solution. 1 O. Ducrot, « Les Modificateurs déréalisants », Journal ef Pragmatics, vol. 24, 1995, p.153. 2 Ibid, p. 154 195 b) Econduire un lion rarement se pratique chez nous : on peut dans une moindre mesure recourir à cette solution. Lorsque l’adverbe se situe avant le verbe (comme dans (b)), il a tendance à atténuer l’argumentativité du prédicat auquel il est appliqué. Mais lorsqu’il est postposé (comme dans (a)), son aptitude à inverser l’orientation argumentative du prédicat auquel il est appliqué se borne au cas où il sert seulement d’objet ou de propos de l’énonciation. Hors de cette hypothèse, l’adverbe déréalisant se contente d’être atténuateur de la force argumentative du prédicat. Or, il faudrait signaler que les régularités indiquées par Ducrot, concernant le rapport entre la position de l’adverbe et sa fonction d’inverseur ou d’atténuateur ne permet de formuler une règle rigoureuse que dans la mesure où l’adverbe saurait faire le propos de l’énonciation, même si cet adverbe est situé avant le verbe. Car rien n’empêche qu’il y ait insistance sur un adverbe déréalisant antérieur au verbe. Si le locuteur de l’énoncé Econduire un lion rarement se pratique chez nous insiste intonativement sur l’adverbe rarement, on pourrait en tirer la même conclusion déductible de Econduire un lion se pratique rarement chez nous, à savoir : On ne peut pas recourir à cette solution. La règle qu’on pourrait déduire de cette analyse pourrait donc être formulée ainsi : l’adverbe (aussi bien que l’adjectif) déréalisant n’a fonction d’inverseur que dans la mesure où il saurait faire l’objet de l’énonciation ou le propos de la parole. Dans le cas où l’adverbe déréalisant fait l’objet de l’énonciation, le locuteur non seulement en prend la responsabilité mais en fait le propos de sa parole. En termes de théorie polyphonique, le locuteur met en scène deux énonciateurs : E1 qui soutient le point de vue exprimé par le prédicat (celui qui consiste à 196 repousser le lion ou à s’en débarrasser) et E2 dont le point de vue préfère ne pas recourir à cette solution dangereuse. Mais il faudrait signaler que la position de l’adverbe, qu’il soit antéposé ou postposé, n’est pas un critère systématique rigoureux, car le fait qu’il soit ou non l’objet de l’énonciation est nécessairement lié à la situation discursive. Il suffit, à titre d’exemple, d’insister au moyen de l’intonation sur un adverbe déréalisant antéposé (situé avant le verbe) pour produire l’inversion. D’ailleurs, il faudrait souligner deux distinctions relatives au comportement de l’adverbe dans l’énonciation : 1) Il faut distinguer l’incidence de l’adverbe et sa portée sémantique 1 . L’incidence de l’adverbe se réfère à l’unité linguistique à laquelle l’adverbe est rattaché dans la phrase, i.e. son support syntaxique, alors que sa portée désigne l’élément à propos duquel l’adverbe dit préférentiellement quelque chose. Prenons les exemples suivants : a. Un mort s’en allait tristement S’emparer de son dernier gîte ; Un Curé s’en allait gaiement Enterrer ce mort au plus vite. b. Notre défunt était en carrosse porté, Bien et dûment empaqueté, (Le Curé et la Mort)2 c. Il (le renard) vivait chichement. (Le Renard et la Cicogne)3 1 C. Guimier, Les adverbes du français. Le cas des adverbes en-ment, Ophrys, 1996, p. 3-7. 2 Livre VII, fable 11. 3 Livre I, fable 18. 199 côté, il déréalise l’orientation argumentative du prédicat vivre, étant donné que vivre convoque des topoï du genre : plus on vit, plus on profite des plaisirs ou plus on dépense, mieux on vit. D’un autre côté, il renforce l’application des topoï intrinsèque du prédicat renard, topoï relatifs à son avarice. Lorsque ce double impact est mis en relief dans l’énonciation, l’adverbe a tendance à inverser l’orientation argumentative du prédicat déréalisé. Considérons cet exemple : Tu vas marier ta fille à Max ! Cet homme vit chichement. L’adverbe chichement inverse l’orientation argumentative du prédicat vivre et, en même temps, accroît l’applicabilité des topoî intrinsèques du sujet cet homme, notamment son caractère d’homme mesquin (lorsqu’il est connu dans son entourage pour être ainsi), ce qui autorise deux types de conclusions : Vivre avec Max est difficile et Max n’est pas un bon choix. Examinons maintenant le comportement de l’adverbe dans un autre exemple. Dans « La Mort et le Bûcheron 1 », le narrateur décrit la souffrance du Bûcheron en ces termes : Un pauvre Bûcheron, tout couvert de ramée, Sous le faix du fagot aussi bien que des ans Gémissant et courbé, marchait à pas pesants, Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée. Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur, Il met bas son fagot, il songe à son malheur. L’analyse de l’énoncé Un pauvre Bûcheron…marchait à pas pesants révèle que la locution adverbiale postposée à pas pesants inverse l’orientation 1 Livre I, fable 16. 200 argumentative du prédicat marchait. Cela peut être vérifié sur les exemples suivants : a) Le Bûcheron marche vers sa maison : il y arrivera à l’heure. b) Le Bûcheron marche à pas pesants vers sa maison : il n’ y arrivera pas à l’heure, semble-t-il. Cette inversion produite par la locution adverbiale déréalisante se confirmera de façon décisive par la négation (opérateur déréalisant inverseur) dans : Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur, Il met bas son fagot, il songe à son malheur. En ce qui concerne les adverbes réalisants, ils explicitent des caractères dont la présence accroît l’applicabilité des topoï intrinsèques des prédicats sur lesquels ils portent. Dans « Le Pouvoir des fables 1 », le fabuliste dit : Dans Athène autrefois, peuple vain et léger, Un orateur, voyant sa patrie en danger, Courut à la tribune ; et d’un art tyrannique, Voulant forcer les cœurs dans une république, Il parla fortement sur le commun salut. Pris d’enthousiasme, l’orateur dont parle le fabuliste cherche, par son discours, à exciter son auditoire qui prend une attitude indifférente envers le sort de sa patrie menacée de danger. L’orateur, voulant imposer la vérité à son auditoire, parle fortement. L’adverbe fortement est un modificateur réalisant par rapport au prédicat parler étant donné qu’il renforce son argumentativité intrinsèque. Le test de Même révèle le caractère réalisant, dans : 1 Livre VIII, fable 4. 201 @ L’orateur parla, et même fortement. En revanche, si l’on recourt au test de Mais, l’énoncé doit être affecté de l’indice # qui marque la nécessité de chercher une situation discursive complexe pour pouvoir interpréter l’enchaînement : # L’orateur parla, mais fortement. En ce qui concerne les adverbes surréalisants, ils renforcent l’orientation argumentative du prédicat auquel ils sont appliqués comme le montre l’exemple suivant tiré de « Le Loup et la Cicogne » 1 . Les loups mangent gloutonnement Un loup donc étant de frairie Se pressa, dit-on, tellement Qu’il en pensa perdre la vie : Un os lui demeura bien avant au gosier. De bonheur pour ce loup, qui ne pouvait crier, Près de là passe une Cicogne. Il lui fait signe ; elle accourt. Voilà l’opératrice aussitôt en besogne. Elle retira l’os ; puis, pour un si bon tour, Elle demanda son salaire. L’adverbe gloutonnement, appliqué au verbe manger, renforce son argumentativité à telle point que la conclusion vers laquelle le discours du narrateur est orienté sera dramatique. Dans sa précipitation, le loup conserve un os coincé dans la gorge. Il ne peut plus hurler car l’os fait barrage à toute émission de voix, à tout cri. Manger gloutonnement est un excès mortifère car, asphyxié, le loup risque de périr. C’est la cigogne qui vient en hâte pour le 1 Livre III, fable 9. 204 Quant à la lecture métalinguistique du ne…que M. S., elle est impossible, car si la lecture métalinguistique est employée pour corriger très + adjectif, l’adjectif surréalisant représente le sommet de l’échelle où l’on s’interdit toute possibilité d’une force supérieure. En d’autres termes, on n’imagine pas la possibilité de réfuter ou de corriger très gloutonnement (qui n’existe pas) par gloutonnement, le modificateur surréalisant gloutonnement désignant le sommet de l’échelle. Selon Garcia Négroni, la description polyphonique des modificateurs surréalisants « introduisent une qualification à caractère interjectif du degré extrême atteint dans la situation dont il s’agit 1 ». Par contre, les modificateurs réalisants admettent la lecture métalinguistique. Dans l’énoncé (d), on remarque bien que l’énonciation des modificateurs surréalisants (quatrième prorpiété) s’accorde très bien avec les formules qui expriment une demande d’adhésion à l’interlocuteur comme : hein ?, n’est-ce pas ?, non ? Par contre, ils ne peuvent pas faire l’objet d’une véritable demande d’information. Autrement dit, il est impossible de les insérer dans de véritables interrogations comme le montre l’énoncé (e). Cette impossibilité s’explique selon Négroni 2 par le fait que le modificateur surréalisant constitue un commentaire du locuteur sur le prédicat, ce qui n’est pas compatible avec toute intention interrogative. Par contre, dans les interrogations rhétoriques, il est possible d’y insérer un modificateur surréalisant car l’interprétation de toute l’énonciation serait comprise comme une demande d’adhésion et non d’information : Les loups ne mangent-ils pas gloutonnement ? Ne me dis pas que tu ignores ça. 1, Ibid, p. 129, 130 2 Ibid, p.110. 205 Passons maintenant à l’analyse polyphonique d’un énoncé du type les loups mangent, mais gloutonnement. Le locuteur dans ce genre d’énoncés met en scène trois énonciateurs : 1. le premier énonciateur E1 exprime son attitude vis-à-vis des loups en soutenant qu’ils mangent. Cet énonciateur évalue le fait de manger sur l’échelle ordinaire de l’activité consistant à manger. L’interprétation que propose Négroni 1 à la position de E1 consiste à y voir l’application d’une forme topique faible, c'est-à-dire à réinterpréter le segment les loups mangent dans le sens de les loups ne mangent pas peu, ce qui implique « l’application de la forme topique converse du prédicat antonyme (lecture négation antonyme de X (prédicat) 2 ». 2. Le deuxième énonciateur E2 estime que les loups ne mangent pas de manière ordinaire, mais de manière gloutonne. L’énonciateur E2 exprime donc le point de vue de l’adverbe surréalisant gloutonnement, point de vue de haut degré qui pousse l’action de manger vers le sommet de l’échelle. 3. Le troisième énonciateur E3, intimement lié à E2, choisit pour exprimer son point de vue une position interjective 3 où il réagit à l’opinion de E2 en s’exclamant à propos du très haut degré indiqué par lui Le sentiment exprimé par E3 rejette la vision de E1 qui se contente de placer l’action (manger) sur l’échelle ordinaire. Il incite à le placer sur une échelle extrême, vu le haut degré exprimé par E2. Ceci dit, l’attitude de E3 impose de voir le prédicat manger sous l’angle du modificateur surréalisant de telle sorte qu celui-ci constituerait un propos, non vis-à-vis du prédicat manger tel qu’il figure dans le premier 1 Ibid, p. 130 2 Ibid, p.133. 3 S’appuyant partiellement sur l’étude approfondie de J.C.Milner concernant les adjectifs classifiants et les adjectifs qualifiants, Négroni établit sa caractérisation des modificateurs surréalisants sur l’observation de Milner selon laquelle les adjectifs qualifiants (qui correspondent ici aux adjectifs surréalisant) « désignent l’intensité en tant qu’elle est hors gradation » Voir J.C.Milner, De la syntaxe à la sémantique, Seuil, 1978, p.305. 206 segment de l’énoncé, mais par rapport à une autre vision implicite de ce prédicat. Le locuteur s’identifie au troisième énonciateur E3, et c’est par cette identification qu’il refuse de considérer comme adéquats les degrés de l’échelle ordinaire. En effet, E3, énonciateur de la réaction devant E2, est nécessairement attaché à l’énonciation des modificateurs surréalisants, énonciation toujours marquée par des marques prosodiques spécifiques. La description polyphonique des modificateurs surréalisants montre que E3, assimilé au locuteur, n’est là que pour exprimer une réaction interjective au degré extrême. L’intervention de E3 exprime une sorte de commentaire du locuteur sur la situation. Cette analyse explique pourquoi la présence du modificateur surréalisant entraîne une relecture du prédicat, relecture dans laquelle son argumentativité intrinsèque est poussée vers le haut de l’échelle. Or, il faudrait signaler qu’à côté des adverbes ou des adjectifs qui fonctionnent invariablement comme des modificateurs surréalisants, quel que soit l’énoncé où ils se trouvent, les modificateurs réalisants pourraient être dans certains contextes employés comme modificateurs surréalisants. Il s’agit des contextes où ces modificateurs désignent, grâce à certaines marques prosodiques (prolongation de la prononciation du connecteur, pause avant le modificateur, accent d’intensité…etc.) le degré extrême de l’échelle. Si, par exemple, on remplace gloutonnement par beaucoup, mais en prolongeant la prononciation du connecteur : Les loups mangent, mais beaucoup. (le caractère gras désigne ici une prononciation prolongée du connecteur) 209 L’arbre tient bon ; le Roseau plie. Le vent redouble ses efforts, Et fait si bien qu’il déracine Celui de qui la tête au ciel était voisine, Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts. « Le Chêne et le Roseau » appartient à cette catégorie de fables 1 où le message didactique du narrateur, n’étant pas explicité par lui, est impliqué dans son récit. En d’autres termes, la conclusion vers laquelle argumentent les énoncés constitutifs de cette fable est à dériver par le narrataire. Dans une autre catégorie de fables, le narrateur extra-diégétique ne se contente pas de raconter une histoire et de l’assortir d’énoncés interprétatifs ou pragmatiques comme : Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages : Tous bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs2, ou Il n’est, pour voir, que l’œil du maître3, mais il va jusqu’à expliciter à son narrataire extra-diégétique, sous forme d’injonction par exemple, l’enseignement ou la règle d’action qu’il devrait tirer de l’histoire et à laquelle il devrait se conformer (Ne t’attend qu’à toi seul4). Vérifions le comportement argumentatif des adjectifs et des adverbes sur le texte de « Le Chêne et le Roseau ». 1 Voir : S. Suleiman, « Le récit exemplaire. Paraboles, fable, roman à thèse. », In Poétique, N° 32, novembre 1977, p. 468-489. 2 Livre I, fable 3, « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf ». 3 Livre IV, fable 21, « L’œil du Maître ». 4 Livre IV, fable 22, « L’Alouette et ses Petits avec le Maître d’un champ ». 210 Dans le deuxième vers Vous avez bien sujet1 d’accuser la nature, l’adverbe bien, marquant une conformité à la vérité, à la sagesse ou aux convenances, renforce l’applicabilité du prédicat avoir sujet d’accuser (paraphrasé par avoir raison d’accuser) auquel il est appliqué. Pour expliciter le caractère réalisant du modificateur bien, examinons de plus près le prédicat lui-même avoir sujet d’accuser. Ce prédicat convoque des topoï du type : la culpabilité de la nature est indubitable, la preuve de l’accusation est évidente, l’injustice de la nature est un fait réel. D’où le topos intrinsèque du prédicat avoir sujet d’accuser : Plus on qualifie la nature d’injuste, plus on est véridique. Si donc on fait porter l’adverbe bien sur le prédicat avoir sujet de, on renforce son argumentativité interne, ce qui revient à voir dans cet adverbe un modificateur réalisant par rapport à avoir sujet de. Mais si bien réalise avoir sujet, on peut aussi constater que l’expression avoir raison réalise à son tour le prédicat accuser dans la mesure où elle justifie l’accusation. Cette observation nous amène en fait à formuler une hypothèse qu’on pourrait vérifier tout au long de nos analyses argumentatives du discours : plus on justifie un prédicat X, plus on le réalise. Dans un énoncé comme Un loup n’avait que les os et la peau, tant que les chiens faisaient bonne garde, le segment tant que les chiens faisaient bonne garde, présentant la bonne garde comme une justification de l’état misérable du loup, réalise le segment Un loup n’avait que les os et la peau, segment qui exprime cet état. Cette remarque pourrait être vérifiée au moyen du test de Même : On accuse la nature d’être injuste, on l’accuse même avec raison. Mais un énoncé du type On accuse la nature, et même sans raison exige, pour être interprété, une situation argumentative particulière où, pour renforcer le sens de l’injustice de la nature, on pourrait renchérir avec et même sans raison. 1 Ayant le sens de cause, occasion ou raison, le mot sujet pouvait être suivi, en français classique, d’un infinitif complément ; aujourd’hui, il n’admet plus que quelques noms compléments. Voir Dictionnaire du français classique, XVIIe siècle, Larousse, 1988. 211 Cette attitude critique envers la nature appelle à réfléchir sur les topoï constituant la signification du mot nature. Car l’occurrence du terme nature admet deux interprétations : l’une métonymique et l’autre métaphorique. Dans l’interprétation métonymique, le mot nature est employé par le locuteur comme substitut du mot Créateur. Cette substitution, étant un procédé rhétorique, permet au locuteur (le Chêne) de se livrer librement à la critique de l’injustice métaphysique dans une société où il ne serait pas possible de critiquer directement le Créateur. Mais il reste possible de dire que le mot nature est employé comme substitut des vents et des tempêtes qui dévastent les petites plantes fragiles dont le roseau et épargnent les gros arbres. Du point de vue linguistique, le narrateur met en scène un protagoniste orgueilleux dont le caractère indécent rend inadmissible sa thèse et lui attribue un discours provoquant. Dans l’interprétation métaphorique, le verbe accuser attribue à la nature un caractère humain en la comparant à un criminel ou un homme injuste accusé de déclencher des vents et des tempêtes contre les petites plantes fragiles. Quelle que soit la figure rhétorique, les constructions rhétoriques, de par leurs structures qui associent les topoï intrinsèques des prédicats dont elles se composent, permettent de renforcer leur argumentativité interne. Passons maintenant au troisième vers Un roitelet pour vous est un pesant fardeau 214 La notion de préméditation implique que l’acte prémédité est un acte PLUS criminel qu’un acte commis d’aventure ou sans intention. Le syntagme un pesant fardeau, composé d’un substantif fardeau et d’un adjectif réalisant pesant, a fonction d’attribut 1 et sert de déréalisant inverseur par rapport au prédicat roitelet. Ceci dit, l’orientation argumentative intrinsèque du prédicat roitelet étant inversée, elle autorise une double conclusion: le roitelet est, pour vous, de grande taille et vous n’avez pas de valeur. D’où l’ironie de l’énoncé. Si, conformément à notre analyse polyphonique, la fonction d’attribut déréalisant fait l’objet de l’énonciation auquel le locuteur s’identifie, comment expliquer le fait que le locuteur dans Un roitelet, pour vous, est un pesant fardeau se distancie du point du vue de l’énonciateur que fait apparaître un pesant fardeau ? Pour répondre à cette question, il faudrait rappeler que l’assimilation du locuteur à la position exprimée par l’attribut déréalisant est à l’origine de l’inversion de l’enchaînement argumentatif. Mais l’interprétation polyphonique de l’ironie exige que le locuteur se distancie de l’énonciateur ridicule qu’il met en scène et dont il montre l’absurdité au moyen de certaines tournures linguistiques spécialisées (comme en disant : C’est du propre !) ou de certains traits antonymiques (c’est un roitelet, pourtant il vous pèse lourd). En effet, le locuteur, tout en prétendant s’assimiler à la position de l’énonciateur qu’il met en scène (d’où la possibilité de l’inversion argumentative), se dissocie de ce qu’il exprime (d’où l’ironie dans son interprétation polyphonique), ce qui rapproche l’ironie de l’hyperbole 2 . 1 M. Noailly, L’adjectif en français, Ophrys, 1999, p. 25. 2 La différence polyphonique entre l’hyperbole et l’ironie est délicate. Pour certains auteurs, le locuteur, dans le cas de l’hyperbole, se dissocie de ce qui est exprimé, non pour s’opposer à l’énonciateur ou pour s’en moquer, mais pour en bénéficier autant que possible, afin d’alimenter ce qu’il cherche à communiquer figurément. Voir L. Perrin, L’ironie mise en trope, kimé, 1996, p. 176- 177. 215 Si on applique au modificateur pesant le test de Même, on aura : @ Pour le Roseau, le roitelet est un fardeau, il est même un pesant fardeau. Mais si on substitue Mais à Même, l’énoncé devra être affecté de l’indice #, indice qui marque la nécessité de recourir à un mouvement discursif complexe pour pouvoir interpréter tout l’enchaînement : # Pour le Roseau, le roitelet est un fardeau, mais un pesant fardeau. Dans cet énoncé, l’opposition argumentative exprimée au moyen de mais entre le roitelet est un fardeau et un pesant fardeau ne concerne pas l’argumentation interne du prédicat fardeau et du modificateur pesant qui, tous les deux, ont une orientation argumentative intrinsèque vers les mêmes conclusions, mais elle est relative à la situation discursive. Il est nécessaire d’imaginer une argumentation en faveur d’une troisième proposition vis-à-vis de laquelle le prédicat fardeau et le syntagme un pesant fardeau (où pesant est M. R par rapport à fardeau) peuvent devenir des arguments antagonistes. La comparaison entre le Chêne et le Roseau va s’étaler sur la quasi-totalité de la fable, comparaison fondée sur le même thème ou la même idée : la force et la résistance aux facteurs atmosphériques. Cette comparaison, en faveur du Chêne, est exprimée de manière rhétorique à l’aide de multiples figures à caractère ironique. Examinons l’énoncé : Cependant que mon front, au Caucase, pareil, Non content d’arrêter les rayons du soleil, Brave l’effort de la tempête. Le Chêne se livre ici à son propre éloge. Si le Roseau baisse la tête en face du moindre mouvement de l’air, le Chêne, fait tête à l’orage, affronte le soleil et les tempêtes. Si le mot lexical front évoque des discours relatifs au visage ou à l’intrépidité, l’expression adjectivale pareil au Caucase implique la sélection 216 d’un topos précis, celui qui relie les deux sommets : plus on affronte les forces de la nature, plus on se distingue. Le comparé front, associé au comparant Caucase ( qui se réfère à la chaîne de montagnes de l’Asie du sud considérées géographiquement comme une chaîne barrière dont l’altitude moyenne atteint 4000 m (Hachette).), évoque l’immense capacité du Chêne à affronter les forces de la nature comme les tempêtes ou l’orage. L’adjectif pareil au Caucase renforce l’applicabilité du topos intrinsèque du prédicat mon front dans la mesure où il projette sur lui les topoï que convoque le Caucase, topoï du genre : plus affrontement, plus distinction, ce qui accentue l’aspect élogieux du discours du Chêne. Ceci dit, cet adjectif est un modificateur réalisant par rapport au prédicat front. La qualité attribuée communément au front et au Caucase, étant implicite, est discursivement interprétable 1 selon le contexte : solidité, immuabilité et résistance. Il faudrait aussi signaler que le mot Caucase2, comportant des topoï en rapport avec l’immensité, la grandeur et la solidité, confère au front du Chêne une valeur hyperbolique. En termes de théorie polyphonique, l’énoncé : ....mon front, au Caucase, pareil, Non content d’arrêter les rayons du soleil, Brave l’effort de la tempête fait entendre deux énonciateurs : a) Un énonciateur E1, assimilé à la collectivité ou à un ON représentant la culture de la communauté 3 , qui attribue aux montagnes caucasiennes certaines 1 J. Moeschler, Théorie pragmatique et pragmatique conversationnelle, Armand Colin, 1996, p. 79-81. 2 Ce prédicat est utilisé pour exprimer la même valeur d’immensité dans d’autres fables, notamment « Le Rat et L’Huître » (Livre VIII, fable 9). 3 Dans la culture collective en Egypte par exemple, on trouve la même tendance à comparer les personnes qui affrontent avec courage les dangers ou les crises de la vie aux pyramides dont la gloire tient à leur résistance, depuis les époques les plus reculées, aux catastrophes naturelles. 219 Notons aussi que ce prédicat appartient à un champ lexical de marine : au bord de la mer, bord d’un navire….etc. Naître sur les bords d’un royaume indique la naissance dans une région périphérique. Mais pour savoir de quel type de modificateurs il est question dans le syntagme les humides bords, il faudrait comprendre la situation discursive où ce syntagme est employé. Le Chêne, pour marquer l’humble naissance du Roseau, emploie un discours dédaigneux envers lui. Dans ce contexte, qualifier les bords de humides, c’est accentuer l’aspect méprisable de ce lieu. Les humides bords sont connus pour être les endroits où prolifèrent les insectes ou les vers. Il serait donc possible de tenir l’adjectif humides pour un modificateur réalisant par rapport au prédicat bords : Le Roseau naît sur les bords, ce sont mêmes des bords humides. Dans le vers suivant La nature envers vous me semble bien injuste, à quelle catégorie des modificateurs appartient l’adjectif injuste par rapport au prédicat nature ? Considérons tout d’abord les énoncés suivants : @ a) La nature ne vous a pas donné autant d’avantages que moi, elle était même envers vous bien injuste. # b) La nature ne vous a pas donné autant d’avantages que moi, mais elle était envers vous bien injuste. # c) La nature vous a donné autant d’avantages que moi, elle était même envers vous bien injuste. @ d) La nature vous a donné autant d’avantages que moi, mais elle était envers vous bien injuste. 220 Dans l’exemple (a) où la nature ne distribue pas équitablement les avantages physiques à ses créatures, le test de Même permet d’attribuer à l’adjectif injuste le caractère réalisant par rapport au prédicat nature, puisque la surenchère de même est effectuée de façon immédiate sans exiger, pour interpréter l’énoncé, une situation discursive complexe. Il faudrait aussi ajouter que le surenchérissement paraît direct et naturel dans la mesure où le contexte porte sur l’injustice de la nature, injustice qui va de la répartition inégale des avantages entre les créatures jusqu’à l’injustice discriminatoire au niveau des conditions de vie. Dans ce même contexte, il est nécessaire d’affecter l’exemple (b) de l’indice # qui indique la nécessité, pour pouvoir interpréter tout l’enchaînement, de trouver une raison argumentative précise permettant l’anti-orientation des deux segments conjoints par mais. Si dans les énoncés (a) et (b), on a affaire à une nature cruelle et injuste, dans (c) et (d), il s’agit, par contre, d’une autre nature, i.e. d’une nature plus ou moins juste ou bienfaisante. Dans ces derniers exemples, l’adjectif injuste sert de modificateur déréalisant par rapport à nature. Dans l’exemple (c), il faudrait, pour interpréter l’enchaînement, imaginer une intention argumentative particulière permettant la co-orientation des deux segments de l’énoncé. On pourrait imaginer une situation assez complexe dans laquelle un locuteur accuse la nature d’être injuste car elle lui a donné tous les avantages qu’il désirait malgré ses nombreux vices alors qu’elle n’en a pas fait autant à son interlocuteur très vertueux. Quant à l’exemple (d), l’introduction de l’adjectif injuste par mais paraît naturelle dans la mesure où cet adjectif atténue voire inverse l’orientation argumentative intrinsèque de la nature. 221 Pourtant cette interprétation de l’énoncé la nature envers vous me semble bien injuste n’est pas très satisfaisante dans la mesure où « les phénomènes de réalisation et de déréalisation ne relèvent pas des croyances, mais explicitent directement les significations 1 ». Attribuer à la nature des topoî intrinsèques illimitées revient, en quelque sorte, à infirmer la théorie des topoï puisque la signification n’est, dans cette perspective, qu’un paquet de diverses idéologies. Une autre solution parait possible. Dans La nature envers vous me semble bien injuste, le locuteur met en scène un énonciateur soutenant que l’état pitoyable du roseau est dû à l’injustice de la nature. Comme on ne peut pas attribuer au locuteur l’intention d’accomplir un acte d’accusation à l’encontre de la nature (objet inanimé), on ne peut pas l’assimiler à son énonciateur. Rien n’empêche alors de faire servir cet acte d’accusation à un autre acte dérivé, acte d’argumentation : votre état médiocre est inguérissable parce que le Créateur l’a voulu ainsi. N’osant pas attribuer l’injustice au Créateur, le locuteur choisit de l’attribuer à la nature. Si l’on prend pour accordé que le prédicat nature évoque des topoï intrinsèques du type : nature donc bonté, nature donc justice, nature donc sagesse, il est alors légitime de voir dans l’adjectif injuste un modificateur déréalisant par rapport au prédicat nature auquel il s’applique. Ainsi l’interprétation polyphonique et la notion de déréalisant fournissent une caractérisation linguistique de la métonymie liée au prédicat nature, métonymie reposant sur le lien cause/ effet 2 (l’expression de la cause par ses effets). 1 O. Ducrot, « Les Modificateurs déréalisants », Journal ef Pragmatics, vol. 24, 1995, p. 150. 2 M. Aquien et G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, La Pochotèque. Librairie générale française, 1999, p. 253-254. 224 prédicat vents, cet adjectif a certaines propriétés qui le distinguent des modificateurs réalisants. En effet, en lui appliquant, à titre d’exemple, le test de Mais, il pourrait être interprété sans exiger la présence d’une situation complexe permettant de le faire précéder de mais. Dans un énoncé du type : Il y a eu des vents, mais redoutables, l’adjectif redoutables ne nous impose nullement de chercher une intention argumentative lointaine pour pouvoir comprendre ou interpréter tout l’enchaînement. De plus, les deux segments conjoints par mais, sont co-orientés vers le même type de conclusions : - Il y a eu des vents, les arbres ont failli s’arracher. - Il y a eu des vents, mais des vents redoutables : les arbres ont failli s’arracher. L’énoncé suivant du Roseau : Vous avez jusqu’ici contre leurs épouvantables résisté sans courber le dos contient l’adjectif épouvantables semblable à redoutable. L’adjectif épouvantables est, par rapport au prédicat leurs coups, est un modificateur renforçateur de son orientation argumentative intrinsèque. Mais, à la différence de tout autre adjectif réalisant, si l’on le soumet au test de Mais, on aura un enchaînement qui pourrait être directement interprété sans exiger aucune situation argumentative complexe : Il y a eu des vents, mais épouvantables1. Il s’agit ici d’un modificateur qui, bien que renforçateur de l’orientation argumentative du prédicat auquel il est appliqué, échappe au critère distinctif des 1 Notons que J. M. Adam a tenté, avec d’autres auteurs, de rapprocher ce mais surréalisant à un mais de renforcement-renchérissement qui, semblable à la tournure non seulement…mais, apparaît souvent combiné avec encore ou aussi et qui introduit un argument supplémentaire et plus fort dans le sens de la conclusion visée par le premier segment. Or, on verra plus loin que mais surréalisant repose sur un calcul interprétatif qui oblige tout interlocuteur de relire ou réinterpréter , dans un mouvement rétroactif, le prédicat X précédant mais. (J.M. Adam, Eléments de linguistique textuelle, Liège, Mardaga, 1990, p.192-194.) 225 modificateurs réalisants. Car il peut être introduit par mais sans qu’il soit nécessaire de chercher une intention argumentative précise. Cela nous amène donc à distinguer une troisième classe de modificateurs qui ont des propriétés spécifiques, propriétés qui imposent de les distinguer des autres modificateurs. Il s’agit des modificateurs surréalisants 1 (M.S.). Quelles sont les propriétés spécifiques des modificateurs surréalisants ? 1. La première propriété tient à « la possibilité d’énoncer la structure X, mais (X) M.S. sans avoir à chercher une intention argumentative lointaine pour pouvoir l’interpréter 2 ». Dans la phrase Il y a eu des vents, mais épouvantables, les deux segments conjoints par mais sont co-orientés. Il est possible d’énoncer cette phrase sans avoir à chercher une intention argumentative lointaine pour pouvoir interpréter l’enchaînement. Autrement dit, l’enchaînement est interprétable sans exiger aucune stratégie argumentative indirecte à l’instar de celle qui est mise en œuvre dans : # Il y a eu des vents, mais des vents forts. Cette propriété rapproche les modificateurs surréalisants des modificateurs déréalisants. Cependant, d’autres propriétés spécifiques aux modificateurs surréalisants interdisent tout rapprochement possible entre ces deux classes dont les fonctions sont diamétralement opposées. 2. La deuxième propriété tient à l’impossibilité de réitérer matériellement ou de reprendre par anaphore le prédicat X dans la structure X, mais (X) M.S. 1 M. M. G. Negroni, « Scalarité et Réinterprétation : les Modificateurs Surréalisants » dans Théorie des topoï sous la direction de J.C.Anscombre, Kimé, pp. 101-144. 2 Idem, p. 106. 226 Pour expliciter cette propriété, revenons à notre exemple Il y a eu des vents, mais épouvantables. Il n’est pas possible d’utiliser, après le connecteur mais, le modificateur surréalisant épouvantables en position d’attribut à l’instar des modificateurs déréalisants et réalisants. On ne peut pas dire : Il y a eu des vents, mais ces vents étaient épouvantables. Les modificateurs surréalisants n’admettent pas la réitération matérielle, ni toute reprise par anaphore, du prédicat comme dans : Il y a eu des vents, mais ils étaient épouvantables. Comment pourrait-on sur le plan linguistique expliquer cette impossibilité ? Du point de vue polyphonique, l’adjectif surréalisant représente une qualification qui fait le propos de l’énonciation, ce qui impose d’identifier le locuteur au point de vue exprimé par le modificateur surréalisant. Mais alors que les modificateurs déréalisants et réalisants en position d’attribut expriment le propos de l’énonciation par rapport au thème exprimé par le prédicat, le modificateur surréalisant exprime le propos de l’énonciation par rapport au thème tel qu’il est implicitement imaginé par le locuteur. Dans Il y a eu des vents, mais épouvantables (ou redoutables), l’adjectif épouvantable constitue le propos de l’énonciation, non par rapport au prédicat vents dans son sens ordinaire, mais par rapport aux vents tels qu’ils sont implicitement compris ou vus par le locuteur. Le locuteur, en employant un modificateur surréalisant pour qualifier un certain prédicat, incite son interlocuteur à relire le prédicat précédant mais et à le comprendre de façon 229 Zone de surréalisation E2 E3 Les vents ne sont pas faibles E1 Les vents sont un peu forts Les vents sont bien forts Les vents sont forts Les vents sont très forts Les vents sont un peu faibles Les vents sont faibles Les vents sont bien faibles Les vents sont très faibles Les vents sont épouvantables Il y a eu des vents, mais épouvantables Analyse polyphonique du M.S. 230 3. La troisième propriété des modificateurs surréalisants tient à l’impossibilité de la structure X ne… que1 M.S. Si le modificateur surréalisant est renforçateur à haut degré de l’orientation argumentative, il est par conséquent incompatible avec une tournure comme ne…que évaluatif2 qui est un modificateur déréalisant. Un énoncé du type : Il y a du vent aujourd’hui, il n’est qu’épouvantable ou redoutable n’est pas interprétable, sauf dans une lecture ironique. Si un ami réussit à nous convaincre de prendre la mer pour aller quelque part prétendant que malgré la possibilité des vents, ils ne sont pas dangereux comme on peut le croire. Or, le temps commence à se gâter et le vent devient violent. On peut par ironie lui dire : Tu sais, tu as raison de préférer la mer : le vent n’est qu’épouvantable ! Du point de vue polyphonique, l’ironie dans ce genre de structure consiste précisément à présenter le modificateur renforçateur d’orientation argumentative épouvantable comme ayant valeur de modificateur déréalisant, de sorte que la combinaison totale ne…qu’épouvantable va nécessairement dans un sens opposé à l’orientation intrinsèque du prédicat vent.. Autrement dit, l’ironie consiste à transformer le modificateur surréalisant en un modificateur déréalisant de telle sorte que la structure X ne…que M.S. argumente dans un sens opposé à l’orientation argumentative du prédicat X. Notons également que la tournure ne…que M.S. n’est pas possible dans une lecture métalinguistique pour réfuter un très M.S., étant donné que le très M.S. est impossible en soi (on ne peut pas dire le vent n’était que redoutable pour réfuter très redoutable, vu l’impossibilité linguistique de 1 Notons qu’il s’agit ici du ne…que évaluatif. 2 Nous parlerons en détails du ne… que évaluatif dans le chapitre suivant. 231 très redoutable) Si donc la lecture métalinguistique est possible à propos des M.R. et M.D, elle ne l’est pas lorsqu’il s’agit des M.S. Imaginons que le Chêne, pour tourner en dérision le Roseau, lui dise : Chêne : Vous avez survécu au vent parce que cette fois, le vent était très doux. Roseau : Il n’était que doux. (Pour corriger un très doux qui est modificateur déréalisant par rapport à vent, le Roseau emploie le modificateur doux) On peut aussi recourir à une lecture métalinguistique des modificateurs réalisants dans l’exemple suivant : Roseau : Quel courage ! Vous avez affronté un vent très violent sans courber le dos. Chêne : Il n’était que violent. Pour corriger un très M.R. (très violent), le Chêne emploie un M.R. (violent) qui, demeure par rapport au prédicat vent un modificateur réalisant, mais devient par rapport à très M.R. un modificateur déréalisant) 4. La quatrième propriété des modificateurs surréalisants tient à l’impossibilité pour eux de faire l’objet d’une demande d’information. Il n’est pas possible par exemple de poser une question du genre : Dites-moi, le vent d’hier, était-il épouvantable (extraordinaire, redoutable, incroyable…) ? 234 comparaison du front au Caucase autorise une application très forte des topoï constitutifs du prédicat front et indique que la qualité désignée (la solidité et la résistance) atteint un haut degré sur l’échelle argumentative. Mais les constructions comparatives ou métaphoriques pourraient également servir de modificateurs déréalisants. Lorsque le fabuliste dit par exemple : « Le lion, terreur des forêts, Chargé d’ans et pleurant son antique prouesse, Fut enfin attaqué par ses propres sujets, Devenus forts par sa faiblesse », il n’y a nul doute que la construction métaphorique chargé d’ans, présentant la vieillesse comme une charge trop lourde, sert de modificateur déréalisant par rapport au prédicat lion, en atténuant son argumentativité intrinsèque que le substantif apposé terreur des forêts vient renforcer. 2) Il est fort possible qu’un modificateur réalisant se comporte comme un modificateur surréalisant. Si on marque par l’accent d’intensité ou par une marque de proéminence un adjectif ou un adverbe réalisant qui n’est pas intrinsèquement destiné à marquer le degré extrême de son échelle argumentative, le modificateur réalisant se transforme en un modificateur surréalisant. Si le Roseau avait utilisé, à la place de l’adjectif épouvantables, un adjectif réalisant marqué d’accent d’intensité comme forts ou durs pour qualifier les coups du vent auxquels résiste le Chêne, le modificateur n’en serait pas moins surréalisant, en d’autres termes, les modificateurs réalisants ,accompagnés d’un accent d’intensité, sont susceptibles de 235 marquer la subjectivité du locuteur et de devenir, par conséquent, modificateurs contextuellement surréalisants. Reprenons notre analyse des modificateurs dans la fable « Le Chêne et le Roseau ». La construction prépositionnelle sans courber le dos dans Vous avez jusqu’ici résisté sans courber le dos est un modificateur réalisant par rapport au prédicat résister. Si l’on y applique les tests de Mais et de Même, on aura : @ 1) Il a résisté aux tempêtes, et même sans courber le dos. # 2) Il a résisté aux tempêtes, mais sans courber le dos. On voit bien que dans (1), la structure même sans courber le dos n’exige pas qu’il y ait une intention argumentative précise pour pouvoir interpréter tout l’enchaînement, ce qui n’est pas le cas dans (2) où la structure mais+ M.R. exige la présence d’une stratégie argumentative complexe pour l’interprétation de tout l’enchaînement 1 . Or, il faudrait noter que le topos intrinsèque renforcé par sans courber le dos est relatif à la force physique : plus on ne se courbe pas, plus on fait preuve de force. En revanche, le Roseau met en œuvre un autre topos qui lie la résistance efficace à l’intelligence : plus on se courbe, mieux on évite les coups du vent. On est donc en présence de deux idéologies différentes : l’idéologie de la force physique et celle de l’intelligence. Si le Chêne voit dans l’inclinaison du Roseau devant les forces naturelles un signe d’humiliation et de faiblesse, le Roseau, par contre, l’interprète comme une stratégie de souplesse et d’adaptation aux circonstances. 1 Notons que l’introduction de mais surréalisant (caractérisé par la co-orientation de deux segments qu’il conjoint) est fort possible à condition de marquer l’énonciation de sans courber le dos de l’accent d’intensité pour le transformer en un modificateur surréalisant par rapport à résister. 236 C’est en faveur de cette dernière idéologie stoïque 1 que la fable argumente. Quant au passage suivant : Du bout de l’horizon accourt avec furie Le plus terrible des enfants Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs, Il contient la construction prépositionnelle avec furie qui sert à renforcer l’argumentativité intrinsèque du prédicat accourir. Il s’agit ici d’un modificateur surréalisant par rapport à accourir. De même, le superlatif le plus terrible, marquant le degré extrême de l’échelle argumentative, est modificateur surréalisant par rapport à des enfants (des tempêtes) Mais examinons de près les expressions métaphoriques : a) Vous avez résisté contre leurs coups sans courber le dos b) Accourir avec furie. Dans sa définition aristotélicienne, « une métaphore est le transfert d’un concept ponctuel ou relationnel (par un verbe) dans un domaine conceptuel étranger, à la seule condition qu’aucun vecteur identifiable indépendamment ne contraigne le transfert et ses issues discursives 2 » La conception linguistique de la métaphore établit, d’une part, une distinction conceptuelle entre un cadre et un foyer étranger et, d’autre part, une distinction entre le sujet primaire de la métaphore et son sujet subsidiaire 3 . 1 Fondée à la fin du IVème siècle avant notre ère par Zénon de Cittium et Chrysippe, le stoïcisme est une doctrine philosophique enseignant une soumission ferme et joyeuse au destin. Selon les stoïciens, le sage est celui qui vit en harmonie avec la nature et qui accueille avec la même sérénité le bonheur et le malheur, tout étant prédéterminé, dans la vie, par le destin. (Dictionnaire philosophique, Moscou, 1980) 2 Voir M. Prandi, « La métaphore : de la définition à la typologie », Langue française, Mai 2002, n° 134, p.6-20. 3 Idem, p.11 239 Ainsi, l’utilisation d’une expression propre à un foyer conceptuel étranger (guerre) pour qualifier un prédicat relevant d’un domaine conceptuel différent (arbre)-caractéristique importante de toute métaphore- a pour effet de déclencher des topoï extrinsèques à ce prédicat, susceptibles, d’un côté, de renforcer ses topoï intrinsèques et, d’un autre côté, de les enrichir d’autres topoï. En décrivant donc les rapports entre le Chêne et les vents par une expression belliciste comme vous avez résisté contre les coups épouvantables des vents sans courber le dos, le locuteur attribue au chêne des topoï extrinsèques relevant d’un autre domaine conceptuel (position héroïque ou militaire) qui renforce son argumentativité intrinsèque (solidité) et fait du chêne le symbole d’un belligérant résistant, obstiné et même orgueilleux. La construction métaphorique est en fait un modificateur argumentatif qui explicite des caractères susceptibles d’accroître ou d’atténuer l’applicabilité des topoï intrinsèques du prédicat auquel on l’applique. On voit bien la différence entre cette position argumentativiste et la position référentialiste qui voit dans le phénomène métaphorique un dédoublement du sens 1 : sens littéral et sens métaphorique. Dans ce dédoublement, le sens métaphorique défie le sens littéral et l’élimine parfois 2 . Du point de vue argumentativiste, la signification de la phrase sous- jacente à un énoncé impose, à travers ses instructions, de sélectionner les topoï appropriés et de les appliquer à la situation discursive (l’appréhension argumentative). Dans le cas métaphorique, ceci permet de créer un mariage topique entre : les topoï intrinsèques du prédicat 1 P. Schulz, « Le caractère relatif de la métaphore », Langue française, Mai 2002, n° 134, p.21-37. 2 L’utilisation du prédicat « résister » avec un sujet inanimé, ne passe plus pour une métaphore dans la mesure où, cette métaphore étant lexicalisée, l’on parle presque régulièrement de la résistance des matières aux facteurs naturels. Or la combinaison de résister avec des compléments comme aux coups et sans courber le dos dans résister aux coups sans courber le dos permet de maintenir les deux sens. 240 servant de sujet primaire et d’autres topoï extrinsèques déclenchés par le foyer conceptuel étranger. On devrait aussi postuler que la signification de la phrase impose également une condition d’adéquation. Selon cette condition, il faudrait qu’il y ait une certaine analogie entre le sujet primaire (le Chêne dans notre exemple) et le sujet subsidiaire (un soldat ou un gladiateur) 1 . Dans cette perspective, les topoï intrinsèques constitutifs du sujet subsidiaire seraient associés (comme topoï extrinsèques) au sujet primaire. C’est cette association topique qui fonde la force réalisante ou déréalisante de la structure métaphorique. De même dans Du bout de l’horizon accourt avec furie le plus terrible des enfants, les vents (sujet primaire implicite) sont remplacés par les enfants (sujet subsidiaire servant de foyer conceptuel humain) et le procès accourir se pose comme un sujet subsidiaire remplaçant un sujet virtuel implicite (souffler). Du point de vue argumentatif, accourir déploie plus fortement les topoï intrinsèques de souffler, mais en lui ajoutant un caractère humain. Accourir est vu comme une façon détournée de se référer à souffler avec vitesse. Dans le faisceau topique d’accourir, on a, d’un côté, deux caractéristiques communes à accourir et à souffler : le mouvement et la vitesse, et, d’un autre, la motivation humaine et la hâte caractéristiques de accourir (employé comme sujet subsidiaire substitut de souffler). Le dispositif topique mis en place par la métaphore permet, comme garant de l’enchaînement argumentatif, des conclusions relatives aux notions de vengeance, de riposte instantanée ou de détermination de 1 M. Le Guern parle d’ « attribut dominant » pour désigner la qualité commune qui motive l’association entre le comparé et le comparant ; c’est bien entendu cet attribut qui limite la portée de l’association. Voir M. Le Cuern, Sémantique de la métaphore , Paris, Larousse, 1973, p. 62. Voir également, sur le problème des métaphores motivées/ non motivées, C. Fromilhague, A. Sancier-Château, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Dunod, 2ème édition, 1996, p.134. 241 punir : la nature, motivée par la vengeance, riposte promptement à la raillerie et à l’orgueil du Chêne. En termes de théorie polyphonique, le locuteur met en scène deux énonciateurs distincts : 1) Un énonciateur E1 qui soutient que le mouvement du vent a tourné rapidement dès que le Chêne a exprimé sa force de combattant invincible. 2) Un autre énonciateur E2 qui soutient que le vent est doté d’une volonté humaine de se venger et de riposter à tout affront ou à tout orgueil insolent portant atteinte à sa dignité. Quant au locuteur, n’ayant pas l’intention de personnifier le vent, il n’accomplit pas un acte primitif d’identification. Cependant, en présentant un énonciateur E2 qui exprime cette identification, il accomplit un acte dérivé d’argumentation, acte défendant des conclusions du type : il ne faut jamais être infatué; il ne faut jamais défier la nature, il faut, au contraire, vivre en paix avec elle. Dans l’énoncé : Le plus terrible des enfants Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs, l’assimilation du vent à un enfant, modifié par un modificateur surréalisant le plus terrible, renforce à l’extrême son argumentativité intrinsèque en mettant en œuvre respectivement les topoï intrinsèques du prédicat enfant terrible et ceux du sujet primaire vent. L’analogie entre les deux est relative à leur vivacité, leur promptitude, leur énergie et leur vitesse. Ces caractéristiques étant associées dans le faisceau topique du verbe accourir vont être renforcées par : Le vent redouble ses efforts. 244 En termes de théorie polyphonique, le locuteur fait apparaître un énonciateur ridicule soutenant qu’il a la tête proche du ciel et les pieds (les racines) au fond de la terre. L’assimilation de cet énonciateur ridicule au Chêne est marquée par l’identité de structure sémantique entre l’énonciation ironique du locuteur et celle que le Chêne avait l’habitude de prendre à son propre compte. Tout en feignant de s’identifier à l’énonciateur qu’il met en scène dans son discours, le locuteur s’en distance et accomplit par suite un acté dérive d’ironie. Ainsi l’expression ironique a fonction de modificateur réalisant par rapport à la fois au verbe déraciner et au prédicat le vent. L’analyse des modificateurs argumentatifs : adjectifs, adverbes ou constructions ayant fonction adjectivale ou adverbiale, conduit à certaines conclusions : 1. Elle permet de ramener toutes les stratégies argumentatives aux jeux de réalisation et de déréalisation. Dans son organisation narrative, la fable fonctionne comme une argumentation aboutissant à une conclusion morale. La morale soutenue par la fable est mise en relief grâce au dispositif topique déployé par les adjectifs et les adverbes qui servent à montrer physiquement et psychologiquement, d’un côté, un protagoniste hautain, infatué de sa personne, méprisant et défiant la nature et, d’un autre côté, un autre protagoniste modeste, sage et vivant en paix avec la nature. 245 2. Les adjectifs et les adverbes utilisés dans la fable sont insérés dans une métaphore filée qui présente clairement une condensation 1 idéologique de deux classes distinctes : la classe des nobles, symbole d’un faux héroïsme féodal, et la classe des pauvres qui subissent leur sort sans lâcher prise. 3. l’analyse argumentative de cette fable révèle que non seulement les adjectifs et les adverbes peuvent jouer le rôle de modificateurs réalisants ou déréalisants, mais aussi les connecteurs qui ne font pas partie des mots lexicaux pleins (comme si … que). De plus, les verbes et même les noms communs (comme redoubler, roitelet, chêne) peuvent servir de modificateurs argumentatifs par rapport aux prédicats sur lesquels ils sont appliqués. 4. Une grande partie des mots lexicaux de la fable « Le Chêne et le Roseau » relève d’un champ lexical héroïque où la gloire personnelle est fortement liée à la guerre. Le Chêne exprime son orgueil en se vantant de pouvoir tout seul braver les forces de la nature. Cette vision topique militaire est en rapport avec le goût du public aristocratique du fabuliste. Selon ce public qui 1 Sur le thème de la condensation dans la métaphore voir : C. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1970, p.535. La notion de condensation se réfère en fait au processus psychique décrit par Freud dans son « Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967 ». Ce processus, analogue à celui de la métaphore, constitue avec « le déplacement » deux modes du fonctionnement des processus psychiques où plusieurs chaînes associatives s’expriment dans une représentation unique située à leur intersection (la patiente pourrait être pour le psychanalyste une condensation de sa femme, de ses connaissances, d’autres patientes ayant les mêmes symptômes…etc.). Si la condensation se traduit, du point de vue psychique, dans toutes les formations de l’inconscient (comme les rêves), elle se manifeste dans le discours de façon différente. En effet, elle consiste à transférer analogiquement une valeur décisive attachée au terme métaphorique sur une proposition qu’on cherche à faire accepter. Ainsi, le discours apparaît comme allant de soi. Plus la métaphore s’appuie sur des lieux communs, plus elle a des effets manipulateurs. Voir P. Charaudeau et D. Maingueneau, Dictionnaire de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. 246 «professe une vision héroïque, la guerre est la condition de la gloire 1 » Reste maintenant à mettre en lumière les liens de parenté entre deux morphèmes auxquels l’ADL a consacré beaucoup de recherches pour traiter de leur opposition argumentative entre eux. Il s’agit de peu et un peu. On sait qu’il est difficile de ramener l’opposition entre peu et un peu à une différence informationnelle possible entre eux. Ducrot a essayé de distinguer les conditions de vérité de peu et de un peu lorsque l’ADL ne s’était pas encore affranchie de l’influence informativiste 2 . On a par exemple tenté d’interpréter un peu comme signifiant au moins un peu, i. e. comme compatible avec beaucoup, ce qui pose des problèmes d’interprétation quant aux exemples du type : Max a peu dormi, mais un peu. Car, si l’on admet le premier segment Max a peu dormi, l’utilisation d’un peu comme succédant à peu doit interdire d’envisager toute quantité supérieure. De plus, l’interprétation informativiste fondée sur des informations quantitatives ne saurait jamais rendre compte de leurs orientations argumentatives opposées. Dans « L’Ane et le petit Chien 3 », le fabuliste dit : Ne forçons point notre talent, Nous ne ferions rien avec grâce : Jamais un lourdaud, quoi qu’il fasse, Ne saurait passer pour galant. Peu de gens que le Ciel chérit et gratifie 1 M. Lebrun, Regards actuels sur les fables de La Fontaine, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, p. 66. 2 O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Pairs, Hermann, 1972, Chapitre 7. 3 Livre IV, fable 5. 249 constitue le propos de l’énonciation auquel le locuteur s’identifie. Or, cette règle ne peut pas s’appliquer au modificateur déréalisant un peu. Examinons l’exemple suivant. Dans « Le Chien qui porte à son cou le diné de son maître 1 », on apprend que le Chien, chargé de porter le dîner à son maître rencontre sur son chemin un màtin (un gros chien) qui veut s’emparer du repas. Fidèle son maître et voulant accomplir pleinement sa mission, il se met à combattre le mâtin. Mais, par malheur, d’autres chiens arrivent pour se partager la proie (le repas). Le poète, les décrivant, dit : Grand combat. D’autres chiens arrivent ; Ils étaient de ceux-là qui vivent Sur le public et craignent peu les coups. La suite craignent peu les coups sert les mêmes conclusions qu’on pourrait déduire de Ils ne craignent pas les coups. Ce qui conduira le Chien, porteur du dîner, à renoncer à l’idée du combat, sachant que celui- ci ne serait jamais réglé en sa faveur. D’où l’énoncé suivant : Notre Chien se voyant trop faible contre eux tous, Et que la chair courait un danger manifeste Voulut avoir sa part…… Le morphème peu inverse l’orientation argumentative du syntagme où il est introduit, à savoir : craindre les coups. Si le segment craindre les coups argumente en faveur d’une conclusion du type : le Chien devra donc les combattre, le même segment combiné avec peu : craindre peu les coups argumente en faveur de la conclusion contraire à savoir : Le Chien ne devra jamais les combattre. 1 Livre VIII, fable 7. 250 Par contre, si l’on substituait un peu à peu comme dans : Les chiens craignent un peu les coups, on aurait la même conclusion déductible de les chiens craignent les coups. Cependant, si peu et un peu, malgré leurs orientations argumentatives opposées, ont pour caractère commun d’être tous les deux déréalisants, on se heurtera à un problème relatif à notre critère de Mais. Ce dernier stipule que, dans une structure du type : « X, mais XY » où Y est modificateur déréalisant par rapport à X, il faut que le modificateur Y fonctionne comme inverseur, le locuteur s’identifiant au point de vue exprimé par l’addition du modificateur déréalisant Y au prédicat X. Or, un enchaînement du type : les chiens craignent les coups, mais un peu semble échapper à cette règle, étant donné qu’un peu exige ici toute une stratégie argumentative complexe pour pouvoir interpréter tout l’enchaînement. Dans un énoncé du type : les chiens craignent peu les coups, on remarque que l’assertion marquée par le prédicat craindre porte sur le morphème peu de telle sorte que ce morphème déréalisant constitue le propos de l’énonciation ou le point de vue auquel le locuteur s’identifie. Autrement dit, dans cet énoncé, il ne s’agit pas de craindre les coups, mais de craindre peu. En revanche, dans un énoncé du type : les chiens craignent un peu les coups, l’assertion exprimée par le prédicat craindre porte sur les coups, un peu étant l’objet d’une sorte de parenthèse. Cette analyse conduit à une règle importante relative au morphème un peu : « Il faut supposer que le morphème un peu, tout en étant déréalisant, a la propriété de ne pas pouvoir exprimer, par lui-même, le point de vue 251 auquel le locuteur s’identifie, ou qu’il ne saurait constituer un propos, qu’il est seulement l’objet d’une sorte de parenthèse 1 » Ainsi, une des conditions nécessaires qui confèrent à tel ou tel modificateur déréalisant le pouvoir d’inverser le prédicat auquel il est appliqué, est étroitement liée à son pouvoir de constituer le propos de l’énonciation ou d’exprimer le point de vue auquel s’identifie le locuteur. 1 O. Ducrot, « Les modificateurs déréalisants », Journal of Pragmatics, 1995, vol. 24, n° 1- 2, p. 155. L’auteur cite l’impossibilité de « faire porter un ordre sur un peu, dans travaille un peu !, ce qui est ordonné, c’est de travailler et le locuteur accepte que ce soit seulement un peu. » 254 Reste maintenant à déterminer ce que l’on entend dire par le ne…que évaluatif. Dans « Le Lièvre et la Tortue » 1 , la Tortue défie le Lièvre à la course. Elle parie qu’elle l’y battra. Le Lièvre ironise, mais la Tortue insiste : « Gageons, dit celle-ci, que vous n’atteindrez point Sitôt que moi ce but.- Sitôt ? Etes-vous sage ? Repartit l’animal Léger. Ma commère, il vous faut purger Avec quatre grains d’ellébore. - Sage ou non, je parie encore. » Ainsi fut fait ; et de tous deux On mit près du but les enjeux. Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire, Ni de quel juge l’on convint. Notre Lièvre n’avait que quatre pas à faire ; J’entends de ceux qu’il fait lorsque, prêt d’être atteint, Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux calendes, Et leur fit arpenter les landes. On est dans cette fable en présence d’une confrontation de la vitesse et de la lenteur. Le Lièvre, connu par sa vitesse (prêt d’être atteint, il s’éloigne des chiens, les renvoie aux calendes), se moque de sa concurrente et la prend pour folle. Or, celle-ci semble déterminée et sure d’elle-même. Le Lièvre, également sûr de sa victoire, laisse sa concurrente partir pendant qu’il flâne. 1 Livre VI, fable 10. 255 Examinons l’énoncé : Notre Lièvre n’avait que quatre pas à faire. Quelle serait la différence de sens, si le fabuliste avait dit : Notre lièvre avait quatre pas à faire au lieu de Notre lièvre n’avait que quatre pas à faire ? Du point de vue informatif, l’introduction du ne…que ne modifie pas les informations véhiculées par la phrase. Si la proposition le lièvre avait quatre pas à faire est vraie, l’introduction du ne….que dans cette proposition ne touche aucunement ses conditions de vérité ; autrement dit, la proposition : le lièvre n’avait que quatre pas à faire fournit la même information contenue dans le lièvre avait quatre pas à faire et n’y ajoute rien. Sans ou avec ne…que, il s’agit de faire quatre pas pour atteindre le but. Ainsi, on pourrait définir le ne…que évaluatif par « le fait qu’il ne modifie pas les informations déjà données par la phrase dans laquelle on l’insère. 1 » Si Ducrot, pour définir le ne…que évaluatif, utilise un critère informatif, ce n’est que pour délimiter le phénomène qu’il veut étudier , sans que ceci n’aille à l’encontre de son projet de construire une sémantique non informative. Du point de vue argumentatif, l’énoncé Le lièvre n’avait que quatre pas à faire autorise des conclusions du type : Il n’y a aucun lieu de se presser, le lièvre a suffisamment le temps de vagabonder ou de musarder ou il n’a rien à craindre dans cette course ridicule. Sans l’introduction du ne…que dans cette phrase, on ne pourrait évaluer l’importance de la distance (que le lièvre devrait parcourir pour atteindre 1 Ducrot, Ibid, p. 157. 256 son but) que de manière contextuelle. En d’autres termes, dans un énoncé du type : le lièvre avait quatre pas à faire, si les quatre pas montrent que la distance à parcourir est courte, ce n’est certainement que parce qu’il s’agit de quatre pas pour un animal rapide comme le lièvre. En revanche, s’il s’agissait d’une tortue ou d’une fourmi, par exemple, ces quatre pas représenteraient un long trajet. Il s’ensuit que l’indication quantitative peut fonctionner tantôt comme modificateur déréalisant, tantôt comme modificateur réalisant. Tout dépend du contexte ou de la situation de discours où elle serait employée. Il est question ici d’un modificateur contextuel En effet, le ne…que évaluatif est souvent associé avec des indications quantitatives, mais on le trouve aussi dans des contextes non quantitatifs. Dans « La Lice et sa Compagne 1 » par exemple, la Lice, étant au terme de sa grossesse, a emprunté à sa Compagne sa hutte pour pouvoir s’occuper de ses petits. Lorsque sa Compagne revient plus tard pour récupérer sa hutte, la Lice lui demande d’attendre encore une quinzaine de jours, ses petits n’étant pas encore capables de marcher. Le fabuliste, pour décrire la situation, dit : La lice lui demande encore une quinzaine. Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine. Le ne…que dans ses petits ne marchaient qu’à peine est du genre évaluatif conformément au critère informationnel proposé par Ducrot, i.e. la propriété de ne pas modifier les conditions de vérité relatives à la phrase où il s’insère. Car l’introduction de ne…que dans une phrase du type : ses petits marchaient à peine ne modifie pas les informations 1 Livre II, fable 11. 259 Le lièvre ne fera que quatre pas pour atteindre son but, il battra sûrement sa concurrente. Pour expliquer cet effet argumentatif du ne…que, l’ADL utilise la notion d’inversion. Un énoncé comme Le lièvre avait quatre pas à faire est argumentaivement orienté vers un type de conclusions relatives au long chemin à parcourir. Ayant fonction d’inverseur, ne…que inverse l’orientation argumentative de la phrase de telle sorte que le lièvre n’avait que quatre pas à faire serait argumentativement orienté vers un type de conclusions relatives au court chemin séparant le lièvre de son but. Mais si l’indication quantitative quatre pas, qui sert en fait de modificateur contextuel par rapport à avoir…à faire, est vue comme dérisoire ou insignifiante, comment maintenir la notion d’inversion propre à ne…que ? En d’autres termes, si le lièvre avait quatre pas à faire était orienté vers un type de conclusions relatif à une petite distance, que serait l’effet argumentatif du ne……que ? Cette locution adverbiale aurait-elle toujours fonction d’inverseur ? Lorsque l’ADL adoptait la théorie des « lois de discours 1 », elle se servait de la loi de faiblesse pour fournir une explication à ce problème. Selon cette loi, une phrase argumentativement orientée dans un sens déterminé peut apparaître, si elle est énoncée dans des circonstances particulières, comme allant dans un sens opposé. Ce qui veut dire que l’énonciation d’un argument faible pour une conclusion peut le transformer en un contre argument desservant cette conclusion. Or, avec la notion de déréalisant, l’ADL abandonne la théorie des lois de discours. Cette notion qui suppose l’attribution d’une orientation argumentative aux mots du lexique pourrait maintenir au ne…que la 1 Voir H.P., « Logique et conversation », dans Communications 30, p. 52-72. Voir également O. Ducrot, « Les lois de discours », dans Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984. 260 fonction d’inverseur, tout en introduisant quelques modifications en ce qui concerne son pouvoir d’inverser l’orientation argumentative de la phrase où on l’insère. Considérons l’exemple suivant. Dans « Les Loups et les Brebis », les loups, menacés dans leur pillage par les bergers, se résolvent après mille ans de guerre déclarée à faire la paix avec les brebis. Car si les loups ont pu manger mainte bêtes égarées, ils vivent dans la terreur des bergers qui de la peau des loups font leurs habits. Les loups se décident donc à conclure la paix avec les bergers. Pour décrire la motivation de leur décision, le fabuliste dit : Jamais de liberté, ni pour les pâturages, Ni d’autre part pour les carnages : Ils ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens. L’énoncé Ils ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens comporte : 1. le prédicat (P) pouvoir jouir. 2. le modificateur en tremblant de leurs biens. 3. la locution adverbiale ne… que. Le prédicat pouvoir jouir est orienté intrinsèquement vers la satisfaction du désir de manger, car jouir pour les loups consiste à assaillir les agneaux et les brebis et à les dévorer. Quant au gérondif modificateur en tremblant de leurs biens, il déréalise le prédicat pouvoir jouir, car le fait de trembler diminue la jouissance. Mais en dépit de cette déréalisation, l’énoncé ils pouvaient jouir en tremblant de leurs biens, pris globalement, continue à être argumentativement 261 orientée vers les mêmes conclusions déductibles de ils pouvaient jouir de leur biens. Si l’on y introduit ne…que, cette orientation argumentative est immédiatement inversée. Cette analyse amène à poser deux règles importantes pour l’utilisation du ne…que dans un syntagme composé d’un prédicat P et d’un modificateur Y : 1) Il est nécessaire pour introduire ne…que que le modificateur Y soit déréalisant par rapport au prédicat P. Ce modificateur peut être déréalisant contextuel comme dans l’indication quantitative avoir quatre pas à faire soit déréalisant intrinsèque comme dans en tremblant par rapport à jouir. 2) C’est le syntagme ne…que Y qui fonctionne comme inverseur de P et non comme inverseur du syntagme (PY). Ceci dit, il faudrait souligner les deux observations suivantes : a. Ce n’est pas ne…que qui a fonction d’inverseur, mais le syntagme P ne…que Y b. Ce qui est inversé dans Ils ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens, ce n’est pas l’orientation argumentative du syntagme jouir en tremblant de leur biens, mais celle du prédicat jouir. Dans un énoncé du type : le lièvre n’avait que quatre pas à faire, le prédicat avoir à faire est intrinsèquement orienté vers l’effort et l’exercice d’activité alors que le modificateur quatre pas, vu dans ce contexte comme l’indication d’une distance courte, est un modificateur 264 Simonide se contente de chanter les exploits de l’athlète, puis il se lance dans l’éloge des Dioscures : Castors et Pollux (fils de Jupiter et de Léda) connus dans la mythologie grecque par leur force et leur adresse. Comme l’éloge de ces deux dieux constituait les deux tiers du poème, l’athlète en question n’a donné à Simonide que le tiers de ce qu’il lui avait promis en lui demandant de se faire acquitter, pour le reste, par les deux dieux. Cette séquence est décrite par les vers suivants : L’Athlète avait promis d’en payer un talent ; Mais quand il le vit, le galant N’en donna que le tiers, et dit fort franchement Que Castor et Pollux acquittassent le reste. L’énoncé le galant n’en donna que le tiers, comporte l’opérateur ne…que avec un modificateur quantitatif le tiers qui, vu contextuellement comme moindre que la somme due à Simonide, est un modificateur déréalisant par rapport au verbe donner. Indiquant une donation ou une concession, donner a une orientation argumentative contraire à celle de toute la phrase P ne…que le tiers. Ainsi avec la déréalisation et l’inversion argumentatives dues à la combinaison du ne…que avec un modificateur déréalisant le tiers, le fabuliste fait apparaître dans ses énoncés la stratégie argumentative inhérente au discours de l’athlète : il veut payer (donc il ne manque pas à son engagement), mais il ne veut pas payer plus du tiers (donc il manque à son engagement). Cette stratégie consiste à mettre en œuvre un mouvement argumentatif, puis à l’inverser : reprendre par la main gauche, ce qui est donné par la main droite. Or, si cette stratégie argumentative pouvait être garantie par un topos d’ordre quantitatif ou mathématique : payer à la tâche ou en fonction de la quantité donnée, un 265 autre topos que l’athlète a eu tort de ne pas tenir en compte s’impose : on ne saurait manquer de louer largement les Dieux, autrement dit, on ne saurait commettre une faute en louant largement les Dieux. Reste maintenant à traiter la combinaison possible du ne…que avec un morphème comme peu ou un peu. Etant deux manifestations d’un unique modificateur à valeur déréalisante, peu et un peu se distinguent par le fait que le premier a tout seul la propriété d’inverser le prédicat auquel il est appliqué, alors que le second maintient cette orientation en l’atténuant. Or, si on les utilisent en tant que modificateurs déréalisants par rapport à tel ou tel prédicat, dans une phrase comportant ne…que, toute différence entre eux sera neutralisée, puisque les syntagmes : P ne…que peu et P ne…que un peu inversent sur le même pied d’égalité l’orientation du prédicat P. Seulement, il faudrait signaler que dans une structure du type P ne…que peu, ne…que est nécessairement redondant étant donné que peu par lui- même est déjà inverseur. Lorsque le chien qui porte le dîner à son maître rencontre sur son chemin d’autres chiens, le fabuliste dit de ces derniers : Ils étaient de ceux-là qui arrivent ; Sur le public et craignent peu les coups. Le morphème peu, déréalisant par rapport au verbe craindre, en inverse l’orientation argumentative. Autrement dit, craindre peu les coups est équivalent à ne pas craindre les coups. Si donc on y introduit ne…que, il sera redondant : 266 Ils ne craignent que peu les coups. La description argumentative du ne…que, à partir des notions d’inversion et de déréalisation, nous amène à signaler quelques observations : 1. Si description du ne…que en tant qu’inverseur exige sa combinaison avec un modificateur déréalisant (qu’il soit atténuateur ou inverseur) pour que le syntagme ne…que M.D. produire une inversion du prédicat auquel le modificateur est appliqué, comment pourrait-on interpréter cette exigence ? Autrement dit, si le modificateur en question est par exemple un modificateur réalisant, quel effet aurait-il sur l’interprétation argumentative du ne…que ? Si dans un énoncé comme les loups ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens, on substituait en souriant à en tremblant : Les loups ne pouvaient jouir qu’en souriant de leurs biens On aurait deux interprétations possibles : a) L’interprétation ironique. b) L’interprétation métalinguistique. Dans l’interprétation ironique 1 , le locuteur feint de s’assimiler à un énonciateur ridicule qui, par exemple, manifeste un sentiment de sympathie pour les loups. Mais dans l’interprétation métalinguistique, il s’agit, par exemple, de réfuter un énoncé du type : les loups pouvaient jouir en sautant de joie par l’énoncé ils ne pouvaient jouir qu’en souriant, c’est tout où en souriant sert à corriger en sautant de joie. En d’autres termes, le 1 Voir Ph. Barbaud, « L’opérateur de restriction ne…que et l’argumentation », Revue québécoise de linguistique, 15, n° 1, p. 167. Selon l’auteur ne….que « se prête particulièrement bien à l’emploi de procédés visant à créer un effet de comique, d’ironie ou même de cynisme en contexte conversationnel ou affectif ». 269 solution consiste à distinguer deux types d’argumentativité intrinsèque qui sont incrustées dans les prédicats, notamment les verbes : a) Argumentativité intensive b) Argumentativité extensive. On a affaire à l’argumentativité intensive lorsque la gradualité du prédicat n’est susceptible d’être interprétée qu’en terme de renforcement ou d’atténuation d’ordre qualitatif comme dans : Les loups ne pouvaient jouir qu’en tremblant de leurs biens où l’orientation argumentative du prédicat jouir (qui est inversée par le syntagme ne…qu’en tremblant de leurs biens) ne peut être interprétée qu’en termes de jouissance plus ou moins forte. Dans ce type de gradualité qualitative, l’inversion de l’orientation argumentative dirige le discours vers des conclusions déductibles de la non jouissance. Dans « La lice et sa Compagne », la Lice, au terme de grossesse, a emprunté la hutte de sa Compagne, mais lorsque celle-ci, au bout de quelque temps, revient la lui réclamer, la Lice lui demande encore une quinzaine de jours car « ses petits, disait elle, ne marchaient qu’à peine ». Dans ce dernier énoncé, l’argumentativité intrinsèque du prédicat marcher a un aspect qualitatif susceptible d’être renforcée ou atténuée dans la mesure où les topoï intrinsèques de ce prédicat sont relatifs au mouvement et non pas, par exemple, aux chemins où l’on marche. Si l’on veut renforcer l’applicabilité de ses topoï, on lui applique un adverbe réalisant comme vite ou très vite, alors que pour l’affaiblir, on utilise un déréalisant comme lent ou très lent. Quant à l’argumentativité extensive, nous l’employons pour désigner la portée ou l’étendue de la force argumentative du prédicat, qui peut se 270 traduire ,à titre d’exemple, par la diversité des objets vers lesquels s’étend la force argumentative du verbe. Autrement dit, l’argumentativité du verbe s’exprime par son extension vers des objets divers ou sur un terrain d’action plus large. On trouve ce type d’argumentativité par exemple dans « Jupiter et les Tonnerres »où Jupiter, importuné par la race humaine et ses innombrables fautes, envoie le Tonnerre au peuple perfide, mais le Tonnerre s’abstient de tout incendier. Le fabuliste exprime cette situation en ces vers : Il (le Tonnerre) n’embrasa que l’enceinte D’un désert inhabité. Le prédicat embraser est susceptible d’avoir une argumenatitivité intensive qui se traduit par la force des flammes et une autre argumentativité extensive en rapport avec l’étendue des flammes ou les divers objets incendiés. C’est cette dernière argumentativité qui est mise en jeu dans l’énoncé Il n’embrasa que l’enceinte d’un désert inhabité. Dans cet énoncé, on a affaire à un ne…que non évaluatif où l’inversion argumentative se traduit par la contraction de la cible visée par la force argumentative du prédicat embraser. Avec ce critère argumentatif, on n’a pas besoin de recourir au critère informatif pour délimiter le ne…que non évaluatif caractérisé par la propriété de faire porter l’inversion sur l’argumentativité extensive intrinsèque du prédicat lorsqu’il est combiné avec un modificateur déréalisant. Quant à l’argumentativité intensive du prédicat, elle n’est pas ciblée par l’inversion argumentative opérée par le syntagme ne…que M.D dans cet énoncé. Car le tonnerre pourrait dévaster entièrement l’enceinte en question (argumentativité intensive) sans s’étendre à d’autres 271 constructions. De même, il pourrait s’étendre largement à d’autres constructions sans les endommager totalement. Ainsi, dans un énoncé du type Pierre n’a rencontré que Jean, l’inversion argumentative du prédicat rencontrer concerne son argumentativité extensive, i.e. les gens que Pierre a pu rencontrer, quant à l’efficacité de la rencontre, elle dépend de la qualité ou de l’importance de la personne qu’il a rencontrée (Jean). Dans un énoncé du type Je n’ai rencontré que le président, c’est l’argumentativité extensive qui est touchée par le syntagme ne…que le président, alors que l’argumentativité intensive peut même être renforcée (la qualité de la personne rencontrée est en soi un modificateur réalisant par rapport à l’argumentativité intensive du prédicat rencontrer)1. 3. La description du ne…que M.D. se révèle être pertinente dans la mesure où l’opérateur ne...que permet au modificateur déréalisant combiné avec lui de jouer le rôle de propos de l’énonciation et, par suite, d’inverser le prédicat auquel il s’applique. Ceci dit, ne…..que pourrait largement servir, comme critère s’ajoutant à celui de Mais, à repérer le modificateur déréalisant dans le discours. 1 Notre distinction de l’argumentativité intensive et de l’argumentativité extensive pourrait donc combler une lacune attestée par l’analyse de P. Barbaud. Selon lui, la théorie des échelles argumentative se heurte à plusieurs difficultés relatives aux mouvements conclusifs de certains énoncés comme Ludovic ne boit que de la bière. De cet énoncé, remarque l’auteur, on peut conclure que Ludovic boit fort peu ou que Ludovic est un gros consommateur de bière. Ainsi l’auteur estime que « la théorie de Ducrot ne peut donc pas résoudre la difficulté de l’ambiguïté d’une conclusion en faveur de laquelle un même énoncé peut être invoqué ». Or il faudrait noter que l’ambiguïté réside dans une sorte de croisement des deux argumentativités : extensive et intensive. Autrement dit, dans l’énoncé Ludovic ne boit que de la bière, l’inversion argumentative porte sur l’argumentativité extensive, i.e. le nombre de boissons consommées et non la quantité de bière. Quant à la force argumentative concernant la consommation de la bière, elle pourrait être plus ou moins forte suivant la situation du discours. Voir P. Barbaud, « L’opérateur de restriction Ne…que et l’argumentation » dans Revue Québécoise de linguistique, vol. 15, n°1, Montréal, 1985, p.154. 274 1. Les datations d’événements Pour étudier les effets argumentatifs des expressions de datations sur les prédicats événementiels, examinons les deux extraits suivants tirés des fables respectives : de « Le Mal Marié » 1 et de « Le lièvre et la Tortue 2 » A. « Le Mal Marié » Que le bon soit toujours camarade du beau, Dès demain je chercherai femme ; Mais comme le divorce entre eux n’est pas nouveau, Et que peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme, Assemblent l’un et l’autre point, Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point. J’ai vu beaucoup d’hymens ; aucun d’eux ne me tentent ; Cependant des humains presque les quatre parts S’exposent hardiment au plus grand des hasards ; Les quatre parts aussi des humains se repentent. J’en vais alléguer un qui, s’étant repenti, Ne put trouver d’autre parti Que de renvoyer son épouse Querelleuse, avare et jalouse. Rien ne la contentait, rien n’était comme il faut : On se levait trop tard, on se couchait trop tôt ; Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose. Du point de vue argumentatif, « Le Mal Marié » est composé d’une conclusion et d’un argument. La fable commence par des enchaînements 1 Livre VII, fable 2. 2 Livre VI, fable 10 275 argumentatifs qui étalent, au moyen de la conjonction mais, la conclusion de toute la fable, de telle sorte que le discours serait globalement orienté vers la confirmation de cette conclusion : il est inutile de chercher une bonne épouse ayant à la fois la beauté du corps et celle de l’âme. En d’autres termes, le fabuliste ne se contente pas de présenter un argument général : peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme, assemblent l’un et l’autre point pour conclure à l’inutilité de chercher une bonne épouse ayant les deux caractères, mais il expose sa fable comme un argument réel et plus concret en faveur de la conclusion explicitée au début. Ajoutons aussi que cette conclusion est redoublée d’une confidence du fabuliste « Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point, J’ai vu beaucoup d’hymens ; aucuns d’eux ne me tentent ; », confidence qui sert d’embrayeur à la leçon de morale ou, en termes de l’ADL, à la conclusion. Mais le fabuliste ne commence pas toujours ses fables par la moralité ou par une confidence personnelle, car dans d’autres fables, on le voit les placer à la clôture comme dans « Le Songe d’un Habitant du Mogol » 1 . Cette structure argumentative de toute la fable pourrait être linguistiquement expliquée par le jeu de réalisation et de déréalisation argumentatives. Au niveau de la conclusion argumentative, la déréalisation et la réalisation se traduisent respectivement par les modificateurs suivants : 1) la négation dans : le divorce entre eux n’est pas nouveau, ne trouve pas mauvais que je ne cherche point et aucuns d’eux ne me tentent. La négation en tant que phénomène déréalisant par excellence a fonction d’inverseur de l’orientation argumentative de tout l’enchaînement où elle se trouve. Associée à mais, l’inversion devient redondante car, rappelons- 1 Livre XI, fable 4. 276 le, quand on applique à un prédicat (Que le bon soit camarade du beau ou, en d’autres termes, la coexistence du bon avec le beau) un modificateur déréalisant, le mais placé entre le prédicat et le modificateur déréalisant exige que ce modificateur soit inverseur. Or la négation en tant que M.D., a la propriété d’être inverseur sans mais, d’où la redondance. De plus, l’adverbe déréalisant mal, figurant dans le titre de la fable « Le Mal Marié », déréalise le prédicat marié dans la mesure où le mariage met en œuvre un topos intrinsèque du type : mariage donc satisfaction ou joie. Elle oriente le discours vers la conclusion affichée au prologue. 2) L’adverbe réalisant hardiment appliqué au prédicat s’exposent renforce son argumentativité en faveur d’une conclusion du type : malgré les risques du mariage, les humains n’y renonceront pas ; d’où la souffrance exprimée par le verbe se repentir servant de modificateur déréalisant par rapport au segment s’exposent hardiment1. Le fabuliste nous parle d’un époux malheureux qui souffre de son épouse acariâtre, avare, jalouse que rien ne contente. Elle n’arrête de critiquer les valets et même son mari si bien que celui-ci, « lassé d’entendre un tel lutin », décide de la renvoyer à la campagne chez ses parents où elle se déchaînerait contre tout le monde, n’épargnant personne de ses critiques. Examinons les deux vers écrits en gras : Rien ne la contentait, rien n’était comme il faut : On se levait trop tard, on se couchait trop tôt ; Le second vers se présente comme un argument autorisant la conclusion que véhicule le premier. Le fait que les valets se lèvent trop tard et se 1 Avec le test de Mais, on aurait : on s’expose hardiment, mais on se repent après. 279 Si tout le monde se levait trop tôt et se couchait trop tard, la conclusion Rien ne la contentait, rien n’était comme il fallait serait, en ce qui concerne les valets ou les servants par exemple, absurde 1 . On aurait, au contraire, une conclusion du type : son épouse était contente des valets. Du point de vue argumentatif, l’adverbe tôt réalise le prédicat événementiel se levait, alors que tard déréalise le prédicat événementiel se couchait. Un énoncé comme on se levait, mais tôt doit être affecté de l’indice #, indice qui signifie la nécessité d’imaginer une situation argumentative complexe n’ayant pas de rapport avec les indications contenues dans les mots pour pouvoir interpréter l’énoncé en question. Par contre, un énoncé comme on se levait, et même tôt n’exige pas de telle gymnastique imaginative et doit, par conséquent, être affecté de l’indice @. Quant à l’énoncé on se couchait tard, énoncé qui doit être gratifié de l’indice @, si l’on introduit mais entre le prédicat se couchait et l’adverbe tard, on n’aura besoin de recourir à aucun mouvement discursif complexe pour l’interpréter, étant donné que tard est déréalisant par rapport à se coucher. D’où la possibilité d’utiliser mais pour mettre en relief l’opposition argumentative immédiate entre le prédicat et le modificateur déréalisant. Par contre, l’introduction de même dans cet énoncé (on se couchait, et même tard) impose de l’affecter de l’indice # qui impose d’imaginer une situation argumentative complexe pour interpréter toute la phrase. Il faudrait aussi signaler que le sémantisme interne à l’adverbe déréalisant tard, par exemple, s’étend au verbe construit morphologiquement et 1 Pour que cette conclusion soit argumentativement possible, il faudrait qu’il y soit mis en oeuvre un topos selon lequel plus les valets se lèvent tôt et se couchent tard, moins les maîtres sont contents, topos difficilement acceptable. 280 sémantiquement sur lui 1 . Car dans un énoncé comme on se tarde à se lever, l’expression verbale se tarder à exerce la même influence déréalisante sur le prédicat se lever. De même l’adjectif tardif est un modificateur déréalisant par rapport à un prédicat événementiel comme Le réveil des valets dans un énoncé du type le réveil des valets est tardif. Non seulement les tests de Mais et de Même ainsi que l’opérateur ne…que confirment la description argumentative de l’adverbe déréalisant tard ou de l’adverbe réalisant tôt par rapport aux prédicats événementiels. Rappelons que ne…que doit être combiné avec un modificateur déréalisant et que le syntagme ne…que M.D. inverse l’orientation argumentative du prédicat P auquel le M.D. s’applique. Ainsi, si l’on introduit dans le vers en question ne…que, on aura successivement : @ 1) On ne se levait que trop tard. # 2) On ne se couchait que trop tôt. Avec l’introduction du ne…que dans les deux énoncés, on obtient des résultats satisfaisants dans la mesure où : a) l’interprétation de la structure « se lever + ne…que + tard » mérite l’indice @ qui marque une opposition argumentative immédiate entre le prédicat se lever et le syntagme ne…que M.D., opposition relative uniquement à l’argumentativité intrinsèque des mots. En revanche, dans l’énoncé (2), la combinaison du ne…que avec trop tôt est, sauf ironie, inutilisable. On pourrait imaginer une situation discursive où il serait possible d’utiliser un énoncé du type on ne se levait que tôt. Dans une interprétation métalinguistique, cette phrase peut être énoncée pour corriger ou réfuter trop tôt comme dans la situation suivante : 1 Voir « Sémantique lexicale des verbes » dans M. Le Guern, Les deux logiques du langage, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 127-143. 281 P : Les gens se couchent ici trop tôt, n’est-ce pas ? Q : Ils ne se couchent que tôt, rien d’étonnant. Opposé à trop tôt, tôt devient déréalisant. De même, on pourrait envisager ils ne se couchent que tôt dans une interprétation ironique. b) le syntagme ne…que M.D. inverse l’orientation argumentative du prédicat se lever. Dire des valets qu’ils ne se levaient que tard pourrait autoriser des conclusions du type : ils étaient très paresseux, on devait les remplacer par d’autres, il fallait les sanctionner…etc. On voit bien que la suite on se levait trop tard, on se couchait trop tôt met en œuvre un topos reliant l’heure du réveil et celle du coucher à la paresse. « Plus on se lève tard et se couche tôt, plus on est paresseux ». C’est ce topos qui garantit le passage de l’énoncé en question vers des conclusions du type : l’épouse traite mal les valets, elle est furieuse contre eux, elle s’en prend tout le temps à eux. Ces constatations nous amènent à conclure que « l’événement désigné par le prédicat perd de sa force argumentative (force qui constitue, pour « la théorie de l’argumentation dans la langue », sa réalité linguistique) lorsqu’il est dit se produire tard, et en gagne lorsqu’il est dit se produire tôt. » 1 1 Ducrot, Ibid, p. 160-163 284 B : La thèse linguistique : Cette thèse repose sur un postulat motivé par des observations linguistiques. Lorsqu’on date un événement, on se place à un point de référence antérieur à cet événement, qu’il soit un événement futur ou passé. Si la datation de l’événement consiste à le situer dans l’avenir du locuteur, le point de référence coïncide avec le moment de la parole. Mais s’il s’agit d’un événement survenu dans le passé, comment se fait la datation ? Selon Ducrot, la datation s’effectue toujours à partir d’un moment antérieur à celui où l’événement s’est produit, même si ce moment est fort loin du moment de l’énonciation. La datation dans certaines langues, y compris le français, se fait en fonction d’un mécanisme linguistique qui ne permet d’accomplir la datation qu’à partir d’un point de vue nécessairement antérieur à l’événement qu’on veut dater. S’il est facile d’admettre cette thèse lorsqu’il s’agit de dater un événement futur par rapport au moment de l’énonciation, Ducrot propose de l’admettre pour les événements passés. Selon lui, un énoncé du type L’Amérique a été découverte en l’an 1492 où la datation quantitative en l’an 1492 est vue, selon la situation de discours, comme déréalisante, se paraphraserait par Il a fallu attendre l’an 1492 pour que l’Amérique soit découverte. En effet, la proposition de Ducrot repose sur l’idée qu’en français, la datation quantitative des événements, lorsqu’elle indique un retard, s’exprime par cette façon habituelle qui fait apparaître l’événement comme attendu depuis longtemps, i.e. comme tardif. Ceci dit, qualifier un événement de tardif revient à l’éloigner du point de référence d’où il est vu ou, en d’autres termes, à insister sur la distance 285 temporelle qui le sépare du point de référence et le fait apparaître comme distant. Supposons que les valets devant se lever à 6 heures se lèvent à 8 heures (ce qui correspondrait bien à on se levait tard). Dire les valet se levaient tard se paraphrase donc par Il fallait attendre jusqu’à 8 heures pour que les valets se lèvent. Dire également on ne se levait qu’à 8 heures ou on ne se levait que tard signifie respectivement qu’on ne se levait pas avant 8 heures ou qu’on ne se levait pas avant qu’il ne soit tard. A un énoncé du type on ne se levait qu’à 8 heures, on peut donc enchaîner c’est très tard ou mais ce n’est pas tard. Dans « Le Corbeau et le Renard » 1 , le Renard, voyant le Corbeau perché sur un arbre et tenir un fromage dans son bec, exprime son admiration pour lui et pour sa belle voix. Le Corbeau, enchanté, se met alors à chanter, le fromage lui échappe, le Renard s’en empare et apprend au Corbeau qu’il n’est pas flatterie désintéressée. Le fabuliste décrit le Corbeau victime de cette astuce en ces vers : Le Corbeau, honteux et confus, Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. D’après la règle qui explique le comportement de mais, quand le modificateur appliqué au prédicat (jura) est déréalisateur (tard), le mais placé entre ce prédicat et le déréalisant qui le modifie exige que le modificateur déréalisant soit un inverseur. Si le prédicat Jurer dans Le Corbeau, honteux et confus, jura qu’on ne l’y prendrait plus argumente en faveur d’une conclusion du type le Corbeau pourrait éviter d’être 1 Livre I, fable 2. 286 trompé, le modificateur tard introduit par mais inverse cette orientation argumentative de telle sorte que tout l’enchaînement jurer qu’on ne l’y prendra plus + mais + tard est orienté vers une conclusion du type le Corbeau, étant facile à tromper, ne pourrait pas éviter d’être trompé de nouveau. Quant à un peu qui précède tard, bien qu’il atténue sa force argumentative, il a la propriété de ne pas pouvoir inverser son orientation argumentative. Car ce qui caractérise un peu, par opposition à peu, c’est qu’il se borne à atténuer l’applicabilité des topoï qui constituent la signification du prédicat auquel on l’applique, tout en maintenant son orientation argumentative. Le syntagme un peu tard, bien que moins fort que tard, est orienté vers les mêmes conclusions que celui-ci autorise. Du point de vue polyphonique le locuteur met en scène deux énonciateurs : E1 qui soutient que le Corbeau pourrait bien profiter de cette leçon, et E2 qui soutient que le Corbeau serait facile à tromper. Le locuteur, se distanciant de E1, s’assimile à E2 qui, introduit par mais, fait le propos de l’énonciation ou l’objet de la parole. Ainsi Le Corbeau jura, mais un peu tard, qu’il ne s’y prendrait plus, conformément à l’interprétation linguistique du modificateur déréalisant tard lorsqu’il est appliqué à un prédicat événementiel, pourrait être paraphrasé par : Il a fallu attendre jusqu’à ce qu’il soit un peu tard pour que le Corbeau jure qu’on l’y prendrait plus. Il en ressort que l’emploi de tôt imposerait l’interprétation inverse. Dans « L’Hirondelle et les Petits Oiseaux 1 », l’Hirondelle conseille aux petits oiseaux de se hâter de manger les grains du chanvre 2 que les paysans ont semé dans les champs, mais les oiseaux se moquant d’elle, ne prennent 1 Livre I, fable 8. 2 Notons que les paysans cultivent le chanvre pour ses fibres textiles qui peuvent servir à la fabrication des lacets utilisés pour la chasse aux oiseaux. 289 Le segment devant qu’être à la ville ou, en français contemporain, avant d’être à la ville réalise le prédicat mourir. Cette constatation est confirmé par le test de Même dans l’âne va mourir, et même avant d’arriver à la ville. Un énoncé du type l’âne va mourir, mais avant d’arriver à la ville exige, pour être interprété, une situation argumentative complexe qui ne se réduit pas aux contenus sémantiques de ses mots. Comme tôt, avant ne peut jamais se combiner avec ne…que sauf dans un contexte de réfutation métalinguistique où, par exemple, ne mourir qu’avant d’arriver au Caire s’oppose à mourir avant d’arriver à Fayoum. Quant à tôt, dans un énoncé tel que ne mourir que tôt, il s’oppose, du point de vue métalinguistique, à très tôt dans mourir très tôt. La même idée s’applique au niveau spatial lorsqu’il s’agit de situer un objet dans l’espace. Car qualifier un objet de lointain est un moyen de le déréaliser 1 . La déréalisation des prédicats événementiels s’exprime dans l’appréhension des événements comme tardifs. Néanmoins, il faudrait signaler certaines observations importantes relatives aux caractères tardif et lointain des événements. 1. Lorsqu’un événement est qualifié de tardif, sa durée est réduite par le fait qu’il se passe tard, mais si l’événement en question, bien qu’il commence tard, consume toute sa durée naturelle en restant tard 2 , l’enchaînement sémantique ne se fait pas dans ce cas sur le prédicat événementiel combiné avec tard, mais sur la conséquence inférée de 1 Un énoncé du type la catastrophe se passe loin de notre pays autorise un enchaînement comme nous sommes à l’abri du danger. D’où la possibilité de dire Il y a eu une catastrophe, mais loin de chez nous. 2 Comme dans le cas des films qui, commençant tard, se terminent forcément à une heure tardvie. 290 l’action tardive. Dans un énoncé du type le match a commencé tard, donc il se terminera tard, l’enchaînement se terminer tard se fait, non sur commencer tard, mais sur rester tard inféré implicitement à partir de l’heure du début de l’événement. 2. Selon Ducrot, lorsqu’il s’agit de la situation spatiale d’un objet, c’est en le qualifiant de lointain qu’on obtient la déréalisaion liée à l’absence. Vérifions cette thèse sur les exemples suivants : a) Or un jour qu’au haut et au loin Le galand allait chercher femme, Pendant tout le sabbat qu’il fit avec sa dame, Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin. « Conseil tenu par les Rats 1 » b) « Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille, S’écria-t-il de loin au général des chats : Je soupçonne dessous encor quelque machine. Rien ne te sert d’être farine ; Car, quand tu serais sac, je n’approcherais pas. » « Le Chat et un vieux Rat 2 » c) Apollon reconnut ce qu’il avait en tête : « Mort ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau, Et ne me tends plus de panneau : Tu te trouverais mal d’un pareil stratagème. Je vois de loin, j’atteins de même. » « L’Oracle et l’Impie 3 » 1 Livre II, fable 2. 2 Livre III, fable 18. 33 Livre IV, fable 19. 291 d) Capitaine Renard allait de compagnie Avec son ami Bouc des plus haut encornés. Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez ; L’autre était passé maître en fait de tromperie. « Le Renard et le Bouc 1 » Dans l’exemple (a), les Rats, terrorisés par le Chat, n’osent plus sortir de leur trou pendant que le Chat, cabriolant sur les toits, cherche au loin une femme. Le syntagme chercher au loin est composé d’un prédicat événementiel chercher et d’une locution adverbiale au loin qui le déréalise. Cette déréalisation est attestée par mais dans la mesure où la recherche qui se fait au loin est vue comme absente ou distante par rapport à l’énonciateur 2 (les rats) mis en scène par le locuteur (le fabuliste) : Le galand allait chercher une femme, mais au loin. Selon Anscombre, « dire de quelqu’un qu’il cherche, c’est voir son activité comme orientée vers trouver, c’est lui attribuer l’attitude de quelqu’un qui a envie de trouver 3 ». Ainsi, le topos intrinsèque de chercher relie deux sommets : Chercher et trouver. Or, plus la trouvaille est difficile à atteindre, plus la recherche devient déréalisée, d’où l’idée que loin déréalise le prédicat chercher, même si la recherche est extensive4 (aux endroits proches et lointains à la fois), la recherche efficace étant celle qui aboutit à la 1 Livre III, fable 5 2 « Le centre de perspective » selon Genette et « le sujet de conscience » selon A. Banfield. Voire respectivement : G.Genette, Figure III, Paris, Seuil, 1972 ; et A. Banfield, « Où l’épistémologie, le style et la grammaire rencontrent la théorie littéraire », Langue française, 44, p 9-26. 3 J. C. Anscombre, « La nature des topoï », dans La théorie des topoï, Paris, Kimé, 1994, p. 60. 4 En termes de l’argumentation intrinsèque, on pourrait dire que l’argumentativité extensive du prédicat chercher est renforcée lorsque la recherche, ne se bornant pas aux endroits proches, s’étend aux endroits lointains, alors que son argumentativité intensive est déréalisée lorsque la recherche n’aboutit pas à son but (trouver). 294 Cela nous amène à dire que le même syntagme (voir de loin) pourrait aboutir aux conclusions opposées. Autrement dit, il peut faire partie de deux classes argumentatives différentes. Dire je vois de loin argumente dans « L’Oracle et l’Impie » en faveur d’une conclusion du genre : tu ne peux pas me tromper, conclusion déductible également d’un énoncé du type : j’ai une bonne vue. D’où la conclusion générale avec laquelle le fabuliste a choisi de commencer sa fable : Vouloir tromper le Ciel, c’est folie à la terre. Par contre un énoncé comme Je vois de près serait incompatible avec cette conclusion (à moins que le syntagme voir de loin soit interprété comme indiquant l’omniprésence d’Apollon, ce qui n’est pas le cas ici) Ajoutons aussi qu’avec ne…que de loin où de loin est modificateur réalisant par rapport à voir, il serait nécessaire de recourir à une interprétation métalinguistique de l’enchaînement de telle sorte que Je ne vois que de loin corrigerait un énoncé du type tu vois de très loin. Si de loin était par contre déréalisant, ce qui n’est pas le cas dans cet énoncé, le syntagme ne…que de loin inverse l’orientation argumentative du prédicat voir. En d’autres termes, je ne vois que de loin argumente en faveur de J’ai un problème de vue. De même, dans l’exemple (d) où le fabuliste, pour décrire l’esprit borné du Bouc, dit : Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez, l’adverbe loin réalise le prédicat voir. Certes, voir loin exprime ici un sens figuré : savoir mesurer la portée des événements et en prévoir les conséquences, mais il l’exprime à l’aide d’un adverbe qui peut à la fois servir, par rapport au même prédicat événementiel, de modificateur déréalisant (comme dans (a) et (b)) et de modificateur réalisant (comme dans (c) et 295 (d)). S’agit-il d’une propriété particulière aux verbes exprimant la perception? Si l’on substitue entendre à voir dans le vers d’Apollon, on s’aperçoit qu’il a la même propriété que voir. Car J’entends de loin argumente en faveur de J’ai une ouïe fine. Cette constatation est corroborée par le test de Même dans J’ai entendu son discours, et même de loin. Quant à la possibilité d’utiliser loin comme modificateur déréalisant par rapport à entendre, elle est attestée par mais dans : Le témoin a entendu l’aveu du criminel, mais il l’a entendu de loin : on ne peut donc pas compter sur son témoignage. On arrivera aux mêmes conclusions avec le verbe sentir relatif à l’odorat. Mais on rencontre aussi ce phénomène, peut-être de façon moins claire, dans l’exemple (a) avec le verbe chercher que l’on peut employer dans un énoncé où au loin le réalise sans exiger une situation argumentative complexe pour l’interprétation de tout l’enchaînement comme dans le galand cherche une femme autour de lui, et même au loin où il s’agit d’une recherche extensive. Cela nous amène à conclure que les modificateurs servant à situer les événements dans l’espace peuvent être, par rapport à beaucoup de verbes événementiels, notamment les verbes de perception, tantôt déréalisants, tantôt réalisants selon la situation de discours. Mais comment interpréter linguistiquement ce phénomène ? On pourrait se servir de la distinction entre l’argumentativité intensive et l’argumentativité extensive du prédicat de perception pour expliquer son comportement argumentatif ambigu dans le discours. Prenons le verbe voir dans Je vois de loin. L’emploi de ce verbe pourrait en général mettre en œuvre deux topoï : un topos relatif à 296 l’argumentativité qualitative (intensive) qui s’exprime par le pouvoir de bien percevoir les objets et un autre topos relatif à l’étendue de la vue (ou bien, en utilisant une expression géographique, « la territorialité de la vue »), ce qu’on veut dire par l’argumentativité extensive du prédicat. Prononcé par Apollon, l’énoncé je vois de loin met en œuvre l’argumentativité extensive du prédicat voir qui est réalisée par de loin. Quant à son argumentativité intensive, elle ne fait pas l’objet de l’énonciation. En termes de la théorie de la polyphonie, le locuteur met en scène deux énonciateurs : E1 et E2. Le premier soutient qu’en regardant de loin, on ne pourrait pas discerner si le moineau, tenu par le Païen, est vivant ou mort, alors que E2 soutient qu’en regardant de loin, Apollon fait preuve de bonne vue ou est capable de tout voir. Tout en déclarant son accord avec le point de vue de E1, le locuteur s’identifie à E2 qui, lui, fait le propos de la parole. 3. On pourrait constater, à partir de nos analyses de tard, de tôt, de près et de loin, que les adjectifs ou les adverbes qui ont valeur de ponctualité et de proximité dans le temps et dans l’espace sont des modificateurs réalisants par rapport aux prédicats événementiels auxquels on les applique. Des adverbes comme tout à l’heure, immédiatement, instantanément, sans tarder, aussitôt, ici, près par exemple sont réalisants par rapport à tout verbe événementiel. De même des adjectifs comme immédiat, ponctuel, instantané, proche sont réalisants par rapport à tout prédicat événementiel. Quant aux adjectifs et aux adverbes propres à conférer un caractère tardif ou lointain aux prédicats événementiels, ils sont déréalisants par rapport à ces prédicats comme : tardif, lointain, paresseusement…etc. 299 2) l’orientation du prédicat être, qui est inversée par l’introduction de l’opérateur ne…que, doit être vers le tard. 3) étant, du point de vue temporel, un modificateur déréalisant par rapport aux prédicats événementiels, tard réalise, du même point de vue, les prédicats d’états. 4) un énoncé du type il n’est que tôt doit être gratifié de l’indice @, alors qu’un énoncé du type il n’est que tard doit être marqué par l’indice # qui ne se comprendra que dans un contexte de réfutation métalinguistique où il s’agit, par exemple, de réfuter très tard : P : Tu ne dois pas partir maintenant, c’est très tard. O : Ne t’en fais pas ! Il n’est que tard. Il existe aussi d’autres expressions qui ont valeur de dater un état ou un moment comme dans : 1. Nous sommes au 15 octobre 1960 2. Le siècle en était à… 3. On est à l’âge de… 4. On est au début de… Dans « L’Horoscope 1 », un père qui aime trop son fils consulte les diseurs de bonne aventure sur son sort, ceux-ci lui conseillent de l’éloigner des lions jusqu’à l’âge de vingt ans. Le père, par suite, interdit qu’on le laisse sortir de son palais. Lorsque le fils atteint l’âge où l’on éprouve un désir irrésistible pour la chasse, il contemple dans le palais un tableau dans lequel figure un lion. Indigné contre cet animal qui est à 1 Livre VIII, fable 16. 300 l’origine de son emprisonnement, il lui porte un coup de poing, mais un gros clou, sous la tapisserie, le blesse et le tue sur le champ. Le fabuliste décrit le jeune garçon en ces vers : Il pouvait, sans sortir, contenter son envie, Avec ses compagnons tout le jour badiner, Sauter, courir, se promener. Quand il fut en l’âge où la chasse Plaît le plus aux jeunes esprits, Cet exercice avec mépris Lui fut dépeint ; mais, quoi qu’on fasse, Propos, conseil, enseignement, Rien ne change un tempérament. Avant d’analyser la suite Quand il fut en l’âge où la chasse plaît le plus aux jeunes esprits, il serait nécessaire d’éclairer, du point de vue argumentatif, le contexte où elle figure. L’expression adverbiale sans sortir, désignant une restriction qui neutralise tout mouvement, est un modificateur déréalisant par rapport aux prédicats événementiels : contenter, badiner, sauter, courir et se promener. L’interdiction du père s’exprime linguistiquement par la déréalisation de tout acte événementiel qui pourrait être en faveur de la sortie. Cette déréalisation se manifeste sous une forme psychologie dans l’énoncé Cet exercice (la chasse) avec mépris lui fut dépeint où l’expression dépeindre avec mépris déréalise le prédicat exercice se référant à la chasse. Mais en examinant le syntagme dépeindre avec mépris, on s’aperçoit que avec mépris sert, dans ce contexte, de modificateur déréalisant par rapport au prédicat dépeindre auquel il est appliqué. Une phrase du type on lui dépeint la chasse, mais avec mépris, pouvant être énoncée sans qu’il y ait 301 de mouvement argumentatif complexe pour l’interpréter, mérite l’indice @, alors qu’une phrase comme on lui dépeint la chasse, et même avec mépris exige une situation argumentative complexe permettant de l’interpréter. Même si, dans un autre contexte, on substituait à avec mépris une expression adverbiale opposée, telle que en termes élogieux, celle-ci n’en serait pas moins déréalisant par rapport à dépeindre. Un énoncé du type on lui dépeint la chasse, mais en termes élogieux devrait être marqué par l’indice @, l’opposition argumentative entre dépeindre et en termes élogieux étant directe et loin de toute intention argumentative particulière. Cela s’explique par le fait que le prédicat dépeindre, qui peut être paraphrasé par représenter ou décrire une situation par le discours, est intrinsèquement orienté, du point de vue argumentatif, vers l’élucidation ou la clarification de la situation. En appliquant donc à dépeindre le modificateur avec mépris (ou même en termes élogieux), on obtient sa déréalisation du fait que la représentation de la situation (la chasse) serait entachée d’inauthenticité ou d’exagération. Ceci dit, l’énoncé Cet exercice lui fut dépeint avec mépris argumente en faveur d’une conclusion du type le jeune garçon renoncerait à la chasse. Or, avec l’énoncé suivant introduit par mais : quoi qu’on fasse1,…rien ne change un tempérament que l’on peut paraphraser par : quelles que soient les tentatives du père pour dépeindre avec mépris la chasse, rien ne peut changer un tempérament, La Fontaine inverse au moyen de mais et de la négation ne…rien (qui est en elle-même un modificateur déréalisant inverseur) l’orientation argumentative du premier segment dépeindre avec mépris la chasse. Autrement dit, on est en présence de deux types d’énoncés qui s’opposent par leur force argumentative interne : 11 Voir l’analyse pragmatique de quoi qu’il soit dans C. Rossari, Connecteurs et relations de discours : des liens entre cognition et signification, Presses universitaires de Nancy, 2000, p. 94-100. 304 l’imminence du changement (la nécessité de sortir devient telle que le jeune garçon ne peut plus supporter d’être enfermé) En d’autres termes, l’orientation argumentative de tout l’énoncé est en faveur de la chasse. Cette orientation est renforcée par le modificateur surréalisant le plus qui, appliqué à plaire, pousse son argumentativité (argumentativité en faveur de la chasse) vers le degré extrême de l’échelle. Le conflit entre les deux forces argumentatives opposées, l’une en faveur de la chasse et l’autre s’y opposant, est enfin réglé en faveur de celle qui résiste aux tentatives du père pour éloigner son fils du danger de mort, puisque le désir irrésistible de sortir portera le fils, dans un moment d’indignation et de colère, à affronter, non un véritable lion, mais l’image de cet animal, cause de son emprisonnement et de sa détresse. C’est dans cet affrontement symbolique que la mort frappera le fils. D’où le sens tragique de l’histoire que le fabuliste résume par cet énoncé : ……et cette chère tête, Pour qui l’art d’Esculape en vain fit ce qu’il put Dut sa perte à ces soins qu’on prit pour son salut. Le jeu de réalisation et de déréalisation se présente ici comme une interprétation linguistique de la conception tragique telle qu’elle est explicitée par le fabuliste tout au début de la fable : On rencontre sa destinée Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter. Cependant, le fabuliste se lancera dans la réfutation de cet art (la prédiction de l’avenir) en déployant un dispositif linguistique déréalisant reposant essentiellement sur la négation : 305 Mais je l’en justifie, et maintiens qu’il est faux, Je ne crois point que la nature Se soit lié les mains, et nous les lie encor Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort. Il dépend d’une conjoncture De lieux, de personnes, de temps, Non des conjonctions de tous ces charlatans1. Si les mots faux, ne crois point, non, ces charlatans sont écrits en gras, c’est qu’ils ont une valeur négativiste et, par conséquent, une fonction de déréalisants inverseurs par rapport aux prédicats auxquels ils sont appliqués. Si, par exemple, le prédicat art (l’art de prédire l’avenir) dans il est faux est intrinsèquement orienté vers digne d’appréciation ou louable, le modificateur déréalisant faux qui lui est appliqué inverse son orientation argumentative de sorte que l’orientation argumentative de tout l’énoncé va vers cet art n’a pas de valeur ou cet art n’est digne d’aucune appréciation. De même la négation dans je ne crois point, Non des conjonction, ces charlatans a fonction d’inverseur par rapport aux prédicats auxquels elle s’applique et dirige l’orientation argumentative du discours vers la même conclusion. Reste à expliquer pourquoi le tard qui déréalise les prédicats événementiels réalise les prédicats d’état ? 1 La valeur négative du prédicat charlatan s’explique par le fait que le charlatanisme, consistant à exploiter la crédulité d’autrui, est fondé sur la tromperie et le mensonge, d’où la valeur négativisante du terme. 306 Lorsque nous marquons de l’indice @ un énoncé du type il n’est que tôt et de # un énoncé du type il n’est que tard, nous interprétons les faits (les deux énoncés observés) de manière à les subsumer sous les concepts de l’ADL qui servent à commander notre interprétation. C’est aussi au moyen des instruments d’analyse que possède l’ADL que nous expliquons le mécanisme de ces faits. Cela dit, la description linguistique du ne…que et les notions de déréalisant et d’inversion nous permettent d’expliquer l’effet réalisant du caractère tardif sur les prédicats d’état, mais comment pourrait-on expliquer le rapport positif entre les deux ? Ducrot 1 avance trois explications de ce phénomène : 1) Lorsqu’on entreprend, au moyen du couple tôt / tard, de qualifier un moment, le mot tard ne marque pas un terme précis de l’état désigné par le prédicat. Cela s’explique plus clairement dans une langue comme l’allemand où pour poser la question Quelle heure-t-il ?, on dit Combien tard est-il ? (Wie spät ist es ?). Dire les valet restent tard dans leurs lits pourrait donc se paraphraser par les valets demeurent étendus sur leurs lits au-delà de l’heure du réveil, ce qui ne marque pas précisément le terme de l’état du sommeil. 2) La sémantique profonde d’un énoncé du type Il est 10 heures se traduit dans l’ancien français par Elles sont 10 heures, i. e. au moyen du pluriel qui fait apparaître l’aspect accumulatif de l’état ou du temps au moment dont on parle. Le fait qu’un énoncé comme Il est 10 heures est intrinsèquement orienté vers le tard est confirmé par la possibilité d’y ajouter et même 10 heures et demie et non et même 9 heures et demie. 1 Ducrot, 1995, p. 164-165. 309 loin. (A : les gros poissons sont très loin. B : Très loin, non. Ils ne sont que loin.). Soulignons que la combinaison de certains prédicats d’état avec les adjectifs est susceptible d’engendrer un phénomène important : la réalisation de l’adjectif par le prédicat d’état, i.e. le prédicat d’état joue le rôle de modificateur réalisant par rapport à l’adjectif lui-même. Lorsque le Rieur se met à parler au petit poisson, le fabuliste décrit la réaction des invités par cet énoncé : On demeura surpris. Le prédicat demeurer exprimant la persistance d’un état renforce l’argumentativité de surpris. Dans l’énoncé Il s’en informait donc à ce menu fretin, le locuteur (le fabuliste en l’occurrence) pour renforcer l’applicabilité des topoï constituant le prédicat fretin, intrinsèquement orienté vers des conclusions du type : sans valeur, négligeable ou incapable à servir, lui applique le modificateur réalisant menu. Ce dernier sert à pousser loin l’argumentation interne au discours vers une conclusion du type il est nécessaire d’interroger les gros poissons (qui ont de valeur et qui sont, par conséquent, capable de répondre aux interrogations du Rieur). La réalisation de l’argumentativité du prédicat fretins dans de menus fretins atteint son apogée avec la négation dans : ils n’étaient pas d’un âge A savoir au vrai son destin ; La négation, modificateur déréalisant inverseur, inverse l’orientation argumentative de être d’un âge à savoir au vrai le destin de l’ami 310 disparu, conduit définitivement à la conclusion : il faut chercher un gros poisson capable de répondre, d’où le discours du Rieur : « N’en puis-je donc, Messieurs, un gros interroger ? ». Il est aussi à noter que le discours du fabuliste repose sur une forme topique concordant liée à la culture collective : moins on est grand, moins on est expérimenté ou connaisseur. On voit bien que les notions de déréalisant et de réalisant sont étroitement liées à la notion de gradualité qui s’exprime sous forme de degrés de force. Lorsqu’on utilise un prédicat pour désigner une situation, un objet ou un état, on ne fait qu’appliquer les topoî intrinsèques qui constituent sa signification et qui servent de principes argumentatifs permettant de lui enchaîner un autre discours. Cette application des topoï ne s’effectue qu’en fonction d’un autre choix : le choix du degré de force avec laquelle les topoï sont appliqués pour aboutir à certaines conclusions argumentatives à la hauteur de cette force. Nous pouvons maintenant poursuivre, de manière plus étendue, notre analyse des modificateurs dans la suite de « Le Mal Marié ». « Le Mal Marié » (suite) Rien ne la contentait, rien n’était comme il faut : On se levait trop tard, on se couchait trop tôt ; Puis du blanc, puis du noir, puis encor autre chose. Les valets enrageaient, l’époux était à bout : « Monsieur ne songe à rien, Monsieur dépense tout, Monsieur court, Monsieur se repose. » Elle en dit tant, que Monsieur, à la fin, 311 Lassé d’entendre un tel lutin, Vous la renvoie à la campagne Chez ses parents. La voilà donc compagne De certaines Philis qui gardent les dindons Avec les gardiens de cochons. Au bout de quelque temps qu’on la crut adoucie, Le mari la reprend. « Eh bien ! qu’avez-vous fait ? Comment passiez-vous votre vie ? L’innocence des champs est- elle votre fait ? - Assez, dit- elle, mais ma peine Etait de voir les gens plus paresseux qu’ici : Ils n’ont des troupeaux nul soucie. Je leur savais bien dire, et m’attirais la haine De tous ces gens si peu soigneux. - Eh ! Madame, reprit son époux tout à l’heure, Si votre esprit est si hargneux, Que le monde qui ne demeure Qu’un moment avec vous et ne revient qu’au soir Est déjà lassé de vous voir, Que feront des valets qui toute la journée Vous verront contre eux déchaînée ? Et que pourra faire un époux Que vous voulez qui soit jour et nuit avec vous ? Retournez au village : adieu. Si, de ma vie, Je vous rappelle et qu’il m’en prenne envie, Puissé-je chez les morts avoir pour mes péchés Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés. » Pour exprimer l’esprit de contradiction de l’épouse, La Fontaine utilise trois segments successifs : Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose. 314 à l’intensification, par tant que, de l’argumentativité du prédicat en dire présenté comme cause. Nous sommes en face d’un phénomène de réciprocité argumentative où le segment X présenté comme cause et le segment Z présenté comme conséquence ont une influence réalisante mutuelle et étendue. Cette influence est étendue dans la mesure où elle s’étend aux conséquences lointaines de la cause car non seulement elle réalise l’adjectif lassé (conséquence directe de en dire tant), mais elle réalise aussi le prédicat renvoyer à la campagne conséquence de la lassitude du mari. Ainsi, le mari, lassé, renvoie son épouse à la campagne pour se débarrasser d’elle tout en espérant que l’innocence des champs changera son caractère. A la campagne, l’épouse se trouve en compagnie des bergères et des gardeurs de cochons. Dans l’énoncé Au bout de quelque temps, on la crut adoucie, le segment au bout de quelque temps, pouvant être paraphrasé par il fallut attendre jusqu’au bout de quelque temps pour, déréalise le prédicat croire en lui conférant un caractère tardif. Une suite comme il fallut attendre jusqu’au bout de quelque temps pour qu’on la croie adoucie oriente le discours vers une conclusion du type ce n’était pas facile d’obtenir le résultat espéré. D’où la nécessité d’affecter l’indice @ à l’énoncé on la crut adoucie, mais au bout de quelque temps (opposition argumentative immédiate sans aucune intention argumentative particulière) et l’indice # à l’énoncé on la crut adoucie, et même au bout de quelque temps (exigence d’une situation discursive complexe permettant d’interpréter l’énoncé avec même enchérissant). Ajoutons aussi que l’adjectif adoucie déréalise le pronom personnel la se référant à l’épouse querelleuse. Dans un énoncé du type l’épouse 315 querelleuse est adoucie par l’innocence des champs, l’adjectif adoucie est modificateur déréalisant par rapport au syntagme épouse querelleuse auquel il s'applique. On est donc en présence d’une situation S où le mari croit que son épouse d’humeur aigre, après avoir passé quelque temps à la campagne, pourrait être adoucie, situation qui le porte à déclencher l’interjection « Eh bien ! qu’avez-vous fait ? » En nous appuyons sur les travaux de Christine Iskandar 1 , nous pourrions déceler les propriétés argumentatives du connecteur Eh bien ! selon les instructions suivantes : 1. Le locuteur (le mari) réagit à une situation S, « qui peut être, ou non, verbalement explicitée 2 » en déclenchant l’interjection Eh bien !. 2. La suite E, entraînée par S et précédée par Eh bien !, « est une suite inattendue de la situation S, en ce sens qu’il ne s’agit pas d’une éventualité « normale », que laisseraient prévoir certaines croyances prêtées soit au destinataire, soit à un tiers. 3 » Cette suite peut désigner l’énoncé qui suit Eh bien !, l’énonciation de cet énoncé ou le fait qu’il relate. C’est la situation S qui entraîne la suite E. 3. Avec l’enchaînement S + Eh bien ! + E, le locuteur suggère au destinataire une conclusion C. Ainsi, la suite qu’avez-vous fait ? est présentée comme une suite inattendue dans la mesure où l’énoncé qui exprime la situation S on la crut adoucie devrait par exemple aboutir à une autre suite attendue 1 Ch. Sirdar-Iskandar, « eh bien ! le russe lui a donné cent francs“, In Les mots du discours, Paris, Minuit, p. 161-191. 2 Idem, p. 162. 3 Ibid, p. 162-163 316 du genre Je suis content que la campane vous ait changée ou Je suis content que tu sois rentrée, mais en utilisant Eh bien !, le locuteur réagit à la situation de manière différente. Il enchaîne à Eh bien ! trois interrogations successives qui ne présument pas la suite attendue. a) Qu’avez-vous fait ? (question fort générale portant sur le comportement : j’ai vu, j’ai visité, j’ai profité de…etc.) b) Comment passiez-vous votre vie ? (question relative précisément au mode de vie à la campagne : bien, mal, agréablement, plus ou moins bien) c) L’innocence des champs est-elle votre fait ? (question plus précise : Enfin, votre séjour vous est-il, ou non, convenable ?) En termes de théorie polyphonique, le locuteur met en scène un énonciateur exprimant son doute sur la possibilité que la campagne ait adouci son épouse, énonciateur auquel il s’identifie, puisque, selon la situation discursive, les interrogations trahissent une volonté de vérifier et de s’assurer du changement de l’épouse. Il s’agit de trois actes illocutoires primitifs d’interrogation. Du point de vue argumentatif, le discours du mari met en œuvre deux topoï opposés dont l’opposition justifie ses interrogations : l’innocence de la campagne est source d’agrément ou facteur d’adoucissement caractériel, mais quelle que soit la légitimité de ce topos, un autre topos qui le contredit paraît plus véridique ou plus plausible et, par suite, s’impose à l’esprit du mari : il est difficile de changer le caractère des femmes (peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme, assemblent l’un et l’autre point), i.e. plus on a une belle âme, moins est bon. C’est en faveur de ce topos que toute la fable argumente. 319 position de coïncidence par rapport à cette limite. Il s’agit d’une coïncidence entre l’intensité (ou la quantité) et la limite argumentative que l’on pourrait déterminer seulement au niveau du contexte énonciatif (et non au niveau de la phrase qui prescrit seulement de chercher cette limite) à travers le rapport entre l’énoncé contenant assez et la conclusion qui en est déduite. Cette interprétation du comportement argumentatif de assez permet d’éclairer deux effets que pourrait avoir ce marqueur : effet de restriction et effet de saturation. Dire La campagne est assez agréable, c’est exprimer un jugement restrictif par rapport à une valeur très positive sans que pour autant l’orientation argumentative de l’énoncé soit inversée (soit négative). D’un autre côté, assez peut avoir dans un autre contexte un effet de saturation dans la mesure où il représente un maximum à ne pas dépasser (« La coupe est pleine »), comme dans un énoncé du type : J’ai assez bu. Dans l’énoncé de l’épouse, assez a un effet restrictif par rapport à la valeur positive d’agrément, mais cet effet n’inverse pas l’orientation argumentative de l’énoncé dans lequel il est inséré, à savoir La campagne est agréable. En d’autres termes, assez a pour propriété d’assurer à l’énoncé où il est inséré sa productivité argumentative, i.e. la susceptibilité de produire la conclusion qu’aurait autorisé l’énoncé sans assez. D’où l’effet d’intensité suffisante pour autoriser la conclusion. Cela dit, assez réalise le prédicat implicite profiter ou l’adjectif agréable. Passons maintenant au second segment qui suit mais. Dire mais ma peine était de voir les gens plus paresseux qu’ici : ils n’ont des troupeaux nul souci, c’est argumenter en faveur d’une conclusion du 320 type : J’ y ai souffert durant mon séjour, je ne me sentais pas bien ou je n’ai pas pu profiter de la campagne. On voit bien que les conclusions déductibles du second segment sont opposées à celles du premier. De plus, tout l’enchaînement X, mais Z argumente en faveur des conclusions autorisées par le second segment. Ajoutons aussi que le second segment est composé de deux suites : (1) ma peine était de voir les gens plus paresseux qu’ici. (2) ils n’ont des troupeaux aucun souci. La suite (2) est présenté par le locuteur comme un argument autorisant la conclusion véhiculée par la suite (1) : Si les gens sont paresseux, c’est parce qu’ils ne se soucient pas de leurs troupeaux. Or, il faudrait noter une autre remarque importante. L’énoncé X, mais Z pourrait aussi être analysé au niveau purement énonciatif. Le premier segment Assez, étant une assertion en faveur de l’utilité de la campagne, oriente le discours vers une conclusion du type : le mari serait content de l’efficacité de sa solution (la solution consistant à renvoyer son épouse à la campagne). Quant au second segment ma peine était de voir les gens plus paresseux qu’ici, c’est l’énonciation de cette assertion qui autorise une conclusion opposée à celle du premier segment à savoir : le mari serait déçu. Autrement dit, au niveau énonciatif, le fait d’énoncer explicitement l’assertion ma peine était de voir les gens plus paresseux qu’ici oriente le discours vers la conclusion : la persistance du caractère hargneux de l’épouse et l’inutilité de toute autre solution visant à l’adoucir. 321 Il est notoire que le segment Z, propos de l’énonciation, a fonction de déréalisant inverseur par rapport au segment qui le précède. A l’intérieur de ce segment, le comparatif plus…que réalise paresseux, ce qui renforce son orientation argumentative allant vers j’étais furieuse contre eux. De plus, la négation dans ils n’ont des troupeaux aucun souci, est un modificateur déréalisant qui inverse complètement l’orientation argumentative du prédicat nié avoir souci, ce qui accentue davantage l’orientation argumentative de toute la suite vers Je n’ai pas joui de mon séjour ou j’étais plus enragée contre le gens de la campagne que ceux d’ici. Dans l’énoncé Je leur savais bien dire, et m’attirais la haine De tous ces gens si peu soigneux, on est en présence d’un adjectif soigneux dont l’orientation argumentative est inversée par le modificateur déréalisant inverseur peu. Dire, par exemple, ces gens sont soigneux, c’est orienter le discours vers une conclusion du type : ils sont dignes d’admiration ou d’appréciation, mais en y introduisant peu, on aura ces gens sont peu soigneux, énoncé qui autorise une conclusion opposée à la précédente, à savoir : ils sont dignes de haine ou passibles de blâme et de sanctions . Quant au morphème si, il renforce, en tant que modificateur réalisant, l’application de peu, ce qui accentue, par la suite, la force argumentative de la conclusion : ils méritent blâme et punition. Le mari, étant maintenant sûr que l’adoucissement espéré de son épouse est une illusion, réagit par une interjection présentée comme l’effet immédiat de la colère et de la déception Eh ! où le locuteur en tant que tel est vu dans son engagement énonciatif. Examinons maintenant la suite : Eh ! Madame, reprit son époux tout à l’heure. 324 Cette structure consécutive réalise l’adjectif hargneux au moyen de trois conséquences suivant que : 1. Le monde ne demeure qu’un moment avec l’épouse. 2. Le monde ne revient qu’au soir. 3. Le monde est lassé de voir l’épouse. Les trois conclusions concourent, grâce aux effets de déréalisation et d’inversion, à la conclusion : on s’efforce de réduire au néant toute possibilité de croiser l’épouse hargneuse. L’inversion opérée par ne…que M.D. fait partie du dispositif argumentatif déployé par le locuteur au sein de son discours pour aboutir à la même conclusion : aucun être humain ne peut supporter son épouse. Passons maintenant à l’analyse du segment qui sert de conséquent pour Si dans l’enchaînement : Si tout le monde qui…est déjà lassé de vous voir, que feront des valets qui toute la journée vous verront contre eux déchaînés ? La phrase les valets qui vous verront toute la journée déchaînée contre eux comporte le segment toute la journée, ayant la même valeur sémantique de continuellement, réalise à la fois le prédicat voir et l’adjectif déchaînée. En termes de théorie polyphonique, le locuteur met en scène, dans l’énoncé Que feront les valets qui vous voient toute la journée déchaînée contre eux ?, un énonciateur exprimant son incertitude en ce qui concerne la réaction des valets voyant, durant toute la journée, cette épouse déchaînée contre eux. N’ayant pas l’intention d’interroger son allocutaire (son épouse), le locuteur ne s’identifie pas à son énonciateur, ce qui fait 325 servir l’interrogation à l’accomplissement d’un autre acte dérivé à savoir l’assertion : je prends les valets en pitié. Cet acte dérivé est argumentativement renforcé par voir toute la journée une épouse déchaînée. De même, dans l’énoncé Et que pourra faire un époux Que vous voulez qui soit jour et nuit avec vous ? le locuteur accomplit un acte dérivé d’assertion en mettant en scène un énonciateur exprimant son doute sur ce que le mari pourra faire avec une épouse hargneuse, énonciateur dont il se distancie, ce qui convertit l’expression de doute à un autre acte dérivé d’assertion : Je ne sais vraiment pas que faire avec vous. Il faudrait aussi signaler que la suite qu’il soit jour et nuit avec vous comporte la locution adverbiale jour et nuit qui est un modificateur réalisant par rapport au prédicat d’état être. En renforçant l’orientation argumentative de ce prédicat vers l’immuabilité et la stagnation, ce modificateur fait clairement apparaître la jalousie de l’épouse que le fabuliste a déjà mentionnée dans : Querelleuse, avare et jalouse. L’épouse jalouse, en imposant à son mari de rester jour et nuit à ses côtés, lui impose un état voisin de la paralysie, état qui, grâce au modificateur réalisant jour et nuit qui lui est appliqué, indique la souffrance continuelle du mari. Ainsi, le mari renvoie son épouse : Retournez au village : adieu Passons à l’analyse de l’énoncé suivant : …..Si, de ma vie, Je vous rappelle et qu’il m’en prenne envie, 326 Puissé-je chez les morts avoir pour mes péchés Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés. » Le mari, décidé à faire partir son épouse au village, lui fait remarquer que si un jour, il désirait la voir, il souhaiterait avoir, comme punition pour ses péchés, deux femmes comme elles à ses côtés chez les morts. Le segment avoir pour mes péchés deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés comporte la locution adverbiale sans cesse qui est un modificateur réalisant par rapport au prédicat avoir à mes côtés auquel il est appliqué. Si l’orientation argumentative de avoir pour mes péchés deux femmes comme vous à mes côtés est intrinsèquement orienté vers une conclusion du type : la punition est dure, l’application de sans cesse à avoir1 renforce cette orientation pour autoriser par exemple : la punition est très dure. On voit bien que l’application respective des modificateurs réalisants indiquant la continuité : toute la journée, jour et nuit, sans cesse aux prédicats voir, être, avoir sert à illustrer la situation pénible des valets et du mari souffrant sans répit de cette épouse. De cette analyse argumentative des modificateurs dans « Le Mal Marié », nous pouvons conclure aux observations suivantes : 1. Bien que certains modificateurs ne laissent aucun doute sur leur nature de déréalisants ou de réalisants, ils ne peuvent pas expliquer certains problèmes d’ordre argumentatif. Prenons par exemple : le modificateur trop dans se lever trop tard. Il n’y a aucun doute que trop renforce l’applicabilité de tard, mais quelle serait la différence, du point de vue argumentatif, entre se lever tard et se 1 On pourrait également paraphraser l’expression avoir deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés par avoir deux femmes comme vous qui sont sans cesse à mes côtés où sans cesse réalise le verbe d’état être. 329 CHAPITRE IV Les modificateurs et les internalisateurs dans la théorie des blocs sémantiques Quelle serait la position des modificateurs dans le cadre de la théorie des blocs sémantiques ? L’importance de cette question se justifie par le fait que la notion de gradualité logée dans la signification des prédicats est fort liée à la théorie des topoï qui est une raison d’être pour les modificateurs. Si donc on abandonne cette théorie, sur quoi pourrait-on fonder cette gradualité ? En effet, la notion de modificateurs serait redéfinie et élargie dans la théorie des blocs sémantiques inaugurée par Marion Carel 1 depuis 1992. Pour expliquer ce phénomène, rappelons les notions de base de la théorie des blocs sémantiques. Comme on l’a déjà montré dans la deuxième partie de notre recherche, la théorie des blocs sémantiques repose, tout autant que l’ADL dans sa version topique, sur l’idée que seul le discours est donateur de sens celui-ci n’étant autre que les enchaînements argumentatifs. Pour mieux souligner les ressemblances et les différences entre les deux versions : topique et non topique, examinons cet énoncé : «… votre esprit est si hargneux que le monde qui ne demeure qu’un moment avec vous et ne revient qu’au soir est déjà lassé de vous voir » On peut paraphraser cette suite par : L’épouse est hargneuse, c’est pourquoi tout le monde est lassé de la voir. Dans la perspective topique, le segment l’épouse est hargneuse sert d’argument pour le segment tout le monde est lassé de la voir de telle sorte que le passage du premier au second est garanti par une forme 1 M. Carel, Vers une formalisation de la théorie de l’Argumentation dans la langue, Paris : Thèse de doctorat de l’EHESS, 1992. 330 topique du type : plus on est de mauvaise humeur, plus on cause du désagrément à son entourage. En revanche, dans un énoncé du type : L’épouse est hargneuse, mais tout le monde n’est pas lassé de la voir, le locuteur met en scène un énonciateur E1 qui applique à la situation une forme topique du type : plus on est de mauvaise humeur, plus on cause du désagrément à son entourage et conclut au fait que les gens haïssent l’épouse hargneuse, et un autre énonciateur E2 qui réfute l’argumentation de E1. Le locuteur, bien qu’il donne son accord à E1, s’assimile à E2. On est donc en présence d’un topos unique convoqué sous une de ses deux formes topiques et d’un type particulier d’enchaînement associé à l’énoncé, type résultatif en donc. Mais dans la perspective des blocs sémantiques, l’énoncé l’épouse est hargneuse, pourtant tout le monde n’est pas lassé de la voir est aussi argumentatif que l’épouse est hargneuse, donc tout le monde est lassé de la voir. Il ne s’agit plus ici de formes topiques, mais d’une certaine vision dans laquelle être hargneux consiste à inspirer de la répugnance à son entourage. De même, être lassé de voir cette épouse revient à la prendre pour hargneuse. Cela dit, l’argumentation réside dans un bloc sémantique étayé sur l’interdépendance de deux segments. Dans cette optique, l’enchaînement transgressif en pourtant tout le monde n’est pas lassé de la voir et l’enchaînement normatif en donc tout le monde est lassé de la voir constituent tous les deux l’argumentation externe du mot hargneuse qui figure matériellement dans toute la suite. Mais cette espèce de dualité entre donc et pourtant n’est pas la seule notion introduite par la théorie des blocs sémantiques dans la description sémantique, car elle introduit aussi une autre notion d’importance considérable : la notion d’argumentation interne de l’entité linguistique. 331 Le mot hargneux, pris tout seul, évoque un enchaînement argumentatif interne à sa sémantique, enchaînement que l’on peut, à titre d’exemple, paraphraser par : vouloir agresser sans raison ou on n’a pas été agressé par les gens, et pourtant on les agresse. Dans ce dernier enchaînement argumentatif qui constitue le sens du mot hargneux, on ne fait pas intervenir ce même mot puisqu’ il s’agit de le paraphraser. Ainsi la théorie des blocs sémantiques se distingue de la version topique par certains points essentiels : 1) les enchaînements argumentatifs dans la version topique sont souvent ceux qui relient, au moyen d’un connecteur du type de donc (comme alors, c’est pourquoi, de ce fait, car, parce que) un énoncé présenté comme un argument à un autre énoncé présenté comme conclusion déductible du premier. La théorie des blocs sémantiques, en revanche, tout en maintenant ce type d’enchaînement entre les énoncés, s’étend vers d’autres enchaînements argumentatifs liés à l’argumentation interne des mots lexicaux de la langue. De plus, elle ne s’occupe pas seulement de ce type d’enchaînement résultatif ou normatif où le connecteur donc ou tout autre connecteur analogue serait le seul connecteur admissible dans les enchaînements discursifs. Elle considère que les discours en pourtant sont argumentatifs au même titre que les discours en donc. D’où l’idée que le sens de toute entité linguistique réside dans l’argumentation en donc et l’argumentation en pourtant qu’évoque cette entité. 334 détermine par rapport aux discours qui ne leur sont pas proprement attachés. Toutefois, il faudrait signaler que certains mots-outils peuvent fonctionner tantôt comme des mots-outils, tantôt comme des mots- pleins, comme l’adjectif léger dans léger fardeau où il fonctionne comme mot-outil ayant valeur de négation atténuée et dans c’est très léger où il fonctionne comme mot-plein réalisé par l’adverbe très. Dans la catégorie des mots-outils, il faudrait distinguer trois classes de mots 1 : 1) Connecteurs (du type de donc ou de pourtant) 2) Articulateurs (comme mais) 3) Opérateurs qui se divisent en deux sous-classes : a. Modificateurs (peu, un peu, certains emplois de trop….) b. Internalisateurs (d’autres emplois de trop, les emplois de en vain) On voit bien ici que mais est un articulateur qui a pour fonction de confronter deux argumentations constituant le sens des segments qu’il relie. C’est aux connecteurs du type de donc et de pourtant que la théorie des blocs sémantiques donne fonction de construire les enchaînements argumentatifs : normatif et transgressif. Comme les modificateurs sont une sous-classe des opérateurs, commençons par la définition de ceux-ci. Est opérateur « tout mot y qui, appliqué à un autre terme x, produit un syntagme XY constitué d’aspects contenant les seuls mots pleins déjà 1 O. Ducrot, « Les internalisateurs », Macro-syntaxe et macro-sémantique (Hanna Leth Andersen et Henning Nolke ed), Peter Lang, Berne, 2002, p. 301-322 335 présents dans l’argumentation interne et dans l’argumentation externe du terme X ». 1 Si l’opérateur Y réorganise dans l’argumentation interne du syntagme XY les seuls mots pleins déjà présents dans l’argumentation interne de X, sans y introduire aucun mot nouveau, il est modificateur. Mais s’il y transporte un mot plein déjà présent dans l’argumentation externe de X, il est nommé internalisateur. Avec les deux notions d’argumentation interne et de dualité, les modificateurs, dans la perspective des blocs sémantiques, modifient les argumentations externes normatives (du type de donc) du terme X auquel ils sont appliqués et qui se pose comme le point de départ des argumentations normatives (c’est déjà la même fonction des modificateurs dans la perspective topique). Ils réorganisent aussi les mots pleins constituant l’argumentation interne de l’entité sémantique X en les combinant d’une manière nouvelle avec la négation et les connecteurs. Autrement dit, les modificateurs pourraient introduire un topos nouveau dans l’enchaînement argumentatif, ce qui n’était pas possible dans la perspective topique. Les modificateurs ont donc pour effet de transformer l’aspect argumentatif en son converse (donc en pourtant ou l’inverse) ou en son transposé 2 . Dans « Le Lièvre et les Grenouilles », le fabuliste décrit le lièvre en ces vers : Cet animal est triste, et la crainte le ronge. 1 Ibid, p.305-306 2 La notion de transposition explique par exemple la différence entre prudent et trop prudent : l’argumentation interne de prudent se paraphrase par la formule : il y a du danger, il prend des précautions alors que dans trop prudent, on trouve la formule transposée : Il n’y a pas de danger, pourtant il prend des précautions. Si donc prudent implique l’aspect Danger donc Précautions, trop prudent implique l’aspect transposé neg-Danger pourtant Précautions. O. Ducrot, Ibid, p.307-308. 336 « Les gens de naturel peureux Sont, disait-il, bien malheureux. » Pour le lièvre, être peureux a une argumentation externe normative où être peureux ne serait autre chose que d’être malheureux. Quant à l’argumentation interne de peureux, elle pourrait être paraphrasée par : « Il y a du danger donc on a peur ». Si on applique à peureux un opérateur comme trop, opérateur qui modifie certainement l’organisation des mots pleins déjà présents dans l’argumentation interne de peureux, comment sera l’argumentation interne du syntagme trop peureux ? Un énoncé du type le lièvre est trop peureux aurait pour argumentation interne l’aspect transposé de Danger donc Peur, à savoir neg-Danger pourtant Peur (la trop grande peur se manifeste par le fait d’avoir peur même lorsqu’il n’y a pas de danger). Dans la mesure où l’opérateur trop n’introduit dans l’argumentation interne du syntagme trop peureux aucun mot plein relevant de l’argumentation externe de peureux, il est modificateur. En revanche, l’application de trop à peureux dans la perspective topique pose un grand problème dans la mesure où l’introduction de trop fait intervenir un nouveau topos différent de celui dont relève la forme topique inhérente à peureux. Si peureux met en œuvre une forme topique du type : plus il y a danger, plus on a peur (où la peur, le syntagme trop peureux met en œuvre une forme topique relevant d’un topos nouveau du type : absence de danger, peur. Le topos inhérent à peureux (considéré comme mot défavorable) fait de la peur un caractère naturel lié à l’existence du danger, alors que le 339 « L’Oiseau blessé d’une flèche » 1 Mortellement atteint d’une flèche empennée, Un Oiseau déplorait sa triste destinée, Et disait, en souffrant un surcroît de douleur ! « Faut-il contribuer à son propre malheur ? Cruels humains ! vous tirez de nos ailes De quoi faire voler ces machines mortelles ; Mais ne vous moquez point, engeance sans pitié : Souvent il vous arrive un sort comme le nôtre. Des enfants de Japet toujours une moitié Fournira des armes à l’autre. » Dans la version topique de l’ADL, l’adverbe mortellement, appliqué au prédicat atteint, serait modificateur surréalisant par rapport à lui, ce qui est attesté par Mais surréalisant dans : L’oiseau a été atteint par la flèche, mais mortellement. Et aussi par l’impossibilité du ne…que dans : L’oiseau n’a été atteint que mortellement (sauf ironie). Mais dans l’optique de la théorie des blocs sémantiques, le mot atteint évoque des enchaînements comme : c) L’oiseau a été atteint, donc il risque de mourir. Atteint DC Mort (où DC est une abréviation de Donc) d) L’oiseau a été atteint, pourtant il ne va pas mourir. Atteint PT neg-Mort (où PT est une abréviation de Pourtant) Ces enchaînements relevant de l’argumentation externe du mot atteint (puisque le terme atteint intervient dans l’enchaînement) comportent à la 1 Livre II, fable 6. 340 fois l’aspect normatif en donc (c’est le cas de a) et l’aspect transgressif en pourtant (c’est le cas de b). Quant à l’argumentation interne du mot atteint, elle pourrait être formulée en ces termes : On est attaqué, donc on est gravement malade. On voit bien ici que l’argumentation interne est une argumentation normative en donc. Pour le syntagme mortellement atteint, il est évident qu’il retient dans son argumentation interne l’aspect normatif (donc il risque de mourir) illustré par l’enchaînement (a), aspect qui fait partie de l’argumentation externe du mot atteint. Autrement dit, mortellement qui est modificateur surréalisant par rapport à atteint dans la version topique de l’ADL, fonctionne dans la théorie des blocs sémantiques comme un internalisateur normatif qui intègre dans l’AI du syntagme XY (mortellement atteint) les mots pleins qui sont déjà présents dans l’AE du X (atteint). Selon la théorie des blocs sémantique, la suite : Mortellement atteint d’une flèche empennée, Un Oiseau déplorait sa triste destinée constitue un bloc sémantique qui pourrait être paraphrasé de deux manières : a) L’oiseau a été mortellement atteint d’une flèche empennée, donc il déplorait sa triste destinée. (aspect normatif en donc) b) L’oiseau a été mortellement atteint d’une flèche empennée, pourtant il ne déplorait pas sa triste destinée. (aspect transgressif en pourtant). Il ne s’agit pas ici (comme ce serait le cas dans la version topique) d’une justification d’un segment (il déplorait sa triste destinée) par un autre (il a été mortellement atteint d’une flèche empennée), mais d’un bloc 341 sémantique où la blessure à la suite d’une flèche empennée est vue en tant que destinée déplorable. D’autre par cette destinée déplorable est celle qui consiste à être atteint par une flèche mortelle. Pour le syntagme une flèche empennée, l’analyse de l’argumentation interne du mot flèche, révèle que ce mot évoque des enchaînements argumentatifs du type : On veut tuer l’oiseau, donc on utilise une arme mortelle. L’aspect argumentatif inhérent à l’argumentation interne du mot flèche est un aspect normatif en donc (Tuer DC Arme mortelle). Quant à l’argumentation externe de flèche, on y rencontre les deux aspects : normatif et transgressif. a) l’oiseau a été atteint par une flèche, donc il est gravement blessé. b) L’oiseau a été atteint par une flèche, pourtant il n’est pas gravement blessé. Appliquer au prédicat flèche l’adjectif empennée consiste à accentuer les traits distinctifs qui font de la flèche une véritable arme mortelle, puisque le fait de garnir la flèche d’ailerons de plumes est un moyen pour assurer la stabilité et, par suite, l’efficacité mortelle de la flèche quand elle atteint le corps de l’oiseau. Le syntagme flèche empennée comporte donc des mots pleins que l’on trouve dans l’AE du prédicat flèche et non dans son AI qui, elle, ne contient aucune indication des plumes (une flèche n’est pas forcément empennée). Ceci dit, l’adjectif empennée, intégrant l’aspect normatif de l’argumentation externe du prédicat flèche dans l’argumentation interne du syntagme flèche empennée, fonctionne comme internalisateur normatif opérant sur le mot flèche. On pourrait donc formuler comme argumentation interne du syntagme une flèche empennée cet enchaînement normatif 344 La fonction du modificateur réalisant dans un surcroît de douleur est de renforcer l’interdépendance et la cohérence proportionnelle interne du bloc sémantique : Etre atteint par une flèche + Souffrir Dans l’énoncé interrogatif Faudrait-il contribuer à son propre malheur, on a affaire à un acte d’assertion dérivé. Le locuteur met en scène un énonciateur exprimant son doute sur la possibilité que l’être vivant contribue à la création de sa destinée malheureuse, mais comme le locuteur ne s’attend vraiment pas à ce que quelqu’un réponde à cette interrogation, on ne peut donc lui attribuer aucune intention interrogative. Le locuteur se distancie de son énonciateur, ce qui pourrait convertir l’acte d’interrogation en un autre acte dérivé de moquerie : On devrait contribuer au malheur qu’on s’évertue à éviter ! Cela nous amène à considérer cet acte dérivé comme un modificateur contextuel réalisant par rapport au syntagme sa triste destinée. Quant au syntagme Cruels humains, l’adjectif cruels appliqué au mot humains place dans l’argumentation interne du syntagme Cruels humains l’aspect transgressif que comporte l’argumentation externe du mot humains. Car ce mot comporte dans son AE les deux aspects suivants : a) Il a des sentiments humains, donc il traite bien les animaux. b) Il a des sentiments humains, pourtant il traite mal les animaux. C’est l’aspect transgressif en pourtant « Sentiments Humains PT neg –Bon Traitement » que l’internalisateur cruels retient dans l’argumentation interne du syntagme Cruels humains. L’adjectif 345 cruels fonctionne donc ici comme internalisateur transgressif opérant sur le mot humains. Dans la suite : Cruels humains ! vous tirez de nos ailes De quoi faire voler ces machines mortelles ; on est en présence d’un bloc sémantique reposant sur l’interdépendance entre la cruauté humaine et le fait de fabriquer à partir des ailes des oiseaux des flèches destinées à les tuer. Que serait la cruauté si ce n’était de tuer les oiseaux au moyen des flèches faites de leurs propres ailes ? De même, tuer un oiseau au moyen d’une flèche faite de ses ailes ne signifie rien d’autre que d’être cruel. Dans les deux cas, le premier segment constitue le sens du second, ce qui revient aussi à dire que le second segment tire son sens d’être enchaîné par un connecteur 1 au premier. Quant au syntagme machines mortelles, l’adjectif mortelles, appliqué au mot machines, constitue un syntagme dont l’argumentation interne comporte des mots pleins relevant, non de l’argumentation interne du mot machines, mais de son argumentation externe. Car le prédicat machine, vu dans son argumentation interne, évoque des enchaînements du type : aider l’homme, accomplir des taches que l’homme ne peut pas faire tout seul ou faciliter le travail de l’homme. Qualifier une machine de mortelle revient donc à placer dans l’argumentation interne du syntagme machine mortelle un aspect transgressif relevant de l’argumentation externe du prédicat machine pris tout seul : 1 Il s’agit ici d’un connecteur implicite du type de donc : vous tirez de nos ailes…donc vous êtres cruels. 346 a) Cette machine sert à aider, donc elle est utile b) Cette machine sert à aider, pourtant elle est pernicieuse. On voit bien que des deux aspects : normatif en donc et transgressif en pourtant, l’adjectif mortelles ne sélectionne que l’aspect transgressif « Aider PT neg-Utile » pour l’intégrer dans l’argumentation interne de tout le syntagme machines mortelles. Il fonctionne donc ici comme un internalisateur transgressif opérant sur le prédicat machines. Passons maintenant aux deux vers suivants : Mais ne vous moquez point, engeance sans pitié : Souvent il vous arrive un sort comme le nôtre. Le locuteur (l’oiseau blessé) confronte au moyen de l’articulateur mais deux argumentations constituant le sens des deux segments : 1) Cruels humains ! vous tirez de nos ailes de quoi faire voler ces machines mortelles. 2) mais ne vous moquez point, engeance sans pitié : souvent il vous arrive un sort comme le notre. Il s’agit ici d’une sorte de comparaison qui fait apparaître l’identité sémantique partielle des deux argumentations comparées, posées comme deux blocs sémantiques distincts : Argumentation I : Vous nous tuez avec des flèches faites de nos ailes, vous êtes donc cruels. Argumentation II : Il vous arrivera d’être tués de la même façon que nous, donc ne vous moquez pas. 349 argumentative relative aux prédicats humains et machines. Si ces prédicats argumentent en faveur des vertus de l’humain ou de la machine (fabriquée pour servir l’humanité), les internalisateurs transgressifs atténuent, voire inversent leur orientation argumentative. 2) L’analyse argumentative des internalisateurs et des modificateurs dans cette fable présente une illustration argumentative d’une valeur morale : l’homme se comporte à l’encontre de la sagesse. Il fabrique des armes mortelles non seulement pour tuer sans pitié les animaux, mais aussi ses congénères. C’est cette constatation amère que le fabuliste cherche à mettre en relief dans le discours de l’oiseau blessé. Constatation qui fait penser à la théorie philosophique de Thomas Hobbes 1 selon lequel l’homme est un loup pour l’homme. 1 Philosophe anglais (1588-1679) qui défendit un absolutisme politique reposant sur une anthropologie pessimiste : l’homme est un loup pour l’homme, même le plus fort n’est pas assuré de conserver sa vie et ses biens puisque par ruse ou trahison n’importe quel faible peut le tuer. Voir T. Hobbes, Léviathan ou la matière, la forme et la puissance d’un Etat ecclésiastique et civil, 1655. Voir aussi : C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard- éditions du temps, 2004. 350 « Le Renard et les Poulets d’Inde » 1 Contre les assauts d’un Renard Un arbre à des Dindons servait de citadelle. Le perfide ayant fait tout le tour du rempart, Et vu chacun en sentinelle, S’écria : « Quoi ! Ces gens se moqueront de moi ? Eux seuls seront exempts de la commune loi ? Non, par tous les dieux ! non. » Il accomplit son dire. La lune, alors luisant, semblait, contre le sire, Vouloir favoriser la dindonnière gent. Lui, qui n’était novice au métier d’assiégeant, Eut recours à son sac de ruses scélérates, Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes, Puis contrefit la mort, puis le ressuscité. Arlequins n’eût exécuté Tant de différents personnages. Il élevait sa queue, il la faisait briller, Et cent mille autres badinages, Pendant quoi nul Dindon n’eût osé sommeiller. L’ennemi les lassait en leur tenant la vue Sur même objet toujours tendu. Les pauvres gens étant à la longue éblouis, Toujours il en tombait quelqu’un : autant de pris, Autant de mis à part ; près de moitié succombe. Le compagnon les porte en son garde-manger. Le trop d’attention qu’on a pour le danger Fait le plus souvent qu’on y tombe. 1 Livre XII, fable 18. 351 Cette fable pourrait être divisée en ces séquences : 1) la déception du renard. 2) l’intervention de la lune en faveur des dindons. 3) Le recours aux ruses. 4) La chute des dindons. Dans la première séquence s’étendant du premier vers jusqu’au septième « Il accomplit son dire. », on trouve le syntagme servait de citadelle où l’expression de citadelle est accolée au verbe servir pour produire un syntagme ayant dans son argumentation interne l’aspect normatif contenu dans l’argumentation externe de servir comme le montre les deux enchaînements suivants : a) L’arbre sert à protéger les dindons du renard, c’est pourquoi celui-ci n’arrive pas à les atteindre. b) L’arbre sert à protéger les dindons du renard, pourtant celui-ci pourra les atteindre. Associer au verbe servir l’expression de citadelle revient à installer dans l’argumentation interne du syntagme servir de citadelle l’argumentation externe normative marquée par (a). C’est cet enchaînement qui donne au prédicat servir sa pleine valeur argumentative, d’où l’incapacité du renard à atteindre les dindons et ses cris de colère exprimant sa déception. Mais si les énoncés interrogatifs : Quoi ! Ces gens se moqueront de moi ? Eux seuls seront exempts de la commune loi ? laissent entendre que le Renard déçu n’aurait qu’à se résigner à cette contrainte imposée par la situation, le vers du Renard inverse cette orientation argumentative au moyen de la négation dans « Non, par 354 Pour renforcer la valeur argumentative des ruses scélérates du Renard et de l’efficacité de ses artifices, la négation dans : Arlequin n’eût exécuté/ Tant de différents personnages est un modificateur déréalisant inverseur qui exclut tout concurrent virtuel du renard en matière de ruses. Si donc l’orientation argumentative de l’énoncé affirmatif sous-jacent : Arlequin n’eût exécuté tant de différents personnages va vers une conclusion du type : le renard est d’une intelligence limitée, l’énoncé négatif Arlequin n’eût exécuté tant de différents personnages autorise une conclusion opposée du type : le renard est d’une intelligence illimitée. Quant aux Dindons, nul Dindon n’eût osé sommeiller. Dans ce dernier énoncé, la négation nul n’eût osé est un modificateur déréalisant qui inverse l’orientation argumentative de l’énoncé affirmatif sous-jacent : les dindons eussent osé sommeiller, ce qui permet des enchaînements relatifs à la vigilance extrême des dindons. Mais ils restaient trop attentifs car le Renard « les lassait en leur tenant la vue toujours tendue sur le même objet ». Selon la théorie des blocs sémantiques, la lassitude consiste ici à avoir « la vue toujours tendue sur le Renard », car le fait de fixer trop longuement la vue sur quelque chose (le Renard) est en soi une sorte de lassitude. Autant dire que parmi de nombreuses formes de lassitude, il y a celle qui consiste, pour les dindons, à avoir la vue longuement braquée sur l’animal qui veut les assaillir. A l’intérieur de ce bloc sémantique, on peut repérer un internalisateur transgressif dans l’adjectif tendue. Un énoncé du type : les dindons ont toujours la vue sur le renard comporte dans son argumentation externe les deux aspects converses suivants : a) Ils ont toujours la vue sur le renard, donc celui-ci ne pourra plus les attaquer. 355 b) Ils ont toujours la vue sur le renard, pourtant celui-ci pourra les attaquer. Lorsque la vue est trop longtemps braquée sur une cible, elle finit par la perdre. En accolant donc au terme la vue l’adjectif tendue, on produit le syntagme la vue tendue dont l’argumentation interne comporte l’aspect transgressif (exprimé par pourtant en (b)) qui relève de l’argumentation externe de la vue et qui exprime, dans le même bloc sémantique, le non aboutissement au but de la vigilance. Quant à l’adjectif toujours (modificateur réalisant), il renforce le caractère transgressif de l’internalisateur tendue. Passons maintenant à la dernière séquence. La suite : Les pauvres gens étant à la longue éblouis, Toujours il en tombait quelqu’un : autant de pris, Autant de mis à part ; près de moitié succombe. pourrait être paraphrasée par : Les Dindons étaient à la longue éblouis, donc ils commençaient à tomber l’un après l’autre. L’éblouissement des Dindons, dans l’optique des blocs sémantiques, c’est celui qui se traduit par la chute du sujet ébloui (ce n’est pas par exemple l’éblouissement d’un client devant une belle voiture, éblouissement qui pourrait se traduit par l’achat de cette voiture). Dans le syntagme à la longue éblouis, l’expression à la longue sert d’internalisateur normatif opérant sur l’adjectif éblouis. Pour expliquer cette observation, examinons les deux externes converses du mot éblouis dans (a) et (b). a) Les dindons sont éblouis, donc ils commencent à tomber par terre. 356 b) Les dindons sont éblouis, pourtant ils ne tombent pas de l’arbre. C’est l’argumentation externe normative exprimée en (a) qui sera conservée dans l’argumentation interne du syntagme à la longue éblouis, étant donné que l’éblouissement qui prend son temps assure, en tant qu’activité orientée vers certain but, l’obtention du résultat recherché (troubler la vue des dindons) et donne ainsi au prédicat éblouir sa pleine valeur argumentative. Ceci dit, à la longue est un internalisateur normatif opérant sur éblouis. Le Renard réussit donc à traquer sa proie. Mais quelle moralité pourrait on tirer de cette histoire ? Le fabuliste termine sa fable par ces deux vers : Le trop d’attention qu’on a pour le danger Fait le plus souvent qu’on y tombe. Examinons le syntagme trop d’attention. Dans la version topique de l’ADL, ce trop pose un grand problème à l’analyse topique. Car dire de quelqu’un qu’il est trop attentif impose d’introduire un topos nouveau dans le syntagme trop attentif. Pour expliquer cette remarque, étudions l’exemple suivant : Les dindons sont attentifs au danger. L’adjectif attentif met en œuvre un topos intrinsèque (concordant) reliant l’attention en tant qu’une qualité à certains résultats. Ce topos pourrait être convoqué sous deux formes topiques converses : a) Plus on est attentif, plus on évite le danger. b) Moins on est attentif, moins on évite le danger La forme topique qui est exploitée en (a) est mise en œuvre dans un exemple du genre : les dindons sont attentifs, c’est pourquoi ils évitent le 359 pourrait s’insérer dans telle ou telle philosophie » 1 . Et « C’est au lecteur d’opérer cette jonction possible. » 2 2) Les internalisateurs et les modificateurs maintiennent la notion de gradualité, mais en la fondant sur la possibilité de réorganiser les termes pleins relevant soit de l’AI du mot X soit de son AE à l’intérieur du syntagme XY où Y est l’opérateur (internalisateur ou modificateur), ceci nous amène à poser la question sur les multiples possibilités organisationnelles des mots pleins à l’intérieur de l’AI du syntagme XY, si l’on se donne la liberté de réorganiser les aspects de l’AI et de l’AE du terme X avant de les intégrer dans l’AI du XY. Il serait peut-être nécessaire pour affirmer la notion de gradualité de recourir à d’autres critères susceptibles de détecter tout renforcement ou tout affaiblissement dans le cadre des blocs sémantiques, Ducrot propose des critères de renforcement comme bien plus ou je dirai plus soit, entre le terme simple et le terme renforcé comme dans : Le renard est rusé, je dirai plus, aucun arlequin n’est aussi rusé que lui, soit entre un terme et son internalisateur normatif comme dans : Vous êtes une engeance, je dirai plus, une engeance sans pitié ! Quant aux critères d’affaiblissement, Ducrot propose l’expression en tout cas qui sert à substituer une expression moins forte à une plus forte comme dans : Le loup est peureux, en tout cas, il est un peu peureux (où peu est un modificateur déréalisant par rapport à peureux.). En revanche, entre un terme et son internalisateur transgressif, l’expression en tout cas est inutilisable, car on ne peut pas 1 Voir J. Ch. Darmon, Philosophie de la Fable. La Fontaine et la crise du lyrisme, Paris, PUF, 2003, p. 236. 2 Idem, p.236-237. 360 dire : L’oiseau déplore sa destinée, en tout cas il la déplore sans raison. Cependant dans le cadre des énoncés négatifs, on peut rapprocher les internalisateurs transgressifs des modificateurs déréalisants inverseurs comme dans : a) L’oiseau ne déplore pas sa destinée, en tout cas, il la déplore sans raison. (où sans raison est internalisateur transgressif opérant sur déplorer) b) Le loup n’est pas peureux, en tout cas il est peu peureux. (où peu déréalise en l’inversant le prédicat peureux). Enfin, il faut signaler que la théorie des internalisateurs n’est qu’à ses débuts pour pouvoir fonder d’une manière plus radicale la notion de gradualité et la débarrasser de toute propriété référentielle. 361 CONCLUSION 364 L’étude des modificateurs nous a permis de constater certaines difficultés auxquelles se heurte l’application de tests de Mais et de Même, difficultés qui tiennent au fait que certaines constructions phrastiques pouvant être modificateurs par rapport aux prédicats auxquels ils s’appliquent ne peuvent pas pour autant être soumises à ce genre de tests pour des raisons syntaxiques comme : tant…que, d’autant plus que, d’où la nécessité de chercher d’autres critères pragmatiques adéquats pour ce genre de phénomènes. D’un autre côté, les conditions d’emploi du morphème comme même semblent si diverses qu’il est difficile de systématiser. La notion de déréalisant, bien qu’elle se révèle pertinente dans l’interprétation du comportement argumentatif des prédicats, ne permet pas d’expliquer certains phénomènes linguistiques liés aux modificateurs déréalisants. Elle ne peut pas nous expliquer pourquoi il est possible de dire Le chat a mal cherché, mais il a trouvé, alors qu’il est difficile de dire Le chat a cherché en vain, mais il a trouvé. Quant à la notion de surréalisant, il faudrait signaler qu’en dépit de sa valeur explicative qui permet d’éclairer le comportement des modificateurs dans certains contextes où l’argumentativité des prédicats est poussée jusqu’au point extrême de l’échelle, elle pose des obstacles à toute tentative d’unifier la description sémantique de mais. En effet, le mais surréalisant acquiert sa raison d’être du fait qu’il articule deux segments argumentativement différents. La différence entre les deux segments, en ce qui concerne leurs mouvements conclusifs, impose de ne pas séparer mais surréalisant de tout autre type de mais. D’ailleurs, l’analyse argumentative des modificateurs dans le texte littéraire a révélé que certaines métaphores sont propres à déclencher une charge topique susceptible de renforcer à l’extrême l’argumentativité des prédicats. Ces métaphores constituent ainsi un phénomène linguistique surréalisant bien 365 que les critères de surréalisation, proposés par Negroni, ne s’y appliquent pas. Il faudrait aussi souligner que la notion de gradualité, bien qu’elle substitue à l’interprétation référentielle des objets, une interprétation topique étroitement liée à la langue, n’est pas tout à fait pure de toute référentialité. Elle repose dans beaucoup de cas sur une gradualité extralinguistique des propriétés. Pour la théorie des blocs sémantiques, la question de gradualité n’y est pas non plus résolue. La gradualité dans cette optique ne correspond pas à une certaine échelle argumentative, mais aux diverses structures linguistiques. Ce qui impose de redéfinir rigoureusement ce concept. Sur le plan de l’application, notre recherche s’est efforcée de montrer que l’analyse des modificateurs dans le discours permet de répondre à deux questions majeures : 1. Comment les ressources argumentatives de la langue sont-elles exploitées par La Fontaine dans la production du texte littéraire des fables ? 2. Qu’est-ce qui caractérise le texte des fables du point de vue argumentatif ? En ce qui concerne la première question, on a pu montrer que le fabuliste, pour mettre en preuve un certain point de vue présenté sous forme de leçon de morale, exploite largement la nature argumentative de la langue et les topoï extrinsèques constituant le réservoir culturel de la communauté afin de mettre en valeur le bien fondé de ses jugements. Pour ce faire, il met en œuvre tout un arsenal de modificateurs qui lui permettent de réaliser ou de déréaliser tel ou tel prédicat au profit de l’orientation argumentative d’autres prédicats, de 366 telle sorte que l’enchaînement argumentatif du discours confère une valeur de crédibilité au point de vue conclusif. Quant à la deuxième question, très liée à la précédente, l’argumentation interne au texte des fables se caractérise par le fait que la fonction argumentative inhérente à la langue est fortement corroborée par la fonction persuasive. Celle-ci, notamment en ce qui concerne les fables de La Fontaine, consiste à plaire en vue de mieux persuader (une figure plaisante est un outil linguistique efficace pour, soit déréaliser l’orientation argumentative des prédicats, soit la réaliser). Elle est aussi caractérisée par l’intervention d’une troisième fonction didactique qui prétend instruire, ce qui nous permet de voir dans le discours lafontainien l’association de trois caractéristiques : l’argumentatif, le burlesque et le didactique. Si le texte des fables dresse des portraits de bêtes dont chacun coïncide avec une certaine valeur morale, l’ensemble du monde animal présent dans les fables appartient à la littérature et à la culture de la communauté, ce qui a permis à l’auteur de procéder aux modificateurs pour accentuer telle ou telle valeur au détriment de telle ou telle autre. D’où l’importance des fables en tant que genre littéraire assurant à leur auteur la liberté d’argumenter contre toute censure. 369 Anscombre, J. C., Ducrot, O., Maria Marta Gracia, Negroni, Silvia Palma et Marion Carel, Théorie des topoï, Paris, Kimé, 1995. Arnaud, A., et Nicole, P., La logique ou l'art de penser, Paris, Vrin, 1982. 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Robert Dictionnaire des Expressions et Locutions figurées, Les usuels du Robert, 1979 399 Index des auteurs A Adam : p. 219 Amossy : p. 46 400 C Calglar : p. 323 Carel : pp. 108, 139, de 141 à 151, 157, 169 Charbonnel: p. 233 Charaudeau : pp. 240, 308, 313 Chevalier: p. 175 Chevrel: p. 186 Christine-Iskandar : pp. 310, 313 Crysippe: p. 221 D Danblon: p. 94 Darmon: p. 354 Declercq: p. 47 Descartes : p. 157 Diderot : pp. 29, 34 Ducrot : pp. 2, 3, 7, 12, 18, 21, 23, 27, 28, 29, de 32 à 36, 65, 67, 95, 100, 106, 119, 142, 136, 137, 142, 143, 147, 150, 155, 158, 165, 169, 170, 171, 175, 178, 180, 189 F Frege: p. 96, Frilov: p. 137 Fromilhague: p. 235 Furetière: p. 100 G 401 Galatanu: p. 157 Garcia Négroni: pp. 148, 162, 171, 199, 200, 220, 222, 227 Genette: p. 286 Godin: p. 59 Goes: p. 187 Grice: p. 3 Guimier: p. 191 H Hobes: p. 344 Huguet: p. 283 K Kida: p. 328 Kerbrat-Orecchioni: pp. 42, 43 L Lalande : p. 208 Le Guern: pp. 46, 235, 275 Lebrun: p. 242 M Mangueneau: pp. 59, 240 Martin: p. 61 Meyer: p. 81, Milly: p. 232 Milner: p. 200 404 Index des notions A A force de : p. 128 A peine : p. 94 Acte de langage : p. 42 Acte dérivé : pp.53 Acte illocutoire : p. 42, 43 Adjectif : pp. 180 Adverbe : pp. 132 (adverbes d’énonciation), Appréhension argumentative : p. 115 Argumentation contextuelle (extrinsèque) : p. 151, 152 Argumentation discursive : p. 103 Argumentation extensive : pp. 264, 265, 266, 290 Argumentation externe : pp. 142, 143 (aspect exceptif), 146, 327 Argumentation inférentielle : p. 103 Argumentation intensive : pp.264, 265, 266, 290 Argumentation interne : pp. 142, 143, 146, 147, 327, 330 Argumentation rhétorique : pp. 104, 105 Argumentation structurelle (intrinsèque) : pp. 151, 152 Argumentativisme radical : pp. 70, 92 Articulateur : p. 329 Aspect normatif : pp. 141, 143, 145, 327, 328 Aspect transgressif : pp. 141, 143, 145, 327, 328 Assertion : pp. 22, 339 (acte d’assertion dérivé) Assez : pp. 313, 314, 315 Atténuateur : p. 170, Atténuation : pp. 176, 178, 190 Aussi…que : pp. 67, 68, 69 Avec succès : p. 129 405 B Blocs sémantiques : pp. 9, 65, 134, 136, 139, 142 144, 163, 169, 325, 335 C Cadre : p.231 (cadre de la métaphore) Car : pp. 57, 58, 326 Circularité méthodologique : p. 19 Cohésion : p. 38 Comparatif d’égalité : pp. 68, 69, 72, 73 Concession : pp. 25, 257 Condensation (idéologique) : p.240 Condition d’adéquation : p. 235 Connecteur : pp. 169, 329 D Datation : pp. 267, 269, 293, 294. Déréalisant : pp. 162, 163, de 168 à 177, 179, 180 Doxal : pp. 153, 155 Déduction empirique : p.77 Descriptivisme : pp. 66, 70 Diaphonie : p. 61 Donc : pp. 136, de 140 à 148, 154, 326, 327, 329 E Echelles argumentatives : pp. 134 Eh bien ! : pp.310, 311, 317 Elément lexical : p. 179 Elément grammatical : p. 179 Enchaînement (argumentatif) : pp. 78, 107, 121,122, 153 et 156 (enchaînements linguistiquement doxal et paradoxal) Enoncé : pp. 14, 15, 22 à 25, 43 (énoncé historique), 52 (énoncé ironique négatif) Enonciateur : pp. 16, 26, 29, 47, 51, 116 Enonciation : pp. de 21 à 25, 42, 43 Etant donné que : p. 131 Ethos : p. 46 406 Extraction : p.187 Extra-diégétique : p. 204 F Facile à : p.127 Fonction d’apposition : p. 186 Fonction persuasive : p. 361 Force argumentative : pp. 82 Foyer : p. 231 (foyer de la métaphore) G Gradation : pp. 81 Gradualité : pp. 160, 179 H Habitus : p. 208 Hypothèse : pp. 13, 18, 19, 21 à 35, 159 Hyperbole : p. 206 I Illocutoire : p. 42 Incidence : pp. 191, 192 Indépendance : pp. 38, 39 Inférence : pp. 90, 91, 92, 135, 144, 146 Instances de discours : p. 44 Interdépendance sémantique : pp.139, 325, 327 Interjection : p. 313 Internalisateur : pp. 146, 332 (normatif et transgressif), 333, 337, 340 à 355. Interprétation argumentative topique : p. 263 Interprétation factuelle : p. 67 Interprétation ironique : p. 261 Interprétation métalinguistique : pp.186, 261 Interprétation métaphorique : p. 206 Interprétation métonymique : p. 206 Interrogation : pp. 94, 95 409 S Scalarité : pp. 162, 198, 222 Sens : pp. 14, 39, 42 Sens littéral : pp. 3, 4, 29, 95, 96 Si bien que : pp. 239, 240, 317 (si…que conjonction consécutive) Simulation : p. 12 Signification : pp. 4, 13, 14, 39 Sujet parlant : p. 45 Sujet primaire : p. 231, 235 Sujet subsidiaire : p. 231, 235. Surréalisant : pp. 162 à 165, 171à 173 Syllogisme : pp. 89, 90, 91 T Topoï (topos) : pp. 62, 65 ; de 78 à 86, 93, de 96 à 112, 114 (topoï concordants et topoï discordants), 135, 122 (topoï intrinsèques et topoï extrinsèques), 123 Topoï rhétorique : pp. 103, 106 Transposition : 330 Trop : pp. 41, 134, 139, 150 (trop inverseur), 321 (trop peureux), 352, 353 U Univers de croyance : p. 61 V Valeur argumentative : pp. 93 à 95 Valeur informative : pp. de 93 à 95 Valeur posée : p. 70 Valeur présupposée : p. 70 Variables argumentatives : p. 41 Vériconditionnel : p. 90 410 Pour les items trop récurrents, comme : phrase, énoncé, énonciation, énonciateur, sens, modificateur (réalisant, déréalisant et surréalisant), locuteur, énonciateur, argumentation, opérateur et connecteur, nous ne mentionnons pas dans cet index toutes les pages où ils reviennent. Table des matières Page Introduction……………………………………………………….1 Objet et but de la recherche (p.2), La théorie pragmatique en linguistique (p.3), La notion de sens littéral (p.3/4), La notion de signification instructionnelle (p. 4), La pragmatique cognitive (p5/6), La théorie de l’argumentation dans la langue (p.5/7), La notion de topoî (p. 7/8), La notion de polyphonie (p.8/9), Justification du choix du corpus (p.8), Plan sommaire et méthode de travail (p.9-10). Première partie : Fondements méthodologiques………………………………11 Méthode de simulation (p.12), Observation et explication des faits (p.17/21). CHAPITRE I Les hypothèses externes…………………………………………. .21 Interprétation sémantique (p.21), Conception énonciative du sens (première hypothèse) (p.21), Distinction entre phrase et énoncé (deuxième hypothèse) (p.24), Notion de polyphonie (troisième hypothèse)(p.26), Pensée d’autrui (quatrième hypothèse) (p.27), Configuration intrinsèque du sens (cinquième hypothèse) (p.28). 411 CHAPITRE II Les hypothèses internes……………………………………………31 Explication des faits linguistiques (p.31/33), Notions fondamentales dans l’ADL(p. 33/34), Notion d’argumentation linguistique (34/35). CHAPITRE III La polyphonie dans la langue……………………………………36 Postulats des recherches linguistiques (p.36/37) A. Distinction entre l’énoncé, la phrase et l’énonciation……….37 Notion de cohésion (p.38), Notion d’indépendance (p.38, 39), Notion de phrase (p.39) Notions de signification et de sens (p.39, 40, Notion de variables argumentatives (p.41), Notion de force illocutoire (p.42). B. Les instances de discours...........................................................44 Propriétés du sujet parlant (p.45), Auteur empirique (p.45), Notion de locuteur (locuteur en tant que tel et locuteur en tant qu’être du monde) (p.45/48), Notion d’énonciateur (p.47), Statégies du locuteur vis-à-vis de ses énonciateurs (p. 47/48), Phénomènes de polyphonie (p.49), Négation (p.50), Ironie (p.51), Enoncé ironique négatif (p.52), Actes dérivés (p.53), Présupposition (p.53/54), Possibles narratifs (p.54/55), Problème du paradoxe (p.56), Conjonctions : puisque, car (p.57/58), Pronom ON (p.58/59), Critiques de la théorie polyphonique (p.59). Deuxième partie : L’argumentation et les topoï………………………………62 Définition de l’argumentation dans l’ADL (p.63/65) CHAPITRE I 414 Notion d’argumentativité inhérente à la langue (p.175). II. Les formes de la déréalisation...................................................176 Atténuation et inversion (p. 176), Déréalisant en position de propos et déréalisant en position de parenthèse (p.178). CHAPITRE II Les mots lexicaux………………………………………………179 Rapport entre la gradualité topique et les comparatifs : plus et moins (p179/180). I. Les adjectifs……………………………………………………180 Position d’épithète et position d’attribut (p.180/184), Mais et le déréalisant inverseur en position de propos (p.184), Le critère de Même pour les réalisants (p.184/185), Notion d’interprétation métalinguistique (p.186), Fonction d’apposition (p.186/187). 2. Les adverbes…………………………………………………..187 Adverbe comme objet d’extraction (p.187), Adverbe par rapport au verbe (p. 188), Incidence et portée sémantique de l’adverbe (p.191), Position intra-prédicative et position extra-prédicative (p.192), Notion de double impact (p. 193), Analyse d’un adverbe surréalisant (l’exemple de gloutonnement) (p.196). Analyse des modficateurs : adjectifs et adverbes dans ………203 « Le Chêne et le Roseau » Bien comme adverbe réalisant (p.205) Interprétation métaphorique et interprétation métonymique (p.206), Roitelet (p.207), Moindre (p.208), D’aventure (p.208), Pesant (p.209), Pareil (p.110), Caucase (p.211), Humide (p.214), Injuste (p.214), Redoutable et épouvantable (218) Théorie des modificateurs surréalisants (p.220), Résister sans courber le dos (p. 230), 415 Conception linguistique de la métaphore (p.231), Analyse argumentative de la métaphore (p.233), Notion de déclenchement topique dans la métaphore (p.234), Condition d’adéquation (p. 235), Analyse polyphonique de la métaphore (p.236), Si bien que comme modificateur réalisant (p.239/240), Conclusions de l’analyse des modificateurs (p.239/ 246), Condensation idéologique (p.240), Opposition et parenté entre peu et un peu (p.241) CHAPITRE III La problématique de la déréalisation……………………….247 I. Le problème du ne…que...........................................................248 Ne...que évaluatif (p.248/251), Modificateur contextuel (p.251), Ne…que non évaluatif (p.252) Ne…que comme équivalent à pas plus que et ne…que comme équivalent à pas moins que (p.253), Ne…que et l’inversion (p.254), Règles d’utilisation du ne…que (p.256), Ne parler que par doubles ducats (p.257), Combinaison du ne…que avec peu (p.260), Combinaison du ne…que avec un modificateur réalisant (Interprétation ironique et interprétation métalinguistique) (p.261), Argumentation intensive et argumentation extensive (p.264) II. Les expressions de datation………………………………....267 Prédicats événementiels et prédicats d’états (p.267), Classes des expressions de datation (p.268), 3. Les datations d’événements…………………………………269 Analyse de « Le Mal Marié » ( 1 ère partie) Structure argumentative de la fable (p.269/270), Déréalisation et réalisation (p.270), Mal (p.271), Hardiment (p.271), Argumentativité de tard et de tôt (p. 272). Analyse de « Le Lièvre et la Tortue » (extrait)………………....277 Partir tôt et partir tard (p.277), 416 Caractère tardif et déréalisation (p.278) : A. Thèse logique (p.278) B. Thèse linguistique (p.279). Postériorité et déréalisation (p.282), Antériorité et déréalisation (p.283), Caractère lointain et déréalisation (p.284), Verbe voir et loin (p.288 ), verbes de perception (p.290 ), Argumentativité intensive et argumentativité extensive (p.). 4. Les datations de moments…………………………………...293 Analyse de Il n’est que 8 heures (p.293), Expressions de datation (p.294) Analyse de « L’Horoscope » (extrait)…………………………….294 Analyse de « sans sortir » (p.295), avec mépris (p.295) Analyse de « Il fut en l’âge où » (avec schéma) (p.297/299), Plaire le plus (p.299), Il est faux et la négation (p.300), Pourquoi le tard réalise les prédicats d’état ? (p.300/ 302). Analyse de « Le Rieur et les Poissons » (extrait)………………...302 Effet de loin sur être (p.303), Prédicat d’état modificateur on demeura surpris (p.304), ce menu fretin (p.304), La négation : modificateur déréalisant inverseur(p.304/305) Analyse de « Le Mal Marié » (2 ème partie)……………………….305 Métaphore réalisante blanc et noir (p.307), Négation : Monsieur ne songe à rien (p.307/308), Phénomène de réciprocité argumentative : tant…que (p.308/309), L’adjectif adoucie (p.309/310) Analyse du connecteur Eh bien ! (p.310/312), Description de Mais (p.312), Description de Assez (p.312/313), Effet de peu (p.316), Tout à l’heure (p.317), Conjonction consécutive si hargneux que (p.317), Le monde ne demeure qu’un moment… (p.318), Le monde ne revient qu’au soir (p.318/319), toute la journée (p.319), jour et nuit (p.320), Avoir sans cesse (p.321), Observations argumentatives (p.321/323). CHAPITRE IV Les modificateurs et les internalisateurs
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