Docsity
Docsity

Prépare tes examens
Prépare tes examens

Étudies grâce aux nombreuses ressources disponibles sur Docsity


Obtiens des points à télécharger
Obtiens des points à télécharger

Gagnz des points en aidant d'autres étudiants ou achete-les avec un plan Premium


Guides et conseils
Guides et conseils

Pierre Bourdieu, penseur de la pratique, Schémas de sociologie

Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Ed. de Minuit, 1984. Page 6. 16. REVUE TRACÉS n° 7– hiver 2004-2005.

Typologie: Schémas

2021/2022

Téléchargé le 08/06/2022

Kilian_Te
Kilian_Te 🇫🇷

4.4

(79)

438 documents

1 / 15

Toggle sidebar

Aperçu partiel du texte

Télécharge Pierre Bourdieu, penseur de la pratique et plus Schémas au format PDF de sociologie sur Docsity uniquement! Pierre Bourdieu, penseur de la pratique « Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach – est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, non en tant que pratique, de façon subjective. C’est ce qui explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme – mais seulement de façon abstraite, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle ». K. Marx, Thèses sur Feuerbach.1 Pierre Bourdieu a mené une entreprise intellectuelle de grande ampleur depuis le début des années 1960 jusqu'à sa mort en 2001, il a su explorer des pistes nouvelles dans l’analyse des sociétés contemporaines dans des domaines aussi différents que l’éduca- tion, l’art, la théorie de l’action ou la politique2. Son œuvre riche de détours, de refor- mulations et autres circonlocutions, conserve une part d’incertitude que l’auteur a soi- gneusement entretenue. Le domaine de sa production qui comporte le plus de zones d’ombre est sans nul doute sa contribution à la théorie de l’action. Elle compte plusieurs livres aux titres explicites : Le Sens pratique, Esquisse d’une théorie de la pratique, mais l’en- semble de son œuvre porte la marque de cette interrogation répétée sur un intermédiaire possible entre, d’une part, un sujet doté d’un libre-arbitre incarné par la pensée de Sartre, et d’autre part, le déterminisme de la pensée structuraliste représenté par Lévi-Strauss. En ce sens, Pierre Bourdieu est « un penseur de son temps », son projet intellectuel est tout entier inscrit dans le contexte des années 1960 où phénoménologie et anthropo- logie structurale se font face dans les sciences humaines. 1. Cité en exergue par Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois essais d’ethnologie kaby- le, Paris (1ère éd. : Genève, Droz, 1972), Seuil, 2000, p. 219. 2. Son mérite est aussi celui d’avoir introduit en France, dans la collection qu’il dirigeait aux éditions de Minuit (Le Sens commun) ou dans la revue dont il est le fondateur et qu’il a dirigée jusqu'à sa mort (Actes de la re- cherche en sciences sociales), certains des plus grands chercheurs dans toutes les disciplines des sciences sociales : J. Goody, E. Panofsky, M. Baxandall, E. Goffman, W. Labov, R. Shusterman, … REVUE TRACÉS n°7 – hiver 2004-2005 – p. 11-25 12 REVUE TRACÉS n° 7– hiver 2004-2005 Dès ses premiers écrits kabyles1 , sa volonté de fonder une anthropologie de la pra- tique semble manifeste, et, très vite, à la fin des années 1970, il a fixé les notions-clefs de sa sociologie qu’il se contentera par la suite d’appliquer à une grande variété d’objets2. Peut-être cette ambition vient-elle de sa formation philosophique ? Ou bien faisons- nous preuve « d’illusion biographique »3 – comme il l’aurait peut-être prétendu – en re- cherchant un fil directeur unique dans un parcours biographique toujours soumis à des aléas ? Admettons simplement qu’il a progressivement édifié une construction solide dont la cohérence nous apparaît ex-post. Il s’est réapproprié une série de concepts ap- partenant aux traditions philosophique, sociologique et anthropologique, pour mieux les redéfinir et les appliquer dans ses études empiriques. L’ossature est imposante et largement éprouvée, pourtant le corpus théorique de la sociologie bourdieusienne ne possède pas l’évidence systématique qu’on lui prête parfois. Il existe un hiatus clair entre les prises de position intellectuelles de Bourdieu – anti-structuraliste et anti-sartrienne – et les conclusions tirées de son expérience de terrain ; ceci est d’autant plus gênant qu’une grande part de sa théorie est issue de son expérience d’ethnologue. Michel de Certeau est sans doute celui qui a su le mieux mettre en évidence cette faille au cœur de la pensée de Bourdieu, lorsqu’il écrit les phrases suivantes au sujet de ses premiers tra- vaux en Algérie (singulièrement, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois essais d’ethnologie kabyle) : Que la Kabylie soit, chez Bourdieu, le cheval de Troie d’une théorie de la « pratique » ; que les trois textes qui lui sont consacrés (les plus beaux que Bourdieu ait écrits, surtout « La maison ou le monde renversé ») servent d’avant garde plurielle à un long discours épistémologique ; qu’à la manière de poèmes, ces « trois études d’ethnologie kabyle » indui- sent une théorie (sorte de commentaire en prose) et lui soient un fonds indéfiniment citable en merveilleux ; qu’à la fin, au moment où Bourdieu publie ces trois textes « anciens », leur lien référentiel et poétique soit effacé du titre (qui revient au commentaire : une théo- rie) et que, disséminé en effets qu’il produit dans le discours autorisé, cet originaire kabyle disparaisse lui-même peu à peu, soleil perdu par le paysage spéculatif qu’il éclaire encore : ces traits caractérisent déjà une possibilité de la pratique dans la théorie4. 1. Bourdieu débute sa carrière de sociologue quand il est envoyé en Algérie pour effectuer son service militai- re. Ses premiers contacts avec les sciences sociales passent par la discipline ethnologique exercée auprès des populations kabyles. 2. La plupart de ses commentateurs s’accordent d’ailleurs sur le fait que son travail sociologique ultérieur est indissociable de son travail ethnologique. Voir sur ce point, Addi L., Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu : Le paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques, Paris, Ed. La Découverte, 2002. L’auteur retrace le trajet des concepts bourdieusiens formés sur le terrain kabyle jusqu’à ses écrits les plus ré- cents en sociologie politique. Il juge décisive l’empreinte laissée dans l’entreprise de conceptualisation bour- dieusienne par la période algérienne. 3. Bourdieu P., « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986, pp. 69-72. 4. de Certeau M., L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard (UGE, 1980), 1990, pp. 82- 83. Pierre Bourdieu, penseur de la pratique 15 En opposant et en stigmatisant artificiellement deux groupes, Bourdieu se donne les moyens d’occuper le devant de la scène avec une théorie qui est la réponse aux limites des modes de connaissance « objectiviste » et « subjectiviste ». Cette rhétorique est l’une des stratégies – puisqu’il faut bien la nommer ainsi – les plus manifestes de la pensée bourdieusienne. Il impose, par ce biais, sa théorie de la pratique ou praxéologie qui : a pour objet non seulement le système de relations objectives que construit le mode de connaissance objectiviste, mais les relations dialectiques entre ces structures objectives et les dispositions structurées dans lesquelles elles s’actualisent et qui tendent à les repro- duire, c’est-à-dire le double processus d’intériorisation de l’extériorité et d’extériorisation de l’intériorité : cette connaissance suppose une rupture avec le mode de connaissance objectiviste, c’est-à-dire une interrogation sur les conditions de possibilité et, par là, sur les limites du point de vue objectif et objectivant qui saisit les pratiques du dehors, com- me fait accompli, au lieu d’en construire le principe générateur en se situant dans le mou- vement même de leur effectuation1. La « praxéologie », troisième mode de connaissance identifié par Bourdieu, dépas- se une série d’alternatives incluses de manière plus ou moins évidente dans l’opposition entre objectivisme et subjectivisme. Ce « programme du ni-ni »2, comme l’appelle Alain Dewerpe3, décrit une logique agonistique4 où se font face détermination mécanique de la nécessité économique et raison calculatrice, stratégie consciente et détermination au- tomatique, individu et société, objectif et subjectif, etc. En une seule fois, il prétend ba- layer toutes les oppositions structurant – ou encombrant – les sciences sociales grâce à l’introduction d’une série de concepts dont le plus important est celui d’habitus : « La théorie de l’habitus vise à fonder la possibilité d’une science des pratiques échappant à l’alternative du finalisme et du mécanisme »5 Mais là encore, cette avancée projette une 1. Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 235. 2. Ce programme est bien illustré par la citation suivante : « Il y a une économie des pratiques, c’est-à-dire une raison immanente aux pratiques, qui ne trouve son ‘origine’ ni dans les ‘décisions’ de la raison comme cal- cul conscient, ni dans les déterminations de mécanismes extérieurs et supérieurs aux agents (…), faute de reconnaître aucune forme d’action que l’action rationnelle ou la réaction mécanique, on s’interdit de com- prendre la logique de toutes les actions qui sont raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné ou, à plus forte raison, d’un calcul rationnel ; habitées par une sorte de finalité objective sans être consciemment organisées par rapport à une fin explicitement constituée ; intelligibles et cohérentes sans être issues d’une intention de cohérence et d’une décision délibérée ; ajustées au futur sans être le produit d’un projet ou d’un plan », in Le Sens pratique, op. cit., pp. 85-86, cité par Dewerpe A., « La stratégie chez Pierre Bourdieu », Enquête, sociologie, anthropologie, histoire, n°3, 1996, p. 196. 3. Ibid., p. 196. 4. Par logique agonistique, on entend ici une démarche dans laquelle une série d’oppositions, met face à face, à chaque fois, les deux termes – jugés inconciliables – de plusieurs alternatives : conscient/inconscient, li- berté/déterminisme, etc. 5. Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Ed. de Minuit, 1984. 16 REVUE TRACÉS n° 7– hiver 2004-2005 ombre sur les mécanismes qui sont au fondement de l’habitus. Comment en effet pas- ser d’un stock d’expériences sociales sédimentées – ce qu’est l’habitus – à un généra- teur de pratiques – ce qu’est également l’habitus ? Ce passage du passif à l’actif qualifie la « seconde nature » développée à la suite d’expériences répétées que Bourdieu, em- pruntant le terme à la philosophie thomiste1, désigne sous le nom d’habitus2. Avec ce concept, l’auteur du Sens pratique fonde une théorie de la pratique qu’il n’a fait qu’ébau- cher dans ses travaux anthropologiques, et c’est seulement avec sa postface du livre de Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique3, qu’il se réapproprie le terme sco- lastique par l’entremise de Weber et Durkheim. Jusque là, il parlait plutôt de « savoirs empiriques »4, de « disposition cultivée »5 ou utilisait des périphrases (« le souci de suivre les voies tracées par l’expérience »6) ; une chose est sûre : il n’avait pas encore fixé le ter- me d’habitus. A l’aide de cette notion, il va systématiser des réflexions éparses sur la pra- tique et en faire le terme-clef, la charnière de son édifice intellectuel, ce « schème de com- mutation » qui convertit le « dépôt des expériences passées en disposition pour l’avenir »7. L’habitus traduit à la fois une « capacité organisatrice », un « état habituel », une « ma- nière d’être » et une « prédisposition », une « tendance »8, en fait, tout ce qui permet le passage du passif à l’actif dans un processus continu. Plus fondamentalement encore, il est l’instance qui rend possible le fait que « des conduites puissent être orientées par rapport à des fins sans être consciemment dirigées vers ces fins, dirigées par ses fins »9. Attardons-nous un instant sur cette idée. Bourdieu dénonce ici l’œuvre d’un sujet libre, 1. Cf. Héran F., « La seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage so- ciologique », Revue française de sociologie, 1987. Il rappelle les origines philosophiques de la notion d’habi- tus qui n’est autre que la traduction du terme hexis en latin par Boëce et saint Thomas d’Aquin. 2. Bourdieu a donné quantités de définitions de l’habitus selon les usages qu’il en a fait. Nous citons le long pas- sage du Sens pratique où il propose la définition la plus complète : « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et trans- posables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être ob- jectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement ‘réglées’ et ‘régulières’ sans être en rien le produit de l’obéis- sance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre ». Le Sens pratique, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 89. 3. Panofsky E., Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Ed. de Minuit, 1968. Bourdieu rédige la post- face de ce texte qu’il a traduit. 4. Bourdieu P., « La société traditionnelle : attitude à l’égard du temps et conduite économique », Sociologie du travail, 1963, p. 26. 5. Bourdieu P., « Le sens de l’honneur », in Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 43. 6. Bourdieu P., « La société traditionnelle : attitude à l’égard du temps et conduite économique », Sociologie du travail, 1963, p. 27. 7. Héran F., op. cit., p. 393. 8. Ibid., p. 393. 9. Bourdieu P., Choses dites, Paris, Ed. de Minuit, 1987, p. 20. Pierre Bourdieu, penseur de la pratique 17 pleinement conscient de ses orientations pratiques et des principes qui les guident, c’est une attaque franche adressée au subjectivisme, mais il admet toutefois qu’ex-post les fins puissent être atteintes sans que cela relève d’une stratégie consciente. Plus loin, il écrit : Je peux dire que toute ma réflexion est partie de là : comment des conduites peu- vent-elles être réglées sans être le produit de l’obéissance à des règles ? 1 Ici, c’est le structuralisme qui est visé : reconnaissant l’intérêt pour le sociologue d’éta- blir des régularités, il nie le fait que ces régularités puissent être le produit de l’obéis- sance à des règles. Une nouvelle fois, Bourdieu situe sa pensée dans un entre-deux. Par ailleurs, sa pensée, pour se déployer, fait appel à une autre « entité », que l’on ap- pelle « monde social » ou « champ »2, selon le degré de différenciation des sociétés. Si la différenciation est forte, il existe, comme c’est le cas dans les sociétés occidentales, des espaces sociaux autonomes, à l’inverse, pour Bourdieu, la société agraire et pré-capita- liste de la Kabylie n’atteint pas le même niveau de différenciation, et les pratiques so- ciales par conséquent prennent place dans un univers mythico-rituel unifié (il parle alors simplement de « monde social »). Ce doublon de l’habitus est la condition de l’harmo- nie, de l’ordre et de l’accord, qui naissent de la rencontre entre un habitus et un mon- de social, entre des structures subjectives (l’habitus) et des structures objectives (les condi- tions socio-économiques) accordées3 : L’habitus entretient avec le monde social dont il est le produit une véritable complicité ontologique, principe d’une connaissance sans conscience, d’une intentionnalité sans in- tention et d’une maîtrise pratique des régularités du monde qui permet d’en devancer l’avenir sans avoir besoin de la poser comme tel4. Tous les enjeux de la « praxéologie » bourdieusienne sont contenus dans ces quelques lignes. D’abord, un rapport pratique au temps qui envisage l’avenir comme un à-venir, re- gistre de la protension husserlienne, contre le futur abstrait mais prévisible du projet. Le 1. La réflexion de Bourdieu sur la règle s’inspire de Wittgenstein (cf. Les Investigations philosophiques) et de la lecture que J. Bouveresse en propose (vaut notamment sur ces questions cf. Bouveresse J., La Force de la règle, Ed. de Minuit, 1987). 2. Le « champ » est un espace social « autonome », c’est-à-dire régi par des lois qui lui sont propres, dans lequel les acteurs agissent en s’opposant les uns aux autres. Leurs discours ou leurs pratiques ne sont intelligibles qu’en tenant compte des discours et des pratiques des autres membres du « champ » et permettent de les situer dans cet univers hiérarchisé, on parle de « pensée relationnelle ». Chez Bourdieu, il existe une grande diversité de champs au sein des sociétés différenciées : champ littéraire, champ politique, champ juridique, etc. ; les plus importants se divisent en sous-champs comme dans un jeu de poupées russes. 3. L’ordre social repose selon Bourdieu sur la congruence entre un sens subjectif et un sens objectif ; pour fai- re simple, les espérances d’ascension sociale (subjectives), par exemple, s’accordent aux chances (probabili- tés objectives). 4. Ibid., p. 22. 20 REVUE TRACÉS n° 7– hiver 2004-2005 Même dans le cas d’échanges ritualisés, la pratique se fonde sur une maîtrise du tempo de l’échange et de l’intervalle entre les moments où l’on reçoit un présent et ceux où on le rend par un contre-don. Dans ce cas, les « bons joueurs » sont ceux qui, dispo- sant d’une maîtrise pratique des règles du jeu, parviennent à en tirer profit, à l’image du jeune homme à qui un père offre sa fille et qui diffère sa réponse afin de « perpétuer aus- si longtemps que possible l’avantage conjoncturel (lié à sa position de sollicité) »1. Ce qui « post-festum » ou « rétrospectivement » apparaît comme une stratégie, ne corres- pond pas dans son déroulement au calcul économique. II C’est à gros traits que nous avons brossé la « logique pratique » ou « logique prélo- gique de la pratique », comme Bourdieu le répète à satiété, qui gouverne la plupart des actions. A la logique des universitaires, il oppose, comme le fit Marx en son temps, une logique pratique, critiquant du même coup « l’un des plus funestes paralogismes en sciences humaines, qui consiste à donner ‘les choses de la logique pour la logique des choses’ »2. Dans son entreprise de dépassement des traditions antérieures et d’invention d’un discours original, il s’en prend finalement davantage à l’économisme et à son va- let, l’homo oeconomicus, qu’à la phénoménologie dont le rejet paraît plus conjonctu- rel3. La stratégie intellectuelle d’exclusion par le dépassement se fait mieux sentir, quand on rapproche les travaux d’Husserl et de Merleau-Ponty, d’un côté, et de Bourdieu, de l’autre. C’est ce travail auquel s’est livré François Héran, démontrant une réelle proxi- mité dans les interrogations entre Bourdieu et Merleau-Ponty et concluant à l’artifice de l’opposition entre objectivisme et subjectivisme. Son analyse devient plus péné- trante quand il soulève la difficile question des rhétoriques, des stratégies d’écriture à l’œuvre chez Bourdieu. L’ambitieux projet du sociologue consistant à écarter le struc- turalisme et l’économisme, le mécanisme et le finalisme, la liberté et le déterminisme, ne va pas sans difficultés. Le programme « ni-ni » s’accompagne de renoncements, de concessions tant il est difficile pour Bourdieu de maintenir le cap jusqu’au bout. Sans aller jusqu’à la critique de Jon Elster qui reproche à Bourdieu d’alterner entre l’un des deux écueils4, il est tout de même nécessaire de rappeler qu’il a davantage opté pour la contrainte et le déterminisme que pour la liberté et l’autonomie de l’acteur, quand bien 1. Bourdieu P., « Le sens de l’honneur », in Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 44. 2. Bourdieu P., Choses dites, op. cit., p. 77. 3. Le reproche principal qu’il adresse à la phénoménologie, rappelons-le, est d’universaliser une expérience sin- gulière du monde. 4. Elster J., Sour Grapes : studies in the subversion of rationality, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. Pierre Bourdieu, penseur de la pratique 21 même il s’accroche au principe de dépassement dans l’ensemble de ses textes. On le remarque dans l’emploi régulier de figures comme l’oxymore (qui établit une relation de contradiction entre deux termes qui dépendent l’un de l’autre) ou l’antimétabole (qui « consiste à reprendre des groupes de mots en permutant leurs rapports de dépendan- ce »1), qui n’ont pas seulement pour intérêt d’accroître artificiellement la « profondeur » de la réflexion ou d’y ajouter de l’obscurité, mais permettent surtout de masquer cer- taines béances dans la pensée en laissant à ces figures la charge de les combler. Les textes de Bourdieu recèlent de tels usages, et on peut citer une formule, exemple typique d’antimétabole, qu’il utilise pour définir le fonctionnement de l’habitus : « l’intériorisation de l’extériorité et l’extériorisation de l’intériorité »2. Ce double mou- vement décrit la formation de l’habitus par la répétition d’expériences « cohérentes » entre elles3 et la production de pratiques en accord avec les expériences passées. Ce que l’antimétabole dissimule, c’est l’instance qui permet ce passage du passif, de l’acquis et de l’incorporé à l’actif extériorisé. François Héran4 revient avec beaucoup de finesse sur ce problème, en montrant que le choix du terme latin d’habitus – traduction d’hexis – est loin d’être anodin. L’hexis, chez Aristote signifie le passage de la puissance à l’acte, l’étape intermédiaire – et pourtant durable – entre deux modalités de l’action, et François Héran d’écrire : (…) l’habitus en tant que médiation entre l’acte et la puissance constitue un fait an- thropologique majeur dont il faut bien admettre la nécessité, mais qui reste en soi inex- pliqué5. En tant que schème de commutation, passage du passif à l’actif – et, dans la socié- té kabyle, de la tradition à son appropriation pratique – il se rattache à une catégorie de concepts que F. Héran, après Fink, appelle « concept opératoire »6. L’habitus en tant que « schème de commutation » demeure « aussi explicatif qu’inexplicable »7, d’où 1. Vandendorpe C., « Rhétorique de Derrida », Littératures, n°19, 1999, p. 172. En plus de fournir des ana- lyses pertinentes en termes de stratégies d’écritures, Christian Vandendorpe les applique à l’écriture de Derrida. 2. Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 225. 3. L’idée que les expériences, durant la socialisation sont cohérentes, est largement débattue aujourd’hui. Voir à ce propos Lahire B., L’homme pluriel : les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998 ; Lahire B. (sous la dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques, Paris, Ed. de la Découverte, 1998. 4. Héran F., « La double nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun », op. cit. 5. Ibid., p. 400. 6. Ce terme de « concept opératoire » provient du travail d’E. Fink, disciple et critique d’Husserl, qui distingue « concepts opératoires » (« ils peuvent courir à travers tout le texte sans faire véritablement l’objet d’une ré- flexion spécifique et néanmoins jouer un rôle décisif dans l’articulation du sytème », Héran F., op. cit., p. 385) et « concepts thématiques » (les thèmes essentiels de la théorie). 7. Ibid., p. 395. 22 REVUE TRACÉS n° 7– hiver 2004-2005 les attaques dont il a fait l’objet, beaucoup y voyant avec raison une « boîte noire » sur laquelle repose entièrement la théorie de Bourdieu1. Pourtant, des pistes de clarification existent et François Héran ébauche le travail que Bourdieu n’a pas accompli, lorsqu’il cherche le moteur même du passage du passif à l’ac- tif. Merleau-Ponty nous permet de penser « la mise en branle spontanée des habitus cor- porels »2. En effet, la médiation assurée par le corps dans le processus « d’intériorisa- tion de l’extériorité et d’extériorisation de l’intériorité » (« déposition et activation des expériences passées ») évite de substantialiser3 l’habitus, travers auquel Bourdieu n’échap- pe pas toujours, notamment « quand l’habitus – entité abstraite – se laisse constituer en sujet d’une proposition »4. Toutefois, ceci est une piste que l’intéressé n’a pas défri- chée lui-même, et qu’il récuse dans certains textes en situant l’habitus à « mi-chemin entre le corporel et le spirituel », manière très bourdieusienne de prétendre dépasser une nouvelle opposition (une de trop ?), laissant vide la place accordée à l’acteur quel que soit le nom qu’on lui donne (individu, sujet, personne…). Dans la suite logique de cette discussion sur le principe actif de la pratique, et mo- bilisant une autre figue de style (l’oxymore), la question de la stratégie se pose avec acui- té5. Cette notion, active, consciente et intentionnelle, pour le sens commun, est chez Bourdieu, passive et non-consciente, le coup de force théorique consistant même à l’ex- hiber sous une forme plus qu’ambiguë, celle de la « stratégie inconsciente »6. Jon Elster ironise sur les prétentions démesurées de Bourdieu, qui tente de faire tenir dans la stratégie ce que manifestement la notion ne peut contenir7, ainsi que sur la formule que Bourdieu utilise toujours : « tout se passe comme si (…) ». Si tout se passe comme s’il s’agissait d’une stratégie, si c’est ce que l’on constate rétrospectivement, pourquoi ne pas parler de stratégie ? Surtout, le vocable est intentionnel alors que Bourdieu prétend l’af- 1. Boudon R.., “Black boxes in social mechanisms” , in Hedström P., Swedberg R. (eds.), Social Mechanisms: an analytical approach to social theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 2. Héran F., op. cit., pp. 400-401. 3. Le danger est de transformer un schème analytique qui n’a pas d’existence réelle (l’habitus) en une entité phy- sique, logée dans le cerveau par exemple. 4. Ibid., p. 394. Bourdieu élève au rang de dogme méthodologique le refus de réifier ou de substantialiser tou- te entité abstraite. Cf. Bourdieu P., Chamboredon J.-C., Passeron J.-C., Le Métier de sociologue, Paris/La Haye, Ed. de l’EHESS/Mouton, 1968. 5. Bourdieu reconnaît lui même (cf. Choses dites, op. cit., p. 80) qu’il utilise la notion avec réticence. 6. « Les stratégies dont je parle sont des actions objectivement orientées par rapport à des fins qui peuvent n’être pas des fins subjectivement poursuivies », Questions de sociologie, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 119, cité par A. Dewerpe, op. cit., p. 193. 7. Elster J., « Le pire des mondes possibles. A propos de La Distinction de Pierre Bourdieu », Commentaire, n° 22, 1983. Dans ce même article, Elster reproche à Bourdieu la structure tautologique du champ en com- mentant la citation suivante : « (…) l’intérêt est à la fois condition du fonctionnement d’un champ (…), en tant qu’il est ce qui ‘fait courir les gens’, ce qui les fait concourir, se concurrencer, lutter, et produit du fonc- tionnement du champ ». L’intérêt est à la fois la condition et le résultat de l’activité du champ.
Docsity logo


Copyright © 2024 Ladybird Srl - Via Leonardo da Vinci 16, 10126, Torino, Italy - VAT 10816460017 - All rights reserved