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Notes sur la syntaxe et analyse du discours, Notes de C Langage

Notes de sciences du langage sur la syntaxe et analyse du discours. Les principaux thèmes abordés sont les suivants: Précisions, Dialogisme : du principe à la matérialité discursive, Dialogique / dialogal ; dialogisme citatif / responsif, Références bibliographiques.

Typologie: Notes

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Télécharge Notes sur la syntaxe et analyse du discours et plus Notes au format PDF de C Langage sur Docsity uniquement! Jacques Bres Le 15 septembre 2009 Bureau H210, réception : mercredi 17h20, 04 67 14 22 29 mel : jacques.bres@univ-montp3.fr Aleksandra Nowakowska Bureau H 213, réception : vendredi, 12h15, H213 mel : aleksandra.nowakowska@univ-montp3.fr Master 2 sciences du langage, UE 2 (V32SLA1) Syntaxe et analyse du discours Précisions Les notes de cours proposées se composent de 6 articles : 1. Jacques Bres, Aleksandra Nowakowska, « Dialogisme : du principe à la matérialité discursive », ……………………………………………………………………….2-14 2. Aleksandra Nowakowska, « Syntaxe, textualité et dialogisme : clivage, passif, si z c’est y » …………………………………………………………………………..14-31 3. Jacques Bres, « Vous les entendez ? Analyse du discours et dialogisme », ……..31-44 4. Jacques Bres, « Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français », ………………………………………………………………………….......................44-58 5. Jacques Bres, Aleksandra Nowakowska, « Dis-moi avec qui tu « dialogues », je te dirai qui tu es… De la pertinence de la notion de dialogisme pour l’analyse du discours » ………………………………………………………………………….......................58-79 6. Jacques Bres et Laurence Rosier, « Réfractions : Polyphonie et dialogisme… », Slavica Occitania 25, 238-251………………………………………………………………...79-98 Ces recherches linguistiques sont suivies d’articles de journaux sur lesquels seront travaillés la notion de dialogisme, et le fonctionnement de différents marqueurs dialogiques………………………………………………………………………………… L’article 1 fait une présentation générale de la notion de dialogisme. L’article 2 est consacré à l’analyse d’un marqueur syntaxique de dialogisme : le clivage ; et secondairement à la description du fonctionnement du passif. Les articles 3 et 4 présentent une rapide analyse de différents marqueurs dialogiques L’article 5 analyse l’apport de la notion de dialogisme à l’analyse du discours à partir de l’étude d’un texte journalistique L’article 6 analyse l’usage de polyphonie et dialogisme dans les études francophones. Ce cours se suffit à lui-même. Les indications bibliographiques ne sont absolument pas indispensables. Elles représentent des ouvertures complémentaires pour ceux qui ont le temps (et l’intérêt) d’approfondir. Mais leur lecture, absolument facultative, ne conditionne en rien la réussite à l’examen, qui tient à la seule maîtrise du cours lui-même. Contrôle des connaissances : une épreuve écrite de 2 heures. Etude d’un texte à partir de deux questions : (i) sur le clivage et la dislocation ; (ii) sur différents énoncés dialogiques. Article 1 2006, in Perrin L. (éd.), Le sens et ses voix, Recherches linguistiques 28, Metz : Université de Metz, 21-48. Jacques Bres, Aleksandra Nowakowska Praxiling, ICAR, UMR 5191 CNRS -Montpellier III jacques.bres@univ-montp3.fr aleksandra.nowakowska@univ-montp3.fr La réification complète mènerait inévitablement à une disparition de ce qui est sans fin et sans fond dans le sens (Bakhtine 1952/1979/1984b : 385) Dialogisme : du principe à la matérialité discursive Nous développons depuis maintenant plusieurs années, dans le cadre de la linguistique praxématique (Détrie et al. 2002), qui s’attache à la description de la production du sens en discours, un travail sur le dialogisme. Cette recherche nous a conduit à étudier cette notion dans certains de ses fonctionnements sémantico-discursifs (Bres 1997, Siblot 2001 , Dufour 2004, Laurent 2004, Lecler 2004), syntaxiques (Bres 1998, 1999, 2005a, Bres et Nowakowska 2004, Nowakowska 2004 a et b), énonciatifs (Barbéris 2005, Verine 2005), à la mettre à l’épreuve de l’analyse du texte littéraire (Barbéris et Bres 2002, Verine et Détrie 2003) ou de l’analyse du discours (Bres et Nowakowska 2005), à expliciter le cadre méthodologique dans lequel nous la faisions travailler (Bres et Verine 2003, Bres 2005b), en prenant appui, autant que faire se peut, sur le texte russe de Bakhtine (Nowakowska 2005). Nous entendons, aujourd’hui que l’occasion nous est donnée, de prendre un peu de hauteur par rapport à cet ensemble de travaux divers, (i) présenter la notion de dialogisme telle que nous la faisons travailler à partir du texte de Bakhtine; (ii) proposer des éléments de réponse à deux questions qui se posent à nous actuellement : l’articulation des deux notions de dialogal et de dialogique ; la mise en place, à côté du type classique de dialogisme, que nous appellerons citatif, d’un autre type de dialogisme : le dialogisme responsif. Nous illustrerons notre démarche par des exemples retenus pour leur simplicité. 1. Du dialogisme Tout un chacun s’accorde pour attribuer la paternité de la notion de dialogisme aux écrits du Cercle de Bakhtine. Nous nous attacherons à proposer une définition de cette notion (1.1.) ; nous présenterons ensuite les différentes dimensions du dialogisme (1.2.) ainsi que les niveaux textuels de son analyse (1.3.) ; nous proposerons une description de la structure de l’énoncé dialogique (1.4.), avant d’évoquer les niveaux de la grammaire qu’il concerne (1.5.). 1.1. Définition La notion de dialogisme a été tirée à hue et à dia pour différentes raisons (Nowakowska 2004c). Si l’on revient au texte russe, il apparaît que Bakhtine forge la problématique du dialogisme principalement à partir du réseau des six termes suivants dérivés de dialog’ (‘dialogue’) : les quatre adjectifs existants dans la langue russe : dialogicheskij, dialogichen (dialogique), dialogizuvujuchij (dialogisant), dialogizovanyj (‘dialogisé’) ; les deux noms qu’il crée : dialogichnost’ (‘dialogisme’), dialogizatzija (‘dialogisation’). Les quatre adjectifs produisent en langue russe l’acception de ‘sous forme dialoguée’, nous dirions aujourd’hui dialogal ; et c’est parfois dans ce sens que Bakhtine les utilise, notamment pour les distinguer de monologicheskij, ‘sous forme monologuée’ (nous dirions aujourd’hui monologal). Mais le plus souvent, ils lui servent à produire le sens nouveau de dialogique, qu’il est en train de construire à l’aide notamment des deux néologismes de dialogichnost’ (‘dialogisme’) et dialogizatzija (‘dialogisation’) (Nowakowska 2005). Bakhtine ne propose pas de définition du dialogisme. En appui sur ses textes, il nous semble possible de l’appréhender par les phénomènes d’ouverture à, de mise en relation avec, par lesquels il se manifeste. Bakhtine qualifie fréquemment par l’adjectif dialogique les termes de rapport, de relation, de contact. Cette interaction est posée au principe de la notion de sens : Cette distinction, parfaitement pertinente pour les textes monologaux, devient parfois problématique, dans le dialogal. Soit l’enchaînement des deux tours suivants : (2) A1 – alors et ta fille ça va mieux ? B2 – ma fille, maintenant plus de problèmes La reprise en B2 du SN « ma fille » est analysable en termes de dialogisme interdiscursif dans la mesure où B reprend un segment de l’énoncé de A ; mais également en termes de dialogisme interlocutif dans la mesure où le discours repris est celui de l’interlocuteur. Le dialogal présente de nombreux cas de neutralisation de la distinction de ces deux dimensions dialogiques (infra 2.1.). 1.3. Les niveaux du dialogisme : du global au local C’est d’abord au niveau macrotextuel que le discours s’inscrit dans une formation discursive, est reprise de (dialogisme constitutif) et réponse à (dialogismes interdiscursif et interlocutif) d’autres discours. C’est donc, par homologie, par le niveau textuel global qu’il convient de commencer l’étude du dialogisme (Bres 2005b), avant d’aborder ses manifestations précises au niveau microtextuel. Nous adoptons dans l’analyse une approche descendante, - pour faire vite : de l’énoncé- texte à l’énoncé-phrase, à l’opposé p. ex. de l’approche ascendante de la ScaPoLine (Nølke et al. 2004, 99-116). Ce positionnement rappelé, il n’en reste pas moins vrai que, pour le linguiste, la matérialité discursive du dialogisme se manifeste au niveau local de l’énoncé-phrase ; et c’est par ce niveau microtextuel que nous allons pénétrer plus avant dans la description de son fonctionnement. 1.4. De l’énoncé dialogique Le dialogisme prend la forme, au niveau de l’énoncé-phrase, de « microdialogues », pour reprendre une image bakhtinienne que nous faisons fonctionner littéralement. Si dialogue il y a à l’intérieur de l’énoncé-phrase dialogique, c’est qu’il est analysable en, au moins, deux énoncés : un premier énoncé, auquel répond un second énoncé. Mais précisément du fait que nous sommes dans le dialogique et non dans le dialogal (cf. infra 2.1.), cette interaction se marque non par une alternance de tours mais par la dualité (ou la pluralité) énonciative, le deux dans l’un (Authier-Revuz 1995) d’un seul et même énoncé. Cette dualité énonciative peut être marquée en tant que telle, plus ou moins ouvertement, ou ne pas être marquée, ce qui pose de sérieux problèmes à l’analyse. Partons d’une occurrence où le dialogisme se note, prototypiquement, par le signifiant syntaxique de la négation : (3) L'intérêt de la France et l'intérêt de l'Allemagne ne sont pas antagonistes. Il y a eu un temps où on pouvait l'affirmer. (…) Aujourd'hui heureusement (…). (F. Bayrou, Le Monde 28. 11. 96) On dira que le dialogisme de l'énoncé « L'intérêt de la France et l'intérêt de l'Allemagne ne sont pas antagonistes », que nous appellerons [E], tient à deux éléments : (i) il « rapporte » un autre énoncé, affirmatif compte tenu de son anaphorisation dans le cotexte ultérieur, que nous appellerons [e], que l’on peut reconstruire comme « L'intérêt de la France et l'intérêt de l'Allemagne sont antagonistes » ; (ii) il l’infirme par l’adverbe ne… pas. L'énoncé [e] n'est pas tiré du chapeau du linguiste, comme le signale le cotexte ultérieur : « Il y a eu un temps où on pouvait l'affirmer ». Le pronom personnel le est anaphorique non de l’énoncé négatif [E], mais de l’énoncé affirmatif [e], ce qu'atteste son remplacement par l’unité qu’il anaphorise : « il y a eu un temps où on pouvait affirmer que l'intérêt de la France et l'intérêt de l'Allemagne étaient antagonistes ». Les différentes approches dialogiques ou polyphoniques recourent à ce type d'analyse, mais ne s'accordent pas sur le statut de ce que nous nommons énoncé [e]. Il peut s'agir1 : - d'un acte de paroles (Ducrot 1980 et al.) ; - d'un point de vue (Ducrot 1984, Anscombre 1990, Haillet 2002, Nølke et al. 2003) ; - d'une phrase virtuelle (Anscombre 2005) ; - d'un énoncé: c'est notre position, que nous allons brièvement argumenter. Dans une perspective praxématique, on pose que l'individu devient sujet comme être de discours, c'est-à-dire qu'il est structuré en tant que tel non seulement par la langue mais aussi par les discours. Ces discours - et c'est également la perspective de Bakhtine - sont contextualisés, et ont une existence réelle socialement que leur confère leur matérialité. Et ce sont ces discours, bien réels, avec lesquels le locuteur entre en interaction dialogique. Pour autant, nous ne prétendons pas que, dans l'énoncé dialogique, l'énoncé [e] "rapporté" soit la citation exacte d'un fragment emprunté à tel ou tel discours - on sait que c'est rarement le cas même dans le discours rapporté direct -, mais que, pour le locuteur, il a le statut d'un énoncé 1 Nous remercions J. Cl. Anscombre des éclaircissements qu’il a apportés sur ce point lors d’une journée d’étude à Aarhus ( mars 2005). actualisé. Reprenant à Bally la notion d’actualisation, nous posons que l’énoncé dialogique se distingue de l’énoncé monologique de la façon suivante : dans l’énoncé monologique l’actualisation déictique et modale porte sur un dictum ; dans l’énoncé dialogique, cette opération s’effectue non sur un dictum, mais sur (ce qui est présenté comme) un énoncé déjà actualisé. Reprenons l’occurrence (3). L’actualisation modale de [E], en tant que affirmation + négation, porte sur une unité qui a déjà été actualisée et a statut d’énoncé, à savoir [e]. On dira que l'énonciateur E1 attribue l'assertion de l’énoncé [e] [L'intérêt de la France et l'intérêt de l'Allemagne sont antagonistes] à un autre énonciateur (e1), et se charge quant à lui de la rejeter par la négation. L’énoncé dialogique présente donc une dualité énonciative hiérarchisée. A la différence de ce qui se passe dans le dialogue externe, où les tours de parole sont à égalité énonciative, - chacun a p. ex. ses marques d’actualisation déictique et modale propres, chacun a un locuteur –, dans le dialogue interne du dialogisme, l’énoncé [e] est enchâssé énonciativement dans l’énoncé [E], ce qui se manifeste entre autres par les faits suivants : ses marques d’actualisation déictique et modale propres sont effacées (à l’exception de ce qui se passe en discours direct) ; il perd partie ou tout de son vocabulaire et de sa syntaxe, et plus significativement encore, il n’a plus de locuteur. Nous distinguons les deux instances de l’énonciateur et du locuteur sur la base suivante : l’énonciateur est l’instance actualisatrice responsable notamment des actualisations déictique et modale ; le locuteur est l’instance responsable de l’actualisation phonétique ou graphique consistant à inscrire l’énoncé dans le mode sémiotique choisi, oral ou écrit. Seul l’énoncé [E] a un locuteur, qui correspond à l’énonciateur E1 (l’instance de locution ne saurait être que singulière : seul un locuteur peut parler à la fois) ; l’énoncé [e] dispose d’un énonciateur e1 mais non d’un locuteur, ce qui est à mettre au compte du fait que l’énoncé dialogique met en relation, selon différentes formes d’intégration syntaxique, deux (ou plusieurs) énoncés en les hiérarchisant énonciativement. L’analyse que nous proposons ne va pas sans soulever de nombreux problèmes : nous n’aborderons ici que ceux liés au statut de l’énoncé enchâssé [e]. Si dans un exemple comme (3), sa présence comme sa « reconstruction » ne font pas difficulté, il n’en va pas toujours ainsi. Notons tout d’abord que les formes – que nous appelons x - que prend l’énoncé [e] du fait de son enchâssement dans [E] sont fort variables, et se répartissent selon une gradation complexe (Bres 2005a), qui va (i) du pôle de sa manifestation la plus ouverte (ii) au pôle de sa présence sous-entendue. (i) la forme x se présente comme l’équivalent de l’énoncé [e]. C’est notamment le cas du discours direct, ou de certains tours négatifs comme : (4) Il est faux de dire que « les 35 heures ne seront plus la durée légale du travail » (Le Monde, février 2005, Aubry ? Tout faux, de D. Gautier-Sauvagnac) A la différence de la négation prédicative en ne… pas, qui amalgame [e] dans [E], ce type de tour, grâce à la subordination, rapporte [e] à sa lettre supposée (comme le confirment les guillemets). Dans ce cas, la forme x est l’équivalent exact de [e]. (ii) L’énoncé [e] n’a pas de claire manifestation x, comme dans la négation restrictive ou le clivage simple (Bres et Nowakowska 2004). Soit le fragment textuel suivant dont l’horizon discursif dialogique est la construction de l’Europe : (5) La Commission de Bruxelles est le pouvoir exécutif, le gouvernement de cet Etat. Le conseil des ministres et même le conseil des chefs d’Etat et de gouvernement n’en est, contrairement à ce que croient les Français, que le pouvoir législatif. (Ch. Pasqua, Le Monde, 10. 1. 98) Dans l’énoncé restrictif « Le conseil des ministres et même le conseil des chefs d’Etat et de gouvernement n’en est […] que le pouvoir législatif », on ne saurait mettre entre guillemets aucun syntagme comme relevant de l’énoncé [e] auquel s’oppose l’énoncé [E]. Si l’on enchaîne par une anaphore comme en (2) : « Le conseil des ministres et même le conseil des chefs d’Etat et de gouvernement n’en est […] que le pouvoir législatif, comme l’affirment certains », c’est l’énoncé [E] qui est anaphorisé, et non l’énoncé [e]. L’on ne saurait faire apparaître des traces x de l’énoncé [e] de sorte que l’on pourrait, dans ce type d’occurrence, mettre en doute sa présence. Et pourtant, c’est bien au contact d’un énoncé [e] que l’on peut reconstruire cotextuellement comme : « le conseil des ministres en est le pouvoir exécutif », et en rejet implicite de son rhème (« pouvoir exécutif ») pour le remplacer par un autre rhème (« pouvoir législatif ») que se produit l’énoncé [E], comme le confirme le SP « contrairement à ce que croient les Français ». On pourrait dire que, dans ce type de cas, l’énoncé [e] est sous-entendu. Il nous semble qu’on peut même aller jusqu’à affirmer qu’il est présupposé, dans la mesure où le marqueur syntaxique ne… que, sans appartenir à l’énoncé [e], ne se justifie que de sa présupposition. On dira donc, pour conclure sur ce point, que le dialogisme d’un énoncé [E] tient à ce qu’il « répond » à un énoncé [e] qu’il présuppose actualisé, en le « reprenant » de diverses façons allant de sa citation à sa présupposition. 1.5. Grammaire du dialogisme : sémantique, syntaxe… Les recherches que nous développons concernent la dimension de la syntaxe phrastique, mais également le niveau lexico- sémantique, rarement travaillé en termes dialogiques1 (ou polyphoniques) par les autres approches. 1.5.1. Niveau lexico-sémantique Comme toute une tradition de travaux en sémantique discursive l’a fait apparaître, les mots du lexique ne sont jamais « vierges » pour reprendre une image bakhtinienne ; ils sont, de façon plus ou moins saillante, gros des énoncés ou des discours qui les ont actualisés, ce que prend en charge la notion de dialogisme de la nomination, proposée par P. Siblot (2001). Certains praxèmes p. ex. « sentent mauvais », tel ou tel discours leur colle à la peau. Illustrons ce fait bien connu par un exemple manifeste : (6) L’historien M. Bergès, après avoir été à l’origine de l’ « affaire Papon », prend ses distances par rapport aux parties civiles. Le Monde l’interroge sur ce changement de position : - pouvez-vous décrire les étapes de votre basculement, de votre révision de vos positions premières ? - je préfère ne pas parler de révision, vu la connotation du terme. Mais chez certains porte-parole des parties civiles, je pourrais parler de « révisionnisme à l’envers », ou de réductionnisme (Le Monde 22. 10. 1997. Les italiques sont nôtres). Le locuteur, historien, refuse de reprendre le praxème révision qui lui est proposé pour rendre compte de son changement d’attitude dans l’ « affaire Papon » : il y entend trop, contextuellement menaçante, la voix du discours révisionniste, ce qu’il actualise indirectement en parlant d’abord de « connotation du terme », puis en forgeant le syntagme « révisionnisme à l’envers », dialogique par détournement, qu’il met entre guillemets… Cette épaisseur discursive des praxèmes peut se montrer par les innombrables tours de la modalisation autonymique (Authier-Revuz 1995), notamment de la glose. Mais ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. Les mots de l’autre peuvent n’être accompagnés d’aucun balisage, comme dans l’occurrence suivante : (7) Dans un supermarché, devant les caisses, est apposé le message suivant : Compte tenu des oublis fréquents dans les caddies, nous prions notre aimable clientèle de bien vouloir déposer TOUS les articles sur le tapis roulant des caisses. Il nous semble que le praxème oubli laisse entendre (i) la voix potentielle du client qui, pris en flagrant déli de dissimulation, pourrait prétendre (dialogisme interlocutif) qu’il a tout simplement oublié de mettre certains articles sur le tapis roulant et /ou (ii) la voix bien réelle de clients qui ont effectivement tenu ce genre d’argument (dialogisme interdiscursif). Pragmatiquement : en faisant sien ce mot « autre », la direction de l’entreprise signale qu’elle connaît la chanson ; en se mettant sur le terrain discursif de l’interlocuteur potentiel, elle désamorce les éventuels conflits. Plus centralement encore, l’énoncé est fait des mots d’autres énoncés, qui ne font sens que du discours qu’ils véhiculent, à l’insu (le plus souvent) du locuteur (dialogisme constitutif). La notion de dialogisme de la nomination nous semble avoir un fort potentiel heuristique, que des études actuellement en cours devraient confirmer. 1.5.2. Niveau grammatical C’est essentiellement au niveau grammatical que nous avons étudié le dialogisme. La liste des marqueurs est extrêmement fournie et non close : négation, interrogation, confirmation, concession, clivage, conditionnel, hypothèse, tours corrélatifs, nominalisation, relative appositive… Nous ne proposons pas d’exemple de la façon dont nous procédons dans la mesure où la présentation du dialogisme de l’énoncé-phrase s’est faite sur un fait grammatical (supra 1.4.). Grâce au dialogisme sont revisitées des questions traditionnelles de syntaxe, comme p. ex. le clivage (Nowakowska 2004a), à partir d’un angle énonciatif qui permet de relier le fait de langue et sa production de sens lors de son actualisation en discours. L’analyse des marqueurs les plus fréquentés, dès que l’on sort des exemples convenus pour traiter des occurrences authentiques, réserve parfois des surprises. Quoi de plus rebattu p. ex. que la question de la négation, qui sert le plus souvent à introduire la problématique de l’énoncé dialogique (ou « polyphonique »). Nous n’avons pas failli à cette tradition dans cet article. Et pourtant, tout est loin d’avoir été dit, comme le montre l’exemple suivant : 1 Cf. cependant Authier-Revuz 2005 ; Moirand 2001, 2003 ; Cassanas et al. 2004. précédent – l’énoncé-phrase peut être dialogique qu’il appartienne à un texte monologal ou à un texte dialogal -, ne prend pas en compte le fait selon lequel c’est d’abord globalement en tant qu’énoncé-texte que le discours, qu’il soit monologal ou dialogal, fait place, à son insu, à l’interdiscours, « dialogue » avec d’autres discours sur le même objet, répond par avance à la réponse de l’interlocuteur... Précisons que nous avons nous-mêmes développé ce type de solution (Bres et Verine 2003, Bres et Nowakowska 2005). Nous considérons aujourd’hui que, au niveau global de l’énoncé-discours, le dialogique, en tant que traversée de tout discours par l’interdiscours et orientation vers d’autres discours, est un phénomène constitutif de la production de sens, à situer en amont et non en aval conceptuel de la distinction dialogal / monologal. 2. Au niveau microtextuel, la question de l’articulation dialogal / dialogique est autrement complexe. C’est pour éviter de nous la poser trop précocement que, dans la diachronie de nos recherches sur le dialogisme, nous avons d’abord commencé à travailler sur des textes monologaux, comme l’article de presse écrite : les faits que nous étudiions dans ce cadre ne pouvaient être suspects de contamination dialogale… Nous avons commencé à travailler le dialogique dans la textualité dialogale depuis peu de temps. Et les problèmes rencontrés se sont avérés largement à la hauteur de nos craintes. Avant d’en évoquer quelques-uns, rappelons brièvement la proposition que nous avons faite récemment (Bres 2005b) selon laquelle (i) les phénomènes dialogaux concerneraient le fait que les locuteurs partagent un même élément : le fil temporel du discours (gestion des places transitionnelles, pauses, phatiques et régulateurs, complétion, etc.) ; alors que (ii) les phénomènes dialogiques concerneraient le fait que le locuteur partage avec d’autres discours, dont celui de son interlocuteur dans le dialogal, un même objet de discours (gestion du rapport aux autres discours : négation, confirmation, discours rapporté, écho, concession, etc.). Cette proposition d’analyse, si elle s’avère opératoire, bute cependant sur les faits linguistiques qui sont à la frontière du dialogal et du dialogique, voire qui semblent faire se dissoudre la distinction entre les deux notions. Ces difficultés nous semblent tenir à deux éléments : (i) l’un conceptuel : le dialogisme dans sa dimension interlocutive ; (ii) l’autre discursif : la textualité dialogale (i) Le fait que tout énoncé soit orienté vers son destinataire, et en retour structuré par lui, peut être mis au compte aussi bien de la dimension dialogale que de la dimension dialogique. Soit le fragment dialogal suivant extrait d’une interview journalistique du président F. Mitterrand par deux journalistes, P. Poivre d’Arvor et H. Sanier, à l’occasion d’une affaire qui faisait alors (1992) grand bruit : la venue en France pour se faire soigner d’un haut responsable palestinien, accusé de terrorisme, G. Habache, pendant que le Président français était à l’étranger. Savait-il ? Ne savait-il pas ? F. Mitterrand, avant de répondre, fait le récit de ses récentes activités : (10) FM18 – […]/ j'étais' / en Oman / HS19 - et vous ne le saviez pas ? FM20 - j'ai été prévenu / jjeudi mmatin // hh j'étais avec Roland Dumas // hh j'ai aussitôt réagi […] HS21 - m- m- / mais: ==== monsieur le Président c'est pas les journalistes qui vous ont prévenu ? Relève clairement du dialogal le fait que F.M., en FM 20, ne répond pas à la question posée en HS 19, qu’il la traite comme une tentative d’interruption sur laquelle il passe en continuant, comme si de rien n’était, en FM20 le récit entrepris à la fin du tour FM18 : ce que corrobore le fonctionnement narratif du passé composé « j’ai été prévenu ». Mais que dire de la syntaxe de cet énoncé, à savoir du passif sans expression de l’agent ? La question posée en HS21 – reprise de prévenir, mais en un tour actif qui permet l’extraction de l’agent et sa rhématisation par le clivage (« c’est pas les journalistes qui vous ont prévenu ? ») - confirme que ce qui a motivé le tour passif était l’effacement de l’agent qu’il permet. La non mention de l’agent dans « j’ai été prévenu » relève d’une stratégie interactive d’évitement, et est directement motivée par l’interlocuteur : les journalistes, qui souhaitent que FM dise qui l’a prévenu. C’est donc bien en relation directe avec les attentes de ses interlocuteurs, pour les frustrer, que procède le locuteur : son énoncé, dans sa syntaxe, est tout entier pénétré par l’autre. Dialogalement, diront les conversationnalistes ; dialogiquement, diront les « dialogistes ». Il semble bien ici qu’on ne puisse séparer les deux dimensions, ou plutôt qu’elles fusionnent... dialogalgiquement . (ii) Les analystes des conversations ont montré que, aux rares cas de coq à l’âne près, les tours de parole d’une conversation s’enchaînent thématiquement, ce qui se manifeste syntaxiquement notamment par le fait que le tour 2 « renvoie » au tour 1 p. ex. par l’anaphore pronominale : (11) FM16 - +++ ah ! // "affaire Habache ! / l'affaire Habache !" <cette> question ça vous obsède et je suis prêt à vous +++ HS17 - ça nous intéresse Le pronom ça en H17 reprend anaphoriquement, en inter-tour, le ça de FM 16 (qui lui-même reprenait, en intra-tour, le SN cette question, lui-même anaphorique du SN « l’affaire Habache »). On peut bien sûr concevoir l’anaphore pronominale comme un simple phénomène de cohésion discursive (cas du ça intra-tour de FM16), et dire qu’elle a une dimension dialogale en HS17, dans la mesure où la relation anaphorique s’établit entre deux tours de parole. La problématique dialogique ne serait pas concernée dans la mesure où l’anaphore pronominale renvoie à du discours antérieur mais ne le « rapporte » en aucune façon. Mais que dire d’un cas d’anaphore lexicale comme en (12) : (12) PPDA97 - et puis tout a- vous savez que tout arrive:: le scandale de la tranfusion sanguine / les affaires URBA-SAGES FM98 - le scandale de la transfusion sanguine laissez-moi vous parler FM98 reprend le SN le scandale de la transfusion sanguine proposé par PPDA97. Faut-il traiter ce fait comme relevant comme précédemment de la seule cohésion textuelle dialogale ? F.M. s’inscrit dans la catégorisation de son interlocuteur qu’il confirme : n’avons-nous pas là également un fonctionnement dialogique ? L’anaphore pronominale serait seulement dialogale ; et l’anaphore lexicale, dialogale et dialogique ? Pourquoi pas… Mais que dire d’autres phénomènes conversationnels fréquents comme p. ex. la rectification dont nous avons une occurrence en (11), que nous reprenons sous (13) : (13) FM16 - +++ ah ! // "affaire Habache ! / l'affaire Habache !" <cette> question ça vous obsède et je suis prêt à vous +++ HS17 - ça nous intéresse HS17 reprend le cadre syntaxique de FM16 « ça vous obsède », en remplaçant le verbe obséder par intéresser : travail d’enchaînement dialogal qui se réalise sous la forme d’un détournement dialogique… De façon plus générale, un tour de parole, dans une interaction verbale, ne peut pas ne pas être fortement « orienté », à tous ses niveaux, vers le tour de parole antérieur en ce qu’il lui répond, et vers le tour de parole ultérieur en ce qu’il tend à façonner cette réponse qu’il présuppose pour lui répondre par avance… De sorte que, de proche en proche, nombre de phénomènes dialogaux sont susceptibles d’une approche dialogique. La question de la frontière entre dialogal et dialogique, du fait de la dimension interlocutive du dialogisme d’une part, et du tissage interactif de la textualité dialogale d’autre part, apparaît comme particulièrement difficile à tracer. Faut-il en conclure que tout ce qui est dialogal est du même coup dialogique (mais pas l’inverse) ? Ce serait régler le problème par dissolution des termes de la question. L’hypothèse provisoire que nous essayons de suivre pour avancer est plus mesurée : les relations entre dialogal et dialogique, au niveau local de l’énoncé, seraient non de recouvrement mais d’intersection, à savoir que les deux dimensions auraient chacune un domaine propre – les faits liés au partage du fil temporel du discours pour le dialogal, les faits liés au partage de l’objet de discours pour le dialogique – et un domaine qui leur serait commun : les faits liés à l’articulation thématique et linguistico-discursive au tour antérieur et les faits liés à l’orientation vers le tour ultérieur de l’interlocuteur. La dimension interlocutive du dialogisme, nous venons de le voir, va sur les brisées de la dimension dialogale ; elle nous conduit également à repenser notre description de l’énoncé dialogique. 2.2. Dialogisme citatif / dialogisme responsif Un énoncé [E] nous est apparu comme dialogique parce qu’il était fait de la conjonction de deux éléments : (i) un énoncé [e] (posé, présupposé ou supposé) d’un autre énonciateur enchâssé dans l’énoncé [E] ; (ii) un élément marquant la réaction de E1 à l’énoncé [e], les deux éléments étant amalgamés de différentes façons. Il apparaît cependant à l’usage que cette définition est trop étroite dans la mesure où elle ne prend en charge qu’une forme de dialogisme, que nous proposons de nommer citatif, dans la mesure où l’énoncé [E] interagit avec un énoncé [e] qu’il rapporte de différentes façons (que nous avons désignées par x). Le travail sur corpus fait apparaître qu’on « entend des voix » non seulement dans des énoncés habités par d’autres énoncés – dialogisme citatif donc – mais également dans les énoncés qui semblent répondre à des questions, des demandes d’éclaircissements, etc. que pourrait formuler l’interlocuteur à l’oral, le lecteur à l’écrit. Nous proposons de parler dans ce cas de dialogisme responsif. Reprenons l’exemple (8) : (8) Faut-il armer la Chine ? […] Les Européens ont mis en place un embargo sur les exportations d’armes létales (mortelles) vers la Chine […]. Ce dispositif n’interdit nullement de vendre des armes non létales, d’autant que les règles s’appliquant aux matériels à caractère dual (dont l’emploi peut être à la fois civil et militaire) ouvrent la voie à des interprétations laxistes. (Le Monde, 12. 04. 05) Considérons les deux parenthèses dans leur rapport au cotexte antérieur : « d’armes létales (mortelles) » ; « matériels à caractère dual (dont l’emploi peut être à la fois civil et militaire) ». Une description classique dirait que les parenthèses viennent expliciter le sens du terme technique qui les précède immédiatement, à savoir les adjectifs létales pour la première occurrence, et dual pour la seconde. Dans la perspective dialogique, on dira que le scripteur répond par avance – dialogisme interlocutif - à la demande d’éclaircissement que pourrait formuler le lecteur à la lecture de ces termes. On aurait là un microdialogue interne qui peut être déployé didactiquement en dialogue externe à trois tours : A1 - […] un embargo sur les exportations d’armes létales B2 - c’est-à-dire ? A3 - mortelles Précisons ce qui distingue le dialogisme responsif du dialogisme citatif : l’élément que nous analysons comme responsif est, en termes conversationnels, le tour réactif qui forme avec le tour initiatif sous-entendu une paire adjacente de type question / réponse (B2 / A3) ; l’énoncé dialogique responsif ne « rapporte » pas sous forme x un énoncé [e], il n’est donc pas habité par une dualité énonciative ; à l’énoncé [e] du dialogisme citatif correspond dans le dialogisme responsif, le tour B2, qui ne peut être que supposé. Dans le dialogisme interlocutif citatif, l’énonciateur « dialogue » avec les arguments imaginés comme produits par l’énonciataire dans le cours du texte, en réponse aux arguments qu’il avance ; dans le dialogisme interlocutif responsif, l’énonciateur anticipe sur la compréhension responsive de l’énonciataire, « dialogue » avec ses éventuelles difficultés, en répondant par avance aux questions que son discours peut susciter. Le dialogisme responsif dispose de marqueurs spécifiques : parenthèses, mise entre tirets, c’est-à-dire, glose, reformulation1, etc…Il peut également se marquer par certains outils du dialogisme citatif comme le clivage (Nowakoswska 2004a). Mais il peut également se signifier sans aucun outil linguistique, notamment dans les explications. Prenons l’exemple suivant, tiré d’un article de presse, qui donne des conseils pour éviter un œdème du bras : (14) Ménager le bars touché : ne pas porter d’objets lourds, ne pas faire de mouvements brusques et/ou répétitifs comme tirer une porte lourde ou tricoter de longues heures. La première partie de l’énoncé, en caractère gras, formulée comme un ordre indirect à l’attention du lecteur, peut susciter une demande de précision de la part de ce dernier du type : que dois-je faire ou ne pas faire pour ménager mon bras ? Les deux points permettent d’introduire l’explicitation à cette question présupposée, à laquelle répond la suite de l’énoncé. L’introduction de la notion de dialogisme responsif, si elle enrichit considérablement la problématique, n’ouvre-t-elle pas grand la porte à de trop nombreux faits de discours ? N’est-ce pas toute phrase d’un texte qui peut sembler répondre à une question du destinataire ? N’est-ce pas toute structure textuelle qui est analysable en termes de dialogisme responsif (songeons p. ex. à la façon dont Labov (1972 / 1978 : 307) montre que les différentes parties qu’il vient de dégager dans le récit oral sont autant de réponses à des questions implicites du narrataire) ? N’est-ce pas tout genre du discours qui peut être conçu comme le tour réactif apportant réponse à un tour initiatif sous-entendu (songeons p. ex. à la notice de montage qui répond par avance à la question : « Comment on fait pour assembler les différentes parties ? ») ?… Nous rejoignons ainsi l’orientation de tout énoncé vers les autres discours, le dialogisme constitutif de tout acte langagier. A tout expliquer, la notion de dialogisme a-t-elle encore des vertus explicatives ? Conclusion La notion de dialogisme nous paraît à l’heure actuelle aussi indispensable que… problématique. Problématique de par son articulation encore pas suffisamment claire à la notion de dialogal ; problématique, plus encore, par le fait que, une fois que l’on a exercé son oreille, on entend des voix partout pour paraphraser Bakhtine ; et que les harmoniques dialogiques ne se manifestent pas toujours sous formes de traces sonnantes et trébuchantes. Les terres du dialogisme apparaissent sans limite, et ce non-bornage est tout autant signe de faiblesse que de force. Pourtant, ces difficultés ne sauraient nous masquer son caractère heuristique : après tout, c’est peut-être parce que le dialogisme est au principe de la production discursive que rentrent dans son champ des phénomènes aussi hétéroclites que la mise en paragraphe, le conditionnel ou l’insistance intonative. Elles ne sauraient non plus nous masquer que la notion de dialogisme, dans la lecture que nous en faisons, permet de faire quelques pas au-delà du point où nous avaient conduits l’analyse du discours d’une part, la problématique de l’énonciation de l’autre. Articulons pour finir dialogisme et énonciation : Si la notion d’énonciation en tant que « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste 1970 / 1974 : 80) permet d’articuler langue, discours et subjectivité, et même intersubjectivité, le dialogisme permet d’introduire de la profondeur sous l’à-plat de la surface énonciative : la parole de l’énonciateur en acte de langage interagit non seulement avec l’énonciataire mais avec d’autres voix qu’il ne peut manquer de rencontrer et qui le feuillettent énonciativement. Références bibliographiques Amossy R., 2000, L’argumentation dans le discours, Paris : Nathan. Amossy R., 2005, « De l'apport d'une distinction : dialogisme vs polyphonie dans l'analyse argumentative », in Bres et al. 2005 (à paraître). Anscombre J. –Cl., 1990, « Thèmes, espaces discursifs et représentation événementielle » , in Anscombre J. –Cl. et Zaccaria G. (éd.), Fonctionnalisme et pragmatique, Milan : Ed. Unicopli, Testi e studi 76, 43-150. 1 Notre recherche sur ce point ne fait que commencer. Nous devrons l’articuler notamment aux travaux d’Authier-Revuz (1995) sur la modalisation autonymique, d’A. Steuckhardt et A. Niklas-Salminen 2003 sur la glose. Le corpus sur lequel je fonde cette recherche est principalement celui de ma thèse : il s’agit d’un corpus littéraire, comportant plusieurs ouvrages : Les Nouvelles orientales de Yourcenar, deux nouvelles de Tchékhov (La dame au petit chien et L’évêque) et Ferdydurke de Gombrowicz, traduits en quatre langues1 : anglais, français, polonais et russe. Les autres occurrences, peu nombreuses, proviennent d’un corpus de presse (Le Monde, Midi Libre) et d’un corpus d’interactions orales. 1 La présence d’une lettre après le chiffre signifie qu’il s’agit d’une occurrence tirée du corpus littéraire et multilingue dans lequel la lettre a précise la langue source, les autres lettres (b, c, d) indiquent les traductions. 1. Dialogisme syntaxique, clivage 1.1. Syntaxe et dialogisme : énonciation, actualisation Au niveau de la syntaxe phrastique, le dialogisme se manifeste comme « dialogue interne » (Bakhtine 1934/1975/1978 : 102) à l’énoncé, à savoir qu’il est analysable en deux unités : un premier énoncé, auquel répond un second énoncé. Mais précisément du fait qu’il s’agit de dialogue interne et non de dialogue externe, cette interaction se marque non par une alternance de tours mais par la dualité énonciative, le deux dans l’un (Authier-Revuz 1995) d’un seul et même énoncé syntaxique. Et c’est cette dualité énonciative qui définit l’énoncé dialogique. Prenons un exemple de marqueur canonique de dialogisme, la négation, comme dans l’énoncé suivant : (1) Washington n’a pas décidé de libérer le monde de ses dictatures. (Le Monde, 29. 12. 2001) On dira que cet énoncé négatif, que nous appellerons [E], est dialogique (i) en ce qu’il « rapporte » un autre énoncé, affirmatif, que nous appellerons [e] (sans en mentionner la source), que l’on peut reconstruire comme : (2) Washington a décidé de libérer le monde de ses dictatures. (énoncé [e]) 1 Et (ii), en ce qu’il l’infirme par la négation. On teste la présence effective de (2) dans (1) par l’enchaînement possible suivant : (1’) Washington n’a pas décidé de libérer le monde de ses dictatures, comme le prétend G. W. Bush. Le pronom personnel le anaphorise non l’énoncé (1), mais l’énoncé (2), à savoir [e], comme l’atteste le remplacement du pronom anaphorique le par l’unité qu’il remplace : G. W. Bush prétend que Washington a décidé de libérer le monde de ses dictatures. L’énoncé dialogique tout à la fois « rapporte » un autre énoncé et dans le même temps « dialogue » avec lui. Cette relation de « dialogue » peut être d’infirmation (comme en (1)), de confirmation, de mise en débat, de concession, de substitution, etc., en fonction du marqueur dialogique par lequel elle se signifie. Cette approche permet de définir précisément l’énoncé dialogique en termes d’actualisation. Dans l’énoncé monologique2, un énonciateur e1 actualise déictiquement et modalement un dictum, pour en faire un énoncé [e], ce qui est le cas de (2). Dans l’énoncé dialogique, l’actualisation déictique et modale de l’énonciateur que nous nommons E1 s’applique non pas à un dictum, mais à un élément présenté comme ayant déjà statut d'énoncé, à savoir [e], qui en tant que tel a déjà fait l'objet d’opérations d’actualisation par un autre énonciateur (que nous appelons e1) (Bres 1998). Dans ces cadres, on dira que dans l’occurrence (1), l'énonciateur E1 attribue l'assertion [Washington n’a pas décidé de libérer le monde de ses dictatures] à un autre énonciateur (e1), et se charge quant à lui de l’infirmer. La dualité énonciative, si elle structure tout énoncé dialogique, peut le faire de façons fort variées, qui tiennent principalement au mode de présence de l’énoncé enchâssé [e] dans l’énoncé enchâssant [E] (Bres 2005b). Qu’en est-il de l’énoncé clivé ? 1.2. Clivage, rhématisation, dialogisme En appui sur mes recherches antérieures – notamment mon travail de thèse – j’expliciterai les relations entre clivage, rhématisation et dialogisme. 1.2.1. Rhématisation et dialogisme 1 Nous simplifions quelque peu : il peut s’agir également, par exemple, d’un énoncé interrogatif : Washington a-t-il décidé de libérer le monde de ses dictatures ? 2 Il est bien évidemment possible de contester l’existence de l’énoncé monologique, car le dialogisme est un principe constitutif de la production langagière. Cependant cette distinction nous paraît nécessaire pour théoriser l’énonciation dialogique. La question des relations entre les notions de thème / rhème d’une part, et de dialogisme d’autre part mérite à elle seule une réflexion spécifique. Je ne fais ici qu’effleurer le rapport entre rhème et dialogisme, pour les besoins de la mise en relation entre clivage et passif. La structure canonique de l’énoncé français est thème / rhème. La partie rhématique d’un énoncé est potentiellement dialogique, en ce sens que l’ « apport d’information » avancé par un énonciateur E1 peut, suivant les contextes, être compris comme venant se substituer au rhème d’un autre énonciateur e1 sur le même thème. Prenons l’énoncé suivant extrait d’un article de journal intitulé Le malaise du RPR1 : (3) il aurait fallu situer la sortie de la crise sur le terrain des idées. (Le Monde, 20. 11. 1999) La place terminale du SP « sur le terrain des idées » en fait un syntagme à valeur rhématique. On peut induire facilement de cela que le scripteur donne peut-être cette précision pour s’opposer à un autre discours, tenu par un autre énonciateur, qui situerait la sortie de la crise par exemple « sur le terrain des personnes ». Cette potentialité dialogique de la partie rhématique de l’énoncé me semble parfois explicitement actualisée, comme dans le texte suivant, affiché dans le bureau de poste de mon quartier. Quelques précisions pour sa compréhension : le facteur, lorsqu’il ne peut déposer un paquet dans une boîte aux lettres, laisse un document invitant le destinataire à venir retirer le paquet en question le lendemain à partir de 10 heures. Les clients viennent souvent le lendemain, mais dès 9 heures, ne peuvent entrer en possession de leur courrier, ce qui entraîne parfois des interactions plutôt agonales…, comme j’en ai été à plusieurs reprises témoin. C’est sans doute pour éviter les échanges conflictuels que depuis quelque temps est apposé ce texte-ci, en grosses lettres : (4) Avis à notre clientèle Toutes les instances du jour sont à retirer le lendemain aux guichets APRES 10 HEURES2 Pas à 9 heures Le SP de temps après 10 heures, par sa place en fin d’énoncé, fonctionne comme rhème. Le fonds dialogique sur lequel, en tant que tel, il se produit, est ici doublement signifié : par l’insistance typographique (majuscules, soulignement, caractères gras), et par le syntagme qui le suit : pas à 9 heures. La négation, en tant que marqueur dialogique, invite à présupposer un énoncé [e], approximativement quelque chose comme : « les instances peuvent être retirées le lendemain à 9 heures ». Cet énoncé, implicitement imputé à un énonciateur e1 (non explicité, mais récupérable discursivement : le client) est infirmé par le SP négatif pas à 9 heures, auquel le SP après 10 heures se substitue. Le soulignement typographique comme le SP négatif qui suit, actualisent explicitement la potentialité dialogique du SP rhématique après 10 heures : le discours de l’institution s’affirme contre le discours de la clientèle, qu’il sous-entend (soulignement), présuppose (SP négatif), et auquel il se substitue par son énonciation. 1.2.2. Clivage et rhématisation Une phrase clivée canonique a la forme c’est y qu-z (c’est Pierre qui est venu) où l’élément c’est correspond, selon la grammaire générative et transformationnelle, au présentatif, l’élément y constitue le focus, la partie z constitue la phrase tronquée, amputée du syntagme y, introduite par le pronom qu-, dont la forme est qui lorsque y a la fonction sujet et que pour les autres fonctions. La phrase clivée peut également avoir la forme complexe, auquel cas, elle comporte une négation prédicative : ce n’est pas x qu-z, c’est (/ mais) y. Le clivage consiste à extraire un syntagme d’une proposition à l’aide de la particule discontinue c’est… qu-. Cette opération, qui peut s’appliquer à la plupart des syntagmes de la structure phrastique3, revient, en termes de syntaxe strictement intraphrastique, à faire de l’élément extrait y, introduit par la séquence c’est (c’est y qu- z), un attribut. Or l’attribut est par excellence une fonction rhématique. De sorte que l’on peut décrire le clivage comme une opération de rhématisation, qui complémentairement et secondairement revient à thématiser l’élément z introduit par qu-, qu- z fonctionnant comme une relative thématique. Et c’est bien cette fonction de rhématisation que l’on 1 Que nous analysons dans Bres et Nowakowska 2005a. 2 Les majuscules, le soulignement ainsi que les caractères gras sont ceux du document. 3 Toutes les catégories et fonctions faisant partie de la valence verbale peuvent être encadrés par c’est… qu-. Les restrictions pèsent sur les éléments extraprédicatifs, comme par exemple le complément du nom ou l’adverbe de phrase, ainsi que sur les éléments incompatibles avec l’opération d’identification (Nowakowska 2002) effectuée par le clivage, par exemple les pronoms vides sur le plan référentiel rien, personne, ou la subordonnée introduite par puisque, contenant une présupposition. To na mnie tak warczal (/pronom/ce/préposition/à/pronom/moi/adv/ainsi/verbe/criait) To ja mialem chusteczke wsadzic (/pronom/ce/pronom/moi/verbe/devais/nom/mouchoir/verbe/mettre) Cet énoncé est traduit en français par : (6b) Un bâillon, un bâillon ! Imbécile, qu’est-ce que tu attends ? Bâillonne–le ! Prends ton mouchoir ! C’était à moi qu’il criait cela. C’était moi qui devais enfoncer mon mouchoir en guise de bâillon, car Myzdral et Hopek ne pouvaient bouger, chacun étant assis à califourchon sur un témoin (Gombrowicz) Cette occurrence présente une succession de deux phrases clivées. Les deux relatives qu- z thématiques (qu’il criait cela, qui devais enfoncer mon mouchoir en guise de bâillon) reformulent des éléments cotextuels antérieurs (la relative qu’il criait cela reprend la série d’exclamations qui précèdent ; la relative qui devais enfoncer mon mouchoir en guise de bâillon reprend bâillonne-le ! prends ton mouchoir !). Le pronom personnel extrait moi, (c’était à moi, c’était moi) constitue l’apport d’information rhématique doublement dialogique : - citativement : l’actant identifié par la particule c’est… qu- s’oppose à tous les autres protagonistes susceptibles d’être pris en considération et employés à sa place dans un autre discours. Ainsi il est possible de paraphraser les énoncés clivés à valeur contrastive de ce type par : contrairement à ce que l’on pourrait penser / à ce que j’aurais souhaité, c’est seulement à moi qu’il criait cela ; contrairement à ce que l’on pourrait penser / à ce que j’aurais souhaité, c’est seulement moi qui devais bâillonner. - responsivement : l’élément extrait apporte une réponse aux questions implicites que peut se poser le lecteur, tout comme les différents protagonistes de l’échange romanesque (le je narrateur, Myzdral et Hopek) : « mais à qui criait-il cela ? mais qui devait prendre le mouchoir et bâillonner ? ». Le clivage, dans ce type d’exemple, est fortement dialogique car il rhématise contrastivement et responsivement un élément de la valence verbale, en l’occurrence ici l’actant sujet. En résumé, le clivage réalise une opération explicite de rhématisation d’un élément de la structure syntaxique, qui peut exploiter (rhématisation dialogique, occurrence (6)) ou ne pas exploiter (rhématisation simple, occurrence (5)) la potentialité dialogique de la partie rhématique de l’énoncé. 2. Clivage et passif Le développement que nous venons de présenter sur le clivage nous permet de répondre à la première question que nous posions initialement dans l’introduction : qu’est-ce qui fait que dans certains cas, mais pas dans tous, clivage et passif sont des tours en relation paraphrastique ? 2.1. Clivage et rhématisation ; passif et thématisation Partons des faits. L’étude contrastive du corpus multilingue anglais, français, polonais et russe fait apparaître que la phrase clivée française, lorsque le clivage porte sur le sujet d’un verbe transitif direct, équivaut parfois au passif dans une autre langue. Ainsi c’est le cas dans la traduction anglaise du russe de l’occurrence (7), présentant une interaction entre une jeune femme adultère et son amant : (7a) -Ver’te, ver’te mne, umoljaju vas...-govorila ona -Ja ljublju chestnuju, chistuju rzizn’, a grex mne gadok, ja sama ne zanaju, chto delaju. Prostye ljudi govorjat : nechstyj poputal. I ja mogu teper’ pro sebja skazat’, chto menja poputal nechistyj. (Tchekhov, La dame au petit chien) prostye ljudi govorjat : nechistyj poputal (/adj/simples/nom/gens/verbe/disent/nom/impur/verbe/a possédé) (7b) - Croyez-moi, je vous en supplie… dit-elle. J’aime l’honnêteté, la pureté ; le péché me fait horreur, je ne sais pas moi-même ce que je fais. Les gens du peuple disent : c’est le Malin qui a tout embrouillé. Moi aussi, je peux dire que j’ai été égarée par le Malin. (Tchekhov) (7c) - "Do believe me, I implore you to believe me," she said. "I love all that is honest and pure in life, vice is revolting to me, I don't know what I'm doing. The common people say they are snared by the Devil. And now I can say that I have been snared by the Devil, too. En russe, l’énoncé qui correspond à « c’est le malin qui a tout embrouillé » présente la structure syntaxique canonique (S.V.O) : (7a)Prostye ljudi govorjat : nechistyj poputal (/adj./ simples/nom/gens/verbe/disent/nom/impur/verbe/a possédé) Contrairement à l’occurrence précédemment analysée en (5), le SN sujet est ici placé en tête de phrase. Est-ce que pour autant que le sujet concorde dans ce cas avec le thème ? De fait, le verbe russe poputat’ (posséder), dans la mesure où il fonctionne textuellement comme l’anaphore infidèle de ja sama nie znaju chto delaju (je ne sais pas moi-même ce que je fais, dans la traduction française) correspond au thème, le rhème étant le SN sujet nechistyj (le malin). On a donc en russe l’ordre, parfaitement possible : sujet rhématique / prédicat thématique. C’est certainement ce qui explique que le traducteur français a utilisé le clivage qui permet de maintenir le sujet en tête de phrase, tout en le rhématisant : c’est le Malin qui a tout embrouillé. Mais comment expliquer que là où le français utilise le clivage, le traducteur anglais a recours, semble-t-il de façon équivalente, à la structure passive1 : they are snared by the devil ? Comment d’autre part expliquer que l’énoncé clivé du français c’est le Malin qui a tout embrouillé se prolonge d’un énoncé au passif : Moi aussi, je peux dire que j’ai été égarée par le Malin, qui semble établir entre ses actants le même rapport que le clivage ? Avant de répondre à ces questions, reprenons l’occurrence (5) : (5a) Vecherom monaxi peli strojno, vdoxnovenno, sluæil molodoj ieromonax s chernoj borodoj; (Tchekov, L’évêque). sluzil molodoj ieromonax s chernoj borodoj (/verbe/officiait /adj./jeune /nom/moine /prép./avec /adj./noire /nom/barbe) (officiait jeune moine avec noire barbe) (5b) Le soir les moines firent entendre un chant harmonieux, inspiré, c’était un jeune moine à barbe noire qui officiait. Il serait parfaitement possible de remplacer le c’est … qu- de la traduction française par le passif : (5b’) Le soir les moines firent entendre un chant harmonieux, inspiré, l’office était célébré par un jeune moine a barbe noire2. Les deux tours du clivage (c’était un jeune moine à barbe noire qui officiait) et du passif (l’office était célébré par un jeune moine a barbe noire) apparaissent en parfaite équivalence. Qu’est-ce qui justifie cette équivalence ? Nous avons vu que le clivage réalisait une opération de rhématisation. Qu’en est-il du passif ? Sans entrer dans l’analyse détaillée de l’opération complexe que réalise le passif (Cf. notamment Gaatone 1998), on peut globalement la décrire comme consistant à placer, essentiellement pour des raisons d’enchaînement interphrastique, en position initiale thématique de sujet, un syntagme qui, selon la logique actantielle, serait SN2 COD., c’est-à-dire occuperait plutôt la fin de la phrase, place habituellement rhématique. Reprenons l’exemple (5b). La phrase qui fait l’objet du clivage ou du passif, correspond, d’un point de vue actantiel, à la structure : Actant source acte actant cible SN1 V SN2 Un jeune moine (célébrer) l’office Cette structure, si on la reproduit telle quelle en discours, tend à faire du SN1 un jeune moine le thème. Or, par rapport à l’énoncé qui précède, à savoir Le soir les moines firent entendre un chant harmonieux, inspiré, c’est le 1 Prévenons un malentendu : nous ne prétendons pas par là qu’il y a équivalence exacte du passif dans les deux langues. 2 J’ai remplacé officier, verbe intransitif, qui ne peut supporter la transformation passive, par la paraphrase célébrer l’office, dans laquelle le verbe est transitif direct. SV célébrer l’office qui, par anaphore infidèle avec chant harmonieux, joue le rôle thématique, et non le SN1 ; ce qui est confirmé par le déterminant non thématique un du SN1. Dès lors, pour réaliser la phrase [Un jeune moine + célébrer + l’office], en un énoncé qui enchaîne sur l’énoncé précédent, deux possibilités se présentent : - rhématiser le sujet. A cela sert le clivage à rhématisation simple : c’était un jeune moine qui célébrait l’office/officiait ; - thématiser le SN2. A cela sert le passif : l’office était célébré par un jeune moine. Il semble donc que si, dans un cas comme (5b) et (5b’), clivage et passif sont en relation paraphrastique, c’est qu’ils réalisent des opérations différentes, presque inverses (rhématisation du SN1 dans le cas du clivage, thématisation du SN2 dans le cas du passif), mais qui aboutissent à un résultat similaire, en ce qu’il prend en compte les contraintes parfois opposées de la syntaxe intraphrastique et de l’enchaînement interphrastique : - le clivage respecte l’ordre actantiel actant source / actant cible, en « déthématisant » le sujet pour le rhématiser, eu égard à l’énoncé qui précède ; - le passif, eu égard à l’énoncé qui précède, inverse l’ordre actantiel actant source / actant cible en thématisant l’actant cible en fonction de sujet (et secondairement en rhématisant l’actant source en fonction de complément d’agent1). Clivage et passif réalisent tous deux des compromis entre raisons de syntaxe phrastique et raisons de syntaxe textuelle, ce qui explique leur équivalence traductive ; mais des compromis différents, ce qui correspond à leurs différences de structure. Ajoutons que l’analyse du clivage en termes de rhématisation, et du passif en termes (principalement) de thématisation, rend compte des résultats de la conjonction des opérations de passivation et de clivage sur les syntagmes sujet et complément d’agent, à savoir que le clivage peut difficilement se réaliser sur le sujet passif, alors qu’il se réalise parfaitement sur le complément d’agent : - le clivage du sujet passif. Si, partant de la phrase passive : l’office était célébré par un jeune moine, on clive le SN sujet l’office, on obtient : c’était l’office qui était célébré par un jeune moine. Cette phrase nous semble assez improbable. C’est qu’un même SN l’office y ferait l’objet, en tant que sujet de la phrase passive, d’une thématisation ; et en tant qu’élément extrait par le clivage, d’une rhématisation2. - le clivage du complément d’agent. Si, partant de la phrase passive : l’office était célébré par un jeune moine, on clive le SP complément d’agent par un jeune moine, on obtient la phrase : c’était par un jeune moine que l’office était célébré. Cette phrase est par contre bien plus acceptable. C’est que l’actant source un jeune moine, placé en position rhématique de fin de phrase en tant que complément d’agent dans la phrase passive, voit sa rhématicité confirmée par l’extraction. Plus même : la confirmation de la rhématicité du syntagme un jeune moine fait que cet énoncé semble relever non plus de la rhématisation simple mais de la rhématisation contrastive dialogique3. Revenons à l’exemple (7) : (7b) - Croyez-moi, je vous en supplie… dit-elle. J’aime l’honnêteté, la pureté ; le péché me fait horreur, je ne sais pas moi-même ce que je fais. Les gens du peuple disent : c’est le Malin qui a tout embrouillé. Moi aussi, je peux dire que j’ai été égarée par le Malin (Tchékhov, La dame au petit chien). (7c) "Do believe me, I implore you to believe me," she said. "I love all that is honest and pure in life, vice is revolting to me, I don't know what I'm doing. The common people say they are snared by the Devil. And now I can say that I have been snared by the Devil, too. Nous sommes en mesure maintenant de répondre aux questions que nous nous posions au début de cette section, et que je rappelle : comment expliquer la relation de paraphrase entre le clivage en français : c’est le malin qui a tout embrouillé, et le passif en anglais : they are snared by the devil ? Comment rendre compte de ce que l’énoncé clivé du français c’est le Malin qui a tout embrouillé se prolonge d’un énoncé au passif : Moi aussi, je peux dire que j’ai été égarée par le Malin, qui semble lui être parallèle, comme le signale le SP moi aussi, 1 Que la rhématisation du SP complément d’agent est secondaire se vérifie de ce que ce SP, dans de nombreuses occurrences de passif, n’est pas réalisé, comme p. ex. dans ce titre d’article : (8) Emile Louis a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. (Midi Libre, 3. 12. 2004) 2 Par ailleurs, dans l’enchaînement textuel, l’interprétation du pronom ce changerait : dans le clivage, le pronom ce peut être analysé comme la partie déictique de la particule complexe c’est …qu- qui permet de désigner un élément comme le plus informatif eu égard au domaine des connaissances partagées. En revanche, dans c’était l’office qui était célébré par un jeune moine, le rôle du pronom ce consisterait à représenter anaphoriquement le segment précédent, à savoir l’énoncé le soir les moines firent entendre le chant harmonieux. 3 Ce que confirme le fait que l’occurrence apparaît comme mieux formée si l’on remplace l’imparfait du verbe être par le présent, caractéristique de la rhématisation dialogique : c’est par un jeune moine que l’office était célébré. (9) D’après une étude récente de Bernard Lahire (La Culture des individus, La Découverte), il apparaît que le karaoké est prisé par les cadres, et non par les classes populaires comme on aurait pu le croire. (Midi libre) Le passif pourrait fort bien être remplacé par le clivage, notamment en faisant du SP complément d’agent le sujet : (9’) D’après une étude récente de Bernard Lahire (La Culture des individus, La Découverte), il apparaît que ce sont les cadres qui prisent le Karaoké, et non les classes populaires comme on aurait pu le croire. En (9), l’énoncé [E] le karaoké est prisé par les cadres laisse entendre un énoncé [e] auquel il s’oppose, le karaoké est prisé par les classes populaires, comme le signale la négation et non par les classes populaires1. Ce que l’on peut expliquer ainsi : le passif, parce qu’il réalise une opération de rhématisation secondairement, a besoin pour porter un contraste dialogique fort d’un concours extérieur, dans le cas présent le SP dialogique non par x. Au terme de ce développement, nous pouvons résumer les relations entre les deux tours du clivage et du passif ainsi : (i) ils réalisent tous deux un compromis, certes différent, entre raisons intraphrastiques et raisons interphrastiques ; (ii) ce compromis prend principalement la forme d’une rhématisation dans le cas du clivage, d’une thématisation dans le cas du passif, ce qui rend compte du fait que le clivage exploite fréquemment la potentialité dialogique du rhème, et apparaît le plus souvent comme un marqueur dialogique, à la différence du passif ; (iii) cependant le passif, parce qu’il réalise, de façon secondaire, une rhématisation du complément d’agent, est apte à exprimer un contraste dialogique faible (ex. 7), ou fort s’il est aidé par un autre marqueur dialogique, la négation (non par x) (ex. 9). L’équivalence traductive partielle de ces deux tours tient à ces facteurs. Parce qu’il consiste en une rhématisation, et que donc en tant que tel il peut exploiter la potentialité dialogique du rhème, le clivage est un marqueur dialogique fort ; parce qu’il n’opère que secondairement une rhématisation, le passif est un marqueur dialogique faible. 3. Clivage, tour si z, (ce n’est pas x), c’est y 3. 1. L’équivalence des tours Le tour si z, ce n’est pas x, c’est y peut être mis en relation avec la clivée complexe ce n’est pas x qu- z, c’est (mais) y (occurrences 10 et 11) ; comme le tour si z, c’est y , avec la clivée simple c’est y que z (occurrence 12, 13). (10a) -Vy i medicinu otritsaete. -Da. Ona byla by nuæna tol'ko dlja izuchenija boleznej, kak javlenij prirody, a ne dlja lechenija ix. Esli uæ lechit', to ne bolezni, a prichiny ix. Ustanite glavnuju prichinu-fizicheskij trud, i togda ne budet boleznej. (Tchekhov, Maison à mezzanine). Esli uze lechit', to ne bolezni, a prichiny (/connecteur/si/particule/déjà/verbe/soigner/pronom/ce/nég./ne/nom/maladies/connecteur/mais/nom/cau ses ix. /pronom/leurs) (10b) - Vous rejetez aussi la médecine. - Oui. On en aurait besoin uniquement pour étudier les maladies en tant que phénomènes naturels, et non pour les soigner. Si l’on doit soigner quelque chose, ce n'est pas la maladie mais sa cause. 1 Et comme le confirme le fait que le pronom le de la subordonnée comme on aurait pu le croire anaphorise l’énoncé présupposé [e] : on aurait pu croire que le karaoké était prisé par les classes populaires. (11a) En elles (les nymphes), la lumière de l’été se fait chair, et c’est pourquoi leur vue dispense le vertige et la stupeur. Elles ne sortent qu’à l’heure tragique de midi ; elles sont comme immergées dans le mystère du plein jour. Si les paysans barricadent les portes de leurs maisons avant de s’allonger pour la sieste, ce n’est pas contre le soleil, c’est contre elles ; ces fées vraiment fatales sont belles, nues, rafraîchissantes et néfastes comme l’eau où l’on boit les germes de la fièvre. (Yourcenar, Nouvelles orientales) Les énoncés Si l’on doit soigner quelque chose, ce n'est pas la maladie mais sa cause en (10), Si les paysans barricadent les portes de leurs maisons avant de s’allonger pour la sieste, ce n’est pas contre le soleil, c’est contre elles en (11) peuvent aisément être transformée en phrases clivées complexes1 : (10a)’ ce n’est pas la maladie que l’on doit soigner mais sa cause (11a)’ Ce n’est pas contre le soleil que les paysans barricadent les portes de leurs maisons avant de s’allonger pour la sieste, c’est / mais contre elles. Les deux tours réalisent une rhématisation fortement dialogique de l’élément y (sa cause en (10), contre elles en (11)), explicitement opposé du fait de la négation à l’élément x (la maladie en (10), contre le soleil en (11)) ; ils laissent tous deux entendre un autre énoncé [e], auquel ils s’opposent dialogiquement, et qu’il est possible de reconstruire : (10) [e] on doit soigner la maladie (11) [e] les paysans barricadent les portes de leurs maisons avant de s’allonger pour la sieste contre le soleil. Mais ils proposent un traitement syntaxiquement différent de l’élément thématique z (l’on doit soigner quelque chose, les paysans barricadent les portes de leurs maisons contre quelque chose avant de s’allonger pour la sieste) : - dans le clivage, z est intégré à la relative thématique que z (que l’on doit soigner, que les paysans barricadent […]) et ne peut que suivre c’est y, dans la mesure où y fonctionne comme l’antécédent du « relateur omnifonctionnel » que (Le Goffic 1993 : 223) ; - dans le tour si z, c’est non x mais y, l’élément thématique z est enchâssé dans une subordonnée circonstancielle d’hypothèse (si l’on doit soigner quelque chose, si les paysans barricadent […]), en tant que telle mobile, mais qui de fait ne se présente guère qu’en position initiale. La relation d’équivalence entre les deux tours est identique lorsque l’élément contratif non x n’est pas explicité : (12) (interaction orale : une petite fille (A) vient de tomber et pleurniche, son frère (B) la console) A – je fais que tomber B – pleure pas / regarde il y a tes jouets qui traînent partout / si tu tombes, c’est à cause de tes jouets il faut ranger un peu (13) (interaction orale entre une mère (A) et son fils (B)) A – viens pas te plaindre après B – ah ! je me plains moi ! s’il y en a un qui se plaint, c’est bien toi On peut remplacer sans problème si z, c’est y (si tu tombes, c’est à cause de tes jouets ; s’il y en a un qui se plaint, c’est bien toi) par une clivée simple2 : (12’) c’est à cause de tes jouets que tu tombes 1 Je ne développe pas ici les restrictions, d’ordre syntaxique, qui dans quelques cas s’opposent à cette équivalence. 2 Comme pour le clivage complexe (note précédente), l’équivalence entre les deux tours, dans quelques cas, ne peut être établie, pour des raisons syntaxiques. (13’) c’est toi qui te plains Comme précédemment, le clivage comme le tour si z, c’est y laissent entendre un énoncé [e] auquel ils s’opposent implicitement, et que l’on peut reconstruire comme : (12) [e] tu tombes à cause de x (13) [e] x se plaint Pareillement, l’élément z, à savoir tu tombes en (12), et x se plaint en (13), en seconde position dans le clivage ([…] que tu tombes, […] qui te plains) est en tête de phrase dans le tour si z, c’est y : si tu tombes, c’est […]. Soulignons que dans (12) et (13), la thématicité de l’élément z est, du fait que l’exemple est emprunté à l’oral, explicite : (si) tu tombes est une reprise par le locuteur B de je fais que tomber, du locuteur A ; s’il y en a un qui se plaint est une reprise de l’énoncé-écho je me plains !, qui lui-même reprenait dialogiquement viens pas te plaindre après du locuteur A. Ajoutons que si la subordonnée d’hypothèse si z se présente dans ces quatre occurrences (et d’ailleurs dans toutes les occurrences de notre corpus) en tête de phrase, sa postposition, plus que difficile pour (10) et (13)1, semble possible en (11) et (12) 2 : (10’’) ? On en aurait besoin uniquement pour étudier les maladies en tant que phénomènes naturels, et non pour les soigner. Ce n'est pas la maladie mais sa cause, si l’on doit soigner quelque chose. (11’’) ce n’est pas contre le soleil, c’est contre elles, si les paysans barricadent les portes de leurs maisons avant de s’allonger pour la sieste. (12’’) c’est à cause de tes jouets si tu tombes (13’’) ? ah ! je me plains moi ! c’est bien toi, s’il y en a un qui se plaint3 Cependant il convient de noter que la postposition, même dans les énoncés où elle est possible comme en (11’’) et (12’’), apparaît comme bien moins naturelle que l’antéposition ((11), (12)). Ce dont il nous faut maintenant rendre compte. 3.2. Les raisons de l’antéposition de si z dans si z, (c’est non x), c’est y Pourquoi si z tend-il très fortement à être en position initiale dans le tour si z, c’est y, alors que la subordonnée d’hypothèse, en général, dispose d’un placement plus libre, dans la mesure où, si elle est fréquemment antéposée (si P, Q : si j’avais les yeux verts, je ressemblerais à Vittorio Gassman), elle peut être facilement postposée (Q, si P : je ressemblerais à Vittorio Gassman, si j’avais les yeux verts) ? J’évoquerai trois explications : l’ordre thème / rhème, l’identification, le dialogisme. 1 Difficulté qui tient à ce que dans ce cas, l’extraction porte sur un actant de la valence du verbe, qui oblige alors à dégager une case indéfinie (quelque chose, un). 2 Le Goffic note que l’énoncé si nous sommes réunis ici, ce n’est pas le fait du hasard, peut se présenter selon l’ordre inverse : ce n’est pas le fait du hasard si nous sommes réunis ici (1993 : 409). 3 Différence de comportement que corrobore le test suivant : les énoncés (10’’) et (13’’) dans lesquels la postposition de si z fait problème, deviennent acceptables si l’on fait suivre c’est y de que z : (10’’’) Ce n'est pas la maladie mais sa cause que l’on doit soigner, si l’on doit soigner quelque chose. (13’’’) ah ! je me plains moi ! c’est bien toi qui te plains, s’il y en a un qui se plaint. Cet ajout de que z est impossible pour (11’’) et (12’’) : (11’’’) ?? ce n’est pas contre le soleil, c’est contre elles, que les paysans barricadent les portes de leurs maisons, si les paysans barricadent les portes de leurs maisons avant de s’allonger pour la sieste. (12’’) ??c’est à cause de tes jouets que tu tombes, si tu tombes. dialogisme, je me suis intéressée à un microphénomène : la façon dont, par comparaison avec le clivage, le passif ainsi que le tour si z, c’est y signifient explicitement ou laissent entendre implicitement la voix d’un autre énonciateur que celle de l’énonciateur principal. Il apparaît que : - le clivage est dialogique en ce qu’il consiste en une rhématisation qui exploite fréquemment les potentialités dialogiques du rhème ; - le passif est moins dialogique que le clivage, car il réalise une opération de thématisation (portant sur un SN) non dialogique, et secondairement une opération de rhématisation ; - le tour si z, c’est y est plus dialogique que le clivage canonique, car il réalise une double opération dialogique : de thématisation (portant sur un élément à structure phrastique) et de rhématisation. Ces rapports contraires à la dimension dialogique rendent compte de ce que (i) moins un clivage est dialogique, plus facile est son équivalence avec un passif, et plus difficile son équivalence avec si z, c’est y ; (ii) plus un clivage est dialogique, plus difficile est son équivalence avec le passif, et plus facile son équivalence avec si z, c’est y. Par ailleurs nous n’avons pas cessé de rencontrer les notions textuelles de thème et de rhème, de thématisation et de rhématisation. Sans prétendre traiter de cette question vaste et importante, nous pouvons faire l’hypothèse que thème et rhème sont tous deux potentiellement dialogiques, de façon fort différente : le rhème en ce que, « apportant du nouveau », il peut facilement devenir contrastif et donc faire entendre implicitement ou explicitement une autre voix à laquelle il s’oppose ; le thème, en ce que « rappelant du connu », il peut, lorsqu’il a structure phrastique, rapporter une autre voix avec laquelle il s’accorde, au moins partiellement. Dialogisme de l’accord partiel avec un autre énoncé pour le thème, dialogisme du désaccord avec un autre énoncé pour le rhème : thème et rhème sont des lieux textuels qui peuvent être investis par les deux rapports dialogiques et dialogaux fondamentaux de tout discours, à savoir la convergence et la divergence. 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Analyse du discours et dialogisme Un des concepts essentiels de l'analyse de discours en France autour des années 70 est assurément celui d'interdiscours, dont une approche historique devra analyser la place, l'économie, les espoirs dont il était porteur, les déconvenues dont il a été le lieu… Tel ne sera pas l'objet de la présente communication qui fait travailler pratiquement un concept venu de l'horizon théorique à la fois proche et lointain des recherches bakhtiniennes1 : le dialogisme. Selon Bakhtine, la réalité langagière de la langue en discours, c'est le dialogue sous sa double forme de (i) dialogue externe ou dimension dialogale, que marque l'alternance des tours de parole référés à des énonciateurs différents et de (ii) dialogue interne, ou dimension dialogique, que réalisent tant les genres monologaux que les genres dialogaux. Le dialogisme est cette dimension constitutive qui tient à ce que le discours ne peut pas ne pas se réaliser dans un dialogue implicite avec d'autres discours et ce doublement2, interdiscursivement et interlocutivement : « Se constituant dans l'atmosphère du déjà-dit , le discours est déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue » (1934/1978, p. 103). Tout énoncé apparaît dans sa (joyeuse) incomplétude comme hétérogénéité énonciative, qui fait signe vers d'autres énoncés et invite à le replacer dans les dialogues internes (et, pour les genres dialogaux, externes) qui présidèrent à sa production, et peuvent seuls rendre compte de sa structure. Si la production discursive se réalise dans la rencontre des discours autres sur le même thème (dialogisme interdiscursif, mémoire) et du discours-réponse de l'énonciataire (dialogisme interlocutif, par anticipation), quelles sont les traces, au niveau du discours produit, de cette double interaction, qui seules peuvent permettre d'étudier linguistiquement le dialogisme ? Lesdites traces sont nombreuses, leurs signifiants hétérogènes, leur mode d'être très variable (de l'explicite clairement marqué à l'implicite laissé à l'interprétation)3. J'en décrirai, de façon forcément superficielle, quelques-unes4 — conditionnel, négation, comparaison, renchérissement, confirmation, concession, opposition, subordination — en appui sur un corpus d'articles de presse écrite dialogiques (éditorial, point de vue, débats). Soit pour commencer, rapidement brossé, le cadre théorique suivant : reprenant à Bally (1934/1965, pp. 36-38) l'analyse de l'actualisation phrastique comme application d'un modus à un dictum et la distinction entre sujet modal et sujet parlant (que je nommerai respectivement énonciateur et locuteur), je dirai que l'énonciateur (E1) modalise un dictum — le transformant de ce fait en un énoncé actualisé (E) — pour l'énonciataire (E2). J'appellerai dialogique un énoncé (ou fragment d'énoncé) dans lequel la modalisation de E1 s'applique à un dictum présenté comme ayant déjà statut d'énoncé (soit e), c'est-à-dire ayant fait l'objet d'une modalisation par un autre énonciateur, que je désigne par e1. Illustrons ce propos par l'analyse de l'énoncé E suivant (titre d'article) : (1) Oui, la quête d'Aurore Brossard est légitime. L'énonciateur E1 attribue l'assertion de l'énoncé e [la quête d'Aurore Brossard est légitime.] à un énonciateur e1 et se charge de la confirmer par l'adverbe oui. Le dialogisme est 1 Je ne prends pas partie dans la querelle de paternité qui entoure certains textes. J'emploie le patronyme Bakhtine comme métonymie de Cercle de Bakhtine. 2 Bakhtine pose un 3e type de dialogisme : « les rapports de dialogue entre le sujet parlant et sa propre parole » (Bakhtine 1963/1970 : 212). Je ne traiterai pas de cette dimension autodialogique. 3 Certaines d'entre elles ont fait l'objet de description (notammant Ducrot 1984, Authier- Revuz 1992), dans des perspectives et des cades théoriques différents des miens. 4 Cet article fait partie d'un travail sur le thème de L'autre en discours, qui a donné matière à une première publication complémentaire de celle-ci (Bres 1998), dans laquelle se trouvent développés les cadres théoriques ainsi que l'analyse de certains marqueurs dialogiques (interrogation, extraction, détachement). Cet énoncé est analysable, du point de vue de la dynamique communicative, en thème [il est temps de tourner le dos] + rhème1 rejeté [non à des règles dont nous nous sommes par trop écartés] + rhème 2 posé [mais à des pratiques qui les ont dévoyées]. Le fonctionnement dialogique est ici plus complexe : l'énoncé de e1 correspond à : [Il est temps de tourner le dos à des règles dont nous nous sommes par trop écartés.] ; E1 le reprend pour s'accorder avec sa première partie (qui se trouve thématisée) et rejeter la seconde (x, rhème 1 rejeté). La voix de l'autre résonne doublement : E1 converge d'abord avec elle (sur le thème) pour mieux diverger ensuite d'elle (sur le rhème). On retrouve ce même mouvement dialogique avec l'extraction (Bres 1998). — La négation restrictive (ne… que) pose d'intéressants problèmes de dialogisme qui ne semblent pas avoir arrêté les chercheurs. Soit : (11) Quand l'existence [des migrants] est mise en question à sa racine, l'interprétation culturaliste [de leurs souffrances psychiques] n'est qu'un plâtrage sur une blessure à vif. Co-texte : l'énonciateur de l'article conteste le bien-fondé de l'"orthopédie ethnique" développée par un de ses collègues psychiatres pour traiter les blessures psychiques des migrants. Comparons (11) à : (11a) l'interprétation culturaliste est un plâtrage sur une blessure à vif. (11b) l'interprétation culturaliste est non une thérapie efficace mais un plâtrage sur une blessure à vif. En (11a), assertion sans négation, les échos dialogiques ont disparu : plus d'e1 sous E1. En (11b), l'énoncé de e1 est mentionné (rhème non x). La négation restrictive (11) sert à rejeter, sans les mentionner mais en les convoquant dans le geste même de ce rejet, les rhèmes que différents énonciateurs e1 (le tiers à qui E1 s'oppose mais aussi peut-être l'énonciataire E2) ont proposé ou peuvent proposer. La restriction laisse entendre d'autres voix mais ne cite pas leur énoncé. Elle apparaît comme plus agonale que la négation en ne… pas : E1 ne prend même pas la peine de rapporter l'énoncé de e11. 3. Comparaison par corrélation Certains tours comparatifs, qui mettent en relation deux éléments argumentatifs, sont d'excellents candidats au marquage de l'altérité énonciative. Distinguons les comparaisons d'inégalité et d'égalité : 3.1. Comparaisons d'inégalité L'inégalité peut être de supériorité ou d'infériorité : — comparaison de supériorité : [… plus/davantage x que y]. (12) La croissance britannique (…) relève davantage de son appartenance au monde anglo-américain (…) que de la valeur de sa monnaie. Sur le thème [la croissance britannique relève de], E1 met en relation deux rhèmes x et y pour déclarer la supériorité de la pertinence argumentative du premier [son appartenance au monde anglo-américain], qu'il s'attribue, sur le second [la valeur de sa monnaie], qu'il attribue à e1. 1 Autre fonctionnement dialogique de la négation restrictive : E1 sélectionne un seul rhème dans un ensemble d'au moins deux rhèmes prêté à e1. — comparaison d'infériorité: [… moins x que y]. (13) La spécificité de l'époque actuelle réside moins dans la critique de la police que dans la façon dont celle-ci est formulée. Sur le thème [la spécificité de l'époque actuelle réside dans], E1 met en relation deux rhèmes x et y pour déclarer l'infériorité de la pertinence argumentative du premier [la critique de la police] qu'il attribue à e1 sur le second [la façon dont celle-ci est formulée] qu'il s'attribue. Comment rendre compte de ce chiasme énonciatif selon lequel dans la comparaison de supériorité E1 est inscrit sous x et e1 sous y, alors que, dans la comparaison d'infériorité, e1 est inscrit sous x et E1 sous y ? L'explication me semble relever non du linguistique mais du discursif : selon le principe de valorisation du même/dévalorisation de l'autre (Bres 1993 : 139), E1 s'inscrit sous l'argument de plus grande pertinence et inscrit l'autre (e1) sous l'argument de moindre pertinence1. Que se passe-t-il lorsque les deux arguments sont posés à égalité de pertinence ? 3.2. Comparaison d'égalité Soit [autant x que y] : (14) La rhétorique familiale se trouve autant dans la littérature de la Résistance que dans celle de Vichy. Selon l'analyse précédente, on dira que, sur le thème [la rhétorique familiale se trouve], E1 met en relation deux rhèmes x et y pour déclarer l'égalité de la pertinence argumentative du premier (dans la littérature de la Résistance) et du second (dans celle de Vichy). Mais comment rendre compte ici de ce que E1 s'attribue x et attribue y à e1, dans la mesure où le principe de valorisation du même/dévalorisation de l'autre ne peut jouer puisque les deux rhèmes sont déclarés à égalité de pertinence ? La solution, en modification de l'analyse avancée jusqu'à présent, pourrait être la suivante : le terme comparé, x, est d'une rhématicité supérieure à celle du terme comparant, y, qui, en tant qu'étalon, fait partie du déjà dit2. Dans le cas de la comparaison d'égalité ou de supériorité, la parole de E1 en tant qu'elle prétend apporter du nouveau s'investit sous x, la parole de l'autre (e1) s'inscrivant en déjà dit (y), en accord avec la différence de rhématicité de x et de y3. Dans le cas de la comparaison 1 Remarquons que l'inverse — l'inscription de E1 sous l'argument déclaré de moindre pertinence et l'inscription de e1 sous l'argument déclaré de plus grande pertinence — n'est possible qu'avec une forme verbale au passé qui introduit une distance énonciative (fragmentation de E1 en deux instances : autodialogisme), et réclame l'explicitation des sources énonciatives. Soit en modifiant (13) en (13a) : (13a) La spécificité de l'époque actuelle réside moins dans la critique de la police comme je l'ai affirmé/ *l'affirme/ que dans la façon dont celle-ci est formulée, comme le dit le ministre de l'intérieur. Cette inversion du principe discursif de valorisation du même/dévalorisation de l'autre, théoriquement possible donc, n'est pas actualisée dans le corpus des 29 occurrences de comparaison d'inégalité recueilli, ce qui me semble significatif. 2 Ce qui engage peut-être à reconsidérer la structure de ce type d'énoncé, qui serait non pas : Th + Rh (x) + Rh (y) mais Th + Rh (x)+ Th (y). 3 C'est également la prédication qui me semble expliquer la transformation de [… plus/davantage x que y] en [plus/davantage que y, x] : (15) […] jusqu'à devenir (le rap) mieux qu'un reflet, le véritable moyen d'expression d'une jeunesse multiraciale et multiculturelle. d'infériorité, le principe de valorisation/dévalorisation s'avère plus fort que la différence de rhématicité de x et de y, et E1 s'inscrit sous y et inscrit e1 sous x. Pour évaluer la façon dont la comparaison traite la parole de l'autre, rapprochons ce marqueur du tour négatif […non x mais y]. Réécrivons l'énoncé comparatif (13) en énoncé négatif (13a) : (13) La spécificité de l'époque actuelle réside moins dans la critique de la police que dans la façon dont celle-ci est formulée. (13a) La spécificité de l'époque actuelle réside non dans la critique de la police mais dans la façon dont celle-ci est formulée. Les deux tours mettent en relation x attribué à e1 et y attribué à E1 ; mais alors que la négation, selon la logique binaire du vrai ou faux (x et y sont présentés comme exclusifs), rejette sans appel la parole de l'autre, la comparaison, selon la logique scalaire du plus et du moins (x et y sont présentés comme non-exclusifs/compatibles), lui aménage une — petite — place. Figures différentes de l'autre dans la parole du même : tu/il a(s) tort et j'ai raison (négation) vs nous avons tous raison mais toi/lui moins que moi (comparaison d'infériorité) ; moi plus que toi/lui (comparaison de supériorité)… 4. Renchérissement À rapprocher des deux tours précédents pour leur façon de marquer l'altérité énonciative, les renchérissements de type : […non/pas seulement x, (mais aussi) y]. (16) Non, l'Europe n'est pas seulement le bloc économique puissant qui pourrait aspirer à la primauté dans le monde, elle est aussi une pauvre chère vieille toute petite chose qui doit désormais protéger et revivifier ses diversités. Sur le thème de [l'Europe est], E1 met en relation deux rhèmes x et y pour déclarer que la pertinence du premier [seulement le bloc économique puissant qui pourrait aspirer à la primauté dans le monde] qu'il attribue à e1 doit se compléter de la prise en compte du second [aussi une pauvre chère vieille toute petite chose…] qu'il s'attribue. Soyons plus précis encore et comparons ce tour avec la négation [… non x mais y]. Soit (16a) : (16a) l'Europe est non le bloc économique puissant qui pourrait aspirer à la primauté dans le monde, mais une pauvre chère vieille toute petite chose. La négation en non (ou ne… pas) réfute l'argument x [(l'Europe est) le bloc économique puissant qui pourrait aspirer à la primauté dans le monde.] ; la négation en non seulement nie non pas x mais l'assertion exceptive de x ; la réfutation porte uniquement sur seulement. De sorte que E1 s'accorde avec e1 sur x, le désaccord portant sur le fait que le thème (L'Europe) puisse avoir pour rhème le seul x, E1 affirmant que x doit être complété par y1. L'attribution de x à e1 se vérifie dans les tours où l'autre est explicité : (17) Les migrants ne sont pas seulement différents, comme on voudrait le revendiquer pour eux, ils sont également différents, universellement égaux aux autres…, aux hôtes. L'élément rhématique x est placé en position finale, place la plus rhématisante en français. 1 Il serait également intéressant de comparer, notamment du point de vue des effets de sens, le renchérissement et la comparaison d'égalité. L'assertion de l'élément x [La morale sans le socialisme, c'est de peu d'efficacité.] est, comme lorsque la concession est formellement exprimée par certes (que l'on peut d'ailleurs ajouter ici), attribuée à e1. Altérité énonciative explicitable : [La morale sans le socialisme, c'est de peu d'efficacité, comme tout un chacun s'accorde à le penser.]. La question reste entière de savoir pourquoi x pose une altérité énonciative dans certaines occurrences de [x mais y] et non dans toutes. — Ce tour est dialogique à un autre titre. Reprenons l'exemple de Ducrot [(mes skis) sont longs mais légers] : mais oppose non pas y (légers) à x (longs), mais y à (r) (que je verbalise par [donc ils sont lourds]). Or (r) est la conclusion implicite qu'un énonciateur différent de E1 pourrait tirer de x1. Cette analyse vaut pour la concession [w bien sûr x mais y]. Prenons une autre occurrence : (24) les grandes réformes ne peuvent réussir qu'en devenant contagieuses. Ce qui, je le reconnais, n'est pas facile. Mais il n'existe pas d'autre voie (…) Est attribué à e1 non seulement l'élément x [ce qui n'est pas facile], concédé ici explicitement par je le reconnais, mais également la conclusion implicite qu'il est supposé en tirer : [il faut donc abandonner les grandes réformes], conclusion à laquelle s'oppose [mais y]. De sorte que, au terme de cette rapide réflexion, je ne maintiens la distinction entre concession [certes x mais y] et opposition [x mais y] que de ce que, alors que la concession attribue à e1 deux énoncés (x et sa conclusion r), certains énoncés d'opposition, tel l'exemple de Ducrot [(mes skis) sont longs mais légers], ne lui attribuent que la conclusion implicite r. Concession comme opposition posent que E1 prend en compte les arguments de l'autre, sait les évaluer positivement… même si c'est temporairement, pour mieux s'orienter vers une conclusion contraire. 8. Subordination (et thématisation) La subordination — en tant qu'elle consiste à enchâsser une proposition dans une autre — s'avère particulièrement apte à porter le dialogisme — en tant qu'enchâssement de l'énoncé de e1 dans celui de E1 — : le discours indirect, forme prototypique de dialogisme, est introduit par que, forme prototypique de la subordination. Que, subordonnant syntaxique, offre ses services à la subordination énonciative. Cette aptitude se trouve réalisée dans la causale introduite par puisque, et par certaines subordonnées en position initiale thématisante. 8.1. Puisque Ducrot (1980, pp. 47-49) a montré comment puisque, à la différence de car ou parce que, introduit un énoncé « polyphonique ». Ce que j'illustre par l'occurrence suivante : (25) (L'Occident) veut une Russie stable. Ce qui est compréhensible puisque l'instabilité de la Russie serait source de malheur pour tout le monde. 1 En contexte narratif, mais convoque la voix du narrataire. Soit la séquence suivante, extraite de Le Mas Théotime de H. Bosco : « Je l'ai prise par le bras et je l'ai emmenée (…). Je lui ai lâché le bras mais elle m'a suivi docilement.» A la différence de et [et elle m'a suivi en silence], mais présuppose un énoncé-réponse du narrataire qui est présenté comme tirant de l'élément x la conclusion (r) : [elle s'est enfuie]. Et c'est à cette conclusion que le narrateur s'oppose par [mais elle m'a suivi]. Par puisque, E1 pose que l'assertion de l'énoncé [l'instabilité de la Russie serait source de malheur pour tout le monde.] est le fait de e1 (ici l'instance du « ON-vérité », Berrendonner 1976/1981) et qu'il en partage le bien-fondé. Puisque sert notamment à E1 à s'appuyer sur du (prétendument) déjà asserté, par un tiers, par l'énonciataire (ou par lui-même antérieurement) à des fins de consolidation discursive. L'hétérogénéité qui fissure la parole est ici convoquée pour bétonner l'argumentation. 8.2. Concession J'ai déjà mentionné le cas de [bien que x, y] lorsque j'ai traité de la concession. Si je le reprends, c'est qu'il est un excellent moyen de poser clairement le lien entrevu précédemment entre thématisation et dialogisme. Danon-Boileau, Meunier, Morel et Tournadre (1991), dans leur réflexion sur deux types d'intégration (syntaxique, discursive), montrent que le dialogisme de la subordonnée concessive, fort lorsque celle-ci est en position initiale : [bien que x, y], tend à disparaître lorsqu'elle est en position finale : [y, bien que x], ce qu'ils mettent au compte du phénomène de la thématisation. Dès lors qu'un segment devient thématique et cesse d'être strictement intégré au niveau de l'énoncé en cours, les opérations énonciatives qui l'affectent doivent porter trace de leur hétérogénéité ou plutôt de leur dialogisme (ibid., p. 112). Les auteurs ne s'attardent pas sur les causes qui font de la thématisation un outil du dialogisme. Essayons de préciser : placé en position thématique initiale, un segment, et très précisément dans les cas de subordination, la subordonnée : — fait le lien avec le co-texte (ce qui est dit dans le texte antérieurement, que ce soit par E1 ou par des e1) et avec le contexte (les autres discours des tiers, de l'énonciataire sous la forme du discours tenu comme du discours que E1 prête à E2 en réponse à son propre discours). En tant que tel, le segment thématique reprend du déjà asserté : résonnent en lui les voix de e1 et de E1. Il est de l'ordre du commun. — est un tremplin à partir duquel peut s'énoncer le rhème du seul E1. La subordination, lorsqu'elle se réalise par thématisation de l'élément subordonné, peut donc s'avérer un excellent outil de dialogisation. Outre la subordonnée de concession, je citerai, entre autres cas, celui de la subordonnée hypothétique et de la complétive sujet en que. 8.3. Hypothèse Certains tours hypothétiques actualisent la potentialité dialogique de la subordination. L'élément subordonné s'y présente en position initiale thématique : [si x, y]. Par ex. : (26) Si, d'ailleurs, la valeur actuelle du couple franc-mark était si avantageuse pour l'Allemagne et si nuisible pour la France, nous devrions être très déficitaires dans nos échanges avec notre puissant voisin. Or nous sommes largement excédentaires. E1, en disant [si x], suspend l'assertion de la proposition x imputée à e1 (recul de la thèse à l'hypothèse) à la modalisation de y, le plus souvent pour en rejeter le bien-fondé. Remarquons, qui confirme notre analyse, que e1 est parfois explicité : (27) Si, comme certains nous le disent, le bon taux c'est le taux zéro, il faudra expliquer à l'épargne française modeste qu'elle ne doit plus être rémunérée. 8.4. Complétive Une phrase peut être nominalisée par que, infinitisation ou nominalisation au sens restreint. Je n'aborderai ici que le premier cas, et seulement lorsque la phrase nominalisée a la fonction de sujet1. Soit [que x + SV] : (28) « Les banlieues » sont présentées comme un poids mort pour la collectivité nationale. […] Que 25% de la population active vaudaise soit au chômage est un pur scandale contre lequel nous développons des efforts acharnés. E1, en disant [que x], « désasserte » (Danon-Boileau et al., ibid., p. 112), par le subjonctif, l'assertion de la proposition x [25% de la population active vaudaise est au chômage.], imputée à e1 (implicite ; contextuellement : l'agent, lui-même implicite, du verbe passif de la phrase précédente sont présentées) : en fait un dictum qui trouve son modus dans le SV. La subordination avec thématisation de l'élément subordonné fait partie de ces tours qui permettent à E1 de prendre en compte la parole de e1, même si c'est pour s'opposer à elle. Conclusion Je terminerai par deux remarques : — L'analyse du discours doit, plus qu'elle ne l'a fait jusqu'à présent, accorder toute son importance au concept de dialogisme et s'attacher à la description de ses marques. Quels autres tel discours convoque-t-il2 ? quelle place (en termes quantitatifs comme en termes qualitatifs) leur accorde-t-il ? Quel type de marqueur tend-il à privilégier ? Dis-moi quels sont tes autres et comment tu les traites et je te dirai qui tu es3… Au-delà, le dialogisme ne permet- il pas de revisiter la linguistique textuelle ? On remarque que, aux trois niveaux emboîtés de l'énoncé, du paragraphe et du texte lui-même, le dialogisme tend à marquer les éléments initiaux. Par exemple, au niveau textuel : les titres s'avèrent fréquemment frappés de dédoublement énonciatif, rarement les conclusions. Au niveau phrastique : le dialogisme affecte particulièrement les subordonnées à l'initiale. Thématisation de la parole de l'autre : ne peut-on concevoir que la production discursive, aux trois niveaux du texte, du § et de l'énoncé, va du dialogique (le thème) au monologique (le rhème) : de [E1(e1)] à [E1], du commun au propre (illusoire bien sûr) ? Cet ordre ne nous montre-t-il pas la façon dont le même tente de se dégager de l'autre, ce en quoi consisterait la production discursive elle- même ? 1 En position d'objet, la nominalisation phrastique rejoint la question plus générale du discours rapporté indirect (Pierre prétend que Sophie le trompe), qui pose des problèmes spécifiques de dialogisme liés au sémantisme du verbe introducteur, que je choisis de ne pas aborder ici. 2 Ou essaie-t-il d'effacer. Un seul exemple : on sait que Benveniste a pris grand soin à ne pas se référer à la théorisation de Guillaume — par ex. à la question de Ricœur, lors d'un débat, lui demandant de se situer par rapport à celle-ci, il ne sera pas fait réponse (Benveniste 1967/1974, p. 236, in Problèmes de linguistique générale II, Paris : Gallimard) —, à (essayer de) gommer de ses textes toute trace d'intertextualité avec la psychomécanique. Peine perdue : chassé par la porte du discours rapporté, le discours de l'autre revient, par ex. par la fenêtre de la négation : « Du signe à la phrase il n'y a pas transition […] » (1969/1974, p. 65, ibid.). Une oreille avertie en psychomécanique ne peut manquer d'entendre dans transition un mot de Guillaume dans son questionnement de la transition de la langue au discours. 3 « La manière individuelle dont l'homme construit son discours est, pour une part considérable, déterminée par la sensation personnelle qu'il a du mot de l'autre et par les moyens qu'il a d'y réagir » (Bakhtine 1963/1970, p. 229). Jacques Bres Praxiling UPRES-A 5475 : Discours, textualité et production de sens Montpellier III Entendre des voix : de quelques marqueurs dialogiques en français […] j'entends partout des voix, et des rapports dialogiques entre elles (Bakhtine 1974, cité in Todorov 1981 : 38). « Il n'y a pas d'énoncé qui d'une manière ou d'une autre n'en réactualise d'autres » (Foucault 1969 : 130). Force de l'assertion négative qui pose, en excluant par avance toute exception, l'hétérogénéité discursive mais ne s'arrête pas à expliciter les différentes manières par lesquelles elle se signifie. J'entends, après avoir précisé certaines données théoriques (1), présenter les cadres de mon analyse (2) avant de procéder au repérage de quelques lieux linguistiques où, dans un discours, se font entendre d'autres voix que celle de l'énonciateur (3). 1. L'autre en discours : théorisations Les analyses qui en France, depuis un peu plus de vingt ans maintenant, traitent du dialogisme ou de la polyphonie — je ne précise pas pour l'instant ces notions — s'inscrivent dans les courants de recherches impulsées par Bakhtine1 d'une part, et/ou Foucault de l'autre. À rebours de la chronologie, je présenterai brièvement, en fonction de l'objet que j'ai choisi de traiter, la problématique de l'énoncé chez Foucault et le concept de dialogisme chez Bakhtine. 1.1 Enoncé et champ énonciatif Foucault 1969 lie la fonction énonciative dont l'exercice constitue la phrase (ou tout autre élément linguistique) en énoncé à l'existence d'un domaine associé qu'il nomme champ énonciatif : « on ne peut faire accéder [une phrase] à une existence d'énoncé sans que se trouve mis en œuvre un espace collatéral. Un énoncé a toujours des marges peuplées d'autres énoncés » (p.128). L'altérité apparaît bien constitutive mais latéralement — ce que signale la métaphore spatiale : « espace collatéral », « marges » —, comme bords extérieurs, non comme centre irradiant. Cette première description sera ensuite corrigée dans un sens qui installe l'autre au cœur du même : le champ énonciatif est analysé comme constitué du co- texte et de : 1 Je ne prends pas partie dans la querelle de paternité qui entoure certains textes. J'emploie le patronyme Bakhtine comme métonymie de Cercle de Bakhtine. l'ensemble des formulations auxquelles l'énoncé se réfère (implicitement ou non) soit pour les répéter, soit pour les modifier ou les adapter, soit pour s'y opposer, soit pour en parler à son tour ; il n'y a pas d'énoncé qui d'une manière ou d'une autre n'en réactualise d'autres (ibid., p.130). L'énoncé dès lors ne peut plus être traité, selon la perspective de l'analyse structurale, dans ses seules clôtures internes — qui apparaissent pour ce qu'elles sont : une dénégation de l'hétérogénéité — mais doit être rapporté à de l'extérieur constitutif. Pêcheux 1975, en appui sur le marxisme et la psychanalyse, théorisera cet « ensemble de formulations » comme interdiscours, leur réactualisation comme intradiscours (p.146). Les différentes équipes en analyse du discours qui s'organiseront autour de Michel Pêcheux approfondiront la question des relations du discours à cet extérieur constitutif et lui apporteront des réponses d'importance, dont celles d'Authier-Revuz (1982,1995) qui pose de la sorte l'articulation du discours à l'autre : tout discours s'avère constitutivement traversé par les "autres discours" et par le "discours de l'Autre". L'autre n'est pas un objet (extérieur ; dont on parle) mais une condition (constitutive ; pour qu'on parle) du discours d'un sujet parlant qui n'est pas la source première de ce discours (1982 : 141). 1.2. Dialogisme Quelque quarante ans avant Foucault1, Bakhtine posait dans toute sa force l'autre en discours à travers le concept de dialogisme. La réalité langagière de la langue en discours, c'est le dialogue sous sa double forme de — dialogue externe, marqué par l'alternance des tours de parole référés à des énonciateurs différents : il s'agit de la dimension dialogale, que réalisent les genres dialogaux (p. ex. la conversation) mais pas les genres monologaux (p. ex. l'article de presse ou le roman). L'analyse conversationnelle a décrit dans leur complexité les marqueurs dialogaux — gestion des places transitionnelles, phatiques, régulateurs… — qui font apparaître l'activité de parole comme co-énonciation. L'autre n'est pas le simple récepteur de ma parole : il en est le médiateur ; et, plus fondamentalement encore, dans la perspective praxématique, la condition : je ne parle que pour (tenter de) répondre à l'appel toujours-déjà lancé par l'autre ; — dialogue interne, ou dimension dialogique, que réalisent tant les genres monologaux que les genres dialogaux. Le dialogisme est cette dimension constitutive qui tient à ce que le discours ne peut pas ne pas se réaliser dans un dialogue implicite avec d'autres discours et ceci doublement : (i) par dialogisation interdiscursive : l'énonciateur, dans sa saisie d'un objet, rencontre les discours précédemment tenus par d'autres sur ce même objet, discours avec lesquels il ne peut manquer d'entrer en interaction2. « Le discours rencontre le discours d'autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense » (1934/1978 : 92). (ii) par dialogisation interlocutive : l'énonciateur s'adresse à un énonciataire sur la compréhension-réponse duquel il ne cesse d'anticiper : « Tout discours est dirigé sur une réponse et ne peut échapper à l'influence profonde du discours-réplique prévu. […] Se constituant dans l'atmosphère du déjà-dit [= dialogisme interdiscursif], le discours est 1 J'ignore si Foucault connaissait les écrits de Bakhtine. 2 Par cet aspect, dialogisme recouvre quasiment le même sens qu'intertextualité. Il serait cependant réducteur d'assimiler les deux notions, comme le fait Todorov : « Le caractère le plus important de l'énoncé […] est son dialogisme, c'est-à-dire sa dimension intertextuelle » (1981 : 8 ; cf aussi p. 95). déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue » (1934/1978 : 103). Après avoir affirmé la différence de nature de ces deux1 dialogisations, Bakhtine ajoute qu'elles « peuvent néanmoins s'entrelacer très étroitement, devenant difficiles à distinguer l'une de l'autre » (1934/1978 : 105) : c'est que la première tient à la rencontre des discours d'autrui, la seconde à la rencontre d'autrui comme discours. Rencontres de discours, c'est-à- dire dialogue, fût-il interne : Toute énonciation, même sous forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et est contruite comme telle. Elle n'est qu'un maillon de la chaîne des actes de parole. Toute inscription prolonge celles qui l'ont précédée, engage une polémique avec elles, s'attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci, etc. (Bakhtine 1929/1977 : 105). Toute énonciation, quelque signifiante et concrète qu'elle soit par elle-même, ne constitue qu'une fraction d'un courant de communication verbale ininterrompu (ibid. : 136). Le fonctionnement de l'énoncé monologal est rapporté à celui du tour de parole dialogal : comme lui, il répond à des énoncés qui l'ont précédé et suscité et anticipe sur des énoncés ultérieurs qu'il suscite. Relevons dans les citations les termes de maillon et de fraction : tout énoncé apparaît dans sa joyeuse incomplétude qui fait signe vers d'autres énoncés et invite à le replacer dans les dialogues internes (et, pour les genres dialogaux, externes) qui présidèrent à sa production, et peuvent seuls rendre compte de sa structure. L'autre en discours prend la forme de discours autres dont le discours procède, avec lesquels il interagit jusqu'à informer sa substance même. Ce qui conduit Authier-Revuz à poser que, dans la perspective dialogique bakhtinienne, l'autre « n'est ni le double d'un face à face, ni même le "différent", mais un autre qui traverse constitutivement l'un » (1982 : 103). Bakhtine prend soin de distinguer le dialogisme de la polyphonie : la polyphonie consiste en l'utilisation romanesque du dialogisme de l'énoncé quotidien2, utilisation dans laquelle la voix du héros « résonne aux côtés de la parole de l'auteur et se combine d'une façon particulière avec elle ainsi qu'avec les voix moins qualifiées des autres héros » (1961 : 11). En conformité avec le champ musical auquel il est emprunté par métaphore, le terme de polyphonie pose ces différentes voix à égalité. Au contraire de l'énoncé quotidien qui (sauf peut-être dans le discours de l'aliéné), feuilleté par le dialogisme, présente les différentes instances énonciatrices hiérarchiquement. 2. Cadres de l'analyse La praxématique a radicalisé la remarque pédagogique de Tesnière selon qui « le nœud verbal […] exprime tout un petit drame »3. La spectacularisation de la réalité peut être de premier degré : (1) les manifestants posent des questions sans apporter de réponses. 1 Bakhtine pose un troisième type de dialogisme : « les rapports de dialogue entre le sujet parlant et sa propre parole » (Bakhtine 1963/1970 : 212). Je ne traiterai pas de cette dimension autodialogique. 2 C'est pourtant à partir du concept de polyphonie et non de celui de dialogisme que Ducrot 1984 construit sa « théorie polyphonique de l'énonciation », en procédant à « une extension (très libre) à la linguistique des recherches de Bakhtine sur le littéraire » (p.173). 3 Tesnière L., 1959/1982, Eléments de syntaxe structurale, Paris : Klincksieck, p. 102. E1 met en débat l'assertion [Claude Allègre a donné des « instructions » à l'Inserm de manière à bloquer…], énoncé attribué à e1, explicité ici comme la revue Nature. Mais il ne confirme ni n'infirme ladite assertion, ce que signale le fait que l'on peut ajouter oui ou non à une interrogation de ce type. 3.1.2. Interrogation à saisie tardive (3) Amnésiques, ces opposants ? Frappés d'une hémiplégie de la mémoire, selon la formule de Stéphane Courtois, de la mémoire des crimes qu'ils ont combattus ? Sûrement pas. E1 met en scène l'énonciateur e1 (explicité comme Stéphane Courtois) à qui il attribue les assertions [ces opposants sont amnésiques, frappés d'une hémiplégie de la mémoire.], qu'il met en débat par l'interrogation, produisant ici un effet de sens globalement proche des assertions négatives correspondantes (confirmé par la réponse négative apportée par E1 lui- même : « Sûrement pas ») : (3a) Ces opposants ne sont pas amnésiques. Ces opposants ne sont pas frappés d'une hémiplégie de la mémoire. L'horizon négatif commun à l'interrogation et à la négation rend compte de l'équivalence grossière, au niveau résultatif du discours, des deux tours dialogiques. La différence tient à ce que, alors que, dans la négation en ne… pas, le mouvement de pas « affermit la négativité acquise au sortir du mouvement [de l'élément ne] » (Moignet, ibid.), c'est seulement en fin de son mouvement que l'interrogation atteint le pôle négatif, qui ne se voit confirmé par aucun élément. La négation rejette l'assertion prêtée à l'autre dans une confrontation frontale, l'interrogation se contente de la questionner (avec bien sûr tous les effets de litote). Remarquons la différence de fonctionnement suivante : l'on peut enchaîner sur une négation aussi bien par contrairement à ce que dit X que par comme dit X sans variation de l'énoncé attribué à e1. Soit les occurrences : (3b) Ces opposants ne sont pas amnésiques, comme le / contrairement à ce que prétend X. Dans les deux cas, l'énoncé attribué à e1 est : [Ces opposants sont amnésiques.]. L'interrogation permet, elle aussi les deux types d'enchaînement mais avec variation de l'énoncé attribué à e1 : (3c) Amnésiques, ces opposants, comme le prétend X? (3d) Amnésiques, ces opposants, contrairement à ce que prétend X ? Si dans (3c), l'énoncé attribué à e1 est également : [Ces opposants sont amnésiques.], il n'en va pas de même dans (3d), où l'énoncé enchâssé est l'assertion négative [Ces opposants ne sont pas amnésiques.]. Que la saisie de l'interrogation soit moyenne ou tardive, E1 apparaît comme un homme de dialogue1 qui avant de rejeter l'énoncé de l'autre, en questionne le bien-fondé… Ce travail dialogique apparaît dans toute sa netteté lorsque la question posée se prolonge de la réponse négative assortie d'une rectification, comme dans le titre d'article suivant : (4) Changer les règles de la justice ? Non, les appliquer Par l'interrogation, E1 met en débat un énoncé assertif attribué à e1 [(il faut) changer les règles de la justice.] ; par la négation non, il convoque anaphoriquement ce même énoncé pour le rejeter, avant d'asserter un énoncé monologique énonciativement [les appliquer.]. Signalons un tour, construit sur le verbe signifier, où le dialogisme de l'interrogation ou de la négation permet à l'énonciateur de répondre par avance à une objection prêtée à l'énonciataire en responsivité active à un argument développé (P1). Soit : [P1 (nominalisé ou anaphorisé en SN1) + interrogation ou négation + signifier x] : (5) Dire cela (la défense des avantages acquis est profondément conservateur) signifie-t- il qu'il faut être contre tous les avantages acquis ? C'est absurde. (6) La souffrance de certains migrants ne trouve pas son traitement adéquat en référence au sens dont disposent les symptômes dans la culture d'origine. Ce qui ne signifie pas pour autant le refus ou la méconnaissance de cette culture. Forte intrication syntaxique : par le biais d'une modalisation autonymique construite sur le verbe signifier (ou vouloir dire) est rapporté — pour être mis en question par l'interrogation (5) ou rejeté par la négation (6) — un énoncé e (5) : [il faut être contre tous les avantages acquis.] ; (6) : [le refus ou la méconnaissance de cette culture.]). Cet énoncé e est la (compréhension sous forme de) réponse, prêtée à l'énonciataire E2 (placé en position de e1), à un énoncé antérieur de E1. 3.2. Extraction Le tour extractif en c'est… que, autrement nommé clivage (cf. notamment Fradin 1978), se présente fréquemment en discours sous la forme complexe : [c'est + neg x que/qui z, c'est/mais y]. Soit : (7) Ce n'est pas pour les beaux yeux de Maastricht que nous faisons les efforts de sérieux qui sont les nôtres, c'est dans notre propre intérêt. Du point de vue de la dynamique communicative, j'analyse cet énoncé comme : — thème (z) : [nous faisons les efforts de sérieux qui sont les nôtres] — rhème 1 nié (non x) : [pas pour les beaux yeux de Maastricht] — rhème 2 posé (y) : [dans notre propre intérêt]. Cette analyse se confirme de ce que les rhèmes x et y se trouvent fréquemment situés, par détachement, en fin d'énoncé (place rhématisante), ce qui permet au thème (z) d'occuper la place initiale thématisante : [ce que/qui z, c'est non x, c'est y] (tour notamment nommé pseudo-clivage, Moreau 1976) : (8) Ce qui est grave avec ces cinquante propositions, ce n'est pas ce qu'elles proclament, c'est qu'elles aient pu être pensées et annoncées. 1 L'interrogation a d'autre part une vertu dialogale supérieure à celle de l'assertion négative : l'énonciataire E2 est plus fortement convoqué dans celle-là que dans celle-ci. Le rhème 1 laisse entendre une voix e1 à qui est attribuée l'assertion de l'énoncé (x), que E1 se charge de rejeter par la négation. L'extraction, dans ces occurrences, est à rapprocher du tour [non x mais y : ce qui est grave avec ces cinquante propositions est non ce qu'elles proclament, mais qu'elles aient pu être pensées et annoncées.], auquel elle ajoute la focalisation sur les rhèmes. Pour autant le dialogisme de l'extraction ne se réduit pas à celui de la négation : la voix de l'autre persiste lorsque l'extraction se présente allégée du rhème 1 nié (non x). Soit [c'est y que/qui z] : (9) L'Occident n'a pas vu à temps et continue de ne pas voir que c'est justement la politique d'Eltsine qui menace la stabilité de la Russie. L'extraction ne me semble se justifier ici que de ce qu'elle permet de sous-entendre, sous le rhème focalisé de E1 [la politique d'Eltsine], un autre rhème (co-textuellement : [la volonté d'indépendance de la Tchétchénie], attribué à e1. E1 ne soulignerait pas le rhème qu'il avance s'il n'y avait un autre rhème qui, dans l'ailleurs du présent énoncé mais dans son champ énonciatif, occupe déjà cette place et qu'il ne veuille l'en déloger. Le dialogisme de l'extraction me semble tenir à deux éléments : (i) à ce que ce tour dégage un thème, l'élément (z), qui en tant que ce qui est connu, commun, renvoie potentiellement, au-delà de E1, à une autre instance énonciative, e1 ; (ii) à ce que la focalisation, en insistant sur l'élément sélectionné, convoque potentiellement les éléments écartés. Ces potentialités dialogiques peuvent être actualisées — l'on a affaire alors à une extraction « contrastive » (Gross 1977) — ou ne pas être actualisées (extraction « descriptive »). Le type de description que je viens de proposer pour l'extraction me semble valoir pour un autre tour : le détachement. 3.3. Détachement Le détachement (autrement nommé dislocation, segmentation) consiste à détacher un groupe syntaxique en début ou en fin de phrase et à le reprendre par un élément anaphorique (ou à l'annoncer par un élément cataphorique) lors de l'actualisation du programme syntaxique complet. Le détachement se présente parfois en discours sous la forme complexe : [z, anaphorique non x, anaphorique y]. Soit : (10) L'enjeu de ce débat, ce n'est pas l'euro, c'est l'Europe. Du point de vue de la dynamique communicative, j'analyse cet énoncé comme : — thème détaché (z) : [l'enjeu de ce débat] ; — rhème 1 nié (non x) : [ce n'est pas l'euro] (ce anaphorise le SN détaché) ; — rhème 2 posé (y) : [c'est l'Europe ]. Le rhème1 laisse entendre une voix e1 à qui est attribuée l'assertion de l'énoncé x, que E1 se charge de rejeter. Le détachement, dans ce type d'occurrence, est à rapprocher du tour [z non x mais y], avec lequel il interfère parfois d'ailleurs comme dans l'occurrence suivante : (11) Le terrain où s'éprouve aujourd'hui la souveraineté, ce n'est pas la maîtrise des frontières mais la capacité interne de faire face à leur ouverture. Le rhème 2 ne reprend pas par anaphore le SN détaché ; il est, comme dans le tour négatif, introduit par mais. tactiquement à E1 à masquer 1 l'assertion de e1, ce qui est le cas dans l'occurrence (15). Qui dit assertion dit contestation possible : un argument nominalisé devient plus difficilement contestable. Cet ailleurs/antérieur énonciatif, s'il tend à se dissimuler, peut être montré. Il est toujours possible de mettre des guillemets à une nominalisation (comme d'ailleurs à toute unité linguistique), ou de la modaliser autonymiquement, par une glose du type pour reprendre les mots de X, afin d'en expliciter la source énonciative. Remarquons cependant : — que e1, bien plus souvent qu'il ne réfère à un autre, co-réfère avec E1 ou réfère à une instance collective enchâssant E1 : le ON-vérité (Berrendonner 1976/1981.) ; — que lorsque e1 réfère à un autre, E1 ne peut qu'être d'accord avec cet autre. Ce qu'illustre le fonctionnement différent des modalisations autonymiques comme dit X et contrairement à ce que dit X. Soit : (15a) "L'aveuglement de l'Occident" […], "la naïveté des explications"[…], comme on dit aujourd'hui, sont stupéfiants. (15b) "L'aveuglement de l'Occident" […], "la naïveté des explications"[…], contrairement à ce qu'on dit aujourd'hui, sont stupéfiants. Si en (15a) la modalisation autonymique comme on dit aujourd'hui s'applique bien, anaphoriquement, aux nominalisations (c'est-à-dire à l'énoncé de e1), en (15b) le syntagme contrairement à ce qu'on dit aujourd'hui n'a plus valeur de modalisation autonymique des nominalisations qui le précèdent, mais désigne un énoncé autre contraire cataphoriquement de la prédication de E1 [sont stupéfiants]. 3.4.3. Présupposition Selon Ducrot, l'énoncé Pierre a cessé de fumer : présente deux énonciateurs, E1 et Eë, respectivement responsables des contenus présupposé [Pierre fumait autrefois] et posé [Pierre ne fume pas maintenant] […]. L'énonciateur E1 […] est assimilé à un certain on, à une voix collective, à l'intérieur de laquelle le locuteur lui-même est rangé (1984 : 231)2. Cet ailleurs/antérieur énonciatif est difficilement "montrable". Soit : (17) […] les électeurs ne tomberont plus dans le piège du populisme et de la démagogie. Cet énoncé en présuppose un autre : [les électeurs sont tombés dans le piège du populisme et de la démagogie.], assertion attribuable à e1, énonciateur co-référentiel à (ou incluant) E1 . Est-il possible de référer à cette assertion ? Les marqueurs dialogiques comme cela (contrairement à ce qui) a été dit , si on les ajoute à (17) : (17a) […] les électeurs ne tomberont plus dans le piège du populisme et de la démagogie, comme cela (contrairement à ce qui) a été dit, 1 Il serait cependant erroné de voir dans toute nominalisation un marqueur de langue de bois. La vertu première de la nominalisation semble bien plutôt tenir à l'économie de discours qu'elle permet de réaliser : elle reprend, en économie d'opérations actualisantes, un énoncé précédemment asserté cotextuellement dans le champ énonciatif de l'énoncé en cours. 2 Pour une critique de cette analyse, cf. Rubbatel 1990. s'appliquent non au présupposé [les électeurs sont tombés dans le piège du populisme et de la démagogie.] mais — cas de la négation dialogique — à l'énoncé assertif positif [les électeurs tomberont dans le piège du populisme et de la démagogie.], prêté à un autre énonciateur. Il faut, pour renvoyer au présupposé, ajouter la précision d'eux : (17b) […] les électeurs ne tomberont plus dans le piège du populisme et de la démagogie, comme cela (contrairement à ce qui) a été dit d'eux1. Le présupposé, plus encore que la nominalisation ou l'apposition, apparaît plus comme un fait que comme un dit : l'énoncé enchâssé est bien effacé, transformé en un événement du monde. 4. Attention, ralentir : dialogisme ; un énoncé peut en cacher un autre Je poserai pour conclure cette brève déambulation en terres dialogiques, où la parole du même résonne des échos de la parole de l'autre, ne fait sens que de son rapport à elle, un certain nombre d'interrogations. — Je viens de parler, par image, de terres dialogiques. Cela signifie-t-il qu'il y aurait des terres non dialogiques ? Je pense plutôt que le dialogisme est partout, qu'on ne saurait y échapper. Nous faisons du dialogisme sans le savoir, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose — ou plutôt : d'une manière plus nécessaire que lui, qui pouvait échapper à la prose par la poésie —. Les marqueurs étudiés ici (et dans Bres 1998) ne sont-ils pas seulement la partie émergée de l'iceberg dialogisme ? Je pense, entre autres outils de dialogisation, aux connecteurs logiques qui, de façons différentes, présupposent un énoncé (parfois attribuable à l'autre) sur lequel ils enchaînent (ainsi, donc, pourtant, pour autant, en fait, toujours…) ; aux outils de thématisation : quant à…, en ce qui concerne… ; aux tours véridictoires du type la vraie raison… qui présupposent la fausse raison de l'énoncé de l'autre ; aux tours comparatifs du type au lieu de…, plutôt que de… ; à l'intonation (à l'oral)… Plus profondément, n'est-ce pas la production de sens par les praxèmes qui est elle-même éminemment dialogique ? L'énonciateur trouve les mots toujours-déjà habités de sens avec lequel/lesquels il se produit dans l'actualisation une interaction2. Cette interaction se résout le plus souvent dans la non-conscience de l'à-dire ; elle se signifie parfois jusque sur le fil du dire sous forme de ratages ou de modalisation autonymique3… — Les marqueurs de dialogisme étudiés posent comme e1 aussi bien l'énonciataire E2 qu'un tiers : de ce point de vue, il ne semble pas y avoir de différence entre les dialogisations interlocutive et interdiscursive. Est-ce à dire pour autant que l'on puisse, comme le fait Bakhtine, réduire les marques de l'énonciataire au discours que lui prête l'énonciateur ? — On peut s'appuyer sur la distinction parfois esquissée par Bakhtine entre linguistique et métalinguistique pour, à la façon de Todorov 1981, réserver la pertinence du concept de dialogisme à cette dimension-ci4 et continuer à concevoir la langue dans les cadres structuraux issus du saussurisme. Mais le dialogisme ne questionne-t-il pas aussi la langue ? Ne convient- 1 Encore cette possibilité ne vaut-elle pas pour tous les présupposés : il ne me semble pas possible de renvoyer par modalisation autonymique à celui présent dans Pierre a cessé de fumer. 2 Cf. ici-même les articles de C. Détrie, F. Madray, P. Siblot et A. Steuckardt. 3 Pour une étude de cas, cf. Bres 1997. 4 Ce qu'autorise le texte bakhtinien : « Les rapports de dialogue, tout en se rapportant au domaine du mot, ne se rapportent pas au domaine de son étude purement linguistique. […] (ils) sont l'objet de la métalinguistique » (1963/1970 : 212). il pas de concevoir que le dialogisme des tours étudiés n'est pas seulement un effet discursif mais affecte, ou plutôt fait partie de leur « valeur en langue » ? Au delà, que nombre de relations logiques sont dialogiques ? Vastes questions qu'au stade actuel de ma réflexion, je ne peux que mettre en débat… — Le discours est rationalisation ratiocinante : parler sert à se donner des images positives de soi-même. Ce fonctionnement me semble correspondre au double mouvement par lequel le petit d'homme devient sujet : introjection du bon objet/extrajection du mauvais objet. La présence des autres discours ne sert-elle pas aussi à cela : montrer que j'ai raison en montrant que les autres ont tort, en tout cas que j'ai plus raison qu'eux ? — De quel phénomène plus général, concernant le rapport du sujet au langage et par là le sujet en tant qu'être de langage, ces marqueurs sont-ils la trace ? On sait qu'Authier-Revuz met en relation discours rapporté et modalisation autonymique (qu'elle analyse comme des phénomènes d'hétérogénéité montrée) avec l'hétérogénéité constitutive : l'hétérogénéité constitutive, inconsciente, tient à ce qu'au principe du langage il y a l'autre qui construit le sujet en radicale extériorité par rapport à lui-même (« l'autre dans l'un ») ; l'hétérogénéité montrée consiste à désigner des lieux circonscrits de non-coïncidence (l'un en rapport avec ses autres), en dénégation de la non-coïncidence fondamentale. Puis-je étendre cette puissante hypothèse aux marqueurs dialogiques étudiés ? Il faudrait pour cela que ceux-ci relèvent de l'hétérogénéité montrée, ce qui n'a rien d'évident. Si discours rapporté et modalisation autonymique (partiellement) sont à la fois des signifiants d'hétérogénéité montrée et de dialogisme, peut-on dire de l'interrogation ou de l'extraction qu'elles servent à désigner le discours de l'autre ? Difficilement, semble-t-il. Authier-Revuz pose qu'« à travers [les marques explicites d'hétérogénéité], le sujet s'évertue, en désignant l'autre, localisé, à conforter le statut de l'un » (1982 : 145) (le soulignement est de moi). Plutôt que d'un souci, d'une volonté (s'évertuer pose un choix, fût-il inconscient) de montrer l'autre, la plupart des tours dialogiques ne témoignent-ils pas de la difficulté de ne pas le laisser apparaître, voire de l'impossibilité de le cacher ? Voilà qui nous ramène à Bakhtine : l'objet dont je veux parler est toujours déjà médiatisé par d'autres discours et je ne peux le saisir discursivement qu'à travers eux. Je peux toujours m'évertuer à les dissimuler en ne les citant pas ouvertement, ils réapparaîtront à mon insu au détour d'un de ces marqueurs qui n'ont de cesse de nous rappeler notre dialogique condition : et qui veut faire l'Adam mythique abordant un monde vierge de discours… fait le bête. Revenons cependant à l'hypothèse d'Authier-Revuz : et si les marqueurs dialogiques étaient pour le sujet à la fois — mais à des niveaux différents— façons de ne pas pouvoir ne pas mentionner les autres discours et ce faisant, dans l'aveu de cette impossibilité, façons de dénier l'hétérogénéité constitutive ? Manières de ne pas pouvoir cacher de petits autres pour (se) cacher le grand Autre ? Il semble bien, et c'est particulièrement net dans les tours binaires par ex [… non x mais y], que signaler qu'e1 habite sa parole en x permet d'autant mieux à l'énonciateur E1 de croire que c'est lui et lui seul qui asserte y… — le dialogisme n'est-il pas spécifique des langues naturelles ? Le chant du rossignol, la danse de l'abeille, l'aboiement du chien, s'ils sont bien adressés à un autre (rossignol, abeille, chien), ne sont-ils pas incapables de rapporter la parole de cet autre ? Autant de questions, que sous-tend cette certitude : (presque) tout énoncé résonne de l'inflexion de voix, pas toujours chères, qui ne se sont jamais complètement tues… Bibliographie cause « l’unicité du sujet parlant (Ducrot 1984 : 171), de reconsidérer la description de certains faits linguistiques (entre autres : la modalisation autonymique (Authier 1995), le conditionnel (Haillet 2002), le subjonctif (Donaire 2001), certains faits syntaxiques (Bres 1998 et 1999, Maingueneau 1994, Nølke 1994 et 2001, Nowakowska 2004)), de montrer l’intérêt de la notion pour l’analyse de certains faits de discours (Maingueneau 1991, Moirand 1999, 2001). Mais la notion même n’a jamais été vraiment questionnée, autrement que latéralement, dans son rapport à l’analyse du discours. C’est précisément ce type de questionnement que nous entendons développer dans cet article. Après avoir présenté la notion de dialogisme telle que nous la faisons travailler principalement à partir des deux articles, « Du discours romanesque » et « Les genres du discours », mentionnés supra, nous illustrerons son rendement et sa puissance explicative en analyse du discours en étudiant un texte assez bref, choisi pour sa maniabilité. 1. La notion de dialogisme Nous procéderons à sa présentation à partir des deux couples dialogal / monologal, et dialogique / monologique. 1. 1. Dialogal et monologal Pour Bakhtine, la réalité première du langage c’est l’interaction verbale, et sa forme prototypique, le dialogue. Un texte1 dialogal peut être défini par l’alternance des locuteurs qui détermine les frontières des différents « énoncés »2, à savoir des tours de parole. Le tour de parole est doublement pris dans l’échange verbal : il répond à une réplique antérieure ; il sera lui-même réplique antérieure à laquelle répondra le locuteur suivant. Pour illustrer ce fait, Bakhtine a recours à l’image de la chaîne : « l’énoncé est un maillon dans la chaîne de l’échange verbal » (1978/1979/1984 : 291)3. Cette structure externe détermine une dimension interne importante du tour de parole, sa double orientation dialogique, vers le tour antérieur, et vers le tour ultérieur : Un énoncé est relié non seulement aux maillons qui le précèdent mais aussi à ceux qui lui succèdent dans la chaîne de l’échange verbal (…) L’énoncé, dès son tout début, s’élabore en fonction de la réaction-réponse éventuelle, en vue de laquelle il s’élabore précisément. (…) Tout énoncé s’élabore comme pour aller au devant de cette réponse (1952/1979/1984: 302-303). Mais les textes ne se présentent pas tous sous la forme d’un enchaînement de tours de parole : l’article de journal, l’inscription funéraire, la nouvelle ou le roman p. ex. se manifestent non comme dialogue (deux ou plusieurs locuteurs) mais comme monologue (un seul locuteur). Et l’intérêt de l’analyse bakhtinienne est, au lieu d’opposer dialogal et monologal comme deux entités radicalement différentes, d’articuler le second au premier : le texte monologal est à comprendre, quelle que soit sa taille, comme un tour de parole d’un genre particulier. Les répliques antérieure et ultérieure sont absentes de la structure externe – le texte ne se présente pas sous la forme d’un enchaînement de tours - mais n’en affectent pas moins la structure interne du texte, qui, comme le tour de parole dans un texte dialogal, mais de façon cependant différente, manifeste une orientation dialogique. On pourrait dire que, dans le dialogal, les tours de parole antérieurs et ultérieurs sont in praesentia, alors que, dans le monologal, ils sont in absentia. Ce que nous proposons de représenter ainsi (les parenthèses signalent les tours in absentia) : auquel il est emprunté par métaphore, le terme de polyphonie pose ces différentes voix à égalité. Au contraire de l'énoncé quotidien qui (sauf peut-être dans le discours de l'aliéné), feuilleté par le dialogisme, présente les différentes instances énonciatrices hiérarchiquement. C'est pourtant à partir du concept de polyphonie et non de celui de dialogisme que Ducrot 1984 construit sa « théorie polyphonique de l'énonciation », en procédant à « une extension (très libre) à la linguistique des recherches de Bakhtine sur le littéraire » (p.173). C’est également le terme de polyphonie que Maingueneau 1991 retient, dans ses analyses du discours, dans une acception identique à celle de dialogisme. 1 Dans cet article, nous emploierons texte et discours de façon synonymique, même si nous reconduisons par ailleurs la distinction linguistique textuelle / analyse du discours. 2 Nous remplaçons le terme d’énoncé, que l’on trouve dans la traduction française de l’article « Les genres du discours », mais qui est propice à toutes les confusions, par celui, plus réglé, de tour de parole. 3 L’analyse conversationnelle a largement confirmé et approfondi cet aspect. texte dialogal texte monologal - tour de parole 1 - tour de parole 2 qui répond au tour 1 et qui est orienté vers le tour 3 - tour de parole 3 - (tour 1 : texte(s) antérieur(s)) - tour 2 : texte monologal qui fonctionne comme réponse à des textes antérieurs et est orienté vers des textes ultérieurs - (tour 3 : texte(s) ultérieur(s)) Figure 1 Le texte dialogal comme le texte monologal manifestent donc une orientation dialogique. Selon la lecture que nous faisons du texte de Bakhtine, sont à écarter deux interprétations de la notion de dialogisme : (i) celle qui fait de dialogique un équivalent de dialogal ; (ii) celle qui réduit le dialogique à un phénomène n’affectant que le texte monologal : le dialogisme serait dans cette optique la part dialogale du texte monologal. Cette précision posée, comment donner du corps linguistique à la notion d’orientation dialogique ? Comment expliciter les belles images de « reflets réciproques » ou d’ « harmoniques dialogiques » employées par Bakhtine pour célébrer cette notion ? Les énoncés (= tours de parole) ne sont pas indifférents les uns aux autres, et ils ne se suffisent pas à eux-mêmes ; ils se connaissant les uns les autres, se reflètent les uns les autres. Ce sont précisément ces reflets réciproques qui déterminent leur caractère (1952/1979/1984: 298), (les italiques sont nôtres). Les harmoniques dialogiques remplissent un énoncé et il faut en tenir compte si l’on veut comprendre jusqu’au bout le style de l’énoncé (op. cit. : 300), ( les italiques sont de Bakhtine). 1. 2. Dialogique et monologique Il semble que, à la lecture des textes de Bakhtine, on puisse définir le dialogique comme l’orientation de tout énoncé (au sens précédemment explicité de ‘tour de parole’), constitutive et au principe de sa production, (i) vers des discours réalisés antérieurement sur le même objet de discours, (ii) vers le discours-réponse qu’il sollicite, (iii) vers lui-même en tant que discours. Cette triple orientation se réalise comme interaction, elle- même triple : – le locuteur, dans sa saisie d'un objet, rencontre les discours précédemment tenus par d'autres sur ce même objet, discours avec lesquels il ne peut manquer d'entrer en interaction ; – le locuteur s'adresse à un interlocuteur sur la compréhension-réponse duquel il ne cesse d'anticiper, tant dans le monologal que dans le dialogal. – le locuteur est son premier interlocuteur dans le processus de l’auto-réception. On parle de dialogisme interdiscursif, pour le premier type d’interaction ; de dialogisme interlocutif, pour le second ; d’autodialogisme pour le troisième. Cette triple interaction se manifeste, au niveau du discours produit, comme dialogisation intérieure « trouv(ant) son expression dans une suite de particularités de la sémantique, de la syntaxe et de la composition » (1934/1975/1978 : 102). La dimension dialogique affecte donc (i) le niveau macro de l’énoncé-tour-texte, car c’est à ce niveau global qu’intervient l’orientation vers les autres discours, leur rencontre ; (ii) les différents niveaux inférieurs qui composent cette unité, notamment celui des énoncés-phrases, ou celui, encore inférieur, des mots eux-mêmes. Les marques dialogiques sont fort variées, de par les niveaux discursifs qu’elles affectent, de par les outils linguistiques qu’elles mettent en œuvre, et également de par la façon dont elles font entendre la voix de l’autre, qui va de l’explicite – sa représentation dans la mention du discours direct, son affleurement dans les « îlots textuels », à l’implicite : son enfouissement le plus profond, lorsque les signifiants font (presque) défaut, sans que pour autant l’autre voix cesse d’être perceptible. Dans l’étude que nous allons proposer comme exemple, nous travaillerons seulement la façon dont le dialogisme se marque au niveau de la syntaxe phrastique, sous la forme de « microdialogues ». Nous prenons à la lettre cette image bakhtinienne : si dialogue il y a à l’intérieur de l’énoncé-phrase dialogique, c’est qu’il est analysable en deux énoncés : un premier énoncé, auquel répond un second énoncé. Mais précisément du fait que nous sommes dans le dialogique et non dans le dialogal, dans le dialogue interne et non dans le dialogue externe, cette interaction se marque non par une alternance de tours mais par la dualité énonciative, le deux dans l’un (Authier- Revuz 1995) d’un seul et même énoncé syntaxique. Et c’est cette dualité énonciative qui définit l’énoncé-phrase dialogique. Prenons un exemple dans le texte que nous allons soumettre à analyse : (1) L’élection imminente du président du mouvement est-elle de nature à apporter un début de solution à cette crise ? (l. 4) On dira que cet énoncé interrogatif, que nous appellerons [E], est dialogique (i) en ce qu’il « rapporte » un autre énoncé, affirmatif, sans en mentionner la source, que nous appellerons [e], reconstructible comme : (2) L’élection imminente du président du mouvement est de nature à apporter un début de solution à cette crise. Et (ii), en ce qu’il le met en débat par l’interrogation. Il nous semble de la sorte donner un contenu précis – peut-être trop – à la notion bakhtinienne de « réaction-réponse » : l’énoncé dialogique tout à la fois « rapporte » un autre énoncé et dans le même temps « dialogue » avec lui. Cette approche nous a permis de définir précisément l’énoncé dialogique en termes d’actualisation. Nous reprenons à Bally (1934/1965 : 36-38) l'analyse de l'actualisation phrastique comme application d'un modus à un dictum et la distinction entre sujet modal et sujet parlant (que nous nommerons respectivement énonciateur et locuteur). L’actualisation phrastique se réalise par un ensemble d’opérations parmi lesquelles on peut distinguer, entre autres, (i) les opérations d’actualisation déictique (temporelle, spatiale et personnelle) des différents éléments du dictum (ou contenu propositionnel) en vue de la référenciation ; (ii) les opérations d’actualisation modale, consistant à appliquer un modus au dictum (Bally 1934/1965 : 36-38) ; (iii) les opérations d’actualisation phonétique ou graphique consistant à inscrire l’énoncé dans le mode sémiotique choisi, oral ou écrit. Les deux premiers types d’opération (actualisation déictique et modale) relèvent de la programmation de l’à-dire (Détrie et al. 2002) et sont mises au compte d’une instance que nous proposons de nommer énonciateur. Les opérations d’actualisation phonétique ou graphique relèvent de la réalisation du dire, et sont mises au compte d’une instance nommée locuteur. Dans le présent travail, nous ne nous intéresserons qu’à la dimension d’actualisation déictique et modale, et donc ne parlerons que d’énonciateur(s). Dans l’énoncé monologique, un énonciateur e1 actualise déictiquement et modalement un dictum, pour en faire un énoncé [e]. Il en va différemment pour l’énoncé dialogique comme celui proposé en (1), dans lequel on distingue, à l’analyse, sous l’unité de surface, deux actes d’énonciation : – celui, enchâssant, correspondant à l’interaction du scripteur de cet article avec le lecteur, et qui se manifeste par l’énoncé [E], à savoir (1) ; – celui, enchâssé, correspondant à une autre interaction, antérieure, dont les interactants pas plus que le temps ni le lieu ne sont explicités, à laquelle correspond l’énoncé (reconstruit) [e], à savoir (2). Dans ce type d’énoncé, l’actualisation déictique et modale de l’énonciateur que nous nommerons E1 s’applique non pas à un dictum, mais à un élément présenté comme ayant déjà statut d'énoncé, à savoir [e], qui en tant que tel a déjà fait l'objet d’opérations d’actualisation par un autre énonciateur (que nous appellerons e1). On distinguera en conséquence : – pour l’acte d’énonciation enchâssé, un énonciateur e1 (ici non explicité), actualisateur de l’énoncé [e] reconstruit approximativement comme [L’élection imminente du président du mouvement est de nature à apporter un début de solution à cette crise.] ; – pour l’acte d’énonciation enchâssant, un énonciateur E1, actualisateur de l’énoncé [E] [L’élection imminente du président du mouvement est-elle de nature à apporter un début de solution à cette crise ?] en tant qu’il résulte de l’application du modus d’interrogation à l’énoncé [e]. On dira que l'énonciateur E1 attribue l'assertion [L’élection imminente du président du mouvement est de nature à apporter un début de solution à cette crise ] à un autre énonciateur (e1), et se charge quant à lui de la mettre en débat. Ajoutons que l’instance du scripteur coréfère avec celle de l’énonciateur E1. Afin d’éviter de fastidieuses répétitions, nous RPR, qui ont des attentes plus claires et plus cartésiennes que ne l’expriment les discours et les actes de leurs élus. Respect des promesses et des échéances électorales. Respect, enfin, d’une déontologie politique. Certes, les candidats à la présidence du mouvement tiennent tous, peu ou prou, ce langage ; il n’est pas question de mettre en doute leur bonne foi. Il se trouve que celui qui a voulu et su incarner ces différentes formes de 40 respect s’est fait flinguer comme une vulgaire pipe de foire en avril. C’est pourquoi on ne peut s’empêcher de ressentir un certain malaise quant à l’issue de cette élection interne. Soit le nouveau président élu du RPR prête allégeance à l’Elysée. Toutes les bonnes intentions exprimées ne resteront alors que verbiage ; rien n’aura véritablement changé sur le fond par rapport à ce qui existait avant Philippe Séguin. Soit c’est le candidat qui lui est le plus proche qui est élu, celui qui revendique haut et clair la 45 plus large autonomie pour le mouvement, et on voit mal, en ce cas, pourquoi il résisterait mieux et plus longtemps que son prédécesseur aux crocs-en-jambe qui lui seront tendus au mépris du respect d’un principe simple : le président de la République cohabite, c’est-à-dire respecte la Constitution, mais le RPR s’oppose fermement et propose librement et clairement, c’est-à-dire respecte la volonté de ses militants et de ses électeurs. C’est pourtant à cette seule condition que le RPR peut espérer commencer à recouvrer un peu de crédibilité 50 politique, c’est-à-dire un avenir. Jean-Pierre Matière est ancien président (démissionnaire) de la Fédération RPR de l’Indre. Une première lecture permet de relever les marqueurs de dialogisme syntaxique suivants : le discours rapporté (l. 9, 33), la citation en modalisation autonymique (l. 19, 20, 21), l’interrogation (l. 4, 31), la confirmation (l. 1), la comparaison (l. 9, l. 15), le clivage (l. 2, 11, 45, 50), le renchérissement (l. 14), la négation prédicative (l . 39), la négation restrictive (l. 26, 35, 43, 50), l’hypothèse (l. 13, 29), la concession (l. 39), l’opposition (l. 50), l’explicitation (l. 48, 49, 51)… A cette simple énumération, il apparaît que ce texte fait un usage intense et varié des énoncés dialogiques : approximativement 50 % de sa surface est traversée par la dualité énonciative, en appui sur plus d’une douzaine de tours. Son orientation dialogique est donc très forte. Cette étape préalable du relevé réalisée, il convient de rentrer dans le détail de l’analyse des marqueurs syntaxiques dialogiques. On peut le faire à partir de trois questions : - avec quelles voix le scripteur dialogue-t-il ? quels sont les discours auxquels il « répond » ? En indique-t-il la source énonciative explicitement ? Si cette source est laissée dans l’implicite, est-elle identifiable par / pour le lecteur ? - quel type de relation, en fonction des marqueurs dialogiques utilisés, le scripteur noue-t-il avec ces différentes voix ? Plutôt irénique ou plutôt agonale ? Entre les deux pôles opposés de l’accord et du rejet, toutes les nuances sont possibles. - les discours convoqués et les relations évoquées par l’orientation dialogique du texte permettent-elles de définir la posture discursive du scripteur, du genre discursif utilisé ? On choisit de répondre à ces trois questions non pas séparément mais globalement, à partir des trois types de dialogisme dégagés par Bakhtine : interdiscursif, interlocutif et autodialogique. 2. 2. Dialogisme interdiscursif A quels discours antérieurs le texte répond-il ? Remarquons que l’analyse de l’énoncé dialogique proposée supra permet d’identifier et parfois de reconstruire l’énoncé attribué à autrui, mais pas de l’identifier. Pour reprendre l’occurrence (1), l’analyse de l’énoncé interrogatif [E] comme dialogique permet de dégager l’énoncé affirmatif enchâssé mais pas de dire à qui il est imputé, à quel discours il appartient. L’analyse énonciative présuppose un énonciateur enchâssé e1, mais ne dit rien de son identité, qui pourra être implicite comme dans l’occurrence (1) ou explicite comme dans (1’) que nous forgeons : (1’) L’élection imminente du président du mouvement est-elle de nature à apporter un début de solution à cette crise, comme l’avance son secrétaire général ? La linguistique textuelle n’aurait cure de cet implicite, mais pas l’analyse du discours, qui se soucie de mettre en relation le texte avec sa production et sa réception. Qu’en est-il dans notre texte ? Ses énoncés dialogiques (i) saisissent parfois l’énonciateur e1 à partir du pronom personnel indéfini on ; mais (ii) le plus souvent n’explicitent pas les voix convoquées. (i) e1 est linguistiquement actualisé par le pronom on (l. 6, 8, 33). Analysons l’occurrence de l. 33 : (l. 33) Après avoir affirmé et écrit que la nation était la première des valeurs gaullistes, on a donné le sentiment fâcheux (…) L’énoncé [e] [la nation est la première des valeurs gaullistes], rapporté indirectement, est, via la transformation infinitive, attribué à l’énonciateur on, qui, cotextuellement, réfère à l’actant « le RPR ». Comme on pouvait s’y attendre, le scripteur dialogue avec le discours du RPR. (ii) l’énonciateur des énoncés enchâssés n’est pas explicité, comme dans (1), mais la compétence discursive du lecteur (comme celle de l’analyste) lui permet – ou ne lui permet pas – , à partir de l’énoncé enchâssé [e], d’identifier le discours convoqué. Nous avons identifié trois discours (autrement nommés voix) : le discours de tout un chacun, le discours socialiste, et enfin et surtout, le discours de la direction et de la majorité actuelle du RPR. 2.2. 1. La voix de tout un chacun Le titre de l’article: « Le malaise du RPR », est un SN de structure : [article défini + N de SN]. Le déterminant et la structure [N de SN] se présentent comme la reprise d’un antérieur discursif auquel ils renvoient. - D’un strict point de vue linguistique, l’article défini pose que la singularité du référent visé par le nom commun malaise (du RPR) est acquise (Guillaume 1944/ 1964). Il donne donc l’instruction de chercher ce qui justifie ladite singularité. Suivant le co(n)texte, cette singularité pourra s’expliquer anaphoriquement, cataphoriquement, ou déictiquement. On peut faire l’hypothèse, à première lecture, que l’on a affaire ici à un fonctionnement anaphorique ; et du fait que le SN est en titre, il ne peut s’agir que d’établir un lien avec du hors-texte, à savoir des textes qui, antérieurement à l’article en question, ont parlé du « malaise du RPR ». Confirmation : dans la page Horizons Débat du Monde, les titres qui posent l’objet du discours non pas comme appartenant à ce que connaît le lecteur (qui fait donc partie du déjà-dit), à savoir dans un fonctionnement de rappel thématique, mais comme apportant une information nouvelle (que le corps de l’article se charge de développer), donc dans un fonctionnement rhématique, se présentent le plus souvent sans déterminant : p. ex. le titre Corporatisme judiciaire (14 janvier 2004) implique que l’article va catégoriser un fait (la mauvaise réception de la proposition de prime de rendement, par la magistrature) de façon nouvelle, qui ne s’inscrit pas dans la continuité d’un dit précédent. - Le N complexe malaise du RPR fonctionne comme la nominalisation d’un énoncé précédemment asserté : il y a un malaise au RPR, qu’il présuppose. Il renvoie donc également à de l’ailleurs-antérieur discursif. La structure linguistique du titre est donc fortement dialogique : elle présuppose que le SN Le malaise du RPR, ou plus précisément son contenu - dans la mesure où le terme de malaise se présente sans balise de modalisation autonymique comme les guillemets ou les italiques, il est employé non pas en usage et en mention, mais seulement en usage - est emprunté à un autre discours. D’autre part, ledit SN est modalisé implicitement par un acte de confirmation : à la différence de Le malaise du RPR ?, qui mettrait en débat par l’interrogation l’énoncé présupposé il y a un malaise au RPR , ou Le « malaise » du RPR, qui poserait explicitement par les guillemets de modalisation autonymique l’emprunt à un autre discours, et sous-entendrait probablement une prise de distance par rapport à la valeur de vérité de l’énoncé présupposé, l’absence de ponctuation a valeur dialogique de confirmation implicite de l’énoncé il y a un malaise au RPR. L’incipit confirme la dimension dialogique que nous avons lourdement décrite. La première phrase, qui développe la nominalisation du titre : (l. 1) le RPR connaît sans doute la crise la plus grave de son histoire comporte l’adverbe de modalisation sans doute que nous analysons comme un marqueur de confirmation. A savoir que cet énoncé est dialogique, et laisse entendre deux voix : - celle d’un énonciateur e1 assertant l’énoncé [e] : [le RPR connaît la crise la plus grave de son histoire] ; - et celle de l’énonciateur E1 (correspondant au scripteur) qui confirme par sans doute ledit énoncé. L’énonciateur e1 n’est pas explicité. A qui est prêté l’énoncé selon lequel [le RPR connaît la crise la plus grave de son histoire] ? La presse ? La majorité parlementaire de gauche ? Le RPR lui-même ? Le lecteur de cet article – on passe du dialogisme interdiscursif au dialogisme interlocutif – que le scripteur présuppose partageant ce discours ? Sans doute tous ceux-là, ce qui contribue à assurer la valeur descriptive de l’énoncé qui se présente comme une vérité, dans la mesure où il reprend un discours qui peut être tenu et partagé par tout le monde. La confirmation de E1 porte sur un énoncé qui est potentiellement menaçant pour le territoire du militant politique, puisqu’il pointe un problème interne à son parti. Traditionnellement dans le discours politique public, face à un discours réalisant ce type d’acte, la réaction dialogique est de négation79, ou de concession (accord temporaire et partiel avec l’autre discours, pour lui donner rapidement une autre orientation), et non de confirmation. N’a-t-on pas ici une première marque du positionnement discursif du scripteur, celui du contestataire, dans la mesure où, alors que la position de légitimité est de (dé)négation, il adopte une position d’accord avec les jugements négatifs ? 79 P. ex., F. Bayrou répond à un journaliste qui l’interroge sur les difficultés relationnelles entre son parti, le PR, et le RPR, en 1998 : « il n’y a aucune ombre entre le PR et le RPR ». (l. 26) Malheureusement, jusqu’à ce jour, le RPR n’existe dans les médias que par le jeu des pronostics sur l’issue de son élection interne (…). (l. 35) Il nous semble qu’il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette crédibilité : le respect. (l. 43) Toutes les bonnes intentions exprimées ne resteront alors que verbiage. (l. 50) C’est pourtant à cette seule condition que le RPR peut espérer commencer à recouvrer un peu de crédibilité politique, c’est-à-dire un avenir. Analysons seulement l’occurrence l.50, qui combine clivage (c’est… que) et restriction (seule)82: l’élément clivé et excepté cette condition, qui renvoie anaphoriquement au « principe simple » que le scripteur vient de développer longuement, vient en substitution et gommage de tout autre « solution », envisagée ou envisageable dans le cadre d’un autre discours, que l’on peut identifier comme visant notamment le discours majoritaire du RPR, qui se voit de la sorte à la fois convoqué et effacé. Le scripteur fait donc alterner, pour dialoguer de manière dissensuelle avec le discours majoritaire du RPR, les tours dialogiques qui lui accordent une place et le prennent en compte, et ceux qui lui refusent toute place, le rejettent en le convoquant afin de mieux l’exclure. Il est tentant de mettre en relation cette ambivalence dialogique avec la position politique du scripteur : la contestation interne, faite de rejet du discours majoritaire, mais qui doit en même temps, dans une certaine mesure, composer avec ce discours, pour ne pas encourir un jugement d’anathème, surtout lorsqu’elle porte le différend sur la place publique d’un journal… 3. Les deux discours du RPR convoqués On pourrait s’étonner de ce que le texte use fort peu (l. 9, 33) de la forme prototypique du dialogisme, à savoir le discours rapporté. Revenons sur l’analyse de la seconde occurrence : (l. 33) Après avoir affirmé et écrit que la nation était la première des valeurs gaullistes on a donné le sentiment fâcheux de vouloir la dissoudre dans la nébuleuse fédéraliste. Le scripteur rapporte, de manière indirecte, le discours du RPR, et semble ici non pas s’opposer à lui, mais indirectement le partager. C’est que ce discours rapporté lui permet de disqualifier le comportement de la majorité du RPR, qui n’en a pas tenu compte. Plus précisément, il apparaît que ce texte « dialogue » non pas avec un mais avec deux discours du RPR, qu’il convient de distinguer : le discours de la direction et de la majorité actuelle du RPR auquel le scripteur s’oppose, nous l’avons vu ; et le discours antérieur du parti, qu’il oppose à ce discours et auquel il se rallie, comme le signale indirectement l’occurrence de discours rapporté que nous venons d’analyser, ainsi que la mention, en modalisation autonymique, de textes du RPR : le « manifeste pour nos valeurs », (l. 19), la « charte de l’élu » (l. 20), le « projet pour la France » (l. 21), évalués très positivement (l. 18, « trois excellents textes »). Mettons en rapport cette orientation dialogique avec la position idéologique de la contestation interne : la dissidence consiste à s’opposer non au discours du parti, mais à un discours majoritaire dénoncé comme se fourvoyant, et à se déclarer le vrai défenseur du vrai discours du parti. Querelle de légitimité… L’étude des marqueurs du dialogisme interdiscursif nous a permis de dégager les discours avec lesquels le texte étudié interagit, ainsi que le mode sur lequel il établit ces interactions : le texte « dialogue » très latéralement avec le discours ambiant pour confirmer son propos selon lequel le RPR traverse une crise ; ainsi qu’avec le discours de l’adversaire politique, la majorité de gauche, pour lui donner un petit coup de griffe. Il dialogue principalement avec le discours de la direction actuelle du RPR, pour s’opposer à lui, et, secondairement, lui opposer le discours antérieur du RPR, avec lequel il s’accorde. Si nous reprenons la figure 1, nous pouvons la compléter en explicitant les discours antérieurs avec lesquels le texte dialogue interdiscursivement : Structure dialogique du texte monologal analysé - (tour 1 : ((i) discours ambiant ; (ii) discours socialiste ; (iii) discours de la direction actuelle du RPR / discours antérieur du RPR) - tour 2 : texte Le malaise du RPR - (tour 3 : texte(s) ultérieur(s)) Figure 2 82 « c’est pourtant à cette seule condition que (…) » = « ce n’est qu’à cette condition que (…) 2. 3. Dialogisme interlocutif Le dialogisme interlocutif (« dialogue » avec le discours ultérieur du lecteur) est-il le symétrique du dialogisme interdiscursif (« dialogue » avec les discours antérieurs), comme nous invite à le penser la figure 2 ? Oui, dans sa généralité, mais non dans son détail textuel. Le discours que le scripteur prête à son lecteur n’est pas, à la différence des discours précédemment explicités, posé comme déjà réalisé : au fur et à mesure de l’avancée de son propre discours, le scripteur imagine les réactions discursives de son lecteur, et interagit dialogiquement avec elles. Prenons un exemple : (L. 12) Le RPR aurait pu s’accommoder parfaitement, pendant quelque temps encore, d’une direction collégiale provisoire, ou, s’il y avait exigence statutaire, cette élection aurait pu être organisée plus tôt ou plus tard, mais, en tout cas, avec une campagne beaucoup plus courte. Le mouvement y aurait gagné en image, sans doute, mais surtout en efficacité. Analysons seulement le tour dialogique si [e] : E1, en disant si [e], reprend l’énoncé [e] (dans le cas présent : « il y avait exigence statutaire ») qu’il impute à un énonciateur e1 et en suspend la modalisation assertive (recul de la thèse à l’hypothèse). Or la production de l’énoncé [e] ne s’explique que comme réaction, prêtée au lecteur, à l’énoncé précédent du scripteur : « le RPR aurait pu s’accommoder parfaitement d’une direction collégiale provisoire ». Soit, en donnant un équivalent dialogal de cette séquence : A1 - Le RPR aurait pu s’accommoder parfaitement, pendant quelque temps encore, d’une direction collégiale provisoire B2 - ah non, il y avait exigence statutaire de procéder à l’élection du président A3 – (s’il y avait exigence statutaire,) cette élection aurait pu être organisée plus tôt ou plus tard, mais, en tout cas, avec une campagne beaucoup plus courte. Il apparaît clairement, dans ce texte dialogal imaginé, que B2 répond à A1 ; et que donc, dans le texte monologal, l’énoncé [e] « il y avait exigence statutaire » est la reprise, par le scripteur, d’une objection qu’il prête à son lecteur, en « réponse » à son propos précédent. De sorte que, contrairement à ce qu’indique la figure 2, il convient de se représenter le texte monologal non seulement comme un tour de parole, articulé à des discours antérieurs et à des discours ultérieurs, mais également comme structuré de façon interne à la façon d’une interaction dialogale composées de plusieurs tours de paroles, faisant alterner les réactions (in absentia) prêtées à l’énonciataire aux propos de l’énonciateur E1, et les réponses (in praesentia) de l’énonciateur E1 à ces réactions : - (tour 1 : ((i) discours ambiant ; (ii) discours socialiste) ; (iii) discours de la direction actuelle du RPR / discours antérieur du RPR) - tour 2 : texte Le malaise du RPR  tour a  (tour b : réaction de l’énonciataire)  tour c : réponse de l’énonciateur  (tour d : réaction de l’énonciataire)  tour e : réponse de l’énonciataire - (tour 3 : texte(s) ultérieur(s)) Figure 3 Quelle relation au discours du lecteur, si tant est que l’on puisse distinguer celui-ci des autres discours étudiés (cf. infra), le scripteur développe-t-il ? Semble-t-il, la même posture dissensuelle faite de ménagement ((i) concession, (ii) renchérissement) et d’affrontement ((iii) clivage et restriction). (i) La concession. Soit la structure prototypique [w, certes x mais y]. Argumentativement, E1 avance w, s'accorde temporairement avec l'assertion de x imputée à e1 qui pourrait venir en contradiction argumentative de w, pour neutraliser par avance la conclusion qui pourrait être tirée de x en lui opposant (mais) y. L'énoncé x est dialogique : E1 en le concédant à e1 le lui attribue. Le tour concessif réalisé dans notre texte a une forme peu canonique : (l.35-40) Il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette crédibilité : le respect. (…) Certes, les candidats à la présidence du mouvement tiennent tous peu ou prou ce langage ; il n’est pas question de mettre en doute leur bonne foi. Il se trouve que celui qui a voulu et su incarner ces différentes formes de respect s’est fait flinguer comme une vulgaire pipe de foire On distingue bien l’ argument w (« Il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette crédibilité : le respect. (…) »), suivi de certes x (« Certes, les candidats à la présidence du mouvement tiennent tous peu ou prou ce langage ») : l’énonciateur E1 concède (certes) l’argument x que le lecteur pourrait opposer à w. C’est le troisième élément, la réorientation argumentative, qui n’apparaît pas avec évidence : point de mais pour l’initier, mais un énoncé négatif dont, à première lecture, on a du mal à voir la pertinence dans l’enchaînement argumentatif : « il n’est pas question de mettre en doute leur bonne foi ». Cet énoncé négatif [E] présuppose dialogiquement un énoncé [e] du type [quelqu’un met en doute leur bonne foi], dont la réalisation peut correspondre aussi bien à [je mets en doute leur bonne foi] qu’à l’accusation, formulée à l’égard de E1, par un autre énonciateur : [vous mettez en doute leur bonne foi]. Soit le possible enchaînement, si on adopte l’hypothèse que l’actant énonçant la mise en doute est implicitement je : w : Il n’y a qu’une façon et une seule de retrouver cette crédibilité : le respect. (…) certes x : Certes, les candidats à la présidence du mouvement tiennent tous peu ou prou ce langage mais y : mais je mets en doute leur bonne foi . Ce n’est pas ce qui est effectivement réalisé. L’opposition introduite par mais serait dans ces termes particulièrement agonale. Nous pouvons faire l’hypothèse que l’énoncé négatif est autodialogique (cf. infra) : E1 repousse (« il n’est pas question ») une rectification possible mais très lourde de sens (accusation de mensonge adressée aux candidats à la présidence), qu’il aurait pu lui-même actualiser ; et la remplace par le constat d’un fait : « il se trouve que », bien moins polémique. Notre analyse, si elle est juste, saisit dans ce travail de bémolisation à partir de la trace de la négation, la stratégie de ménagement dans ce dialogue interne avec l’autre convoqué. (ii) Le renchérissement. Ce type de tour est dialogique en ce que, à partir d’un thème, E1 met en relation deux rhèmes x et y pour déclarer que la pertinence du premier attribué implicitement à e1 doit se compléter de la prise en compte du second qu'il s'attribue. Le texte soumis à étude en actualise la variante [x sans doute, mais surtout y], qui croise concession et renchérissement : (l. 14) Le mouvement y aurait gagné en image, sans doute, mais surtout en efficacité Sans doute pose (i) que l’énoncé [le mouvement y aurait gagné en image] est à imputer à un énonciateur e1, qui du point de vue de la cohérence textuelle, peut correspondre au lecteur, et (ii) que l’énonciateur E1 s’y rallie (au moins provisoirement), la seconde partie de la phrase « mais surtout en efficacité » proposant un élément y, à imputer à E1, qui vient non en correction substitutive de l’élément x (« en image »), - ce qui serait le cas si au lieu du renchérissement on avait une négation : « le mouvement y aurait gagné non image, mais en efficacité » - mais en ajout. Façon d’épouser le discours de l’autre pour le dépasser. (iii) Clivage et restriction. Le scripteur peut s’opposer au discours qu’il prête au lecteur en lui faisant une place, comme avec la concession et le renchérissement ; ou en ne lui accordant pas de place, comme dans l’énoncé clivé restrictif analysé supra dans le cadre du dialogisme interdiscursif : (l. 50) C’est pourtant à cette seule condition que le RPR peut espérer commencer à recouvrer un peu de crédibilité politique, c’est-à-dire un avenir. Par le clivage restrictif, le scripteur substitue son propre discours au discours du lecteur, tout autant qu’à celui du RPR. Conclusion Au terme de cette analyse, la notion de dialogisme nous semble être d’un rendement certain en analyse du discours, et ce pour plusieurs raisons : - elle permet de travailler au ras de la matérialité discursive, sur des unités qui sont à l’interface du linguistique et du discursif ; et plus précisément encore, sur des énoncés – les énoncés dialogiques – qui articulent discursif et interdiscursif ; - en appui sur les lieux syntaxiques de dialogisation interne repérés en surface textuelle, l’analyse peut expliciter les discours avec lesquels le texte soumis à étude « dialogue », et le type de relation qu’il établit avec eux ; et à partir de là, caractériser précisément le positionnement idéologique de tel ou tel discours. Nous avons parlé p. ex., pour le texte que nous avons passé aux rayons dialogiques, de contestation interne. Dis-moi avec qui tu « dialogues », je te dirai qui tu es… - à partir de ces résultats, fort modestes, il serait intéressant de voir, sur un corpus contrastif, si la posture de contestation interne use du même arsenal de tours dialogiques selon le parti politique ; si variation il y a en fonction de la nature du groupe : parti, syndicat, chapelle, groupe de recherche, etc. Il serait intéressant également de comparer le fonctionnement interdiscursif du discours de la contestation interne avec celui de la direction du groupe, et de l’opposition audit groupe. - d’une façon plus large, il est peut-être possible de définir les types de discours et les genre du discours en fonction de l’usage qu’ils font du dialogisme : il y a fort à parier que le bulletin météo ou la notice de montage donnent moins dans l’énoncé dialogique que la réponse à un acte d’accusation ou la thèse de doctorat… - Plus textuellement, et si l’on ne se limite pas à la dimension interdiscursive, mais que l’on travaille également les dimensions interlocutive et autodialogique, l’étude de la dialogisation interne permet de décrire précisément la matérialité du texte, notamment dans sa progression : comment le texte assure son avancée à la fois en répondant par avance au discours que pourrait lui opposer son énonciataire, et en se consolidant de ce qu’il a déjà dit. Ajoutons, pour mieux mesurer encore l’importance de cette notion : - que nous n’avons traité qu’un aspect du dialogisme : sa dimension syntaxique. Bakhtine, dans la citation proposée en incipit, envisage également les aspects sémantique84 et compositionnel. De la sorte, c’est l’ensemble de la matérialité linguistique et textuelle qui entre dans le champ d’action de ladite notion ; - que nous ne nous sommes penchés que sur les « harmoniques dialogiques » (Bakhtine 1978/1979/1984 : 301) linguistiquement marquées. Au-delà, c’est tout élément qui peut être considéré comme orienté vers un autre discours et résonnant d’une autre voix… De sorte que ce qui fait la force de la notion de dialogisme, fait peut-être également sa faiblesse. Puissante, trop puissante : à tout pouvoir expliquer, ne court-elle pas le risque de ne plus expliquer grand chose, de devenir un hochet ou un sésame qui n’ouvre que sur des évidences ? Vaste question, qui va bien au-delà des objectifs limités de ce travail, et à laquelle, pour l’heure, nous ne saurions répondre. Références bibliographiques Authier-Revuz (J.), 1995, Ces mots qui ne vont pas de soi, Paris : Larousse. Bakhtine, (M.), 1929/1977, Le marxisme et la philosophie du langage, Paris : Minuit. 84 Ce que P. Siblot, dans les cadres de la praxématique, développe sous l’appellation de dialogisme de la nomination (Détrie, Siblot et Verine (éd.) 2001 : 86). Bakhtine (M.), 1934/1975/1978, « Du discours romanesque », in Esthétique et théorie du roman, Paris : Gallimard, Tel, 83-233. Bakhtine (M.), 1952/1979/1984, « Les genres du discours », in Esthétique de la création verbale, Paris : Gallimard, 265-308. Bakhtine (M.), 1963/1970, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne : L'âge d'homme. Bally (C.), 1934/1965, Linguistique générale et linguistique française, Berne : Francke. 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Le principe dialogique, suivi de Ecrits du cercle de Bakhtine, Paris : Minuit. Article 6 Bres J. et Rosier L., 2007, « Réfractions : polyphonie et dialogisme, deux exemples de reconfigurations théoriques dans les sciences du langage francophones », in B. Vauthier (éd.) Bakhtine, Volochinov et Medvedev dans les contextes européen et russe, Slavica Occitania, 25, 238-251. RÉFRACTIONS : POLYPHONIE ET DIALOGISME, DEUX EXEMPLES DE RECONFIGURATIONS THÉORIQUES DANS LES SCIENCES DU LANGAGE FRANCOPHONES Avec les traductions américaines, il Bakhtine est devenu une sorte de tarte à la crème (Julia Kristeva, Au risque de la pensée) INTRODUCTION La pénétration des notions élaborées au sein du cercle de Bakhtine dans le champ intellectuel français à partir des années 60, plus particulièrement dans le domaine des sciences du langage (y compris l’analyse du discours dite à la française) se produit à travers différents filtres et médiations qui permettent de poser l’hypothèse de « lectures françaises » du théoricien soviétique. La plasticité conceptuelle de Bakhtine autorise à considérer qu’il y aurait autant de Bakhtine que de variations nationales dans la réception, comme le cadre joliment I. Agueva : Ainsi, le Bakhtine « américain » est un penseur libéral, adversaire du totalitarisme stalinien, parfois utilisé par les mouvements féministes; le Bakhtine « russe » est un penseur moraliste et religieux orthodoxe, personnaliste et conservateur; quant au Bakhtine « français », c’est l’initiateur de la théorie de l’énonciation, sorte d’élève de Benveniste avant l’heure, ou bien un rénovateur de la théorie marxiste des idéologies85. L’intense circulation de « l’héritage de Bakhtine86 » constitué par une série de notions et de concepts à la fois anthropologiques, littéraires et langagiers (liste non exhaustive : carnavalisation, bivocalité, dialogisme, polyphonie, chronotope, genres, etc.) ne nous permet pas, dans le cadre d’un article, de rendre compte de l’ensemble des réfractions des concepts bakhtiniens dans les champs de la littérature, de la sémiotique et de la linguistique en France. Nous avons choisi comme fil conducteur de nous centrer sur les deux notions de polyphonie et de dialogisme parce qu’elles ont donné lieu à des reconfigurations théoriques précises dans le cadre des sciences du langage, et font aujourd’hui partie de la trousse à outil du linguiste, ce que signalent entre autres les deux faits suivants : les deux dictionnaires récents d’analyse du discours87 consacrent une entrée longuement développée à chacune des deux notions ; un colloque a eu lieu à Cerisy en 2004 sous le titre Dialogisme, polyphonie : approches linguistiques88. Partant de l’introduction dans le champ français de ces deux notions, nous présentons de façon large et résumée quelques cadres théoriques qui les ont utilisées et tenté leur articulation à d’autres concepts (comme l’intertextualité et l’interdiscours). Nous 85 I. Agueeva, « Le M. Bakhtine ‘français’ : la réception de son oeuvre dans les années 1970 », sur http://cid.ens-lsh.fr/russe/lj_agueeva.htm (page consultée le 18 avril 2007). 86 Voir C. Depretto (éd.), L’héritage de Mikhaïl Bakhtine, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997. 87 C. Détrie, P. Siblot et B. Vérine (éds.), Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique, Paris, Honoré Champion, 2001 et P. Charaudeau & D. Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. 88 J. Bres, P. Haillet, S. Mellet, H. Nølke, L. Rosier (éds.), Dialogisme, polyphonie : approches linguistiques, Bruxelles, De Boeck / Duculot, 2005 dialogique94 ». Mais comme c’est l’écriture littéraire, empreinte de l’altérité textuelle, qui constitue son objet d’analyse, la sémioticienne ne met pas en avant la dimension concrète, dialogale du dialogue oral, puisque le discours oral n’est qu’une « conséquence secondaire95 » du discours de l’autre. En 1970, dans le Texte du roman, le chapitre trois est consacré à une critique « de la conception baxtinienne du mot dialogique » et à la définition du « dialogisme romanesque96 ». Si elle emploie polyphonie, c’est pour désigner un type romanesque : « le roman polyphonique moderne97 ». Mais elle superpose parfois les deux termes : « Le roman polyphonique (polygraphique) est un roman dialogique98 ». (b) Les traductions simultanées en français de L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance et des Problèmes de la poétique de Dostoïevski en 1970. Nous avons montré ailleurs le rôle de déclencheur de circulation du terme polyphonie99 dans le champ de la littérature et de la critique littéraire spécialisée ou médiatique à cette époque. Citons encore une fois un extrait de l’éditorial que le journaliste J.-Fr. Revel consacre à la polyphonie bakhtinienne à l’occasion de la sortie du Dostoïevski : Roman idéologique, celui de Dostoïevski l’est mais aucun personnage ne joue le porte- parole de l’auteur. Le concours des diverses voix n’est pas davantage destiné à être unifié dans une synthèse finale. La « polyphonie » (c’est le concept-clef pour Bakhtine) de leurs diverses options dont aucune n’est valorisée par rapport à l’autre devient le tissu romanesque même […]100. (c) La traduction anglaise en 1973 du texte de Voloshinov: Marksizm i filosofija jazyka, initialement paru en 1929-1930 (édition anglaise citée par exemple par les sociolinguistes Marcellesi et Gardin en 1974) avant la traduction française de Marina Yaguello (1977) et la traduction d’extraits conjoints à d’autres textes dans Le principe dialogique de Todorov101. Mais les termes polyphonie et dialogisme ne figurent pas dans le Marxisme. Cependant, dans 94 J. Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue, le roman », op. cit, p. 148. 95 J. Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue, le roman », op. cit, p. 147. 96 J. Kristeva, Le texte du roman, Paris, Mouton, 1970, p. 88. 97 J. Kristeva, « Bakhtine, le mot, le dialogue, le roman », op. cit, p. 152. 98 J. Kristeva, Le texte du roman, op. cit., p. 92. 99 L. Rosier, « Méandres », op. cit. ; « Polyphonie : les ‘dessous’ d’une métaphore », in L. Perrin (éd.), Le sens et ses voix. Dialogisme et polyphonie en langue et en discours, Metz, Université de Metz, Recherches Linguistiques 28, p. 189-211. 100 J.-Fr. Revel cité par L. Rosier, « Méandres », op. cit., p. 39. 101 M. Bakhtine (V.N. Volochinov), Le marxisme et la philosophie du langage (trad. M. Yaguello ; préface R. Jakobson), Paris, Minuit, 1977 ; T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique suivi de Écrits du Cercle, Paris, Seuil, 1981. le commentaire qu’ils font de l’ouvrage, les deux sociolinguistes mentionnent Bakhtine et le citent pour « l’authentique polyphonie102 » du roman dostoievskien. (d) Une fois les traductions effectuées, les immédiats cadrages théoriques littéraires. Ceux-ci vont contextualiser et s’approprier, souvent en binôme, les notions de polyphonie et de dialogisme. Par exemple dans le cadre de la sociocritique en France et au Québec : en 1971, paraît le numéro 1 de la revue Littérature, qui contient l’article programmatique de Claude Duchet : « Pour une sociocritique ou variations sur un incipit », ainsi que deux articles consacrés à Bakhtine, à l’occasion de la parution du Rabelais et du Dostoievski. En 1978, dans la même veine sociocritique, le belge Marc Angenot définit le dialogisme et la polyphonie dans le Glossaire pratique de la critique contemporaine. Globalement, on peut dire que la réception première des termes polyphonie et dialogisme se fait dans un contexte où prime l’analyse du fait littéraire, ce qui est normal puisque la réflexion de Bakhtine s’illustre à partir de la littérature et de ses grandes figures françaises ou étrangères. Une fois « tombés » dans le domaine français par les traductions, polyphonie et dialogisme vont être captés, repensés et articulés à des concepts qui leur préexistaient. C’est ce que nous proposons d’examiner dans un second temps. 2. QUELQUES EXEMPLES DE LECTURES « FRANCOPHONES » : DE LA SÉMIOTIQUE À L’ANALYSE DU DISCOURS… QUI POLYPHONISE ? QUI DIALOGISE ? Parler de lectures « francophones » au pluriel ne suppose pas une unicité théorique mais plutôt une généalogie initiale identique, un point de départ de la circulation des idées de Bakhtine, qui ont essaimé ensuite dans des directions différentes, voire opposées. Une pluralité de lectures unies donc par le degré zéro de la mise en circulation des concepts de dialogisme et de polyphonie par leur traduction française. Une pluralité de lectures dont on ne saurait rendre compte dans un article de façon exhaustive : nous nous contentons de signaler, comme repères épistémologiques, des exemples emblématiques, qu’il s’agisse de « détournement » d’héritage ou de refiliation, avant de proposer une lecture plus spécifique de l’appropriation linguistique de la polyphonie et du dialogisme. L’hypothèse de travail est celle-ci : le re-travail théorique s’appuie-t-il sur des préférences terminologiques ? En clair, qui utilise plutôt « polyphonie » et qui privilégie « dialogisme » ? Comment les différentes (re)configurations théoriques vont-elles articuler le dialogisme et / ou la polyphonie à d’autres concepts ? 102 B. Gardin et J.-B. Marcellesi, Introduction à la sociolinguistique, Paris, Larousse, 1974, p. 195. 1) Par Kristeva, les termes dialogisme et polyphonie pénètrent, nous l’avons dit, le champ de l’analyse littéraire au sens large (sémiotique, narratologique, rhétorique…). Son interprétation sémiotique passe par la jonction du dialogisme à l’intertextualité (« j’ai élaboré après Bakhtine les notions d’intertextualité, de dialogisme, d’énonciation romanesque103 ». Pourtant, le terme polyphonie a circulé aussi intensément à la suite des traductions, et l’usage répété du terme polyphonie, comme le souligne H. Nølke, s’explique par « la souplesse de la notion, intuitivement compréhensible104 ». Il sera utilisé dans le discours critique littéraire, au- delà de la pure sémiotique, comme simple métaphore musicale, assimilé également au principe intertextuel. Le terme va croiser la polyphonie selon l’élaboration qu’en propose O. Ducrot (§ ci-dessous et point 4), qui a largement été mise en circulation dans les travaux de vulgarisation de D. Maingueneau en direction d’un public de littéraires. Toujours dans le cadre de l’analyse littéraire, le dialogisme et la polyphonie seront articulés à la narratologie et à la notion de point de vue (en re-travail des propositions de Genette, chez A. Rabatel105). 2) La conception pragmatique de la polyphonie selon O. Ducrot a rencontré un important succès auprès de nombreux linguistes, qui, s’inscrivant dans ses cadres, prendront pour base cette notion, en se référant ou non à la source bakhtinienne106. Le terme polyphonie ne voisine pas, le plus souvent, avec d’autres concepts bakhtiniens, puisqu’il devient un concept ou plutôt une conception de l’énonciation tout à fait spécifique, « émancipée » de ses origines (voir infra 4). 3) L’analyse du discours dite « école française » rencontre Bakhtine, principalement mais non exclusivement par le biais du terme de dialogisme, et on peut alors parler de « bakhtinisation107 » de certains concepts fondateurs de l’analyse du discours, comme celui 103 J. Kristeva citée par J. C. Chevalier et P. Encrevé, Combats pour la linguistique, de Martinet à Kristeva : essai de dramaturgie épistémologique, Paris, ENS Éditions, 2006, p. 283. 104 H. Nølke, « Polyphonie », in Dictionnaire d’analyse du discours, op. cit., p. 448. 105 Voir A. Rabatel, « Le dialogisme du point de vue dans les comptes rendus de perception », Cahiers de praxématique, 41, 2003, p. 131-155 ; « Genette, les voix du texte littéraire et les phénomènes d’hétérogénéité discursive », en ligne http://icar.univ-lyon2.fr/membres/arabatel/IIIA_36-Rabatel- Recherches_linguistiques28.pdf (page consultée le 26 avril 2007), notamment. 106 Citons, sans souci d’exhaustivité : J. Cl. Anscombre, « Thèmes, espaces discursifs et représentation événementielle », in J. Cl. Anscombre & G. Zaccaria (éds.), Fonctionnalisme et pragmatique, Unicopoli, Testi e studi 76, 1990, p. 43-150 ; H. Nølke, K. Fløttum & C. Norén, ScaPoLine. La théorie scandinave de la polyphonie linguistique, Paris, Kimé, 2004 ; P. P. Haillet, Le conditionnel en français. Une approche polyphonique, Paris, Ophrys, 2002 ; L. Perrin, « Voix et points de vue dans le dicours. De l’opacité linguistique à l’opacité référentielle des expressions », Le Français Moderne 1, 2006, p. 22-31 ; R. Vion, « De l’hétérogénéité des instances énonciatives », Cahiers du français contemporain, 1, 1994, p. 227-246… 107 M.-A. Paveau et L. Rosier, « Éléments pour une histoire de l’analyse du discours. Théories en conflit et ciment phraséologique » http://www.johannes-angermueller.de/deutsch/ADFA/paveaurosier.pdf (page consultée le 20 janvier 2008). dialogisme pénètre historiquement dans le champ intellectuel, avec celle d’intertextualité : en effet la traduction d’un concept est en soi un acte d’appropriation (donc en quelque sorte de « récupération » théorique) et sa recontextualisation lui est d’une certaine façon intrinsèque. En clair, lorsque J. Kristeva parle de dialogisme en France dans les années 60, elle met en marche un concept dans un cadre de pensée particulier et pose que « le dialogisme bakhtinien désigne l’écriture à la fois comme subjectivité et comme communicativité ou, pour mieux dire, comme intertextualité118 ». Cette jonction, via l’écriture littéraire, du dialogisme et de l’intertextualité, superpose sans doute mais ne dilue pas, puisqu’elle vise à faire du dialogisme un « complexe sémique français119 » et que l’intertextualité est conçue comme un dialogue intertextuel : l’intertextualité désigne un rapport X entre des textes et le dialogisme spécifie ce rapport puisqu’il instaure « une autre logique ». En 2001, Kristeva définit très simplement, lors d’une interview, dialogisme et intertextualité comme suit : « tout texte est en dialogue avec d’autres textes et on ne peut pas comprendre une œuvre en soi si on ne fait pas résonner dans cette œuvre l’intertexte120 ». Ni Bakhtine ni Kristeva d’ailleurs ne sont des linguistes et leurs concepts ne peuvent être qualifiés de linguistiques. De quelle dilution s’agirait-il donc alors ? (b) Second mouvement, inverse : celui d’une bakhtinisation de l’analyse du discours, via notamment l’équivalence posée entre le dialogisme et l’interdiscours. Le contexte d’apparition de l’interdiscours dans le champ théorique de l’analyse du discours dite à la française est totalement indépendant de la notion de dialogisme, mis en circulation à la même époque : conçu initialement par A. Culioli, l’inter-discours (avec tiret) relève du niveau inconscient, pré-asserté, donc non traduit linguistiquement. Par la suite, M. Pêcheux en parlera, dans une vision marxiste althussérienne, comme d’un tout complexe, « une sorte d’espace de réalité, de nature idéologique et discursive, où jouent des contradictions121 ». Ensuite, l’interdiscours a été « réduit » à sa dimension linguistique (sans doute parce qu’on n’a pas usé de la notion conjointe d’intra-discours, qui formait, avec celle de préconstruit, un schème triadique permettant de lier idéologie, discours et fonctionnement linguistique) par une assimilation au principe dialogique tel que le définit Peytard en termes de reformulations et de transformations / altérations du discours d’autrui. La « bakhtinisation » de l’interdiscours a ceci de paradoxal qu’elle aboutit à la « linguistisation » d’une notion à partir de celle de dialogisme qui, initialement, n’était pas plus linguistique que l’interdiscours. 118 J. Kristeva, Le texte du roman, op. cit., p. 149. 119 J. Kristeva, Le texte du roman, op. cit., p. 152. 120 J. Kristeva, Au risque de la pensée, Paris, Éditions de l’Aube, 2001/réédité en 2006, p. 35. 121 A.-M. Paveau et L. Rosier, « Éléments pour une histoire… », op. cit. Dialogisme et intertextualité, dialogisme et interdiscours, dialogisme et polyphonie : couples constitués historiquement et qui progressivement vont se mêler et se superposer, obligeant certains à des spécifications particulières122. Mais les usages génériques et déchargés de leur contexte historique de ces notions dans une analyse de discours polyforme montrent qu’on superpose souvent les notions d’intertexte, d’interdiscours, de dialogisme et… de polyphonie : C’est la naissance du dialogisme et des concepts d’interdiscours et d’intertextualité, à savoir une forme de polyphonie généralisée à tout discours et non isolée comme explication de cas particuliers123. Quelle position adopter face à ces circulations de concepts qui, tout en ayant des ancrages historiques très différents, ont souvent été mis dans le « même panier » théorique ? La relecture de théories ayant pris appui sur les notions bakhtiniennes ne signifie pas seulement une comparaison avec les sources originales qui seraient elles-mêmes valorisées parce que premières. Elle vise à mettre à jour le contexte théorique de re-travail linguistique, de façon éloignée ou rapprochée, de concepts élaborés en dehors d’un cadre linguistique : c’est ce que nous proposons de faire dans notre dernière partie consacrée aux recherches d’O. Ducrot et de J. Authier. 4. L’UN POLYPHONISE, L’AUTRE DIALOGISE… Si nous centrons plus particulièrement notre attention sur les travaux d’O. Ducrot et de J. Authier, c’est, outre l’intérêt et la représentativité de leurs recherches, le fait qu’on peut opposer (i) une « très libre inspiration » qui débouche sur une définition intra-linguistique du concept de polyphonie chez O. Ducrot au (ii) tournant réflexif d’une analyse du discours soucieuse d’intégrer sans assimilation abusive l’apport du principe dialogique chez J. Authier. C’est dire que les deux linguistes illustrent deux manières de se servir d’une théorie existante et qu’ils relaient le choix théorique par un choix terminologique : la polyphonie chez O. Ducrot, le dialogisme chez J. Authier. Tout rapproche et tout sépare ces deux auteurs : (i) tous deux produisent, à partir du début des années 80, des travaux marquants qui font référence à Bakhtine ; tous deux ont le souci de construire une théorie de l’énonciation, et tous deux le font par le biais de l’analyse 122 R. Amossy, “De l’apport d’une distinction: dialogisme vs polyphonie dans l’analyse argumentative », in J. Bres et alii., Dialogisme et polyphonie, op. cit., p. 63-74 ; J.-M. Adam, « Intertextualité », op. cit. 123 L. de Saussure, « Implicatures et métareprésentations en contexte de presse écrite », Tranel, 44, 2006, p. 57-75. du discours rapporté, plus centralement pour J. Authier124 que pour O. Ducrot. Là s’arrêtent les similitudes : les cadres théoriques d’O. Ducrot relèvent de la pragmatique ; les cadres théoriques de J. Authier sont ceux de l’analyse du discours, différence qui, nous le verrons, s’avèrera d’importance. Ajoutons que les deux auteurs connaissent leurs travaux respectifs, et verbalisent à l’occasion leur interaction : O. Ducrot pour signaler que « [sa] propre théorie de la polyphonie [lui (= J. Authier) ] doit beaucoup125 », sans pour autant expliciter cette dette ; J. Authier, pour positionner (et se positionner par rapport à) la théorie de l’énonciation ducrotienne126. 4. 1. Ducrot et la notion de polyphonie : le regard éloigné La notion de polyphonie est au centre des travaux d’O. Ducrot, au moins sur la période 1980-1990, et plus encore des recherches actuelles de ses disciples. Que doit-elle à Bakhtine ? Nous allons dans un premier temps suivre la façon dont ses textes – très précisément trois : 1980, 1984, 1989 – permettent de répondre. (i) La première occurrence du terme de polyphonie dans les travaux d’O. Ducrot, sauf erreur de notre part, se trouve dans le texte de 1980 : après avoir distingué locuteur et énonciateur, il ajoute : ma thèse permet, lorsqu’on interprète un énoncé, d’y entendre s’exprimer une pluralité de voix, différentes de celle du locuteur, ou encore comme disent certains grammairiens à propos des mots que le locuteur ne prend pas à son compte, mais met, explicitement ou non, entre guillemets, une « polyphonie 127» (cf. Baylon, Fabre 1978, p. 217). (1980 : 44) garder ainsi : la première parenthèse est de Ducrot, la seconde de nous Ducrot pose donc initialement le terme de polyphonie comme un emprunt – voir les guillemets de modalisation autonymique sur ce terme – à la grammaire de Baylon-Fabre (1978) dans la biblio corriger 1973 par 1978. Explicitons cette référence : les deux grammairiens, dans leur analyse du discours rapporté, distinguent le style indirect libre, « procédé grammaticalisé » de : la polyphonie et du bericht qui ne sont pas des procédés grammaticalisés. La polyphonie est une espèce de citation ; c’est un phénomène purement lexical : une expression du 124 J. Authier, « Les formes du discours rapporté – Remarques syntaxiques et sémantiques à partir des traitements proposés », DRLAV, 17, 1978, p. 1-78. 125 O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984, p. 173. 126 J. Authier, « Hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive : éléments pour une approche de l’autre dans le discours », DRLAV, 26, 1982, p. 53. 127 O. Ducrot, Bakhtine… jusque dans l’origine du terme polyphonie, presque imputée à Bally nous l’avons vu. Cette distance, O. Ducrot la revendique par ailleurs : il définit sa « propre théorie de la polyphonie » comme « une extension (très libre) à la linguistique des recherches de Bakhtine sur la littérature135 ». Ce faisant, il opère un déplacement du terme de polyphonie du champ littéraire vers celui de l’énoncé quotidien. Ce qui serait sans conséquence si Bakhtine n’avait pas usé, pour l’analyse de la pluralité des voix dans l’énoncé quotidien, du terme de dialogisme (notion que nous n’avons pas rencontrée sous la plume d’O. Ducrot), induisant par là dans les études contemporaines un doublon terminologique aux conséquences épistémologiques, théoriques et pratiques nombreuses. (ii) Sauf erreur de notre part, O. Ducrot ne fait allusion qu’au texte sur Dostoïevski (1929), qui effectivement parle de polyphonie, et semble ne pas connaître les textes de 1934 et de 1952. Sa remarque selon laquelle la théorie de Bakhtine : à (sa) connaissance, a toujours été appliquée à des textes, c’est-à-dire à des suites d’énoncés, jamais aux énoncés dont ces textes sont constitués. De sorte qu’elle n’a pas abouti à mettre en doute le postulat selon lequel un énoncé isolé fait entendre une seule voix136. ne nous semble pas fondée. Dans son Dostoïevski, le sémioticien pose que : les rapports de dialogue ne sont pas seulement possibles entre énoncés complets ; une attitude de dialogue est également possible à l'égard de n'importe quelle partie signifiante de l'énoncé, même à l'égard d'un mot séparé s'il n'est pas considéré comme un mot impersonnel de la langue mais comme signe d'une position de sens appartenant à quelqu'un d'autre, comme représentant de l'énoncé d'un autre, c'est-à-dire si nous percevons en lui la voix d'un autre137. Et ce projet d’analyser la plurivocalité au niveau de l’énoncé se voit en partie réalisé, certes d’une façon qu’un linguiste aujourd’hui pourrait trouver bien peu méthodique, notamment dans Discours du roman (1934). Rappelons également la manière – qui semble anticiper sur les analyses contemporaines – dont Bakhtine dans « Les genres du discours » (1952) décrit l’énoncé ironique : « on y entend deux voix, deux sujets (celui qui dirait cela pour de bon et celui qui parodie le premier)138 ». Bakhtine a bel et bien esquissé des analyses de la pluralité des voix non seulement au niveau macro-textuel, mais également au niveau micro-textuel de l’énoncé. 135 O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », op. cit., p. 173. 136 O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », op. cit., p. 172. 137 M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1970, p. 214. 138 M. Bakhtine, « Les genres du discours », Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 316. (iii) O. Ducrot nous semble imputer à Bakhtine son propre projet : mettre en question le postulat de « l’unicité du sujet parlant139 ». Si c’est bien là son objet à lui – ce qui se note dans le travail très construit qu’il fait sur les instances précisément définies de l’énonciation en distinguant sujet parlant140, locuteur (instance elle-même sous-catégorisée en locuteur L et locuteur ), et énonciateur – ce n’est pas celui de Bakhtine : la notion d’énonciation, telle que nous la comprenons après Benveniste, lui est totalement étrangère, même si sa théorisation du principe dialogique peut conduire à s’interroger sur ses instances, à opérer des distinctions que lui-même n’a pas faites, dans la mesure où il se contente de parler du pluriel des voix. Si les deux théories partent d’un même fait linguistique – la pluralité des voix dans une même unité linguistique, les façons dont il en est rendu compte n’ont pas grand chose à voir. O. Ducrot se soucie bien moins d’expliciter son rapport à Bakhtine, voire peut-être de le lire, que de construire sa propre théorie polyphonique de l’énonciation. Le pluriel des voix de l’énoncé (texte, tour de parole, etc.) procède chez Bakhtine du principe dialogique et ce, doublement nous l’avons vu : du rapport incontournable aux autres discours, et aux sens déjà produits dans les mots ; et du rapport à la réponse imaginairement anticipée de l’interlocuteur. Il est donc une « retombée » de cette condition du fonctionnement du discours. Rien de tel pour Ducrot, qui limite son investigation au cadre structuraliste de l’énoncé-phrase, et pour lequel les autres discours et le discours-réponse anticipé de l’interlocuteur ne sont pas des paramètres de son analyse : l’hétérogénéité « apparaît comme la mise en scène de différentes attitudes – indépendantes les unes des autres ou qui dialoguent entre elles141 », dans les cadres d’une « conception théâtrale de l’énonciation142 ». Si Ducrot met en cause l’« unicité du sujet parlant », c’est pour la remplacer par une pluralité d’énonciateurs dont les différents points de vue sont organisés de main de maître et en toute connaissance de cause par l’instance d’un locuteur metteur en scène qui a tout pouvoir sur eux. Son traitement de la pluralité des voix permet de rester à l’intérieur du champ de la linguistique pragmatique ; alors que Bakhtine en appellera, dans ses derniers textes, pour rendre compte de cet objet qui selon lui échappe à la linguistique, à une metalingvistika (traduit par translinguistique). De sorte qu’on peut dire que la théorie d’O. Ducrot, si elle emprunte le signifiant polyphonie à Bakhtine et rencontre sa problématique dans la question de la pluralité des voix, 139 O. Ducrot, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », op. cit., p. 171. 140 L’instance du sujet parlant, en tant que producteur effectif de l’énoncé, ne sera pas prise en compte dans la théorisation de l’énonciation proposée par O. Ducrot. 141 O. Ducrot, « Énonciation et polyphonie chez Charles Bally », op. cit., p. 179. 142 O. Ducrot, « Énonciation et polyphonie chez Charles Bally », op. cit., p. 178. n’a que peu à voir avec elle… Elle la croise mais poursuit son petit bonhomme de chemin, presque en oubli de cette interaction minimale… 4.2. Authier et la notion de dialogisme : le regard rapproché J. Authier fait dans les années 1980 une lecture aussi exhaustive que possible du corpus des textes disponibles de Bakhtine, qu’elle éclaire des travaux de Kristeva (1966) et de Todorov (1981) qui ont accès à l’original en russe. Mentionnons quelques points de repère : dans l’article de 1978, consacré aux formes du discours rapporté, elle mentionne à trois reprises Volochinov (1929). Surtout, elle consacre à Bakhtine la seconde partie de son article fondateur de 1982 : sous le sous-titre « Le dialogisme du cercle de Bakhtine », elle présente en une trentaine de pages (p. 101-133) la problématique dialogique pour l’articuler à sa propre théorisation de l’énonciation, points sur lesquels nous allons revenir. Ladite problématique restera à l’horizon de ses propres recherches, ce dont témoignent la place qu’elle lui accorde dans son ouvrage de 1995 (45 renvois à Bakhtine dans l’index des noms propres143), comme la mention quasi systématique des travaux du sémioticien dans la bibliographie de ses articles. J. Authier rencontre la problématique dialogique dans son travail de construction d’une théorisation non subjective de l’énonciation. Ladite problématique est l’un des trois ensembles, extérieurs à l’approche strictement linguistique, sur lesquels elle s’appuie – les deux autres étant d’une part l’hypothèse du discours comme produit de l’interdiscours avancée par l’analyse du discours française, et d’autre part la question du sujet dans son rapport au langage selon la psychanalyse, très précisément dans la lecture que Lacan fait de Freud – pour mettre en place les deux notions d’hétérogénéité constitutive et d’hétérogénéité montrée dans le jeu desquelles sont pris le sujet, son énonciation et sa parole : les formes de l’hétérogénéité montrée – qu’elles soient marquées (discours direct, italiques, guillemets, modalisation autonymique) ou non marquées (discours indirect libre, ironie, détournement, allusion) – « manifest[ent] sur le mode de la dénégation une méconnaissance protectrice de l’hétérogénéité constitutive144 », qui permet au sujet de continuer à penser que c’est lui qui parle alors qu’il est plutôt parlé, notamment par l’interdiscours et par l’inconscient. Dans sa lecture, J. Authier manifeste le souci de ne pas faire de projection de son propre questionnement sur la problématique bakhtinienne : la situant pour l’essentiel dans le champ sémiotique et littéraire, elle signale la latéralité de la problématique énonciative : « Le langage, la langue, le discours, le sujet parlant ne sont pas – ou pour Bakhtine : ne sont que 143 Juste un peu moins que Lacan (47 renvois) ; juste un peu plus que Pêcheux (31 renvois). 144 J. Authier-Revuz, « Hétérogénéités énonciatives », Langages, 73, 1984, p. 99. l’énonciation comme mise en scène de différents points de vue. La contestation est latérale : l’unicité du soliste est remplacée par une pluralité, qu’organise l’homme-orchestre du locuteur : l’un monte son petit spectacle à partir de différents points de vue, notamment ceux des autres. La contestation est frontale chez J. Authier : l’énonciation, dans la matérialité linguistique des discours ne saurait être analysée comme un fait purement intralinguistique. L’hétérogénéité repérable, voire montrée, est la dénégation de l’hétérogénéité constitutive qui procède du clivage du sujet par la langue et l’inconscient, et de son assujettissement à l’interdiscours : l’autre est dans l’un. Ajoutons enfin que, s’il n’y a donc pas de « théorie dialogique d’Authier », les notions d’hétérogénéité et de non-coïncidence issues de sa théorisation de l’énonciation circulent dans les travaux en analyse du discours152 et dans la description de certains faits linguistiques, comme la glose par exemple153. CONCLUSION Grâce à la puissance heuristique de ses propositions théoriques et aux traductions qui ont permis d’y accéder, Bakhtine est devenu, depuis le début des années 70, une référence presque incontournable dans le cadre de travaux littéraires et linguistiques attachés à saisir les formes prises par l’altérité (textuelle, discursive, interlocutive, linguistique) – outre bien entendu les autres apports méthodologiques concernant la forme romanesque carnavalesque, la réflexion sur les genres du discours, etc. Dans le champ plus spécifique des sciences du langage, l’influence de Bakhtine peut être saisie notamment à travers la façon dont les deux notions de dialogisme et de polyphonie font l’objet, à partir de la fin des années 70, de reprises explicites, en analyse du discours et dans le cadre d’une réflexion typiquement française sur l’énonciation, en prolongement des propositions antérieures de Guillaume, de Bally et de Benveniste. En pointant deux lectures spécifiques des notions bakhtiniennes dans le champ français, nous avons voulu montrer deux exemples de lectures théoriques relayés par des choix terminologiques significatifs. Chez O. Ducrot, la polyphonie, très éloignée de Bakhtine, est devenue un concept pragmatique largement utilisé dans les études littéraires et linguistiques. Chez J. Authier, le dialogisme est 152 F. Sitri, L’objet du débat. La construction des objets de discours dans les situations argumentatives orales, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2003. 153 Voir A. Steuckhardt & A. Niklas-Salminen, Les marqueurs de glose, Aix-en-Provence, PUP, 2005. retravaillé et repensé dans le cadre de l’analyse du discours, dont elle montre les points de contact et de divergence avec la théorie bakhtinienne. Les différences pointées dans le retravail notionnel de ces deux linguistes et l’alternance, dans le champ français, de l’usage des deux termes de polyphonie et de dialogisme reconduisent une bifurcation théorique plus fondamentale, celle existant entre l’analyse du discours d’une part et la pragmatique d’autre part. Mais c’est là une autre histoire, que nous conterons à une autre occasion…
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