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LETTRES DE LA PRISON, Notes de Littérature italienne

Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). ... les Cahiers, ainsi que le précise l'éditeur italien, il n'y a plus de trace de l'enfer cellu-.

Typologie: Notes

2021/2022

Téléchargé le 08/06/2022

Nicole_Lyon
Nicole_Lyon 🇫🇷

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Télécharge LETTRES DE LA PRISON et plus Notes au format PDF de Littérature italienne sur Docsity uniquement! Antonio GRAMSCI LETTRES DE LA PRISON (Traduit de l’Italien par Jean Noaro) Lettres écrites entre 1926-1937 Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 2 Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de : Antonio Gramsci LETTRES DE LA PRISON Une édition électronique réalisée à partir du livre Lettres de la prison. Traduit de l’Italien par Jean Noaro, 1953. Préface de Palmiro Togliatti. Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 24 mars 2002 à Chicoutimi, Québec. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 5 (Lettre 89.) À Tatiana Prison de Turi, 7 septembre 1931. (Lettre 90.) À Tatiana Prison de Turi, 13 septembre 1931. (Lettre 91.) À maman Prison de Turi, 13 septembre 1931. (Lettre 92.) À Tatiana Prison de Turi, 21 septembre 1931. (Lettre 94.) À Charles Prison de Turi, 28 septembre 1931. (Lettre 95.) À Tania Prison de Turi, 5 octobre 1931. (Lettre 96.) À Tania Prison de Turi, 12 octobre 1931. (Lettre 98.) À maman Prison de Turi, 19 octobre 1931. (Lettre 99.) À Tania Prison de Turi, 2 novembre 1931. (Lettre 100.) À Tania Prison de Turi, 9 novembre 1931. (Lettre 101.) À Thérésine Prison de Turi, 16 novembre 1931. (Lettre 103.) À Julca Prison de Turi, 14 décembre 1931. (Lettre 105.) À Tania Prison de Turi, 18 janvier 1932. (Lettre 108.) À maman Prison de Turi, 1er février 1932. (Lettre 110.) À Tania Prison de Turi, 15 février 1932. (Lettre 112.) À Delio Prison de Turi, 22 février 1932. (Lettre 113.) À maman Prison de Turi, 29 février 1932. (Lettre 115.) À Tania Prison de Turi, 14 mars 1932. (Lettre 117.) À Tania Prison de Turi, 21 mars 1932. (Lettre 121.) À Tania Prison de Turi, 4 avril 1932. (Lettre 124.) À Tania Prison de Turi, 18 avril 1932. (Lettre 125.) À Tania Prison de Turi, 25 avril 1932. (Lettre 126.) À maman Prison de Turi, 25 avril 1932. (Lettre 127.) À Tania Prison de Turi, 2 mai 1932. (Lettre 128.) À Tania Prison de Turi, 9 mai 1932. (Lettre 130.) À maman Prison de Turi, 23 mai 1932. (Lettre 132.) À Tania Prison de Turi, le 6 juin 1932. (Lettre 133.) À maman Prison de Turi, 19 juin 1932. (Lettre 134.) À Tania Prison de Turi, 27 juin 1932. (Lettre 135.) À Julca Prison de Turi, 27 juin 1932. (Lettre 138.) À Tania Prison de Turi, 1er août 1932. (Lettre 140.) À Tania Prison de Turi, 9 août 1932. (Lettre 143.) À Tania Prison de Turi, 29 août 1932. (Lettre 144.) À Julie Prison de Turi, 29 août 1932. (Lettre 147.) À Tania Prison de Turi, 12 septembre 1932. (Lettre 149.) À Tatiana Prison de Turi, 3 octobre 1932. (Lettre 151.) À Delio Prison de Turi, 10 octobre 1932. (Lettre 153.) À Julie Prison de Turi, 24 octobre 1932. (Lettre 155.) À Gracieuse Prison de Turi, 31 octobre 1932. (Lettre 156.) À Tania Prison de Turi, 31 octobre 1932. (Lettre 161.) À Tania Prison de Turi, 9 janvier 1933. (Lettre 164.) À Tania Prison de Turi, 30 janvier 1933. (Lettre 165.) À Julca Prison de Turi, 30 janvier 1933. (Lettre 166.) À Tania Prison de Turi, 14 mars 1933. (Lettre 167.) À Tania Prison de Turi, 3 avril 1933. (Lettre 169.) À Tania Prison de Turi, 10 avril 1933. (Lettre 173.) À Tania Prison de Turi, 24 juillet 1933. (Lettre 177.) À Delio 8 avril 1935. (Lettre 178.) À très chère 25 novembre 1935. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 6 (Lettre 179.) À Julca 25 janvier 1936. (Lettre 180.) À Julik 25 janvier 1936. (Lettre 181.) À Julca 6 mai 1936. (Lettre 186.) À Delio Novembre 1936. (Lettre 187.) À Julca 24 novembre 1936. (Lettre 188.) À Julik 24 novembre 1936. (Lettre 189.) À Julca Décembre 1936. (Lettre 190.) À Delio Décembre 1936. (Lettre 191.) À Julca 5 janvier 1937. (Lettre 196.) À Julik (Lettre 197) À Julik (Lettre 199.) À Julik (Lettre 200.) À Julik (Lettre 201.) À Julik (Lettre 202.) À Julik (Lettre 203.) À Julien (Lettre 205.) À Giuliano (Lettre 207.) À Julik (Lettre 208.) À Delio (Lettre 212.) À Delio (Lettre 213.) À Delio (Lettre 214.) À Delio (Lettre 218.) À Delio ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 20 OCTOBRE 1953 PAR L'IMPRIMERIE RICHARD 24, RUE STEPHENSON, PARIS Dépôt légal, 4e trimestre 1953 Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 7 Note de l'éditeur Retour à la table des matières Pour présenter au public français les Lettres de la prison et leur auteur, il nous a semblé utile de nous servir de l'étude que le compagnon d'armes d'Antoine Gramsci et son continuateur à la tête du Parti communiste italien, Palmiro Togliatti, écrivit à Paris en 1937, aussitôt après que le monde eût appris avec stupeur que celui que la protestation universelle croyait avoir arraché à ses bourreaux n'était pas parvenu au delà du seuil de la prison sur le chemin de la liberté recouvrée. Il est sûr qu'en 1937 l'œuvre que Gramsci avait écrite dans son cachot n'était connue encore ni dans son ampleur ni dans son détail. Le texte de Palmiro Togliatti n'en paraîtra que plus convaincant. Antoine Gramsci, secrétaire du parti communiste et député au Parlement, fut arrêté à Rome le soir du 8 novembre 1926, dans la maison Passarge, au numéro 25 de la rue G.B. Morgagni : il avait loué là une chambre meublée. Après seize jours de détention à la prison de Regina Coeli, la « Santé » italienne, il fut dirigé sur l'île d'Ustica, a quelque cent kilomètres au Nord de Palerme, où il avait à subir une condamnation de cinq années de relégation. Il arrivait à destination le 7 décembre. Il quittait l'île le 20 janvier 1927 et il était transféré à la prison Saint-Victor à Milan, inculpé de conspiration contre les Pouvoirs de l'État, de provocation à la guerre civile, d'excitation à la haine de classe, d'apologie d'actes criminels et de Propagande subversive. L'instruction terminée, en mai 1928, Gramsci était conduit à nouveau à Regina Coeli. Son Procès et celui de ses camarades communistes se déroulait du 28 mai au 4 juin 1928. Le Tribunal spécial présidé par le général Saporiti retenait les conclusions du procureur Isgrô et condamnait Antoine Gramsci à vingt ans, quatre mois et cinq jours de réclusion. En juillet 1928, Antoine Gramsci prenait possession, à la Prison de Turi, dans la province de Bari, de la cellule 7047 qu'il ne quitterait plus que Pour mourir. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 10 Antonio Gramsci, Chef de la classe ouvrière italienne par Palmiro Togliatti Retour à la table des matières Lorsque Antonio Gramsci, député au Parlement italien et par conséquent couvert par l'immunité garantie par la Constitution fut, en 1928, accusé de crimes qu'il n'avait pas commis, traîné devant le Tribunal spécial de Rome, le Ministère public ne se donna nullement la peine de démontrer que les accusations portées contre lui étaient fondées en fait. Dans l'acte d'accusation la principale imputation consistait purement et simplement dans la démonstration que Gramsci était le chef reconnu du Parti com- muniste, parti qui était encore légal lorsque Gramsci fut arrêté. Mais le Ministère public fut plus cynique encore et plus brutal. « Nous devons empêcher, dit-il, ce cer- veau de fonctionner pendant vingt ans. » En s'exprimant ainsi le bourreau fasciste camouflé en juge ne révélait pas seulement l'ordre qu'il avait reçu des autorités fascis- tes et de Mussolini lui-même, l'ordre de condamner Gramsci de telle manière que cela équivaille à sa suppression physique; mais aussi le même bourreau déchirait tous les voiles des formes et des artifices juridiques, il mettait à nu d'une manière brutale la raison même du procès, de la condamnation et de la persécution qui a mené Gramsci à la mort, à savoir la peur et la haine de classe implacable des castes réactionnaires qui gouvernaient notre pays. Cette haine a poursuivi Gramsci après le procès et la condamnation, inexorablement, jusqu'à la mort. Pour satisfaire à cette haine Gramsci a été assassiné. Par ordre de la bourgeoisie réactionnaire italienne et par ordre de Mussolini, Gramsci a été enfermé dans une cellule, au secret, séparé du reste du monde, bien que vivant en contact constant avec des hommes de toutes catégories sociales « et surtout Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 11 avec les travailleurs dont il connaissait à fond l'esprit et les besoins, dont il était aimé. Par ordre de la bourgeoisie réactionnaire et par ordre de Mussolini, il fut traîné d'une prison à l'autre, les menottes aux poignets, chargé de chaînes, dans les infects wagons cellulaires où un homme se trouve enseveli vivant, debout entre quatre parois où il ne peut faire aucun mouvement pendant que la voiture accrochée au train de marchan- dises ou abandonnée dans une gare déserte est brûlée par les rayons du soleil ardent de l'été ou bien transformée en glacière, l'hiver, sous le vent, la pluie, la neige. Par ordre de Mussolini, chaque nuit, durant des années et des années, les gardiens de prison entraient bruyamment par deux et trois fois dans la cellule de Gramsci afin de l'empêcher de dormir et pour venir à bout de ses énergies physiques et nerveuses. Par ordre de Mussolini, l'assistance d'un médecin était refusée à Gramsci, à Gramsci malade, en proie à la fièvre, gisant sur son lit des semaines entières et dont l'organis- me ne pouvait être alimenté de manière régulière. Le « médecin » qu'on lui envoyait lui disait qu'il devait s'estimer heureux de n'avoir pas encore été supprimé et il déclarait qu'il ne croyait pas nécessaire de le soigner parce que, étant fasciste, il ne pouvait désirer autre chose que sa fin. Lorsque la lutte du prolétariat international et le mépris des plus grands esprits de l'humanité obligèrent Mussolini à tirer Gramsci de la cellule où son corps pourrissait et à lui accorder une assistance médicale digne de ce nom, un piquet de dix-huit carabiniers et de deux policiers commandés par un commissaire spécial de la sécurité publique reçut mission de surveiller un homme qui, derrière les gros barreaux qui avaient été mis à la chambre misérable et nue de l'hôpi- tal, gisait inanimé, privé de connaissance pendant des journées entières, incapable de s'éloigner de son lit sans quelqu'un pour le soutenir. Il était clair, dans les derniers mois, que l'organisme de Gramsci, épuisé par dix années de réclusion et par les mala- dies, avait besoin de soins particuliers pour pouvoir continuer à résister. Les fonctions de digestion ne s'accomplissaient plus de manière à permettre au corps de recevoir des aliments. Conséquence de l'uricémie provoquée par le régime pénitentiaire, toutes les dents étaient tombées. Les attaques d'uricémie se multipliaient et menaçaient le cœur. Les extrémités enflaient. La sclérose du système vasculaire, résultat inévitable du manque d'air, de lumière, de mouvement, faisait des progrès inquiétants. La respi- ration devenait difficile, chaque mouvement douloureux. La vie, lentement, cruelle- ment, se transformait en agonie. Les bourreaux de notre grand camarade épiaient et suivaient cette agonie avec une joie criminelle. Les médecins se comportaient envers lui comme s'ils avaient reçu la consigne de le laisser mourir, purement et simplement. Et une telle consigne ils l'avaient certainement reçue puisque dans les derniers mois, alors que sa santé s'aggravait de plus en plus, Gramsci ne fut soumis à aucune visite, à aucune cure, à aucun des traitements dont il avait besoin. Malgré tout cela, pour nous qui savions comment Gramsci luttait au long de sa détention et de toutes ses forces pour se maintenir en vie ainsi que doit le faire tout révolutionnaire - car il savait que sa vie était précieuse, qu'elle était nécessaire à la classe ouvrière et à son parti, - sa mort demeure enveloppée d'une ombre qui la rend inexplicable. A la longue chaîne des tortures qui lui furent infligées, a-t-on ajouté un innommable crime ? Ceux qui connaissent Mussolini et le fascisme savent qu'avancer une telle hypothèse est légitime. La mort de Gramsci demeure inexplicable surtout au moment où elle est survenue, trois jours après que sa peine, réduite à la suite de diverses mesures d'amnistie, était accomplie et qu'il avait le droit d'être libre, d'appe- ler auprès de lui ses amis et des médecins dignes de confiance, d'entreprendre une cure, de se trouver assisté. Mort inexplicable parce qu'elle est survenue juste au mo- ment où certainement il mettait en action toutes les forces qui lui restaient pour faire face à la nouvelle situation qui serait la sienne, pour être prêt à une nouvelle période d'activité. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 12 En 1924, Mussolini donna à ses sbires l'ordre d'assassiner Matteotti parce que l'action énergique de Matteotti au Parlement ayant prise sur les sentiments de justice et de liberté des masses populaires, menaçait le régime fasciste dans un moment particulièrement difficile. Il donna de même l'ordre d'assassiner Amendola et Gobetti, de même il fut supprimer Gaston Sozzi dans sa prison, de même il ordonna cynique- ment la suppression de cent et cent autres des meilleurs fils du peuple italien. L'assassinat est un instrument normal de gouvernement dans un régime de dictature fasciste. Mais Gramsci, cela est certain, a été assassiné de la manière la plus inhumai- ne, la plus barbare, la plus cruellement raffinée. Sa mort a duré dix années ! La fin de Gramsci ne trahit pas seulement le « style » de Mussolini et du fascisme, elle trahit le style de la grande bourgeoisie capitaliste et des autres castes réactionnaires italiennes qui ont hérité et qui ont fait leur bien propre de tout ce qu'il y a de sordide, d'inhu- main, de cruel, dans les méthodes d'oppression dont le peuple italien a été au cours de nombreux siècles la victime, qui ont fait leur bien propre de la perfidie et de l'hypocrisie des prêtres, de la brutalité des envahisseurs étrangers, des excès de pou- voir des seigneurs féodaux, de l'avarice et de la cupidité des marchands et des usuriers. Tout ce que le peuple italien a créé de grand, de génial, au cours de son histoire, l'a été dans une lutte douloureuse contre les oppresseurs. Les hommes les plus grands qui sont sortis du peuple italien ont été persécutés par les classes dirigeantes de notre pays. Persécuté, contraint à l'exil et à une vie misérable, Dante, le créateur de la langue italienne. Brûlé sur une place publique, Giordano Bruno, le premier penseur italien des temps modernes. Jeté à pourrir dans un horrible cachot, Thomas Campa- nella, qui imagina un monde fondé sur l'ordre et sur la justice. Soumis à la torture, Galileo Galilée, créateur de la science moderne expérimentale. Exilé et traité par les policiers de la monarchie comme un criminel de droit commun, joseph Mazzini, le premier théoricien et combattant convaincu de l'unité nationale de notre pays. Haï, entouré de suspicion, calomnié, joseph Garibaldi, le héros populaire du Risorgimento. Toute l'histoire de notre peuple est l'histoire d'une révolte contre la tyrannie étrangère et intérieure, d'une lutte continue contre l'obscurantisme et l'hypocrisie, contre l'ex- ploitation impitoyable et l'oppression cruelle des masses travailleuses de la part des classes possédantes. Antoine Gramsci est tombé dans cette lutte, mais sa vie d'agita- teur, de propagandiste, d'organisateur politique, de chef de la classe ouvrière et du Parti communiste, n'est pas seulement la protestation d'une grande personnalité isolée, incomprise par les masses et détachées d'elles. En lui, le peuple italien n'a pas seulement trouvé l'homme qui, connaissant à fond l'histoire et les conditions d'exis- tence du peuple, a exprimé les aspirations des masses populaires, formulé les objectifs de liberté, de justice, d'émancipation sociale auxquels tend la lutte séculaire des opprimés contre leurs oppresseurs. Antoine Gramsci est l'homme qui a su reconnaître quelles sont, dans la société italienne d'aujourd'hui, les forces de classe auxquelles il revient historiquement de libérer la société de toute oppression et de toute exploita- tion. Il n'est pas seulement un fils du peuple et un insurgé, il n'est pas seulement l'homme qui, par la force de son génie, par la clarté et la profondeur de sa pensée politique et sociale, par la vigueur de ses écrits, dépasse tout autre Italien de notre temps. Il est aussi un révolutionnaire des temps modernes, grandi à l'école de la seule classe logiquement révolutionnaire que l'histoire connaisse : le prolétariat ouvrier, un révolutionnaire qui a profondément assimilé la plus révolutionnaire des doctrines politiques et sociales : le marxisme-léninisme. Étroitement lié à la classe ouvrière, se battant infatigablement pour la création d'un parti révolutionnaire de classe du prolétariat, il est un marxiste, un léniniste, un bolchévik. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 15 formaient en une armée de salariés et un épais - réseau d'organisations de classe - unions d'ouvriers agricoles, coopératives, sections du parti socialiste - faisaient pénétrer jusque dans les provinces les plus arriérées un nouvel esprit révolutionnaire. Combattive, impétueuse, n'acceptant pas l'injustice, aspirant à un minimum de bien- être qui lui était refusé depuis des siècles, animée par une conception messianique primitive du socialisme et de la révolution, la masse des ouvriers agricoles devenait la protagoniste d'une série de grèves grandioses et dans leur déroulement elle apprenait les vertus prolétariennes de la discipline et de la solidarité. L'appareil de l'État cra- quait sous cette double pression des masses organisées. Gramsci était né en Sardaigne, région très caractéristique de rapports économi- ques et sociaux arriérés. Fils de paysans pauvres, il avait eu la possibilité d'observer l'épouvantable misère des semi-prolétaires paysans et des bergers de l'île que la bourgeoisie capitaliste italienne, une fois réalisée l'unité nationale, avait considérée et traitée comme une colonie ainsi qu'elle l'avait fait de toutes les régions agricoles du Midi. La misère des paysans sardes et des Paysans du Midi a été l'une des conditions du développement industriel du Nord. Les ressources et les richesses naturelles de l'île ont été pillées par les capitalistes du continent, pendant que les sporadiques tentatives de révoltes spontanées des paysans affamés étaient réprimées par les armes sous prétexte de lutte contre le « brigandage ». Pour consolider son pouvoir et particulièrement pour main- tenir sa domination sur les masses rurales du Midi et de l'île, la bourgeoisie capitaliste s'alliait aux grands propriétaires de terres et à la bourgeoisie rurale parasitaire grandie à l'ombre de la grande propriété terrienne de type féodal et elle se donnait pour but de conserver ces restes de rapports sociaux et politiques arriérés qui pesaient comme une masse de plomb sur la vie économique et politique de tout le pays. Cette forme parti- culière d'alliance de classe entre la bourgeoisie industrielle de l'Italie du Nord et les castes réactionnaires méridionales qui sont l'expression de restes de rapports précapi- talistes, a donné une particulière empreinte réactionnaire à la vie politique italienne même dans la période où les classes dirigeantes furent contraintes sous la pression des masses de reconnaître aux travailleurs le droit à s'organiser, le droit au travail et à la grève - même lorsque les classes dirigeantes furent obligées, à la veille de la guerre mondiale, d'accorder le suffrage universel. Gramsci avait vu dans les villages de la Sardaigne les paysans aller voter avec leurs poches cousues pour empêcher les policiers en civil et les agents électoraux des propriétaires d'y introduire des couteaux, ce qui aurait permis l'arrestation par les carabiniers de centaines de pauvres gens et, par voie de conséquence, le triomphe du candidat du gouvernement. La connaissance qu'il eut du caractère réactionnaire de la bourgeoisie et de l'État italien est la base première de toute sa pensée politique. L'État italien, écrivait-il, n'a jamais essayé de masquer la dictature impitoyable de la classe possédante. On peut dire que le Statut de la Maison de Savoie a seulement servi à une fin très précise : lier le sort de la Couronne au sort de la propriété privée... La Constitution n'a créé aucun organisme qui garantisse, ne serait-ce que pour la forme, les grandes libertés des citoyens : la liberté individuelle, la liberté de parole, la liberté de la presse, la liberté d'associa- tion et de réunion, Dans les États capitalistes qui se disent libéraux-démocrates, l'organisme supérieur de protection des libertés populaires est le pouvoir judiciaire; dans l'État italien, la justice n'est pas un pouvoir, elle est un ordre, elle est un instrument du pouvoir exécutif, elle Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 16 est un instrument de la Couronne et de la classe possédante... Le président du Conseil est l'homme de confiance de la classe possédante; il est choisi par les grandes banques, les grands industriels, les grands propriétaires fonciers, l'État-Major; il se constitue une majorité parle- mentaire par la fraude et par la corruption; son pouvoir est illimité, non seulement en fait comme cela se passe indubitablement dans tous les pays capitalistes, mais aussi en droit; le président du Conseil est l'unique pouvoir de l'État italien. La classe dominante italienne n'a pas eu non plus l'hypocrisie de camoufler sa dictature; le peuple travailleur a été considéré par elle comme un peuple de race inférieure, que l'on peut gouverner sans ménagement, comme une colonie d'Afrique. Le pays est soumis à un permanent régime d'état de siège... Les policiers sont lâchés comme des chiens dans les maisons et dans les salles de réunion... La liberté individuelle et de domicile est violée; les citoyens sont arrêtés, emmenés menottes au poing et, tels des délinquants de droit commun, sont jetés dans des prisons immondes et nauséabondes; l'intégrité de leur personne n'est pas défendue contre les brutalités policières; leurs affaires restent en souffrance et vont à la ruine. Sur l'ordre pur et simple d'un commissaire de police, un lieu de réunion est envahi et perquisitionné, une réunion est dissoute. Sur l'ordre pur et simple d'un préfet, un censeur interdit un écrit dont le contenu n'est nullement en contravention avec les lois et décrets en vigueur. Sur l'ordre pur et simple d'un préfet, les dirigeants d'un syndicat sont arrêtés, on tente de dissoudre une association... Le mouvement socialiste naquit et se développa en Italie surtout dans les premiers temps comme une protestation vigoureuse contre ce régime de réaction et d'arbitraire qui privait les masses laborieuses de tout droit. C'est pourquoi il eut un caractère largement populaire et qu'en son sein affluèrent en masse les intellectuels d'origine petite-bourgeoise et jusqu'aux éléments radicaux de la bourgeoisie qui souffraient du retard de la vie économique et politique du pays et ne l'acceptaient pas. Le devoir des dirigeants socialistes aurait dû consister en ceci : donner à la classe ouvrière la direc- tion de ce large mouvement populaire; guider la classe ouvrière à travers une lutte conséquente contre la réaction et pour les libertés démocratiques; affirmer sa propre hégémonie politique et porter toutes les masses opprimées et exploitées à chasser du pouvoir la bourgeoisie capitaliste et ses alliées les castes réactionnaires. Les diri- geants socialistes faillirent à ce devoir et même les meilleurs, ceux qui étaient les plus liés avec les masses dont ils connaissaient les souffrances et les aspirations et qui haïssaient le plus la bourgeoisie. N'ayant pas compris la doctrine marxiste, ceux-là ne réussirent jamais à aller au delà d'un révolutionnarisme sentimental et d'une « intran- sigeance » verbale pendant que des chefs du type Turati, s'étant détachés du marxisme pour finir dans la boue du révisionnisme et de la démocratie petite-bourgeoise, ten- taient d'enchaîner le mouvement prolétarien au char de l'État capitaliste, favorisaient le plan des hommes d'État « libéraux » qui se proposaient de corrompre une partie des cadres du mouvement socialiste pour briser avec leur aide l'élan révolutionnaire des masses ouvrières et paysannes, devenaient au sein des organisations prolétariennes le véhicule et les agents directs de l'influence bourgeoise. Karl Marx - selon l'expression de Giolitti - était « mis au grenier ». La jeunesse estudiantine déçue se détachait du socialisme dont les philosophes bourgeois proclamaient pompeusement la faillite et commençait à passer dans le camp des premières organisations réactionnaires natio- nalistes et semi-fascistes créées déjà avant la guerre par les groupes les plus réaction- naires de la. grande bourgeoisie pour avoir un appui à leur politique d'expansion impérialiste, de brigandage et de rapine. Dans ses polémiques contre Turati, contre Treves et les autres pontifes du socia- lisme réformiste, Gramsci eut souvent l'occasion d'exprimer son mépris pour l'œuvre de corruption idéologique accomplie par ces dirigeants. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 17 Le « nullisme » opportuniste et réformiste, écrivait-il, qui a inspiré le parti socialiste italien pendant des dizaines et des dizaines d'années et qui se moque aujourd'hui, avec le scep- ticisme ricaneur de la sénilité, des efforts de la génération nouvelle et du tumulte de passions suscitées par la révolution bolchévik, devrait faire un petit examen de conscience sur ses responsabilités et son incapacité à étudier, à comprendre, à développer une action éducative. Nous autres jeunes, nous devons renier ces hommes du passé, nous devons mépriser ces hommes du passé : quel lien existe-t-il entre eux et nous ? Qu'ont-ils créé ? Que nous ont-ils légué ? Quel souvenir d'amour et de gratitude pourrons-nous leur devoir ? Nous ont-ils ouvert et éclairé le chemin de la recherche et de l'étude? Ont-ils créé les conditions de notre progrès, de notre bond en avant ? Nous avons dû tout créer par nous-mêmes, avec nos propres forces et notre patience : la génération italienne d'aujourd'hui est fille d'elle-même; il n'a pas le droit de se moquer de ses erreurs et de ses efforts, celui qui n'a pas travaillé, qui n'a pas produit, qui ne peut lui laisser d'autre héritage que le médiocre recueil des médiocres petits articles d'un journal quotidien. L’œuvre nécessaire de remise en place du marxisme dans notre pays, Gramsci put l'entreprendre et l'accomplir avant tout grâce au lien étroit, indestructible, qui s'établit entre lui et la classe ouvrière lorsqu'il arriva de Sardaigne à Turin en 1911. A Turin, le jeune révolutionnaire sarde alla à l'école d'un prolétariat jeune, intelligent, fortement concentré, révolutionnaire, et qui déjà avant la guerre avait, au cours des grandes grè- ves des métallurgistes, donné des preuves magnifiques d'organisation, de combativité et de discipline, et qui, déjà à cette époque, apparaissait au pays tout entier comme la partie la plus avancée et la plus consciente de la classe ouvrière. Jusqu'à la révolution bourgeoise, qui créa en Italie l'actuel ordre bourgeois, Turin était la capitale d'un petit État qui comprenait le Piémont, la Ligurie, la Sardaigne. En ce temps-là régnait à Turin la petite industrie, la production domestique et le commerce. Quand l'Italie devint un royaume uni avec Rome comme capitale, Turin parut devoir perdre son importance première. Mais la ville surmonta rapidement la crise économique, sa population doubla et elle devint une des plus grandes cités industrielles d'Italie. On peut dire que l'Italie a trois capi- tales : Rome, centre administratif de l'État bourgeois; Milan, ganglion central de la vie com- merciale et financière du pays (toutes les banques, tous les établissements, toutes les institu- tions financières ont été concentrés à Milan) et enfin Turin, centre de l'industrie où la produc- tion industrielle a trouvé son plus haut développement. Avec l'installation de la nouvelle capitale à Rome, toute la moyenne et toute la petite bourgeoisie intellectuelle, qui donnait une marque bien particulière au nouvel État bourgeois, abandonna Turin. Mais le développement de la grande industrie attira à Turin la fleur de la classe ouvrière italienne. Le procès de formation de cette cité est donc extrêmement intéressant pour l'histoire de l'Italie et de la révolution prolétarienne italienne. Le prolétariat turinois devint de cette manière la tête de la vie spirituelle des masses travailleuses italiennes qui sont unies à la ville par tous les liens possibles : origines, famille, tradition, histoire et aussi par des liens spirituels (chaque ouvrier italien désire ardemment aller travailler à Turin) 1. Le lien d'Antoine Gramsci avec les ouvriers de Turin ne fut pas seulement un lien politique, mais aussi un lien personnel, physique, direct et multiforme. S'étant situé à 1 Antoine GRAMSCI : Le Mouvement communiste turinois. Rapport envoyé en été 1920 au Comité exécutif de l'Internationale communiste, publié dans Lo Stato operaio (l'État ouvrier), première année, n˚ 6, p. 641 et suivantes. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 20 LE MOUVEMENT DES COMITÉS D'USINES Retour à la table des matières Les masses prolétaires turinoises, tous les éléments révolutionnaires de la classe ouvrière italienne, se tournèrent rapidement, dans un élan spontané d'intuition proléta- rienne et révolutionnaire, vers la Révolution russe, vers le bolchévisme, vers Lénine. La nouvelle de la Révolution russe de mars fut accueillie à Turin, a écrit Gramsci, avec une joie indescriptible. Les ouvriers pleurèrent quand ils apprirent que le régime tsariste avait été abattu par les ouvriers de Pétrograd. Ils ne se laissèrent cependant pas éblouir par la phra- séologie démagogique de Kérenski et des menchéviks. Lorsque, en juillet 1917, la mission militaire envoyée en Europe occidentale par le Soviet de Pétrograd arriva à Turin, ses membres, les menchéviks Smirnov et Goldenberg, qui parlèrent à une foule de vingt-cinq mille personnes, furent accueillis par les cris mille fois répétés de «Vive le camarade Lénine, vivent les bolchéviks ». Goldenberg n'était pas particulièrement bien impressionné par ce salut : il ne réussissait Pas à comprendre comment le camarade Lénine pouvait avoir acquis une telle popularité chez, les ouvriers de Turin. L'on ne doit pas oublier que cette manifestation eut lieu après qu'avait été étouffée l'insurrection de juillet à Pétrograd et pendant que les journaux bourgeois étaient pleins d'attaques violentes contre Lénine et contre les bolchéviks qu'il traitaient de bandits, d'ambitieux, d'agents et d'espions de l'impérialisme allemand. Du début de la guerre italienne (24 mai 1915) jusqu'au jour de la manifestation dont nous parlons, le prolétariat turinois n'avait fait aucune manifestation de masse. La grandiose manifestation organisée en l'honneur du Soviet des députés ouvriers de Pétrograd ouvrit une nouvelle période du mouvement des masses. Un mois était à peine passé que les ouvriers de Turin s'insurgèrent les armes à la main contre l'impérialisme et le militarisme italien. L'insur- rection éclata le 23 août 1917. Durant cinq jours les ouvriers se battirent dans les rues et sur les places de la ville. Les insurgés qui disposaient de fusils, de grenades et de mitrailleuses, parvinrent à occuper divers secteurs de la ville. Trois ou quatre fois ils tentèrent de s'emparer du centre de la ville où avaient leurs sièges les institutions municipales et le commandement militaire. Mais deux années de guerre et de réaction avaient détruit l'organisation proléta- rienne qui était si forte auparavant. Les ouvriers, dix fois moins armés que leurs adversaires, furent battus. Ils avaient vainement compté sur l'appui des soldats : ceux-ci crurent, comme on le leur insinua, que l'insurrection avait été provoquée par les Allemands. La foule dressa des barricades, entoura les quartiers qu'elle occupait de haies de fil de fer barbelé parcouru par le courant électrique et repoussa cinq jours durant toutes les attaques dés troupes et de la police. Plus de cinq cents ouvriers tombèrent dans cette lutte; plus de deux mille furent gravement blessés. Après la défaite les meilleurs éléments de la classe ouvrière furent arrêtés et chassés de Turin. A la fin de l'insurrection, le mouvement avait perdu de son intensité révolutionnaire mais les masses demeuraient comme avant orientées vers le communisme. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 21 Tout de suite après l'insurrection d'août, Gramsci fut élu secrétaire de la section turinoise du parti socialiste. Il y avait là la reconnaissance officielle de son rôle de dirigeant du prolétariat de la ville la plus rouge d'Italie. Il y avait là la reconnaissance du rôle qu'il avait joué en préparant les ouvriers turinois à comprendre la révolution russe, à comprendre et à aimer ses chefs Lénine et Staline. Depuis l'époque des rencontres de Zimmerwald et de Kienthal, l'une des plus grandes préoccupations de Gramsci avait été celle d'arriver à connaître les courants révolutionnaires du mouve- ment ouvrier international et en premier lieu le bolchévisme et à prendre contact avec les représentants qualifiés de ces courants. Ce n'était pas facile dans l'Europe en guerre alors que les frontières étaient devenues des barrières presque insurmontables. Sur la table de Gramsci s'accumulaient les publications subversives, illégales, venues de toutes les parties du monde et rédigées dans toutes les langues du monde. Les écrits de Lénine, les documents du Parti bolchévik, étaient impatiemment attendus, traduits, lus et discutés collectivement, expliqués, diffusés dans les usines. Gramsci était l'âme de ce travail. Des écrits de Lénine jaillissait une parole neuve, la parole que les ouvriers italiens attendaient et qui devaient les guider dans leurs grandes luttes d'après-guerre. La doctrine marxiste débarrassée des scories sous lesquelles les oppor- tunistes avaient enterré sa substance révolutionnaire réapparaissait dans sa vraie lumière comme la doctrine de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolé- tariat. Les nouveaux développements que le marxisme allait recevoir dans les œuvres et dans les actions de Lénine, l'expérience du bolchévisme et de la Révolution russe, ouvraient devant les ouvriers italiens une perspective concrète pour la solution des problèmes qui à la fin de la guerre s'imposaient à eux. Gramsci fut le premier à comprendre en Italie la valeur internationale de l'ensei- gnement de Lénine, la valeur internationale du bolchévisme et de la grande Révolution socialiste d'Octobre. La Révolution russe, écrivait-il en 1919, a révélé une aristocratie d'hommes d'État qu'aucune nation ne possède. Il s'agit d'environ deux milliers d'hommes qui ont consacré toute leur vie à l'étude expérimentale des sciences politiques et économiques, qui, durant des dizaines d'années d'exil, ont analysé minutieusement tous les problèmes de la révolution, qui, dans leur lutte, dans leur duel inégal contre la puissance du tsarisme, se sont forgés un caractère d'acier, qui, vivant au contact de toutes les formes de la civilisation capitaliste d'Europe, d'Asie, d'Amérique, ont acquis de leurs responsabilités une conscience exacte et précise, froide et coupante à l'égal de l'épée des conquérants d'empires. Les communistes russes sont un groupe dirigeant de premier ordre. Lénine s'est révélé le plus grand homme d'État de l'Europe contemporaine : l'homme qui libère le prestige qui enflamme et discipline les peuples; l'homme qui réussit à dominer toutes les énergies sociales du monde pouvant être utilisées au bénéfice de la révolution; l'homme qui tient en échec et qui bat les hommes d'État les plus raffinés et les plus rusés de la bourgeoisie... La révolution est telle... lorsqu'elle s'incarne en un type d'État, lorsqu'elle devient un système organisé de pouvoir... la révolution prolétarienne est telle lorsqu'elle donne vie à un État typiquement prolétarien et qui développe ses fonctions essentielles comme une émana- tion de la vie et de la puissance prolétariennes. Les bolchéviks ont donné une forme d'État aux expériences historiques et sociales du prolétariat russe, qui sont les expériences de la classe ouvrière internationale... l'État des Soviets est devenu l'État de tout le peuple russe et cela a été obtenu par la ténacité du Parti communiste, par la confiance et la loyauté enthousiastes des ouvriers, par l'incessante œuvre Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 22 de propagande, d'éclaircissement, d'éducation, accomplie par les hommes du communisme russe conduits par la claire volonté du maître de tous, Lénine. Le Soviet s'est révélé immortel en tant que forme de société organisée adaptée aux multiples besoins de la grande masse du peuple russe, et en tant que forme de société qui incarne et satisfait les aspirations et les espérances de tous les opprimés de la terre... l'État des Soviets fait la preuve qu'il est le premier noyau d'une société nouvelle... L'histoire est donc en Russie, la vie est donc en Russie; c'est seulement dans le régime des Conseils que tous les problèmes de vie et de mort qui pèsent sur le monde trouvent leur juste solution. Instruit par l'expérience de la Révolution russe, Antoine Gramsci remettait en place dans le mouvement socialiste italien et popularisait parmi les masses le concept de la dictature du prolétariat en tant qu'élément essentiel du marxisme. Dans la première édition en langue italienne des œuvres de Karl Marx avait disparu jusqu'à l'expression « dictature du prolétariat ». Dans la Critique du Program- me de Gotha le traducteur réformiste s'était donné le soin de substituer à cette expres- sion l'expression inoffensive de « lutte de classe du prolétariat ». Antoine Labriola, grand connaisseur et vulgarisateur de la pensée de Marx, avait parlé de la dictature du prolétariat comme du « gouvernement éducatif de la société » après la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Mais Antoine Labriola n'avait pas été capable de comprendre et d'expliquer ce que signifiait concrètement cette expression du point de vue général et aussi du point de vue qui concernait la société italienne et les ouvriers italiens. Le terme « dictature du prolétariat » demeura pour lui un terme confus de philosophie politique. Plus tard les « théoriciens » du syndicalisme appelèrent « dictature du prolétariat » les violences qu'ils exerçaient contre les sièges des syndi- cats réformistes pour contraindre les organisations syndicales à faire des grèves à répétition sans préparation et sans perspectives de succès. Après la victoire de la Révolution d'Octobre, le parti socialiste inscrivit la dictature du prolétariat dans son programme mais, au sein même du parti, pendant que Turati proclamait que les Soviets étaient à la république parlementaire ce que les barbares étaient à la cité, ceux qui se prétendaient des révolutionnaires étaient incapables de comprendre en quoi pouvait consister l'obligation de lutter de manière concrète pour instaurer la dictature du prolétariat. La formule « dictature du prolétariat », écrivait Gramsci, en prenant position aussi bien contre les opportunistes à la Turati que contre le révolutionnarisme verbal des centristes à la Serrati et des faiseurs de grimaces à la Bombacci, doit cesser d'être uniquement une formule, une occasion de faire de la phrase révolutionnaire. Qui veut la fin doit aussi vouloir les moyens. La dictature du prolétariat est l'instauration d'un nouvel État, de l'État prolétarien... Cet État ne s'improvise pas : les communistes bolchéviks russes travaillèrent pendant huit mois à diffuser le mot d'ordre : Tout le pouvoir aux Soviets, et les Soviets étaient connus par les ouvriers russes depuis 1905 ! Les communistes italiens doivent considérer l'expérience russe comme un trésor et, grâce à elle, économiser temps et travail. Fort des études qu'il avait faites auparavant sur les formes d'organisation de la classe ouvrière et de la lutte de classe à l'usine, Gramsci liait de manière directe le problème de la lutte pour la dictature du prolétariat au problème de la création d'une organisation ouvrière de type nouveau dans laquelle s'incarnerait la. lutte des ouvriers pour le pouvoir et qui pourrait devenir la base de l'État prolétarien. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 25 les critères d'un pédant et couvrait son opportunisme du masque du doctrinaire de gauche. Le mouvement des Conseils d'usines reste, dans l'histoire du mouvement ouvrier italien, la tentative la plus hardie accomplie par la partie la plus avancée du prolétariat pour réaliser sa propre hégémonie dans la lutte pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer la dictature prolétarienne. La question des forces motrices de la révolution italienne et la question paysanne comme corollaire du problème de la dictature prolétarienne étaient désormais posées et résolues correctement par le prolétariat turinois dirigé par Gramsci. La bourgeoisie septentrionale a subjugué l'Italie méridionale et les îles, écrivait l'Ordine Nuovo en 1920, et elle les a réduites à l'état de colonies d'exploitation. Le prolétariat septen- trional, en s'émancipant lui-même de l'esclavage capitaliste, émancipera les masses paysannes méridionales asservies à la banque et à l'industrie du Nord. La régénération économique et. politique des paysans ne doit pas être recherchée dans un partage de terres incultes et mal cultivées, mais bien dans la solidarité du prolétariat industriel qui a besoin à son tour de la solidarité des paysans, qui a intérêt à ce que le capitalisme ne renaisse pas économiquement de la propriété foncière, qui a intérêt à ce que l'Italie méridionale et les îles ne deviennent pas une base militaire de contre-révolution capitaliste... En brisant l'autocratie à l'usine, en brisant l'appareil oppressif de l'État capitaliste, en instaurant l'État ouvrier, les ouvriers briseront les chaînes qui tiennent le paysan attaché à sa misère, à son désespoir; en instaurant la dictature ouvrière, en ayant en main l'industrie et les banques, le prolétariat emploiera l'énorme puis- sance de l'organisation d'État Pour soutenir les paysans dans leur lutte contre les propriétaires, contre la nature, contre la misère; il donnera aux paysans le crédit, il instituera des coopé- ratives, il garantira la sécurité individuelle et protégera les biens de tous contre les saccageurs, il votera les crédits pour l'assainissement et l'irrigation. Il fera tout cela parce qu'il est de son intérêt de développer la production agricole, parce qu'il est de son intérêt d'avoir et de conserver la solidarité des masses paysannes, parce qu'il est de son intérêt d'orienter la production industrielle vers un travail utile de paix et d'échanges fraternels entre la ville et la campagne, entre le Nord et le Midi. Dans ce plan grandiose de réorganisation de l'économie et de la société italienne, l'ouvrier de la grande industrie apparaît réellement comme le protagoniste de l'histoire de notre pays et la classe ouvrière comme la première, la seule, la vraie classe natio- nale à qui il revient de résoudre tous les problèmes qui n'ont pas été résolus par la bourgeoisie et par la révolution bourgeoise et de supprimer toute forme d'exploitation, de misère et d'oppression. A l'élan révolutionnaire des niasses, à la limpidité de la pensée politique du diri- geant, s'unissait, dans le mouvement de L'Ordine nuovo et des Conseils d'usines, un singulier « Sturm und Drang » 1 culturel prolétarien grâce auquel, en dehors du terrain de la politique pure, étaient affrontés, discutés, popularisés parmi les masses les problèmes les plus vastes de l'histoire de notre pays, de l'art, de la littérature, de la morale ouvrière, de l'école et de la technique. Le marxisme-léninisme retrouvait son vrai visage en tant que conception intégrale de la vie et du monde et Gramsci était 1 « Orage et lutte ». École littéraire allemande (1770-1790) qui prépara le romantisme; doit son nom à une tragédie de Klinger; revendique les droits du sentiment contre la raison, de l'originalité contre la convention. On doit à cette école le Werther de Goethe et les Brigands de Schiller. (N. du T.) Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 26 particulièrement âpre et féroce contre ceux qui niaient aux masses travailleuses la capacité de comprendre et de faire leurs les problèmes les plus difficiles de la science et de la culture. Maxime Gorki et Romain Rolland, Barbusse et Léonard de Vinci avaient leur place dans la revue des Conseils d'usines aux côtés des techniciens qui y discutaient des questions d'organisation scientifique du travail et aux côtés des simples manœuvres dont on publiait les lettres. Lorsque fut décidée l'occupation des usines, les ouvriers de Turin éduqués, conseillés, dirigés par Gramsci, furent en mesure de faire fonctionner pendant un mois, sans patrons et sans directeurs, l'un des plus compliqués ensembles de production. La classe ouvrière acquérait à travers le mouvement des Conseils d'usines un prestige tel qu'elle devenait un centre d'attrac- tion pour l'intelligence progressiste, pour la jeunesse studieuse, pour la masse des techniciens et des employés. L'unité de toutes les forces de liberté et de progrès dont dépend la libération politique et sociale du peuple italien trouvait là sa première réalisation concrète. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 27 LA CRÉATION DU PARTI COMMUNISTE Retour à la table des matières Au second congrès de l'Internationale communiste, lorsqu'on discuta de la ques- tion italienne, Lénine déclara que parmi les groupes existant dans le parti socialiste, celui dont les positions fondamentales coïncidaient avec les positions de l'Interna- tionale était le groupe de L'Ordine nuovo; dans les thèses du congrès, la plate-forme politique rédigée par Gramsci, approuvée par la section socialiste turinoise et intitulée Pour une rénovation du Parti socialiste, fut recommandée comme le document de- vant constituer la base de discussion du prochain congrès du parti. Tous les problèmes inhérents à la. création en Italie d'un Parti communiste sont indiqués dans cette plate- forme d'une manière intelligible, concrète, ferme, qui ne laisse subsister aucun doute. Mais le mouvement de L'Ordine nuovo n'était pas représenté au congrès de Moscou et ce simple fait montre qu'il y avait un défaut dans la manière dont Gramsci menait la lutte pour la création du parti. A première vue, cela pourrait être interprété comme de la timidité, de la modestie excessives se transformant ainsi que tout excès en erreur et il y aurait dans cette explication une part de vérité. Le sérieux intellectuel, la répu- gnance pour toute démagogie et toute réclame personnelle, s'unissaient chez Gramsci à une grande modestie qui l'empêcha de s'imposer tout de suite comme il aurait dû en tant que dirigeant. Mais l'erreur la plus grave consista dans le fait que L'Ordine nuovo ne posait pas nettement le problème de se constituer en fraction du parti socialiste sur une échelle nationale. Grand mouvement de masse à Turin, ses positions dans le reste du pays se limitaient à des contacts personnels non organisés. De là une certaine stéri- lité de son action par rapport à l'action des autres fractions du parti. Les réformistes avaient dans leurs mains l'appareil central de la Confédération du travail et des fédérations d'industries, les coopératives, une grande partie des municipalités et du groupe parlementaire; les centristes dirigés par Serrati avaient l'appareil du parti et le journal quotidien; les abstentionnistes avaient créé un réseau de groupes de fractions qui s'étendait à presque toute l'Italie et ils avaient de fortes bases à la direction de la Fédération de la jeunesse. Gramsci n'eut à sa complète disposition un journal quoti- dien que peu de mois avant la scission; lorsque. se fut créée une fraction communiste unifiée pour préparer le congrès de Livourne cette fraction se basa essentiellement sur l'organisation déjà existante des abstentionnistes. Selon les directives données par Lénine il était nécessaire en Italie de concentrer le feu contre les centristes qui, tout en s'enivrant de phrases « révolutionnaires », prenaient sous leur protection les réfor- mistes et paralysaient le mouvement des masses en mettant en fait le parti au service d'une politique de collaboration avec la bourgeoisie. La scission du parti d'où sortit le Parti communiste (Livourne, 1921) fut le résultat d'une lutte particulièrement vive contre les centristes. Cette lutte exigeait l'unité de tous les groupes de gauche et Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 30 encore réussi à s'emparer et à disposer complètement de l'appareil d'État et que les masses petites-bourgeoises, déçues et lésées dans leurs intérêts par la politique faite par Mussolini en faveur de la grande bourgeoisie industrielle, étaient mécontentes, murmuraient, commençaient à en avoir assez du nouveau régime et plus ou moins ouvertement prenaient position contre lui. Étant donné l'absence d'une activité politique intense du prolétariat, les divers groupes de la population travailleuse ne trouvaient pas de point de ralliement et de direction révolutionnaire à leur lutte et tombaient d'autant plus facilement sous l'influence des partis démocrates antifascistes. La réalisation de l'hégémonie du prolétariat réclamait non seulement la reprise de combativité des ouvriers industriels mais réclamait aussi une action politique qui convaincrait les masses travailleuses et à travers leur propre expérience que seule la classe ouvrière était en mesure de mener une lutte conséquente contre le bloc des forces réactionnaires qui constituait la base de la dictature fasciste. La tactique intelli- gente et hardie du Parti communiste après l'assassinat de Matteotti fut dictée par Gramsci dans ses moindres détails. C'est ainsi que tous les groupes de l'opposition démocratique abandonnèrent les travaux du Parlement tout de suite après le crime. Gramsci proposa que tous les groupes intervinssent à l'assemblée pour appeler le pays à la grève générale afin de chasser le fascisme du pouvoir. Cette proposition fut repoussée avec horreur par les chefs démocrates qui voulaient renverser le fascisme en chômant les travaux parlementaires et en faisant une campagne de presse. Gramsci proposa aussi la constitution d'un « anti-parlement », la grève de l'impôt des paysans et, enfin, le retour des communistes dans l'enceinte parlementaire pour dénoncer de la tribune de la Chambre les crimes du fascisme et l'impuissance démontrée des démocrates et libéraux antifascistes. Cette tactique basée sur le principe léniniste et stalinien selon lequel il faut diriger les masses à travers leur propre expérience en même temps qu'elle plaçait les com- munistes à l'avant-garde de la lui-te pour venger les crimes du fascisme et renverser la dictature fasciste, facilitait le détachement de vastes couches de travailleurs des partis démocratiques et de la social-démocratie, jetait les bases de l'alliance entre le prolétariat et les paysans, faisait sortir lé Parti de son isolement et le poussait sur le chemin de la transformation en un parti de masse. Non seulement le Parti mais aussi la classe ouvrière était secouée par cette énergique action politique; une nouvelle période de son activité s'ouvrait qui fut brève mais extrêmement intéressante parce qu'elle fut caractérisée par l'influence croissante des communistes qui se réalisa malgré la lutte acharnée menée contre eux par les social-démocrates et malgré les persécutions fascistes. Les origines du prestige dont notre Parti jouit auprès des masse italiennes doivent être recherchées à cette époque. Instruit par l'expérience de 1919 et de 1920 lorsque la juste analyse des problèmes de la révolution prolétarienne par les communistes turinois n'avait pas suffi à leur donner la direction du mouvement révolutionnaire, Gramsci se préoccupait d'organiser le rayonnement et l'influence du Parti non seulement en élaborant les mots d'ordre con- venant aux besoins des masses, mais aussi en développant une action systématique en direction des divers groupements politiques qui avaient une base parmi les travail- leurs, surtout ceux des campagnes, en favorisant dans leur sein des courants d'oppo- sition qui s'orienteraient vers l'alliance avec la classe ouvrière. C'est à cette période que se situe le travail accompli avec succès pour amener les syndicats catholiques à se rapprocher des syndicats confédéraux et les éléments de gauche des organisations paysannes catholique à accepter le principe révolutionnaire de l'alliance entre ouvriers et paysans. L'influence réactionnaire du Vatican reçut ainsi Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 31 un premier coup sérieux. C'est dans cette période que le Parti communiste, sur l'initiative de Gramsci, fait sienne une des revendications fondamentales des masses paysannes du Midi en reconnaissant comme juste la lutte des populations méridio- nales pour un régime autonome de gouvernement qui briserait les chaînes que l'État bourgeois fait peser sur elles. Le problème du droit des minorités nationales oppri- mées à. disposer d'elles-mêmes, le problème sarde, sont posés et discutés par le Parti communiste. Toutes les questions brûlantes de la vie de notre pays trouvent dans la propagande et dans l'action politique de Gramsci une réponse, une solution. De cette manière la lutte contre le fascisme sort du courant des protestations et des manifestations verbales, elle devient une lutte réelle pour mobiliser de manière effec- tive contre les groupes les plus réactionnaires de la bourgeoisie toutes les couches de la population travailleuse, en empêchant en même temps que ces couches ne tombent et ne restent sous l'influence des libéraux et des démocrates bourgeois après avoir été arrachées à l'influence des chefs réactionnaires de la social-démocratie. La parole essentielle de l'action de Gramsci est la parole « unité » - unité de toute la classe ouvrière, unité du Nord et du Midi. unité du peuple tout entier. Comme à Turin en 1920, Gramsci devient sur le plan national l'homme vers lequel se tournent les regards des masses et de tous les éléments progressistes du pays. Les vieux libéraux murmurent : « Attention à Gramsci -cet homme est le seul révolutionnaire qui ait jamais existé en Italie. » Mussolini répond à l'action du Parti communiste et des masses en accentuant la terreur, en préparant la liquidation, des derniers restes de libertés démocratiques et l'instauration de la dictature totalitaire. Dans les derniers mois avant son arrestation, et déjà avant le congrès de Lyon au cours duquel Bordiga fut battu politiquement et Gramsci reconnu à une très grande majorité comme le chef du Parti, Gramsci nous disait la nécessité de pénétrer dans les organisations fascistes de masse pour exploiter toutes les possibilités de travail et de lutte légale dans le but de maintenir les contacts avec )es masses et d'organiser les luttes des ouvriers et des paysans, Nous commîmes l'erreur de ne pas apprécier à leur juste valeur ses indications et cela freina, après le passage à l'illégalité complète, le développement de notre travail et de notre influence. Il fut arrêté alors qu'il était dans le plein de son activité politique et le Partit souffrit profondément de sa perte. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 32 LE PREMIER BOLCHÉVIK ITALIEN Retour à la table des matières Avec la mort de Gramsci disparaît le premier bolchévik du mouvement ouvrier italien. Physiquement faible, durement touché par la nature dans son organisme, il possé- dait une incomparable trempe de combattant. Toute son existence fut soumise à sa volonté de fer. Il irradiait autour de lui l'énergie, la sérénité, l'optimisme; il savait s'imposer la plus sévère discipline de travail mais il était capable de jouir de la vie sous tous ses aspects. En tant qu'homme il était un païen ennemi de toute hypocrisie; il fustigea impitoyablement toute imposture, tout sentimentalisme, toute afféterie. Il se servait d'une manière inégalable de l'arme du rire et de la moquerie pour mettre à nu la vanité et la duplicité de ceux qui prêchent au-peuple une certaine morale dans l'intérêt de la classe dominante. Il connaissait profondément la vie du peuple italien et ses mœurs, les légendes et les histoires qui ont été créées par le peuple et da-us lesquelles le peuple a exprimé sous une forme simple, naïve, intuitive, ses besoins, ses aspirations, ses rêves de liberté et de justice, sa haine contre les classes possé- dantes. De ce contact intime avec le peuple, il tirait des éléments inépuisables et toujours nouveaux de polémique et de combat contre toute forme d'oppression des masses non seulement sur le plan économico-politique mais aussi sur le plan de la vie intellectuelle et morale. Les grands Italiens qui ont combattu - à commencer par Giovanni Boccaccio et Bruno et jusqu'à Giuseppe Giusti et Garibaldi - pour libérer le peuple des chaînes de l'hypocrisie, du servilisme et de la bigoterie, qu'une tradition séculaire de domination de l'église catholique et de l'étranger ont imposés, trouvaient en lui un successeur et un continuateur. Il était l'ennemi obstiné de la fausse éloquen- ce et du clinquant qui gâtent une si grande partie de la littérature et de la culture italiennes, qui ont étouffé chez les écrivains italiens les sources fraîches de l'inspira- tion populaire. Il connaissait plusieurs langues étrangères, il avait étudié particulière- ment la langue russe et il pouvait lire Lénine et Staline dans le texte. Il avait étudié et il connaissait à fond l'histoire du mouvement ouvrier dans les grands pays capitalistes. Il était internationaliste mais avant tout, ainsi que doit l'être tout internationaliste, il était un véritable fils de notre peuple au service duquel il mettait son expérience des choses internationales et ses capacités de combattant. Formé à l'école du marxisme et du léninisme, au sérieux intellectuel, il haïssait la légèreté, l'absence du sens de la responsabilité, la vanité, l'ignorance et la présomp- tion; de tous ces défauts il voyait une illustration classique dans la manière dont les chefs réformistes et centristes avaient faussé et perverti la doctrine marxiste pour mettre la classe ouvrière dans le sillage de la bourgeoisie. Dans le Parti, tout en aidant Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 35 LETTRES DE LA PRISON Retour à la table des matières Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 36 (Lettre 2.) Ustica, 9 décembre 1926. Très chère Tatiana, Retour à la table des matières Je suis arrivé à Ustica 1 le 7 et, le 8, je recevais ta lettre du 3. Je te dirai en d'autres lettres toutes mes impressions de voyage, au fur et à mesure que mes souvenirs et mes émotions s'ordonneront dans mon esprit et que je serai reposé de mes fatigues et de mes insomnies. Mises à part les conditions spéciales dans lesquelles mon voyage s'est accompli (comme tu dois le comprendre, il n'est guère confortable, même pour un homme robuste, de passer des heures et des heures dans un train omnibus et dans un bateau, les menottes aux mains et assujetti par une chaînette aux poignets de ses compagnons de route), le voyage a été très intéressant et riche en aperçus shakespea- riens ou comiques. Je ne sais si je pourrai réussir, par exemple, à reconstituer une scène nocturne de notre passage à Naples, dans un local immense, fantasmagorique, plein d'invraisemblables types humains. Seule la scène du fossoyeur dans Hamlet pourrait servir de comparaison. La partie la plus difficile du voyage a été la traversée de Palerme à Ustica. Nous avons entrepris quatre fois le voyage et trois fois nous avons dû revenir à Palerme parce que le petit vapeur ne pouvait faire face à la tempête. Et cependant sais-tu que j'ai grossi au cours de ce mois écoulé ? Je suis moi- même étonné de me sentir si bien et d'avoir tant d'appétit. Je crois que dans quinze jours, après que je me serai reposé et que j'aurai dormi suffisamment, je serai complè- tement débarrassé de toute migraine et que commencera pour moi une période toute nouvelle de mon existence moléculaire. L'impression que j'ai d'Ustica est excellente à tout point de vue. L'île mesure huit kilomètres carrés et sa population est d'environ mille trois cents habitants parmi lesquels six cents forçats de droit commun, des criminels plusieurs fois récidivistes. La population est très affable, nous sommes traités par tous avec une grande correction. 1 Île de la Méditerranée, à 30 kilomètres au nord de Palerme, 1.580 habitants. Toutes les notes ajoutées au texte des Lettres sont du traducteur. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 37 Nous sommes absolument séparés des forçats de droit commun, dont je ne saurai te décrire l'existence en quelques traits. Te rappelles-tu la nouvelle de Kipling inti- tulée « Une étrange chevauchée » dans le volume français l'Homme qui voulut être roi ? Elle m'est revenue d'un trait à la mémoire tant j'ai eu l'impression de la vivre. Jusqu'ici nous sommes quinze amis. Notre vie est très calme. Nous sommes occupés à explorer l'île qui permet de faire des promenades assez longues, d'environ neuf a dix kilomètres, avec des paysages fort amènes, des vues de marines, des levers et des couchers de soleil merveilleux. Tous les deux jours le petit vapeur arrive; il nous apporte des lettres, des journaux et des amis nouveaux... Ustica est beaucoup plus avenante qu'elle ne le paraît sur les cartes postales que je t'enverrai. C'est une petite ville de type sarrasin, pittoresque et pleine de couleur. Tu ne peux t'imaginer combien je suis heureux de déambuler d'un coin à l'autre de la ville ou de l'île et de respirer l'air de la mer après ce mois de transferts d'une prison à l'autre et plus particulièrement après les seize jours de Regina-Coeli 1 passés dans l'isole- ment le plus absolu. Je pense devenir le champion usticais du lancement du caillou : j'ai battu jusqu'ici tous mes amis. Je t'écris à bâtons rompus, comme les choses me viennent : je suis encore un peu fatigué. Très chère Tatiana, tu ne peux imaginer mon émotion lorsqu'à Regina-Coeli j'ai vu ton écriture sur la première bouteille de café reçue et que j'ai lu le nom de Mariette 2. J'en suis littéralement redevenu enfant. Vois-tu, en ce temps-là, sachant avec certitude que mes lettres seraient lues - c'est la règle de la prison - il m'est venu une espèce de pudeur : je n'ose écrire autour de certains sentiments et lorsque je m'ef- force de les atténuer pour me plier à la situation j'ai l'impression de jouer au sacris- tain. C'est pourquoi je me limiterai à te donner un certain nombre de détails sur mon séjour à Regina-Coeli en réponse aux questions que tu me poses. J'ai reçu la veste de laine qui m'a été extrêmement utile ainsi que les chaussettes et le reste. Sans ces vêtements, j'aurais souffert du froid : j'étais parti avec un pardessus léger et lorsque nous avons entrepris la traversée Palerme-Ustica, il faisait un froid de chien. J'ai reçu les petites assiettes que j'avais regretté devoir laisser à Rome : j'étais sûr de les casser dans le baluchon qui m'a rendu d'inestimables services et où j'ai dû mettre toutes mes affaires. Je n'ai pas reçu le Cirio, ni le chocolat, ni le pain d'épices - qui étaient défendus. Ils étaient indiqués sur la liste d'envoi, mais avec l'annotation qu'ils ne pouvaient passer. Ainsi je n'ai pu avoir mon verre à café, mais je me suis fabriqué un service d'une demi-douzaine de coquilles d'œufs montées superbement sur piedestal de mie de pain. Tu t'inquiètes parce que les repas sont toujours froids : pas de mal à cela; j'ai toujours mangé, les premiers jours passés, au moins le double de ce que je mangeais au restaurant et je n'ai jamais ressenti le moindre trouble cependant que tous mes amis - je l'ai su - ont eu des malaises et ont dû user et abuser de purgatifs. Je finis par me convaincre d'être beaucoup plus fort que je ne le pensais : au contraire des autres, je m'en suis tiré avec une simple fatigue. Je t'assure que, excepté quelques heures de cafard une nuit qu'on avait coupé la lumière dans notre cellule, j'ai toujours été d'excellente humeur. Cette tendance de mon esprit qui me porte à remarquer le côté comique et caricatural d'une scène donnée est toujours restée éveillée et m'a maintenu en joie en dépit de tout. J'ai toujours lu, ou presque, des revues illustrées et des journaux sportifs et j'étais en train de me refaire une bibliothèque. 1 Principale prison romaine équivalant à la Santé de Paris. 2 Mariette, amie de Tatiana Schucht et qui fréquentait la maison de Gramsci. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 40 d'un même centre. Nous étions surveillés par une sentinelle postée sur une terrasse dominant l'éventail des promenades et par une seconde sentinelle qui allait et venait devant la grille. La cour était comme encaissée entre des murs très hauts et elle était dominée par un côté par la cheminée basse d'une petite usine faisant partie de la prison. C'est ainsi que parfois l'air n'était que fumée. Une fois nous dûmes demeurer une demi-heure environ sous une violente averse. A midi ou à peu près était servi notre repas quotidien. La soupe souvent était encore tiède, le reste était toujours froid. A trois heures, il y avait la visite de la cellule avec la vérification des barreaux de la grille; la visite se répétait à dix heures du soir et à trois heures du matin. Je dormais un peu entre ces deux dernières visites. Une fois réveillé par la visite de trois heures, je n'arrivais plus à me rendormir. Il était cependant obligatoire de rester couché de sept heures et demie du soir jusqu'à l'aube. Pour distraction, il y avait les bruits de voix et les morceaux de conversation que l'on réussissait parfois à saisir et qui venaient des cellules voisines. Je n'encourus jamais aucune punition. Maffi 1 au contraire fut mis trois jours au pain et à l'eau dans un cachot. Je n'éprouvai jamais, en vérité, aucun malaise. Bien que n'ayant jamais consommé complètement mon repas, toutefois je mangeai toujours avec un appétit plus grand qu'au restaurant. Je disposais seulement d'une cuiller en bois; ni fourchette, ni verre, un pot en terre et un autre plus petit pour l'eau et pour le vin; une grosse écuelle en terre pour la soupe et une autre pour servir de cuvette dans le temps où je n'avais pas encore la chambre de location. Le 19 novembre me fut communiqué sans aucun commentaire l'arrêt qui m'infli- geait cinq années de déportation aux colonies. Les jours qui suivirent le bruit m'arriva que je serais envoyé en Somalie. Je sus seulement le 24 et par une voie indirecte que j'aurais à purger ma peine dans une île italienne. Mon lieu exact de destination me fut seulement communiqué officiellement à Palerme. Je pouvais être envoyé à Ustica, mais aussi à Favignana 2, à Pantelleria ou à Lampedusa. Étaient exclus les Tremiti : pour y être conduit j'aurais voyagé de Caserta à Foggia, ce qui ne fut pas le cas. Je quittai Rome le matin du 25 par l'express de Naples où j'arrivai vers 13 heures. Je voyageai en compagnie de Molinelli, Ferrari, Volpi et Picelli 3 qui avaient été arrêtés eux aussi le 8. Ferrari fut détaché à Caserta et dirigé sur les Tremiti. Je dis bien détaché parce que même dans le wagon nous étions liés ensemble à une longue chaîne. Depuis mon départ de Rome je n'ai jamais été seul, - ce qui a produit un notable changement dans mon état d'âme. Nous pouvions plaisanter et rire bien que nous fussions liés à la chaîne, que nous eussions les deux poignets serrés dans les menottes et qu'il nous fallut manger et fumer dans cet appareil. Car nous parvenions à allumer nos cigarettes, à manger, à boire. Les poignets enflaient bien un peu; mais nous avions la sensation de la perfection de la Machine humaine qui peut se faire aux situations les moins naturelles. Dans la mesure où le règlement le permet, les gendarmes de l'escorte nous traitaient avec correction et courtoisie. Nous sommes restés à Naples deux nuits, dans la prison du Carmine, toujours ensemble; nous sommes repartis le soir du 27 par voie de mer et par temps très calme. A Palerme, nous avons disposé d'un local fort propre et bien aéré avec une très belle vue sur le mont Pellegrino ; nous retrouvâmes d'autres amis destinés aux îles, le député 1 Camarade de combat de Gramsci. 2 Favignana : petite île italienne sur la côte ouest de la Sicile, province de Trapani, 5.825 habitants. - Pantelleria : île italienne, entre la Sicile et la Tunisie, 9,015 habitants. Pas d'eau potable. - Lampedusa : île italienne de la Méditerranée entre Malte et la Tunisie, 2,450 habitants. -Tremiti : petit archipel italien de l'Adriatique dépendant de la province de Foggia (Pouilles), à 29 kilomètres de la côte, 490 habitants. Pas d'eau potable. 3 MOLINELLI, FERRARI, VOLPI, PICELLI: camarades de combat de Gramsci. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 41 maximaliste Conca, de Vérone, et l'avocat Angeloni, républicain de Pérouse. Par la suite, d'autres nous rejoignirent parmi lesquels Maffi destiné à Pantelleria. J'aurais dû partir de Palerme le 2; je ne partis que le 7. Trois tentatives de traver- sée échouèrent à cause de l'état de la mer. Ce fut là la partie- la plus mauvaise du voyage de transfert. Imagine : réveil à quatre heures du matin, formalités pour le dépôt de l'argent et de diverses affaires, menottes et chaînette, voiture cellulaire jusqu'au port, descente dans une embarcation pour rallier le petit vapeur, montée d'une petite échelle pour accéder à bord, descente d'une petite échelle pour atteindre le pont, descente d'une troisième petite échelle pour gagner l'emplacement des troisiè- mes classes; tout cela en ayant les poignets enchaînés et en étant enchaînés à trois autres par la même chaîne. A sept heures, le petit vapeur part, danse et se démène comme un dauphin pendant une heure et demie; puis nous faisons demi-tour parce que le capitaine reconnaît qu'il est impossible d'accomplir le reste de la traversée. Nous refaisons en sens inverse la montée et la descente des petites échelles et nous revoilà en cellule. Il est cependant midi et l'on n'a pas eu la possibilité de commander notre repas. Nous restons sans manger jusqu'à cinq heures; nous n'avions rien mangé le matin. Cette histoire s'est répétée quatre fois. A Ustica étaient déjà arrivés quatre de nos amis : Conca, l'ancien député de Pérouse Sbaraglini, les deux autres d'Aquila 1. Les premières nuits, nous avons dormi dans une chambrée. Nous revoilà installés dans hi maison mise à notre disposition. Au rez-de-chaussée se trouvent une pièce où dorment deux d'entre nous, la cuisine, les cabinets, un réduit que nous avons aménagé en cabinet de toilette pour nous tous. Au premier étage, nous sommes quatre à dormir dans deux pièces, trois dans une assez grande et un dans la seconde qui sert de couloir. Une spacieuse terrasse recou- vre la plus grande pièce et domine la plage. Nous payons cent lires par mois pour la maison et deux lires par jour et par personne pour le lit, le blanchissage des draps et divers objets de ménage. Les premiers jours, nous avons beaucoup dépensé pour nos repas : pas moins de vingt lires par jour. A présent, nous dépensons dix lires pour le déjeuner et le dîner. Nous sommes en train de monter une popote qui nous permettra peut-être de vivre avec les dix lires journalières qui nous sont allouées par le gouvernement. Nous sommes déjà trente déportés politiques et peut-être il en arrivera d'autres. Nos servitudes sont nombreuses et variées. Les plus apparentes sont celles qui nous interdisent de quitter la maison avant l'aube et qui nous obligent à y rentrer à huit heures du soir. Nous ne pouvons pas dépasser certaines limites qui, en gros, sont celles de la partie habitée de l'île. Nous avons toutefois obtenu l'autorisation de nous promener sur tout le territoire de l'île avec nécessité pour nous d'être rentrés dans les limites à cinq heures de l'après-midi. La population composée de Siciliens affables et hospitaliers comprend en gros 1,600 habitants dont 600 forçats, autant dire 600 criminels. Nous pouvons avoir des rapports avec elle. Les forçats sont soumis à un régime très sévère. La plupart, étant donné la petitesse de l'île, n'ont aucune occupa- tion et doivent vivre avec les quatre lires journalières que l'État leur alloue. Cette allocation est entièrement consacrée à l'achat de vin. Les repas se réduisent à un peu de pâtes aux herbes et à un peu de pain. En peu de temps la sous-alimentation mène à l'alcoolisme le plus dépravé. A cinq heures de l'après-midi ces forçats sont enfermés dans des chambrées pour la durée de la nuit (de cinq heures du soir à sept heures du matin). Ils jouent aux cartes, perdent parfois l'allocation de plusieurs jours et se 1 Ville de l'Italie centrale (Abruzzes), 52.000 habitants. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 42 trouvent ainsi emportés dans une course infernale qui ne finit jamais. Il est vraiment regrettable qu'il nous soit défendu d'avoir des contacts avec des êtres humains réduits à mener une vie aussi exceptionnelle : nous pourrions faire des observations de psy- chologie et de folklore de caractère unique. Tout ce qui survit d'élémentaire dans l'homme de nos jours revient irrésistiblement à la surface si ces molécules pulvérisées se regroupent selon des principes qui correspondent à ce qui existe d'essentiel dans les couches populaires les plus profondes. Les forçats sont de quatre origines différentes : hommes du Nord, hommes du Centre, hommes du Midi, Sicile comprise, et les Sardes. Les Sardes mènent une vie nettement à part. Les septentrionaux usent entre eux d'une certaine solidarité mais à ce qu'il semble ils ignorent toute organisation, ils se font un point d'honneur d'être voleurs, tireurs de bourses, escrocs et de n'avoir jamais versé de sang. Parmi les hommes du Centre, les Romains sont ceux qui s'en- tendent le mieux entre eux; ils ne dénoncent même pas les mouchards à ceux des autres régions. Les méridionaux, d'après ce qui se raconte, Sont très solidaires entre eux bien que parmi eux il existe des subdivisions : l'État de Naples, l'État des Pouilles, l'État de Sicile. Pour les Siciliens, l'honneur c'est de n'avoir pas volé, mais d'avoir versé le sang. J'ai eu tous ces détails d'un forçat qui se trouvait dans la prison de Palerme pour y purger une peine encourue durant son temps de déportation et qui s'enorgueillissait d'avoir, selon le plan qu'il avait établi, infligé à un employeur qui le traitait mal une blessure profonde de dix centimètres et qu'il avait, affirmait-il, mesurée; il avait décidé que la blessure serait de dix centimètres sans un millimètre en trop ni en moins, de ce chef-d'œuvre mon forçat se montrait extrêmement fier. Je crois que le rappel de la nouvelle de Kipling n'avait rien d'exagéré malgré qu'il eût été provoqué par mes impressions du premier jour... Très chère Tania, je t'embrasse affectueusement. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 45 J'ai ainsi épuisé un certain stock de questions autorisées. J'espère t'avoir fait un peu sourire : j'ai l'impression que ton silence doit être interprété comme une consé- quence de tristesse et de fatigue et qu'il est absolument nécessaire de te faire sourire. Chère Tania, il faut m'écrire parce que je ne reçois de lettres que de toi seule. Lorsque ta correspondance me manque si longtemps il me semble être encore plus isolé et que tous mes rapports avec le monde sont brisés. Je t'embrasse affectueusement. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 46 (Lettre 6.) Ustica, 15 janvier 1927. Ma très chère Julie, Retour à la table des matières Je veux te décrire ma vie quotidienne dans ses grandes lignes, afin que tu puisses la suivre et en retenir de temps en temps quelques traits. Comme tu le sais, Tania a dû déjà te l'écrire, je suis logé en compagnie de quatre amis. Nous sommes donc cinq, répartis dans trois petites chambres qui sont toute la maison. Nous disposons d'une très belle terrasse de laquelle nous admirons durant le jour la mer illimitée et un magnifique ciel durant la nuit. Le ciel débarrassé de toute fumosité citadine permet de jouir de ces merveilles avec le maximum d'intensité. Les couleurs de l'eau et du firmament sont vraiment extraordinaires par leur variété et leur profondeur : j'ai vu des arcs-en-ciel uniques en leur genre. D'habitude, le matin, je suis le premier à me lever. C'est moi qui fais le café. Notre vie recommence alors : nous allons à l'école comme maître ou comme élèves. Si c'est jour de courrier, nous nous rendons à la marine pour attendre avec anxiété l'arrivée du petit vapeur. Si, à cause du mauvais temps, le courrier n'arrive pas, la journée est fichue, une certaine mélancolie se répand sur tous les visages. A midi, nous mangeons. Je fais partie d'une table commune et aujourd'hui justement c'est mon tour de faire le garçon et le plongeur. Je ne sais pas encore si, avant de servir à table, j'aurai à éplucher les pommes de terre, à préparer les lentilles ou à nettoyer la salade. Mes débuts sont attendus avec beaucoup de curiosité. Quelques amis voulaient me remplacer dans ce service. Mais j'ai été irréductible dans ma volonté d'accomplir ma tâche. Le soir nous devons regagner nos habitations à huit heures. De temps en temps, des rondes passent pour vérifier si nous sommes vraiment rentrés. A la différence des condamnés de droit commun nous ne sommes pas enfermés de l'extérieur. Une autre différence : notre sortie dure jusqu'à huit heures et non jusqu'à cinq seulement; nous pourrions avoir des permissions pour la soirée si elles nous faisaient besoin. Chez nous, le soir, nous jouons aux cartes. J'ai déjà reconstitué une certaine petite biblio- thèque et je puis lire et étudier. Très chère Julia, dis-moi longuement comment vous vivez toi et les enfants. Dès que cela est possible envoie-moi la photo de julien. Delka a-t-il fait encore beaucoup de progrès ? Ses cheveux ont-ils à nouveau poussé ? La maladie a-t-elle laissé quel- que trace en lui ? Parle-moi beaucoup de julien. Génia est-elle guérie ? Je t'embrasse en te serrant très fort. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 47 (Lettre 7.) Prison de Milan, 19 février 1927. Très chère Tania, Retour à la table des matières Depuis un mois et dix jours je ne reçois plus de nouvelles de toi et je ne me l'explique pas. Comme je te l'ai déjà écrit la semaine passée, au moment de mon départ d'Ustica, le petit vapeur n'arrivait plus depuis dix jours environ. Avec le petit vapeur qui me transportait à Palerme il aurait dû arriver à Ustica au moins deux de tes lettres qui auraient dû m'être retransmises à Milan. Or parmi la correspondance retour de l'île que je viens de recevoir, je n'ai rien trouvé de toi. Très chère, si cela dépend de toi et non (comme il est possible et probable) de quelque complication administrative, tu devrais éviter de me faire éprouver tant d'anxiété et pendant si longtemps. Isolé comme je le suis tout accident imprévu et toute interruption dans les habitudes font que je suis assailli de soucis douloureux. Les dernières de tes lettres arrivées à Ustica étaient quelque peu inquiétantes. Qu'est-ce que c'est que ce souci de ma santé qui finit par te faire physiquement mal ? je t'assure que je me suis toujours assez bien porté et que j'ai en moi des énergies physiques qui ne s'épuisent pas facilement malgré ma frêle apparence. Crois-tu que cela ne voudrait rien dire d'avoir toujours mené une vie sobre et rigoureuse? je vois aujourd'hui ce que signifie le fait de n'avoir jamais été gravement malade et de n'avoir jamais infligé à l'organisme aucune blessure décisive. Je puis arriver à être horriblement fatigué, c'est vrai. Mais un peu de repos et de nourriture me font rapidement retrouver mon état normal. En fin de compte, je ne sais ce qu'il faudrait que je t'écrive pour que tu soies cal- me et sereine. Veux-tu que j'en arrive aux menaces ? Tu sais, je pourrais ne plus t'écrire et te faire éprouver, à toi aussi, ce que manquer de nouvelles veut dire. Je t'imagine grave et sombre, sans un sourire même fugitif. Je voudrais m'efforcer de te dérider. Je veux, par exemple, comme intermède à la description de mon voyage en ce monde si grand et si redoutable, te dire quelque chose de bien divertissant con- cernant ma popularité. Je ne suis pas connu en dehors d'un cercle assez restreint; mon nom est estropié de mille invraisemblables manières : Gramsci, Granùsci, Gràmisci, Gramesci et même Garamàscon, avec les variantes les plus bizarres. A Palerme Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 50 (Lettre 9.) Prison de Milan, 19 mars 1927. Très chère Tania, Retour à la table des matières ... Ma vie s'écoule toujours également monotone. Étudier est beaucoup plus difficile qu'on ne l'imaginerait. J'ai reçu quelques livres et, à vrai dire, je lis beaucoup (plus d'un volume par jour en plus des journaux) mais ce n'est pas à cela que je pense. Je suis obsédé (et il y a là un phénomène propre aux enfermés, je, crois) par cette idée : il faudrait faire quelque chose für ewig 1, selon une conception compliquée de Gœthe dont il me souvient qu'elle a beaucoup tourmenté notre Pascoli 2. En un mot, je voudrais, selon un plan préétabli, m'occuper intensément et systématiquement de quelque sujet qui absorberait et centraliserait ma vie intérieure. J'ai pensé jusqu'ici à quatre sujets, - et cela est déjà un indice que je n'arrive pas à me recueillir. A savoir : 1) Une recherche sur la formation de l'esprit public en Italie dans le siècle écoulé, c'est-à-dire une recherche sur les intellectuels italiens, leurs origines, leur groupement selon les courants de la culture, leurs différentes manières de penser, etc., etc. Travail au plus haut point suggestif, mais que je ne pourrai qu'ébaucher dans ses grandes lignes étant donné l'impossibilité absolue d'avoir à ma disposition la masse énorme de matériaux qui seraient nécessaires. Tu te souviens de mon très rapide et très superficiel travail sur l'Italie méridionale et sur l'importance de B. Croce ? Eh bien, la thèse que j'avais alors annoncée je voudrais la développer largement, d'un point de vue « désintéressé », für ewig. 2) Une étude de linguistique comparée ! Rien de moins. Peut-il exister quelque chose de plus désintéressé que cela ? de plus für ewig ? Il s'agirait, naturellement, de traiter seulement la partie méthodologique et purement théorique, partie qui n'a jamais été traitée complètement et systématiquement du nouveau point de vue des néo-linguistes contre les née, grammairiens. (Je te ferai enrager, chère Tania, avec cette lettre !) L'un des plus gros « remords » intellectuels de ma vie est là douleur profonde que j'ai occasionnée à mon bon professeur Bartoli, de l'Université de Turin; celui-ci était persuadé que j'étais l'archange destiné à exterminer définitivement les « 1 Pour l'éternité. 2 PASCOLI : poète et critique italien né à San-Mauro (Romagne), en 1885, mort à Bologne en 1912. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 51 néo-grammairiens »; quant à lui, étant de la même génération que cette bande d'hommes très infâmes, et lié à eux par des millions de fils académiques, il ne voulait pas aller, dans ses énonciations, au delà d'une certaine limite fixée par les conve- nances et par la déférence due aux vieux monuments funéraires de l'érudition. 3) Une étude sur le théâtre de Pirandello 1 et sur la transformation du goût théâtral italien que Pirandello représente et qu'il a contribué à déterminer. Sais- tu que, bien avant Adriano Tilgher 2, j'ai découvert et contribué à populariser le théâtre de Pirandello ? J'ai écrit sur Pirandello, de 1915 à 1920, assez pour faire un petit volume de deux cents pages, mes affirmations d'alors étaient originales et sans exemple : Pirandello était ou aimablement supporté ou ouvertement tourné en dérision. 4) Un essai sur... les romans feuilletons et le goût populaire en littérature. L'idée m'est venue en lisant la nouvelle de la mort de Séraphin Renzi, premier comi- que d'une compagnie dramatique de plein air et qui donnait de ces drames qui sont le pendant théâtral des romans feuilletons, et en me souvenant de tout le plaisir qui fut le mien toutes les fois que j'entendis Renzi ; alors la représentation était double : l'émotion, les passions déchaînées, l'intervention du public populaire, tout cela n'était pas la représentation la moins intéressante. Que penses-tu de tout cela ? Au fond, pour qui sait observer, entre ces quatre questions, il existe une idée commune : l'esprit populaire créateur, dans ses différentes phases ou degrés de développement, est à la base de ces questions par mesures égales. Écris-moi tes impressions. J'ai grande confiance dans ton bon sens et dans la profondeur de ton jugement. T'ai-je ennuyée ? Tu le sais, la correspondance pour moi remplace les conversations : j'ai vraiment l'impression de te parler lorsque je t'écris; avec cette différence que tout se réduit à un monologue parce que tes lettres ou elles n'arrivent pas ou elles ne correspondent pas à la conversation entreprise. C'est pour- quoi écris-moi longuement et des lettres en plus de tes cartes postales. Moi je t'écrirai une lettre chaque samedi (je peux en écrire deux par semaine) et je m'épancherai. Je ne continue pas à te dire les péripéties de mon voyage et mes impressions parce que je ne sais si elles t'intéressent. Certes, elles ont une valeur pour moi en tant qu'elles sont liées à des états d'âme déterminés et même à des souffrances déterminées. Pour les rendre intéressantes à d'autres peut-être serait-il nécessaire de les exposer sous une forme littéraire. Oui, mais je dois écrire de premier jet dans les courts moments où je puis disposer de l'encrier et de la plume... Je t'embrasse, chère, aime-moi et écris-moi. ANTOINE. 1 Luigi PIRANDELLO : écrivain italien né à Girgente (Sicile) en 1867, mort à Rome en 1936. Surtout connu en France comme auteur dramatique. 2 Adriano TILGHER : critique italien. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 52 (Lettre 10.) Milan, 26 mars 1927. Très chère Tania, Retour à la table des matières Cette semaine, je n'ai reçu de toi ni lettres ni cartes postales. On m'a cependant remis ta lettre du 17 janvier (avec une lettre de Julie du 10) réexpédiée d'Ustica. Ainsi, dans un certain sens et jusqu'à un certain point, j'ai été assez satisfait. J'ai retrouvé le caractère de Julie - c'est étonnant combien cette fille écrit peu et comme elle sait s'en excuser avec le chahut que font les gosses autour d'elle ! - et j'ai con- sciencieusement appris par cœur ta missive. J'y ai d'abord trouvé quelques erreurs. (J'étudie même ces menues choses, vois-tu, et j'ai eu l'impression que ta lettre n'a pas été pensée en italien, mais traduite à la hâte et très mal, et cela veut dire que tu étais fatiguée, mal à ton aise, que tu pensais à moi seulement par le moyen d'un tour com- pliqué; peut-être avais-tu en ce moment reçu la nouvelle de la grippe de Julie et des enfants.) Parmi tes erreurs je te signale une impardonnable confusion entre saint Antoine de Padoue qui tombe au mois de juin et le saint Antoine vulgairement appelé du cochon, qui est justement mon patron - je suis né le 22 janvier - et auquel je tiens beaucoup pour de nombreuses raisons de caractère magique. Ta lettre m'a fait repenser à la vie d'Ustica que certainement tu imaginais bien diverse de ce qu'elle était en réalité - un jour peut-être je me remettrai à te conter ma vie de cette époque et je t'en ferai un tableau. Aujourd'hui je n'en ai nulle envie, je me sens quelque pou fatigué. D'Ustica, je me suis fait envoyer les petites grammaires et le Faust. La méthode est bonne, mais exigerait l'assistance d'un professeur, au moins pour ceux qui débutent, Pour moi, elle s'avère excellente, puisque je n'ai qu'à revoir les premières notions et que je dois plus spécialement faire des exercices. Je me suis fait aussi envoyer la Maîtresse Paysanne de Pouchkine dans l'édition Polledro, texte, traduction littéraire et grammaticale, et notes. J'apprends le texte par cœur. Je pense que la prose de Pouchkine doit être excellente, aussi n'ai-je pas à craindre de me farcir la mémoire d'erreurs stylistiques, cette façon d'apprendre la prose par cœur je la retiens comme très bonne à tout point de vue. J'ai reçu, expédiée d'Ustica, une lettre de ma sœur Thérèse avec la photographie de son fils François, né quelques mois après Delio, Il me semble qu'ils ne se ressem- Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 55 contre le mur avec deux matelas (dont un de laine) : les draps sont changés environ tous les quinze jours. J'ai une petite table et une espèce de petite armoire-commode, une glace, un seau et un broc en fer émaillé. Je possède de multiples objets en aluminium achetés à la Renaissante 1 qui a organisé une vente dans la prison. J'ai plusieurs livres à moi. Chaque semaine, je reçois en lecture huit livres de la bibliothèque de la prison (double abonnement). Pour que tu t'en fasses une idée voici la liste de cette semaine qui est toutefois exceptionnelle par la relative valeur des livres distribués : 1. PIERRE COLLETTA : Histoire du royaume de Naples (excel- lent). 2. V. ALFIÉRI : Autobiographie. 3. MOLIÈRE : Comédies choisies, traduites par le sieur Moretti (traduction ridicule). 4. CARDUCCI : deux volumes des Oeuvres complètes (très médiocres, parmi les plus mauvaises de Carducci). 5. ARTHUR Lévy : Napoléon intime (curieux, apologie de Napoléon comme « homme moral »). 6. Gina LAMBROSO En Amérique du Sud (très médiocre). 7. HARNACK L'Essence du christianisme; VIRGILIO BROCCHI : Le Destin au Poing, roman (de quoi faire enrager les chiens); SALVATOR GOTTA : Ma Femme (heureusement qu'elle est à lui car elle est fort ennuyeuse). Le matin je me lève à six heures et demie; le réveil est sonné à six heures : café, toilette, nettoyage de la cellule; je bois un demi-litre de lait et mange un petit pain; aux environs de huit heures promenade de deux heures. Je me promène; j'étudie la grammaire allemande, je lis la Maîtresse paysanne de Pouchkine, et j'apprends par cœur une vingtaine de lignes du texte. J'achète Il Sole, journal industriel et commer- cial, et je lis quelques nouvelles économiques (j'ai lu tous les rapports annuels des sociétés par action); le mardi j'achète Il Corriere dei Piccoli qui me divertit; le mer- credi la Domenica del Corriere 2 ; le vendredi le Guérin Meschino (1), soi-disant humoristique. Après la promenade, je prends du café; je reçois trois quotidiens, le Corriere, le Popolo d'Italia, le Secolo (à présent le Secolo sort l'après-midi et je ne l'achèterai plus parce qu'il ne vaut plus rien). Le déjeuner arrive à des heures varia- bles, de midi à trois heures. Je réchauffe la soupe (un bouillon ou des pâtes), je mange un petit morceau de viande (si elle est de veau), parce que je ne réussis pas encore à manger de la viande de bœuf, un petit pain, un petit morceau de fromage (je n'aime pas les fruits) et un quart de vin. Je lis un livre, je me promène, je réfléchis sur beaucoup de choses. A quatre heures, quatre heures et demie, je reçois deux autres quotidiens, la Stampa et le Giornale d'Italia. A sept heures je dîne (le dîner arrive à six heures) : soupe, deux œufs durs, un quart de vin; je ne réussis pas à manger le fromage. A sept heures et demie sonne l'heure du silence; je me couche et je lis des livres jusqu'à onze heures, minuit. Depuis deux jours, vers neuf heures, je bois une tasse de camomille. (La suite au prochain numéro parce que je veux te parler d'autre chose.) Je t'embrasse. ANTOINE. 1 Grands magasins de Rome. 2 Publications hebdomadaires illustrées, de contenu très varié, de lecture facile. Le Guerin Meschino passait pour un journal satirique. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 56 (Lettre 12.) Prison de Milan, le 11 avril 1927. Très chère Tania, Retour à la table des matières J'ai reçu tes cartes du 31 mars et du 3 avril. Je te remercie pour les nouvelles que tu me donnes. J'attends ton arrivée à Milan, mais je te confesse que je n'y compte pas trop. J'ai pensé qu'il n'est pas très agréable de continuer la description de ma vie actuelle entreprise dans ma dernière lettre. Il vaut mieux que chaque fois je t'écrive ce qui me passe par la tête sans obéir à un plan établi à l'avance. Même écrire est devenu pour moi un tourment physique parce qu'on me donne d'horribles plumes qui grattent le papier et qui exigent une attention obsédante en ce qui concerne le travail méca- nique de l'écriture. Je croyais pouvoir obtenir l'usage permanent d'un porte-plume et je m'étais proposé de rédiger les travaux dont je t'ai parlé. Je n'ai cependant pas obtenu cette autorisation et il ne me plaît pas d'insister. C'est pourquoi j'écris seule- ment pendant les deux heures et demie ou les trois heures au cours desquelles on se débarrasse de la correspondance hebdomadaire (deux lettres). Naturellement je ne puis pas prendre de notes, ce qui veut dire qu'en vérité je ne puis étudier méthodique- ment et avec profit. Je lisaille. Et pourtant le temps passe très rapidement, plus rapide- ment que je ne l'aurais imaginé. Cinq mois ont passé depuis le jour de mon arrivée à Milan. Je ne peux croire que tant de temps se soit écoulé. Il faut cependant tenir compte du fait qu'en ces cinq mois j'en ai vu de toutes les couleurs et que j'ai subi les impressions les plus étranges et les plus exceptionnelles de ma vie. Rome - du 8 novembre jusqu'au 25 novembre : isolement absolu et rigoureux. 25 novembre : Naples, en compagnie de mes quatre camarades députés, jusqu'au 29 (trois camarades et non quatre, car le quatrième fut détaché à Caserta pour être conduit aux Tremiti). Embarquement pour Palerme et arrivée à Palerme le 30. Huit jours à Palerme : trois voyages vers Ustica, mais sans succès à cause de la tempête. Premiers contacts avec les détenus siciliens de droit commun : un monde nouveau que je connaissais seule- ment en imagination; je vérifie et je contrôle mes opinions sur le sujet, et je les reconnais assez exactes. Le 7 novembre, arrivée à Ustica. Je connais le monde des forçats : des choses fantastiques et incroyables. Je connais la colonie des Bédouins de Cyrénaïque, déportés politiques : tableau oriental très intéressant. La vie à Ustica que je t'ai décrite. Le 20 janvier, je repars. Quatre jours à Palerme. Traversée de Naples avec des criminels. Naples : je connais toute une série de types du plus haut intérêt pour moi : du Midi, je ne connaissais concrètement que la Sardaigne. A Naples, entre Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 57 autres j'assiste à une scène d'initiation de la camorra : je connais un forçat (un certain Arthur) qui me laisse une impression ineffaçable. Quatre jours après, je quitte Naples; arrêt à Cajanello, dans la caserne des carabiniers. Je connais mes compagnons de chaîne qui viendront avec moi jusqu'à Bologne. Deux jours à Isernia avec ces types. Deux jours à Sulmona. Une nuit à Castellamare dans la caserne des carabiniers. Et encore : deux jours dans la compagnie d'environ soixante détenus. On organise des distractions en mon honneur; les Romains improvisent une très belle séance de récita- tion : petits poèmes populaires de la vie des mauvais garçons de Rome. Les Pouillais, les Calabrais et les Siciliens donnent une démonstration d'escrime au couteau selon les règles des quatre États de la mauvaise vie méridionale (I'État sicilien, l'État calabrais, l'État des Pouilles, l'État napolitain) : Siciliens contre Pouillais, Pouillais contre Calabrais. On ne pratique pas la lutte entre Siciliens et Calabrais parce qu'entre les deux États les haines sont très fortes et la séance de démonstration finit toujours par devenir sérieuse et cruelle. Les Pouillais sont des maîtres : joueurs de couteau imbattables avec une technique pleine de secrets et excessivement dangereuse, déve- loppée pour surmonter toutes les autres techniques. Un vieux Pouillais de soixante- cinq ans, fort respecté mais dépourvu de tout esprit de nationalité, bat tous les champions des autres États, puis, pour donner son clou 1 à la fête, il se bat contre un autre Pouillais, jeune, au corps très beau et d'une surprenante agilité, un très haut dignitaire auquel tous obéissent; et ces deux-là, pendant une demi-heure, développent toute la technique régulière de toutes les escrimes connues. Scène vraiment grandiose et inoubliable pour tous, pour les acteurs et pour les spectateurs. J'avais la révélation d'un monde souterrain très compliqué avec sa vie propre, ses sentiments, ses points de vue, ses points d'honneur, ses formidables hiérarchies de fer. Les armes étaient simples : des cuillers frottées contre le mur, de telle manière que la chaux marquait les coups sur les habits. C'est sûr, ces cinq mois ont été mouvementés et riches d'impressions : de quoi me permettre de ruminer un ou deux ans. Cela t'explique comment je passe le temps lorsque je ne lis pas. Je repense à toutes ces choses, je les analyse méticuleusement, je m'enivre de ce travail byzantin. En outre, tout devient singulièrement intéressant de ce qui se produit autour de moi, et que je réussis à percevoir. Je me contrôle certes assidûment parce que je ne veux pas tomber dans la monomanie qui caractérise la psychologie des détenus. Je suis aidé spécialement en cela par un certain esprit ironique et plein d'humour qui ne m'aban- donne jamais. Et toi, que fais-tu et que penses-tu ? Qui t'achète des romans d'aventures mainte- nant que je ne puis plus le faire ? je suis persuadé que tu as relu les admirables histoires de Corcoran et de son aimable Louison 2. Suis-tu cette année les cours de la polyclinique ? Le professeur Caronia, c'est bien lui qui a trouvé le bacille de la rougeole ? J'ai eu connaissance de sa lamentable histoire, mais je n'ai pas compris, à lire les journaux, si le professeur Cirincione a été lui aussi suspendu. Tout cela est, au moins en partie, lié au problème de la maffia sicilienne. C'est incroyable comme les Siciliens, du plus bas jusqu'au plus haut de l'échelle sociale, sont solidaires entre eux et comme des savants eux-mêmes de valeur incontestée marchent sur les limites du code pénal à cause justement de ce sentiment de solidarité. Je me suis persuadé que les Siciliens sont réellement un peuple à part; il y a plus de ressemblance entre un Calabrais et un Piémontais qu'entre un Calabrais et un Sicilien. Les accusations que 1 En français dans le texte. 2 ASSOLLANT : Les Aventures du capitaine Corcoran. Roman d'aventures pour enfants. Louison est une tigresse, inséparable compagne du capitaine. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 60 fois, une macédonia coûte seize centimes, c'est-à-dire trois sous et un centime; le forçat qui achète une macédonia par jour laisse un sou en dépôt et il en déduit un centime par jour durant cinq jours. Pour calculer le prix de cent macédonia il était donc nécessaire de faire cent fois le calcul à partir des seize centimes (trois sous plus un centime) et personne ne peut nier qu'il n'y ait là un calcul assez difficile et compliqué. Et c'était la buraliste, c'est-à-dire l'un des commerçants les plus importants de l'île ! Eh bien ! la psychologie dominante dans toute l'île est celle qui a pour base l'économie du sou, cette économie qui connaît seulement l'addition et la soustraction des seules unités, l'économie sans la table de Pythagore. Écoute cette autre (et je te parle seulement de choses qui me sont arrivées person- nellement; et je te parle de choses qui je crois ne tombent pas sous le coup de la censure) : j'ai été appelé dans les bureaux auprès de l'employé préposé à l'examen de la correspondance à l'arrivée; il me fut remis une lettre à moi adressée et il me fut demandé de donner des explications sur son contenu. Un ami m'écrivait de Milan, m'offrait un poste récepteur de radio et me demandait les données techniques qui m'auraient permis d'entendre au moins Rome. Franchement, je ne comprenais pas la question qui m'était posée par mon censeur; je dis toutefois de quoi il s'agissait; ils avaient tout simplement pensé qu'il était dans mes intentions de parler avec Rome : on ne me permit pas de faire venir l'appareil. Peu après, le maire me convoqua et me dit que la municipalité achèterait l'appareil et il me demanda de ne pas insister pour l'avoir. Il ne voyait pas d'inconvénient à ce que l'autorisation d'avoir un poste ne fut accordée, bien au contraire; il s'était rendu à Palerme et il avait constaté qu'avec l'appareil radiophonique on ne pouvait pas communiquer. ... Ma chère Tania, ne te mets pas trop en colère, j'ai pour toi beaucoup, beaucoup d'affection et je serais vraiment désespéré de te causer une peine trop grande. Je t'embrasse. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 61 (Lettre 15.) Prison de Milan, 23 mai 1927. Très chère Tania, Retour à la table des matières J'ai reçu de toi la semaine écoulée une carte postale et une lettre ainsi qu'une lettre de Julie. Je vais te rassurer en ce qui concerne ma santé. Je vais assez bien, je t'assure. Cette semaine je mange vraiment avec une facilité qui me surprend moi-même. J'ai réussi à me faire servir tout ce qui me plaît et j'ai mg-me l'impression d'avoir grossi. En outre depuis quelque temps je consacre un peu de temps, aussi bien le matin que l'après-midi, à la gymnastique : gymnastique de chambre, que je ne crois pas être très rationnelle mais qui cependant m'aide beaucoup, j'en ai l'impression. Je pratique ainsi : j'essaie de faire des mouvements qui impulsent tous les membres et tous les muscles, méthodiquement et en essayant chaque semaine d'augmenter de quelque unité le nombre des mouvements. Que cela soit utile est démontré, d'après moi, du fait que les premiers jours je me sentais tout endolori et que je ne pouvais faire que peu de fois un mouvement alors qu'à présent j'ai déjà réussi à tripler le nombre des mouvements sans en ressentir aucun ennui. Je crois que cette nouveauté m'a beaucoup aidé et même psychologiquement en me distrayant en particulier des lectures absurdes et seulement faites pour tuer le temps. Ne crois pas toutefois que je travaille trop. L'étude véritable m'est, je crois, impossible, pour toutes sortes de raisons non seulement psychologi- ques mais même techniques; il m'est très difficile de me consacrer entièrement à un sujet ou à une matière et de m'abîmer en elle, ainsi que l'on fait lorsqu'on étudie sérieusement de manière à trouver tous les rapports possibles et à les assembler harmonieusement. Quelque chose de ce genre commence peut-être à m'arriver dans l'étude des langues que j'essaye de faire systématiquement, c'est-à-dire en ne négli- geant aucun élément grammatical - je n'avais jamais Procédé ainsi - je m'étais con- tenté d'apprendre ce qui suffisait pour parler et surtout pour lire, c'est ce qui explique que jusqu'ici je ne t'ai pas écrit de m'envoyer de dictionnaire. Le dictionnaire alle- mand de Kohler que tu m'avais envoyé à Ustica a été perdu par mes amis de là-bas. Je t'écrirai de m'envoyer l'autre dictionnaire, celui du genre Langenscheid, lorsque j'aurai étudié complètement la grammaire. Alors je te demanderai de m'envoyer même les Gesprâche 1 de Gœthe avec Eckermann pour y faire des analyses de style et pas seulement pour les lire; à présent je lis les contes des frères Grimm qui sont très élémentaires. Je suis tout à fait décidé à faire de l'étude des langues mon occupation 1 Entretiens. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 62 dominante; je veux reprendre systématiquement, après l'allemand et le russe. l'anglais, l'espagnol et le portugais que j'avais vaguement étudiés dans les années passées; et aussi le roumain que j'avais étudié à l'Université, mais seulement dans sa partie néo- latine et qu'aujourd'hui je crois pouvoir étudier complètement, c'est-à-dire même dans la partie slave de son dictionnaire (qui comprend plus de cinquante pour cent du vocabulaire roumain). Comme tu le vois tout cela démontre que je suis entièrement tranquille moralement parlant, je ne souffre plus en effet de nervosité et je n'ai plus d'accès de sourde colère comme dans les premiers temps. Je suis acclimaté. Le temps s'écoule pour moi assez rapidement; je le calcule par semaine et non par jour, le lundi est le point de repère parce que ce jour-là j'écris et je me rase, opérations éminemment dialectiques. ... J'ai voulu t'écrire tout cela; il me semble qu'il y ait là le moyen pour que toi aussi bien que Julie vous vous fassiez une idée au moins approximative de ma vie et du cours ordinaire de mes pensées. Par ailleurs vous ne devez pas penser que je suis complètement seul et isolé; chaque jour, d'une manière ou de l'autre, il y a quelque mouvement. Le matin il y a la promenade, lorsqu'il m'arrive d'être bien placé dans la petite cour j'observe les figures de ceux qui vont et viennent pour se rendre dans les petites cours voisines. Puis arrivent les journaux que peuvent lire tous les détenus. A mon retour en cellule je reçois les journaux politiques dont la lecture m'est accordée. Puis c'est le moment des achats et la livraison de la commande passée la veille. Puis c'est le déjeuner, etc., etc. On voit continuellement en somme des figures nouvelles dont chacune cache une personnalité à pénétrer. D'ailleurs, si je voulais renoncer à la lecture des journaux politiques, je pourrais rester en compagnie d'autres détenus quatre à cinq heures par jour. J'y ai pensé un moment, mais je me suis décidé à demeurer seul, afin de pouvoir lire mes journaux. Une compagnie occasionnelle me divertirait pendant quelques jours, peut-être même pendant quelques semaines, mais après, selon toutes probabilités, elle ne réussirait guère à remplacer la lecture des journaux. Qu'en pensez-vous ? ou peut-être la compagnie elle-même et par elle-même vous semble-t-elle un élément psycholo- gique à ne pas mésestimer ? Tania, en tant que doctoresse, donne-moi ton avis auto- risé, car il est fort possible que je ne sois pas en état de juger avec toute l'objectivité nécessaire. Voilà donc la structure générale de ma vie et de mes pensées. Je ne veux pas parler des pensées que je dirige vers vous tous, vers les enfants : il vous est facile de les imaginer, de les sentir. Chère Tania, dans ta carte postale tu me parles encore de ton arrivée à Milan et de ta visite possible. Sera-ce vrai cette fois-ci ? Tu sais bien que, depuis plus de six mois, je ne vois aucun membre de ma famille. Cette fois-ci je t'attends sérieusement. Je t'embrasse. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 65 (Lettre 17.) Prison de Milan, 8 août 1927. Très chère Tania, Retour à la table des matières J'ai reçu ta lettre du 28 juillet et la lettre de Julie. Je n'avais pas reçu de lettres depuis le 11 juin et j'étais en grand souci, si bien que j'ai fait une chose qui te semblera une folie. Je ne veux pas te la dire cependant; je te la dirai quand tu viendras me voir. Je suis peiné de te savoir moralement fatiguée. Cela me déplaît d'autant plus que je suis persuadé que j'ai contribué à te déprimer. Ma chère Tania, j'ai toujours peur que tu n'ailles plus mal que tu ne le dis et que tu puisses te trouver ennuyée à cause de moi. Il y a là un état d'âme que rien ne peut détruire. Il est enraciné en moi. Sais-tu que dans le passé j'ai toujours mené une vie d'ours dans sa caverne parce que justement je voulais que personne ne fut associé à mes contrariétés. J'ai essayé de me faire oublier même de ma famille écrivant à la maison le moins possible. En voilà assez ! je voudrais dire quelque chose pour te faire au moins sourire. Je vais te raconter l'histoire de mes passereaux. Sache donc que j'ai un passereau et que j'en ai eu un autre qui est mort, je crois, empoisonné par quelque insecte (une blatte ou un mille-pattes). Le premier était beaucoup plus sympathique que le second. Il était très fier et de grande vivacité. Le second est très effacé, d'esprit servile et sans initiative. Le premier devint vite le maître de la cellule. Je crois qu'il devait avoir un esprit éminemment gœthien - j'écris cela d'après ce que j'ai lu de Gœthe lui-même dans une biographie à lui consacrée. Uber allen Gipfeln 1 ! Mon passereau occupait tous les sommets existant dans la cellule et il s'y installait quelques minutes pour en savourer la sublime paix. Grimper sur le bouchon d'un flacon de tamarin était son perpétuel souci; c'est à cause de cela qu'une fois il tomba dans un récipient plein des restes de la cafetière et qu'il fut sur le point de mourir étouffé. Ce qui me plaisait dans ce passereau, c'est qu'il ne voulait pas être touché. Il se révoltait férocement les ailes déployées et il becquetait la main avec grande énergie. Il s'était apprivoisé, mais sans me permettre trop de libertés. Le plus curieux est que sa relative familiarité ne fut pas graduelle, mais subite. Il avait commencé par se déplacer dans la cellule toujours dans le coin opposé au mien. Pour l'attirer je lui offrais une mouche dans une boîte d'allu- mettes; il ne la prenait que lorsque je m'étais éloigné. Un jour, au lieu d'une mouche il en avait cinq ou six dans la boîte; avant de les manger il dansa frénétiquement autour 1 « Au-dessus de toutes les cimes », premier vers d'un poème de Gœthe. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 66 pendant quelques secondes; cette danse se renouvela toutes les fois qu'il y eut de nombreuses mouches. Un matin, en revenant de la promenade, le passereau se mit à mes côtés; il ne se détacha plus, je veux dire par là que depuis, il se tint toujours près de moi, me regardant attentivement et venant de temps en temps me becqueter les souliers pour obtenir de moi quelque chose. Mais il ne se laissa jamais prendre dans la main sans se révolter et tenter tout de suite de s'enfuir. Il est mort lentement; il a reçu un coup, un soir qu'il était accroupi sous la petite table, il a poussé un cri comme l'aurait fait un enfant, mais il est mort seulement le jour suivant : il était paralysé du côté droit, et il se traînait avec peine pour manger ou boire; puis d'un coup il mourut. Le passereau actuel est au contraire d'une servilité à donner la nausée; il veut que je lui donne la becquée bien qu'il puisse manger fort bien tout seul; il monte sur les chaussures et il -se niche dans le pli des pantalons; s'il avait des ailes entières il volerait sur mes genoux; on voit qu'il voudrait le faire : il s'allonge, frémit, puis saute sur les souliers. Je crois que lui aussi ne vivra pas longtemps; il a l'habitude de manger les têtes brûlées des allumettes et puis le fait de manger constamment du pain mouillé doit provoquer chez ces petits oiseaux des troubles mortels. Pour l'instant il est assez bien portant, mais sans aucune vivacité; il ne court pas, il est toujours près de moi, et il a déjà reçu d'involontaires coups de pied. Voilà l'histoire de mes deux petits passereaux. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 67 (Lettre 18.) Prison de Milan, le 8 août 1927. Très cher Berti, Retour à la table des matières J'ai reçu ta lettre du 15 juillet. Je t'assure que mon état de santé n'est pas plus mauvais que ces années passées; je crois même qu'il s'est un tantinet amélioré. Par ailleurs je ne fais aucun travail : lire purement et simplement ne peut pas s'appeler travailler. Je lis beaucoup, mais de manière désordonnée. Je reçois quelques livres du dehors et je lis les livres de la bibliothèque de la prison, comme ça, comme ils m'arri- vent semaine après semaine. Je possède une assez heureuse capacité qui consiste à trouver un côté intéressant même dans la plus basse production intellectuelle, comme les romans feuilletons, par exemple. Si j'en avais la possibilité j'amoncellerais des centaines et des milliers de fiches sur plusieurs questions de psychologie populaire diffuse. Par exemple : comment est né le mythe du « rouleau compresseur russe » de 1914. Dans ces romans tu trouves par centaines des détails sur la question, ce qui signifie qu'il existe tout un système de croyances et de craintes enracinées dans les grandes masses populaires et qu'en 1914 les gouvernants... (censuré) ... De même tu trouves des centaines de données sur la haine du peuple français contre l'Angleterre, haine liée à la tradition paysanne de la guerre de Cent ans, du supplice de Jeanne d'Arc et aussi aux guerres de l'Empire et à l'exil de Napoléon. Que les paysans français, sous la Restauration, aient cru que Napoléon descendait de la Pucelle, n'est- ce pas extrêmement intéressant ? Comme tu le vois, je gratte même sur les tas de fumier. Il est vrai que quelques livres intéressants m'arrivent de temps en temps. Je suis en train de lire à présent l'Église et la Bourgeoisie, premier tome (300 pages in-8°) des Origines de l'esprit bourgeois en France d'un certain Groethuysen. L'auteur, que je ne connais pas, mais qui doit être un disciple de l'école sociologique de Paulhan, a eu la patience d'analyser minutieusement le recueil de serinons et de livres de dévotion parus avant 1789 pour reconstituer les points de vue, les croyances, les comporte- Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 70 (Lettre 20.) Prison de Milan, 17 octobre 1927. Très chère Tania, Retour à la table des matières J'ai reçu avant-hier ta lettre du 27 septembre. Je suis content que Mil-an te plaise et t'offre des possibilités de distraction. As-tu visité les musées et les galeries ? Parce que du point de vue de la structure urbaine je pense que la curiosité doit être vite satisfaite. La différence fondamentale entre Rome et Milan me semble consister justement en ceci : Rome a un panorama urbain inépuisable alors que Milan est iné- puisable en ce qui concerne le chez soi 1, à la vie intime des Milanais qui sont liés à la tradition plus qu'on ne l'imagine. C'est pourquoi Milan est peu connue des étrangers ordinaires ; elle a cependant fortement attire des hommes comme Stendhal, qui ont pu pénétrer dans ses familles, dans ses salons et la connaître intimement. Son noyau social le plus consistant est l'aristocratie qui a su conserver une homogénéité et une densité uniques en Italie, pendant que les autres groupes, les ouvriers compris, sont, l'un dans l'autre, des groupements de nomades sans stabilité ni ossature, composés de toutes les variétés régionales de l'Italie. C'est cela la force et la faiblesse nationales de Milan, entrepôt ou ensemble gigantesque d'industries et de négoces dominés en fait par une élite 2 de vieilles familles aristocratiques qui ont pour elles la force de tradition du pouvoir local. (Tu sais que Milan a jusqu'à un culte catholique. spécial, le culte ambrosien, dont les vieux Milanais sont très jaloux et qui se relie à cette situation particulière.) Excuse Cette digression. Tu sais combien j'aime à bavarder et combien je me laisse prendre par la main par toute question qui m'intéresse. Fais-moi encore part de tes impressions milanaises. Je t'embrasse affectueusement et je t'attends. ANTOINE. 1 En français dans le texte. 2 En français dans le texte. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 71 (Lettre 21.) Prison de Milan, 14 novembre 1927. Très chère Tania, Retour à la table des matières ... Lorsqu'arriva le centenaire de Machiavel, je lus tous les articles publiés par les cinq quotidiens que je lisais alors; je reçus plus tard le numéro spécial de Marzocco 1 sur Machiavel. J'ai été frappé par le fait qu'aucun de ceux qui ont écrit sur le centenaire n'a établi de rapport entre les livres de Machiavel et le développement, des États dans toute l'Europe de la même époque historique. Préoccupés du problème purement moral posé par ce qu'on appelle le machiavélisme, ils n'ont pas vu que Machiavel a été l'historien des États nationaux régis par une monarchie absolue, ce qui veut dire que Machiavel, en Italie, faisait la théorie de ce qui en Angleterre était énergiquement réalisé par Elizabeth, en Espagne par Ferdinand le Catholique, en France par Louis XI et en Russie par Ivan le Terrible - même s'il ne connut pas et s'il ne pouvait pas connaître plusieurs de ces expériences nationales qui représentaient en réalité le problème historique du moment, ce problème que Machiavel eut le génie de percevoir et d'exposer systématiquement. Je t'embrasse, chère Tania, après cette digression qui ne t'intéressera que relati- vement peu. ANTOINE. 1 Hebdomadaire littéraire florentin. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 72 (Lettre 23.) Prison de Milan, le 21 novembre 1927. Très chère Julie, Retour à la table des matières Dans la cour, où avec d'autres détenus je fais la promenade réglementaire, s'est tenue une exposition de photographie de nos enfants respectifs. Delio a eu un grand succès d'admiration. Depuis quelques jours, je ne suis plus isolé, mais je partage une cellule avec un autre détenu politique qui a une gracieuse et gentille petite fille de trois ans et qui s'appelle Marie-Louise. Selon l'habitude sarde, nous avons décidé que Delio épousera Marie-Louise dès que tous les deux auront atteint l'âge du mariage. Qu'en penses-tu ? Naturellement, nous attendons le consentement des deux mamans pour donner au contrat une valeur plus grande, bien que cela constitue une grave dérogation aux habitudes et aux principes de mon pays. J'imagine que tu souris et cela me rend heureux; je ne réussis que très difficilement à t'imaginer souriante. Je t'embrasse tendrement, ma chérie. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 75 (Lettre 26.) Prison de Milan, 2 janvier 1928. Très chère Tania, Retour à la table des matières Et voici que même la nouvelle année a commencé. Il faudrait faire des projets de vie nouvelle, selon l'usage, mais pour autant que j'ai pu y penser, je ne suis pas arrivé à établir un tel programme. Cela a toujours été une grande difficulté dans ma vie et cela depuis les premières années d'activité raisonnée. A l'école primaire, chaque nouvelle année, on donnait comme sujet de composition cette question : « Que ferez- vous plus tard ? », question ardue que je résolus pour la première fois à huit ans en fixant mon choix sur le métier de charretier. J'avais trouvé que le charretier bénéficiait de toutes les caractéristiques de l'utile et de l'agréable : il maniait le fouet et guidait les chevaux et en même temps il accomplissait un travail qui ennoblit l'homme et lui procure le pain quotidien. Je demeurai fidèle à ce choix l'année d'après, mais pour des raisons que je qualifierais d'extrinsèques. Si j'avais été sincère, j'aurais dit que ma plus vive ambition était de devenir huissier de justice de paix. Pourquoi ? Parce que cette année-là était arrivé au village comme huissier un vieux monsieur qui possédait un très sympathique petit chien tiré à quatre épingles : un nœud de ruban rouge à la queue, une petite housse sur le dos, un collier verni, des détails de harnais de cheval sur la tête. Moi, je n'arrivais pas vraiment à séparer l'image du petit chien de celle de son maître et de la profession de celui-ci. Et cependant je renonçais, mais avec beaucoup de regret, à me leurrer de cette perspective qui me séduisait tant. J'étais d'une logique épouvantable et d'une intégrité morale à faire rougir les plus grands héros du devoir. Oui, je me disais indigne de devenir huissier de justice de paix et par conséquent de posséder des petits chiens aussi merveilleux : je ne connaissais pas par cœur les quatre-vingt-quatre articles de la Constitution du royaume ! Aussi vrai que je le dis ! J'avais fait la deuxième classe élémentaire (celle où me furent révélées les vertus civiques du charretier) et j'avais pensé subir au mois de novembre l'examen de passage pour entrer en 4e en sautant la 3e : j'étais persuadé de pouvoir m'en tirer, mais lorsque je me présentai au directeur pour lui remettre ma demande je m'entendis poser à brûle-pourpoint la question suivante : - Mais connais-tu les quatre-vingt-quatre articles de la Constitution ? je n'avais nullement pensé à ces articles. Je m'étais borné à étudier les notions de « droits et devoirs des citoyens » contenues dans le livre de classe. Et ce fut pour moi un terrible avertissement qui m'impressionna d'autant plus que le 20 septembre précédent, ma petite lanterne vénitienne à la main, j'avais crié Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 76 avec beaucoup d'autres « Vive le lion de Caprera ! Vive le mort de Staglieno » 1 (je ne me souviens plus du tout si l'on criait « le mort » ou le « prophète » de Staglieno : peut-être les deux pour faire plus varié !) - sûr que j'étais d'être reçu à mon examen et de conquérir les titres légaux exigés pour être électeur et devenir un citoyen actif et parfait ! Et voilà que j'ignorais les 84 articles de la Constitution ! Quel citoyen j'étais donc ? Et comment pouvais-je aspirer à devenir huissier de justice de paix et à posséder un chien avec les rubans et le caparaçon ? L'huissier de justice de paix est un rouage de l'État (je pensais même qu'il était une grande roue) : il est le dépositaire et le gardien de la loi même contre les tyrans possibles qui voudraient la piétiner. Et moi, j'ignorais les 84 articles ! C'est ainsi que je limitai mes ambitions et qu'une nouvelle fois, cette année-là, j'exaltai les vertus civiques du charretier qui, n'est-ce pas. peut fort bien avoir lui aussi un chien, peu importe s'il est sans rubans et sans caparaçon ! Tu vois comme les projets faits à l'avance d'une manière trop rigide et schématique butent et éclatent contre la durée réalité lorsqu'on a une vigilante conscience du devoir ! Chère Tania, il doit te sembler que je t'ai menée à la campagne ? Ris et pardonne- moi. Je t'embrasse. ANTOINE. 1 Il Leone di Caprera, il morto di Staglieno : le Lion de Caprera, le mort de Staglieno; il s'agit de Garibaldi. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 77 (Lettre 27.) Prison de Milan, 30 janvier 1928. Mon très cher Berti, Retour à la table des matières J'ai reçu ta lettre du 13, il y a une semaine et alors que j'avais déjà écrit les deux lettres hebdomadaires auxquelles j'ai droit. Rien de neuf par ici. L'habituelle grisaille et l'habituelle monotonie. Même la lecture devient toujours plus indifférente. Naturel- lement, je lis toujours beaucoup, mais sans intérêt, mécaniquement. Bien que je ne sois plus seul dans ma cellule, je lis un livre par jour et même un peu plus. Livres disparates comme tu peux l'imaginer (j'ai relu jusqu'au Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper) et tels que les distribue la bibliothèque payante de la prison. Dans ces dernières semaines, j'ai lu quelques livres envoyés par ma famille, mais aucun de passionnant intérêt. Je te les énumère, ne serait-ce que pour te faire passer le temps. 1. Le Vatican et l'Action française. Il s'agit de ce qu'on a appelé le «livre jaune» de l'Action française 1, un recueil d'articles, de discours et de circulaires que je con- naissais en grande partie puisqu'ils avaient parus dans l'Action française de 1926. La substance politique, dans le livre, est cachée sous sept fois sept voiles. On distingue seulement la discussion « canonique » sur la « matière mystique », sur la « juste liberté (selon les canons)... des fidèles ». Tu sais de quoi il s'agit : il existe en France une organisation catholique de masse, du type de notre « Action catholique », prési- dée par le général de Castelnau. Jusqu'à la crise politique française de 1926, les nationalistes, en fait, étaient le seul parti politique qui, organiquement, se greffât sur cette organisation et en exploitât les possibilités (quatre ou cinq millions de souscrip- tions annuelles, par exemple). Ce qui veut dire que toutes les forces catholiques étaient exposées aux contre-coups des aventures de Maurras et Daudet qui, en 1926, avaient déjà tout prêt un gouvernement provisoire à hisser au pouvoir en cas de troubles. Le Vatican, qui prévoyait au contraire une nouvelle vague des lois anticléri- cales du type Combes, a voulu rompre démonstrativement avec l'Action française et travailler a mettre sur pied un parti catholico-démocratique de masse qui ferait 1 En français dans le texte. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 80 J'ai longuement observé la photographie en la comparant à celles que tu m'as déjà envoyées (j'ai dû interrompre ma lettre pour me faire raser; je ne me rappelle plus ce que je voulais écrire et je n'ai pas l'envie d'y repenser. Ce sera pour une autre fois). Salutations affectueuses à tous. Je vous embrasse. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 81 (Lettre 29.) Prison de Milan, 27 février 1928. Très chère Tania, Retour à la table des matières Par une très heureuse conjonction d'astres favorables ta lettre du 20 m'a été remise le 24 en même temps que la lettre de Julie. J'ai beaucoup admiré ta maîtrise dans les diagnostics, mais je ne suis pas tombé dans les subtils filets de ta malice littéraire. Ne crois-tu pas qu'il serait préférable d'éprouver sa maîtrise sur d'autres sujets que soi ? (Non pour souhaiter du mal à son prochain, cela s'entend, si toutefois on peut parler de prochain en cette occasion.) Tu as bien lu Tolstoï et étudie ses idées ? Tu devrais me confirmer la signification précise que Tolstoï donne à la notion évangélique de « prochain ». Il me semble qu'il s'en tienne à la signification littérale, étymologique du mot : « celui qui t'est le plus proche, c'est-à-dire ceux de ta famille et, tout au plus, ceux de ton village ». En somme, tu n'as pas réussi à me changer les cartes sur la table 1 en mettant en avant de manière démonstrative ta science de médecin dans le but de me faire moins réfléchir à ton état de patiente. Sur la phlébite, justement, je me suis fait une conception assez particulière parce que, dans les quinze derniers jours de résidence à Ustica, j'ai dû écouter les longues ratiocinations d'un vieil avocat de Pérouse qui en souffrait et qui s'était fait envoyer quatre ou cinq publications sur le sujet. Je sais qu'il s'agit d'un mal assez grave et très douloureux. Auras-tu vraiment la patience nécessaire pour bien te soigner et sans précipitation ? J'espère que oui. Je peux contribuer à te faire prendre patience en t'écrivant des lettres plus longues que d'habitude. Ce petit effort ne me coûtera guère si tu peux te contenter de mon bavar- dage. Et puis, et puis, je me porte mieux qu'avant. La lettre de Julie a déterminé en moi Un état d'âme plus tranquille. Je lui écrirai à part, un peu longuement, si ça m'est possible; je ne veux pas lui faire de reproches; mais je ne vois pas encore comment je pourrais lui écrire longuement sans lui faire de reproches. Crois-tu qu'il soit juste qu'elle ne m'écrive plus lorsqu'elle est malade ou angoissée ? Moi je pense que c'est justement dans ces cas-là qu'elle devrait m'écrire plus souvent et plus longuement. Mais je ne veux pas faire de cette lettre la lettre des rappels à l'ordre. 1 A me faire illusion. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 82 Pour te faire passer le temps, je te rapporte une petite discussion « pénitentiaire » qui s'est déroulée à bâtons rompus. Quelqu'un, que je crois être évangéliste ou métho- diste ou presbytérien, était très indigné par le fait que l'on laissât encore circuler dans nos villes ces pauvres Chinois qui vendent des petits objets certainement fabriqués en série en Allemagne, mais qui donnent l'impression aux acheteurs de posséder au moins un petit morceau du folklore chinois. Selon notre évangéliste, le danger serait grand pour l'homogénéité des croyances et des modes de penser de la civilisation occidentale. Il s'agirait selon lui d'une bouture de l'idolâtrie asiatique sur le tronc du christianisme européen. Les petites images de Bouddha finiraient par exercer une fascination particulière qui pourrait réagir sur la psychologie européenne et provoquer la formation d'idéologies nouvelles complètement différentes de notre idéologie traditionnelle. Qu'un individu comme cet évangéliste en paroles eût de semblables préoccupations était certes très intéressant même si ces préoccupations avaient une origine confuse. Il ne fut pas difficile toutefois de le pousser dans un roncier d'idées sans issue possible pour lui en lui faisant observer que : 1° L'influence du bouddhisme sur la civilisation occidentale a des racines plus profondes qu'il ne semble parce que durant tout le moyen âge, de l'invasion des Ara- bes jusqu'au début du XIIIe siècle environ, la vie de Bouddha fut connue en Europe comme la vie d'un martyr chrétien, sanctifié par l'Église, laquelle ne s'aperçut de son erreur qu'au bout de plusieurs siècles et déconsacra alors le pseudo-saint. L'influence qu'une telle affaire peut avoir exercée en ces temps éloignés, où l'idéologie religieuse était très vivace et- constituait la seule façon de penser des multitudes, cette influence est incalculable. 2° Le bouddhisme n'est pas une idolâtrie. De ce point de vue, s'il existe un danger, il est constitué plutôt par la musique et la danse importées en Europe par les nègres. Cette musique a véritablement conquis toute une couche de la population euro- péenne cultivée, elle a même créé un véritable fanatisme. Est-il possible de prétendre que la répétition continuelle des gestes physiques que les nègres font en dansant autour de leurs fétiches, que le fait d'avoir toujours dans les oreilles le rythme syncopé du jazz-band demeurent sans conséquence idéologique ? a) Il s'agit d'un phénomène immensément répandu qui touche des millions et des millions de personnes et spécialement les jeunes; b) Il s'agit d'impressions très fortes et très violentes, c'est-à-dire qui laissent des traces profondes et durables; c) Il s'agit de phénomènes musicaux, c'est-à-dire de manifestations qui s'expriment dans le langage le plus universel qui soit aujourd'hui, dans le langage qui transmet le plus rapidement les images et les impressions totales d'une civilisation non seulement étrangère à la nôtre, mais moins complexe que la civilisation asiatique, Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 85 sens adaptés à percevoir les impressions émoussées et crépusculaires qui flottent (il est bien entendu que je juge de tout cela d'un point de vue ironique), tout un monde commence à bouger autour de soi avec une particulière vivacité, avec ses lois propres, avec son déroulement original. Il en est de même lorsque l'on jette un regard sur un vieux tronc à moitié rongé par le temps et les intempéries et que petit à petit on le regarde avec de plus en plus d'attention. D'abord on voit seulement quelque pourriture humide, avec quelques limaces dégoûtantes de bave et qui se traînent lentement. Puis on voit (à chaque fois sa découverte) un tas de colonies de petits insectes qui se meuvent et se démènent faisant et refaisant les mêmes efforts, le même chemin. Si l'on conserve sa propre position extrinsèque, si l'on ne devient pas une grosse limace ou une petite fourmi, tout cela finit par intéresser et par faire passer le temps. Chaque détail que je réussis à saisir de ta vie et de la vie des enfants m'offre la possibilité de chercher à élaborer une représentation plus vaste de votre existence, mais ces éléments sont trop rares et mon expérience est trop mince. Je voudrais encore te dire ceci : à leur âge les enfants doivent changer trop rapidement pour que j'essaie de les suivre dans toute leur évolution, et que j'essaie aussi de m'en faire une représentation exacte; sur ce point j'avoue être assez désorienté, mais il est inévitable que cela soit ainsi. Je t'embrasse tendrement. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 86 (Lettre 31.) Prison de Milan, 5 mars 1928. Très chère Tania, Retour à la table des matières J'ai lu ta lettre avec beaucoup d'intérêt pour les observations que tu as pu faire et tes nouvelles expériences. Je pense qu'il n'est pas nécessaire de te recommander l'indulgence et non seulement l'indulgence pratique, mais aussi celle que j'appellerais la spirituelle. J'ai toujours été persuadé qu'il existe une Italie inconnue, qui ne se voit pas, bien différente de celle qui est apparente et visible. Je veux dire, puisque cela est un phénomène qui se vérifie dans tous les pays, que la séparation entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas est, chez nous, plus profonde que dans les autres nations civili- sées. Chez nous la place publique, avec ses cris, ses enthousiasmes verbaux, sa vantardise, cache relativement parlant le chez soi 1 plus qu'ailleurs. C'est ainsi que se sont formés toute une série de préjugés et d'affirmations gratuites sur la solidité de la structure familiale comme sur la dose de génie que la Providence aurait daigné donner à notre peuple, etc. Même, dans un très récent livre de Michels, il est répété que la moyenne des paysans calabrais, tout analphabètes qu'ils soient, est plus intelli- gente que la moyenne des professeurs d'Université allemands; c'est bien pourquoi beaucoup de gens ne se croient pas obligés de faire disparaître l'analphabétisme de la Calabre. Je crois que pour bien juger des mœurs, des habitudes familiales de la ville, étant donnée la formation récente des centres urbains en Italie, il faut tenir compte de la situation moyenne du reste du pays; cette situation moyenne est encore très basse et elle peut être résumée de ce point de vue par ce trait caractéristique; un égoïsme extrême des générations entre vingt et cinquante ans qui se manifeste au grand dam des enfants et des vieillards. Naturellement, il ne s'agit pas d'un stigmate d'infériorité civile permanente ; il serait absurde et sot de penser cela. Il s'agit d'une donnée de valeur historiquement contrôlée, qui petit s'expliquer, et qui sera indubitablement surmontée par l'élévation du niveau de vie. L'explication, selon moi, tient dans la structure démographique du pays qui, avant la guerre, imposait la charge de 83 personnes passives à cent travailleurs, pendant qu'en France, avec une richesse énormément supérieure, la charge était seulement de 52 pour cent. Trop de vieux et trop d'enfants par rapport aux générations moyennes appauvries numériquement par l'émigration. Voilà la base de cet égoïsme des générations qui prend parfois des 1 En français dans le texte. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 87 aspects d'épouvantable cruauté. Il y a sept ou huit mois, les journaux rapportaient cet épisode inhumain au possible : un père qui avait massacré toute sa famille (sa femme et ses trois enfants, parce que, revenu des travaux des champs, il avait constaté que la maigre soupe avait été dévorée par sa famélique nichée. Presque à la même date s'est déroulé à Milan le procès d'un père et d'une mère qui avaient fait mourir leur bambin de quatre ans en le tenant lié pendant des mois au pied de la table avec un fil de fer. On comprenait à travers le compte rendu des débats que l'homme doutait de la fidélité de sa femme et que celle-ci, plutôt que de perdre son mari en défendant l'enfant contre les mauvais traitements, s'accordait avec le mari pour la suppression du petit. Ils furent condamnés à huit années de réclusion. Il y a là un type de crime qui, dans le temps, était considéré, dans les statistiques annuelles de la criminalité, comme une singulière exception. Le sénateur Garofalo considérait la moyenne de cinquante condamnations par an pour de tels délits comme la simple indication d'une tendance criminelle : les parents coupables réussissent le plus souvent à échapper à toute sanction, car l'habitude est de porter peu d'attention à l'hygiène et à la santé des bébés et il y a un fatalisme religieux fort répandu qui porte à considérer comme une parti- culière faveur du ciel l'ascension de nouveaux petits anges à la cour de Dieu. Cette croyance n'est que trop répandue, et il n'y a rien d'étonnant de la retrouver encore ne serait-ce que sous des formes atténuées et adoucies dans les villes les plus avancées et les plus modernes. Tu vois que l'indulgence a lieu de se manifester, au moins chez ceux qui, même dans ces domaines, ne croient pas à l'absolu des principes, mais seulement à leur développement progressif en rapport avec le développement de la vie en général. Tous mes vœux. Je t'embrasse. ANTOINE. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 90 (Lettre 33.) 30 avril 1928. Ma très chère maman, Retour à la table des matières Je t'envoie la photographie de Delio. Mon procès est fixé au 28 mai. Cette fois le départ devrait être proche. Quoi qu'il en soit je penserai à te télégraphier. La santé est assez bonne. L'approche du procès améliore mon état; j'en finirai au moins avec cette monotonie. Ne t'inquiète pas, ne t'épouvante pas quelle que soit la condamnation qu'ils m'infligent : je crois que ça ira de quatorze à dix-sept années, mais ce pourrait être plus grave encore, justement parce qu'il n'y a pas de preuves contre moi : que ne puis-je avoir commis sans laisser de preuves? Aie l'esprit tranquille. Je t'embrasse. Nt. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 91 (Lettre 34.) Prison de Milan, 30 avril 1928. Très chère Tania, Retour à la table des matières ... Je ne sais si tu as été informée que le procès a été fixé au 28 mai, ce qui signifie que le départ approche. J'ai déjà vu l'avocat Ariis. Ces changements prochains m'exci- tent grandement; de manière agréable cependant. Je me sens plus vibrant de vie; il y aura une certaine lutte, j'imagine. Ne serait-ce que pour quelques jours je me trouverai dans une autre ambiance que celle de la prison. Je proteste contre tes déductions au sujet des... têtes de cabris. Je suis très informé sur ce commerce. A Turin, j'ai fait en 1919, une large enquête, parce que la munici- palité boycottait les agneaux et les chevreaux sardes pour favoriser les lapins pié- montais : il y avait à Turin environ quatre mille bergers et paysans sardes en mission spéciale 1 et je voulais les éclairer sur cette question. Les agneaux et les cabris méridionaux arrivaient à Turin sans tête, mais il y a un certain nombre de commer- çants locaux qui fournissent aussi la tête. Que la tête d'agneau ou de cabri soit difficile à trouver se voit au fait que promise qu'elle vous est le dimanche vous ne pouvez l'avoir que le mercredi. De plus moi je ne savais jamais s'il s'agissait d'agneau ou de cabri, bien qu'elle fût toujours excellente... Je regrette beaucoup que Julie soit restée si longtemps sans nouvelles. Nous reverrons-nous avant mon départ? Je ne le crois pas. Ne fais pas d'imprudence. Soigne-toi bien. C'est seulement à cette condition que je serai tranquille. N'oublie pas que désormais je ne pourrai t'écrire que rarement. Je t'embrasse. ANTOINE. 1 Les 4.000 soldats de la brigade Sassari envoyés à Turin pour réprimer le mouvement ouvrier et parmi lesquels Gramsci avait développé une efficace action de propagande. (Voir à ce sujet l'esquisse de GRAMSCI : « Quelques thèmes de question méridionale » dans La Question méridionale, Éditions Rinascita, 1951). Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 92 (Lettre 35.) Prison de Rome, 27 juin 1928. Très chère Tania, Retour à la table des matières Rien de nouveau en vue jusqu'ici. J'ignore quand je partirai. Il n'est pas exclu que mon départ survienne ces jours-ci. Je puis être transféré aujourd'hui même. J'ai reçu une lettre de ma mère il y a quelques jours. Elle me dit n'avoir pas reçu mes lettres depuis le 22 mai, c'est-à-dire depuis que j'ai quitté Milan. De Rome j'ai écrit au moins trois fois à la maison : ma dernière lettre fut pour mon frère Charles. Écris une lettre à ma mère, explique-lui que je ne peux plus écrire que très peu, seule- ment une fois tous les quinze jours et que je dois partager mes deux lettres mensuelles entre elle et toi. Je puis au contraire recevoir des lettres en nombre illimité. Ma mère croit, au contraire, qu'il y a une limite pour la réception de la correspondance. Renseigne-la sur la question de mon départ pour Portolongone 1 renvoyé après une visite extraordinaire du médecin et sur la probabilité d'une destination meilleure. Rassure-la et écris-lui que je n'ai pas besoin de consolation pour être tranquille, mais que je suis très tranquille, très serein par moi-même. C'est là un point sur lequel je n'ai jamais réussi à obtenir de notables succès auprès de ma mère qui se fait un tableau terrifiant et romanesque de ma condition de forçat : elle pense que je suis toujours sombre, en proie au désespoir, etc., etc. Tu peux lui dire que tu m'as vu il n'y a pas longtemps et que je ne suis en rien désespéré, avili, etc., mais que j'ai une nette propension à rire et à plaisanter. Peut-être te croira-t-elle alors qu'elle se figure que je lui écris, moi, dans ce sens pour la consoler. Très chère Tania, je regrette de te donner aussi cette responsabilité épistolaire. Mais j'avais décidé de te destiner cette lettre et je ne veux pas manquer au tour que j'ai établi. J'espère te revoir encore avant de partir. Je t'embrasse tendrement. ANTOINE. 1 Célèbre pénitencier dans une petite ville de l'île d'Elbe, 2.500 habitants. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 95 (Lettre 38.) Prison de Turi, 19 novembre 1928. Très chère Julie, Retour à la table des matières J'ai été très méchant avec toi. Mes justifications ne sont guère fondées. Après le départ de Milan je me suis fatigué énormément. Toutes mes conditions de vie se sont aggravées. J'ai senti plus vivement le poids de la prison. A présent je suis un peu mieux. Le fait même qu'une certaine stabilisation est intervenue, que l'existence se - déroule selon certaines règles, a normalisé en un certain sens le cours de mes pensées. J'ai été très heureux de recevoir ta photographie et celle des enfants. Quand il existe une trop longue durée entre les impressions visuelles, l'intervalle se remplit de mauvaises pensées; surtout en ce qui concerne julien je ne savais plus que penser, je n'avais plus aucune image de lui en mémoire. Aujourd'hui je suis vraiment satisfait. En général, depuis quelques mois, je me sens plus isolé et plus coupé de toute la vie du monde. Je lis beaucoup, des livres, des revues; je dis : beaucoup en pensant à la vie intellectuelle que l'on peut avoir en réclusion. Mais j'ai beaucoup perdu le goût de la lecture. Les livres et les revues donnent seulement des idées générales, des ébauches plus ou moins bien réussies des grands courants de la vie du monde, mais ils ne peuvent donner l'impression immédiate, directe, vivante de la vie de Pierre, de Paul, de Jean, d'individus particuliers et réels, et je ne parle pas des œuvres où l'on ne peut même pas distinguer ce qui a été universalisé et généralisé. Il y a quelques années, en 1919 et en 1920, je connaissais un jeune ouvrier, très sincère et très sympathique. Chaque samedi, à la sortie du travail, il venait dans mon bureau pour être le premier à lire la revue que je faisais 1. Il me disait souvent : « Je n'ai pas pu dormir opprimé par ce souci : que fera le japon? » Le japon l'obsédait litté- ralement parce que dans les journaux italiens, du japon on en parle seulement lorsque meurt le Mikado ou qu'un tremblement de terre tue au moins dix mille personnes. Le japon échappait à mon jeune ouvrier. Il n'arrivait pas à posséder une vue systématique des forces du monde et pour cela il croyait ne comprendre rien à rien. Moi, en ce temps-là, je riais d'un tel état d'âme et je me moquais de mon ami. Aujourd'hui, je le comprends. Moi aussi j'ai mon japon: c'est la vie de Pierre, de Paul, et même de Julie, de Delio, de Julien. Il me manque vraiment la sensation moléculaire : comment pourrais-je même sommairement percevoir la vie de l'ensemble ? Même ma propre vie se trouve être comme recroquevillée et paralysée; comment en serait-il autrement 1 L'Ordre rioïiveait, bebdomadaire. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 96 puisqu'il me manque la sensation de ta vie et de celle des enfants ? Et aussi : j'ai toujours peur de me trouver gagné par la routine 1 pénitentiaire. C'est là une machine monstrueuse qui écrase et égalise d'après un modèle donné. Lorsque je vois agir, que j'entends parler des hommes qui sont depuis cinq, huit, dix années en prison, et que j'observe les déformations psychologiques qu'ils ont subies, vraiment je frissonne et je doute de mes propres possibilités. Je pense que les autres aussi ont eu le souci (peut- être pas tous, mais au moins quelques-uns) de ne pas se laisser terrasser, et pourtant, sans toutefois s'en apercevoir tant le procès est lent et imperceptible, ils se trouvent changés aujourd'hui et ils ne le savent pas, ils ne peuvent pas en juger parce qu'ils sont complètement changés. Je résisterai, certes. Mais, par exemple, je m'aperçois que je ne sais plus rire de moi-même, comme autrefois, et cela est grave. Chère Julie, tous ces bavardages t'intéressent-ils ? Te donnent-ils une idée de ma vie ? Cependant je m'intéresse aussi à ce qui se passe dans le monde, sais-tu. Ces derniers temps j'ai lu un certain nombre de livres sur l'activité catholique. Voici un nouveau « japon » : par quelles phases passera le radicalisme français pour se scinder et donner vie à un parti catholique français ? Ce problème « ne me laisse pas dormir» comme cela arrivait à mon jeune ami. Et d'autres problèmes aussi, naturellement. Le coupe-papier t'a-t-il plu ? Sais-tu qu'il m'a presque coûté un mois de travail et que j'y ai usé la moitié de mes doigts ? Chérie, parle-moi assez longuement de toi et des enfants. Tu devrais m'envoyer vos photographies au moins tous les six mois, de manière que je puisse suivre leur développement et voir plus souvent ton sourire. Je t'embrasse tendrement. Chérie. ANTOINE. 1 En français dans le texte. Antonio GRAMSCI, Lettres de la prison (1926-1937). Traduction, 1953. 97 (Lettre 39.) Prison de Turi, 14 janvier 1929. Très chère Julie, Retour à la table des matières J'attends encore ta réponse à ma dernière lettre. Lorsque nous aurons repris une conversation régulière (bien qu'à longs intervalles) je t'écrirai beaucoup de choses sur ma vie, mes impressions, etc., etc. En attendant tu as à me dire comment Delio trouve le meccano. Cela m'intéresse beaucoup parce que je n'ai jamais pu décider si le meccano, qui empêche l'enfant d'user de son esprit inventif, est le jouet moderne qu'on doive re- commander le plus. Qu'en penses-tu, toi, et - qu'en pense ton ère ? En général moi je pense que la culture moderne (du type américain) de laquelle le meccano est l'expres- sion, rend l'homme quelque peu sec, mécanique, bureaucratique, et crée une mentalité abstraite (ce dernier mot devant être pris dans un sens autre que celui qu'il avait au siècle dernier). Il y a eu l'abstraction déterminée par une intoxication métaphysique et il y a l'abstraction déterminée par une intoxication mathématique. Comme il doit être intéressant d'observer les réactions de ces principes pédagogiques dans le cerveau d'un petit enfant, et qui est notre enfant et à qui nous sommes liés par un tout autre sentiment que le trop simple « intérêt scientifique ». Très chère, écris longuement. Je t'embrasse fort, fort. ANTOINE.
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