Docsity
Docsity

Prépare tes examens
Prépare tes examens

Étudies grâce aux nombreuses ressources disponibles sur Docsity


Obtiens des points à télécharger
Obtiens des points à télécharger

Gagnz des points en aidant d'autres étudiants ou achete-les avec un plan Premium


Guides et conseils
Guides et conseils

Mentir, chacun sait ce que c'est ; tout le monde, un jour ou, Notes de Droit

Il arrive aussi que l'on avoue avoir triché sur sa note de frais ... Après tout, j'ai ma conscience tranquille, et on verra bien ce que.

Typologie: Notes

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

Virgile_90
Virgile_90 🇫🇷

4.3

(67)

359 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge Mentir, chacun sait ce que c'est ; tout le monde, un jour ou et plus Notes au format PDF de Droit sur Docsity uniquement! 17 Mentir, chacun sait ce que c’est ; tout le monde, un jour ou l’autre, a déjà menti. D’ailleurs, qui dirait le contraire men- tirait… On croit donc connaître le mensonge, par expé- rience, et il ne devrait pas être difficile de le définir. Or qu’est-ce que cela veut dire, mentir ? On pense en premier lieu aux mensonges par omission, qui consistent à cacher la vérité : il y a d’abord ceux qui ne sont « pas graves du tout », « tout bêtes », que l’on fait « sans s’en rendre compte » – comme, par exemple, « oublier » de dire le verre bu avec un ami alors qu’on avait promis de faire le ménage, ou la personne rencontrée à une fête et qui nous a beaucoup plu alors qu’on est en couple. Il y a aussi ceux qui consistent à mentir « vraiment » : lorsque l’on cache volontairement la faute que l’on a commise « parce qu’on sait qu’on a fait quelque chose de mal ». Ainsi Pierre omet-il de dire à sa compagne qu’il a acheté une nouvelle paire de chaussures onéreuse, alors qu’ils peinent actuellement à boucler leurs fins de mois. Il arrive aussi que l’on avoue avoir triché sur sa note de frais mais en ajoutant que tous les collègues font la même chose, alors qu’il n’en est rien. Mentir, dans ce cas, c’est dire une chose contraire à la vérité : il s’agit d’un mensonge par assertion. M E N T I R 18 19 M E N T I R L ’ I N V I T A T I O N À P H I L O S O P H E R sont anciennes et ne font plus partie de notre langage ordinaire – au xiiie siècle, saint Thomas d’Aquin, par exemple, les reprend à son compte dans sa Somme théologique, classant les différentes sortes de mensonges en fonction des effets qu’ils produisent : servir, nuire, rire. On a ainsi opéré une nouvelle distinction, à la manière dont on séparerait les chiens de chasse, les chiens de garde et les chiens de compagnie, mais on n’a toujours pas réussi à définir le mensonge. Pour y parvenir, il faudrait dépasser toutes ces différences et s’inter- roger sur ce qui est commun à tous les mensonges, sur ce qui ne change pas, quel que soit le mensonge. Dans l’un des dialogues de Platon, Socrate demande au jeune Ménon de lui dire ce qu’est la vertu ; Ménon lui parle alors de la vertu de l’homme, puis de celle de la femme, de l’enfant, du vieillard, de l’esclave, de l’homme libre, etc. Socrate lui rappelle qu’il s’agit de trouver ce qu’est essentiellement la vertu. Il se sert alors d’une image : « J’ai vraiment beaucoup de chance, Ménon : je cherchais une vertu unique, et je trouve chez toi tout un essaim de vertus ! » (Ménon, 71a). Même si les abeilles sont de toutes sortes et présentent des caractères différents, si l’on cherche ce qu’est une abeille, il ne suffira pas de recenser toutes les espèces d’abeilles existantes pour y répondre. C’est tout l’essaim d’abeilles qu’il faudrait alors convo- quer… En ce qui concerne la recherche de ce qu’est le mensonge, de son essence, on a convoqué ici tout un chenil ! Ces deux formes de mensonges peuvent se conjuguer, comme les jours où Pierre, de peur que sa compagne ne soupçonne qu’il a encore dépensé de l’argent, préfère lui dire qu’il a obtenu une prime. Jusqu’ici, on a simplement décrit deux sortes de mensonges, selon que l’on dissimule la vérité en la taisant ou qu’on la déforme, voire qu’on l’invente de toutes pièces : on a distingué des espèces de mensonges, comme on dirait qu’il y a deux sortes de chiens : les uns à poils ras, les autres à poils longs. On a aussi opposé deux caté- gories de mensonges : ceux qui semblent sans importance, négli- geables, parce qu’on les fait presque inconsciemment et ceux qui sont jugés « graves » par le menteur lui-même, qui leur attribue le label « vraiment mentir ». C’est un peu, cette fois-ci, comme si l’on distinguait les chiens méchants et les chiens gentils : on a évalué le « poids » du mensonge, porté sur lui un jugement de valeur, mais on ne l’a pas défini pour autant. D’autres exemples viennent à l’esprit : les mensonges qui sont faits dans un but louable, pour le bien des gens, pour leur rendre service ou pour les protéger, sans nuire à personne : Tess préfère cacher à sa mère, qui s’inquiète de tout, qu’elle s’apprête à faire un stage de parapente ; elle lui parle alors d’une semaine de farniente à la mer. Ce type de mensonge, le mensonge officieux, remplit un « bon office ». À l’opposé, on trouve le mensonge pernicieux, celui que l’on énonce par méchanceté et qui nuit à autrui : Rémi minimise les difficultés de la randonnée à vélo qu’il s’apprête à faire pour que Jonathan, qui n’est pas très sportif, ne renonce pas à l’accompagner. Son objectif est d’humilier Jonathan qui ne pourra pas le suivre jusqu’au bout. Le mensonge pernicieux peut aussi rendre service à quelqu’un au détriment de quelqu’un d’autre : Jeanne accuse Claire, sa stagiaire, d’avoir perdu un dossier pour éviter que Paul, son collègue, ne soit ennuyé. On recense une troisième sorte de mensonge, que l’on fait uni- quement pour plaisanter, pour faire une blague à quelqu’un – « Venez voir, il y a un bœuf qui vole dans le ciel ! » – et que l’on appelle le men- songe joyeux. Ces appellations, utilisées autrefois par les théologiens, 24 25 M E N T I R L ’ I N V I T A T I O N À P H I L O S O P H E R et de faire une farce aux phalangistes, en leur donnant une fausse piste : « Ramon est caché au cimetière », leur dit-il. Cela l’amuse : « Je souriais parce que je pensais à la tête qu’ils allaient faire. » Les phalangistes décident d’aller voir : « Toi, me dit le petit gros, si tu as dit la vérité, je n’ai qu’une parole. Mais tu le paieras cher si tu t’es fichu de nous. » À leur retour, Pablo est relâché et apprend, en ren- contrant d’autres prisonniers républicains dans la cour, que les fas- cistes ont abattu Ramon. Fâché avec son cousin, celui-ci s’était réfugié dans la cabane du fossoyeur, au cimetière. Pablo se met alors à rire, tellement qu’il en pleure… Voilà l’étrange récit que nous livre Jean-Paul Sartre dans sa nouvelle intitulée Le Mur. Dans le cas de Pablo, il s’agit bien d’un mensonge, même s’il commet une erreur puisqu’il se trompe quand il croit que Ramon est chez son cousin. Son intention de tromper suffit à en faire un men- teur, même s’il dit la vérité sans le vouloir. Pablo n’a, de plus, aucune excuse pour mentir : les phalangistes ne le soumettent pas à la tor- ture pour lui extorquer le renseignement qu’ils veulent obtenir ; ils le font chanter en lui proposant la vie sauve s’il leur révèle la cachette de son ami, mais il ne se laisse pas prendre à ce chantage puisqu’il a décidé de mourir. Il aurait suffi qu’il se taise pour sauver la vie de Ramon. Rien donc ne le contraint à mentir ; il est tout à fait libre de le faire ou non. Or Pablo ment pour rien, sans excuse, juste pour rire, et se trouve du coup responsable de la mort de Ramon, révélant ce qu’il voulait cacher par un mensonge que rien ne justifie. Cet exemple démontre l’illusion du mensonge : le menteur croit pouvoir faire ou défaire une réalité rien qu’avec des mots mensongers, comme s’il avait le pouvoir de faire être ce qui n’est pas et disparaître ce qui est. Or il n’est pas maître des événements, il n’est pas tout puissant. Ce n’est pas parce qu’il dira qu’il pleut, alors qu’il fait un beau soleil, que la pluie va se mettre à tomber. Il n’est pas maître de ce que font et de ce que sont les phalangistes, il n’est à l’origine ni de la guerre civile, ni de la situation où lui-même se trouve. Enfin, le rire de Pablo révèle l’absurdité de sa situation : il s’attendait à mourir, Pierre et Jules sont persuadés que le dîner organisé par Lorie aura lieu samedi soir, alors qu’ils sont attendus vendredi soir. Quand Raphaël leur pose la question, ils lui répondent que la soirée est pré- vue samedi, ce qu’ils croient vrai. Dans ce cas, ils ne trompent pas Raphaël ; ils se trompent – par contre, s’ils savent bien que le dîner se tiendra vendredi mais qu’ils ne souhaitent pas que Raphaël y vienne et qu’ils lui disent que le dîner se déroulera samedi pour qu’il le rate, ils l’induisent volontairement en erreur : ils le trompent. Ainsi, mentir ne suppose pas que l’on connaisse la vérité, mais seulement que l’on tienne quelque chose pour vrai – même si l’on se trompe –, et que l’on dise le contraire de ce que l’on croit. Soit l’on dit quelque chose de faux en croyant que c’est vrai, soit l’on dit quelque chose de vrai en croyant que c’est faux. Mais ce n’est pas parce qu’il dit vrai sans le savoir que le menteur est dédouané de la faute que représente son mensonge. Pablo Ibbieta est un anarchiste espagnol qui participe à la guerre d’Espagne du côté des républicains – suite au coup d’État de Franco contre le gouvernement républicain du Front populaire en 1936 – et est fait prisonnier par les franquistes. Lui et deux de ses compagnons, condamnés à mort comme lui, attendent dans une cave leur exécution prévue le lendemain matin. À l’aube, tandis que ses compagnons sont fusillés, Pablo est amené devant les phalangistes – nationalistes assimilés aux franquistes – qui lui demandent une der- nière fois de donner la cachette de son chef, Ramon Gris, en échange de la vie sauve. Il refuse. Naturellement, il connaît la cachette de son ami, il l’a d’ailleurs lui-même hébergé un certain temps, et il sait qu’il est à présent caché chez son cousin. Après une nuit passée à attendre la mort, Pablo en est arrivé au point que plus rien ne lui importe et n’a de valeur ni de sens à ses yeux : « la mort avait tout désenchanté », il avait définitivement perdu « l’illusion d’être éternel ». Il en vient à trouver « comique » sa propre obstination à vouloir mourir à la place de Ramon, alors qu’il pourrait avoir la vie sauve. C’est dans cet état de « drôle de gaieté » qu’il décide, et de mourir « proprement », sans trahir, M E N T I R 26 27 il a la vie sauve ; il voulait rester fidèle à son ami, il le trahit. Bien que prisonnier et sur le point d’être exécuté, il est complètement libre : libre de mentir, et, plus profondément, de donner le sens qu’il souhaite à la situation qu’il est en train de vivre. Il choisit de la considérer avec dérision, et renforce ce parti pris par sa plaisanterie. Son seul pouvoir est là : dans l’acte qu’il engage en fonction du sens qu’il donne à sa situation, ce qui le rend responsable de tout. Sartre, dans L’Être et le Néant, montre que ce qui vaut ici pour le menteur s’applique à chacun : « ainsi totalement libre […], ne pouvant rien vivre sans l’inté- grer à ma situation, m’y engager tout entier et la marquer de mon sceau, je dois être sans remords ni regrets comme je suis sans excuse, car dès l’instant de mon surgissement à l’être, je porte le poids du monde à moi tout seul, sans que rien ni personne ne puisse l’alléger. » « Il y a plus de perspicacité à excuser qu’à accuser. » Alain, Définitions C A L O M N I E R E T M É D I R E Calomnie, médisance : on sait que ce sont des formes de men- songe qui consistent à rapporter, à cancaner, à répandre des méchancetés sur le compte de quelqu’un, mais il nous serait difficile de les distinguer. Le dictionnaire fait la différence. Calom- nier, c’est dire quelque chose de faux sur le compte de quelqu’un pour lui nuire ; médire, c’est dire quelque chose de vrai sur le compte de quelqu’un, mais toujours dans l’intention de lui faire du mal. Amélie a prêté sa toute nouvelle tablette à Marie, qui la perd… Lorsqu’elle l’avoue à Amélie, celle-ci a du mal à le croire et s’empresse de dire à tout le monde que Marie est une voleuse et qu’il ne faut rien lui prêter. Si c’était vrai, il y aurait médisance. Comme c’est faux, il s’agit de calomnie. La scène du ruban volé que rapporte Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions est un bel exemple de calomnie, et le mensonge y est indéniable : l’auteur accuse une jeune servante, Marion, d’avoir commis le vol d’un ruban dont il est responsable. Jean-Jacques ment lorsqu’il accuse Marion du vol du ruban, puisque c’est lui le voleur, et il est en même temps calomniateur (« voleur, menteur, 28 29 M E N T I R L ’ I N V I T A T I O N À P H I L O S O P H E R que constate cet ami, qui rend ainsi compte de sa mission au prince de Clèves : « Je n’ai rien à vous apprendre sur quoi on puisse faire de jugement assuré. Il est vrai que M. de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et qu’il a été le jour d’après à Colomiers avec Mme de Mercoeur [sa sœur]. » Cet ami prend donc soin de préciser que les déplacements de Nemours, qu’il a pu obser- ver, ne lui permettent pas d’émettre avec certitude un jugement concernant leur signification : il se contente d’énoncer des faits sans les interpréter. Mais M. de Clèves, aveuglé par la jalousie, ne veut y voir que la confirmation tant redoutée de l’infidélité de sa femme : « C’est assez, c’est assez, et je n’ai pas besoin d’un plus grand éclaircisse- ment. » La suite est désastreuse : il tombe malade aussitôt et meurt de désespoir. Le prince de Clèves est donc certain que sa femme l’a trompé. Ironie du sort, la princesse de Clèves avait choisi d’avouer à son mari qu’elle était amoureuse d’un autre, justement pour se pré- server de toute tentation d’adultère… En réalité, le duc de Nemours était bien dans le jardin, il a vu la princesse de Clèves, mais sans qu’elle le sache ; puis il l’a retrouvée chez elle, sans qu’elle lui permette de rester en tête-à-tête avec elle. Elle n’a donc rien fait de mal. Par manque de confiance, par une sorte de haine inhérente à toute jalousie, son mari l’accuse d’infidélité, au lieu de la féliciter de sa vertu. Si la médisance et la calomnie consistent toutes deux à dire du mal de l’autre et à lui faire du mal, elles ont un autre point commun : dans les deux cas, un procès d’intention est fait à autrui. Que l’acte soit imaginaire ou réel, on suppose toujours de mauvaises intentions sans vouloir en prêter de bonnes, ou en interprétant en mauvaise part ce qui pourrait être traduit de manière positive. Le philosophe Alain voit même dans la calomnie une forme de misanthropie (étymologiquement, de « haine de l’humanité »), qui conduit à décon- sidérer les intentions des autres plutôt qu’à les juger avec bienveillance. Épictète signale ainsi la difficulté de juger les actes d’autrui et met en garde contre la précipitation à les condamner : « Quelqu’un se baigne de bonne heure. Ne dis point qu’il fait mal de se baigner calomniateur », dit-il), puisque son mensonge consiste à dire du mal de Marion et à mettre sur son compte une mauvaise action qu’elle n’a pas commise. S’il s’était contenté de nier avoir volé le ruban, il n’aurait été que menteur. En accusant Marion de son forfait, il devient calom- niateur : certes, il l’a dit et répété, sa calomnie n’avait pas pour but de nuire à Marion, mais une telle accusation, portée contre l’autre pour se défendre soi-même, ne pouvait avoir que cet effet-là. La calomnie est ainsi pour Rousseau « la pire espèce du men- songe » : non seulement on dit quelque chose qu’on sait être faux pour tromper son interlocuteur, mais en plus le contenu même du mensonge porte tort à un autre aux yeux de cet interlocuteur. Le maître de la maison, le comte de La Roque, est la victime du mensonge de Jean-Jacques, Marion est la victime de sa calomnie. Il est bien des manières de mentir pour nuire à quelqu’un, mais la plus pernicieuse est la calomnie qui dénonce un innocent en lui imputant un acte imaginaire condamnable qu’elle fait passer pour véritable. Contrairement à la calomnie, il semble que la médisance ne soit pas un mensonge. Mais, dans le fond, il est justifié de les confondre puisque dire du mal de l’autre, et ainsi lui faire du mal en sont des traits communs. Cela permet d’ailleurs au philosophe Alain d’en- visager la médisance comme une forme de « calomnie vraie » (Défini- tions). La médisance est au moins exonérée d’être fausse, mais peut-on en être sûr ? Comment peut-on juger autrui et interpréter convenable- ment ses actes ? Le prince de Clèves, dans La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, sait que sa femme en aime un autre, puisqu’elle le lui a avoué, mais sans vouloir lui révéler le nom de l’homme en ques- tion ; il finit par se douter qu’il s’agit du duc de Nemours. Il charge un ami intime de suivre Nemours et de l’« observer exactement », car il le soupçonne de vouloir profiter de son absence pour s’intro- duire chez sa femme en passant par le jardin, ou d’aller la voir à Colomiers, leur résidence hors de Paris. C’est effectivement ce 34 M E N T I R les règles établies : en trichant, il contrevient aux obligations des participants au concours signalées dans son règlement ; il enfreint donc la loi de l’entreprise. La justice est dans ce cas le fait de se conformer aux règles, d’agir conformément à la loi. Le juste se définit donc soit comme le légal, soit comme l’égal. Selon Aristote, « le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité, et l’injuste ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité » (Éthique à Nicomaque, V, 2). Tricher est ainsi doublement injuste : illégal et inégal. « Je n’ai jamais triché qu’avec mon vrai visage et sous mon véritable nom. » Sacha Guitry, Le Roman d’un tricheur T R U Q U E R Tricher, frauder, que cela soit au jeu ou lors d’un contrôle scolaire, c’est une forme de mensonge, de tromperie. Pour réussir, il faut tromper ses partenaires, ceux qui jouent avec vous et ceux qui surveillent le jeu, en leur faisant croire que tout est normal. La particularité de la tricherie semble tenir dans le trucage, le maquillage, le déguisement. Mais qu’est-ce que truquer ? Utiliser des trucs pour falsifier les résultats du jeu, quel qu’il soit : jeu de cartes, jeu scolaire, jeu sportif, jeu électoral. Et en quoi consiste, plus précisément, cette falsification ? La tricherie a besoin de trucages : elle nécessite toutes sortes de dispositifs plus ou moins ingénieux, préparés à l’avance, et qui doivent rester invisibles. C’est le cas, par exemple, des « trucs » qui servent aux tours de magie : il s’agit bien de produire une illusion destinée aux spectateurs. Dans Le Roman d’un tricheur de Sacha Guitry, le tricheur (interprété par Sacha Guitry lui-même) répète ainsi devant une glace les tours de passe-passe nécessaires pour dissimuler les cartes – même s’il nous les donne à voir à nous, spec- tateurs du film, et nous révèle pour ainsi dire… le dessous des cartes. Dans un autre épisode de ce film, notre tricheur est devenu croupier 35 36 37 M E N T I R L ’ I N V I T A T I O N À P H I L O S O P H E R cartes ; de la même façon, l’élève-tricheur adoptera l’apparence d’un élève studieux et travailleur lors d’un contrôle scolaire… C’est lui- même qu’il « truque », c’est son être qu’il falsifie. Kant développe cette idée dans la Métaphysique des mœurs (« Doctrine de la vertu ») : pour lui, quand on utilise son corps (ses gestes, sa voix…) pour s’exprimer, c’est pour communiquer ses pensées « en vérité » : il s’agit de mani- fester extérieurement ce que l’on pense et ce que l’on est vraiment, en d’autres termes, de se comporter en être humain. Le menteur, selon Kant, n’est alors qu’un tricheur, qui se donne une « apparence d’homme » et se comporte comme une « machine à parler » : tout se passe comme s’il utilisait son corps, sa voix, sa faculté de parler, son « être physique », à la manière d’un outil ou d’une machine, en lui restant extérieur ; ou comme s’il n’était plus qu’un automate sans âme, absent au discours qu’il formule ou aux gestes qu’il accomplit. au casino de Monaco et s’apprête à tricher en faveur de sa complice, une belle joueuse dont il est tombé amoureux et qu’il a épousée. Mais au lieu de sélectionner les numéros convenus avec elle, il fait sortir, par un hasard extraordinaire, une succession de numéros identiques, comme si la roulette elle-même avait pris les commandes et que le hasard l’emportait sur le tricheur qui voulait pourtant se substituer à lui en trichant : les joueurs affluent pour miser sur ces numéros qui gagnent à tous les coups et la banque saute. La direc- tion accuse alors le croupier de tricherie et finit par le renvoyer. Le croupier est donc pris à son propre piège : il voulait donner l’image d’un homme honnête tout en trichant impunément… et c’est lorsqu’il se montre « honnête malgré lui » qu’on le prend pour un tricheur et qu’on l’accuse de fourberie ! L’effet qu’il provoque invo- lontairement, cette succession de numéros gagnants, est en effet trop énorme pour paraître honnête. Mais s’il avait pu tricher comme il en avait l’intention, il se serait arrangé pour qu’il n’y ait pas de « miracle » et pour n’obtenir que des résultats pouvant passer pour ordinaires : « Si j’avais pu tricher, personne ne s’en serait aperçu. » « Puni pour n’avoir pas triché », notre croupier décide alors de devenir joueur-tricheur professionnel, c’est-à-dire d’adopter l’ap- parence du joueur sans jamais jouer réellement. En effet, le tricheur ne joue que pour gagner, sans aucune émotion, et se garde bien de se prendre au jeu. Il n’a pas d’autre déguisement que celui du faux joueur qui se fait passer pour un vrai : c’est sa manière d’être tout entière qui est déguisement, d’autres masques seraient inutiles. Il a évidemment besoin de trucs : par exemple celui du porte-cigarettes en miroir qui lui permet de voir les cartes qu’il distribue, et dont il fait la démonstra- tion en s’adressant directement au spectateur. Certes, il doit se dégui- ser pour berner les inspecteurs qui surveillent l’entrée, mais jamais pour faire le joueur : « Je n’ai jamais triché qu’avec mon vrai visage et sous mon véritable nom », nous confie Sacha Guitry en voix off. Le tricheur joue la comédie sans costume, tel qu’en lui-même il paraît être. Le joueur-tricheur n’a que l’apparence d’un joueur de 38 39 « On le croyait. […] Une étoile de mensonge le menait droit au but. Aussi n’avait-il jamais le visage préoccupé, traqué, du fourbe. Ne sachant ni nager ni patiner, il pouvait dire : je patine et je nage. Chacun l’avait vu sur la glace et dans l’eau. » Jean Cocteau, Thomas l’imposteur « E N I M P O S E R » O U L ’ A R T D E L ’ I M P O S T E U R L’imposteur est celui qui tâche de tromper en se faisant passer pour un autre, en prenant une place qui n’est pas la sienne : quelqu’un « qui usurpe, qui prend par ruse un nom, une qualité qui ne lui appartient pas, auxquels il n’a pas droit ». C’est ce sens du mot « imposteur » qu’utilise Cléonte, à l’acte III, scène 12, du Bourgeois gentilhomme. Il vient demander la main de la fille de Monsieur Jourdain qui veut savoir, avant de la lui accorder, s’il est « gentilhomme », c’est-à-dire noble, bien né. À cette question, Cléonte, qui n’est pas noble, répond en arguant qu’il refuse de voler un tel titre – alors même qu’il était courant à l’époque d’acheter un titre de noblesse : « Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le Ciel nous a fait naître ; à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé ; à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. » Vouloir se donner pour ce qu’on n’est pas, de manière illégitime, voilà l’imposture. Cela suppose de tromper les autres et de jouer un rôle, de telle sorte que les autres vous prennent pour ce que vous n’êtes pas. L’imposteur peut aussi « se la jouer », en quelque sorte, presque jusqu’à l’innocence. C’est d’ailleurs cela qui lui permet de réussir. Ainsi, le jeune Guillaume, dans Thomas l’imposteur de Jean Cocteau, ne se pose pas de questions sur ses actes et n’éprouve pas de culpabi- lité : « Il allait, mêlé à sa fable, étroitement. Plus il vivait son rôle, plus il s’y incorporait, plus il y apportait de feu et cette franchise qui per- suade. » Nietzsche voyait dans cette foi en soi-même la marque des grands imposteurs et la source de leur puissance : « Dans l’acte même de la tromperie, parmi tous les préparatifs, les frissons qui passent dans la voix, la mine, les gestes, au milieu de cette mise en scène impressionnante, il leur arrive soudain de croire en eux-mêmes : c’est cette foi qui parle alors à leur entourage et le soumet comme par miracle » (Humain, trop humain). Guillaume est un imposteur, et pour- tant, il n’a pas le sentiment de l’être. De quoi relève donc le « sentiment d’imposture » ? Julien, qui occupe le même poste dans la même maison de disques depuis une dizaine d’années, vient de recevoir une proposi- tion d’un concurrent pour un poste avec de bien plus grandes responsabilités. Pourtant, il hésite à accepter cette proposition, en arguant que ce serait une imposture : il pense qu’il n’y serait pas à sa place, qu’il usurperait un titre auquel il n’a pas droit. Pourquoi n’y aurait-il pas droit, alors même qu’on le lui propose, au vu de ses résultats et de son expérience ? Il n’usurpe rien, il n’a produit aucun faux document pour obtenir cette place, et ses résultats sont bien ceux qu’il a obtenus. On ne peut pas dire de lui que c’est un impos- teur ; c’est lui qui se sent tel. Personne ne songerait à lui reprocher de prendre une place qui n’est pas la sienne : c’est en lui-même que se trouve le réprobateur qui lui fait croire qu’il n’y serait pas à sa place. C’est sa propre conscience qui le compare à une image idéalisée, celle d’un collaborateur avisé et sûr de lui – une image tellement parfaite que Julien sait très bien qu’il ne pourra jamais lui ressembler. Julien éprouve ce qu’on appelle le sentiment d’imposture. Il est persuadé que ses collègues, à tous les niveaux de la hiérarchie, vont finir par se rendre compte qu’il n’est pas à la hauteur, et craint d’être démasqué. Pour lui, l’image d’employé modèle qu’il donne de L ’ I N V I T A T I O N À P H I L O S O P H E R
Docsity logo


Copyright © 2024 Ladybird Srl - Via Leonardo da Vinci 16, 10126, Torino, Italy - VAT 10816460017 - All rights reserved