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Paroles Éthyliques du discours au sujet, Thèse de Linguistique

Typologie: Thèse

2018/2019

Téléchargé le 11/09/2019

Emile_Montpellier
Emile_Montpellier 🇫🇷

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Télécharge Paroles Éthyliques du discours au sujet et plus Thèse au format PDF de Linguistique sur Docsity uniquement! HAL Id: tel-00458288 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00458288 Submitted on 19 Feb 2010 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Paroles Éthyliques du discours au sujet Perea François To cite this version: Perea François. Paroles Éthyliques du discours au sujet. Linguistique. Université Paul Valéry - Montpellier III, 2000. Français. ￿tel-00458288￿ 1 UNIVERSITÉ MONTPELLIER III - PAUL VALÉRY ~ Arts et Lettres, Langues et Sciences Humaines et Sociales ~ UFR I DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ PAUL VALÉRY - MONTPELLIER III Sciences du langage THÈSE présentée et soutenue publiquement par François PÉRÉA S Paroles Éthyliques du discours au sujet S Sous la direction de Monsieur A. COÏANIZ (Professeur ~ Université Paul Valéry - Montpellier III) MEMBRES DU JURY : Monsieur J. BRES (Professeur ~ Université Paul Valéry - Montpellier III) Madame C. KERBRAT-ORECCHIONI (Professeur ~ Université Lumière - Lyon II) Madame A. TABOURET-KELLER (Professeur Émérite ~ Université Louis Pasteur - Strasbourg I) 4 5 Introduction Paroles éthyliques. Et pourquoi pas Ŗdřalcooliquesŗ ? Le choix de lřadjectif nřest pas ici dřordre esthétique : il vaut pour une double prise de distance. Distance, dřabord, avec le signifiant alcoolique qui charrie avec lui la stigmatisation sociale, lřanathème, ou prête à sourire : « Ah, à écouter les alcooliques, vous devez bien rigoler ! ». Distance ensuite, avec la littérature des alcoologues qui, trop souvent, quêtent les particularités du discours des buveurs compulsifs là où justement elles tendent à sřévanouir ou sont dénaturées : dans les centres de soins ŕle cabinet du psychologue et les hôpitauxŕ ou les associations de candidats au repentir. Éthyliques alors, pour signifier que nous nous attachons à des productions ordinaires pour lřalcoolique, des productions enregistrées dans des bistrots villeurbannais (69) selon la démarche de lřanalyse participante. Quiconque sřest retrouvé un jour au coude à coude avec un alcoolique et a parlé avec lui a ressenti le malaise, lřétrangeté dřune rencontre qui semble sřopérer sur un mode singulier et imparfait. Nous en avons fait lřexpérience et celle-ci a été si prégnante, si insolite, quřelle a provoqué le questionnement. On se demande alors 6 ce quřil y a de particulier, de singulier dans le discours et le comportement langagier, communicatif de lřalcoolique. De même on sřinterroge sur les motivations de notre impression qui nous porte à croire que lřalcoolique parle Ŗdřautre chose que ce quřil ditŗ, sans sûrement en avoir conscience. La thèse que nous présentons ici constitue le résultat dřun travail de recherche, dřanalyse et de réflexion quřont provoqué ces questions premières. Elle emprunte les chemins des sciences du langage à la recherche des récurrences, des phénomènes marquants et particuliers de la parole éthylique selon un parcours guidé par le double souci de compréhension et de caractérisation. Nous avons enregistré des alcooliques dans des bistrots de quartier de Villeurbanne (69), de façon clandestine et selon la démarche et la méthode de lřanalyse participante. La première lecture des retranscriptions, guidée par une étude précédente que nous avons effectuée sur le même sujet1 , a permis de repérer des récurrences, des comportements langagiers caractéristiques dans leur nature ou dans leur ampleur, qui pointaient les particularités dřun mode dřexpression singulier. Le problème sřest posé alors de rendre compte de la multitude de nos observations dřun corpus hétérogène et complexe. Nous avons choisi de procéder en mobilisant plusieurs entrées, plusieurs focalisations que la diversité des approches actuelles des sciences du langage permet. Nous nous sommes donc attaché aux thèmes récurrents (à leurs axiologies, leurs apparitions et leurs combinaisons), aux récits (leurs caractérisations, les genres et les figures, les problématiques quřils soulèvent), à la subjectivité (de lřutilisation des pronoms personnels à celle des Ŗsubjectivèmesŗ) et aux conversations (le système des tours de parole, la relation, le non-verbal…). Ces différents lieux de description et dřanalyse sont ensuite mis en relation afin de souligner les déclinaisons des phénomènes (ainsi, lřégocentrisme langagier est éclairé de différentes manières selon les focalisations). A ce stade nous avons décrit, particularisé et analysé les productions langagières des alcooliques de comptoir. Les résultats de nos travaux sont tels que lřon sřinterroge sur les raisons de ce comportement langagier et la place quřoccupent le langage et la parole dans la conduite éthylique (une place dřhonneur accordée par 1 Cette étude a pour nous un précédant : notre mémoire de D.E.A. soutenu en juin 1997 à lřUniversité Paul Valéry - Montpellier III. Ce travail dřune année représente lřétape préparatoire de cette thèse où apparaissent déjà quelques grandes lignes de lřétude actuelle : les associations thématiques, le monopole discursif, la proéminence de soi, la singularité du rapport à lřautre… Cette première étude nous a permis de nous familiariser avec notre objet dřétude, dřesquisser ce qui deviendra ici notre démarche (avec la répartition tripartite : prolégomènes, analyse des paroles éthyliques, réflexion sur le rapport parole/sujet). Néanmoins, le corpus de la thèse inédit, nouveau, témoigne de notre volonté de remise en cause de nos acquis et de notre souci dřune recherche sans a priori. 9 narrative à la philosophie de P. Ricœur2 ) et nous avons, dans un premier temps, à nous situer par rapport à cet ensemble de références. Par la suite, nous recherchons des genres de récits éthyliques. Nous en découvrons deux (les récits de contrariété et les récits dřivresse), ainsi que des figures typiques, des opérations qui y sont liées (dramatisation/dédramatisation ; dé-temporalisation). Lřapproche narrative permet dřune part de préciser les contenus thématiques et leurs inter-relations, et de poser dřautre part des problématiques. On sřinterroge alors sur la relation défaillante à lřautre (avec lřapproche labovienne des récits) et sur le rapport narration-identité (en suivant la voie ouverte par P. Ricœur). Lřanalyse des récits et des thèmes nous convainc de lřintérêt dřune recherche sur les modalités discursives de la subjectivité. Pour ce faire, nous procédons en deux temps. Dřabord, nous nous consacrons à lřétude des pronoms personnels (dans la perspective dřE. Benveniste que nous justifions dans notre approche par la distinction Ŗtraces/marquesŗ) qui éclaire la mise en perspective de lřacte dřénonciation, les liens entre sujet de lřénoncé et objets du discours, lřutilisation stratégique des pronoms personnels dřinsistance et les phénomènes de détournement et dřextension pronominale. Par la suite, nous nous inspirons des travaux de C. Kerbrat-Orecchioni sur lřénonciation afin de penser la subjectivité en terme de « subjectivèmes ». Cette approche sřavère particulièrement fructueuse puisquřelle permet de préciser les conceptions de lřalcool, des buveurs, des femmes, des corps et de la persécution en mettant à jour les opérations linguistiques qui les sous-tendent, les cadrages subjectifs et lřinscription du sujet. La description des conversations éthyliques se fait elle aussi en deux temps. Une première approche concerne le système des tours de parole et la complémentarité qui précisent lřégocentrisme discursif et la minoration de lřallocutaire qui se trouve réduit à une fonction spéculaire sans subjectivité propre (sur ce second point, elle relaie lřapproche des récits qui pointait la relation défaillante à autrui). Un second regard (porté sur la description de la relation et du travail des Ŗfacesŗ tel que les décrit E. Goffman) confirme et développe les remarques sur le travail interactif. A cette étape du travail, nous voulons décrire les traits saillants du comportement langagier éthylique. Les thèmes, les récits, le travail subjectif et conversationnel nous sont ainsi plus familiers et il nous apparaît quřils participent à la caractérisation des contenus et des formes singuliers des discours et des interactions éthyliques. Au-delà de cette caractérisation première, nous observons des phénomènes récurrents dřune approche à lřautre, des Ŗmanières de langageŗ éthyliques dont nous rendons compte sous la forme dřune synthèse. 2 Nous ne précisons pas dans cette introduction les références bibliographiques : elles seront reprises et précisées systématiquement dans la suite du texte. 10 Nous commençons alors par présenter ce qui semble être le but de la parole éthylique à savoir le travail de Ŗdéfinition de soiŗ et poursuivons en précisant ses contenus. Ce cadre général mis en place, nous nous concentrons sur des phénomènes qui figurent une symptomatique du langage éthylique. Nous insistons alors sur la répétition, les opérations de négation (Ŗnier, se décharger, ne pas direŗ), le monopole et la minoration dřautrui et le rapport aux autres (aux autres de qui lřon parle : buveurs, femmes, persécuteurs ; à autrui à qui lřon parle). Ces phénomènes nous conduisent vers la synthèse dřune dichotomie que nous élaborons par touches lors des différentes approches ; dichotomie dont nous rendons compte par les syntagmes Ŗdiscours occupéŗ et Ŗdiscours occultéŗ. Du discours au sujet Nous poursuivons ici notre interrogation sur les particularités de la parole éthylique en lřincluant dans une réflexion qui intègre le sujet, le rapport parole/parleur, tant parce quřil nous semble indispensable de prendre en compte lřétat alcoolique du locuteur pour comprendre ses paroles (quelques-unes de leurs raisons dřêtre) que parce que ces dernières et les approches des sciences du langage que nous avons effectuées nous renseignent sur son comportement compulsif. Dans un premier temps, nous discutons de lřhétérogénéité discursive (J. Authier- Revuz) à la lumière des discours occupés et occultés de lřalcoolique. Nous pouvons, sur cette base linguistique, postuler le clivage du sujet (après avoir pris soin de préciser lřacception que nous donnons au signifiant sujet) et observer les fonctions de la parole dans cette médiation entre instances subjectives. Enfin, nous poursuivons en proposant quelques pistes qui préfigurent une contribution des sciences du langage à lřalcoologie (domaine dřétude transdisciplinaire qui en appelle au discours de lřalcoolique de façon aussi régulière quřintuitive), après avoir présenté au lecteur quelques bases consensuelles qui forment le fond commun de lřalcoologie (ainsi, celui-ci pourra juger par lui-même de la pertinence Ŗalcoologiqueŗ de nos écrits). La thèse que nous proposons (et soumettons) à votre lecture a pour point de départ un questionnement personnel relatif à la singularité des discours et de la rencontre éthyliques. Lřhétérogénéité de notre objet dřétude et son étendue (comment circonscrire un comportement langagier ?) nous a conduit à procéder par étape, par focalisation. Nous choisissons alors certaines approches des sciences du langage, certaines théories et méthodes, parce quřelles nous semblent être les plus aptes à repérer, mettre en valeur et expliquer des phénomènes éthyliques caractéristiques. Cřest donc en fonction dřun critère de Ŗrendementŗ descriptif et 11 explicatif que la sélection sřopère au sein des sciences du langage pour explorer un domaine où ces disciplines sont absentes malgré les appels des alcoologues. Tout au long du travail de recherche, nous restons persuadé de la pertinence des outils de la linguistique et ne les soumettons pas à dřautres modèles explicatifs. Cependant ŕsurtout dans le dernier chapitreŕ, nous ne nous interdisons pas de tisser quelques liens avec dřautres disciplines (psychologie, sociologie etc. en faisant la plupart du temps référence à lřalcoologie). Cette démarche nřa pas pour objectif de soumettre un travail linguistique qui a prouvé son autonomie à ces autres sciences ; il nous semble au contraire que lřanalyse des productions langagières éthyliques telle que nous lřeffectuons (tout du moins Ŗesquissonsŗ car le travail reste important) peut sřavérer utile à la compréhension de lřalcoolisme. Il ne sřagit donc pas dřinféoder une linguistique qui serait descriptive à dřautres disciplines qui auraient lřexclusivité de lřexplication, mais bel et bien de montrer que sans analyse spécialisée de la parole, il nřest pas de compréhension possible du sujet alcoolique. De plus, il nous semblait déplacé de ne pas porter un des accents de cette thèse sur ceux qui lřont rendue possible : les personnes que nous avons rencontrées (et trahies en les enregistrant clandestinement) et il était difficile dans ce cas de ne pas faire une linguistique Ŗhumaineŗ. S 14 Avant de procéder à toute étude sur les paroles éthyliques (celles produites par des locuteurs alcooliques en situation dřalcoolisation), il nous faut nous situer dans ce que nous appelons lřAvant-propos au discours dřanalyse. Nous désignons par ŖAvant-proposŗ un ensemble de considérations et de discours sociaux (de notre société) sur lřalcool et sa consommation. Il sřagit ainsi de cerner cet objet à la symbolique forte quřest lřalcool, et de prendre connaissance des valeurs, des cadrages et des pratiques culturelles de sa consommation afin de pouvoir comprendre en référence à ceux-ci les productions langagières de lřalcoolique de comptoir. Dans un premier temps, nous procéderons à une approche définitoire de lřalcool ainsi quřà la présentation de lřhistoire des boissons alcoolisées. Nous poursuivrons en nous interrogeant sur ce qui fait lřactualité des regards sociaux sur ces boissons et leur consommation. Un troisième chapitre sřattachera particulièrement aux représentations et aux discours sur lřalcoolique et lřalcoolisme, et précédera la présentation du contexte de constitution du corpus. Nous conclurons en rappelant les contenus de lřAvant-propos qui nous permettrons dřaborder les discours éthyliques fort de ce savoir commun auxquels ces derniers font souvent référence. 15 16 0.1. Qu’est-ce que l’alcool ? 0.1.1. Approche définitoire Nous commencerons en présentant les articles consacrés à lřalcool par deux dictionnaires3 . Le Dictionnaire, Hachette, 1992 alcool n.m. 1. Alcool ou alcool éthylique : liquide incolore, volatil et de saveur brûlante, produit par la distillation de jus sucrés fermentés (de betterave, de raisin, de céréales, etc.). Désinfecter, frictionner à l‟alcool. Syn. Éthanol 2. Boisson spiritueuse à fort titre en éthanol, obtenue par la distillation de produits de fermentation. Servir les alcools, alcool de poire, de prune. Alcools blancs : eaux-de-vie, incolore, de fruits à noyau. 3. L‟alcool : toute boisson alcoolisée. Il ne boit jamais d‟alcool. >Loc. Ne pas tenir l‟alcool : ne pas supporter de boire de lřalcool. 4. Alcool à brûler : alcool additionné de méthanol, donc extrêmement toxique, utilisé comme combustible ou produit nettoyant. - Alcool dénaturé : alcool, rendu impropre à la consommation par lřajout de produits toxiques, dont lřusage est réservé à lřindustrie. 5. CHIM. Nom générique des composés organiques possédant un ou plusieurs groupements hydroxydes de formule OH. Le Petit Larousse Grand format, 1997 alcool. n.m. (ar. al-khul, antimoine pulvérisé). 1. Alcool éthylique ou alcool : liquide incolore, C2H5OH, qui bout à 78°C et se solidifie à -112°C, obtenu par la distillation du vin et des jus de fruits sucrés fermentés. SYN. éthanol. -Alcool absolu, chimiquement pur. 2. Toute boisson contenant de lřalcool. ◊ Spécialit. Boisson à fort titre en alcool. Alcool de prune. 3. CHIM. Tout composé organique oxygéné de formule générale CnH2n+1OH (nom générique). •Lřalcool éthylique ou éthanol, provient de la distillation des jus de fruits (raisin, etc.) après fermentation, ou de matières amylacées ou cellulosiques (grains, fécules, bois) après transformation en glucose. Il existe dans le vin (8 à 14 %) et les eaux-de-vie (40 à 60 %). Outre ses utilisations alimentaires et pharmaceutiques, on lřemploi pour la fabrication de produits chimiques et comme carburant. En procédant par regroupements, on peut proposer un nouvel article comportant quatre définitions : 1. Lř Ŗalcoolŗ ou Ŗalcool éthyliqueŗ, substance incolore, liquide (entre 78°C et - 112°C), obtenue par distillation des jus de fruits fermentés : Éthanol. 3 Nous choisissons volontairement des dictionnaires dřusage courant, qui sont à notre avis plus représentifs dřun consensus social que ne peuvent lřêtre des dictionnaires plus spécialisés. 19 poisons […] grâce à un composé miracle composé de vin, de poudre d‟opium et du sang des canards […] » (P. Fouquet et M. De Borde, 1990 : 35 ; ibid.p. 18). Rome sřapproprie et restitue les mythes grecs à sa manière. Le vin coulait à flot sous la bénédiction bachéenne, au cours de cérémonies théâtrales, orgiaques. Le phénomène prend une telle ampleur que le Sénat décrète un interdit que lèvera plus tard Tarquin le Superbe. La République romaine et ses nombreuses provinces sont alors un terrain propice et fertile pour lřextension de la consommation dřalcool à travers lřEurope de lřOuest et la Méditerranée. Le christianisme prit le relais et accéléra la course en répandant ses monastères et ses vignes car le vin est désormais réalité divine (à ce propos, le lecteur voudra bien se reporter à la partie suivante : Ŗ0.1.2.2. Du vin dionysiaque au sang du Christŗ), ce qui fait écrire à D. Steward que « nous devons à l‟Église toute la tradition vinicole sans interruption, depuis les Romains jusqu‟au XXe siècle »8. Au début de notre millénaire, lřextraction de la substantifique parcelle quřest lřéthanol est réalisée, facilitant la diversification des alcools que les marins- commerçants hollandais exporteront à travers lřEurope du nord au XVIe siècle, afin de permettre aux Écossais de produire le whisky, aux Français le cognac et lřarmagnac, aux Suédois lřaquavit … Plus près de nous, au XIXe siècle, la révolution industrielle apportera son cortège de pauvres, entassés aux lisières des villes, dans des faubourgs où lřalcoolisme apparaîtra en réponse à une piètre condition humaine. Nous arrêtons à ce stade de la chronologie cet aperçu rapide de lřhistoire de lřalcool. Le culte de Dionysos et le rituel eucharistique chrétien, que nous avons abordés ci-dessus, méritent en effet que lřon sřy attarde. 0.1.2.2. DU VIN DIONYSIAQUE AU SANG DU CHRIST. 0.1.2.2.1. Les prémisses d’une sacralisation de l’alcool Une représentation9 essaie de rendre compte du réel, dřune façon plus ou moins fidèle mais toujours déformée. Cřest une activité cognitive consistant à décoder la réalité au moyen dřimages mentales communes à un certain nombre dřindividus formant une communauté. Lřalcool (et surtout le vin - noblesse oblige) a fréquemment été représenté dans un contexte religieux. Peut-être les étonnants effets de la boisson à la molécule dřéthanol ont-ils permis dřétablir des contiguïtés voire des métaphores avec ce quřil 8 D. Steward, 1982, Les moines et le vin, Paris, Pygmalion. 9 Nous préciserons par la suite lřacception que nous donnons au terme représentation. 20 y a de mystérieux pour lřhomme, donc avec les religions qui convoquent nombre dřénigmes. Alors, il ne faut pas sřétonner de voir lřalcool entre les mains de prêtres puisque par cette démarche les hommes nomment et relient ensemble des phénomènes autrement difficilement représentables. De la naissance de lřhumanité à la conception grecque du culte du vin, nous ne savons peu de choses à propos des représentations des boissons fermentées et des usages religieux qui ont pu en être fait. Les premiers hommes qui goûtèrent des jus de fruits fermentés ont dû être bien surpris en expérimentant les effets psychotropes de ceux-ci. Compte-tenu du contexte animiste dans lequel vivaient la plupart de ces tribus dřhommes, on peut faire lřhypothèse dřune représentation totémique dřune ou plusieurs de ces boissons. S. Freud nous indique que « le totem est le représentant d‟une espèce, animale ou végétale, plus rarement d‟une classe d‟objet inanimés » (éd. 1996 : 157)10. En ces temps, les hommes croyaient en une origine commune entre eux et le totem de leur tribu. Si nous acceptons lřhypothèse dřune Ŗtotémisationŗ de fruits ou de boissons alcoolisées qui peuvent apparaître après leurs fermentations, nous pouvons supposer quřil existait un interdit vis-à-vis de la consommation de ceuxs-ci, puisque manger ŕou boireŕ le totem de son clan est alors rigoureusement prohibé. Il nřen reste pas moins quřà certaines occasions particulières, et sous condition dřobserver une démarche rituelle précise, lřinterdit pouvait être momentanément levé. Dans ce cas, il faut comprendre que les premières consommations dřalcool étaient un moyen de rapprochement entre des hommes et une instance Ŗsupérieureŗ et inaccessible que représente le totem. Pour S. Freud (ibid.p. 21), lřanimisme est une phase préparatoire aux religions, qui elles-même conduiront à lřavènement des sciences. Nous suivons donc ce cours qui nous mène vers deux des grands mouvements religieux et culturels qui ont influencé nos civilisations. P. Fouquet et M. De Borde commentent lřusage des premières boissons fermentées : « L‟usage de ces liquides, aux propriétés si étonnantes, d‟abord réservé aux prêtres lors de pratiques d‟inspiration religieuse, fut ensuite, par “profanation de la coutume”, élargi aux festivités tribales et familiales, aux rites d‟initiation, etc. » (1996 : 9 ; ibid.p. 18). Les deux auteurs émettent la thèse dřune consommation rituelle de boissons fermentées comme substitut de sacrifices à des divinités (sacrifices dřhumains puis dřanimaux), dans un mouvement qui nous amène du rite du sang au rite des boissons alcoolisées. Ce sont donc des religions qui, les premières, ont proposé une reconnaissance de ce qui était méconnu, en lřexpliquant par le recours dřun lien entre lřalcool et quelque divinité(s). 10 S. Freud, Totem et tabou, 1912-13; édition citée : Payot, PBP, 1996, p. 157. 21 0.1.2.2.2. Le vin dionysiaque Dionysos est le dieu grec de la Végétation et en particulier du Vin et de la Vigne. Fils de Zeus et de Sémélé (princesse de Thèbes), le dieu Dionysos naquit deux fois. Lřimprudence de sa mère qui insista pour voir son amant (qui jusque-là, ne se présentait à elle que sous lřaspect dřun berger) dans toute sa splendeur divine lui fut fatale : elle périt au milieu de la foudre et des éclairs annonçant lřarrivée majestueuse du Père des dieux. Zeus voulut cependant sauver lřenfant quřelle nřavait pas encore mis au monde : il lřenferma dans sa cuisse afin quřil puisse y attendre le moment de sa naissance. Héra, qui partageait alors la couche de Zeus, en conçu une vive jalousie et jura la mort de lřenfant. La naissance de Dionysos marqua le début de son errance. Lřhabiller en fille et le cacher chez le roi Athamas ne suffirent pas à empêcher la quête vengeresse dřHéra. Zeus transforma alors Dionysos en chevreau et le confia à des nymphes de Nysa (pays voisin de lřEthiopie). Là, il devint adulte et découvrit lřusage de la vigne. Mais alors quřil sřapprêtait à partager sa découverte avec les mortels, il fut retrouvé par Héra qui le frappa de folie. Dionysos erra ainsi en Asie, jusquřà ce que Cybèle (Rhéa) le soigne et le guérît. Désormais, cřen était fini de ses épreuves et Héra ne pouvait plus rien fomenter contre lui. Dionysos décida alors de se faire reconnaître comme dieu et dřinstaller officiellement son culte. La religion grecque enseigne que les hommes sont nés des cendres des Titans foudroyés par Zeus11. Auparavant, les Titans avaient sournoisement attiré Dionysos auprès dřeux (à lřaide de jouets auxquels ne put résister le dieu-enfant), afin de le dévorer. Cet épisode rajoute au malaise des Grecs qui manifestaient déjà une attitude ambivalente envers les sacrifices. En effet, un discours stigmatisant les sacrifices (puisque dans lřancien temps, ceux-ci contrevenaient aux lois divines) entre en opposition dialectique avec « la signification fondatrice du mythe qui place au cœur de la cité le rapport au sol et au labour » (L. Bruit Zaidman et P. Schmitt Pantel, 1992 : 122)12, cette dernière induisant des actes sacrificiels. Des compromis sont recherchés : lřoracle de Delphes est consulté et on autorise le sacrifice du bœuf sous condition dřeffectuer un rituel précis qui consiste en la reconstitution de lřanimal sacrifié par bourrage de paille insérée dans sa peau (cette ritualisation des sacrifices nřest pas sans rappeler la procédure totémique). 11 Une autre légende fait descendre les hommes de lřâme de Promethée mélangée à de la terre. 12 L. Bruit Zaidman et P. Schmitt Pantel, 1992 ; ibid.p. 23, 24 Noé plante la vigne dont le Nouveau Testament annonce lřaccomplissement : « la vigne devient alors signe du Royaume de Dieu, en même temps qu‟elle est la personne même du messie » (P. Fouquet et M. De Borde, 1990 : 49 ; ibid.p. 18). Et Jésus est la vigne elle-même, dont le sang sera répandu pour sauver lřhumanité : « Moi, dit Jésus, Je suis la vraie vigne, et mon Père est le vigneron » (74, XV, 1). Le vin a alors le pouvoir de guider lřhomme vers la vie spirituelle, mais il nřest plus question de lřivresse dionysiaque des bacchantes : il est boisson dřexception, boisson événementielle qui réunit les hommes autour dřune table où le plaisir de la chair cède le pas à la célébration religieuse. De la table à lřautel, la Cène marque la transition : celle-ci ritualise lřalliance entre le vin et le Messie, le vin et la religion judéo-chrétienne. Le Christ fait alors don de vie aux hommes en offrant son sang sous lřaspect du vin. LřEucharistie devient ainsi le point dřancrage absolu de la symbolique du vin (et de la vigne) qui vaut la puissance et la substance du Fils et de Dieu. Dřaprès le dogme, ce sacrement commémore la Cène, le dernier repas du Christ avec ses apôtres, au cours duquel il prononça en prenant le pain :« Prenez et mangez-en tous car ceci est mon corps », puis, se saisissant du calice : « Prenez et buvez en tous car ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance ». Pour les Luthériens, la substance du pain et du vin coexiste avec celle du corps et du sang du Sauveur : cřest la consubstantiation. Chez les Calvinistes, lřEucharistie est lřoccasion de sřallier spirituellement au mémorial de la Cène. Mais cřest peut- être pour lřÉglise Catholique que le vin et le pain sont les symboles les plus forts puisquřils sont le sang et le corps du Christ, arrivés sur lřautel par transsubstantiation. Les divergences entre les conceptions des ces différentes Églises chrétiennes sont un des obstacles majeurs à leur unité ; alors, elles pointent lřimportance du vin (et du pain) dans ce qui formait alors la culture du peuple. Nous savons que nombre de monastères français préparent eux-même leurs vins, quřen Bavière, les moines sont considérés comme les spécialistes incontestés de la production de bières et que nombre de fêtes religieuses se déroulent dans notre pays afin de sřassurer de lřaide divine pour lřobtention dřune bonne production vinicole (ainsi chaque année, lřévêque de Bordeaux honore Saint- Vincent pour les vignerons du Médoc). Vendanger la vigne, cřest récolter les fruits du sacrifice du Messie et boire le vin, cřest communier avec Dieu. La consommation dřalcool nřest plus désormais un moyen permettant dřentrer en communication extraordinaire avec les autres buveurs sous lřégide dřun dieu (comme se fut le cas pour les fêtes dionysiaques) mais elle rend possible la communication dans la foi avec la puissance transcendentale : Dieu. 25 Ainsi sřachève cette approche définitoire et Ŗhistoriqueŗ de lřalcool. Les informations recueillies ici ne sont pas superflues : elles nous permettront de comprendre plus loin quelques unes des représentations actuelles de lřalcool. Mais avant de nous consacrer à ce qui fait notre culture de la consommation des boissons alcoolisées, il est nécessaire de préciser lřacception que nous donnons à un terme que nous allons utiliser : représentation. 0.1.3. Conclusion : l’apparition des premières représentations Au-delà de la dénotation, cette représentation première, la plus consensuelle, celle qui paraît être la Ŗplus objectiveŗ et qui nous renseigne sur les boissons alcoolisées (boissons contenant de lřŖalcoolŗ ou Ŗalcool éthyliqueŗ ou encore Ŗéthanolŗ, substance incolore, liquide (entre 78°C et -112°C),etc.), apparaissent les premières connotations. « En linguistique, la connotation désigne un ensemble de significations secondes provoquées par l‟utilisation d‟un matériau linguistique particulier et qui viennent s‟ajouter au sens conceptuel ou cognitif, fondamental et stable, objet du consensus de la communauté linguistique, qui constitue la dénotation » (Larousse, 1994 : 111)14 . Les valeurs et les cadrages que lřon attache à un objet peuvent trouver leurs origines dans un produit culturel commun ou être le fruit de lřhistoire personnelle dřun individu. En Sciences du Langage, lřaspect social sřoffre plus franchement à nous et nous pouvons en rendre compte par lřétude des représentations quřil produit. Mais il faut déjà nous entendre sur ce que nous désignons par Ŗreprésentationŗ. 0.1.3.1. LES REPRÉSENTATIONS ŖReprésentationŗ : nous avons fréquemment utilisé ce terme, qui apparaît presque en filigrane dans cette approche, sans lřavoir vraiment défini. Pourtant, cette opération est indispensable : il nous faut en effet préciser ce que lřon entend par représentation, et cette tâche a dřautant plus dřimportance que le mot est largement utilisé par de nombreuses disciplines qui ne lui confèrent pas toutes, la même acceptation. Cette division a pour objectif lřexploration de lřétendue sémantique que nous souhaitons donner au terme représentation. Pour ce faire, nous emprunterons un chemin sinueux à travers plusieurs domaines de recherche qui ont reconnu voire conceptualisé les représentations, avant de proposer notre définition. 14 Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Larousse, 1994. 26 Il ne sřagit pas de procéder ici à un exposé exhaustif des approches qui ont été faites des représentations : cela est irréalisable et toute tentative aurait pour conséquence un amoncellement dřinformations plus ou moins approximatives qui nous conduiraient dans les méandres dřun savoir plus embarrassant quřéclairant. Nous emprunterons donc la voie de la simplicité en ne traitant que des points de vues clés. ~ Les représentations ont intéressé, de près ou de loin, tous ceux qui prenaient la pensée pour objet dřétude. Nous avons opté pour Thomas Hobbes15 pour une introduction de la notion de représentation. Dřaucuns pourrons critiquer ce choix et objecter la masse foisonnante des précurseurs, des philosophes plus Ŗspécialisésŗ… Deux personnages en particulier déjà ont été proposés pour remplacer Hobbes dans cette ouverture (et lřon pourrait en ajouter dřautres) : Platon et E. Kant. Platon donc, et le mythe de la caverne. Nous reconnaissons bien entendu lřintérêt que pourrait avoir ici le processus platonicien, lřanamnèse, qui conduit de lřexpérience sensible (ombres et objets de la caverne) aux Idées. Mais ce serait accorder un intérêt particulier à ces dernières, en tout cas, les situer au point final de la démarche or, « l‟Idée ne se représente pas mais se comprend » (D. Julia16 , 1995 : 128). Il nous semble alors mal venu de nous baser sur un texte qui cherche lřau-delà des représentations (Les Idées) alors que, pour lřinstant, cřest sur celles-ci que nous désirons nous attarder. Emmanuel Kant aussi, et la ŖCritique de la raison pureŗ. Pour Kant, la connaissance est relative à des formes antérieures à lřexpérience, a priori de la sensibilité (lřespace, le temps) ainsi quřà douze catégories de lřentendement qui ordonnent cette expérience. Lřaccent est alors placé sur les phénomènes (ce qui nous apparaît et non ce qui est) au détriment des noumènes, inaccessibles à lřhomme. Le dessein peut paraître proche de celui qui anime les chercheurs qui sřattachent aux représentations : « Je dus donc abolir le savoir afin d‟obtenir une place pour la croyance » , écrit-il en préface de la seconde édition (1787). Mais choisir Kant aurait été opter pour le parti des concepts purs, des catégories. Alors, la voie serait ouverte conduisant, pourquoi pas dès lors, aux phénoménologues, à Husserl, à Merleau- Ponty etc. Certes Hobbes ne se contente pas dřenvisager les représentations, mais son approche nous semble à plusieurs points de vue intéressante pour nous : elle est assez claire pour être saisie (et utilisée ?) par les néophytes que nous sommes et elle 15 Un philosophe, un auteur plutôt quřun courant de pensée. 16 Didier Julia, 1995, Dictionnaire de la philosophie, Larousse, coll. Références. 29 ~ Par Ŗreprésentation socialeŗ, on entend une façon de coder, de structurer la réalité et de constituer ainsi un savoir de sens commun, partagé socialement et construit « pour et par la pratique » (Ferréol et alii, 1995 : 24220 ). Cette acceptation du terme représentation couvre une grande diversité de phénomènes, des croyances aux systèmes de référence, des valeurs aux sens commun. Ferréol précise cependant quřil faut distinguer les représentations sociales dřautres formes dřidéation collective telles que la science, les mythes, la religion, lřidéologie; en particulier en raison de « lřagir immédiat » que permettent ces premières, et du sens commun qui les constitue. Cette précaution prise, nous pouvons adhérer à D. Jodelet : « Toute représentation sociale est représentation de quelque chose et de quelqu‟un. Elle n‟est ni le double du réel, ni le double de l‟idéel ; ni la partie subjective de l‟objet, ni la partie subjective du sujet. Elle est le processus par lequel s‟établit leur relation » (1989 : 36221). Mais quel est donc ce lien ? Comment se met-il en place ? A cette dernière question, nous pouvons répondre sous lřinspiration de S. Moscovici22. Le psychologue propose une explication de la genèse des représentations basée sur un double phénomène. Dřune part, les sujets opèrent une rétention sélective, un tri dans le matériau qui sřoffre à eux, ne retiennent que quelques éléments consensuels qui sont schématisés. Il sřagit donc ici de lřobjectivation dřun phénomène. Dřautre part, on intègre ce nouvel objet dans un univers de pensée préexistant, afin de pouvoir en conforter et en préciser le sens par rapport aux croyances et aux valeurs de son (ses) groupe(s) dřappartenance ou de référence. Se demander en quoi consiste ce lien revient à se demander en quoi consiste une représentation. En premier lieu, nous pouvons constater une proximité avec le modèle de Hobbes, puisque nous sommes ici encore face à une image (mentale), et un sens, une figure et une signification. Mais, à la suite de Abric et Flament (in Jodelet D. ed., 1989), nous pouvons aller plus loin et découvrir les constituants dřune représentation sociale. La structure interne (le Ŗchamp de représentationŗ) dřune représentation sociale est constituée dřun noyau dur, central, et dřéléments périphériques. Le noyau constitue la partie essentielle, significative de la représentation. Il concentre donc sur lui le sens mais assure aussi la cohérence avec les autres éléments périphériques. A lřimage de lřélectron, des éléments gravitent autour de ce noyau dur. Les éléments périphériques apportent une plus-value optionnelle au sens premier et stable de la représentation sociale. Ainsi, ils précisent ou étendent le territoire du sens de la représentation sociale, sans mettre en cause la 20 Ferréol G. (sous la direction de), 1995, Dictionnaire de la sociologie, A.Colin, coll. ŖCursusŗ. 21 D. Jodelet (sous la direction de), 1989, Les Représentations sociales, PUF. 22 S. Moscovici, 1972, Introduction à la psychologie sociale, Larousse. 30 cohérence que maintient le noyau dur. Quant à lřattitude, cřest-à-dire lřorientation globale par rapport à lřobjet de la représentation sociale, « il est raisonnable de conclure que l‟on s‟informe et que l‟on représente quelque chose uniquement après avoir pris position et en fonction de la position prise » (Moscovici, 1976 : 8223 ). La position étant évidemment, dans cette perspective, sociale, la représentation sociale renforce et explicite sa qualification adjectivale. « L‟usage du concept dépendra alors essentiellement de la conception que les chercheurs se font de cet univers, de la place et de la fonction qu‟ils attribuent dans ce cadre aux représentations » (Ferréol et alii, 1995 : 248). Dřautres chercheurs se sont attachés à la notion de représentation, parmi ceux-ci, il y a S. Freud. ~ Selon Freud, une pulsion sřexprime sur deux modes : le mode de lřaffect et le mode de la représentation. Dřaprès J. Laplanche et J. -B. Pontalis, lřaffect est « l‟expression qualitative de la quantité d‟énergie pulsionnelle » (1994 : 1224). Il sřagit donc dřune perception de la force, de la puissance de la pulsion (la quantité sera elle désignée sous le terme de Ŗquantum dřaffectŗ). Jusquřici, nous avons pu entendre sous le terme de représentation « ce qui forme le contenu concret d‟un acte de pensée […] en particulier la reproduction d‟une perception antérieure » (A. Lalande25 , cité par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, 1984 : 416). On sřattend à trouver les représentations dans le système de la conscience, mais nous allons nous rendre compte quřavec Freud, cela nřest pas tout et que lřon peut distinguer les Ŗreprésentations de chosesŗ des Ŗreprésentations de motsŗ. En étudiant les névroses obsessionnelles, Freud fait lřhypothèse quřune représentation première traumatisante peut être refoulée et éventuellement remplacée par une autre représentation jugée moins dérangeante par le sujet. Il y a un glissement du quantum dřaffect dřune représentation à une autre. Mais nous nous trouvons alors devant un paradoxe que souligne Freud : une représentation peut donc trouver place dans le système inconscient26 . Sřétonner, se serait ignorer que dans ce cas ŕcelui des représentations de chosesŕ, le terme Ŗreprésentationŗ est presque27 pris comme synonyme de Ŗtrace 23 S. Moscovici, 1976, La psychanalyse, son image, son public, PUF (1ère éd. 1969). 24 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, 1984, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF. 25 A. Lalande, 1951, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF. 26 Nous omettons volontairement ici les travaux de P. Castoriadis-Aulagnier sur le ŖPictogrammeŗ (représentable forclos), car nous jugeons cette approche trop Ŗspécialiséeŗ, pour cette présentation (et ce, malgré lřintérêt des observations de cet auteur). P. Castoriadis-Aulagnier, 1987, ŖLřactivité de représentation. le processus originaire et le pictogrammeŗ, dans Pulsions, représentations, langage, sous la direction de M. Piñol- Douriez, Delachaux et Niestlé, coll. ŖTextes de base en psychanalyseŗ. 27 En fait, il désigne quelquefois un investissement de la trace mnésique. 31 mnésiqueŗ, si lřon entend par ce dernier syntagme un signe coordonné à dřautres mais qui nřest pas (plus) lié à une stimulation sensitive. Enfin, la Ŗreprésentation de choseŗ se lie à la Ŗreprésentation de motŗ dans le système préconscient/conscient. Nous avons vu diverses approches du concept de représentation. La multitude des points de vues ou en tout cas, lřhétérogénéité de ceux-ci, peuvent nous faire penser quřil est impossible dřavoir une approche Ŗglobaleŗ des représentations. Nous ne le croyons pas. Certes, plusieurs approches sont possibles (nous nřen avons vu quřune infime partie), mais elles ne semblent pas sřopposer, sřinfirmer entre elles. Nous proposerons ici un schéma unificateur, qui nous semble permettre cette approche Ŗen largeŗ des représentations (cf. page suivante). Nous découvrons ainsi que lřobjet fait sensation et est perçu par le sujet. Cette perception sřinscrit dans la mémoire en trace mnésique qui peut être investie afin de donner lieu à une représentation. La représentation a une forme (quřétudient notamment les psychologues cognitivistes) et un sens. Les représentations inscrites dans des réseaux de sens deviennent signes et se laissent entendre sous la forme des signes linguistiques (tels que les définit Saussure). Cette Ŗmise en sensŗ et en réseau est fortement corrélée par des systèmes qui subissent lřinfluence du contexte social et culturel : cřest ici que les chercheurs qui sřattachent aux représentations sociales sřinvestissent; cřest ce substrat symbolique et social qui nous renseignera aussi. 34 Avant même de nous être penché sur la place quřoccupe les boissons alcoolisées dans notre société, nous avons, par cette introduction définitoire et historique, franchi un premier pas vers la connaissance des rapports entre lřhomme et lřalcool. Nous savons maintenant que certaines des représentations qui nous sont les nôtres à propos de ces boissons sont le fruit dřun long héritage pluriséculaire légués par des ancêtres qui ont été surpris par lřalcool, en ont fait lřexpérience et ont proposé des interprétations, des conceptions dont beaucoup perdurent encore de nos jours. Le chapitre suivant (Ŗ0.2. Actualité des regards sociauxŗ) a pour objectif de cerner la place quřoccupe lřalcool dans nos sociétés et le chemin culturel qui nous fait porter le verre aux lèvres. 35 36 0.2. Actualité des regards sociaux Cette division du travail compte parmi les prémices indispensables à lřanalyse. Comment en effet étudier une pratique liée à lřalcool sans connaître la position de notre société vis-à-vis de ces boissons ? Il faut considérer un sujet au sein dřun groupe, ce dernier pouvant être décrit comme un ensemble dřindividus associés par un réseau dřinteraction, partageant un système de valeurs sociales et culturelles et sřidentifiant et étant identifié comme un ensemble distinct. Alors, lorsque lřon boit en France, on ne boit pas seul ou en tout cas pas singulièrement : la consommation dřalcool est guidée par des préconçus sociaux, dictée par des discours sociaux tenus à son propos. En fin de ce chapitre, le lecteur découvrira une première exposition systématique de la place symbolique et des pratiques de lřalcool dans notre société, mais auparavant, dřautres approches sont nécessaires. Avant dřapprofondir les rituels et les représentations sociales dans lesquels baigne le buveur français28, et les conduites quřelles entraînent, nous débuterons par une présentation des Ŗchiffres de lřalcool en Franceŗ, afin de fournir au lecteur des repères clairs et hors champ des Sciences du Langage ou même des Sciences Humaines. 0.2.1. Les chiffres de l’alcool en France29 Les Ŗchiffresŗ sont tout autant gage de sécurité et de fiabilité que de tromperie (souvent involontaire) : sřils permettent en effet de proposer un panorama objectif de la consommation dřalcool en France, les interprétations qui en sont faites sont multiples et peuvent même parfois paraître contradictoires. Afin dřéviter cet écueil et pour réduire autant que possible les manipulations quřopère notre subjectivité lors de la scription, nous nous contenterons dřexposer ici les résultats dřinstituts de recherches réputés Ŗsérieuxŗ, fiables, en nous abstenant de les interpréter. La France est le premier pays consommateur dřalcool, si lřon établit une comparaison internationale des équivalents en litres dřalcool pur par habitant : en 1991, chaque Français en aurait consommé 11,9 litres (chiffres fournis par 28 Il nřest pas encore question ici de la problématique particulière quřest lřalcoolisme : dans cette division, il faudra entendre par Ŗbuveurŗ , toute personne qui, a un moment ou un autre, est amené à consommer une ou des boissons alcoolisées (le buveur courant, ordinaire donc). 29 Cf. tableaux suivants. 39 traditions populairesŗ liées à lřalcool (1971)33. Il a découvert des préparations médicinales étranges, qui ne sont pas sans rappeler celles utilisées lors de certains rituels chamaniques. Ainsi, on apprend que si lřon est atteint de pleurésie, il faut absorber neuf gouttes de sang de bouc bouillies dans du vin blanc ; que la fièvre est très bien soignée par de la poussière de raclage du tombeau de certains saints absorbée dans un verre de vin blanc pendant neuf jours consécutifs ; quřen Angoumois, on prescrit du vin chaud jusquřà voir trouble afin de guérir de la grippe… et lřauteur de gloser : « ceci ne laisse pas d‟être étonnant, pittoresque, insolite ou aberrant ». Nous nous en rendons compte : le vin est chez nous la boisson alcoolisée privilégiée. Et si aujourdřhui la bière semble être lřobjet de prédilection de la nouvelle génération, cřest le vin qui figure sur le catalogue publicitaire de la France. On se targue volontiers de sřy connaître en vin lorsque lřon est Français. Même si aujourdřhui ces pratiques sont lřexception et que la guérison est plus recherchée au cabinet médical quřau bistrot, il demeure des chercheurs qui continuent à publier des articles dans des revues médicales des plus sérieuses pour prescrire « le whisky pour soigner les artères coronaires, le vin blanc contre la mélancolie, la bière contre certaines affections intestinales et même le vin rouge contre… l‟alcoolisme » (P. Fouquet et M. De Borde, 1990 : 41 ; ibid.p. 18). Certains vont jusquřà publier des ouvrages entiers consacrés au sujet, tel M. Montignac : Boire du vin pour être en bonne santé, (1997, Flammarion). Des millénaires de croyance ne sřeffacent pas facilement devant des décennies de connaissance : nous avons tous hérité dřune tradition culturelle qui lie de façon inexorable vin et santé et ce malgré tous les cris dřalarme des médecins et dřanciens buveurs qui témoignent des ravages que peuvent causer les boissons alcoolisées. Il en résulte une attitude ambivalente des Français vis-à-vis de lřalcool puisque, rappelons-le, ceux-ci placent les conséquences morbides que peut avoir la consommation de lřalcool en bas du classement des craintes pour leur santé, tout en mettant lřalcoolisme au second rang des priorités médicales, juste après la toxicomanie (Source : CFES). 0.2.2.1.2. Alcool et sexualité Les réjouissances dionysiaques dans la Grèce antique furent lřoccasion dřorgies où le sexe avait parfois une place primordiale, et même si Priape, 33 M. Robert, 1971, ŖApproche historique et socioculturelle de lřalcoolisme : coutumes et traditions populairesŗ, in Cahier de documentation du CNDCA, Paris. 40 dieu gréco-romain des Vergers, des Vignobles et de la Fertilité virile a aidé à la débauche romaine, nous nřen sommes plus là aujourdřhui. La religion catholique a récupéré et sublimé les instincts sexuels que peut exalter lřalcool pour les diriger vers un but plus honorable et pieux : la communion avec le Christ et Dieu. Ce substrat culturel de la tentation est cependant toujours présent aujourdřhui. Cřest à se demander si Eve croqua dans la pomme ou but du cidre. Lřabsorption dřéthanol provoque chez un individu buveur occasionnel des troubles du comportement facilement observables. On les classe généralement en deux phases (le lecteur les découvrira en 0.2.2.3.2. Les effets psychotropes). A cette étape, nous nous contenterons de préciser que lors dřune première phase, lřalcool stimule, agit comme euphorisant. Cřest ici que se profile la tentation. Dans les lieux de séduction ŕparmi lesquels figure en tête de liste les discothèquesŕ on boit pour oser se risquer, pour échapper à sa propre censure et se laisser guider plus facilement (cřest-à-dire avec moins de remords, dřinhibition) par nos désirs. Lřalcool a donc cette faculté de faciliter, dans un premier temps, la rencontre, le rapprochement de deux êtres (cřest tout du moins ce quřil paraît à celui qui boit). Plus que cela, entreprendre une conquête sexuelle est facilité chez lřindividu masculin par la consommation, puisque lřalcool est une boisson virilisante : on boit comme un père a pu boire. Le verre contient alors plus que la boisson fermentée mais un produit magique qui pare celui qui le consomme de la puissance sexuelle de tous ceux qui en ont bu avant lui : les hommes qui ont fait lřamour et en conséquence, ont créé la descendance qui boit à son tour. Cette deuxième fonction de lřalcool, celle qui offre au buveur un phallus surpuissant par lřacte de boire, est, lřon sřen doute, essentiellement liée à la sexualité masculine, puisque la femme est généralement, dans ce contexte, moins sujette à opérer une identification sexuelle par ce biais (sic). Par ailleurs, il nřy a quřà observer là où se trouvent les manifestations de la virilité pour découvrir que lřalcool nřest jamais loin, que ce soit dans les vestiaires dřune équipe de rugby lors de la troisième mi-temps ou lors dřun Ŗapéro” au pastis au cours duquel la surenchère est de mise. Il est cependant étonnant de remarquer que les fantasmes liés à lřalcool (fantasmes de surpuissance sexuelle, de tenue de lřérection notamment) sont en complète contradiction avec les effets réels de la boisson alcoolisée qui, absorbée en trop grande quantité, bloque le processus dřérection de la verge. 0.2.2.1.3. Alcool et religion Nous avons souvent fait référence, lors de lřapproche de lřhistoire de lřalcool, à divers courants religieux. Nous poursuivons sur cette voie afin dřobserver la place des rituels de lřalcool dans les pratiques religieuses les plus courantes dans notre société puisquřen effet, le premier verre dřalcool a, pour beaucoup dřentre elles, valeur de rite de passage. 41 Dans la religion catholique, la communion marque lřentrée de lřenfant dans le rang des fidèles qui participent à lřEucharistie. Même si chez les catholiques romains, la consommation du pain (sous la forme de lřhostie) est seulement demandée au jeune communiant, cet acte infère un lien avec lřabsorption du vin. Les catholiques orientaux continuent eux à accueillir et le corps et le sang du Christ lors de leur première communion. Chez les Juifs pratiquants, la Bar-mitsva marque la fin de lřenfance. A treize ans, lřadolescent devient un adulte, avec tous les devoirs religieux que celui-ci doit accomplir, mais aussi les honneurs et la reconnaissance que cela comporte. Le jeune garçon peut maintenant participer pleinement (cřest-à-dire dans la complète reconnaissance divine) au Kidouch, cette prière où lřon bénit le vin34 et le pain. Le Kidouch se déroule tous les vendredis soir et les jours de fêtes (à Pâques / Pessah, ce nřest pas le pain qui est béni, mais la matsa, galette remplaçant lřaliment interdit). Quřil sřagisse de la religion catholique ou de la religion juive, le rituel du vin est primordial : sans lui, lřenfant ne devient pas adulte et ne peut être reconnu comme lřégal des autres pratiquants devant Dieu. Si plus haut il a été écrit que lřon buvait Ŗcomme le pèreŗ, on peut signaler que dans ces contextes on boit Ŗau nom du Pèreŗ. Au-delà du passage de lřenfance à lřâge adulte, on retrouve le passage de la vie terrestre au Royaume de Dieu. La religion musulmane35 qui interdit drastiquement la consommation dřalcool conformément aux préceptes du Coran, nřen fait cependant pas une boisson perdue : le « vin scellé » est promis à tous les justes, mais il sřagit là dřun vin imaginaire, verbe de Dieu. Et P. Fouquet et M. De Borde dřécrire alors : « Reconduisant le désir du reflet terrestre qu‟est le vin matériel, le principe réel du vin est le paradisiaque dont le terrestre est finalement une cristallisation illusoire » (1990 : 51; ibid.p. 18). Et sans attendre lřau-delà, le peuple hébreux en quête de la terre promise attendaient la vigne comme un indice de la proximité de celle-ci. De même, le paradis terrestre adamique devrait receler de boissons alcoolisées puisque les fruits susceptibles de les produire sont bien présents et de toute importance dans lřimagerie religieuse : le pommier (du péché) et la vigne (dont les feuilles couvrent pudiquement les sexes dřEve et Adam). Dřune manière ou dřune autre, certaines boissons alcoolisées soutiennent ou figurent lřespoir dřun au-delà meilleur pour le croyant. Quřil se rapproche de Dieu en les consommant, ou de sa demeure en en apercevant les fruits, le fidèle sait quřau-delà dřinterdictions à respecter, lřalcool est une clef ouvrant le passage vers un ailleurs mystique et meilleur. 34 Jusquřalors, lřenfant devait recracher le vin. 35 Si les religions catholique, juive et musulmane sont présentées ici, cřest parce quřelles sont celles les plus pratiquées dans notre pays. 44 technique courante dans le domaine de lřalcoologie. Les résultats sont ainsi regroupés en trois catégories : - les boissons fermentées ; - les eaux-de-vie : les boissons obtenues par distillation de boissons fermentées; - les liqueurs : boissons obtenues par mélange dřalcool, dřarômes et de substances végétales sans quřil y ait eu fermentation de ces dernières. Dřoù la classification générale, non exhaustive et technique en37 : BOISSONS Contenant : FERMENTÉES EAUX-DE-VIE LIQUEURS Anis Anisette Cerise Kirsch Cherry Grains (Céréales…) Bière Whisky, Gin, Genièvre, Vodka, Aquavit Miel Hydromel Orange Vin d'orange Curaçao Poire Poire Pomme Cidre, Cidre mousseux Calvados Prune Prune, Mirabelle Rais in Vin blanc, Vin rouge, Mousseux, Champagne, Vins cuits… Cognac, Armagnac Nous trouvons ici en face dřune conceptualisation qui procède par taxinomie : toutes les boissons alcoolisées ne sont pas des Ŗalcoolsŗ. Certains spécialistes sřentendent parfois sur une tripartition des boissons alcoolisées qui présente : 37 NOTES À PROPOS DE LřUSAGE DU TERME ŖVINŗ : •Techniquement, on désigne par Ŗvinŗ toute boisson résultant de la fermentation dřun végétal. Ainsi, on peut parler du cidre comme dřun Ŗvin de pommeŗ. •Le vin dřorange nřest pas obtenu par fermentation dřoranges, mais par macération de ces derniers fruits dans du vin (de raisin). •Ici, nous réserverons le terme “vin” à la boisson fermentée à base de raisin. Ce faisant, nous suivons la désignation courante et populaire, en accord avec les résultats de l’enquête par questionnaire. 45 - Boissons fermentées - Eaux-de-vie ou «alcools» - Liqueurs Dans cette perspective, les eaux-de-vie sont seules appelées «alcools» parce quřelle sont distillées après fermentation donc, parce que ŕtechniquementŕ cřest lors de leur élaboration que le fabricant est précisément confronté à la molécule dřalcool éthylique, à lřéthanol. Il apparaît donc que le signifiant alcool recouvre dans les discours courants un acception plus large que celle que lui accordent les spécialistes (qui procèdent à une taxinomie basée sur les procédés de fabrication (boissons fermentées, distillées, «mélangées») et sur les matières premières utilisées (pommes, céréales etc.) . Cela ne revient pas pour autant à dire que toutes les boissons alcoolisées sont pour le locuteurs français les mêmes Ŗalcoolsŗ. Lřétude du prototype de lřalcool et des désignations concurrentes aux habitudes de consommation nous convainc du contraire. Les réponses Commençons la présentation des données recueillies. Les résultats sont hétéroclites : il est assez fréquent de trouver, pèle-mêle : -Des lexèmes renvoyant au mode de fabrication : liqueurs, eaux-de-vie etc. -Des noms de boissons-types : Whisky, vin(s), Pastis (pris comme boisson- type anisée) etc. -Des noms de marques : ŖPastis 51ŗ, ŖJBřsŗ, ŖMartiniŗ etc. -Des signifiants renvoyant à une chronologie de la prise dřalcool : apéritif, digestif, pousse-café etc. Précisons également quřun enquêté peut désigner plusieurs fois une même boisson- type, en utilisant plusieurs des procédés sus-cités. Ainsi, nous pouvons trouver en réponse à la première question (ŖCitez des alcools que vous connaissezŗ) : whisky, pastis, Ricard, Pernod, gin… Par souci de clarté, nous avons procédé par regroupement en type dřalcool. Ainsi, nous ne ferons pas la distinction entre Ŗwhiskyŗ et ŖClan Campbellŗ qui seront tous les deux catalogués sous lřétiquette Ŗwhiskyŗ. Dans les cas où sera désigné plusieurs fois le même type dřalcool (pastis, Ricard, Pernod), seule une occurrence sera considérée et comptabilisée sauf précision de notre part (les résultats seront généralement accompagnés du chiffre exact toutes occurrences confondues, présenté entre parenthèse). De plus, lorsquřune marque se distingue au point de pouvoir être comprise comme un alcool-type, nous la retiendrons comme tel. Cela est le cas pour le Martini (que nous 46 traitons à part compte tenu de lřextrême rareté de lřoccurrence Ŗvins cuitsŗ dans les réponses) et la crème de whisky Baileyřs (puisque boisson unique en son genre). Enfin, il reste à préciser que nous entendrons par Ŗvinsŗ les occurrences de Ŗvinŗ, Ŗvin rougeŗ, Ŗvin blancŗ, Ŗroséŗ; et traiterons à part les vins cuits, le Martini (voir ci-dessus) et le champagne pour son mode de consommation différent de celui des vins puisque réservé aux grandes occasions. Pour suivre lřusage commun, nous désignerons par Ŗpastisŗ les boissons anisées. A la question ŖCitez des alcools que vous connaissezŗ, nous avons obtenu, après regroupement, 19 Ŗalcoolsŗ différents : •Vins : Vins, vin blanc, vin rouge, rosé, bordeaux ; •Champagne ; •Vins cuits : Vin de noix, muscat, Cinzanno, porto ; •Martini; •Pastis : pastis, Pastis 51, Ricard, anisette, Cristal, Arak, Ouzo, Duval, Pernod, Berger Blanc; •Whisky : JBřs, Johnny Walker, Clan Campbell, Label 5, William Lawson, Jack Daniels, Flemfildich,Ballantines, whisky ; •Bailey’s; •Bière : Bière, Chivas, Heineken; •Vermouth •Gin, Dry gin •Vodka •Téquila •Suze •Cognac •Jet 27, Jet 51 •Armagnac •Rhum •Schnaps •Malibu (lřordre de présentation nřest pas significatif ici) Nous laissons délibérément de côté les occurrences : Ŗapéritifŗ, Ŗdigestifŗ, Ŗliqueurŗ, Ŗeaux-de-vieŗ puisquřelles nous renvoient soit à une classification technique (comme celle que nous lřavons présentée : eaux-de-vie, liqueur) ; soit aux habitudes de consommation que nous aborderons plus loin (apéritif, digestif). 49 membre prototypique est acquis en premier, il sert de référent cognitif et il est mentionné en premier dans les tests. De ce point de vue, nous pouvons considérer que le questionnaire met à jour un prototype de lřalcool : le whisky. En effet, cřest lui qui est le plus fréquemment cité, qui se trouve généralement Ŗen têteŗ des occurrences (cřest dřailleurs sur ce point quřil se démarque le plus des autres alcools cités et particulièrement des boissons anisées désignées ici par Ŗpastisŗ). Le prototype est donc un alcool-fort qui nřest pas lřalcool de consommation courante (cf. infra). Habitudes de consommation A la seconde question (ŖQuels sont les alcools quřil vous arrive de consommer ?ŗ), cřest en effet le vin qui est le plus souvent cité : 8 occurrences (contre 6 pour le whisky et 5 pour le pastis). Lřécart entre le prototype et la boisson la plus consommée nous semble pouvoir être expliqué par Paul, un des interrogés : « Le vin c‟est pas un alcool, c‟est si tu préfères une boisson alcoolisée ». Notons quřil est même arrivé quřun individu ne désigne pas le vin dans les alcools connus (première question), mais le cite parmi les boissons consommées (seconde question), à lřinstar de Claudie à qui Alain propose « un verre dřalcool » : «- Non, je préférerais du vin si tu en as… ». Le whisky est le prototype des Ŗalcoolsŗ et le vin se présente comme la boisson privilégiée (tout en étant Ŗmoins alcoolŗ) : est-ce là tout ce que lřon à dire de lřabstraction et de la catégorisation des boissons alcoolisées ? La troisième question (ŖEn quelle(s) occasion(s) consommez-vous de lřalcool ?) apporte de nouveaux éléments de réponse. Les différentes occurrences sont : ŖMariageŗ, ŖSoiréesŗ, ŖFêtesŗ, ŖPubŗ, ŖDisco.ŗ, ŖRepasŗ, ŖToute occasion et même sans occasionŗ, ŖApéro.ŗ, ŖAnniversairesŗ, ŖAucuneŗ, ŖRéceptionŗ, ŖInvitationŗ, ŖSortiesŗ, ŖEntre amisŗ, ŖÉvénementŗ. On peut à nouveau procéder par regroupements : - Grandes occasions (Anniversaires, mariages…) ; - Sorties (Pub, Disco…) ; - Recevoir/être reçu (invitation, réception, apéro…) ; - Repas. Il est difficile de comptabiliser le nombre dřoccurrences dans chacune de ces quatre catégories, beaucoup dřentre elles pouvant sřinsérer dans plusieurs groupes (événement, entre amis, soirées …). On remarque cependant que le vin est très fréquemment associé au repas, le whisky aux sorties, le pastis à lřapéritif (à 50 lřévénement satellite au repas, événement qui repose sur le partage). Il apparaît ainsi que la distinction Ŗ+ alcoolŗ / Ŗ- alcoolŗ se superpose aux habitudes de consommations : le vin, bu au repas, est le représentant de la seconde catégorie (Ŗ- alcoolŗ) alors que le whisky et le pastis (le prototype et son Ŗdauphinŗ, consommés plus épisodiquement) sont considérés comme Ŗ+ alcoolŗ. Ce contraste permet dřassocier lřalcool aux événements exceptionnels de rencontre dřune part et de Ŗnierŗ une consommation dřalcool quotidienne en refusant au vin une définition complète dřalcool. Ainsi, on sřaperçoit que lřalcoolisation est dans la plupart des cas une histoire de partage, de bien-être et de fête en groupe. Ces remarques consolident la conception de la convivialité de lřalcool. A ce titre, les boissons satellites du repas ont une place intermédiaire : partagées par les invités, elles sřassocient un peu plus à lřévénement exceptionnel (de même que la bouteille de bon vin offert par les convives ; consommées Ŗcourammentŗ, elles se lient au vin de table, boisson ordinaire). Ce sont des influences culturelles qui font du whisky un prototype de lřalcool, et lřon peut affirmer alors quřalcool désigne une boisson alcoolisée certes, mais créant le lien, formant le partage (le whisky, prototype dř alcool est la boisson des sorties entre amis, de lřapéritif) avec toute les plus-values sociales que cela comporte, plus quřun simple produit alcoolisé de consommation courante (le vin, plus consommé, est actuellement moins associé à la fête, et donc nřest pas le prototype incluant les valeurs de bien être partagé40 ). 0.2.2.3. L’ANCRAGE CHEZ L’INDIVIDU 0.2.2.3.1. L’influence sociale… L’emprise du collectif sur l’individuel Le psychologue H. Wallon pointe la dépendance du sujet à un groupe: «Le groupe est indispensable à l‟enfant non seulement pour son apprentissage social mais pour le développement de sa personnalité et pour la conscience qu‟il peut en prendre41 ». Par la suite, lřintégration se produit en deux mouvements en apparence opposés : il doit pénétrer dans un réseau de filiation par identification totale au groupe, et y trouver sa propre place différenciée de celles des autres membres. 40 Cependant, nous pensons quřil faut entendre ici Ŗvinŗ dans lřacceptation dřune boisson de consommation courante. Les Ŗgrands crusŗ ont une connotation autre et le vin ŕdans une acceptation largeŕ peut être associé à des événements tels que les rituels de passage (religieux avec les communions par exemple; sociaux lorsquřil accompagne lřabandon du statut dřenfant etc.). De plus, si le vin bu couramment à table ne semble pas connoter Ŗla fêteŗ, il en est autrement pour le vin partagé lors dřun repas dřexception. Ce dernier vin se rapproche bien évidemment lui, du prototype. 41 H. Wallon, 1959, ŖPsychologie et éducation de lřenfanceŗ dans Enfance, numéro spécial, mai- octobre. 51 Lřindividu a donc à en passer par le regard et les discours du groupe, de son entourage (avec tout le Ŗmatériau culturelŗ que ceux-ci lui apportent) pour se comprendre, Ŗse faireŗ sujet. Cřest en effet à travers la pratique de lřinteraction avec le groupe que sřélabore le Ŗmoiŗ, dans un jeu de décentration: « [le moi humain] devient un objet pour lui et une personne seulement en prenant les attitudes des autres envers lui-même dans un contexte social déterminé» (G. H. Mead, 1934 : 8942 ). Les modèles, les attentes et les normes de nos pairs contraignent ainsi chacun dřentre nous à faire sienne les guidances sociales et à occuper la place «pré-parée43 » pour nous. Lřidentité (comprise comme la perception de soi par soi liée à lřimage de soi renvoyée par autrui) dřun sujet se situe alors dans une nébuleuse dont les éléments constitutifs sont lřêtre, le devoir-être, le vouloir-être et le paraître, et est infiltrée par le groupe social. Elle passe donc par la rencontre et lřaffiliation aux autres membres du groupe, lesquels partagent une vision du monde et une mise en signe du réel influencés par leur propre culture et par la langue qui en est le reflet (les divers usages que lřon peut faire dřune même langue peuvent être autant de marques dřappartenance à des Ŗsous-groupesŗ ou groupes dřunités inférieures au groupe national). Alors, on peut écrire quřau sein des siens, chacun peut penser différemment mais de la même façon (un individu a certes son raisonnement propre mais ce dernier est en partie canalisé par la matrice sociale constituée par la culture). La société, l’alcool, l’individu Sur la table qui réunit la famille trône la bouteille, de verre ou de plastique, auréolée de son statut de produit magique par lequel sřopère la transition (vers lřextraverti, vers lřadulte). La Ŗgrande personneŗ étant comme celle qui boit (à lřapéritif, à table, au bistrot etc.) ou tout du moins celle qui a le droit de boire, lřalcool participe à la représentation de lřadulte et en particulier du père chez lřenfant (on comprend alors que le passage à l'âge adulte peut être accompagné du passage à lřalcool puisque lřon peut parfois entendre : « bois mon fils, tu es un homme » ). De la famille au reste de la société, lřalcool accompagne lřindividu, et R. Chapuis dřécrire : «De même que l‟enfant, par le lait maternel, associe au boire le premier acte d‟amour, de même le jeune adolescent est initié par des habitus parentaux et/ou des comportements sociaux, à voir dans la réalité-alcool un lieu où se forge l‟identité collective et 42 G.H. Mead, 1934, Mind, Self and Society, (trad. Fse. : PUF, L‟esprit, le soi et la société). 43 Le terme (en ce quřil est tout à la fois scindé et lié par le tiret), est apparu sous la plume dřA. Tabouret-Keller (1974, ŖLes indicidences psychologiques de lřarbitraire du signe linguistique pendant la première période de son emploi par lřenfantŗ, dans Bulletin d‟Audiophonologie, n°6, 4ème année). Nous y aurons recours de façon plus explicite dans la division 2.2. Du discours au sujet. 54 0.2.2.3.2. Les effets psychotropes Lřabsorption dřéthanol provoque chez lřhomme des troubles du comportement caractéristiques. Généralement, on classe les bouleversements de la conduite en deux temps. Dans un premier temps, (la durée et lřintensité de cette phase étant fluctuante selon la corpulence du buveur, ses habitudes de consommation, la durée dřalcoolisation…) lřalcool stimule, agit comme euphorisant (cřest ici la raison première pour laquelle il est bu) et est produit anesthésique. Il sřagit en fait dřune narcose des Ŗairesŗ du cerveau où sřeffectue le contrôle social : « c‟est comme si l‟alcool empêchait la transmission de certains messages en créant un court-circuit, de telle sorte que les comportements normalement contrôlés par cette «police neurologique» sont désinhibés[…] » (L. Nadeau, 1990 : 62)46 . ŖAlcooliséŗ, le sujet libère ses idées et ses pensées, la vigilance consciente (due en partie à lřaction moïque et surmoïque) en partie bernée laisse un espace dřexpression à lřinconscient, aux pulsions dès lors un peu plus manifestes et lřon découvre un Pierre (ou Jean ou Sylvie) plus sociable, plus excité sexuellement (lřalcool comme potion magique virilisante), plus agressif aussi pour certains et à plus haute dose. Lřalcool permet donc une plus grande confiance en soi, de se donner du courage. Il ne faudrait cependant pas en conclure que la molécule dřéthanol est la seule responsable de ce bouleversement comportemental. Elle semblerait nřêtre même quřun prétexte (« Oui, mais jřavais bu ! » entend-on alors), puisque « la cause fondamentale des symptômes dev[r]ait être recherchée au niveau des désirs profonds qui appellent la satisfaction » (S. Ferenczi, (1911)- 1968 : 191)47 . Lřeffet placebo de lřalcool48 ouvrant une voie cathartique presquřirréprochable puisque non assumée est donc le co-responsable des modifications comportementales résumées par lřexpression: Ŗ la libération de la bête qui sommeille en nousŗ. On comprend alors lřattachement de certains buveurs non alcooliques (notamment des adolescents mais pas seulement) à lřalcool : on ne se débarrasse pas si facilement dřun moyen dřévasion, dřun Ŗdésinhibiteurŗ et moyen dřexpression pareil, qui offre au désir une apparente possibilité de décharge. La seconde étape, au cours du processus de lřivresseŗ, est qualifiée généralement de Ŗdépressiveŗ. On peut supposer une réponse des processus de refoulement 46 Nadeau C., 1990, Vivre avec l‟alcool — la consommation, les effets les abus, Québec, éditions de lřHomme. 47 Ferenczi S., 1911, ŖAlkohol und neurosen. Antwort auf die Kritik von Prof. Eugen Bleuer. Jahrbuch für psychoanalystiche und psychopathologische Forschungen, (Parution interrompue, épuisé). Trad. Fr. in ŖSandor Ferenczi, Psychanalyse I, Œuvres complètes, 1908-1912 Ŗ, Payot, 1968, Paris, coll. ŖScience de lřHomme Payotŗ. 48 Placebo ou Placébo : préparation médicinale ne contenant aucune substance active, que lřon substitue à un médicament pour évaluer la part du facteur psychique dans lřaction de celui-ci […]. Hachette, Le Dictionnaire, 1992. 55 initialement anesthésiés qui tendraient à rétablir un Ŗéquilibreŗ, à réguler lřéconomie psychique. Apparaît alors une sensation de malaise, de vide, de déperdition de soi dans lřespace et le flou dřune pensée vaporeuse. Cřest à ces moments que le sujet ne maintient plus quřun lien social en pointillés, parle moins (nous pouvons ici faire le parallèle avec cette Ŗpensée vaporeuseŗ) ou pour lui- même, éprouve une sensation de mal-être. On passe du Ŗtout est possibleŗ au Ŗtout est confusŗ, même soi, et cela peut se prolonger jusque dans la décuve où lřon vomit lřalcool comme on vomit sa propre confusion, en un acte purificatoire. Mais nous nous approchons ici des domaines de la problématique alcoolique alors que nous nřen avons pas fini avec lřalcoolisation non chronique. 0.2.3. L’ “Avant-propos” à la parole éthylique 0.2.3.1. PRÉSENTATION DE L’AVANT-PROPOS Lřhomme est un animal symbolique. Lřaffirmation est fréquente, elle rappelle que lřêtre humain vit non parmi les choses, mais parmi les signes. Pour atteindre ce stade, cet état, il aura fallu au petit de lřhomme dépasser (à défaut de délaisser complètement) un rapport au monde sensitif, sřétayant au corps, pour pénétrer dans un univers symbolique, sémiotisé (la «sémiosphère» pour reprendre lřexpression heureuse de D. Savan49 ) où les autres lřont par avance inscrit. Cřest à travers les symboles, les signes, le langage, quřil raisonne alors avec eux, quřil discontinue et Ŗlogiciseŗ la réalité, la conceptualise. Il est courant dřaffirmer que tous nos mots sont ceux des autres. On entend par là que nos paroles qui nous semblent si personnelles, singulières, ne sont rendues possibles que parce que nous actualisons et combinons des mots que nous avons entendus, hérités de notre entourage. Personne en effet nřa inventé une langue50 . Considérant cette Ŗinfluenceŗ de lřentourage sur nos mots, nous pouvons convenir que des représentations et des praxis nous sont ainsi transmises et nous guident de la perception à lřinterprétation, nous influence dans notre façon dřêtre, de nous comporter… 49 D. Savan, 1980, ŖLa Séméiotique de C.S. Pierceŗ, dans Langages, n°58, Larousse. 50 Exception faite de quelques rares langues Ŗinventéesŗ (Spokil, Volapük, Weltsprache, Langue bleue, Espéranto etc.) qui ne sont jamais des langues maternelles donc des langues qui participent à la découverte de ce monde symbolique et sémiotisé dont nous parlons. 56 Dans une étude sřintitulant ŖParole éthyliqueŗ, il nous semblait nécessaire de nous attarder un peu sur ces influences qui Ŗcanalisentŗ plus ou moins la parole. Nous rencontrons donc des discours partagés, dialogiques, et des pratiques socialisées. Des instincts à étayer, des désirs à sublimer, une part dřimaginaire, lřexpérience vécue, les rapports affectifs (etc.) viennent peser sur les praxis et les représentations dřun individu et tissent la trame de la parole dřun sujet. Celui-ci ne vit-il pas en société ? Alors, viennent sřentrelacer aux représentations idiosyncrasiques les représentations du groupe et ses pratiques, ce groupe ayant par ailleurs lui aussi son histoire, ses valeurs, son imaginaire et même ŕsi lřon accepte lřhypothèse jungienneŕ son inconscient (Ŗlřinconscient collectifŗ). Avant donc de nous attacher aux discours dřindividus, nous avons à observer les discours de son groupe afin dřen saisir les représentations et les pratiques collectives qui viennent alimenter et influencer cette parole singulière. Cřest cette influence ambiante, diffuse et tenace du discours social qui sřinfiltre dans tous nos propos (M. Bakhtine lřa souligné51), que nous nommons ici lř ŖAvant-proposŗ. Lřintérêt que lřon trouve dans la considération de lřAvant-propos est double: - dřune part, elle permet de saisir le contexte dialogique dans lequel sřinsèrent les paroles éthyliques (et nous verrons que ces dernières jouent de la référence aux discours communs) ; - dřautre part, elle nous oblige à prendre conscience de nos propres préjugés sur lřalcool et sa consommation et à prendre du recul par rapport à lřinfluence des discours sociaux sur la matière, influence que nous subissons aussi. 0.2.3.2.“AVANT-PROPOS” : SUR LA CONSOMMATION ORDINAIRE D’ALCOOL Nous proposons ici un rappel des éléments présentés précédemment, en procédant par regroupements qui permettrons de saisir lřAvant-propos au discours du sujet. Ici, lřAvant-propos concerne la consommation ordinaire dřalcool, celle là qui nřest pas jugée comme pathologique. Par la suite, nous aurons à réitérer cette opération pour lřAvant-propos se rapportant à la consommation pathologique de boissons alcoolisées (lřalcoolisme). Poursuivons donc lřentreprise démarrée au chapitre Ŗ0.1.3.Conclusion : l‟apparition des premières représentationsŗ. En France, il nřest pas dřalcool sans vin. Cřest donc souvent à lui quřil sera fait référence lorsque nous parlerons de boissons alcoolisées. Il est lřobjet dřune 51 M. Bakhtine, 1977, Marxisme et philosophie du langage, Ed. de Minuit. 59 0.3. L’alcoolique et l’alcoolisme Proposer une approche en quelques pages de ce que sont lřalcoolisme et lřalcoolique peut paraître au spécialiste, à lřalcoologue, un dessein prétentieux voué à rester superficiel. Il nous faut alors préciser que le but de cette partie nřest pas de procéder à une anthologie des textes sur lřalcoolisme, mais de proposer certains repères indispensables à la poursuite de lřétude. La perspective se veut donc générale : nous entendons ainsi exposer ce quřil y a de récurrents dans les différents écrits sur ce thème et proposer ainsi un nombre restreint dřinformations qui permettent une première prise de contact avec lřalcoolique. A ce stade, le lecteur sait déjà que ce chapitre sřachèvera par un rappel des éléments constituants lřAvant-propos de la parole éthylique. 0.3.1. Mise au point définitoire Prenons un dictionnaire dřusage courant et ouvrons le à la lettre ŖAŗ afin dřy trouver une définition de lřalcoolisme. Nous lisons : ŖAlcoolisme : N.M. Toxicomanie à lřalcool. Alcoolisme chronique, Alcoolisme aigu, dû à lřabsorption, en peu de temps, dřune importante quantité dřalcool et qui se manifeste 60 par une certaine euphorie avec levée des contraintes, anomalies du comportement et de la coordination, et, dans les cas graves, stupeur puis coma, lequel peut entraîner la mort par dépression respiratoireŗ 56 . Nous pouvons extraire de cette définition au moins deux informations : primo que lřalcoolisme est une affaire de quantité dřalcool absorbée ; secundo que lřabsorption dřalcool a des conséquences sur lřindividu tant au niveau psychologique que moteur, conséquences qui sont largement observables au niveau du comportement. Si lřon accepte cette dénotation proposée par les éditions Hachette (et partagée par dřautres, par exemple Le Larousse de Poche : ŖAbus de consommation dřalcoolŗ, 1979), on considère que tout étudiant ayant un peu trop Ŗarroséŗ les résultats des examens est un alcoolique, comme nous tous, puisquřil est arrivé à chacun, une fois au moins, de boire jusquřà en perdre la raison et commettre des actes quřen temps et états normaux nous nřaurions pas effectués voire, que nous réprouvons désormais. Dans leur ouvrage Alcoologie, J.C. Archambault et A. Chabaud57 nous proposent une synthèse aussi rigoureuse que précise de ce qui peut caractériser lřalcoolisme. Les deux auteurs nous mettent en garde contre un diagnostic basé sur la quantité dřalcool absorbé et conseillent de remplacer la notion de volume dans la définition de lřalcoolisme par celle dřitération. Lřalcoolisme se conjugue donc au pluriel, au pluriel des verres : il est impossible à lřalcoolique de sřarrêter au premier de ceux-ci, lřattraction répétitive quřil subit étant plus forte que sa volonté, qui dřailleurs, ne sřoppose souvent plus à cette aimantation. Nous nřirons pas plus en avant dans cette approche définitoire. Quelques lignes déjà et nous arrivons à lřessentiel : lřalcoolique, le locuteur privilégié de cette étude, quřil nous faut maintenant apprendre à mieux connaître. 0.3.2. L’alcoolique et ses troubles : approche générale Il est tout aussi gênant quřindispensable dřessayer de pénétrer le mystère de lřalcoolique. Ici, nous parlerons de lřalcoolique lambda, décrit par les spécialistes par généralités et non de personnes précises. Le lecteur aura compris quřil sřagit là dřune approche Ŗa prioriŗ, sans lien aucun avec notre corpus. Elle trouvera son pendant en fin dřétude, lorsque nous aurons découvert lřalcoolique par nos propres moyens (qui sont ceux des sciences du langage) et que nous serons capable de le présenter plus précisément (cf.§ Ŗ2. Du discours au sujetŗ et notamment Ŗ2.2. Boire et parler : ébauche d‟une contribution des sciences du langage à l‟alcoologieŗ). 56 ŖHachette, Le Dictionnaireŗ, 1992. 57 Archambault J.-C. et Chabaud A.,ibid.p. 40. 61 Il est désormais habituel de considérer lřalcoolique comme un malade. Cette qualification permet de ne plus considérer lřalcoolique comme un simple ivrogne, mais comme un individu en souffrance, curable et à soigner58. Distinguer lřivrogne, simple soûlard stigmatisé, pointé du doigt et "péjoré", de lřalcoolique libérable de sa dépendance, en partie irresponsable du mal dont il souffre, cřest offrir une place différente, tant dans la langue que dans la société, au sujet ainsi considéré. J. Maisondieu nous explique que lřalcoolique est un « handicapé de la liberté » (1996 : 21)59 parce quřil a perdu la liberté de ne plus boire. Le rôle du thérapeute est alors paradoxal puisquřen lui rendant cette liberté, il lui ôte celle de boire. Mais ce dilemme éthique est cependant très vite dépassé dans lřurgence que crée la précarité tant physique que morale dans laquelle se trouve celui devenu Ŗpatientŗ. On cherchera alors quelque cause à la maladie cřest-à-dire ce qui en appelle à la répétition morbide de lřalcoolisation comme réponse au mal-être. Car boire nřest pas en soi le mal premier dont souffre lřalcoolique (et ce, malgré les conséquences morbides de cet acte sur lřorganisme) ; le nœud se trouve en effet dans une autre sphère, psychologique et en crise. La plupart des alcoologues observent chez les personnes consommant de lřalcool dřune manière pathologique, une sensibilité extrême aux contacts sociaux qui, à ses points paroxystiques, peut être qualifiée dřhyperesthésique. Lřalcoolique vit ainsi sur le mode de la crainte des contacts sociaux auxquels il ne peut pourtant pas échapper puisque vivant en collectivité. Cette angoisse des rencontres et des liens avec les autres membres de sa communauté le conduit à une auto-dépréciation, parce que cřest notamment sur la relation à lřautre et la place que lřon se construit dans la société que le sujet sřélabore. Pour éviter une désocialisation dénarcissisante, le futur alcoolique tente de fortifier ses rapports sociaux défaillants par un des vecteurs de rapprochement social les plus reconnus : le verre partagé. En buvant, il se veut autre que lui-même, cřest-à-dire comme les autres et la convivialité créée par lřacte de boire est renforcée par une confiance en soi et une détente accrues par les effets psychotropes de la molécule dřéthanol. Boire pour être autre, cřest lřalcool comme maquillage. Nous rencontrons ici le sens du terme dans la langue dřemprunt : en Arabe, Ŗal kuhlŗ désignait le fard à base dřantimoine destiné aujourdřhui encore (notamment) au maquillage des paupières. 58 Il en résulte parfois un traitement médicamenteux abusif en ce quřil occulte toute Ŗprise en chargeŗ psychologique. 59 Maisondieu J., 1996, ŖDe la maladie alcoolique au mal-être de lřalcooliqueŗ, Le journal des psychologues n°141, oct. 1996, (PP. 21-25). 64 Nous avons brossé à grands traits le portrait de lřalcoolique. Ce sont autant de lignes de lecture qui constituent une première approche, dégagée de toute observation personnelle, en vue dřune compréhension de celui que nous allons rencontrer : il nous faut bien avoir quelque préparation. Tout ce travail sera à défaire. En effet, les discours des alcooliques nous renvoient aux locuteurs et ceux- ci, aux sujets. Dès lors, nous aurons notre propre conception de lřalcoolique, une conception uniquement basée sur les productions langagières de ceux-ci. 0.3.3. Avant-propos aux discours sur l’alcoolique et l’alcoolisme Après avoir abordé la problématique alcoolique, nous allons à présent nous tourner vers les représentations et les pratiques qui y sont liées. Pour ce faire, face à la multiplicité des éléments qui sřoffrent à notre analyse, nous procéderons en deux étapes. La première étape sřattachera aux représentations et aux pratiques quřopère lřalcoolique sur sa démarche. Dans un second temps, ce sont les regards et les attitudes sociales dřindividus Ŗsainsŗ vis-à-vis de lřalcoolisme qui seront au centre de notre attention. 0.3.3.1. REPRÉSENTATIONS SYMBOLIQUES ET PRATIQUES DE L’ALCOOLIQUE Connaître les représentations et les cadrages de la réalité et du vécu quřopèrent des membres regroupés en société est à notre époque, largement effectué par un nombre de disciplines scientifiques aux travaux accessibles. Il en va tout autrement lorsquřil sřagit dřaxiologies quřopère un individu qui a pour caractéristique dřavoir une conduite qui nřest pas celle des autres membres de la société, une conduite stigmatisée. Des travaux de spécialistes et notre expérience propre nous autorisent cependant à proposer ici quelques pistes. 0.3.3.1.1. Représentations et axiologies chez l’alcoolique En premier lieu, il semble important dřannoncer que lřalcoolisque nřa pas conscience du caractère pathologique de son comportement, de la conduite compulsive et répétitive qui le caractérise pourtant pour nřimporte quel observateur. Dans aucune de nos enquêtes sur le terrain, nous nřavons entendu dire « je suis alcooliqueŗ ni même un Ŗj‟ai un penchant pour l‟alcoolŗ. Pour ces buveurs, lřalcoolisme est ailleurs : chez lřivrogne qui dégorge au coin de la rue, parfois chez un des autres buveurs de lřétablissement, dans tous les cas cřest toujours lřautre. Alors, il faut bien souvent attendre que le corps cède, brisé par des années 65 dřalcoolisation chronique, ou que la vie sociale et familiale éclate pour que certains dřentre eux prennent conscience de leur état. Cette habitude de boire semble être pour eux un habitus partagé par tous. Ne pouvant nier quřils boivent («un peu »), ils avancent que tous boivent. Il a souvent été écrit que lřalcool est considéré dans nos sociétés comme un produit doté dřune certaine aura magique. Cela est particulièrement vrai pour lřalcoolique, qui projette sur ces boissons de nombreuses attentes. Les mythes sont récupérés et prennent de lřampleur chez lui puisquřil adjoint au statut dřobjet de conversion conféré à lřalcool (qui permet le passage du buveur dřun état à un autre) celui dřobjet de résolution (qui calme à sa manière un trouble existentiel). Ce mouvement dřinvestissement de lřobjet se poursuit jusquřà lřintrojection : la boisson alcoolisée nřest plus alors un objet extérieur, mais un Ŗobjet-moiŗ qui a perdu ses facultés de liant social, qui nřest plus lřinstrument dřun passage de soi vers les autres, mais un élément constitutif de moi (du moi-alcoolique). Nous sommes donc en présence de représentations paradoxales, qui cohabitent pourtant bien chez lřalcoolique. Dřun côté, lřalcoolique scotomise la maladie et ne voit en lřalcool que lřalcool-convivial (représentation courante dans la société), mais dřun autre, la boisson occupe une place particulière puisquřelle finit par devenir une partie de soi-même, un élément indispensable à la sensation dřune complétude de soi, dans un mouvement qui exclut lřautre. Cette antinomie peut être dépassée si lřon considère comme valable la distinction quřopèrent les psychanalystes entre un moi-non-alcoolique et un moi-alcoolique qui cohabiterait chez le sujet alcoolique (A. de Mijolla et S.A. Shentoub, 198165 ). Nous aurons à compter avec tous ces complexes. 0.3.3.1.2. Les pratiques de l’alcoolique Si ces conduites ne sont pas des pratiques sociales pour les autres membres de la société (ces derniers membres, Ŗsainsŗ, ont dřautres pratiques que nous avons abordées), elles sont une Ŗpratique de lřalcoolismeŗ. En effet, les Ŗalcoolitesŗ observés boivent souvent en groupe (restreint à deux-trois individus à la fois par rencontre) au sein duquel lřalcoolisation répétitive vaut pour un comportement social (tout du moins tribal). La caractéristique première de ces pratiques est son caractère répétitif ŕŖcompulsif répétitifŗ si lřon se réfère au lexique freudien. Ce caractère répétitif est de première importance et est un élément de compréhension des paroles éthyliques primordial, 65 A. de Mijolla et S.A. Shentoub, 1981, Pour une psychanalyse de l‟alcoolisme, Payot, coll. ŖPetite bibliothèque Payotŗ, (1ère éd. 1973). 66 cřest pourquoi nous ferons souvent référence à cette caractéristique lors de cette thèse, et ne nous attarderons pas ici sur ce propos. Il sřagit donc dřune pratique dřun groupe, de la Ŗtribuŗ des alcooliques, qui est pour ceux qui la mettent en scène une pratique de la convivialité. Cependant, lřalcoolisation sociale cède le pas à une autre réalité et sřavère nřêtre quřun simulacre. La convivialité feinte nřest alors quřune façade destinée à faire croire à un reste de socialisation ordinaire. Derrière celle-ci, lřalcoolique est seul. En fait de groupe, il sřagit tout au plus dřun rassemblement pratique dřindividualités, de solitaires : lřalcoolique ne boit quřavec lui-même. Nous verrons au cours du travail dřanalyse des corpus que le comportement langagier rend également parfaitement compte de ce phénomène de solitude à plusieurs. Lřalcoolique boit pour combler de verre en verre le vide, pour chasser à coup dřalcool cette angoisse et accéder à lřeuphorie, en un moment libératoire qui lřautorise à vivre, mais qui disparaît quand, au énième Ŗcul-secŗ, lřindividu est anéanti, vaincu par ce qui, quelques minutes avant, le soutenait. Car au bout de la course, après avoir perdu le contrôle du temps, de lřespace, cřest lui-même que le buveur a égaré, jusquřà lřoubli de soi-même. Lřalcoolisme est alors une bouée de sauvetage que le buveur invétéré se lance à lui-même sur lřocéan dřune société où son existence lui semble impossible; bouée lestée qui le maintient à flot tout autant quřelle lřentraîne vers le fond où la mort viendra le délivrer de ce lourd combat. Cřest dans ce mouvement étrange quřil faudrait définir la pratique de lřalcoolisme, espoir dřune libération, ou tout du moins dřun relâchement du malaise, par lřalcool qui, paradoxalement (nous ne sommes plus à un paradoxe près !), enferme le buveur dans une compulsion de répétition qui lřamène à boire de plus en plus, jusquřà lřenfermement dans une cellule quřil sřest lui-même construite : cellule aux murs capitonnés de molécules dřéthanol, dans laquelle il attend la mort. 0.3.3.2. LE REGARD DU SAIN Les Français (si le terme est compris dans une acception large qui propose lřhomogénéité) ont un regard plutôt bienveillant sur les boissons alcoolisées66 et sont prompts à les consommer , encouragés par leur culture. Mais lřalcoolisme est une pratique de la déviance. Non seulement, cette pratique sépare les individus Ŗsainsŗ des Ŗmaladesŗ, mais opère la scission jusquřau sein des buveurs. En France, et à la suite dřune longue tradition culturelle liée au vin qui sřétend maintenant à dřautres alcools sous lřeffet de la succession des générations, 66 Si le vin et la bière ont les faveurs des Français, il ne faut pas en conclure que cela sřopère au détriment des autres boissons alcoolisées : nous lřavons vu, les modes dřalcoolisation changent et à peu près tous trouvent leur bonheur dans la grande famille des alcools. 69 contextes qui ont suffisamment de points communs pour pouvoir être considéré dans une certaine homogénéité. 0.4.1. Le contexte circonstanciel, factuel… Le décrire revient à présenter les interlocuteurs, le(s) lieu(x) de leur(s) rencontre(s) et les moments de celle(s)-ci. Cela a déjà été annoncé : les interlocuteurs auxquels nous nous attachons ici sont des alcooliques. Il sřagit dřindividus dont la présence dans les bistrots est quotidienne voire pour certains quasi-permanente. Il est délicat de proposer un Ŗportrait-robotŗ de lřalcoolique type, et nous allons nous contenter de le Ŗsituerŗ. Pour ce qui est de lřâge, on peut proposer une fourchette large qui sřétend de vingt- huit à soixante-cinq ans. De prime abord, rien ne distingue lřalcoolique du buveur occasionnel qui vient Ŗprendre un potŗ dans un bar : la tenue vestimentaire nřest pas spécialement négligée (pour certains, elle est même particulièrement soignée), lřapparence générale nřest pas particulière. On a souvent tendance à croire que lřalcoolique parle fort, quřil est remarquable dans une foule dřanonyme : il nřen est généralement rien. Bien souvent au contraire, il est des plus discrets, ne sřexpose pas aux terrasses des cafés. Il ne vomit pas ni ne hurle contrairement à certaines attentes. En résumé on peut écrire quřau premier coup dřœil, rien ne distingue lřalcoolique du consommateur non compulsif. Le cadre de lřéchange est toujours un bistrot. Loin des grands cafés renommés, lřalcoolique va au petit café du coin qui, bien quřil ne paie pas de mine, à lřavantage de ne pas être un lieu à la mode, un point de passage et de rendez-vous de toute une population. Il constitue plutôt un espace où lřalcoolique prend ses habitudes (il a sa place) et se sent chez lui70 . Le chercheur a le choix : les bistrots, les centres des Alcooliques Anonymes, les cliniques spécialisées et même les commissariats de police sont des lieux où il pourra rencontrer lřalcoolique. Le choix à un sens heuristique : ce que vise cette recherche, cřest la mise à jour des particularités des discours ordinaires dřalcooliques, cřest-à-dire de discours tels quřils sont produits en situation dřalcoolisation compulsive. Le travail dans les centres des Alcooliques Anonymes ou dans des cures de désintoxication est dřun autre ressort : nous nřavons plus affaire à des discours Ŗordinairesŗ dřalcooliques mais à des productions Ŗparasitéesŗ par les discours médicaux ou de repentir, dénaturés presque, dans un 70 Les alcooliques qui voguent de bar en bar ont quand même leurs habitudes : bars sélectionnés, places préférées dans chacun de ces lieux, et même pour certains, la tournée des bars est immuable. 70 cadre inhabituel où lřalcool et sa consommation sont au centre des préoccupations. Il sřagit alors de paroles dřex-alcooliques (tout du moins de candidats à lřabstinence) sur lřalcoolisme. Précisons enfin que puisque lřalcoolique boit à toute heure, lřensemble des productions langagières que nous avons enregistrées sřétend (de façon ponctuelle) tout au long de ses journées (de 8 heures à 23 heures). 0.4.2. Le contexte situationnel Dans un ouvrage consacré à la pragmatique , F. Armengaud propose un condensé des traits caractéristiques de ce concept. On retiendra ici : - « On passe de quelque chose de purement physique à quelque chose de culturellement médiatisé » (1993 : 6171). - La Ŗsituationŗ a des finalités sociales - Les propos sont en étroite dépendance avec le contexte (circonstanciel), qui leur permet de prendre sens. En ce qui concerne la rencontre entre alcooliques, dans le contexte (le cadre) que nous venons de présenter, ce «quelque chose de culturellement médiatisé » peut être compris comme les pratiques de lřalcoolique. Il a été dit que les Ŗalcoolitesŗ boivent en groupe restreint, dans un esprit que lřon peut comparer à celui dřun ŖClub72 ŗ. Ce petit groupe est en effet très fermé, replié sur lui-même le temps de lřalcoolisation, et lřouverture sur autrui ne se fait que pour accepter un nouvel arrivant (connu et reconnu comme faisant partie de ce groupe) sur lequel le petit comité se referme aussitôt. Les Ŗhabituésŗ ont donc leurs habitudes ! Plus quřune rencontre impromptue, il sřagit là dřun rituel codifié, où (généralement) chacun à sa place (symbolique et matérielle). Il ne faut cependant pas en conclure que les alcooliques boivent ensemble : ils boivent à plusieurs. La distinction est capitale même si nous nous contentons de la postuler pour le moment. La finalité de la rencontre est alors bouleversée : il ne sřagit pas de partage, de mise en commun, mais dřun simulacre de rencontre qui permet de ne pas avoir à supporter (plus encore) le poids dřune exclusion sociale. Ce petit réseau à cependant son propre règlement langagier (implicite) : nous aurons à le mettre à jour. 71 F. Armengaud, 1993, La pragmatique, PUF, coll. ŖQue sais-je?ŗ. 72 Les patrons de café les nomment « équipes ». 71 74 séparant lřadmis de lřexclu, lřacceptable de lř "immontrable", de lřinnommable (du monstrueux donc) et reflète (parce que le choix de lřobjet toxique nřest pas immotivé), si ce nřest son malaise, son mode de gestion de celui-ci. Parallèlement à ces représentations et à ces pratiques, nous percevons bien lřimportance du contexte qui est lui aussi porteur de sens (ainsi, nous ne considérons pas de la même façon celui qui boit seul chez lui et celui qui boit un verre avec des amis au café du coin). Nous avons distingué le contexte circonstanciel du contexte situationnel. Par une substitution lexicale, on peut rejoindre la distinction opérée par la paire cadre/situation. La situation, ou le contexte situationnel, passe par les cribles culturels de la communauté. On peut la rapprocher des différentes représentations qui forment les préconçus aux pratiques quelles quřelles soient. Il en a donc été largement question. Par cadre, on désignera par exemple lřautel, le comptoir du bistrot ou la table du salon sur lesquels est déposé lřalcool. Pour lřétude elle-même (cřest-à-dire le travail réalisé sur le corpus enregistré), le cadre est celui de petits bistrots de quartier (cf. § 0.4.1. et chapitre suivant : présentation du corpus). Si pour le Ŗbuveur socialŗ, il y a un avec, un partage, une mise en rapport, il nřen va pas de même pour lřalcoolique puisque la pluralité des buveurs nřinclue pas une pratique du type dionysiaque : chacun boit en fait en compagnie dřautres, mais pour soi (lřautre semble ainsi nřavoir en fait quřun intérêt spéculaire). La division à venir à pour objectif une présentation du corpus, cřest dire alors que débute ici, le travail sur le terrain des alcooliques. 75 76 1. Paroles éthyliques 79 un autre rhodanien ?). Ensuite, en faisant table rase de ces anciennes fondations, nous espérions avoir un regard neuf bien que fort de lřexpérience acquise. Nous avons donc enquêté sur la région lyonnaise, à Lyon et Villeurbanne. Dans un premier temps, nous avons fréquenté avec assiduité une dizaine de bistrots73 . Quatre établissements ont retenu notre attention : nous y avions trouvé des sujets pour notre étude74. Quatre semaines supplémentaires furent alors nécessaires pour permettre notre intégration (et notre reconnaissance) dans ces lieux par les clients. Nous avons fini par nous faire accepter jusquřà devenir un de leurs. Pour ce faire, nous avons, en préliminaire à lřobservation participante, adopté la conduite des consommateurs alcooliques, laquelle est reconnaissable à de multiples traits : consommation le plus souvent au comptoir, prédilection pour les boissons alcoolisées, présence en règle générale journalière. Durant cette période, nous nřavons procédé à aucun enregistrement, préférant attendre le temps où nous serions (enfin) devenus des allocutaires à part entière (avec toutes les particularités que cela comporte chez lřalcoolique, particularités que nous aurons à décrire). On connait le paradoxe qui naît de cette situation : le chercheur a à sřintégrer au groupe des alcooliques, à sřimpliquer personnellement mais doit en même temps conserver le recul nécessaire à lřobjectivation. Pour notre part, nous pensons que le recul a été facilité par la nature même du groupe : quand bien même il est intégré, lřobservateur ne peut oublier quřil est particulier puisque non alcoolique. Cřest seulement une fois accepté que nous avons débuté les enregistrements. Nous arrivions désormais (toujours avec la même assiduité) avec un micro-cravate dissimulé et enregistrions sans censure le ou les alcooliques présents. Notre démarche était la suivante : nous déposions un petit sac dissimulant le matériel dřenregistrement sur le comptoir, et laissions la bande se dérouler en essayant de ne pas orienter la discussion et sans jamais recourir à des interviews. Cette observation participante non directive a été pratiquée par un seul enquêteur (bien que des propositions dřaide bénévole eussent été formulées, non sans humour) à plusieurs heures de la journée, afin de prendre en considération une variable temporelle au cas où celle-ci sřavérerait pertinente (ce ne fût pas la cas). Qui avons-nous enregistré ? Si lors des prolégomènes, nous avons fait une présentation succincte et large de lřalcoolique, nous devons maintenant faire preuve dřun peu plus de précision et nous situer par rapport aux terminologies utilisées par les alcoologues et autres chercheurs apparentés. 73 Par Ŗbistrotŗ, nous entendons un bar modeste par opposition aux débits de boisson en vogue ou chics, lřexpérience nous ayant démontré que cřest dans ces premiers que lřon trouve les alcooliques. 74 Nous reviendrons sur les critères de sélections et les Ŗtypesŗ dřalcooliques ci-après. 80 La classification de Jellinek (196075) est lřune des plus connues : elle permet de distinguer deux types de consommateurs pré-alcooliques et trois types dřalcooliques proprement dit. Ces trois types dřalcooliques sont également présents chez Fouquet (1950 ; ibid.p. 67) : il sřagit des alcoolites, des alcooloses76 et des somalcooloses. Le somalcoolose est la plupart du temps une femme. Cette forme dřalcoolisme est caractérisée par un passage à lřacte imprévisible, intermittent et dřampleur considérable (on boit de tout… jusquřà de lřeau de Cologne, des teintures pharmaceutiques etc.). Le somalcoolose ne se rencontre pas dans les bistrots : il a une conduite solitaire, cachée. Celui-ci, nous ne lřavons pas rencontré. L‟alcoolose (ou alcoolomane ) boit irrégulièrement, par crises qui le conduisent à une ébriété paroxystique. Le buveur cherche à sřémanciper, modifier son état de conscience jusquřà atteindre la déperdition de soi, jusquřà la chute inévitable. Après cette crise, il y a les remords, lřauto-critique qui pousse souvent lřalcoolose à aller consulter. Il devient alors disert, cherche dans le roman familial les raisons de ces gestes quřil déplore, et sřattache à se sevrer, jusquřà la prochaine crise qui semble aussi impromptue quřinévitable. Celui-là était plutôt rare. Reste donc lřalcoolite. Car enfin à quoi sřattend-on ? A un alcoolique vomissant sur le comptoir et vociférant des insanités ? Point de cela. Les alcooliques que nous avons rencontrés sont généralement des alcoolites à la consommation quotidienne, quasi-permanente mais à Ŗpetite doseŗ, résistants à la boisson : ils ne paraissent jamais ivres. Incapable de sřabstenir, ils se retrouvent aussi souvent que possible dans les bistrots, quêtant quelque société. Pour ceux-ci, tout va bien, ils boivent certes, mais comme beaucoup si ce nřest comme tout le monde de leur avis. Il nřen reste pas moins que (et cela, cřest uniquement sur le terrain que nous le découvrons) cette intégration sociale est bien souvent mise à mal : nous le verrons. Cřest le cauchemar des soignants sřils ont jamais affaire avec eux car pour lřalcoolite, tout va bien, il nřy a aucun problème, « si ce n‟est le maudit alcool, signifiant-maître » (M. Legrand, 1997 : 4277)… qui leur semble invisible. Fouquet (1950 ; ibid.p. 67) ajoute 75 E.M. Jellinek, 1960, The disease concept of alcoholism, New-Haven, Hillhuse Press. 76 Chez Alonso-Fernandez, lřalcoolite est Ŗbuveur invétéréŗ et lřalcoolose Ŗalcoolomaneŗ. 1987, La dépendance alcoolique, PUF. 77 M. Legrand, 1997, Le sujet alcoolique, essai de psychologie dramatique, Desclée de Brower, coll. ŖRe- connaissancesŗ. 81 quřil est frappé dř «apsychognosie», afin de rappeler que lřalcoolite ne veut rien savoir de sa vie psychique, de ses émotions, de ses fantasmes. Nous pouvons donc, puisque nous avons aussi à nous situer par rapport à ces classifications, considérer que la plupart des personnes rencontrées sont des alcooliques du type alcoolite. Cependant, nous verrons que les définitions de lřalcoolite sont souvent simplificatrices cela, en raison du mode même dřobservation des alcooliques78 : ainsi par exemple, constater que certains préfèrent boire compulsivement au bistrot nřest pas suffisant pour en déduire leur sociabilité. Nous verrons de même quřil faut nuancer lřaffirmation du caractère apsychognosique de ces buveurs, en tout cas la préciser. Pour ces raisons et afin de pouvoir conserver une totale liberté descriptive (hors taxinomie préexistante), nous nřutiliserons pas le terme dřalcoolite, et lui préférerons celui dř Ŗalcooliqueŗ, ce dernier sous-entendant désormais Ŗalcoolique de bistrot, alcoolique de comptoirŗ (nous emploierons également ce dernier syntagme). Finalement, toutes les classifications possibles nřapportent pas de réponse à notre questionnement premier : comment reconnaître un alcoolique ? Pourquoi décider que celui-ci et pas un autre est à enregistrer ? Pour répondre, nous avons mis au point une Ŗgrille de sélectionŗ simple, qui nous a paru efficace. Les critères (à observer durant la phase dřintégration) étaient: - la présence quotidienne dans un ou plusieurs débits de boisson ; - la consommation dřalcool répétée et durable ; - la connaissance et la reconnaissance par dřautres buveurs habitués ; - un jugement que nous faisions du buveur, en nous basant sur notre expérience (particularités du discours, du comportement etc.), censée éviter la confusion entre Ŗgros buveursŗ et alcooliques. Enfin, nous avions décidé dřéliminer de ce corpus certains buveurs tels que les retraités qui viennent quotidiennement boire un petit blanc et jouer à la "couinche", les travailleurs du quartier qui tous les jours de la semaine venaient prendre lřapéritif… En fait, tous ceux qui étaient présent tous les jours à heure fixe et pour un événement arrosé (partie de carte, apéritif etc.) ont été éliminés du corpus, et seuls sont restés les buveurs-à-toute-heure, les piliers de bar, les personnages qui constituent parfois le décor vivant dřun bistrot. 78 Hors des lieux dřalcoolisation ! 84 85 1.1. Éléments d’analyse des discours et des interactions éthyliques Dans cette division, nous souhaitons présenter les particularités du discours alcoolique. ŖDu discours alcooliqueŗ : le singulier annonce quřil sřagira ici de procéder par regroupements, dřatteindre les éléments communs à tous les discours dřalcooliques afin de présenter des caractéristiques récurrentes du discours éthylique. La recherche de ces éléments et leur analyse nécessite un travail pluridisciplinaire (à lřintérieur des sciences du langage) : analyse des discours, approches énonciatives, analyse conversationnelle etc. Nous ne soumettrons cependant pas la présentation de notre travail à cet ordre disciplinaire, et préférerons suivre une démarche qui facilitera par la suite les regroupements. Les éléments et modalités du discours qui ont retenu notre attention sont multiples et il est parfois difficile de les présenter séparément. La nécessaire clarté de lřexposé enjoint cependant des choix qui nous ont conduit à présenter successivement : - les thèmes éthyliques80 ; - les récits éthyliques ; - la subjectivité éthylique ; - les conversations éthyliques. 80 ŖÉthyliqueŗ comme adjectif dans les titres de division afin dřéviter lřemploi dřalcoolique dans ces études qui ne concernent quřun type dřalcoolique : lřalcoolique de comptoir. 86 1.1.1. Les thèmes éthyliques Il nous a paru intéressant de débuter par une étude des contenus thématiques des discours éthyliques. Le bénéfice de cette première approche est au moins double : nous faisons une avancée dřimportance vers les préoccupations de 89 Le critère de sélection est pour ce thème, comme pour les autres retenus, double. Dřabord, on observe la réapparition de ce thème pour lřenquêteur. Nous avons en effet remarqué que Ŗ lřalcool Ŗ est un objet de discours présent chez tous les alcooliques rencontrés : cela suffit à le rendre intéressant. Ensuite, nous avons retenu le thème Ŗalcoolŗ parce que nous nous sommes aperçu quřil venait ponctuer régulièrement le discours de chaque locuteur alcoolique. Ainsi, quřil soit déployé, argumenté et exemplifié ou au contraire, quřil ne soit juste quřune allusion, le thème de lřalcool marque par sa présence les discours de comptoir, parfois de façon singulière. Quřest lřalcool pour les alcooliques qui nous préoccupent ? Le questionnement nřappelle pas de réponse franche. Il pose cependant une problématique qui dans notre cas, peut être abordée par le biais des axiologies que propose le discours de lřalcoolique sur ce thème, axiologies soutenues par le locuteur (de lřordre du vouloir-dire) ou non (il y a des traces dans le discours, traces non voulues par le locuteur mais qui rendent compte elles aussi dřun cadrage, de représentations non conscientes qui échappent au contrôle du sujet). Dřores et déjà nous pouvons lřannoncer : le thème alcool est un thème privilégié et Ŗon en parleŗ, mais de différentes manières qui justifie le Ŗonŗ qui permet dřéviter le sujet. Lřalcoolique sřinvestit dans lřalcool, cřest un truisme, et son discours subit sur ce thème un double mouvement paradoxal, ambivalent, aux valeurs contradictoires, de la valorisation discursive dřun certain alcool à lřoccultation discursive dřun autre. La valorisation discursive dřabord. Il sřagit du premier mouvement de la parole vers ce que lřon a appelé dans les prolégomènes «lřalcool social». Ce cadrage de lřalcool est le plus important quantitativement parlant et peut-être le seul dans lequel lřalcoolique veut inscrire sa conduite. Cette valorisation de lřalcool se déploie en deux dynamiques qui dédramatisent la prise compulsive dřalcool. En premier lieu, le discours principal tenu sur lřalcool par les alcooliques est celui du discours social dominant. Cřest celui-là qui présente la boisson alcoolisée comme une boisson conviviale. Nous avons limité les exemples tirés du corpus à ce sujet au minimum, tant ces discours sont connus de tous, participent à la doxa. Citons cependant : 1• « J.-M. Avant au boulot cřétait autřchose // on picolait ensemble/ on sřconnaissait tous ». 2• « H. Tu fais la gueule ou quoi ? L. Non H. Ben vient mřoffrir un verre alors ». 90 Lřalcool est ici présenté comme la boisson de la cohésion, qui vaut la rencontre, le partage. Au paroxysme de cette conception se trouve le verre dřapéritif partagé entre amis. Nous sommes ici en face dřun discours assumé, en pleine conscience, que lřalcoolique semble clamer pour se déculpabiliser dřune conduite souvent réprimandée, admonestée et sřinscrire alors en concordance avec une praxis sociale acceptée et même plus, valorisée. Le lapsus de H., qui place la « bouteille » au lieu du « contact » fait plus que confirmer ce rattachement à une pratique socialisée : il est indice de la confusion qui mêle pour lřalcoolique le rapport à lřautre et lřalcoolisation. Nous verrons plus tard (cf.§1.1.4. Conversations éthyliques) que si cette convivialité est mise en avant par le locuteur alcoolique, elle ne correspond pas vraiment à ce qui motive sa présence dans les bistrots. 3• « F. Yřa pas de :: de contact { à propos des différentes générations} H. Non / Yřa pas dřbouteille. » {Lapsus} Première opération de thématisation donc, qui a pour résultat lřinscription dans une conduite sociale acceptée, par lřalibi du discours social dominant repris à son compte par le locuteur alcoolique. En même temps que sřopère cette (ré-)inscription sociale, sřaccomplit une "désingularisation" de la conduite. «Je bois oui, mais comme tout le monde» semble nous dire lřalcoolique poursuivant lřentreprise de banalisation de son acte. Pour préciser cela, observons quelques exemples : 4• « J : […] mon père / avant quřil meure / je te parle avant quřil meure / on arrivait nous avant quřil meure // lui il prenait une Pelfort brune… » 5•« J : Enfin quand même cřest drôle / il y a une évolution dans les boissons // avant dans le Nord / QUE dans le nord et dans la Belgique ils buvaient de la bière / la BIère la BIère la BIère// regarde maintenant dans toute la France tout le monde boit de la bière // hein // non mais cřest bizarre […] on a moins lřimpression de se soûler avec / on est moins ivrogne peut-être (rire)» 6•F : (enquêteur) 84 « F. Jřmřentraîne pour devřnir alcoolique P. / Pour dřvenir quoi ? F. / Alcoolique ! P. Oh cřest pas difficile hein // jřte donne la recette moi / třachètes un bistrot / třes alcoolique au bout dřcinq ans / 1 an/ 1 an et demi třes plein comme un garde // tous les jours /// Chaque fois quřun gonzř y třdis Ŗtu veux boire un coup ?ŗ ŖBen OKŗ // Alors lřautř y prend un blanc et toi tu prends un blanc lřautř y dis Ŗun pastisŗ tu bois un pastis lřtroisième y třdis Ŗun dřmiŗ tu bois un dřmi // à midi třes dřjà plié 84 Nous ne tronquons pas cet extrait un peu long afin de pouvoir y puiser dřautres exemples plus loin. 91 F. ouais ouais mais là cřest pas du choix / c‟est du commerce P. Et après tu:: / après třes ( X) toute la journée/// et tous les soirs tu třendors // ( XX) // Tu regardes un match à la télé { fait signe de sřendormir } // Ŗcřétait bien lřmatch hier ?ŗ Řtain impeccable / třas rien vu quřtřétais marié / des fois tu dors tout seul avec le chien / dans la niche // ça / on est tous plus ou moins alcoolique // F. yřen a pas beaucoup ici hein ? P. Hein ? F. Yřen a pas beaucoup P. Yřen a pas beaucoup ? Ben mon vieux // ah tu connais bien lřquartier hein // Yřa pas beaucoup dřalcooliques quřy dit // Ben moi / jřen ai pas vu beaucoup qui buvaient pas // jřen ai pas vu beaucoup quřétaient pas alcooliques jřveux dire // 9 sur 10 F. AH OUAIS ? P. Ah jřai pas dis rond / Alcooliques / cřest différent cřest pas la même chose /// moi des fois jřai bu des canons mais jřsuis pas :: tu mřverras pas tituber rien du tout // G. de toute façon suffit dřboire :: un verre de vin par jour třes alcoolique P. ah oui: NON G. Si du moment qu‟tu peux pas P. NON pas un verre par jour/ nřexagère pas non plus // un verre de vin třes pas alcoolique / Třes parce que tu peux třarrêter tout de suite / UN mec quřest alcoolique va pas sřarrêter dřboire de lřalcool // comme moi / si jřai pas mes deux blancs le matin / mes deux pastis à midi / mes trois bières dans lř( X ) // Jřsuis pas bien // jřdépasse pas mes:: une certaine dose / jřai pas honte de lřdire // après quand tu dépasses alors là / třes rond / mais tant quřjřdépasse pas ma dose jřsuis pas rond / jřsuis bien // et et et ça { montre une cigarette } G. Ah mais cřest pareil P. Cřest pareil / si jřai pas fumé mes vingt clopes par jour // jřvois lřdimanche matin que jřme lève plus tard que dřhabitude / ben jřfume ma première cigarette à dix heures du matin ben :: jřla trouve drôlement bonne/ que la sřmaine à six heures du matin jřfume///mais lřdimanche matin jřme réveille/ jřvais pisser un coup ben comme tout à chacun // jřbois mon café ben putain cherche le bu- les cigarettes// que la sřmaine à six heures je fume// Řfin à six heures / le temps quřjřarrive à six heures trente / parce que chez moi jřfume pas /// jřfume en arrivant ici // on a tous besoin dřun truc // et jřcause pas dř tout ceux quřavalent heu:: cinquante cachets par jour: // pour la tête / pour les pieds / pour les reins/ pour la vessie / tu les vois vřnir les gonzs qui třdemandent des verres dřeau // zřont des cachets plein les poches y savent même pas à quoi ça sert // pour dormir ou pour :: / y sont drogués aussi // cřest une drogue / le mec quřa pas son cachet pour dormir y dors pas / ben cřest une drogue // moi ( XXXX) si y zřont pas leurs cachets / ben y dorment pas // quřest ce que ça veut dire ça ? / moi jřdors bien sans cachet / qui // non parce quřils pris la::: lřaccoutumance quoi // et en plus cřest dans leurs têtes après y třfilent placébo / cřest dans leur TÊTE / il faut des cachets // alors yřa quřen France quřles pharmacies font pas faillite en France / yřa quřla sécu {tousse} / les pharmacies font pas faillite en France // Ils ont jamais autant bossé / (XX) / (X) mais ils sont contents les gonzs y zřont des ordonnances comme ça y sont heureux jřte dis vingt dřplus F. Bah / les bars cřest pareil si yřa tant dřalcooliques que ça P. Hein ? F. Si y a tant dřalcooliques que ça / dans lřquartier ça devrait marcher P. Ben cřest pas dans lřquartier/ Alcoolique cřest national / c‟est la France qu‟a l‟plus d‟alcooliques F. C‟est le sport national en France P. Et oui Oh::: yřa pas quřen France G. LřAllemagne aussi y sont bons P. Yřa pas quřça / et lřAngleterre tu crois quřils boivent pas ? // parce quřils ont leurs bars fermés à :: les pubs y ouvrent quřà cinq heures pis y ferment à huit heures et sřouvrent pas entre midi 94 Comme vous en somme. Ce nřest pas tout en ce qui concerne lřalcool, et ce, en dépit de ce que lřalcoolique veut (nous et se) faire croire. Nous entrons ici dans le domaine de lřallusion discursive qui se confond parfois avec celui de lřoccultation discursive. En effet, si le discours de lřalcoolique entre la plupart du temps en résonance dialogique avec des discours sociaux et fait reculer les frontières de ces derniers pour y intégrer tant bien que mal les éléments dřune conduite déviante, il sřégare quelques fois, rapidement, et convoque un rapport singulier entre lřalcoolique et la boisson alcoolisée. Lřalcool devient alors le tuteur, le pilier sur lequel on se repose, ce qui fait Ŗtenir le coupŗ. La boisson alcoolisée apparaît ainsi comme soutien, presque comme remède. Elle vient en renfort lorsque ça ne va pas… 9• « H. Si à neuf heures et dřmi jřbois du Krystal et jřai lřappareil-photo cřest quřjřai eu un macchabée […] ». …pour finalement, se montrer telle une prothèse nécessaire, prothèse-existentielle inaliénable : 9• « H. Si à neuf heures et dřmi jřbois du Krystal et jřai lřappareil-photo cřest quřjřai eu un macchabée K. Mais tu bois des Krystal tous les matins ! H. { silence } » 6• « UN mec quřest alcoolique va pas sřarrêter dřboire de lřalcool // comme moi / si jřai pas mes deux blancs le matin / mes deux pastis à midi / mes trois bières dans lř( X ) // Jřsuis pas bien // jřdépasse pas mes:: une certaine dose / jřai pas honte de lřdire // après quand tu dépasses alors là / třes rond / mais tant quřjřdépasse pas ma dose jřsuis pas rond / jřsuis bien // » 6• « zřont des cachets plein les poches y savent même pas à quoi ça sert // pour dormir ou pour :: / y sont drogués aussi 86 // cřest une drogue / le mec quřa pas son cachet pour dormir y dors pas / ben cřest une drogue // moi ( XXXX) si y zřont pas leurs cachets / ben y dorment pas // quřest-ce que ça veut dire ça ? / moi jřdors bien sans cachet / qui // non parce quřils pris la::: lřaccoutumance quoi // et en plus cřest dans leurs têtes après y třfilent placébo ». On se rend compte de lřimportance de la consommation compulsive : elle est nécessaire, condition sine qua non au bien-être, au point de devenir un attribut indissociable de lřêtre. Remarquons également que lřalcool, dans ces circonstances, est présenté comme un lien, un lien à soi, qui permet la complétude mais aussi un lien qui annule les autres, et sur lequel nous reviendrons plus loin : 86 Cřest nous qui soulignons. 95 10• « H. Hier soir ça allait pas / jřsuis rentré jřai discuté avec une bouteille de whisky // pas très causante». 3• « F. Yřa pas de :: de contact { à propos des différentes générations} H. Non / Yřa pas dřbouteille. » {Lapsus} 6• « P. Oh cřest pas difficile hein // jřte donne la recette moi / t 87 řachètes un bistrot / třes alcoolique au bout dřcinq ans / 1 an/ 1 an et demi třes plein comme un garde // tous les jours /// Chaque fois quřun gonzř y třdis Ŗtu veux boire un coup ?ŗ ŖBen OKŗ // Alors lřautř y prend un blanc et toi tu prends un blanc lřautř y dis Ŗun pastisŗ tu bois un pastis lřtroisième y třdis un Ŗdřmiŗ tu bois un dřmi // à midi třes dřjà plié F. ouais ouais mais là cřest pas du choix / c‟est du commerce P. Et après tu:: / après třes ( X) toute la journée/// et tous les soirs tu třendors // ( XX) // Tu regardes un match à la télé { fait signe de sřendormir } // Ŗcřétait bien lřmatch hier ?ŗ Řtain impeccable / třas rien vu quřtřétais marié / des fois tu dors tout seul avec le chien / dans la niche // ça / on est tous plus ou moins alcoolique //» Nous sommes ici au point de rupture avec le discours alcoolique sur lřalcool (discours proche du discours social), en un lieu qui voile le jeu du Ŗtout va bienŗ, un lieu où sřopère la mise à jour de la réalité du rapport quřa lřalcoolique à lřalcool. Il nous faut insister encore une fois sur la rareté de ces paroles Ŗà vifŗ où se dévoile la dépendance, afin de bien mettre en lumière le jeu que lřalcoolique se joue à lui- même autant quřaux autres. Lřalcoolique de comptoir ne se dit pas alcoolique. Effectivement, nous venons de présenter des exemples dřaveux, mais il faut les restituer dans les séquences du discours. Ainsi par exemple, P. se dit Ŗalcooliqueŗ mais (revoir lřintégralité de la séquence) annonce aussi que tout le monde est alcoolique («plus ou moins» ; «neuf sur dix»). Nous retrouvons ici une stratégie fréquente chez les alcooliques, stratégie quřils mettent en place lorsquřils ont à se disculper. Celle-ci est duelle : - dřune part, nous avons déjà vu quřelle peut être rhétorique lorsquřelle consiste en une mondialisation et une généralisation des conduites alcooliques ; - dřautre part, nous observons une stratégie par jeu sur le signifiant. Ainsi, P. qui est Ŗalcooliqueŗ mais pas Ŗrondŗ («cřest pas pareil»), opère par un double glissement sémantique : lřalcoolique est le buveur quotidien certes, mais courant, ordinaire, alors que celui qui est rond en permanence est un cas pathologique. Le multi-récidiviste I. évite le signifiant Ŗalcooliqueŗ auquel il substitue, lorsque cela est nécessaire le terme Ŗivrogneŗ. Plus exactement il annonce : « même si jřétais ivrogne ». Quřon lřentende au conditionnel ou à lřimparfait88, cette parole non 87 Nous considérons que le Ŗtuŗ ne joue pas ici le rôle dřimplicateur. Nous verrons plus loin comment il est un substitut du Ŗjeŗ, un «masque pronominal» selon lřexpression dřA. Coïaniz ; ibid.p. 216. 88 A lřoral et dans le langage courant, le doute subsiste. 96 assumée ou reléguée à une référence au passé libère le locuteur de lřemprisonnement du signifiant quřil refuse comme la cure de désintoxication. H. et T. eux, mettent clairement à jour cette problématique de lřindicible en se complétant, en se comprenant sans avoir à annoncer de quoi ils parlent : •« H. Jřvous demande pardon de ne pas continuer avec vous T. Vous avez une bonne situation 89 H. Non / jřai une situation exactement la même que la vôtre T. Si vous savez vous arrêter vous avez une bonne situation H. Mais vous avez la même que la mienne / vous lřavez eue toute votre vie // vous avez eu la même situation que moi toute la vie / T. Moi ma vie elle commence moi H. Vous saviez / vous saviez quel moment sřarrêter […] ». Lřaveu se termine sur le ton de la boutade, du jeu (« tu as été du tac-au-tac », ils se traitent de « guignol »), comme si ces instants de relâchement, où lřon sřavoue à soi- même et à lřautre son alcoolisme, devaient obligatoirement être à leurs tours "désassumés", relégués parmi les règles dřun de jeu de rôle, dřun jeu drôle où lřon fait semblant pour Ŗsřamuserŗ (retour à la stratégie rhétorique). • (Plus loin dans le même extrait, H. veut serrer la main à T. qui refuse ) T. Le seul respect que je dois cřest à mes parents H. Je te dis Ŗavec le respect que je te doisŗ T. Si tu veux {ils se serrent la main} H. Serrer la main à un guignol T. Cřest exactement ce quřje viens dřfaire H. Y vient dřserrer la main à un guignol T. Non cřest vous qui lřdites { H, troublé } H. Je třassure / tu as été du tac-au-tac Patron : lřtaxi H. Sans rancune au plaisir T. Sans rancune » { rires }. Nous pouvons résumer les traitements thématiques sur lřalcool quřeffectuent les alcooliques en trois points : 89 A cet instant, lřobservateur pensait que T. prenait la tenue soignée de H. pour lřindice dřun statut socio-professionnel élevé.
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