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Noter sans suite ni transition : déconstruction et reconstruction du récit d’enfance chez France, Loti et Proust, Essai de Littérature française

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

Ambre91
Ambre91 🇫🇷

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Télécharge Noter sans suite ni transition : déconstruction et reconstruction du récit d’enfance chez France, Loti et Proust et plus Essai au format PDF de Littérature française sur Docsity uniquement! HAL Id: halshs-00517752 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00517752 Submitted on 15 Sep 2010 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. “ Noter sans suite ni transition ” : déconstruction et reconstruction du récit d’enfance chez France, Loti et Proust Valérie Dupuy To cite this version: Valérie Dupuy. “ Noter sans suite ni transition ” : déconstruction et reconstruction du récit d’enfance chez France, Loti et Proust. Colloque Ecrire l’enfance. Le récit d’enfance en France de 1870 à nos jours, organisé par le CERR (Centre d’Etudes du Roman et du Romanesque, Université de Picardie Jules Verne) et le CRELID (Centre de Recherches Littéraires “ Imaginaires et Didactique ”, Université d’Artois), sous la direction d’Alain Schaffner, Nov 2002, Amiens, France. pp.79-95. ￿halshs-00517752￿ 1 « Noter sans suite ni transition » : déconstruction et reconstruction du récit d’enfance chez France, Loti et Proust. Anatole France, Pierre Loti et Marcel Proust sont trois romanciers qui ont tous accordé une place importante à l’autobiographie (de façon plus ou moins complexe et avouée), et qui ont composé tous trois des récits d’enfance à peu près à la même période, dans les dernières années du XIXe siècle. Anatole France s’y est exercé à plusieurs reprises, d’abord avec Le Livre de mon ami, publié en 1885, puis avec Pierre Nozière (1899), et enfin, dans sa vieillesse, avec Le Petit Pierre (1919) et La Vie en fleur (1922)1. Pierre Loti, de son côté, publie Le Roman d’un enfant en 18902. A leur suite, Proust s’essaie au récit d’enfance avec Jean Santeuil, un texte en grande part autobiographique composé entre 1895 et 1900, mais resté inachevé, à l’état de brouillon. Il en reprend plus tard certains éléments, mais dans une tout autre perspective, lorsqu’il écrit Du côté de chez Swann. Bien que nombre de lecteurs, à la sortie de ce premier tome -que Proust répugnait d’ailleurs à voir paraître seul- l’aient considéré comme un récit d’enfance, et que l’illusion autobiographique se soit maintenue chez plusieurs commentateurs, le statut de ce récit semble bien plus problématique, et marque le passage vers une ambition romanesque autre. Le rapprochement entre ces trois écrivains n’est pas gratuit. Plusieurs liens unissent en effet leurs récits respectifs, auxquels s’ajoutent des liens d’admiration mutuelle. Anatole France est un fervent amateur de récits d’enfance, et d’écrits personnels en général, qui répondent selon lui à notre profonde aspiration à la vérité : Des mémoires ne sont point des œuvres d’art. Une autobiographie ne doit rien à la mode. On n’y cherche que la vérité humaine [...]. Je découragerais volontiers certains de mes amis d’écrire un drame ou une épopée ; je ne découragerais personne de dicter ses mémoires, pas même ma cuisinière bretonne. [...] Ce livre nous toucherait. Nous serions obligés, malgré la superbe de notre esprit, de reconnaître la parenté qui lie cette humble intelligence à la nôtre.3 France accorde une large place dans ses chroniques de La Vie littéraire aux écrits autobiographiques, et parmi eux précisément au Roman d’un enfant. Il salue la sortie du livre de Loti dans Le Temps4, et malgré quelques réserves, souligne l’intérêt et l’admiration qu’il lui porte. Proust, lecteur passionné des récits de France comme de ses chroniques, est à son tour un admirateur de Loti. Dans le fameux questionnaire auquel il répond en 18925 -il a vingt et un ans-, il cite Loti et France comme ses deux auteurs favoris en prose. Les deux écrivains correspondent à des prédilections de jeunesse dont Proust pressent lui-même qu’elles sont appelées à être un jour dépassées6 ; toujours est-il qu’elles sont particulièrement vivaces aux alentours de sa vingtième année, au moment où lui-même commence à écrire, et l’on peut penser que ces admirations ne sont pas sans influence sur ses propres projets littéraires. Le Roman d’un enfant, Le Livre de mon ami et Pierre Nozière, lus et relus, ont pu en effet l’inciter à commencer, après la publication des Plaisirs et les jours, un récit de plus longue haleine, écrit à la troisième personne mais fortement autobiographique, comme l’était avant lui Pierre Nozière. Proust entreprend avec Jean Santeuil un récit qui semble prendre pour modèle celui de France, et qui partage avec lui plusieurs caractéristiques : distanciation par le choix d’un protagoniste fictif, 1 Anatole France, Le Livre de mon ami, in Œuvres, tome I, édition établie par Marie-Claire Bancquart, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984. Pierre Nozière, ibid., tome III, 1991. Le Petit Pierre, La Vie en fleur, ibid., tome IV, 1994. 2 Pierre Loti, Le Roman d’un enfant, édition établie par Bruno Vercier, Paris, Gallimard, collection Folio classique. Ce récit comporte une suite, Prime jeunesse, publiée en 1919. 3 Anatole France, « A propos du Journal des Goncourt », La Vie littéraire, nouvelle édition établie par Jacques Suffel, trois tomes regroupant les six séries publiées en volumes, Genève, Edito-Service S.A., distribution Le Cercle du Bibliophile, Paris, p. 83-84. Voir aussi p. 79 : « On reproche aux gens de parler d’eux-mêmes. C’est pourtant le sujet qu’ils traitent le mieux. [...] Rarement un écrivain est si bien inspiré que lorsqu’il se raconte ». 4 Anatole France, « Pierre Loti, Le Roman d’un enfant », publié dans Le Temps le 15 juin 1891, La Vie littéraire, Ve série, op. cit., tome III, p. 71-77. 5 « Marcel Proust par lui-même », Essais et articles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 337. 6 La réponse exacte de Proust à la rubrique « Mes auteurs favoris en prose » est : « Aujourd’hui Anatole France et Pierre Loti ». Le « aujourd’hui » sonne comme une restriction, ou le pressentiment d’une restriction future. 4 Banalité Les premières lignes du Roman d’un enfant sont très frappantes, dans la mesure où elles inaugurent le récit par la revendication non de la singularité, ou de l’intérêt particulier du récit qui va suivre, mais au contraire de sa banalité. Cet incipit restrictif, d’emblée déceptif, donne d’entrée au récit un caractère accessible et familier, mais curieusement fade : Au début de l’existence, mon histoire serait simplement celle d’un enfant très choyé, très tenu, très obéissant et toujours convenable dans ses petites manières, auquel rien n’arrivait, dans son étroite sphère ouatée, qui ne fût prévu [...].13 La suite du récit ne dément pas cet avertissement. On y retrouve en effet ce que Bruno Vercier appelle plaisamment les « figures imposées »14 : la découverte de la nature, la maison, les jeux, la mort de la grand-mère, l’entrée à l’école, l’esquisse des premières amours... Rien de bien dépaysant -on est loin, par exemple, de l’enfance singulière et solitaire qu’évoque Chateaubriand-, et une trame que reprend aussi bien Anatole France que le jeune auteur de Jean Santeuil. Loti, ou France, ignorent délibérément la recherche, le spectaculaire, la notion d’originalité, et semblent de ce fait se dégager de l’ambition de création à proprement parler, en se situant plutôt du côté de la notation. Si, on l’a vu, aucune ligne directrice ne se dessine vraiment, le récit se construit sur des détails. Une esthétique de l’infime se fait jour, et s’accompagne d’interrogations fréquentes sur le caractère arbitraire de la mémoire involontaire, qui n’a retenu que de pauvres fragments sans relief apparent : Et pourquoi, parmi mes jouets d’enfants conservés, ce pot à eau de poupée a-t-il pris, sans que je le veuille, une valeur privilégiée, une importance de relique ? [...] En vérité, je crains qu’il ne paraisse bien ennuyeux à beaucoup de gens, ce livre - le plus intime d’ailleurs que j’aie jamais écrit.15 On remarquera comment le caractère intime s’accompagne, comme une conséquence naturelle, du caractère « ennuyeux » -voire, comme le dit Loti plus haut, « fastidieux »- du récit. L’insignifiance entre en littérature, et dessine ce qu’on pourrait appeler le paradigme du minuscule. Si la mise en scène de soi aboutissait chez Chateaubriand à une forme de grandeur mythique, ici naît une littérature du détail et des bribes, qui n’ont de valeur que strictement subjective. Un rayon de soleil sur le mur un dimanche d’été, une impression olfactive, des traces d’escargot sur un livre d’histoire16, autant d’intérêt accordé de préférence à des impressions ténues, dont Proust se souviendra17. Cette prédilection pour les impressions, elles-mêmes choisies parmi les plus infimes - et intimes- limite la portée de l’œuvre. Promenade nonchalante du souvenir, le récit d’enfance se projette peu vers le lecteur, et ne démontre rien. De là sa nature déceptive : le lecteur n’y découvre à peu près rien, ni révélations, ni récit de vocation. Loti semble même se plaire à souligner l’inanité de son récit, de ces « notes pâles », ces « images tout à fait confuses »18 qu’il offre pourtant au public. A la sortie du Roman d’un enfant, un critique souligne ainsi le caractère finalement décevant de l’ouvrage : Ces mémoires ne jettent aucune lumière inattendue sur l’auteur, ni sur ses contemporains, ni sur son âme, ni sur sa vie. Ils nous attachent toutefois par leur accent de franchise, par la grâce de leur 13 Ibid., p. 41-42. 14 Bruno Vercier, « Le Mythe du premier souvenir : Pierre Loti, Michel Leiris », RHLF, LXXV, 1975, p. 1029- 1033 : « Le récit d’enfance idéal devrait comporter les rubriques suivantes : ‘ Je suis né, Mon père et ma mère, La maison, Le reste de la famille, Le premier souvenir, Le langage, Le monde extérieur, Les animaux, La mort, Les livres, La vocation, L’école, Le sexe, La fin de l’enfance’ ». Ce résumé, pourtant volontairement caricatural, s’applique parfaitement au livre de Loti comme à ceux de France, seule la vocation reste pratiquement absente. On remarque que ce sera précisément l’axe sur lequel Proust construira A la recherche du temps perdu. 15 Pierre Loti, op. cit., p. 59. 16 Ibid., p. 61, 156, 160. 17 Et qu’on lui reprochera ! Proust y fait allusion dans les dernières pages du Temps retrouvé, en confrontant son Narrateur à des critiques qu’il a lui-même subies : « Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au ‘microscope’, quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais des grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails » (Le Temps retrouvé, RTP IV, p. 618). 18 Pierre Loti, op. cit., p. 213 et 60. 5 forme ; ils attestent chez celui qui les a écrits deux traits saillants, une extrême sensibilité, une profonde tristesse.19 A son tour, France, lorsqu’il chronique le récit de Loti, note l’absence de déterminisme dans les mémoires d’un écrivain qui signale qu’enfant, il ne lisait jamais20. Le récit d’enfance se développe ainsi au rebours du récit d’apprentissage : Je ne vois pas naître tout l’homme ; je ne découvre pas les racines de cette sensualité tourmentée qui s’est épanouie depuis [...], je ne démêle pas les premiers troubles de ce cœur [...]. Je ne vois pas comment s’est colorée d’abord [son] imagination.21 Le commentaire sur l’œuvre de Loti se construit de façon significative sur la récurrence de la tournure négative. Loin du récit exemplaire, le récit d’enfance ne possède pas plus ici de portée testamentaire, et presque pas de portée documentaire. Réduit au seul vagabondage de la mémoire, il semble ne rien chercher, pas même la singularité, au-delà d’une connivence discrète avec le lecteur et d’un plaisir de la remémoration. Mélancolie Cette esthétique de la banalité, jointe à une forme délibérément peu construite, s’accompagne d’une tonalité elle aussi en demi-teinte : aucune euphorie du souvenir, peu d’allégresse dans l’évocation des « verts paradis ». Si France et Loti signalent la douceur des souvenirs d’enfance, ils le font sans idéaliser le moins du monde l’univers enfantin, marqué d’autant de tristesse que de gaieté. La mélancolie est présente à un double niveau, d’abord dans la nostalgie qui accompagne l’évocation d’un passé disparu, mais aussi au cœur de l’enfance elle-même, peuplée d’ennui, d’angoisses, et parfois étrangement crépusculaire chez Loti. France met l’accent de façon très insistante22 sur la mélancolie du Roman d’un enfant, qui entre en résonance avec son propre pessimisme. Il qualifie le récit de Loti de « triste et désolé », et souligne cette « tristesse sans cause », cet « ennui de vivre », ce sentiment du néant universel qu’éprouve Pierre dès son plus jeune âge. Il est vrai que l’on rencontre beaucoup de scènes à l’atmosphère assombrie, faite de « mélancolie rêveuse », de « crépusculaire épouvante »23, d’allusions à la mer « lugubre », à la maussaderie des devoirs et des leçons, au dégoût provoqué par l’entrée au collège24. Loti relève lui-même cette particularité, qui est presque sa marque de fabrique : Il est étrange que mon enfance si tendrement choyée m’ait surtout laissé des images tristes.25 D’une enfance dépourvue de drames, il conserve surtout les « impressions de mélancolie et de sommeil »26, et conclut son récit sur une note très sombre, avec laquelle la remémoration se fait franchement dysphorique. Sous une lumière « terne et grise », Pierre, devenu adulte, revoit le domaine de Borie, et entend la petite voix du passé résonner en lui : Et la petite voix était flûtée et bizarre ; surtout elle était triste, triste à faire pleurer, triste comme pour chanter, sur une tombe, la chanson des années disparues, des étés morts.27 Cette mélancolie accompagne de même les récits d’enfance composés par Anatole France, et tend à présenter le souvenir comme l’ultime recours d’un être affligé, rongé par le pessimisme, et sans avenir. Le récit d’enfance se déploie ainsi à partir d’une figure narrative elle-même crépusculaire, partiellement fictive malgré l’emploi de la première personne. Loti n’a que quarante ans, France quarante et un à la parution du Livre de mon ami, et pourtant tous deux adoptent le ton et la posture du 19 Adolphe Brisson, Annales politiques et littéraires, 1er juin 1890, cité par Bruno Vercier, in Pierre Loti, op. cit., p. 432. 20 Pierre Loti, op. cit., p. 79 : « Je ne lisais jamais moi-même et dédaignais beaucoup les livres ». 21 Anatole France, « Pierre Loti, Le Roman d’un enfant », Le Temps, 15 juin 1891, repris dans La Vie littéraire, Ve série, op. cit., tome III, p. 72. 22 Ibid., p. 73-76. 23 Pierre Loti, op. cit., p. 52. 24 Ibid., p. 107, 185-187. 25 Ibid., p. 80. 26 Ibid., p. 81. 27 Ibid., p. 256. 6 vieillard nostalgique, désabusé de tout et parvenu au terme de sa vie28. On peut comparer ainsi la première page du Livre de mon ami : Maintenant que j’ai gravi la côte, je retourne la tête pour embrasser d’un regard tout l’espace que j’ai traversé si vite...29 à la dédicace du Roman d’un enfant : Il se fait presque tard dans ma vie, pour que j’entreprenne ce livre : autour de moi déjà tombe une sorte de nuit : où trouverai-je à présent des mots assez frais, des mots assez jeunes ? 30 Les deux écrivains construisent une fiction du récit d’enfance qui porte bizarrement moins sur le souvenir lui-même que sur celui qui se souvient, vieilli comme si la proximité de la mort donnait une tonalité plus juste, et une légitimité, au regard rétrospectif. Dépourvu d’horizon dans le futur, le récit d’enfance est empreint de mélancolie. La vision y est celle du bilan ; on y sauve, dans une lueur de crépuscule, quelques vestiges de la mémoire, et l’on y mesure avec tristesse la distance qui sépare le moi actuel du moi passé. Rien d’étonnant alors à ce que ces récits, à évoquer un monde finissant, suggèrent aussi les limites d’un genre qui s’asphyxie. Claudel, qui ironise sur la mélancolie, le « regret des choses passées qui ne mènent à rien qu’à affaiblir le caractère et l’imagination », distingue deux sortes d’autobiographes : Dans un wagon, il y a la banquette avant et la banquette arrière, il y a des gens qui regardent le passé qui s’éloignent, d’autres qui regardent le futur qui arrive. 31 France comme Loti appartiennent très nettement à la catégorie des voyageurs de la banquette arrière, qui regardent tristement leur passé s’éloigner et disparaître. Ambiguïté La demi-teinte apparaît également dans l’absence de délimitation claire, chez Loti comme chez France, entre fiction et souvenirs personnels. Leurs récits appartiennent à la catégorie que Philippe Lejeune désigne comme celle des récits indéterminés : on peut les lire soit comme un roman, soit comme une autobiographie. Cette indécision est immédiatement perceptible chez Loti32, avec un récit dont la critique de l’époque vante la sincérité sans pose, mais qui est pourtant intitulé Roman d’un enfant (on peut noter au passage l’article indéfini, qui met encore plus à distance l’auteur de son sujet...), avec des modifications de noms propres (les tantes Lalie et Clarisse, par exemple, rebaptisées Berthe et Claire), un enfant qui porte bien son nom de plume (Pierre), mais pas son nom réel (Julien), une ville natale, Rochefort, qui n’est jamais nommée, et des libertés prises avec la vérité que l’on retrouve aussi bien chez France que chez Proust. De son côté, Anatole France propose un premier récit à la troisième personne (Le Livre de mon ami), dont le protagoniste se prénomme Pierre, et non Anatole, mais qui présente en même temps des souvenirs qui pourraient lui appartenir de façon très vraisemblable, et qui mêlent le vrai, le faux (beaucoup d’éléments sont inventés, voire empruntés à d’autres, comme le montre Marie-Claire Bancquart) et l’approximatif. L’ambiguïté est encore plus forte quand France publie quelques années plus tard Pierre Nozière, où l’on retrouve le même 28 De façon amusante, on peut reconnaître dans cette image déformée du narrateur la source de la méprise qui fait imaginer au jeune Narrateur de La Recherche Bergotte sous les traits d’un vieillard, et génère la déception de le découvrir jeune et barbichu, bien moins chenu que ne le laissaient prévoir ses livres ( A l’ombre des jeunes filles en fleurs, RTP I, p. 537-539). Pour ce qui concerne le lien entre Proust et Anatole France, et le lien entre Bergotte et France, voir Valérie Dupuy, Proust et Anatole France, thèse de doctorat, Université Paris IV- Sorbonne, 2001. 29 Anatole France, Le Livre de mon ami, in Œuvres, tome I, édition établie par Marie-Claire Bancquart, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984, p. 433. Pour ce qui est du regard désabusé du vieillard que se donne France, voir aussi p. 434 : « J’ai perdu l’espérance, et maintenant je ne puis entendre dire ‘A demain !’ sans éprouver un sentiment d’inquiétude et de tristesse. Non ! Je n’ai plus confiance en mon ancienne amie la vie. Mais je l’aime encore ». 30 Pierre Loti, op. cit., p. 39. 31 Paul Claudel, Mémoires improvisés, recueillis par Jean Amrouche, Gallimard, 1954, p. 95-96, cité par Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone, L’autobiographie, Armand Colin, collection U, Paris, 1997, p. 11. 32 L’ambivalence est remarquée dès la sortie du livre par les critiques. Adolphe Brisson, par exemple, le 1er juin 1890, signale le grand succès du livre, mais aussi la distorsion entre le titre « roman » et l’authenticité autobiographique de cette « confession très sincère ». (Adolphe Brisson, cité par Bruno Vercier, in Pierre Loti, op. cit., p. 432). 9 distingue d’ailleurs biographie et autobiographie), mais n’apparaissaient que très peu avant Proust dans le champ du romanesque40. La mémoire involontaire, la subjectivité de notre rapport au temps, les morts successives à soi-même, le caractère discontinu de la vie et de la pensée, tout cela se cantonnait avant Proust au champ de réflexion que permettait la forme plus libre du récit d’enfance, et accompagnait le déroulement des souvenirs. Proust s’empare de ce champ de réflexion pour d’une part en approfondir la valeur théorique, d’autre part pour l’intégrer au genre du roman. Proust ne renonce donc pas, en abandonnant Jean Santeuil, aux traits qui l’ont le plus marqué dans les récits d’enfance, mais il prend aussi ses distances avec un certain nombre de caractéristiques qui fondaient l’esthétique en mode mineur élue par France et Loti. La mélancolie, notamment, tend à s’estomper dans La Recherche. A la délectation vague du souvenir aimé pour lui-même, Proust substitue un flux romanesque dynamique, qui délaisse l’image assombrie d’un narrateur arrivé au terme de sa vie et le remplace par la merveilleuse découverte d’une vocation qui ne fait que commencer aux dernières pages du roman. France et Loti construisaient des récits hantés par la mort, la disparition41. Chez Proust, au contraire, l’œuvre est orientée par un mouvement puissant vers la création. Le souvenir n’est plus le tesson ancien recueilli sur des ruines, mais le signe d’une possible résurrection, d’abord par la mémoire, puis par l’écriture. De même, à la forme courte et fragmentée en petits chapitres, Proust préfère l’ampleur et la construction rigoureuse. La mise en avant récurrente de l’architecture de La Recherche, le soin apporté aux effets de symétrie, peuvent s’interpréter comme une réaction contre le pointillisme des récits d’enfance. Face au vagabondage léger du fragment discontinu, Proust impose la force d’une œuvre-cathédrale, et insiste constamment sur la structure. Lorsque Germaine Brée définit La Recherche comme « un récit continu » qui « évoque des souvenirs discontinus», on mesure toute la distance qui sépare ce roman des récits de Loti et France, récits discontinus, qui égrènent des souvenirs eux-mêmes parcellaires, dont l’écriture ne fait que mettre en scène l’effacement avant la mort. Proust prend également ses distances envers la subjectivité revendiquée des récits d’enfance qu’il a aimés. Une des rares allusions à Loti le qualifie, dans Contre Sainte-Beuve, de « trop subjectif » 42 : avec la maturité de l’écrivain, Proust acquiert une sévérité nouvelle à l’encontre d’une certaine forme de nombrilisme littéraire, et d’impressionnisme du récit. « Je sens que je vais me perdre là dedans, sans parvenir à rien exprimer... »43, avertissait Loti. Avec La Recherche, et le choix d’un Narrateur distinct de lui-même, Proust s’oriente vers la construction romanesque la plus ambitieuse, dans laquelle le foisonnement romanesque dissimule une démonstration rigoureuse. Rien de mineur dans A la recherche du temps perdu. Si l’enfance y a sa place, elle n’y est qu’un moment, et n’a de sens et d’existence que par rapport à une suite, et un projet largement plus ambitieux : montrer la naissance d’une vocation, ses errements, la sédimentation qui fait l’être et qui lui permet finalement d’écrire. Chez France et Loti, au contraire, le récit restait clos sur l’enfance, et s’arrêtait aux prémices de l’adolescence, avec pour seul lien avec le monde adulte le mode mélancolique de la nostalgie44. Avec Proust, le récit d’enfance est tendu tout entier vers deux fins tout à fait neuves par rapport aux œuvres de Loti et France : la création artistique (et non le bercement stérile de la remémoration), et 40 Nerval, qui a d’ailleurs beaucoup marqué Proust sur ce point, est l’un des rares à avoir entremêlé ce type de réflexion à la fiction. On notera que ce sont surtout les récits de France qui ont inspiré Proust, bien plus que ses romans (Thaïs, L’Anneau d’améthyste...), qu’il a lus mais dont on retrouve beaucoup moins d’échos dans son œuvre. 41 On pense à la phrase de Saint Augustin : « L’enfant que j’étais est mort, et moi j’existe ». Pour France et Loti, il conviendrait de la modifier dans un sens plus pessimiste : « L’enfant que j’étais est mort, et je suis moi-même proche de ma fin ». 42 « Nous alimentons encore mieux nos rêveries avec ce qui nomme notre rêve sans l’expliquer, avec les indicateurs de chemin de fer, les récits de voyageurs, les noms des commerçants et des rues d’un village [...] que dans un trop subjectif Pierre Loti » (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade p. 239-240). 43 Pierre Loti, op. cit., p. 49. 44 La nostalgie est une dimension absente sous cette forme chez Proust : il la reconnaît, et en fait un des fondements de La Recherche (« les vrais paradis sont ceux qu’on a perdus »), mais il n’en fait pas une fin de l’œuvre, elle n’est qu’une étape. 10 l’avenir. Au dernier tome de La Recherche, le Narrateur est au début de son œuvre, délivré de la peur de la mort45 et rempli d’allégresse à l’idée d’écrire : Le bonheur que j’éprouvais ne venait pas d’une tension purement subjective des nerfs qui nous isole du passé, mais au contraire d’un élargissement de mon esprit en qui se reformait, s’actualisait ce passé, et me donnait, mais hélas ! momentanément, une valeur d’éternité.46 On prend ainsi la mesure du renversement que Proust opère à partir du récit d’enfance, en le retournant du côté du bonheur, bonheur donné par le sentiment de permanence à soi-même que donne la mémoire involontaire, et qui détermine la vocation artistique en donnant du même coup une cohérence à la vie, non plus éparpillée mais tendue vers la création. De là procède la nouveauté d’une œuvre comme La Recherche, qui échappe à l’éparpillement du souvenir par la fiction romanesque mise au service d’une idée plus vaste : Comment la littérature de notations aurait-elle une valeur quelconque, puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue (la grandeur dans le bruit lointain d’un aéroplane, dans la ligne du clocher de Saint-Hilaire, le passé dans la saveur d’une madeleine, etc.) et qu’elles sont sans signification par elles-mêmes si on ne l’en dégage pas ?47 Dans l’univers du récit d’enfance, Loti et France représentent deux figures de la résignation, l’une tournée vers la lacune, la poésie, la discontinuité évanescente du récit, l’autre tournée vers le substitut compensatoire et le masque, qui se traduisent par l’ironie et le glissement vers la fiction. C’est cette résignation qui est exprimée dans la restriction placée par Loti à l’ouverture de son récit : Aussi voudrais-je ne pas écrire cette histoire qui serait fastidieuse ; mais seulement noter, sans suite ni transitions, des instants... Cette phrase, par l’abondance des négations, traduit la fragilité d’un tel projet esthétique. Face à ce danger, Proust opère un choix différent : celui de transformer radicalement en roman l’interrogation sur le moi et la mémoire, en opérant de cette manière une synthèse réussie entre la phénoménologie de la mémoire et la poétique du récit, synthèse qui s’achève significativement non pas sur le passé enfui, mais sur le Temps retrouvé. Valérie DUPUY 45 Marcel Proust, Le Temps retrouvé, RTP IV, p. 615. 46 Ibid., p. 613. 47 Ibid., p. 473.
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