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PIERRE LOTI ET LE MALAISE FIN-DE-SIÈCLE* MOE ..., Schémas de Littérature

Mots clés : Littérature française, Pierre Loti, fin de siècle, évasion, idylle ... Après son premier roman Aziyadé (1879), Le Mariage de Loti (1880) lui ...

Typologie: Schémas

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

Marcel90
Marcel90 🇫🇷

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Télécharge PIERRE LOTI ET LE MALAISE FIN-DE-SIÈCLE* MOE ... et plus Schémas au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! 27 2015 ACTA UNIVERSITATIS CAROLINAE PAG. 27–40 PHILOLOGICA 1 / ROMANISTICA PRAGENSIA XX PIERRE LOTI ET LE MALAISE FIN-DE-SIÈCLE* MOE BINAROVÁ Université Charles de Prague PIERRE LOTI AND THE FIN-DE-SIÈCLE MALAISE Pierre Loti is an author of the disenchanted generation that refused posi­ tivism and naturalism in favour of aesthetic refinement and structural decomposition. His work embodies perfectly the fin de siècle malaise that of seeking to evade the mundane, especially by traveling through time and space but also by eccentric clothing and aestheticism. This malaise shows itself also through his intense intellectual and moral crisis: suffering, the anxiety of death that torments the writer and also his desolate pessimism. Such exotic idylls and distant civilizations evidenced Loti ’ s need of eva­ sion even though the idea of death and of the vanity of human actions constantly obsesses his anguished soul. This ambiguity of “happiness with­ in pessimism” constitutes the unity of the fin de siècle state of mind. Key words: French literature, Pierre Loti, fin de siècle, evasion, exotic idyll, anxiety of death Mots clés : Littérature française, Pierre Loti, fin de siècle, évasion, idylle exotique, angoisse de la mort Le bonheur dans le pessimisme Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas… Charles Baudelaire Pierre Loti (1850–1923), officier de marine pendant quarante­deux ans, est considéré comme l ’ un des plus grands romanciers exotiques de la fin du XIXe siècle. De ses voyages en Turquie, en Océanie, en Afrique, en Extrême­Orient, il ne rapporta pas moins de quarante œuvres de fiction d ’ inspiration autobiographique où s ’ inscrivent des histoires d ’ amour. Après son premier roman Aziyadé (1879), Le Mariage de Loti (1880) lui acquit une célébrité définitive. Loti avait séjourné en 1872 pendant deux mois dans les Établis­ sements français de l ’ Océanie, notamment à Tahiti, et ramena de ce voyage une idylle * Cet article fait partie du projet GAČR 14­01821S Pokus o renesanci Západu. Literární a duchovní východiska na přelomu 19. a 20. století. 28 polynésienne, roman à succès réédité une cinquantaine de fois. C ’ est dans cette île du Pacifique qu ’ il fut baptisé Loti (rose) par des Tahitiennes, nom qu ’ il garda comme pseu­ donyme, abandonnant ainsi son nom civil Julien Viaud. Bien que les récits de Loti soient tournés vers le monde exotique, ils reflètent avant tout le malaise fin­de­siècle vécu intensément en France à cette époque. Ainsi Le Mariage de Loti est devenu un modèle de littérature exotique postromantique, mais il incarne l ’ esprit décadent de son auteur et un exotisme fin­de­siècle. Cette expression ne désigne pas un courant littéraire mais une « sensibilité », un art de vivre et une écriture spécifiques aux deux dernières décennies du XIXe siècle. Cette époque est marquée par des crises sociales, littéraires et esthétiques, ainsi que par un sentiment de déclin de la culture occi­ dentale. Dans sa monographie sur Oscar Wilde, qui incarne l ’ esprit décadent, Robert Merle caractérise cet état d ’ âme : Le désir de vivre, et la fatigue de vivre, la passion de connaître, au­delà même de la morale, et de sentir, au­delà même des sens, cette volonté d ’ au­delà, qui, parce que l ’ expérience humaine n ’ est pas infinie, se mue en volonté « d ’ à rebours », sont des symptômes d ’ un mal de fin de siècle…1 La sensation d ’ un monde en train de se défaire, le découragement et une certaine lassitude générale envahissent la France après la défaite de 1871, la Commune et les débuts difficiles de la IIIe République. De même, le pessimisme de la philosophie de Schopenhauer se répand dans les esprits. L ’ essayiste Jean Bourdeau commente l ’ atmos­ phère sinistre de l ’ époque dans son article sur le philosophe allemand « Le bonheur dans le pessimisme », publié dans la Revue des Deux Mondes le 15 août 1884 : (…) on voit un certain dilettantisme de la douleur du monde, un certain dégoût de la vie, un platonique renoncement aux illusions de l ’ amour se peindre sur les visages éclatants de jeunesse et de fraîcheur. Le nom de Schopenhauer est dans toutes les bouches ; on le com­ mente dans les chaires de philosophie, on le cite dans les salons. La littérature qui traite de son œuvre augmente chaque année, presque chaque mois.2 Le terme « fin de siècle » était très fréquent dans le monde littéraire car il convenait parfaitement à l ’ esprit du temps tourmenté par cette idée de « fin » qui provoquait d ’ un côté une véritable crise intellectuelle et de l ’ autre l ’ envie de rechercher le plus de jouis­ sances possible en dépit de toute moralité ou convention sociale. L ’ expression est deve­ nue le titre de romans, pièces de théâtre, revues littéraires… Il en est ainsi par exemple pour le journal hebdomadaire intitulé Fin de siècle3, le recueil de contes Histoires fin-de- siècle (Jules Ricard, 1890), les nombreuses pièces de théâtre à succès d ’ Ernest Blum et Raoul Toché : Epoque fin-de-siècle (1891), Un ménage fin-de-siècle (1891) etc. Leur pièce Paris fin-de-siècle de 1890, jouée plus de 200 fois en deux ans, propose une définition du terme. Le Parisien Mirandol explique à Roger de Kerjoël, arrivé de Bretagne, le sens du mot très à la mode : 1 Merle, Robert. Oscar Wilde. Paris : Hachette, 1948, p. 116. 2 Millward, Keith G. L ’ Œuvre de Pierre Loti et l ’ esprit « fin-de-siècle ». Paris : Librairie Nizet, 1955, p. 23. 3 En province les revues portant le titre « Fin­de­siècle » sont à la mode comme par exemple La Rochelle fin-de-siècle. 31 un contraste avec la vie en Europe qui apparaît fausse, artificielle et en déclin. Le monde exotique est « à rebours » de l ’ Occident un univers idéal et Le Mariage de Loti a pour cela de nombreux traits communs avec le genre de l ’ idylle, du grec edullion, diminutif de eidos : petit poème à thème amoureux dont le cadre est champêtre ou pastoral. De nombreuses scènes harmonieuses, rappelant l ’ âge d ’ or, se déroulent dans le bassin de la rivière Fataua, où Loti et sa « petite sauvage » savourent les plaisirs de l ’ amour. Ce genre de scènes est à l ’ origine du sentimentalisme du Mariage de Loti. Le roman est divisé en quatre parties, chacune étant fragmentée en très courts cha­ pitres rappelant la forme même de l ’ idylle grecque ; le titre envisagé du roman était d ’ ail­ leurs Rarahu, Idylle Polynésienne. Loti se soucie peu de l ’ unité apparente et de l ’ enchaîne­ ment : le récit est interrompu par les descriptions de la vie tahitienne (certains chapitres portent des titres comme « Choses du palais », « Économie sociale et politique », « Gas­ tronomie ») ou par les lettres du narrateur à sa sœur etc. Loti associe l ’ exotisme et l ’ érotisme. Les contrées exotiques sont femmes par excellence : Aziyadé, Rarahu, Madame Chrysanthème12… Les romans de Loti suivent presque tous le même schéma : le narrateur visite un pays étranger, se lie d ’ amour avec une femme exotique puis l ’ abandonne et repart. Le reste de la narration est constitué d ’ anecdotes, de détails de la vie de tous les jours, de rencontres et surtout d ’ impressions. En Polynésie, Loti célèbre la sensualité et la beauté des Tahitiennes, les amours faciles et sans interdits. La liberté des mœurs, mythique en Polynésie depuis l ’ exotisme galant et hédoniste du XVIIIe siècle, est une des valeurs essentielles pour l ’ esprit « débauché » de l ’ époque fin­ de­siècle. C ’ est le « charme tout­puissant de volupté »13 qui domine les descriptions de la vie à Tahiti, la volupté étant associée à l ’ exotisme depuis Baudelaire. L ’ érotisme raffiné, à la fois sensuel et innocent, représente aussi un moyen d ’ évasion de la réalité fin­de­ siècle décevante. Le monde de Loti est un monde sans morale, mais aussi sans transcendance, car le romancier exotique ne croit en rien, sauf en son propre plaisir. Il s ’ attend à ce que la vie lui apporte le plus de jouissances possible, sans respecter les valeurs et les institutions morales de son pays et de sa culture. Et c ’ est justement dans les pays exotiques et loin­ tains qu ’ il peut enfreindre les interdits de sa civilisation, comme c ’ est le cas à Tahiti où il épouse une « enfant », une « petite fille » de quatorze ans. Mais cette « débauche » se produit sous le signe de la pureté et de l ’ innocence, car elle n ’ est pas interdite en Polyné­ sie, au contraire elle est même incitée par la reine Pomare. De même en Turquie, Loti est libre de fréquenter les harems, car c ’ est la coutume du pays. Dans le monde artificiel de l ’ idylle polynésienne, il est logique que Loti crée le per­ sonnage de Rarahu comme modèle type de la femme exotique, sans renvoyer à une Tahitienne concrète qu ’ il aurait connue. La description qu ’ il en fait au cinquième cha­ pitre de la première partie est d ’ ailleurs un mélange de toutes les femmes exotiques. Loti rapproche Rarahu des femmes arabes, marquisiennes et européennes : tout en étant étrangère, elle a quelque chose de familier et finalement n ’ est pas si dépaysante. Il men­ tionne son côté enfantin, sauvage et animal, et la perfection de ses proportions : « Rarahu était d ’ une petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée ; sa poitrine 12 Héroïne de Madame Chrysanthème (1887), roman qui se déroule au Japon. 13 Loti, Pierre. Le Mariage de Loti. p. 114. 32 était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique. »14 Loti compare la couleur de peau de Rarahu à la « teinte des terres cuites claires de la vieille Etrurie »15. Tout comme les décadents, Loti aime suggérer les civilisations disparues. La haine de l ’ âge actuel pro­ voque le besoin de s ’ échapper « à rebours », dans les siècles morts. Sa « petite sauvage » incarne la « grâce polynésienne » et représente la tradition océanienne, comme l ’ explique Sonia Faessel dans son article intitulé « Entre tradition et modernité : la femme dans l ’ idylle polynésienne » : Loti est attiré par Rarahu parce qu ’ il voit en elle le type accompli de la race maorie. Incar­ nation parfaite de l ’ exotisme océanien, elle sera son initiatrice à la culture maorie : par l ’ amour qu ’ elle lui donne, elle lui permettra de sentir l ’ âme du peuple tahitien. (…) La femme polynésienne est donc sublimée dans l ’ idylle : symbole de la pureté d ’ une tradition en train de se perdre, elle est sensuelle au sens esthétique du terme, suscite l ’ admiration plutôt que le désir.16 Mais très tôt Loti avoue qu ’ elle n ’ est qu ’ en fait qu ’ un « jouet de passage qui serait vite oublié »17, et que son amour pour elle ne durera que le temps de son escale à Tahiti. Sa fin certaine suscite le désir frénétique de vivre intensément cette relation. Loti retrouve d ’ autres sensations dépaysantes également dans ses habitudes vestimen­ taires très singulières. Un autre trait caractéristique de l ’ époque fin­de­siècle est l ’ esthé­ tique du déguisement. Loti est un écrivain qui se passionne pour les costumes, les habits traditionnels des pays visités, il les décrit de manière détaillée dans ses romans et partout où il se trouve, il porte l ’ habit local. Ainsi, il entame le processus d ’ identification avec le pays qu ’ il visite. Les vêtements orientaux étaient son plus grand faible. En mettant ainsi le costume du pays, il se donne l ’ illusion de s ’ être véritablement évadé, de mener une seconde existence et même d ’ être quelqu ’ un d ’ autre, un étranger, comme on peut le voir dans Le Mariage de Loti : J ’ avais fait le voyage en costume tahitien, pieds et jambes nus, vêtu simplement de la che­ mise blanche et du paréo national. Rien n ’ empêchait qu ’ à certains moments je ne me prisse pour un indigène, et je me surprenais à souhaiter parfois en être réellement un.18 Dans sa maison de Rochefort, Loti vit au milieu des objets et des costumes rame­ nés des pays qu ’ il a visités et organise des soirées masquées en costumes exotiques ou d ’ époques. Sa maison de luxe comportait une salle médiévale, des salles arabe, turque, chinoise, ainsi qu ’ une mosquée et une pagode. Loti aime se déguiser, il pose sur une cen­ taine de photographie en Turc, en Chinois, en pharaon égyptien, en sultan, en athlète, en marin etc. Dans la préface d ’ Aziyadé, Roland Barthes analyse le travestissement de Loti : La personne qu ’ il souhaite à son personnage en lui prêtant ces beaux costumes d ’ autrefois, c ’ est celle d ’ un être pictural : « Être soi­même une partie de ce tableau plein de mouvement 14 Ibidem, p. 53. 15 Ibidem, p. 53. 16 Faessel, Sonia. Visions des îles : Tahiti et l ’ imaginaire européen. Paris : L ’ Harmattan 2006, pp. 136–138. 17 Pierre Loti. Le Mariage de Loti. p. 91. 18 Ibidem, p. 124. 33 et de lumière », dit le lieutenant qui fait, habillé en vieux Turc, la tournée des mosquées, des cafedjis, des bains et des places, c ’ est­à­dire des tableaux de la vie turque. Le but du trans­ vestisme est donc finalement (une fois épuisée l ’ illusion d ’ être), de se transformer en objet descriptible – et non en sujet introspectible.19 Le déguisement est un moyen d ’ échapper à ce mal du siècle, mais aussi à l ’ usure du temps, à la vieillesse, qu ’ il camoufle en se maquillant et se teignant les cheveux, habitu­ de que Loti aurait acquise en Orient. Même si son statut d ’ officier de marine le limitait dans ses extravagances, il se fardait et se mettait du rouge sur les joues. Dans sa thèse sur Loti L ’ Œuvre de Pierre Loti et l ’ esprit « fin-de-siècle », Keith Millward considère que la beauté est pour lui une véritable religion et voit dans son goût de l ’ artifice une tentative d ’ évasion. Il faut bien reconnaître chez lui une coquetterie et un certain exhibitionnisme pour ainsi dire, qui se manifestent par sa prédilection pour d ’ élégants et bizarres costumes autant que par sa malheureuse habitude de se farder (…). Voulant plaire à tout prix et désireux de cacher ses rides, Loti s ’ est beaucoup fait critiquer pour s ’ être fardé et pour avoir porté des souliers à hauts talons.20 Ce dandysme et ces habitudes bizarres étaient courants chez les esthètes raffinés de cette époque. Comme Montesquiou, Huysmans ou Jean Lorrain, Loti rejetait les banalités bourgeoises et désirait s ’ en distinguer nettement rien que par une apparence singulière et originale. Les hommes de la fin de siècle trouvaient de nouvelles jouissances dans cette forme d ’ évasion vestimentaire. Certains costumes masculins, comme les longues robes orientales, pouvaient par leur élégance satisfaire chez Loti des tendances narcissiques et avant tout son goût secret de travestissement. Son faible pour les bijoux, les parfums, les accessoires de la toilette fémi­ nine etc. est révélateur de ses traits efféminés. D ’ ailleurs, l ’ univers de ses romans est essentiellement féminin, très peu de personnages masculins y sont présents. Loti partage la vie d ’ une femme dans un pays exotique, comme c ’ est le cas dans Le Mariage de Loti, où il vit avec Rarahu et passe son temps à la cour de la reine Pomare en compagnie de ses suivantes. Il prend plaisir à décrire l ’ aristocratie polynésienne constituée de femmes, dont les marques du « passé cannibale » le séduisent : « – Welcome ! » dit aussi la reine de Bora­Bora, qui me tendit la main, en me montrant dans un sourire ses longues dents de cannibale… Et je partis charmé de cette étrange cour… »21 Loti qualifie l ’ année 1872 où il visita Tahiti comme « une des plus belles époques de Papeete », car elle fut riche en fêtes, danses, bals et grands repas qu ’ il décrit tout au long du roman : Chaque soir, c ’ était comme un vertige. – Quand la nuit tombait les Tahitiennes se paraient de fleurs éclatantes ; les coups précipités du tambour les appelaient à la upa-upa, toutes accouraient, les cheveux dénoués, le torse à peine couvert d ’ une tunique de mousseline, – et les danses affolées et lascives, duraient souvent jusqu ’ au matin.22 19 Barthes, Roland. Le Degré zéro de l ’ écriture, Nouveaux essais critiques. pp. 173–174. 20 Millward, Keith G. L ’ Œuvre de Pierre Loti et l ’ esprit « fin-de-siècle ». pp. 142–146. 21 Pierre Loti. Le Mariage de Loti. p. 56. 22 Ibidem, p. 125. 36 à l ’ animation des dernières soirées de la fin du règne de Pomare. Le passage suivant saisit parfaitement l ’ attitude fin­de­siècle qui tente de fuir par tous les moyens la dérive certaine : La reine vous prie, Loti, dit­elle [la princesse Ariitéa], de vous mettre au piano (…) afin de ranimer un peu ce bal qui a l ’ air de mourir. Je jouai avec fièvre, en m ’ étourdissant moi­ même, tout ce que je trouvai au hasard sur le piano. – Je réussis pour une heure à ranimer le bal ; mais c ’ était une animation factice, – et je ne pouvais pas plus longtemps la soutenir.34 Loti aime se mêler à ces « sauvages aristocratiques » qui vont bientôt disparaître, c ’ est avec curiosité et effroi qu ’ il observe par exemple « la reine de Bora Bora, autre vieille sauvagesse aux dents aiguës, en robe de velours. »35 Le cannibalisme, un des fantasmes de son enfance, lui donne un frisson délicieux de peur. La morbidité et le macabre sont en quelque sorte source de plaisir. Loti est fasciné et à la fois amusé par la superstition des Tahitiens, qu ’ il considère comme de « grands enfants », par leur croyance en l ’ existence et l ’ apparition de revenants – les tupapau. Il propose une définition de ces spectres de la mort qui suggèrent une peur panique chez Rarahu et ses amis : « Tupapau est le nom de ces fantômes tatoués qui sont la terreur de tous les Polynésiens – mot étrange, effrayant en lui­même et intraduisible. »36 Au chapitre XVIII de la première partie, Loti cite toute une série de mots mystiques tahitiens de la vieille religion polynésienne et s ’ aperçoit qu ’ ils désignent des croyances en rapport avec la mort, que ce soit des dieux de la mort ou même du meurtre, l ’ abîme de la mort, le repas mystérieux dans les ténèbres, des prières au mort de ne pas revenir, des revenants… Le choix de ce champ lexical est révélateur de l ’ attrait lugubre pour le morbide, le mystère et le surnaturel. D ’ ailleurs, le dernier chapitre du Mariage de Loti relève du genre de la littérature fantastique, ce qui donne au roman sentimental une certaine profon­ deur. Après avoir appris la mort de Rarahu, Loti revient en Polynésie à travers une vision cauchemardesque. Dans la description de son rêve d ’ une veillée funèbre au milieu des cocotiers de la Polynésie, on retrouve la conscience de se débattre entre réalité et songe, typique du fantastique : Un rêve sombre s ’ appesantit sur moi, une vision sinistre qui ne venait ni de la veille ni du sommeil, – un de ces fantômes qui replient leurs ailes de chauve­souris au chevet des malades, ou viennent s ’ asseoir sur les poitrines haletantes des criminels.37 Loti aperçoit le corps mort de Rarahu étendu sur un lit de pandanus, la « petite sauvage » se transforme en tupapau et se met à rire. Cette hallucination est révélatrice des états morbides chez Loti et de son attirance baudelairienne et décadente pour le thème du cadavre, de la charogne : 34 Ibidem, p. 209. 35 Ibidem, p. 142. 36 Ibidem, p. 74. 37 Ibidem, p. 228. 37 Les grands cocotiers se tordant sous l ’ effort de brises mystérieuses, – des spectres tatoués accroupis à leur ombre, – les cimetières maoris et la terre de là­bas qui rougit les ossements, – d ’ étranges bruits de la mer et du corail, les crabes bleus, amis des cadavres, grouillant dans l ’ obscurité, – et au milieu d ’ eux, Rarahu étendue, son corps d ’ enfant enveloppé dans ses longs cheveux noirs, – Rarahu les yeux vides, et riant du rire éternel, du rire figé des tupapaus…38 Le décès de Rarahu transforme Tahiti en île macabre, les souvenirs que Loti a du décor exotique sont désormais teintés de son sentiment de culpabilité d ’ avoir abandonné sa jeune femme. Le fantôme de Rarahu et son rire accusateur sont des manifestations de sa faute. Loti achève son roman avec une vision de chaos ou de fin du monde dans un ciel crépusculaire : « Enfin le soleil se leva, un large soleil si pâle, si pâle, qu ’ on eût dit un signe du ciel annonçant aux hommes la consommation des temps, un sinistre météore précurseur du chaos final, un grand soleil mort… »39 Ce rêve et cette esthétique de l ’ horreur révèlent la profondeur de sa crainte de la mort. Il décrit avec un goût du macabre la vision apocalyptique dans le décor exotique où tout le pittoresque et les couleurs sont remplacés par le noir et blanc, et les sons charmants par « d ’ étranges bruits ». Le genre fantastique est selon Sonia Faessel un moyen idéal chez Loti pour transposer la hantise de la mort qui l ’ accompagna durant toute sa vie et qui domine son œuvre. Comme elle le constate dans son article « L ’ utilisation du fantastique dans Le Mariage de Loti », le tupapau, symbole de la mort, est le fil conducteur de l ’ idylle polynésienne : Il a le goût des choses mortes – cimetières, ruines de civilisations disparues – et pour lui, le souvenir compte plus que toute réalité, ou plus exactement, la réalité ne l ’ intéresse que lorsqu ’ elle devient une image qu ’ il peut évoquer à sa guise, ou un objet, qu ’ il conserve pieusement et sur lequel il a prise. Ainsi se forge­t­il l ’ illusion de dominer la mort, le temps qui passe inexorablement et qui détruit toute chose. Incarnant ce qu ’ on a appelé « l ’ esprit fin­de­siècle », caractérisé par un refus de s ’ intéresser à une réalité décevante, Loti part, comme le fera Proust, à la recherche du temps perdu.40 Loti note dans son journal inédit : « Une seule chose me charme : ma solitude, au milieu d ’ inconnus, et ma complète paix. »41 Le désert par exemple exerce sur lui une grande attirance et lui apporte une étrange satisfaction, parce qu ’ il représente un « point idéalement triste ». En 1878, Loti s ’ est retiré pour quelques jours chez les Trappistes, il recherchait le silence, la sensation d ’ isolement et d ’ être « au seuil de la mort »42. Cette solitude représente pour lui une sorte de mort ou du moins son désir d ’ éprouver « par anticipation l ’ action de la mort sur lui : la perte de son individualité l ’ inquiétait à un tel point qu ’ il aurait voulu tromper la mort en la perdant par sa propre volonté. »43 38 Ibidem, p. 229. 39 Ibidem, p. 228. 40 Faessel, Sonia. Visions des îles : Tahiti et l ’ imaginaire européen. pp. 187–188. 41 Cité dans Millward, Keith G. L ’ Œuvre de Pierre Loti et l ’ esprit « fin-de-siècle ». p. 192. 42 Loti, Pierre. Un jeune officier pauvre. Paris : Calmann­Lévy, 1925, p. 189. 43 Millward, Keith G. L ’ Œuvre de Pierre Loti et l ’ esprit « fin-de-siècle ». p. 193. 38 Ses romans regroupent de nombreuses métaphores de la mort. Loti visite des civilisa­ tions endormies et mourantes, dont la langue va disparaître, comme c ’ est le cas à Tahiti. Chaque étape franchie de sa vie est une sorte de petite mort, sa vie heureuse en Polynésie va également disparaître : Tout ce pays et ma petite amie bien­aimée allaient disparaître, comme s ’ évanouit le décor de l ’ acte qui vient de finir. Celui­là était un acte de féerie au milieu de ma vie – mais il était fini sans retour ! … Finis les rêves, les émotions douces, enivrantes ou poignantes de tristesse, – tout était fini, était mort…44 Tout lui donne l ’ impression de sa petitesse, son impuissance devant l ’ immensité, l ’ universalité de la mort destructrice. Or cette mélancolie est paradoxalement aussi son stimulant, cette idée de mort est son « enivrement ». La mort et la préoccupation de la fuite du temps exercent sur Loti une attraction baudelairienne, comme l ’ indique le dicton polynésien placé en début du roman : « Le palmier croîtra, / Le corail s ’ étendra, / Mais l ’ homme périra. »45 L ’ exotisme fin-de-siècle Malgré les tentatives d ’ évasion dans les pays lointains, les idylles amoureuses ou les déguisements en costumes exotiques et d ’ époque, Loti reste en proie à sa mélancolie. Son malaise témoigne de la crise profonde des dernières décennies du XIXe siècle. Le pessi­ misme décadent de Loti prend source dans le climat des idées des années 1870–1880, même si l ’ on ne retrouve nul procédé d ’ école littéraire, nul style d ’ époque dans les romans de Loti comme le note Pierre Jourda dans L ’ Exotisme dans la littérature depuis Chateaubriand : Il a donc voyagé beaucoup, longtemps, dans les pays les plus différents, et sans idée pré­ conçue, car il ignore à peu près tout de la littérature moderne, sa vision des hommes et des choses sera spontanée, personnelle, étendue, variée. Il verra le monde et le décrira, mais à travers le prisme de sa propre sensibilité, non d ’ après les livres. Ses romans et ses journaux seront d ’ abord des confessions.46 La littérature fin­de­siècle ne constitue pas un mouvement, une école, elle n ’ a pas de manifeste. Elle s ’ étend sur un champ très large d ’ écritures, de styles et d ’ expressions, et dans cette étendue très vaste de noms comme Huysmans, Charles Cros, Jules Laforgue, Montesquiou ou Jean Lorrain, Pierre Loti a certainement sa place, même s ’ il ne subit pas l ’ influence directe de Charles Baudelaire, précurseur de la décadence et du symbo­ lisme. 44 Pierre Loti. Le Mariage de Loti. p. 207. 45 Loti, Pierre. Le Mariage de Loti. p. 45. 46 Jourda, Pierre. L ’ Exotisme dans la littérature depuis Chateaubriand. Tome II. Paris : PUF, 1956, p. 78.
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