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Pourquoi écrire en Français au Québec?, Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

Dominique93
Dominique93 🇫🇷

4.5

(51)

99 documents

Aperçu partiel du texte

Télécharge Pourquoi écrire en Français au Québec? et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL JUSTE UNE FOIS suivi de POURQUOI ÉCRIRE EN FRANÇAIS AU QUÉBEC? ... MÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTERAIRES PROFIL CRÉATION PAR YV AN DUPERRÉ AOÛT2012 UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Service des bibliothèques · Ayertlsseaient La diffusion da ca mémoire se fait dans lei respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de repiTXJuire. et de diffuser un travail de recherche de cycles sup~rleurs (SDU-522- Rév.01-2006). Cette autorisation stipule que "conformément à l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec à Montréal une lic~nce non exclusive d'utilisation et de . publication pe la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques at non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des · copies de. [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Catte licence et cette autorisation n'entrainent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf antenté contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont (il] possède un exemplaire .. » TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS .. .................................................... .... .. ......................................................... iii TABLE DES MATIÈRES .......................................... .. .......... .... .... .. .. .. ...... .... .. ...... .................... .. iv RÉSUMÉ ............. ........................ .. .......... .. ................. .. ........................ .. ....... ....................... ........... vi PREMIÈRE PARTIE ...................................... .. ... ................................................................... ...... 1 JUSTE UNE FOIS ..... .. .................. .... ... ................. ... .. .... ............ ...... ........ ... .............. ... .... ........ ...... 1 DEUXIÈME PARTIE ............................................................................................................... 102 POURQUOI ÉCRIRE EN FRANÇAIS AU QUÉBEC? ........... .. .... .................................... 102 Blanche neige et Crève-cœur ...... .. .... ....................... .. ..... ..... .. ... ................... ........... 103 Introduction ...... ........ .. ..................... ............... ........ ... ................. .. .............. ................... 104 Apprendre à écrire dans les années 1950 ......................................... .. ............. 106 Apprendre l'écriture littéraire ............................................................................... 108 Pourquoi écrire? .. .... ............ ... .... ..... ...................................... .. ................. ... ................ 112 Pourquoi situer une histoire dans un contexte historique? ...................... 116 Qu'est-ce que je veux ressusciter du passé? .... .... .... .. .. .... ....... ... ............ .......... 118 Écrire au« je » ou au« il »7 ........................................ .. ............................................ 121 L'esthétique dans la forme romanesque ...................... .... ................... .. ............ 122 Quels conflits de la dramaturgie évoque juste une fois? .. ..... .. ........ .... ........ 123 juste une fois: un roman moral? ...................................................... ...................... 124 ... et le style .... .. .... ... .. ............... .......................................................................... ... ........ .. 126 Vivre et écrire en français au Québec .... .. .. .. ... .... ....... .... ................ .. .............. .. .. . 128 Que me reste-t-il de « l'âme française »? ........................................................... 131 v L'ambivalence de la langue écrite .......... ............ .... .......... .. ... ...... .... .... .. ..... .. ........ 134 En lutte .. ..... .. ..... ....... .... ..... ..... .. .... .. .. .. ............. ....... .. ...... .. ......... .... .... .............................. . 136 De l'identité québécoise ........ ........... ... .. .. ......... .. .. ...... ............................................... 137 État du français parlé au Québec .......................................... .. .............................. 140 Le français et la nouvelle linguafranca ............................................................. 143 En guerre .... .. ..... ..... .......... .. ............................ ................................ ...... .. ..... .. .. ... .. ... ..... .. . 144 Pour terminer ................................................................................................................ 149 BIBLIOGRAPHIE ........................................................ .. ........................................................... 151 ---- - -- -- -- - RÉSUMÉ Vous trouverez, ci-dessous, le résumé de la première partie du roman qui s'intitule juste une fois : une rencontre entre une histoire baroque aux nombreux personnages et un conte urbain animalier. Un 24 juin, François Beauprey s'élance dans son deltaplane du haut de la chute Montmorency. Dans son élan, cet ancien coopérant volontaire va se rappeler quand il était rentré à Montréal désabusé de son dernier projet humanitaire avec sa nouvelle femme, Claire Saïd, une Arabe chrétienne d'origine israélienne à la recherche de son père d'origine juive. C'est aussi l'histoire de son fils Rock et de son père Roméo Beaupré, un ancien père franciscain . Un conflit intergénérationnel entre fils et pères. La deuxième partie de ce mémoire est un essai sur les éléments fondateurs de ma future posture d'écrivain intitulé: Pourquoi écrire en français au Québec? Apprendre à écrire? Pourquoi écrire? Écrire un roman? Écrire au« je » ou au« il ». Qu'en est-il de l'éthique, de la morale dans l'art romanesque aujourd'hui au Québec, pour nous qui appartenons à une nation francophone minoritaire en Amérique du Nord et qui sommes tout au plus une grande tribu entre le Chiapas et le Nunavut? Pourquoi espérer publier un roman pour des lecteurs de plus en plus analphabètes, qui parlent presque français dans le meilleur des cas, ou un dialecte typique le plus souvent, au moment où nous passons de la culture livresque à la culture de l'image et du numérique? Mots-clés : écrire, français, Québec, éthique 3 l'étranger», «le pays», se demandait-il à chaque retour? Il était revenu épuisé, écœuré des magouilles de certaines ONG avec les pays d'accueil et entre les ONG. Ce n'était plus comme avant. Qu'était devenue la part du rêve, de l'utopie, de la découverte? « Le mot aider de l'aide internationale, je ne le supporte plus », criait François agrippé à son deltaplane, «supporte plus ce mot». Je n'ai jamais aidé, au mieux y a eu de l'échange, de la réciprocité. Maintenant, depuis une dizaine d'années, qu'est-ce qu'on entend dans les forums de I'ACDI, de sa nouvelle élite politique : rentabilité, imputabilité, évaluation. Que veut dire planifier quand on est le dernier au palmarès des pays de l'OMC (l'Organisation mondiale du commerce) ou des pays les plus performants? Comme si on pouvait prédire l'avenir? Y a des crises écrites en grosses lettres dans le ciel noir, et on ne les écoute même pas. Un griot africain vaut bien un boursicoteur de Wall Street pour prédire l'avenir. Les projets doivent contribuer à la réélection du parti au pouvoir, c'est ça Je nouveau credo. Au moins, ç'a le mérite d'être clair. Y a plus de place pour un gars comme François Beauprey dans le monde de la coopération internationale. Cet Ancien Monde se meurt dans son cœur. Vite un autre monde. Il ne restait dans la mémoire de François que le regard innommable d'une enfant aux pieds nus à qui il avait refusé d'acheter ses pacotilles la veille du retour dans Je zecalo (Je centre-ville) typique d'une ville d'Amérique latine. Depuis cet événement, les yeux de cette enfant le suivaient, l'obsédaient. Les billes noires étaient devenues des yeux menaçants sur les ailes d'un papillon en feu plutôt que celles d'un ange protecteur. L'enfant de la rue portait une sombre robe tachée de sang et de quelques restes de nourriture, au début de la nuit trop fraîche. Il revoyait la scène du non qu 'il lui avait fait de sa tête, un non parmi les mille qu'elle recevait chaque jour, tous les jours, un non qu'elle avait encaissé avec un léger mouvement de la tête vers le haut, le nez retroussé, J'air digne. La seule à qui il aurait dû dire oui, c'était elle. Il avait bien essayé de la rattraper quelques secondes après cette bavure, à travers la foule sur la place principale, mais en vain. Pour ,- ---- 4 compenser son double échec, le militant sans foi avait acheté tous les signets de quelques autres enfants. Geste absurde, des dizaines d'enfants l'avaient entouré, imploré d'acheter leurs signets. Malgré les supplices, les enfants avaient la rage de survivre, de voler, de tuer. «La seule personne dont il aurait dû acheter tous les signets, c'était cette enfant», s'était-il répété comme un mantra dans l'avion du retour. Pourquoi ce refus adressé à elle précisément? Il s'était senti accablé d'une faute impardonnable. À tout le moins d'un acte manqué. Un échec professionnel, non humanitaire.« j'aurais dû acheter ces signets ... » François en avait eu plein son casque de ces «beaux» signets en bois que tous les enfants «misérables » vendaient dans ce pays d'illettrés et d'une classe dominante trop lettrée. Il avait tenté de rationaliser un peu la situation. Ce projet avait été probablement conçu par une «brillante» ONG du Nord en collaboration consensuelle avec des représentants locaux du sud lors d'une« tempête d'idées», à la suite de multiples réunions où tous les chargés de projet avaient séjourné dans des hôtels d'humanitaires, s'étaient déplacés en 4 x 4 et avaient vécu sur des allocations de dépense standardisées. Il avait dit non à la mauvaise personne. Placé dans le fond de la carlingue de l'avion, François avait respiré comme le lui avait appris sa nouvelle amie, Claire Saïd, afin d'atténuer sa crise d'angoisse montante; il avait eu peur de perdre le contrôle sur sa vie. Qu'était-il arrivé à l'intrépide homme de l'humanitaire? À l'homme universel? À l'apatride? Il avait eu peur de son passé, de ses voyages de baroudeur. Pourtant, voir du pays avait été son leitmotiv depuis qu'il avait vu, enfant, des images de l'ailleurs dans des revues, à la télévision, au cinéma. Il avait toujours aimé voir des images, capter des images, être derrière l'image. Regarder dans le viseur était une façon de saisir le réel, la survie quotidienne de ces héros anonymes que l'on croise par milliers tous les jours dans les rues du tiers monde. Vingt-cinq ans plus tard, François était assez déprimé devant le désespoir et la résistance du monde ordinaire. Tout s'était écroulé avec le regard de cette enfant. Qu'avait- il vu? Notre échec, notre profit. Son échec, son -----1 5 exploitation. Il n'avait jamais été aussi fragile. À ce moment, dans l'avion, François était revenu à sa crise de claustrophobie, qu'il devait contrôler à tout prix. « Monsieur, asseyez-vous, s'il vous plaît. On entre dans une zone de turbulences», lui avait dit froidement l'agente de bord en chiquant sa gomme. « Monsieur, asseyez- vous et attachez votre ceinture, immédiatement», poursuivait avec autorité la cheftaine. François avait eu peur de perdre le contrôle, de crier, de désirer sauter hors de l'avion pour respirer à pleins poumons. Respirer, sinon il pensait imploser comme si tous ses organes intérieurs se consumaient. La peur de mourir, du dernier souffle, la peur d'être attaché à son siège, enterré vivant. Il n'endurait pas ce sentiment extrême de claustrophobie. Il allait mourir bêtement un jour et ce jour s'était levé. Temps du bilan, qu'as-tu fait de tes talents? La solitude l'envahissait. Juste un grand désir à ce moment-là: respirer. Il s 'était répété dans son for intérieur, en y croyant à peine sous le poids de ses craintes:« Je ne suis pas en train de mourir. Je n'en mourrai pas.» Ça va Neshama? Petit surnom affectueux, qui voulait dire belle âme en hébreu, que lui avait donné cette femme Arabe chrétienne d'origine israélienne qui voulait devenir juive. François avait rencontré Claire dans l'île de Sumatra en Indonésie sur le dernier projet de sauvetage où ils avaient travaillé ensemble. Il l'appelait aussi parfois Neshama. *** De Beaupré à Beauprey François Beauprey, de son vrai nom Beaupré, avait traduit le« é » en« ey » afin d'y conserver le son « é » dans la prononciation anglo-américaine depuis qu 'il travaillait dans des ONG où la langue anglaise dominait. La francité de son identité québécoise, c'était cet accent aigu qui le marquait le plus, le différenciait hors de la francophonie. What's your name? Beauprey, b-e-a-u-p-r-e-y. And your first na me? Cali me Frank. Tu ne peux pas expliquer en quelques secondes l'accent aigu à un Anglo- 8 *** Neige sur la ville François et Claire arrivèrent à un moment assez exceptionnel de l'automne; les arbres étaient encore gonflés de leurs feuilles aux couleurs chaudes de la terre. Elles n'attendaient qu'un vent léger qui est venu plus tard que la normale saisonnière. La petite grande ville nord-américaine vivait en suspens. Puis un jour, un nuage de neige sous le soleil enveloppa les feuilles. On arrêta presque de travailler. Certains enseignants trouvèrent un congé d'urgence qu'ils appelèrent la classe Pierre-Dansereau, au nom du premier écologiste québécois, pour sortir les enfants des écoles et les faire participer à un événement naturel rare. Tout ce beau monde, bras dessous bras dessus, s'en alla à la rencontre des arbres dans les rues et les parcs et regarda le spectacle. Sous le soleil bleuté du début de l'après-midi, des nuages de flocons de neige légers tombèrent sur la ville. Sous le poids de la neige, les arbres se dépouillèrent de leurs feuilles. Ce spectacle climatique inusité se termina par la chute de toutes les feuilles dans un fracas de couleurs éclatantes. Motivée par un instinct d'affirmation, d'expression et de survie, Claire monta les quelques marches de la rotonde dans le parc Jeanne-Mance où elle aperçut une masse de personnes à conquérir et se mit à chanter de sa voix vibrante la chanson Halleluyah du chanteur de la mélancolie, cette icône emblématique originaire de Montréal, celui dont elle prétendait qu'il était son père biologique. Plusieurs spectateurs l'écoutèrent, ébahis, sous le soleil couchant de seize heures. François était aussi sous le choc. Bien sûr, il connaissait la voix exceptionnelle de sa Neshama, mais il flairait aussi la bonne occasion. Tout ce monde subjugué, hypnotisé par les événements, voulait encore de cette magie climatique ou rester simplement dans l'esprit du rassemblement. En pensant à la quête du dimanche de son enfance à l'église St-Michael de la rue Saint-Viateur, au coin de Saint-Urbain, une réplique d'un sixième de l'ancienne église chrétienne de 9 Sainte-Sophie d'Istanbul devenue une mosquée, il enleva sa casquette marine et se promena à travers la foule : Madame, monsieur, pour la chanteuse ... Comment s'appelle-t-elle? Neshama. C'est sûrement un nom amérindien, chérie. Non, elle a l'air d'une Arabe. Ma dam, sir, for the signer ... What is her name? Neshama. lt's a latin name, honey. No, she has a Jew head. Segnora, segnor, por la cantante ... Il l'aurait dit dans la centaine de langues parlées dans la ville, s'il les avait connues. Puis il y avait eu, peu nombreux, ceux qui ne donnèrent pas, les renfrognés, les non-mercis, les on-ne-donne-pas-aux-marginaux-de-la-rue. Sa casquette fut remplie dans le temps de dire merci, la générosité était au rendez-vous. Toutes ses poches étaient remplies de monnaie et de deux billets de cinq dollars. Et il restait encore plus de la moitié des gens à solliciter, qui écoutaient encore Claire. Il attacha le bas de ses pantalons avec les clips de sa bicyclette et il continua à remplir ses pantalons jusqu'à ce qu'ils soient près de l'éclatement. Où étais-tu passé, Neshama? Qu'est-ce qui t'arrive? Vite à la maison. Hâte de compter la collecte. Ils avaient ramassé 185,90 $. François pensa à la petite fille aux pieds nus. Pour ces deux humanitaires, cela avait été une cueillette intéressante et une première : travailler dans la rue. «Y a rien de plus vrai que de travailler dans la rue pour savoir ce que l'on vaut», se répétaient-ils en riant. Quelques jours plus tard, ils louèrent un atelier dans le quartier Mile-End, dans une usine désaffectée, occupée 10 par des artistes, des marginaux créatifs. Le système de chauffage avec des calorifères à eau chaude et l'approvisionnement en eau potable étaient fluctuants. Les toilettes à l'étage, l'ascenseur et le monte-charge fonctionnaient une fois sur deux. Y avait de quoi bricoler. Mais c'était surtout un espace lumineux avec une généreuse fenestration en coin sur toute la longueur et la largeur des deux façades, au septième étage du 80, rue Saint-Viateur Est, derrière Ubisoft, ouvert sur le nord- ouest, la voie ferrée et sur le sud-ouest, avec une vue immédiate sur la cime d'un immense peuplier tremble et au loin sur l'unique mont de la ville, un restant de l'ère glaciaire : le mont Royal. Sans ce parc au centre de la cité, Montréal serait une ville plate. Des plafonds de douze pieds de haut, des poutres en bois équarries à la main, une mezzanine dont un des coins n'était pas appuyé sur un poteau, mais retenu par une chaîne au plafond, ce qui fait que l'on pouvait marcher sous la mezzanine. La surface représentait un rectangle d'une cinquantaine de pieds par une trentaine. Pour ne pas être trop perdus dans ce vaste espace presque vide et se protéger des nuits froides, ils montèrent leur tente de forme quinquagonale, dont trois côtés s'ouvraient comme des fenêtres avec des fermetures éclair. Ils l'appelaient leur tente arabe. Le jour, habillés de lainage, ils se berçaient ensemble ou chacun son tour dans la balançoire abandonnée par le locataire précédent. Au troisième jour, ils sortirent à quatre heures du matin de la tente pour marcher dans le loft sous la lumière nocturne urbaine, au moment où la nuit profonde allait se relever de son périgée. Quelques jours plus tard, le contact était bien établi avec le lieu. Pas simple d'aménager un espace ouvert. Le premier objet placé détermine tous les autres. François et Claire échangèrent sur le concept esthétique japonais du mu dont l'idée essentielle consiste à trouver la relation la plus élégante entre tous les objets et les individus dans un espace et ainsi exprimer la force de la présence du mu. Ils installèrent le hamac, accroché entre deux poutres; et en harmonie avec la balançoire, installée au centre permettant, comme Janus, de regarder vers 13 Le père, vous commencez à être pas mal connu parmi le monde de la rue depuis votre show dans le parc Jeanne-Mance au pied de la montagne et vos spectacles sur la rue Saint-Viateur, au coin de Parc, en face du YMCA, tout près de la synagogue. Je croyais que tu vivais chez ton grand-père. Oui, non, j'y vais, je pars, je reviens . La rue commence à être frette la nuit. Ah oui ton père, grand-papa Roméo. J'ai pu le goût de m'en occuper tout le temps, son chum non plus. Ça fait que de temps en temps, je pars sur le party avec Blowy. Comment y va? Y é vieux, y rapetisse, y répète les mêmes histoires, y pleure pour un rien, pis y voit des anges partout. Même moi, y me prend pour un ange. Y m'appelle mon ange. Est-ce qu 'il sait que je suis revenu? Je sais pas . Je crois pas. À moins qu'il l'ait su par grand-maman Juliette. [ ... ] Non, même si elle l'avait su, elle lui aurait rien dit. Comment va-t-elle, ta grand-mère? T'inquiète. Ben en forme, grand-maman. [ ... ] Ouais, le père, c'est bien toi: une balançoire, un hamac, une tente. Come on Blowy: la balançoire ou le hamac? [ ... ] On va s'installer pour la nuit sur la mezzanine avec nos sleeping bags, si ça ne te dérange pas le père. Peut-être qu'on va se faire une petite tente, nous autres aussi, hein Blowy? Ça te tente de tirer une pof avec nous, le père, pis avec ... ... Claire. 14 Moi, c'est Rock. Elle, c'est Blowy, mon amie peintre. Pis lui, c'est Labrador, notre chien, notre guide, notre protecteur. Non, merci Rock, je ne fume plus. Ben, grand-papa Roméo y fume encore un peu, deux trois pofs par jour, max, des fois juste une. Y dit que ça se dépose dans sa tête agitée. Depuis un an, je m'occupe de sa petite serre hydroponique au sous-sol. J'aime ça vendre du pot... Claire, pas seulement pour l'argent, un peu aussi, faut bien vivre. J'aime les plantes, les plantes médicinales, les plantes euphorisantes, acheter les meilleures graines, les faire germer, les planter, les arroser, les sentir et frotter la sève collante entre les doigts et la goûter. Je vends aux amis, aux amis de mon père et aux amis de grand-papa et du Cardinal, son ami.[ ... ] Oui Labrador, qu'est-ce que tu veux? C'est son heure pour jouer au frisbee. Rock lançait le frisbee dans toutes les directions, et Labrador le rattrapait à tout coup. C'était beau de les voir jouer ensemble dans le loft. Puis ça se calma. Blowy prépara une pipe fourré de pot qu'elle partagea avec Rock. Ils montèrent Labrador sur la mezzanine par l'échelle. Claire quitta la balançoire pour se retirer dans la tente; et François resta immobile dans le hamac à regarder par la fenêtre la cime de l'arbre et le quartier de lune dans le ciel bleu du début de l'hiver. Le bruit lourd et répétitif des wagons d'un train passa dans le paysage sonore du quartier. Puis le loft retrouva son harmonie dans la nuit. *** Confidences sur l'oreiller Pourquoi ne m'as-tu rien dit à propos de Rock, ton fils de 21 ans, né d'une mère d'origine africaine? Parfois, je ne te comprends pas, François. Tu me connais assez pour savoir que cela est important pour moi. Qu'est-ce que 15 je devrais savoir d'autre que tu ne m'as pas dit sur ton passé, ta famille? Tu sais d'où je viens et qui je suis. Veux-tu qu'on en parle? Oui, je t'en parlerai plus tard, mais pas maintenant. Pourquoi? Deux boutons de mon manteau ne tiennent plus que par un fil, je dois les recoudre tout de suite. François parlait beaucoup et peu, selon les sujets. De sa vie passée, Claire en savait peu, tout compte fait. Parler de quoi, se demandait-il? Ce genre de discussions le fatiguait. Y avait des fonds de ruelle tellement enfouis dans sa mémoire, qu'il se demandait pourquoi souffler sur ces cendres froides. Pourquoi ranimer certains souvenirs qui étaient des étoiles filantes éteintes depuis si longtemps? Puis un jour, on voulait en savoir un peu plus. Là, les souvenirs revenaient sans crier gare, remontaient en silence entre les filets du hamac et l'enserraient comme un cordon ombilical autour du cou. Tourné vers le côté sombre du loft par une journée grise et inquiétante, il baissait les yeux; et une femme apparaissait. François revoyait des images de sa première affectation de coopérant volontaire au Cameroun : une certaine insécurité dans le pays, des fonctionnaires impayés depuis des mois; un modeste hôtel braqué en plein jour et l'ambassade américaine la nuit suivante, par des bandits audacieux; des gens hospitaliers et généreux rencontrés dans le tintamarre de la rue. Puis il y eut ce voyage en autobus entre Yaoundé, la capitale, et Douala, la métropole portuaire, un jour de décembre. L'autobus roulait dans les collines, les forêts et s'arrêtait souvent pour faire monter et descendre des passagers. Les fenêtres étaient ouvertes. Le vent chaud soulevait la poussière ocre. Sur le bord de la route, une jeune Africaine à la peau bleu foncée, coiffée d'un chapeau de paille et habillée d'une robe aux motifs de fleurs rouges sur fond blanc, monta avec son 18 Qu'as-tu fait, Neshama? As-tu appelé la police? L'ont-ils recherchée? Est-ce qu'elle est vivante? Ce sont toutes de très bonnes questions, Claire; je crois que c'est assez pour ce soir. François alla se coucher dans la tente. Claire resta seule emmitouflée dans la couverture de laine du hamac. *** La basse-cour urbaine François rêva cette nuit-là et les jours suivants que le dérèglement climatique n'avait pas seulement donné des températures exaltantes, mais qu'il avait transformé le comportement de plusieurs animaux urbains. Les écureuils et les pigeons s'étaient déclaré une guerre féroce pour la domination des poubelles. Des quidams, à l'endroit où Claire avait chanté dans le parc Jeanne-Mance, au pied du mont Royal, avaient été attaqués par des écureuils qui leur avaient sauté au cou du haut des branches comme les carcajous de la forêt boréale. En outre, les écureuils ne faisaient plus de provisions. Les scientifiques tentèrent quelques explications sur les conséquences possibles de ce phénomène inquiétant sur la germination des graines enterrée et sur la propagation de certains champignons par les écureuils. La population fut traumatisée quand on découvrit un clochard mort près d'une poubelle. Des témoins racontèrent que l'homme avait été attaqué par une centaine de ces rats à la queue touffue. Quant aux pigeons, ils doublèrent de poids et de nombre, les plus gros pesaient plus d'un kilo . Finis les couples stables et la répartition des tâches entre les mâles et les femelles. Les gros, qu'importe le sexe, dominaient les petits. Des cohortes de pigeons s'étaient formées pour défendre les territoires d'approvisionnement. Le commensalisme des humains n'était pas suffisant à la 19 survie de ces super pigeons. Une des conséquences était que ces obèses volaient plus lentement et moins haut qu'avant et qu'ils picoraient le bas des jambes des humains. Depuis que les automobilistes les frappaient allègrement au départ des feux verts, les pigeons se réfugiaient dans les parcs, d'où leur nombre impressionnant. Malgré l'interdiction de la chasse urbaine, on entendait fréquemment, la nuit, des coups de feu dans les parcs, ce qui augmentait l'inquiétude de la population. Des adolescents ingénieux avaient allongé les manches des épuisettes de leurs parents pêcheurs pour capturer au vol ces éboueurs urbains. Plusieurs campagnards prétendaient que tout cela n'était que légende urbaine, encore et toujours cette incompréhension entre les régions et la métropole. Y a des conflits de mentalités insupportables dans ce presque pays, celui-ci en était une manifestation onirique banale. Quelques fables de Lafontaine apparurent et alimentèrent les rêves de François: La femme noyée: «L'esprit de contradiction/[ .. . ] Quiconque avec elle naîtra/ Sans faute avec elle mourra»; Conseil tenu par les rats: ( ... ] «Ne faut-il que délibérer/ La cour en conseillers foisonne/ Est-il besoin d'exécuter, L'on ne rencontre plus personne. » Mais quand une masse importante de goélands envahit le parc, les écureuils et les pigeons furent quelque peu déstabilisés; l'équilibre binaire de la guerre était compromis. Les belligérants demandèrent une trêve et ils se retirèrent le temps d'évaluer la situation. Il fut question de retrait stratégique, d'alliés objectifs, de conseils de guerre, de grandes manifestations des belligérants dans les airs et sur la terre pour impressionner l'ennemi. Est-ce que les guerriers ailés devaient s 'allier contre les écureuils? Ou l'un ou l'autre devait-il s'allier avec les écureuils, ces animaux avec lesquels ils partageaient les branches perchées, le temps d'éliminer l'adversaire? Toutes les hypothèses étaient envisagées et les humains apprécièrent cette paix. Encore une fois, l'homme, dans sa naïveté, répétait ses erreurs 20 millénaires : croire au retour de la paix, confondre la trêve avec la paix, alors que la guerre était imminente, au lieu de s'organiser pour faire disparaître ces hordes de charognards urbains. Pour un certain temps, les humains furent de retour au parc où ils épiloguèrent sur l'enjeu de cette guerre animale. Comme d'habitude, ils envahirent les agoras virtuelles et autres médias de gérants d'estrade. La masse humaine jacassait et picorait de son mieux. Quel désastre ... L'enjeu pour les humains était de les chasser sans se faire attraper par la police. Le lobby des chasseurs à l'arc se fit entendre à l'Hôtel de Ville. Puis un soir au crépuscule, un gang de punks se présentèrent au parc avec des lancers légers, dont les hameçons étaient empâtés avec des croquettes McDo. Les goélands les avalaient et le sang jaillissait de leurs gueules. Çà et là dans le ciel nocturne, on voyait des goélands cracher du sang sur les passants effrayés alors que les punks essayaient de les ramener à terre en enroulant leurs moulinets. Plusieurs lancers légers flottaient dans les airs au bout des becs des goélands. Le lendemain matin, des bêtes massacrées parsemaient le parc taché de rouge sur fond vert, du haut des airs cette abstraction aurait plu à Pollock. François se réveilla en criant, la main sur la gorge, prêt à vomir. Claire se précipita dans la tente et le prit dans ses bras, comme un enfant traumatisé encore prisonnier de son cauchemar. Quelques jours plus tard, François se promena à bicyclette dans le chemin des calèches qui mène au belvédère sur le mont Royal. Dans la grisaille de la descente, un écureuil agonisait sur le dos. Il avait dû être écrasé par un précédent cycliste. François ne put l'éviter et lui passa sur le ventre, la bête lui sauta à la cheville et le mordit. À l'hôpital, on diagnostiqua un cas de rage. On en fit une courte nouvelle de santé publique. À son retour au loft, il s 'assoupit dans le hamac. Dans son délire, il aperçut un énorme écureuil de la t aille de la naine qui se promène quotidiennement dans le parc avec son chien, aussi grand qu'elle. La gueule pleine de sang, l'écureuil se leva, s'approcha de l'oreille de François et lui chuchota: « Vous voulez la guerre, 23 Claire se rappelait que, jeune enfant, on l'appelait« la petite juive», quand elle allait passer ses vacances scolaires estivales à Jaffa et qu'elle criait sur la pointe du balcon de sa fenêtre: «Je hais les Arabes», au grand dam de sa mère. Tout le reste de l'année, elle était une pensionnaire heureuse chez les Sœurs de Saint-Joseph, où elle avait été instruite en hébreu et en français; et par la suite en arabe et en anglais. Était-ce une façon pour la mère de la protéger d'une stigmatisation menaçante? Claire parlait couramment quatre langues. François était impressionné par ses talents et les qualités de sa voix musicale. Lui qui était issu d'une minorité linguistique qui parlait presque français dans le meilleur des cas, ou un dialecte typique le plus souvent, et qui s'exprimait laborieusement dans la langue dominante nord-américaine, admirait son aisance pour les langues. Ensemble, ils parlaient français et anglais et elle lui apprenait l'hébreu sur l'oreiller. Claire était à l'aise avec le genre humain et son oreille pour les langues lui permettait de naviguer dans un spectre assez large des accents, par exemple du slang américain des Black Mountains au chiac acadien, ou du français du 6e arrondissement parisien au cockney de l'East Side de Londres. La qualité de son hébreu lui permettait de passer pour une sabra, une juive née en Israël, dans la communauté juive de Montréal. Toutefois, Claire n'avait aucun sens de l'histoire, de la politique. Était-ce un moins? Parfois, François pensait que sa naïveté l'avait protégée du Mossad, à tout le moins jusqu'à maintenant, lui disait-il à la blague. Mais la question qu'il se posait souvent à lui-même et qu'il lui avait posée à quelques reprises était: pourquoi voulait-elle tant devenir juive? Claire racontait à François qu'elle réussit, à quelques reprises, à faire avouer à sa mère, après des heures de conversations ardues, qu'elle eut jeune fille des amis d'origine juive, mais en niant qu 'il y eut relation sexuelle avec quiconque. En riant, Claire et François se disaient qu 'elle était née du Saint-Esprit. Angelica prétendait qu'elle était vierge quand elle s'était mariée. Aux jeux de la séduction sous la pression hormonale, un jeune voisin ou un chanteur de passage aurait-il 24 simplement eu une éjaculation précoce à l'entrée de son sexe? Allez savoir ce qui s'était vraiment passé sur les sables chauds de la plage ou sous les balcons des ruelles de Jaffa. François interpréta le songe ainsi à partir des nombreuses conversations qu'il eut avec Claire à ce sujet: le père biologique était, soit un jeune voisin juif d'origine bulgare qui vivrait encore à Ramallah, à une quinzaine de kilomètres au nord de Jérusalem, selon la vieille tante, soit cette fantaisie du chanteur mélancolique d'origine juive, nord-américaine, qui aurait donné effectivement quelques concerts à Jaffa en 1967. Mais comment le songe s'était-il manifesté? Cette question, François l'avait posée à quelques reprises. Claire répondait que le songe était une espèce d'intuition, que« son corps et son sang le savaient.» François, le rationnel, n'osait pas trop l'interroger, l'interpeller sur cette question au risque de la mettre en furie. Il y avait des sujets tabous, interdits dans leur jeune relation comme Yahvé, ses songes, ses intuitions et son avenir cabalistique. Claire Saïd aimait jouer comme une adolescente aux jeux de l'argumentation et de la lutte physique au tapis. Le ton montait, les grognements se manifestaient, le combat commençait. Ils se couraient l'un l'autre dans le loft, montaient sur la mezzanine, sautaient, criaient comme des orangs-outans, se balançaient dans le hamac et la balançoire. Ce rituel était un prélude à la séduction et à l'assouvissement de leurs instincts. Puis, la féline comblée, la tête sur l'oreiller, lui parlait doucement en hébreu. Ces moments d'intimité l'incitaient à mieux connaître cette région du Moyen-Orient et le conflit israélo-palestinien. «Malheureusement, Israël n'est pas sur Google Street View; on ne peut pas se promener dans les rues. Parle-moi encore, Claire, de Jérusalem Est, de Jérusalem Ouest, du Mur des Lamentations, de l'autre mur, le Mur de la honte, des plages de Jaffa Tel-Aviv, de Haïfa, du mont Carmel, de Gaza, de Ramallah, de la Galilée, de Bethléem, de Nazareth, du lac Tibériade, du désert du Néguev, de la Mer Morte, de la mer Rouge ... » 25 François l'épuisait avec toutes ses questions. Claire ne comprenait pas son intérêt pour ce pays qu'elle ne voulait plus revoir, à moins de devenir juive. Mais, a contrario, elle avait de l'admiration pour cet homme qui s'intéressait à l'histoire de son pays; là où se jouait encore une des plus vieilles tragédies de l'humanité, la tragédie du monothéisme. François avait l'impression de vivre avec une représentante de la secte qui avait mis à bas le polythéisme. *** Dans le deltaplan e Dans le nuage d'embruns au pied de la chute, François crie et voit un long voile, une Dame blanche. 1759. Les Anglais occupent le versant est de la chute. La bataille de la conquête de la Nouvelle-France est bien entam ée. Mathilde découvre le corps mort de Louis, son fiancé, entre les roch es au pied de la chute Montmorency . Mathilde revient habillée de sa robe de mariée au long voile. François entend les murmures de la Dame blanche. Désespéré, il appelle au secours de Roméo et juliette. PAPAMAMAN. Et il revoit ... *** Roméo et Juliette et le dernier réveillon de la Saint-Sylvestre L'agonisant allait mieux. Juste l'idée qu' il ait pu rencontrer Claire et la courtiser devant sa femme, Juliette, et son vieil amant, le Cardinal, le ranimait. François et Claire étaient reçus à ce premier souper communautaire festif auquel participait une partie de la cour de Roméo, dont de jeunes amis de Rock, petit-fils de Roméo et Juliette et fils de François. Il y avait, comme toujours, quelque chose d'excessif aux soupers, aux rencontres, aux célébrations de Roméo: des enfants accompagnés de leurs mères ou de leurs pères ou de leurs pères et mères, hétéros ou homos ou lesbos, déguisés ou travestis, anarchistes ou militants ou dilettantes et quelques personnes marginalisées sans histoires extravagantes. « Madame Saïd, on 28 et sandales, avec son bâton de pèlerin vagabond. « Paix en votre demeure» était son mot de bienvenue pour celui qui ne se nourrissait que de l'aumône et de la générosité des pauvres, des errants. Ce « Paix en votre demeure», il le trouvait de moins en moins approprié, lui qui ne rencontrait que des sans-logis. Le jeune moine de 25 ans voulait apporter le réconfort de l'âme à tous ces laissés pour compte, ces rescapés de la guerre, ces éclopés de l'histoire. Un mois plus tard, il avait déjà rencontré l'horreur. Il lui restait en tête des images de cette femme enceinte éventrée qu'on avait pendue à une branche d'olivier. Le jeune moine alla se réfugier au monastère des Franciscains à Assise, là où tout a commencé pour cet ordre mendiant des frères mineurs. La sécurité de la vie monastique redonna de l'appétit, des forces et du courage au père Bonaventure. Enfin, un horaire de vie humaine, ponctué de prière, de lecture, de travail manuel, de silence, d'échange théologique avec les autres pères. On lui avait demandé d'aller dire la messe au monastère des Clarisses, à quelques kilomètres. C'est là qu'il vit la pétillante Juliette du haut de la chaire, lors d'un sermon, une novice de 17 ans, qu'un père fasciste, proche de Mussolini et de l'écrivain Malaparte, avait confiée au monastère en 1944, avant sa fuite. Cette rencontre foudroyante allait changer leurs vies. Le père Bonaventure avait trouvé un disciple qui voulait le suivre dans son projet christique de réconfort« des plus petits d'entre nous». Leur départ avait été plus une fuite organisée qu'un« ce n'est qu'un au revoir mes frères.» De ces milliers de personnes rencontrées, Bono se rappelait ces hordes d'enfants errants, d'origine juive, à la merci des pervers, des exploiteurs et des contrebandiers, fuyant à pied les camps de concentration et les forêts de l'Europe centrale jusqu'à Barri, dans le sud de l'Italie, face à la mer Adriatique. De là, des bateaux les attendaient et les transportaient jusqu'à Haïfa en Palestine, malgré le blocus ou les contrôles de la marine britannique, selon la politique du moment. Une petite fille pieds nus à la voix divine soulevait les foules sur son passage. Elle chantait le soir en yiddish devant des groupes d'admirateurs de plus en plus 29 nombreux, rassemblés dans des parcs, subjugués devant tant de beauté, de pureté; un contrepoids à la barbarie des dernières années et à la survie quotidienne. Certains y voyaient une manifestation divine. Enfin, un dieu d'allégresse osait se manifester. Puis un jour, un impresario la prit en charge et la fit chanter dans des salles de spectacle. Le père Bonaventure et Juliette les accompagnèrent durant plusieurs semaines. Mais ils recevaient des menaces de plus en plus persistantes. Leurs habits de moine chrétiens ne les rendaient pas intouchables, au contraire. Ils se protégeaient en étant près des simples d'esprit. Mais la pression du groupe devint insupportable. Ils se réfugièrent dans la forêt. Là où enfin ils pouvaient écouter les oiseaux, l'écoulement des ruisseaux, dormir dans des abris de fortune, manger des petits fruits sauvages, des racines, des pousses, boire des infusions d'orties, cette merveilleuse boisson chaude, si nourrissante. Sur le chemin de la bonne étoile, ils adoptèrent un jeune chien errant qui quelques mois plus tard en imposait par la taille. Maintenant, ils pouvaient se rendre à Naples, libérée par le nouvel occupant américain, dont les jeunes soldats essayèrent de dévorer cette jeune vierge innocente. Juliette. N'eût été de Roméo Beaupré, alias le père Bonaventure, qui criait et répétait à s'époumoner: Peace ln Your Heart Young Man, avec son chien Omerta bien tenu en laisse, la jeune vierge épouvantée glissait miraculeusement entre les griffes de ces jeunes soldats débordants de testostérone sans être kidnappée. Direction Allemagne. Ils découvrirent un pays où les gens dormaient dans des maisons détruites, sur des lits sans couvertures, dans l'eau avec des enfants à la toux tuberculeuse. Ces misérables déclaraient qu'ils étaient mieux traités sous le régime national-socialiste d'Hitler. Il y avait eu la rencontre avec ce soldat canadien- français qui s'était amouraché d'une jeune Allemande, veuve d'un soldat mort pour son pays, monoparentale d'un enfant d'un an et demi. Ferait-il venir dans son Québec profond cette jeune veuve d'un militaire allemand, l'ennemi il y a à peine quelques mois? Bonaventure lui recommanda de confier sa demande à la Vierge 30 Marie à laquelle il vouait une affection particulière depuis que sa propre mère était morte. « Paix dans votre cœur. » Le père Bonaventure désirait profondément voir les camps de concentration. Il se sentait appelé par une voix audible. Prochain arrêt, Berlin, occupée par les Russes, les Américains, les Anglais et les Français. La rencontre la plus intéressante qu'ils firent fut celle d'une femme qui écrivait son journal pour ne pas tomber dans la dépression. Elle l'avait commencé le 20 avril1945, quelques jours avant le suicide d'Hitler, qu'elle n'apprit comme eux que beaucoup plus tard. Le 27 avril, les Russes entrèrent dans Berlin, 100 000 femmes furent violées au cours des dix premiers jours. La première question que cette femme posa à juliette fut pour savoir si elle avait été violée. Roméo était surpris à la fois de sa remarque et de l'entendre parler un si bon français. Cette femme d'une trentaine d'années les mit en garde devant cette éventualité, encore plus s'ils persistaient à poursuivre leur projet d'aller vers Weimar, dans la Prusse orientale. Les Russes étaient très imprévisibles dans leur comportement quand ils avaient bu. Berlin était complètement détruite: c'étaient les femmes qui travaillaient à ramasser les ruines. L'homme nazi vacillait dans le silence, l'absence, dorénavant. Ils étaient devenus des sous-hommes qui rejetaient leurs femmes violées. Roméo comprit que ce seraient les femmes qui redonneraient naissance à ce pays. Cette femme, dont ils oublièrent le prénom, trouva, pour ne pas être violée à répétition, un loup alpha qui la protégea des autres loups. Et les trois amants qu'elle eut au cours de cette courte période l'ont bien nourrie. Elle était journaliste. Ce qui impressionnait Roméo et juliette était le silence dans Berlin. Ils se mirent en route pour Weimar, la ville du romantisme et du classicisme allemand, où avait vécu Goethe, à huit kilomètres du camp de concentration de Buchenwald. Arrivés en soirée, ils trouvèrent, dans l'enceinte du camp, la souche du chêne de Goethe, qui avait été détruite par une bombe américaine quelques mois plus tôt. Ils s'installèrent au pied de la souche de l'arbre légendaire où Goethe allait méditer et discuter avec ses amis. Moins de 150 ans plus tard, se demandait le père 33 Les années cinquante dans le bourg de Montmorency Que disait l'histoire? Elle disait ce que Roméo et Juliette et quelques amis franciscains avaient dit dans leur témoignage. François revoyait des images de la chute du temps où la petite famille vivait ensemble, sans lui. La chute Montmorency était un lieu interdit aux enfants par toutes les mères du bourg. Assoiffé de chair angélique, le pédophile, à peine sorti de prison, rôdait cet été-là dans le bois au pied des remous de la chute. Les enfants se tenaient en gang pour se protéger, se défendre avec leurs flèches, leurs couteaux, leurs frondes du gros écœurant aux cheveux noirs graisseux, à la peau mate, qui se promenait en maillot de bain. Au loin, ils s'échangeaient des regards menaçants ou conquérants . Les enfants criaient de rage comme des fauves apeurés : « Maudite tapette! »« Crisse de fifi! » Entre eux, les petits caïds se disaient qu'ils allaient le saigner, le maudit cochon. « Moi, s'il me touche, j'y rentre mon poignard dans le ventre ». Le pédéraste mettait la main dans son maillot. Les innocents se retranchaient dans leur campement à l'entrée du pont de l'île d'Orléans, en criant tous ensemble à s'époumoner:« MAUDIT COHON! » Avec le bois recueilli sur la berge, les explorateurs s'étaient construit un vrai tipi, haut, très haut, il devait faire presque trois fois leur grandeur. Dès qu 'ils entraient, ils démarraient un feu et l'entretenaient jusqu'à leur départ. Cela annonçait l'occupation du lieu éphémère par leur gang. Mais il suffisait d'une marée de pleine lune ou de l'élévation de la rivière après des averses orageuses pour que les tiges bien plantées dans le sable ne résistent pas et que le tipi disparaisse sous les flots dévastateurs. On avait même accusé une fois, à tort, leurs éternels rivaux de Courville, l'autre village en haut de la côte, avec lesquels ils étaient en totale chicane. Enlèvements, tortures, échanges de prisonniers étaient les résultats de leurs stratégies de guerre pas si enfantines. D'ailleurs, c'était sous la torture qu 'un pr isonnier déshabillé, nourri de petits poissons vivants, barbouillé de boue et menacé de circoncision IZI mot trouvé dans la Bible et expliqué dans le dictionnaire IZI, avait demandé: « C'est quoi, ça, sire ... sirecon ... con con ... » « On va te crucifier 34 comme Jésus-Christ qui est mort sur la croix, et t'en couper un petit bout. » Il avait continué à nier la responsabilité de sa gang en pleurant, en criant, en s'étouffant, puis en vomissant un poisson plus gros que les précédents. Il avait émis l'idée d'une plus haute marée que d'habitude, responsable de la destruction de notre habitation estivale chambranlante. Sans se consulter, le prisonnier avait été libéré en douce sous la menace de coups encore plus violents, si quiconque de sa gang revenait sur leur territoire. Ce côté de la berge du pont de l'île leur appartenait. Une autre guerre imprévue et plus cruelle les attendait. Dorénavant, avec l'ouverture du pont sur la décharge de la rivière Montmorency dans le fleuve Saint- Laurent, de nombreux touristes américains s'arrêtaient pour visiter la chute. À cette époque, ceux qui voulaient voir la chute devaient laisser leur véhicule sur le terrain vague de la Dominion Textile. Pour faire quelques sous, les enfants audacieux offraient un service de lavage d'automobiles ou plus simplement de vitres. De porteurs d'eau, ils étaient devenus les squeegees de l'époque. Les vertueux pèlerins du sud étaient les plus généreux. Les « trente sous » scintillaient dans les airs avant de tomber dans les poches de pantalon des enfants devenues rapidement trop petites. L'appât du gain facile allait bouleverser et diviser le bourg. On gagnait plus le samedi ou le dimanche que les ouvriers de l'usine en une semaine. *** Dans le deltaplane Le vent s'intensifie. Aspiré par une force déterminante au centre d'un faisceau lumineux, un pied-de-vent, François s'élève encore plus haut et passe devant la moyenne chute et la petite chute Montmorency sur l'avenue Saint-Grégoire comme les appelaient les résidents. Il pense à Anne, la grand-mère de l'Enfant-jésus et la grande mère des Am érindiens, celle que l'on appelle communément au Québec «la bonne Sainte-Anne». Voilà un culte intéressant appartenant à la fois à la mythologie amérindienne et chrétienne. Il revoit d'autres photos de Roméo, j uliette et Aaron à leur 35 retour d'Europe sur le paquebot Homeric à la pointe de l'Île d'Orléans. Habillés de vieux lainages, les cheveux aux vents, François s'interroge: où étaient mes parents avant ma naissance et celle de mon frère disparu? *** La suite ... Plus la grossesse de Juliette avançait, plus les réactions de la population se partageaient entre le respect étonné et la désapprobation assassine, surtout quand les gens voyaient se promener le père Bonaventure et Juliette main dans la main et pleins d'attention l'un envers l'autre. Aaron était né le 21 juin 1946, IZI comme tous les enfants, neuf mois plus tard, IZI dans une chambre adjacente à la chapelle de l'Université d'Heidelberg, la plus vieille université allemande, fondée en 1386 et lieu du grand schisme entre les chrétiens. Dans certains cercles franciscains allemands, on disait qu'à la naissance d'Aaron, Roméo serait descendu de la montage avec son enfant dans un bras et Juliette dans l'autre, pour le baptiser dans les eaux cristallines de la rivière Neckar. Au cours de cette période, Roméo et Juliette auraient rencontré une mystique allemande, Adrienne von Speyr, et un théologien du nom de von Balthasar. Outre ces deux protecteurs, une communauté grandissante les protégeait, malgré les interdictions diocésaines des catholiques et des protestants conservateurs. Comme François et Claire d'Assise, les oiseaux et les animaux terrestres les accompagnaient dans leurs déplacements. La mystique leur apprit la force de la prière. Après neuf mois, Aaron était prêt à prendre la route avec son père et sa mère, à rencontrer la souffrance et l'injustice humaine. Quand des situations les menaçaient, ils se précipitaient à genoux et se mettaient à prier et à dire : « Paix en votre demeure ». Sur les routes de la vieille France catholique et profonde, l'accueil était souvent rébarbatif, agressif. Le père Bonaventure et la novice clarisse Juliette décidèrent de ne plus porter leurs vêtements ecclésiastiques. Dorénavant, ils 38 Beaupré remit sa bure de franciscain et célébra sa messe du dimanche matin dans le restaurant. Il avait pris du pain blanc tranché coupé en petits morceaux et le bénissait avec le vin pour la communion. À ses fidèles, il leur faisait écouter de grands airs d'opéra. Les plus téméraires le suivirent jusque-là. Les jeunes ne voulaient plus d'une autre religion, aussi libre qu'elle puisse être. Quelques amis franciscains lui avaient donné un livre populaire dans les missions africaines de Franz Fanon, L'An V de la révolution algérienne. Il en lisait des passages qu'il commentait. Entendre parler de révolution de la classe ouvrière et du tiers monde avait coupé le souffle de plusieurs supporteurs. Une nuit, une dizaine de chats que Roméo nourrissait furent épinglés sur les poteaux à l'entrée du restaurant, d'autres chats arrosés d'essence furent brûlés vifs. Juliette ne comprenait plus son beau Roméo. Elle se sentait de plus en plus menacée dans le bourg. La vie d'Aaron était aussi tumultueuse au cours de cette décennie. Dès l'âge de cinq ans et pendant les quelques années suivantes, il eut une petite amie, Lou, avec laquelle il découvrit les plaisirs intenses de la sexualité enfantine. Mais on ne pouvait qualifier ces plaisirs d'enfantins. Lou avait eu plusieurs petits amis de son âge et aussi des adultes, dont le pédophile de la chute. Un jour, Aaron, entre les fentes du hangar, où il avait rendez-vous avec son amoureuse, surprit celle-ci dans les bras du gros cochon, lancée dans les airs la bouche pleine de bonbons. Quand il la revit, elle lui dit: « J'ai une surprise pour toi, baisse ton pantalon. » Et elle mit son sexe dans sa bouche, qui se mit à grossir et à vouloir exploser. Il en garda le souvenir d'un plaisir honteux. Dans la cour d'école, on l'appelait «le petit juif », il devait souvent se battre. Puis ti-coune Laflamme, le plus grand de l'école primaire, devint son garde du corps. Les intimidations diminuèrent. Aaron se retira dans la lecture et devint de plus en plus silencieux. Un soir, il fut abusé à quelques reprises par un ancien étudiant de Roméo quand il était le père Bonaventure, au Collège séraphique à Trois-Rivières, le père André. Le désespoir se lisait sur son visage. Il ent ra dans un mutisme 39 inquiétant. Le 22 juin 1960, Juliette surprit Roméo au lit avec son jeune amant. Son instinct lui ordonna de fuir son Roméo, qu'elle ne pouvait plus suivre dans l'immoralité. Elle prépara son baluchon et alla se réfugier dans le couvent des Sœurs Dominicaines Missionnaires Adoratrices, dans les hautes terres de Beauport, à quelques kilomètres du bourg ouvrier. Aaron refusa de la suivre. La dernière fois qu'on le vit, c'était au bout du quai, à la marée montante. *** Des eaux troubles d'Oreste Les mains bien agrippées au deltaplane, François rêva éveillé à un Amérindien dans un canot qui pêchait dans un lac des Hautes Laurentides et attrapa un maskinongé de 30 livres et 45 pouces de long. Il faisait noir, c'était le printemps au début de mai. De crainte de perdre le « monstre», sans épuisette, l'Attikamek ramena le poisson près de lui. Il mit l'index et le pouce dans ses yeux, ce qui le tranquillisa. Il le fit glisser tête première dans le canot. Le monstre voulait le manger. Le poisson essaya de sortir du canot et de retourner à l'eau. L'Attikamek entra rapidement au campement et cria : «Viens m'aider, femme. » Puis ils décapitèrent la bête encore vivante en plusieurs pavés sur une table à l'extérieur, avant l'arrivée d'autres prédateurs de la nuit. Les morceaux furent déposés dans un congélateur, sauf un. La femme le fit sauter et mijoter dans la poêle en fonte. Ce fut un festin. Après le repas, le pêcheur repu sentit la bête encore vivante en lui. Quelques mois plus tard, fin octobre, l'Attikamek retourna pêcher avec sa femme. Ils prirent trois maskinongés aussi gros que le premier au printemps. Le vent se leva et poussa le canot vers une pointe à la sortie de la baie. Quatre pattes sortirent sous le ventre de chacun des « maskis », ils ressemblaient à des alligators qui voulaient les dévorer. L'homme prit l'ancre de fortune, une grosse pierre bien attachée, et essaya de leur écraser la tête. Un des coups manqua la bête et fissura le canot, qui coula. Les « maskis » alligators retournèrent dans l'eau, s'accrochèrent 40 aux vêtements de l'homme et de la femme, les descendirent avec eux au fond du lac. L'homme et la femme passèrent à moins de cent mètres de la pointe de la baie. Une décision rapide s'imposait, ils devaient nager dans l'eau froide automnale jusqu'à la pointe ou s'accrocher au canot renversé et traverser le lac au gré du vent, jusqu'à un îlot ou à une autre rive du lac. D'accord pour quitter le canot. Dès les premiers mouvements, la femme rebroussa chemin, l'homme ne pouvait plus revenir et le cent mètres lui apparut très loin. La femme entra sous le canot et grelotta dans l'eau froide. *** Retour en Afrique Des amis invitèrent François et Claire à leur rendre visite au Rwanda. Claire y avait vu une excellente occasion de mieux découvrir ce continent qu'elle connaissait peu en réalité. François n'avait pas le même intérêt que Claire pour ce voyage, considérant le génocide de 1994, le retour au pouvoir du président général Kegame, la reconnaissance de l'anglais comme troisième langue officielle, les intrigues américaines et françaises dans le pays. « Comment reconnaître un Houtu d'un Tutsie? Comment savoir qu'il y a une menace quand on se promène dans la rue avec un Houtu ou un Tutsie? » se demandait François. Il serait allé n'importe où sauf au Rwanda. Un voyage assez cher considérant la durée du séjour. Tiens, la Birmanie, d'autant plus que le visa est d'un mois actuellement. C'était sûrement aussi dangereux et peut-être plus. Mais François connaissait au moins la Birmanie. Qu'en était-il de la sécurité à Kigali et dans le pays le long du grand lac Kiuvu et dans les parcs nationaux? Être vu et perçu comme l'homme blanc en Afrique, l'ancien colonisateur, l'occidental riche parce qu 'occidental, ne l'intéressait pas. «Serait-il capable encore de voyager?» se demandait-il. Juste penser à ce voyage l'angoissait. Il pourrait demander à Claire d'y aller seule. Mais il avait l'impression que cela pourrait compromettre leur relation. Claire Saïd avait marié un humanitaire, un 43 Sangs of Leonard Cohen Recroquevillée dans le hamac, Claire écoutait des vieux 33 tours d'occasion de Leonard Cohen, qu'elle avait trouvés rue Mont-Royal : Sangs of Leonard Cohen, 1967, etSongsfrom a Room, 1969. Née en 1968, conçue en 1967, elle cherchait, dans les chansons du poète mélancolique, des indices concernant les relations de quelques soirs entre sa mère et le chanteur-poète. Elle réécoutait les mêmes chansons à répétition . Elle était tellement absente que François n'osait pas lui demander de baisser le son. Il attendait que les voisins cognent aux murs, au plafond ou sur le plancher. Le supposé père de Claire était, dans Like a bird on th e wire, « l'oiseau sur le fil », « l'ivrogne dans une église », « le chevalier d'un ancien livre », le «s i je fus si cruel, j'espère que tu pourras l'oublier », le « si je fus injuste, j'espère que tu sais que ce ne fut pas pour toi ». Dans Tonight Will Be Fine, le poète chantait qu'il lui « arrivait quelquefois de rêver au Passé. » Ce « tu continuais à m'aimer, je commençais à jeûner » était une manifestation de leur amour impossible. Dans Y ou Know Who 1 Am, Claire chantait à répétition : 1 cannotfollow you, my love, you cannat follow me. 1 am the distance you put between ali of the moments that we will be. Ue ne peux te suivre mon amour Tu ne peux me suivre je suis la distance que tu mets Entre tous les moments qui seront.) Y ou know who 1 am ... 44 François avait trouvé, dans une librairie d'occasion, le recueil de poèmes Étrange musique étrangère, dans l'excellente traduction de Michel Garneau. Y avait-il des indices dans la poésie de Cohen qui auraient fait allusion à cette rencontre d'un soir entre Leonard et Angelica, la maman de Claire? Il avait trouvé ce court poème : Ange/ica Ange/ica est devant la mer Ce que je dis sonne trop fort pour son état Il va falloir que je revienne un million d'années plus tard avec le scalp de ma vieille vie à la main Il y avait le même nom,« Angelica »,« devant la mer ». C'était mince comme indice. Était-ce la même Angelica devant la même mer? Dans le même livre, il avait lu, dans Fragment d'un journal, le vers suivant: par une nuit sans espoir en Galilée ... Angelica était originaire de la Galilée où était né le Nazaréen. Là s'arrêtaient les indices dans l'œuvre de Cohen. *** Le niqab Habillée d'un tailleur estival sable et d'un court niqab avec une ouverture assez grande pour découvrir ses yeux perle noire maquillés, relié au centre par un fin string tressé entre les yeux, une femme élégante marchait en toute confiance sur le trottoir de la rue Sherbrooke, en face du Musée des Beaux-Arts de Montréal, avec son attaché-case à la main droite, au rythme de la vie urbaine. Depuis qu'il avait vu cette femme, François rêvait d'offrir un voile intégral semblable à Claire. L'occasion se présentait. Les recherches pour retrouver son prétendu père juif piétinaient. Le 45 rabbin consulté n'arrêtait pas de monter la barre des épreuves de la conversion au judaïsme à cette femme d'origine arabe chrétienne, selon son passeport israélien, qui rêvait de moins en moins de devenir juive. C'était le temps qu'elle retrouve une certaine fantaisie, pensait François. Pas évident d'acheter un niqab dans cette petite grande ville nord-américaine d'origine chrétienne et catholique. Il y avait, bien sûr, eBay, mais la qualité des tissus et du design n'étaient pas forcément au rendez-vous- tissus synthétiques et double georgette (prononcé à l'anglaise). Quelques modèles exotiques aux couleurs variées, sur internet, avaient été repérés; mais les modèles qu'il imaginait ne pouvaient être achetés à distance. Une amie, couturière talentueuse à ses heures, lui en avait fabriqué un à partir de quelques photos inspirantes. François désira it voir sa Neshama porter ce voile intégral court, non pas à l'extérieur, mais dans l'intimité du loft. Un cadeau. Elle avait conservé ce quelque chose de puéril dans sa façon de déballer les cadeaux, en l'occurrence une boîte en carton léger qu'il avait récupérée d 'un grand magasin, enrobée de quelques feuilles de papier d'un vieux journal gratuit et ficelée d'un large ruban rouge. « Un cadeau », répétait-elle, toute enjouée. Un cadeau, pour moi. Qu'est-ce que c'est? ... Qu'est-ce que c'est que ça? Un niqab. Les imans l'auraient jugé trop exotique, trop ouvert. Et ce filet entre les yeux ... Ce filet donnera du mystère, du lumineux, de la volupté à ses yeux, pensait-il. À quoi veux-tu jouer, François? Le niqab avait passé quelques semaines sur la longue table de réfectoire en pin entre deux chandeliers de taille différente surmontés, non pas de chandelles, 48 Cherrier, deux jours par semaine. Le responsable du service lui disait ce qu'il devait faire : le courrier, le magasin, changer des ampoules, déplacer des meubles, recevoir des marchandises, signer des papiers de réception, répondre aux urgences du personnel, par exemple : le professeur est allé aux toilettes, mais il a oublié sa clé dans son bureau, peux-tu lui ouvrir .. . Le détenteur du poste à temps plein était en congé de maladie pour un mois. François avait été engagé pour deux journées de sept heures, dix-sept dollars de l'heure, selon la classification et son expérience, une pause de quinze minutes le matin, une autre l'après-midi, mais qui pouvaient s'étirer jusqu'à une trentaine de minutes, selon la charge de travail. Une heure d'arrêt le midi pour le dîner dans une salle aménagée à cet effet. On l'avait informé qu'il en aurait facilement pour six mois au moins, son contrat serait renouvelé à chaque fin de mois. « Pas de problème, madame, je suis à votre service», avait-il répondu à sa supérieure-cadre immédiate. François ne pensait pas qu'il travaillerait un jour dans une organisation bureaucratique. « Pourquoi pas moi », s'était-il dit. Ses deux collègues étaient un vieux couple de travail de vingt ans, qui se connaissaient depuis plus de trente ans. L'un était grand et gros et on l'appelait Bif, un mauvais caractère et l'autre, Snif, était mince et petit, bon caractère. Il parlait tous les jours de sa retraite à cinquante-cinq ans, soit dans moins de deux ans. On était dans la conversation grégaire. « Pourquoi pas», se répétait François, pourquoi pas. Le midi, c'était le temps de manger son lunch et de partager une table ronde avec d'autres employés du petit personnel, une camaraderie de bon aloi. On échangeait sur les émissions de télé de la veille, le cinéma, la politique. Les gars parlaient des étudiantes et les filles des professeurs. Au début, François était dans sa phase de découverte de cette sous-culture tribale. Puis, il entra en mode réceptif de ce nouveau job : être au service de l'intendance. « Tu penses à n'importe quoi et tu exécutes avec le sourire », se répétait-il sans cesse de crainte de l'oublier. Il partageait le même bureau ouvert que ses collègues et il avait droit à un ordinateur. L'enjeu n'était pas de produire, mais d'attendre la prochaine commande. À la pause, les plus jeunes employés jouaient au aki, cette balle de sable molle qu'on se lance 49 avec le pied ou le genou ou toute autre partie du corps, sauf les mains . Il aimait regarder les filles lever la jambe, bouger le corps, se pencher et remettre la balle au jeu. Deux jours par semaine, il ne se posait pas de questions. Un soir, François était revenu au loft avec une vieille télévision qu'un collègue de travail lui avait vendue pour cinquante dollars. Une des meilleures émissions qu'il écouta était une entrevue de Bernard Pivot, dans les années 80, avec Claude Lévi-Strauss, que le Canal Savoir repassait. Quant à Claire, elle recevait un à trois clients par semaine, à cinquante dollars la consultation. À la sortie d'une partie des employés d'Ubisoft, à dix-sept heures, Claire et François donnaient leur spectacle quatre ou cinq soirs par semaine, Nigab et Schtreimel devant l'église Saint-Michael, rue Saint-Viateur. Après une trentaine de minutes, ils se déplaçaient à la librairie L'Écume des jours, au coin de la rue Waverly, en face du Café Olympico, et ils terminaient leur tournée au coin de la rue du Parc, en face du YMCA, tout près de la synagogue, sur la rue Hutchison. Puis c'était le retour à la maison et le moment de compter les pièces de monnaie. *** Dans son deltaplane ... Au-dessus du fleuve Saint-Laurent, François se dirige vers le Vieux-Québec. JI laisse derrière lui l'île d'Orléans, la chute Montmorency, l'histoire de ce clan, de cette tribu, de ce petit peuple audacieux de la Nouvelle-France. Les voiliers zigzaguent au gré du vent du sud-ouest entre la baie de Beauport et le passage étroit du fleuve, appelé Kébec en langue algonquine, en face de Lévis. Le deltaplane Jonce vers le Château Frontenac, mais perd abruptement de l'altitude. Les touristes sur la terrasse Dufferin le regardent, le pointent du doigt, applaudissent, croyant à une animation estivale de la ville. François pose ses pieds de chaque côté de la plus haute partie du toit en pente de l'hôtel baroque, avance comme un clown balourd. Arrivé au bout du toit, l'intrépide sent la force du vent, pique du nez et reprend de l'altitude jusqu 'à la pointe de la Citadelle de Québec. Pas question de capituler au pied du drapeau 50 canadien. François se remet à courir, prend le risque de passer au-dessus de la terrasse et de plonger dans la falaise vers le fleuve. La force du vent l'aspire encore. Sur sa droite, il voit la cathédrale du plus vieil archevêché catholique de l'Amérique du Nord, sur sa gauche, l'Assemblée nationale du Québec et à quelques kilomètres, l'Université Laval. C'est ça, le mystère de la ville de Québec: une cathédrale romane, un parlement provincial, une université catholique et une citadelle de l'armée canadienne. Éole le soulève encore plus haut. C'est beau Québec à cette altitude, le paysage prend de la couleur et montre ses formes. Puis, François pense à la petite fille aux pieds nus et à sa robe tachée de nourriture et de sang. *** Les monstres de la peur se terrent dans nos entrailles et s'empiffrent du menu nécrophile de l'actualité quotidienne. *** Le carcajou Cette nuit-là, bien endormi, François sentit l'omniprésence du carcajou dans le bois urbain du mont Royal. Le kid du quartier se terrait le jour à la cime des arbres feuillus et la nuit il se nourrissait de charogne et de viande fraîche, qu'importe. Il n'était pas le seul à sentir le souffle puant de la bête et à entendre ses grognements dans sa vie onirique, plusieurs résidents du quartier partageaient cette peur. Çà et là, on l'apercevait sur les murs de pierre ancestraux de l'Hôtel-Dieu. Au petit matin, on voyait les restes des bêtes qu'il avait dévorées, ces bêtes en guerre, divisées, incapables d'affronter ensemble l'exterminateur. Le glouton n'avait peur de rien. Le regard près du sol, le carcajou marchait, courait en se balançant la tête d'un côté et de l'autre. Atterrée par ses ravages, la ville avait remis en vigueur un couvre-feu du coucher au lever du soleil. Le dernier remontait à 1962 sous la présidence de John Kennedy, lors de la menace des missiles nucléaires russes 53 La chiromancie et les TIC «Lady Di, comment puis-je vous aider?» « Madame Christine, je vous écoute?» Claire avait décidé de faire le grand saut technologique et d'offrir ses consultations de clairvoyance à distance sur le web, par Internet, avec une caméra ou par téléphone ou par courriel, en quatre langues, à des gens en quête d'avenir, d'espoir, de rêve, de bonne fortune. Sa clientèle venait du Moyen-Orient, d'Asie, d'Europe et de l'Amérique du Nord. Sa publicité s'adressait à des clientèles variées, du spectre de la jeune chrétienne maronite de Beyrouth au boursicoteur d'origine chinoise de Vancouver. Les questions étaient toujours les mêmes : « Est-ce que je devrais me marier, me séparer, divorcer?»« Est-ce que je devrais vendre ou acheter?» Faire ou ne pas faire. Agir ou attendre. Dire oui ou non. Partir ou rester. En bonne psychologue de l'école de la vie, Claire les écoutait jusqu'à leur dernier mot quand ils voulaient parler ou elle leur posait des questions quand ils étaient peu loquaces, les premières minutes étaient gratuites. Si elle se sentait habitée par la parole d'outre-tombe, elle pouvait improviser sur une émotion sentie à partir d'un mot, d'un souffle, d'une respiration ou dire des choses menaçantes sur le mauvais œil, l'apocalypse, l'eschatologie ou s'inspirer de personnages de la Bible comme Ézéchiel et le chariot en feu, Malachie et les prophéties des papes sur la fin du monde (Jean-Paul II et la 110e devise: De Labore Salis IZl de l'éclipse du soleil IZJ, et la dernière devise avec Benoît XVI: Gloria olivae- la gloire de l'olivier-, la fin du monde arriverait avec la nomination du prochain pape). Parfois le buisson ardent se mettait à parler. C'était le délire de l'enfer au ciel, une structure en plusieurs U, des hauts et des bas et des hauts et des ... Le design du site était inspirant. Le client choisissait entre cinq icônes typées : Christine, la femme d 'affaires, cheveux attachés, visage découvert, 54 vêtements griffés achetés dans les friperies haut de gamme, collier de perles; Gina, la romanichelle un peu légère, aux épaules découvertes, les cheveux dans le cou; Lady Di, la réservée avec le foulard; Djamila, l'authentique avec le niqab, dont on ne voyait que les yeux; et Patricia, la naturelle, l'inattendue qui répondait en robe de chambre au réveil ou en tenue de yoga ou de soirée. Les clients choisissaient d'appuyer sur l'icône de leur choix et elle changeait de costume en soixante secondes. François aimait parfois l'écouter et la regarder travailler dans le hamac. Il lui avait trouvé un rideau noir sur rail, récupération d'un ancien studio de télévision, comme fond de décor. Elle improvisait selon son humeur en plan rapproché ou éloigné, assise ou en marchant, dans le cadre ou hors cadre de la caméra. Sa façon de travailler était créative et osée. Avec les boursicoteurs qu'elle ne connaissait pas et qui lui demandaient: « Madame Christine, je vends ou j'achète, j'ai soixante secondes, que me conseillez-vous?» Un instant, elle mettait la voix sur pause, regardait par la fenêtre, et elle répondait: «Je ne vois aucun obstacle à l'horizon, monsieur Chang.» Le monsieur Chang en question pouvait rappeler quelques jours plus tard et la gratifier d'un montant de 1 000 $ ou ne plus jamais revenir. Elle aimait ce jeu avec ses clients qui pouvaient perdre ou gagner cinquante mille dollars à l'écouter ou ne pas écouter ses avis. Elle était drôle quand elle faisait ses consultations en arabe derrière un niqab. La voix pouvait monter. J'avais l'impression qu'elle se disputait, il semblait que non. Les tarifs officiels étaient de trois dollars de la minute; mais ils pouvaient aussi varier selon la tête des clients, en majorité féminine, sauf pour les consultations d'affaires. Quand un boursicoteur rappelait, Claire savait qu 'il avait fait de l'argent avec elle. C'était un avis pas chèrement payé à trois dollars de la minute, minimum de quinze minutes. Elle avait une mémoire phénoménale des voix et des visages. François l'avait vue négocier des tarifs de deux, trois mille et jusqu'à 55 cinq mille dollars avec option de retourner l'argent si elle se trompait. Les neurones bien ouverts, son taux de réussite montait jusqu'aux deux tiers de ses avis. Elle considérait son taux de réussite excellent quand elle se comparait aux cabinets privés de consultation avec leurs tonnes de données et de graphiques qui n'étaient bons qu 'à expliquer le passé. Elle savait que ces parieurs de la bourse étaient dans une impasse quand ils l'appelaient. Elle était la source fraîche, le vent doux sous la tente dans le désert des Wall Street de ce monde, dont ils avaient tant besoin dans les circonstances. *** Le cousin de Galilée Couchés dans la tente, les fenêtres ouvertes, François et Claire se racontaient leur chemin parcouru depuis leur arrivée. Ils avaient des économies pour les six prochains mois et cela continuait à augmenter depuis que leur spectacle de rue « Niqab et Schtreimel » jouait, en plus, les fins de semaine au Café Romolo et au Café Depanneur dans la rue Bernard à l'est de Parc. Puis un jour arriva le cousin de Claire, Edward Ayoub, qui se faisait appeler Youssef, sa femme enceinte, Latifeh, et son beau-frère Firouz Qalaoun, deux Arabes musulmans de la Galilée. Rock les avait repérés dans le hall de l'édifice en attente de Claire et il les avait fait entrer. Quand François et Claire étaient revenus au loft de leur tournée du vendredi soir dans leurs costumes d'amuseurs publics, il y avait eu une légère gêne au moment des retrouvailles. La prise de contact s'était déroulée en arabe et Claire n'avait pas traduit tout ce qui s'était dit. Elle se tournait de temps à autre vers François qu 'elle avait pris soin de présenter comme son mari, Rock, le fils de son mari, et Blowy, l'amie de Rock. Après les salutations et les présentations d'usage, Claire avait regardé François dans les yeux et lui avait dit : Ils demandent de rester quelques jours ici en attente d'une réception d'argent qui doit arriver dans les quarante-huit heures, le temps de se 58 «invités» d'entendre les conversations téléphoniques de Claire en hébreu avec quelques amis juifs de Montréal. Qui était donc cette cousine, si peu orthodoxe? se demandaient le cousin Edward et son beau-frère. Claire ne voulait pas tout dire à François des conversations qu'elle avait avec eux. Il était question de la famille, de l'hospitalité, de son obligation d 'accueillir les membres de sa famille comme le voulait la tradition. Quand elle lui avait raconté ça, sous la douche au bout du couloir, François s'était mis à bouillir. Cette journée-là, Rock était revenu à la maison avec deux tentes, l'une pour le couple et l'autre pour le beau-frère. Ils montèrent les deux tentes, mais ils continuèrent à dormir tous les trois dans la même tente. Les « invités » réclamèrent un autre 200 $. « Eh! Ne vous inquiétez pas, l'argent s'en vient », déclarèrent en arabe les deux hommes exaspérés. Quand Rock recevait un appel d'un client qui voulait son gramme de « pot », il lui donnait rendez-vous dans le couloir ou dans le hall d'entrée, comme auparavant. Ce soir-là, les calorifères tombèrent en panne par une nuit de moins vingt degrés Celsius. Latifeh se retira dans la petite tente avec Labrador. Son mari et son frère protestèrent. Labrador se mit à gronder. François et Claire s'étaient déjà retirés sous leur tente. Les murmures des conversations s'apaisèrent, malgré la tension dans la nuit. La tente de Rock et de Blowy sur la mezzanine surplombait les trois autres tentes. Après quelques jours dans le froid et le silence, le problème des radiateurs se résolut en partie. Il y avait un minimum de chauffage dans le loft et l'eau chaude était revenue dans la salle de bains au bout du couloir. Edward et Firouz nous accusèrent d'avoir organisé cette situation désastreuse afin de les pousser à partir. La plus rayonnante d'entre nous était bien sûr Latifeh qui, maintenant accompagnée de Labrador, flottait au-dessus de cette crise de paranoïa. Leur argument principal était : « Comment est-ce possible de vivre dans de telles conditions en hiver à Montréal, au Canada, en Amérique du Nord?» «La richesse de ce beau et grand pays nordique n'était pas répartie 59 également», se plaisait à dire François. Rien à faire, assurément, il y avait un complot contre eux! Pour montrer sa bonne foi, François proposa de les accompagner au ministère de l'Immigration pour qu'ils déposent leurs demandes de réfugiés. Ils répondirent par un rire sardonique. Ils lui firent comprendre de ne pas s'en mêler, qu'ils connaissaient la procédure, le chemin pour s'y rendre, et qu'ils n'étaient pas des ploucs de la Galilée. Edward et Firouz disparaissaient parfois des journées entières sans avertissement. Durant ce temps, Claire et Latifeh discutaient dans le hamac et la balançoire. Latifeh avait quelque chose de tendre et d'inquiet dans le regard quand elle était seule avec Claire. À deux semaines de l'accouchement, Claire comprit qu'elle était responsable de l'accouchement du futur nouveau-né. Tout se passerait dans le loft, pas question qu'elle accouche à l'hôpital à cause de leur statut. Claire trouva une sage-femme d'origine haïtienne pour 150 $, qu'elle paya avec François. La petite se présenta tout simplement à l'équinoxe du printemps, le 21 mars, au coucher de la lune et au lever du soleil. Le père et l'oncle revinrent le lendemain matin fripés et éméchés de leur nuit. Peu loquaces, les deux hommes se retirèrent dans la grande tente. Ils laissèrent la petite tente à Latifeh et au bébé. Devant cette situation, Claire et François offrirent leur tente à la nouvelle maman et au nourrisson. Labrador y déposa tout son poids à l'entrée. Ils déplacèrent la petite tente juste à côté de la leur, près des fenêtres, du côté sud-ouest. L'arrivée du bébé changea radicalement la vie et les relations dans la maisonnée, comme si la Terre était entrée en collision avec une comète. La jeune maman allaitait la petite aux trois heures environ. Claire et Blowy furent ses deux grâces. François se retira dans la tente de Rock sur la mezzanine. Les hommes d'un bord et les femmes de l'autre. Quelques jours plus tard, il y avait eu une conversation houleuse entre les hommes à propos de l'argent. Les Galiléens exigèrent que François et Claire leur prêtent, cette fois-ci, 1 000 $. Devant leur résistance, Firouz s'exclama: « You are 60 afra id ... that we don't give you money ... back. Are. Not. Thieves. » On a eu droit aux habituelles litanies, que nous étions tous membres de la même grande famille, que François était le mari de Claire, la cousine de son beau-frère, qu'on devait vivre dans le partage et la confiance. François piqua une colère retenue devant les aboiements de Labrador et les pleurs de l'enfant née. « Enough, it's enough. Kapout. (Un mot universel que l'on comprend dans toutes les langues, se dit François.) Do you understand? » Tous se retirèrent. Rock s'élança dans la balançoire de façon extrême jusqu'à toucher le plafond du bout de ses bottes Martens. Blowy s'envoyait en l'air dans le hamac au rythme de grands cris, comme si elle était dans un manège et qu'elle jouait à la roulette russe. L'enfant pleurait dans les bras de sa mère, qui marchait le long des fenêtres, accompagnée de Labrador. Installés à la grande table réfectoire, Edward et Firouz demandaient à Claire de leur préparer à manger. Et François était debout sur la mezzanine et répétait en crescendo : « Enough, it's enough. » La situation s'envenimait. «Que faire de cette enfant illégale?» se demandaient Claire et François. Ils avaient un mois pour se décider à l'enregistrer. Leur compétence se limitait à cet acte de naissance. Quel statut légal avait, au Canada, cette enfant née de parents étrangers? Et plus particulièrement d'une mère d'origine palestinienne et d'un père israélien avec une petite note dans son passeport indiquant qu'il n'était pas juif. La petite venait d'arrêter de pleurer et de s'endormir. Latifeh semblait plus près du désespoir que du rayonnement de la grâce. Il fallait acheter des couches pour le bébé, mais en tout premier lieu bien nourrir la nouvelle maman afin qu'elle puisse bien allaiter. On était dans le b.a.-ba de la maternité. Il n'y avait plus de division entre le jour et la nuit. Ni Edward ni Firouz n'avaient pris dans leurs bras la petite, ce qui chagrinait au plus haut point Latifeh. Quelques jours plus tard, Claire amena François à Bio-Terre, un magasin d'alimentation naturelle sur la rue Saint-Viateur, afin d'y trouver quelques produits 63 devaient se cacher. Ils se mirent à construire une myriade de tunnels et de terriers dans la mince couche de terre arable du mont Royal. Ces quatre espèces de rats (rattus) de la famille des muridés (muridae) vivaient entre elles et au sein des mêmes espèces un problème de surpopulation inégalé. Les différentes familles de rats se préparaient à se faire la guerre. Avant d'entendre les cris de ralliement des belligérants, des voix se firent entendre et proposèrent des ententes de non-guerre et des scénarios afin de survivre ensemble. À leur ordre du jour, pas question de fraterniser, mais d'essayer de répondre à la question : comment en étaient-ils arrivés là? À quel appel avaient-ils répondu? C'était à ces questions qu'ils réfléchissaient au sein des mêmes espèces et entre les familles quand ils se croisaient dans les tunnels, ou la nuit à l'extérieur pour les plus audacieux. Ce grand rassemblement avait un air eschatologique, nullement fraternel. Les rats musqués, malgré leur taille imposante, étaient perdus, nerveux, angoissés dans cette rencontre fatidique. Les quelques dizaines de milliers de rats musqués ne faisaient ni le nombre ni le poids face aux millions de rats de tous les continents qui avaient réussi à se rendre au mont Royal, malgré des pertes inimaginables. Les rats musqués se regroupèrent au pied et autour du plus vieux chêne, sous la menace connue du carcajou réfugié à sa cime. Un ennemi familier peut devenir un allié objectif dans une telle situation, reconnurent-ils. Ils décidèrent d'ailleurs de chasser les rats et de les offrir au seigneur Carcajou, qui descendait de son gîte, fier de sa puissance. Les résidents inquiets des versants du mont Royal voyaient de plus en plus de rats morts. Les nombreux nomades urbains de la place du tarn-tarn et de la danse, qui se rencontraient en face du parc Jeanne-Mance, à l'est du mont Royal, au pied du monument George-Étienne Cartier, prétendaient voir circuler des milliers de rats de la brunante aux aurores. Mais leur parole comptait peu et passait pour l'expression inconvenable d'une légende urbaine. *** 64 Sarah, la rescapée Les deux dernières semaines furent catastrophiques. Pas de signes des rescapés, des illégaux, des parents de Sarah. François n'en revenait pas qu'on ait pu agir ainsi. Abandonner son enfant! Mais n'avait-il pas lui-même abandonné Rock à certains moments de sa vie, lors de ses nombreux contrats de coopération volontaire? Bien sûr, ce n'était pas le même genre d'abandon. Il pensait à la petite fille aux pieds nus et à sa robe tachée de sang et de nourriture. Claire corroborait en silence les dires de François. Elle se sentait même responsable, coupable de cette situation. Elle n'avait pas eu le temps d'appeler sa mère Angelica à Spharam en Israël et de s'informer innocemment si elle était au courant qu'Edward, le fils de sa cousine, était au Canada avec sa femme. François était entré dans un certain mutisme, il passait des heures couché dans le hamac. Claire était totalement dévouée au bien-être de Sarah, à cette nouvelle routine. Blowy et Rock s'avérèrent beaucoup plus responsables et présents qu'ils ne l'auraient cru. Ils avaient un sens pratique surprenant. Branchés sur le web, ils adhérèrent à une communauté virtuelle de parents d'un premier enfant dépassés par les événements. Le mot d'ordre était: se brancher sur les besoins de l'enfant, boire et dormir, et ne rien faire d'autre. Avec le temps, une certaine harmonie était revenue dans le loft. Rock avait repris ses activités, non de vendeur de pot, comme il disait, mais d'aide à une jeunesse en détresse ou en besoin d'évasion intérieure ne possédant pas les moyens de se payer un vrai voyage. Sarah devait devenir citoyenne canadienne et être déclarée à la direction de l'état civil. Quant était-il du processus? Par où commencer? Appeler la police et leur déclarer ce qui s'était vraiment passé? Claire frémissait juste d'y penser. Ces événements pouvaient compromettre son statut de résidente. Rock et Blowy ne voulaient pas entendre parler de la police. François ne voyait pas d'autres moyens que de raconter une histoire, la plus crédible possible. 65 Ils retrouvèrent la sage-femme qui avait accouché Sarah et lui dirent qu'elle n'avait pas rempli le formulaire de la déclaration de naissance. Cette femme n'était pas une sage-femme reconnue et ne pouvait les aider dans ce sens. Elle recommanda qu'ils se rendent au bureau de la direction de l'état civil sur la rue Bleury, au coin de l'avenue du Président-Kennedy, et qu'ils remplissent le formulaire de déclaration de naissance. Il ne restait qu'une journée pour se conformer à l'échéance d'un mois pour remplir cette formalité sans pénalité. C'était la fin de semaine de Pâques. Cela inquiétait plus François et Claire que Rock et Blowy, de son vrai nom Anna Faithfull. Ils se présentèrent au bureau de la rue Bleury, le Jeudi saint 21 avril, dernière journée ouvrable avant les vacances tardives de Pâques dans les services gouvernementaux, trente minutes avant quinze heures. Un gros nuage noir passait au-dessus de l'édifice. C'était la plus chaude journée depuis le début du printemps, le thermomètre indiquait 28,5 degrés Celsius dans le centre-ville. On parlait dans les médias de température estivale. C'était connu que les Montréalais et Montréalaises se dépouillent de leurs vêtements dès les premiers rayons de chaleur. Y a de tout, de la nymphette en short porté très en dessous du nombril et à la blouse transparente au mononcle en sous-vêtement, au ventre prospère et débordant, couché sur le capot d'un char dans une rue achalandée. Normalement, François n'aimait pas la Semaine sainte. Il se rappelait le lavement des pieds le Jeudi Saint, un des rares rituels d'humilité dans l'Église catholique, et un Vendredi saint de son enfance, à l'heure fatidique de la crucifixion du Christ, vers sept, huit ans, il avait partagé une tablette de chocolat avec un ami. À moins de deux jours de la Résurrection, il avait été incapable de résister à la tentation de casser son carême par cet acte impulsif. Un restant de mauvais œil le suivait depuis ce temps, prétendait-il, et constituait un élément de son histoire identitaire. De son impulsivité, il s'expliqua à Claire, toute sensible à cette anecdote. Ils décidèrent que seulement la petite famille se présenterait au comptoir et qu'ils viendraient à la rescousse, s'il y avait lieu. Au Centre des services à la clientèle, on pouvait lire : Veillez prendre un numéro ICI. 68 aimait bien la présenter les propriétaires, Maryse et Roger. S'il avait posé une question, François aurait évoqué quelques éléments de la dernière entrevue donnée par Ivan Illich à Paul Caley de la CBC Toronto, à propos du mystère du mal dans l'Église catholique. Illich avait pris beaucoup de précautions avant de l'énoncer: Corruptio optimi quae est pessima, « la corruption du meilleur engendre le pire». L'Église a institutionnalisé la bonté du bon Samaritain et par la suite, il y a eu l'institutionnalisation de ses avatars : la santé et l'éducation. Il y aurait eu aussi l'éducation du regard au Moyen Âge, que nous aurions perdu dans le monde contemporain. On ne sait plus comment regarder, comment regarder les gens, les images. Mais François s'était tu et avait trouvé qu'il en était bien ainsi. Le lendemain, il avait ouvert le livre Il y a trop d'images, parcouru et feuilleté quelques paragraphes de tous les textes de la deuxième partie. Toujours dans le hamac, il s'était demandé ce qu'il avait en commun avec l'auteur. Tous les deux se définissaient comme des agnostiques et des chercheurs de vérité, mais l'un déclarait qu'il servait l'humanité avec sa production cinématographique, l'autre pas. Avait-il été un bon Samaritain? Après quelques instants de réflexion ... , il avait conclu qu'il avait aidé, peut-être, sans s'en rendre compte, quelques quidams. Il aimait bien informer ou écouter ou aider les gens perdus de la rue. Puis il reprit sa lecture de Mort à crédit de Céline : «]e t'en prie! Laisse-moi, bordel de vache! Saloperie! Charogne! Vous en finirez donc jamais de me persécuter tous les deux! j'en dégueule de tous vos ragots! Bon sang de bon Dieu de merde! Vous m'entendez à la fin! ... » *** Accompagné de jacqueline Bisset dans le deltaplane Agrippé à la barre, François a encore plus le vertige. Il passe de justesse le vieux pont de Québec rouillé. Il plane vers le pont Pierre-Laporte, aura-t-ille vent nécessaire pour passer par-dessus? Coup de pot, il se trouve en arrêt, debout sur le plus court des haubans. S'il glisse vers l'arrière ça en est fini de son expédition et de sa vie. Il est en suspens, en presque déséquilibre. Il met son poids vers l'avant. Il plonge comme dans 69 un manège ou il a l'impression d'exécuter le saut de l'ange ou de rêver. Il ferme les yeux quelques secondes. Puis il remonte sous le coup de vent. Les voiles du deltaplane claquent, se gonflent, raidissent. Il vole. Qu'est-ce qu'il fait si haut, si loin de la terre ferme? Tant que les vents lui seront favorables, il planera, il volera dans l'air chaud et sec au-dessus du fleuve Saint-Laurent, entre les bateaux de conteneurs et les voiliers qui descendent le fleuve en direction du golfe. François ne contrôle rien. Il pense à Icare. Quelle prétention? À sa droite, il quitte la plage jacques-Cartier, puis il entre au-dessus de la plage Saint-Laurent à Cap-Rouge. Une image soudaine, inappropriée, légère s'impose à son esprit. Il pense à jacqueline Bissee dont il n'a entendu parler dans les potins cinématographiques depuis si longtemps qu'il se demande si elle n'est pas morte. Tout a commencé, entre jacqueline et François, quand ill' a vue la première fois dans Cul-de-sac, un film noir et blanc de Roman Polanski. Elle y jouait un rôle secondaire, mais un des principaux rôles était interprété par Françoise Dorléac, sœur aînée d'une année de Catherine Deneuve, qu'il avait revue dans le film Les Demoiselles de Rochefort, un film de jacques Demy, réalisateur Des Parapluies de Cherbourg, que l'on aimait ou que l'on détestait à mort. Il s'éloigne de jacqueline, ille sens, est-ce qu'il ouvre une autre parenthèse concernant jacques Demy et Agnès Varda, ce couple atypique? juste une autre, une courte. Il pense au dernier documentaire de la cinéaste de la rue Daguerre dans le 14e arrondissement à Paris, Les Plages d'Agnès. Un bijou. Du talent. De la finesse. De l'étonnement. Il y a vu du Tati. Puis, au détour d'une conversation, on y apprend que jacques Demy est mort du sida. Ah! Étire-t-il encore un peu l'anecdote? Non. François revoit et s'attarde sur une photo récente de madame Bissee où elle porte une veste en cuir noire, les cheveux longs détachés, les yeux bleus caraïbes. Le regard a pris du caractère avec le temps, à la fois introverti et affirmé ... Habillée ainsi 70 il aurait aimé se promener avec jacqueline bras dessus, bras dessous, juste à l'entrée de l'Agora de la danse sur la rue Cherrier, au coin de Saint-André, pour être vu par ses camarades de travail de l'École de danse. *** De la tentation François pensait à son histoire avec Dena, une jeune doctorante et assistante à l'École de danse de l'UQAM. Ils se croisaient et partageaient des conversations anodines dans les couloirs de l'École lors de ses deux journées de travail. Était-il déjà rendu là dans sa relation avec Claire? s'était-il demandé. La relation, d'amoureuse qu'elle était, devenait de plus en plus amicale, platonique. Et pourquoi pas, comme s'il n'y avait que les hormones pour diriger le genre humain .. . bien sûr! Dena Bishop, une Franco-Américaine originaire de Nashua, New Hampshire, avait une passion pour la lecture. C'était comme ça que François l'avait remarquée. Le midi, un sandwich d'une main et un livre de l'autre, Dena se retirait dans les marches de l'escalier du grand hall d'entrée. Elle restait ainsi longtemps la tête dans son bouquin, les cheveux acajou tombant de chaque côté du visage, secrète, inaccessible. Elle lisait son premier Houellebecq, en français, La carte et le territoire. François Beauprey avait le goût de se rapprocher de cette femme. Ilia voyait comme une muse, un modèle du temps de Cézanne et des premiers coloristes. *** La rupture entre Rock et Anna (Blowy) -C'est terminé entre Anna et moi, puis ça me fout en l'air. -Qu'est-ce qui s 'est passé? -Ça rôdait trop alentour. Les loups urbains. 73 La scutellaire lui avait fait du bien. Rock lui avait même offert quelques Ativan, un léger antidépresseur qui lui avait laissé une impression de distance. La petite pilule de 0.5 mg, qu'il avait fait fondre sous la langue, l'avait impressionné au début. Toutefois, il se sentait près de la falaise à regarder au loin la mer houleuse. Il avait pensé prier. Quelques fois, dans sa vie, le désespoir l'avait mis à genoux et il avait demandé l'aide de l'Enfant-Jésus. « Que ta volonté soit faite» était sa sentence ultime face au mystère de la création. Un ami, alcoolique anonyme, lui avait même donné le numéro de téléphone du père dominicain Benoît Lacroix. «Appelle-le après onze heures trente, il va te recevoir et t'aider. Je t'le dis. Il va te parler du mystère et te montrer comment prier. » S'il devait arriver quelque chose à Rock, il ne se le pardonnerait jamais. Il devait se présenter au CLSC du Parc-Saint-Louis sur la rue Mont-Royal, coin Saint- Laurent, pour avoir un diagnostic. François aimait bien voir poindre le retour de sa raison. Ça le soulageait. L'homme du doute était un homme de raison . Une journée, ça allait, l'autre pas; signe qu'il allait mieux. *** L'éclair dans la routine « Enfin mardi! » s'était exclamé François. Il avait hâte aux mardis et aux mercredis qui marquaient son retour hebdomadaire au pavillon de la danse, son travail de commis, retrouver ses camarades de bureau et les superbes jeunes danseuses qu'il croisait dans les couloirs et les ascenseurs trop pleins, entre les cours. Ce mardi-là, il avait surtout hâte d'aller consulter ses courriels. Dena lui avait répondu qu'elle était flattée de «cette requête un peu inhabituelle», mais qu'elle ne pouvait y répondre, qu'elle appréciait leurs discussions, leurs échanges sur leurs lectures respectives mais qu'elle se sentirait mal à l'aise d'être «sa muse». Elle lui proposait de continuer leurs échanges tels 74 qu'ils étaient, un heureux partage de leurs découvertes de lecture. Elle lui souhaitait une bonne fin de journée. Il était soulagé de sa réponse. Il lui avait répondu qu'il appréciait sa franchise, son franc-parler, sa manière d'aller directement à l'essentiel. Ces qualités lui plaisaient bien. Il s'excusait s'il l'avait importunée avec sa demande « inhabituelle », mais ne pas l'avoir fait l'aurait encore plus chamboulé. « On vieillit dans le regret de ne pas s'être présenté à la porte de l'autre malgré notre sentiment.» Il n'en revenait pas d'avoir écrit cela. N'avait-il pas désiré se promener pieds nus, main dans la main à la brunante, dans le studio de danse du dernier étage et voir le mont Royal avec Dena? En cette fin de journée, François avait marché, couru, dansé pieds nus dans le grand studio et vu le soleil couchant derrière la montagne urbaine. Il s'était fait la promesse qu'un jour il s'élancerait au-dessus de la chute Montmorency en deltaplane pour comprendre et combattre ce monstre intérieur qui habitait dans ses entrailles : la peur. *** Au revoir papa Claire était bien assise avec Sarah, qui dormait dans sa poussette parapluie, dans les marches de la rotonde du parc Portugal, aux coins des rues Saint- Dominique et Marie-Anne, en face de la résidence montréalaise de Leonard Cohen, à qui elle écrivait une dernière lettre dans laquelle elle s'excusait de l'avoir tant importuné au cours des dernières années. Elle avait maintenant une petite-fille, qui découvrait son premier printemps dans le quartier Mile-End et ce modeste parc urbain aux couleurs bleu céramique dédié à la communauté portugaise. Qu'avait vu Claire se diriger vers elle? Le grand-père Leonard Cohen poussait sa petite fille Viva Katherine dans son landau avec sa fille, Lorca, la mère porteuse, et le père Rufus Wainwright. Ce beau monde s'arrêta devant elle et Sarah pour découvrir que leurs 75 petites-filles respectives étaient nées à un mois près, Viva Katherine le 18 février et Sarah le 21 mars. Les feuilles n'avaient jamais été aussi vertes, le chant des oiseaux aussi clair, la lumière aussi transparente. Sarah se réveilla étonnée de voir tant de nouveaux visages au-dessus d'elle. Claire la prit dans ses bras et lui chanta une ballade en hébreu, ce qui surprit la famille Cohen, qui tomba sous le charme de sa voix. Permettez-moi de vous dire, monsieur Cohen, que je vous écrivais ici ma dernière lettre que je ne vous remettrai pas. Vous savez peut-être qui je suis? Ma fille imaginaire qui m'écrivait depuis des années, n'est-ce pas? Permettez- moi, madame, de vous dire que je n'ai jamais rencontré votre mère à Jaffa en 1967. Mais il m'est peut-être arrivé dans ma vie de vivre une histoire semblable à la vôtre. Vos appels à l'aide m'ont touché, madame? Claire ... Saïd. Je viens dire bonjour à la maison d'ouvriers que mon fils vient de vendre. Et je voulais que ma petite-fille voie là où j'ai aussi vécu de belles années de création et d'écriture. Remettez-moi votre dernière lettre, s'il vous plaît, Claire. J'aimerais bien vous lire. Ce qu'elle fit. Leonard Cohen la prit dans ses bras comme un père qui retrouverait son enfant après la traversée du désert. Leurs yeux s'embuèrent de quelques larmes. Le poète mélancolique comprit que cette femme presque inconnue l'avait choisi comme père et qu'il ne pouvait pas ne pas répondre à leurs retrouvailles. Claire remerciait le destin qui l'avait enfin écoutée, elle, orpheline d'un père, d'une nation, d'une religion. *** 78 séraphique des Pères franciscains de Trois-Rivières, là où Roméo Beaupré a étudié et enseigné. Pourquoi a-t-il interrompu le souffle de Roméo? Pourquoi a-t-il provoqué ce moment de passage entre la fin de la vie et l'après, si précieux? Il sert la barre de métal du plus fort qu'il peut. François se demande dans son for intérieur pourquoi il a posé ce geste impulsif, irréfléchi, pour ne pas le nommer autrement? De ce vol fantastique en deltaplane, loin de la terre, François continue à se questionner, s'il a tué son père agonisant, si Rock a vu l'oreiller sur la tête de Roméo. A-t-il été investi d'une mission au-delà du «crime »? S'est-il substitué à Aaron pour le venger? Pris entre les voix de Roméo et d'Aaron, François s'endort quelques secondes à la barre. Ce qu'il donnerait pour s'étendre dans un champ de sphaigne ou sur la plage d'un îlot dans le fleuve. Il a l'impression d'être accompagné par les esprits de Roméo et d'Aaron. Il ne sent aucune animosité. Au contraire, il se sent plutôt porté par eux. Cette présence n'aura qu'un temps. Pourquoi en serait-il autrement dans le monde des morts que dans celui des vivants? Parce que l'on ne sait pas. L'homme du doute se demande pour une seconde fois s'il ne doit pas prier devant ce mystère. Dormir. La réponse viendra du sommeil, ce lieu entre le monde de l'inconscient et celui des morts. François pense aux poètes René Char et Paul Celan. Il divague en imaginant ces montagnes de cadavres depuis que l'homme existe. Que dit Paul Celan ? Paul Celan a sûrement des réponses poétiques à donner pour comprendre la mort. Poésie de la mort. À lire au retour sur terre. François sort de son sac à dos, avec précaution, une tablette de cacao à 99 %, sans sucre. li aime bien le cacao pur qui lui stimule les neurones et le réveille. Vengeance ou justice, se demande François, à répétition, au -dessus du dôme du monastère des Ursulines dans le vieux Trois-Rivières. Il a quand même précipité le dernier souffle de Roméo. Aurait-il pu vivre encore quelques heures? Possible. Ce geste 79 lui pèse de plus en plus lourd sur la conscience. Pourtant pas le temps de gâcher ce qui lui arrive. Porté par le vent chaud du solstice d'été, haut dans les airs, François surplombe le lac Saint-Pierre à Trois-Rivières-Ouest. *** Sur la rue Laval, la maisonnée ne cherchait pas François, mais se demandait plutôt où il était passé, comme s'il était parti faire une course sur la rue Saint- Laurent et qu'il tardait à revenir. On se prépara pour les funérailles qui eurent lieu à l'église l'Enfant-Jésus que Roméo affectionnait. La façade byzantine et son escalier de trois marches au pied du trottoir de la rue Saint-Dominique, entre Saint-Joseph et Laurier, lui rappelaient certaines églises vénitiennes. Il y avait aussi les peintures liturgiques d'Ozias Leduc, le maître de Riopelle et de Borduas. Connu comme Barrabas dans le milieu ecclésiastique pour ses frasques légendaires, le curé de la paroisse, appuyé par l'évêché, avait accepté que l'on célèbre les funérailles de Roméo, qui s'était confessé et qui avait communié avant de mourir. La brebis égarée rentrait au bercail. Ce geste, inacceptable selon certains, nourrissait les conversations au chic salon funéraire de la rue Saint-Laurent et du parc des Amériques, au coin de Rachel. Roméo Beaupré serait enterré dans le rite catholique. En outre, juste avant de mourir, il avait demandé un cercueil en planches de pin de troisième qualité, pleines de nœuds, le droit de porter la bure de moine et d'avoir le corps couché sur le ventre et la tête tournée vers la gauche. Selon ses vœux, il avait aussi demandé que le cercueil reste à l'arrière dans la nef, près de la sortie, durant le service, se jugeant indigne. Mais le jeune curé guatémaltèque avait refusé cette demande à ce vieux moine repenti. Il serait cependant enterré dans le cimetière Côte-des-Neiges, une vieille comtesse polonaise généreuse lui ayant offert une place tout près d'elle dans son lot. *** 80 Dans le deltaplane, François récapitule sa journée. Il s'est élancé du haut de la chute Montmorency vers huit heures ce matin. Le soleil se coucherait dans moins d'une heure environ. Il est en train de réaliser un exploit. De mémoire, aucun deltaplane n'a parcouru une distance aussi longue au Québec. Il vient de passer au-dessus des îles de Boucherville. Le coucher de soleil est magnifique, avec quelques cirrus très haut dans le ciel, des cheveux d'ange, et un peu plus bas quelques cirrocumulus, ces nuages rares en forme de fleurs de coton. Le vent diminue, on passe d'entre chien et loup à l'heure de la nuit. Où atterrir? Éviter les fils électriques. Quitter le fleuve. Aller vers le nord. Profiter du vent du sud-ouest, se demande-t-il. Il est trop tard pour se déposer dans le jardin botanique ou le Stade olympique, il aurait dû tourner vers le nord-ouest un peu plus tôt. Y a le parc Lafontaine où on le salue, des voitures de police commencent à le suivre. Il évalue qu 'il est entre trois cents et cinq cents pieds d'altitude. D'atterrir dans le square Saint-Louis, ce serait merveilleux; d'être accueilli par la famille et les amis de Roméo et juliette, mais il y a trop de fils. Il n'est qu'à quelques centaines de pieds du parc du Mont-Royal, il n 'a qu'à suivre la rue Duluth. Il revoit ses rêves animaliers au cours des derniers mois, ces milliers de rats qui voulaient le manger. Il repense à la petite fille aux pieds nus, habillée d'une robe tachée de sang et de nourriture, à qui il avait refusé d'acheter ses signets l'automne dernier. François arrive épuisé à la fin de la rue Duluth. Les musiciens et les danseurs, bien ancrés au pied du mont Royal, l'accueillent et accélèrent le rythme des tam-tams et de la danse. Il y a de la frénésie dans l'air humide de la canicule. On l'aperçoit, on lui crie, on lui court après. Les policiers à cheval le suivent au galop. Les joueurs de tarn- toms décident de s'enligner dans le cortège, ouvert par la cavalerie, la foule en fait autant. Les chevaliers des jeux médiévaux du dimanche forment une grande cohorte de guerriers dans le chemin des Calèches et ra lentissent la cava lerie. C'est le carnaval de Montréal du solstice d'été. François va bientôt toucher la cime des arbres. Il pense au carcajou qui pourrait lui manger les pieds. À gauche toute, le vent du sud-ouest reprend du souffle 83 Les yeux renversés, elle l'amène dans le premier sentier à gauche. François, qui la supporte par les épaules, est obligé de la suivre. Elle se dirige quelque part. Après une trentaine de minutes de marche dans différents sentiers, ils s'arrêtent près d'un étang. Lesley entre dans un état de dédoublement et elle déclare qu'il y a des yeux autour d'eux qui veulent la dévorer. François ne sait trop comment la sortir de sa torpeur. Elle s'assit sur une grosse roche qu'elle appelle la tortue. En effet, cette roche, quand on en fait le tour, on y voit la représentation d'une tortue d'une quinzaine de pieds de long: une carapace, une tête et quatre pieds. Ils sont au totem de la tortue qui ouvre les portes d'un lieu secret entre les deux plus vieux chênes du mont Royal, de quelques centaines d'années, au pied desquels Lesley trouve des morilles brunes et blondes. Elle danse autour de la tortue, marche à quatre pattes entre les chênes et cueille les morilles, court dans l'étang et monte dans le saule pleureur entouré d'eau. François a aussi l'impression que ça bouge dans les arbustes et qu'on les observe. Lesley n'a pas tort. Une cavalerie semble se diriger vers eux. Ils se cachent sous la carapace de la tortue. Les yeux disparaissent. Ils entendent des déplacements précipités, des cris, des courses à travers la forêt du parc urbain. Collé sur la tortue, François prête à Lesley sa flanelle verte, la borde, l'enrobe, l'enlace de son corps tout au long de la nuit. Aux premières lueurs du jour, François se réveille dans la même position. Que s'est-il passé au cours de la nuit? Il a l'impression de revenir d'un trou noir, d'une autre dimension. Son corps couché sur le côté droit se fond encore dans les courbes de cette femme inconnue. Il retire en douceur sa main gauche de son ventre chaud sans la réveiller. Sa tête est déposée dans le creux de son bras droit, il ne peut le retirer sans la réveiller. Que faire? Il pense à ce qu'il va lui dire quand elle se réveillera. Dans la culture de cette femme, ne pas parler n'est pas une source de malaise, d'absence de relation, de communication. Au contraire, baigner dans le silence du matin de ce refuge naturel au cœur de la cité permet d'entrer en contact, prédispose au réveil matinal. La paumée de la nuit se transforme en belle-de-jour. Sa peau mate sent le sapinage. La rosée du matin l'a lavée de son voyage périlleux de la nuit dernière. Avant de retirer 84 son bras, François a réchauffé la jambe de Lesley du cou-de-pied au haut de sa cuisse. François prépare un feu sur le dos de la tortue avec quelques morceaux de bois mort. Dès qu'il est bien allumé, Lesley fait braiser les morilles cueillies la veille. Il reste une tablette de chocolat 99 % cacao, qu 'ils se partagent. De son comportement, sa transe, Lesley ne se rappelle ri en. François lui raconte ses rêves, ses cauchemars d'invasion animale au cours des neuf derniers mois. Effrayée, Lesley lui dit qu 'ils doivent quitter immédiatement le parc du mont Royal, qu'elle doit retrouver son frère qui se tient dans le parc de l'Office de la langue française, derrière la statue Camille-Laurin, au coin de Saint-Urbain et de Sherbrooke, ou à l'Église Saint-Michael, sur le campus de l'ouest de l'UQAM, ou au centre d'accueil et d'aide des Amérindiens, au coin de Saint-Laurent et Ontario. Il lui raconte qu'il doit rendre visite à son père décédé. Elle le rega rde, inquiète. Un voile passe devant ses yeux.« C'est important pour toi et moi de quitter immédiatement ce lieu ensemble », dit-elle en lui prenant les mains. *** Qui a dit que Venise est une ville du futur? Il n'y a pas que du passé, du présent chez Roméo Beaupré, mais aussi du futur comme Venise. C'est ce que témoignent les obsèques du patriarche, né le 11 novembre 1918, à Beaupré, dans la maison familiale, l'année de la grippe espagnole et de la fin de la Première Guerre mondiale. Ils viennent de partout pour le voir, le toucher, le pr ier, s'assurer qu 'il est vraiment mort. Jusqu'à la fin, il aura étonné autant sa famille, ses amis, ses disciples, sa cour que ses ennemis. Comme il l'a demandé, habillé de sa bure brune de moine franciscain, Roméo Beaupré est étendu sur le ventre, dans une boîte de bois de pin, pleine de nœuds, la tête tournée vers la gauche. La foule hétéroclite défile devant le corps squelettique en silence, en pleurant, en criant. Roméo est le dernier enfant de 85 la famille Beaupré. On apprend que ses neveux et ses petits neveux et des membres de la famille encore plus éloignés le fréquentaient. Les jeunes, dont des amis punks de Rock, ainsi que les enfants et petits-enfants de ses anciens élèves lui vouent un respect, un culte. Roméo Beaupré était un homme de la parole. Ne se réclamait-il pas de la maïeutique de Socrate? Il était un accoucheur d'idées, de vérité. La police n'osait pas l'arrêter pour sa plantation connue de marijuana dans sa cour arrière. Pourquoi cette excentricité jusqu'à sa mort? Le goût de la désobéissance civile et de la provocation. Oui, sûrement. On lui avait fait savoir qu'il devait arrêter sa culture extérieure, dont se plaignaient certains voisins, pour une culture intérieure hydroponique. Son dernier combat avait été d'accompagner, en fauteuil roulant, un groupe de jeunes pro-choix, appuyé d'une fanfare et venu s'opposer au groupe contre l'avortement, regroupé sous la bannière des églises fondamentalistes chrétiennes, qui priait les yeux fermés et le visage crispé contre la clinique Morgentaler, située dans l'édifice d'en face, au 30 de la rue Saint-Joseph Est. Les deux groupes étaient côte à côte en face de l'église Enfant-Jésus, dans le parc Lahaie, nommé en l'honneur du curé fondateur de la paroisse, là où les funérailles de Roméo auront lieu. Quand Claire aperçoit François, elle se jette à son cou avec Sarah dans ses bras. « j'étais inquiète, François, que s'est-il passé?» « Je t'expliquerai, plus tard. Où est Rock? » Bien du monde veut le voir. François Beauprey se met à genoux sur le prie-Dieu pour regarder ce corps, avec une certaine distance. Une impression de remords l'envahit. Des larmes jaillissent. Il reste dans cette position une trentaine de minutes. Ses larmes imposent le silence à la foule. On ne peut plus entrer dans le salon. Un service d'ordre contrôle les entrées et les sorties. Ses amis anarchistes côtoient ses quelques amis de la police comme des chiens de faïence dans le parc des Amériques, aux grands vents, voisin du salon funéraire. François se lève et reçoit quelques marques de sympathie en se dirigeant vers la sortie. Il informe Claire qu'il rentre au loft. On s'intéresse beaucoup à sa 88 l'oraison funèbre. Au cimetière, on descend le cercueil dans la fosse. Juliette s'en approche et se prépare et s'avance d'un pas pour lancer son oiseau du paradis. Puis elle trébuche et tombe dans le trou rejoindre son Roméo. Il y a des sourires et presque des rires de soulagement dans la foule. On la remonte et on constate qu'elle demeure toujours inanimée. Juliette meurt dans l'ambulance qui la transporte à l'Hôtel-Dieu de Montréal sur la rue des Pins. La foule se disperse sous la pluie froide et diluvienne. Il ne reste que François et Rock. Chacun est à une extrémité du cercueil; François à la tête, Rock aux pieds. Rock crie son désespoir, François vomit sur l'oiseau du paradis. Rock se rapproche de François et lui crie au visage. Pourquoi as-tu fait ça? Pourquoi as-tu étouffé Roméo avec l'oreiller? Pourquoi ne l'as-tu pas laissé mourir en paix? Pour rendre justice à Aaron qui a été violé à quatorze ans par le petit ami de Rom éo. Pour son arrogance et sa vanité. Pour son absence de protection vis- à-vis Aaron et moi. Pour ma propre absence à ton égard ... héritée de Roméo. Rock crie encore plus fort au visage de François, qui baisse la tête. Le silence revient. Une pluie drue et tranchante tombe sur la ville. François saute sur le cercueil en bois de pin noueux et en sort Roméo. Ille prend dans ses bras comme la Pietà de Michelangelo et se met à hurler et à demander pardon au cadavre de son père silencieux pour l'éternité. Il n 'y aura pas de résurrection des corps . Rock écoute le désespoir de son père. Au bout de leu rs larmes, François et Rock quittent le cimetière sous un mélange de pluie fine et de soleil qui sort à l'horizon. Un faible arc-en-ciel se présente sur le fond noir. Ils sortent du cimetière par le chemin de la Forêt, dans Outremont-en-haut, l'avenue Springgrove, descendent l'avenue Pagnuelo jusqu'au parc Beaubien. Dans un kilomètre, ils arriveront chez eux, au loft 704 du 80 rue Saint-Viateur Est. François et Rock se laissent à l'entrée du 80. Rock l'informe qu'il va s'occuper des funérailles de Juliette. Quand il entre dans le loft, Claire l'accueille en silence. 89 Sarah dort dans son parc. François se couche dans le hamac en regardant au loin les avions descendre en silence. Rien ne va plus. Ils ressemblent à une famille dysfonctionnelle. François pense aux seules choses qui le rassérènent, le prochain coucher de soleil, la vue du mont Royal et les maisons de la rue, les parcs Outremont et Beaubien, la voie de chemin de fer. Il ne se rappelle pas combien de temps il est resté dans cet état. Des semaines ... oui des semaines. Il peut fixer ou contempler durant des heures, des journées entières le gigantesque peuplier à la grappe de cinq troncs, près de la voie ferrée sur la rue Bernard Est au coin de la rue Saint-Dominique dans le petit parc urbain, sans nom, où les ouvriers des usines se rendent manger l'été. Quand il se remet à sortir du loft, ce n'est qu'avec ses verres fumés et qu'à partir de la brunante. Un soir, il rencontre J.-P. Mclntyre, un des quelques rares anciens coopérants avec lequel il est resté en contact, de temps à autre au café Olympico, sur la rue Saint-Viateur, en face de la librairie L'Écume des jours. J.-P. vient de terminer sa dernière cure de désintoxication au centre Dollard-Cormier (Institut universitaire sur les dépendances), rue Saint-Urbain, coin Prince-Arthur, dans un état qu'on ne lui connaissait plus: souriant, pétillant, brillant. On a découvert qu'il est bipolaire, comme on dit maintenant en santé mentale, et on a trouvé la bonne dose de lithium. Tout est une question de posologie, aujourd'hui. J.-P. s'est effondré dans l'alcool quand il a été responsable de la distribution de l'aide alimentaire lors d'un séisme en Haïti, dans les années 80. Il a été une âme trop sensible pour jouer dans les cours des grandes magouilles politiques où les plus riches se servent en premier. Adieu le romantisme de l'aide alimentaire aux plus démunis, aux plus pauvres. Lors de cette rencontre, J.-P. lui confirme que les ONG québécoises et canadiennes dépendent de plus en plus de l'argent du public et qu'une tendance veut que l'on s'occupe des pauvres d'ici. Ce que François s'époumone à demander 90 depuis dix ans. Ces trop rares rencontres avec son vieux compagnon d'armes le sortent de sa torpeur et le désespèrent à la fois. *** Une apparition aux funérailles de Juliette Les discrètes et surprenantes funérailles de Juliette sont à son image. Juliette a été une saignante, la mère Thérèsa de la rue Laval et du carré Saint-Louis, et la grande éplorée de son beau Roméo. Résignée, déchirée, malgré son grand amour, lui a-t-elle pardonné la disparition de son unique enfant biologique, Aaron? Ses funérailles réunissent des dames de l'ombre: une foule de la cour des Miracles, des bénévoles des organismes d'aide de son quartier, des voisines et quelques amies. Il y a beaucoup de têtes inconnues, dont celle d 'un homme que François a aperçu lors des funérailles de Roméo la semaine précédente. L'homme au chapeau Panama coquille d'œuf, avec un ruban à la base, a environ soixante-cinq ans, une quinzaine d'années de plus que François. Ses longs cheveux blancs, bien fournis, attachés en catogan contrastent dans la foule de la veillée au corps au salon funéraire In Memoria, rue Saint-Laurent, juste au nord du parc des Amériques, au coin de la rue Rachel. À chaque fois que François le regarde, l'homme large d'épaules, habillé d'une chemise à fleurs aux couleurs rouge, jaune et bleu, manches courtes et pantalon en lin couleur vert lime, soutient son regard. François semble le connaître. Puis l'homme se lève, se dirige vers François et se présente en français avec un accent américain. Mon nom ne vous dira rien, mais vous m'avez probablement connu sous le prénom d'Aaron. Tu es vivant, s'est contenté de dire François déconcerté. François se remémore la seule photo qu'il a vu du grand-père d'Aaron, Marcello Fiumi, prise dans les années quarante de la guerre, que Juliette avait 93 Les résultats de ses recherches ont été un peu plus intéressants en ce qui concerne le vieux couple de Sainte-Pétronille. Napoléon Bédard est né à Saint-Pierre de l'île d'Orléans en 1895 et Adélaïde Poulin à Saint-Joseph de Beauce en 1911. Quelques jours après les funérailles, François, Claire et Sarah se sont rendus sur la terre abandonnée de Don Poulin, l'héritier des Bédard. Quand ils sont entrés dans la maison en ruine, une menace a régné dans l'atmosphère. Claire a ordonné à François de quitter sur-le-champ ce lieu maléfique. François apprit de la part d'un monsieur Bonenfant de Saint-Jean de l'île d'Orléans qu'Adélaïde est morte le 3 novembre 1985. Quelques mois plus tard, le 27 janvier de l'année suivante, le vieux Napoléon est allé rejoindre son Adélaïde dans l'autre monde. Le soir de la première pleine lune de l'année 1986, Napoléon a marché dans la nuit polaire de chez lui jusqu'au bout de l'île d'Orléans, dans le stationnement du quai de Sainte-Pétronille et du château Bel-Air, puis il s'est lancé dans le fleuve. Le courant l'a ramassé avec force. Il a laissé son héritage à Don Poulin, propriétaire d'un garage sur la Main Street de Biddeford, Maine, en face de la Caisse populaire Desjardins près de la Saco River. Le soir de la Saint-Jean-Baptiste 1986 et des feux d'artifice sur les plaines d'Abraham au loin, le fils aîné déshérité, Jean-Paul Bédard, s'est pendu à la poutre principale de la cuisine dans la maison paternelle. *** C'est assez d'informations t roublantes pour François! Il décide d'amener Claire et Sarah au pied de la chute Montmorency, du côté ouest, où on prépare un autre feu d'artifice pour la soirée, commandité par Loto Québec. Ils se promènent dans le bourg où ont vécu dans les années cinquante Aaron, Juliette et Roméo à la recherche de gens qui se rappellent ces événements. Dans la 106e rue, ils prennent quelques photos. Un homme, de son troisième étage, les insulte et leur ordonne de quitter les lieux, le poing en l'air, une langue au message universel. Après avoir parlé à une dame dont le père a été le dernier gérant de la Caisse populaire de Montmorency, ils se rendent à la coopérative d'habitation, l'ancien couvent de 94 l'école primaire dans les années cinquante où a étudié Aaron, au pied de la côte Saint-Grégoire et voisin de l'église, à la recherche d'un couple, Denise et Robert Bouchard. La dame assez lourde et à la langue directe se souvient très bien de Roméo Beaupré, de Juliette l'Italienne et de leur fils Aaron, le suicidé dont le corps n'a jamais été retrouvé. Denise Marceau, de son nom de jeune fille, se rappelle d'autant plus la petite famille du «défroqué», comme on a appelé Roméo à cette époque, que sa famille a habité à côté du casse-croûte Chez Roméo et Juliette, qu'elle a fréquenté dans son adolescence. Denise a été la protectrice d'Aaron. Elle l'a protégé de quiconque osait le menacer de sa voix aiguë de soprano et à coups de «claque sur la gueule», si la situation l'exigeait. Les dernières années, Aaron s'est éloigné de son ange gardien. Cet enfant joyeux dans l'enfance s'est renfermé jusqu'à l'événement tragique que l'on sait, au grand désarroi de Denise. Ils se rendent sur les lieux du casse-croûte Chez Roméo et Juliette, sur l'avenue Saint-Grégoire IZI on dit avenue aujourd'hui; y a plus d'avenues que de rues dans nos villes; à l'époque, c'était l'inverse IZI, entre la côte de Courville, maintenant la côte Saint-Grégoire, et la chute Montmorency. Robert nous rappelle la longue liste des grèves sauvages à la Dominion Textile depuis les années 30. En 1958, 2 000 ouvriers travaillaient à la Jactrie, comme disaient les gens du bourg. Le restaurant était devenu un lieu de rassemblement lors des périodes de tension et un restaurant communautaire. « Ça été les plus beaux moments de solidarité de nos vies», déclare Denise, émue, qui enchaîne : « Heureusement qu'il y a ces souvenirs, parce que la suite, comme vous savez, n'a pas été ... glorieuse. Vous savez ce que je veux dire, François ... » Il approuve d'un signe de la tête. Et pourtant, il ne sait pas tout, se dit-il intérieurement, à quoi fait-elle allusion? Il ne veut pas partir sans écouter son point de vue, lui qui a précipité le dernier souffle de Roméo Beaupré, quelques jours plus tôt. Après un moment de silence et de recueillement, François poursuit. « Racontez- nous, s'il vous plaît, Denise, ce que vous vous rappelez de ces événements. C'est important pour nous de comprendre ce qu 'ont été dans vos vies Roméo et Juliette, qui viennent de mourir, de même qu 'Aaron.» 95 *** Sur l'autoroute Félix-Leclerc, en direction de Montréal, François récapitule cette journée ahurissante dans sa tête. Les vieux bâtiments de l'usine ont été incendiés en 1985; c'était plus rapide que la démolition. Du restaurant Chez Roméo et Juliette, il ne reste aucune trace physique, même pas une ruine. Une des deux voies du chemin de fer a été conservée pour le transport des marchandises. À l'époque, comment les trains ont-ils pu passer aussi près des maisons? Dans les années cinquante, les enfants s'amusaient à courir après le train, s'agrippaient à la cambuse et se rendaient jusqu'à l'usine où le train ralentissait et s'arrêtait pour prendre des ballots de textile ou livrer des chargements de coton. François aime imaginer Aaron dans l'apprentissage de ces jeux dangereux, où l'on jouait sa vie d'enfant chaque jour, sans casques protecteurs. Ce bourg industriel dans les années 1950 ressemblait tout compte fait à plusieurs villes asiatiques d'aujourd'hui quant à la promiscuité entre les trains et les résidents. Il y a eu, à Montmorency, quelque chose d'anarchique et de bienheureux dans l'aménagement du territoire. Quant à Denise et Robert Bouchard, François a eu l'impression de les rencontrer pour la dernière fois de leurs vies. Que reste-t-il de cette période dans l'histoire de ce bourg? Le premier chapitre des mémoires d'un grand sociologue de la famille et de la culture, né à Montmorency, le fils du docteur, ancien sous- ministre, ministre, espion, taupe et professeur, la fille du docteur, épouse d'un chanteur troubadour et nationaliste, et quelques monographies sur ce typique bourg du textile dans l'Est de l'Amérique du Nord. Ils se sont promenés ensemble dans les rues étroites sous leur protection cette fois-ci . Ils ont revu le matamore qui les avait verbalement agressés, Denise l'a remis à sa place. N'entre pas dans le bourg qui veut, même encore aujourd'hui. Ils se sont rendus au bout du quai, un lieu pollué et propice à l'herbe à puce, où l'on aperçoit l'autoroute Dufferin construite dans le fleuve. En face, il y a la pointe de l'île d'Orléans, le village de Sainte-Pétronille, et à l'ouest, le pont de l'île. Ils ont mangé à la roulotte à patates Lefebvre, qui existe 98 Comment a-t-elle réagi quand elle a appris la disparition de son fils? Comment a-t- elle pardonné à Roméo quand elle a repris sa relation communautaire avec lui? Certes, Aaron a continué à vivre en elle; mais il avait disparu. Juliette a cru toute sa vie qu'Aaron n'était pas mort, qu'il vivait quelque part. Et il y avait cet autre enfant que le destin avait mis dans les bras de François. Une autre question tracasse François, c'est le silence d'Adélaïde et de Napoléon Bédard à l'égard de la fugue d'Aaron Beaupré. Combien de temps est-il demeuré caché à la ferme des Bédard? Il est monté, soit à l'avant dans le vieux camion, un pick up de la fin des années 40, avec ses sauveurs, ou soit dans la benne arrière. Aaron a peut-être demandé leur silence, leur complicité? Il a été présenté comme le neveu d'Adélaïde à la paroisse de Sainte-Pétronille. Personne dans le village et sur l'île n'a remis cela en question, à cette époque. Napoléon est allé à Québec la première fois de sa vie lors de son voyage de noces, en 1939. Le pont de l'île d'Orléans a été ouvert en 1935. L'enquête policière a conclu la semaine suivante à la disparition d'Aaron Beaupré dans le fleuve, où il a été aperçu la dernière fois au bout du quai de Montmorency à la marée montante, selon le témoignage de Gilbert Lamontagne, recueilli par le lieutenant Harold Jones de la Police provinciale de Québec. Juliette Fiumi a été vue affolée dans la côte de Courville et sur l'avenue Royale par plusieurs témoins avant le coucher du soleil. Au-delà du milieu de la Côte, à cette époque, vous étiez un étranger, une étrangère menaçante dans un autre pays, si vous n'étiez pas de la paroisse de Courville. Tout le monde était en guerre contre les «toasts » (surnom des résidents) de Montmorency; et vice-versa. Elle a demandé refuge au Couvent des Sœurs Adoratrices de Beauport. À l'époque, il y avait probablement un seul chemin pour y accéder, bordé de champs maraîchers. Quant à Roméo Beaupré, il s'est retiré avec la même valise que lorsqu'il était arrivé en septembre 1949, sous l'escorte du lieutenant Jones qui lui a remis un billet d'autobus, aller simple, pour Montréal. Roméo Beaupré, étant toujours père franciscain, a demandé refuge au centre franciscain de la rue Atwater et du 99 boulevard Dorchester (aujourd'hui le boulevard René-Lévesque). Tous ces événements ont été supervisés par l'archevêque Maurice Roy, de Québec, et le cardinal Paul-Émile Léger, de l'archevêché de Montréal, le provincial des Pères franciscains de Montréal et le provincial des Pères dominicains de Québec. La presse n'a dit mot de ce fait divers. « Tu as l'air préoccupé, Neshama », lui souffle à l'oreille Claire à Repentigny. François n'entend rien ou feint de ne pas l'entendre? *** Roméo a ainsi légué son héritage: un tiers à Juli ette, un tiers à son vieil ami le Cardinal, un sixième à François son fils adoptif et le dernier sixième à son petit-fils Rock. Un tiers et un sixième de quoi? Ses épargnes se chiffrent à 60 000 $ et sa maison est évaluée à 750 000 $. Le règlement de la vente de la maison prendra une année. Rock s'est trouvé un billet de dernière minute sur le site Cheap Tickets, Montréal-NewYork-Casablanca-Dakar-Conakry-Monravia-Abidjan-Accra-Lome- Cotonou-Douala avec Air Maroc et Air Cameroun. Plus il y a d'escales, moins c'est cher. Il accepte le billet d'avion que François leur a offert. « Je te le rembourserai quand je recevrai l'héritage, j'y tiens », a conclu Rock. II est parti le 2 juillet, la journée de son anniversaire, et le retour est prévu le 30 août, la veille de son entrée à l'École de théâtre de l'UQAM. Il a vingt-deux ans. Rock a demandé à François de ne pas l'accompagner jusqu'à l'aéroport. Il dispose d'un budget de 30 $ par jour. François ne sait pas si ce montant comprend ou pas le transport local. Difficile pour un blanc de vivre simplement comme un noir en Afrique. Il lui a réservé une chambre pour les deux premières nuits à Douala. Le temps qu'il se remette du décalage, et une autre chambre l'attendait chez un ami coopérant d'Oxfam à Yaoundé. Rock s'est présenté à la pension de madame Nyobe, à Douala, entre le Marché de New-Deïdo et le boulevard de la Réunification, avec un dénommé Charlie 100 McCay, de Glasgow, Écosse, un ami d'occasion qu'il a rencontré sur le vol entre Dakar et Douala. Le vol s'est arrêté dans plusieurs capitales et métropoles de la pointe ouest de l'Afrique. Ils sont arrivés épuisés au début de la soirée, mais trop excités pour se coucher. Le dénommé McCay connaît bien Douala et son port de mer. Ils sont passés à la pension de madame Nyobe pour l'informer que Rock était son invité et la dédommager de cette annulation. Le chauffeur a demandé à Rock de remonter sa fenêtre et de laisser sa porte barrée. Ils se sont retrouvés au cabaret en plein air Le grand consulat, à Bonamoussadi, puis à l'Écho de Bonanjo. Une querelle entre McCay et Rock a éclaté au sujet d'une fille à l'Assiko dans la Cité des Palmiers. Le différend s'est terminé au poste de police. Le lendemain, Rock est retourné à la pension de madame Nyobe. François a appris ces altercations par l'entremise d'Anna (Blowy), l'amie virtuelle de Rock, qui a mentionné la chose sur son site Facebook, dont il a été exclu. Mais Claire a fait une demande pour devenir l'amie de Rock, la demande a été acceptée. La mort précipitée de Roméo par la main de François ne passe toujours pas pour Rock. François le comprend très bien. Lui -même cherche encore chaque jour le sens de son geste : tuer le père. Les mêmes images tournent dans sa tête en boucle, un nœud sans fin. Chaque soir, depuis le départ de Rock, François aime assister au coucher de soleil dans le hamac, avec Sarah dans ses bras . Il apprécie les dernières minutes où l'entièreté de l'espace passe par une gamme de couleurs chaudes : de l'ocre jaune, de l'orange abricot, du rouge sépia. Durant quelques minutes, la lumière devient palpable, animée. Le contrat de deux jours par semaine de François comme commis aux ressources matérielles à l'Agora de la danse de l'UQAM a pris fin pour l'été. Il a accumulé un peu d'ancienneté. Il espère être repris à l'automne et revoir Dena Bishop qui est retournée dans sa famille à Nashua et qui doit participer à un stage intensif de danse au Leviathan Studio, sur l'île de Lasqueti en Colombie-Britannique, 103 «L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu.» Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris Blanche neige et Crève-cœur Là où je m'arrête, il y a de chaque côté du ruisseau appalachien une porte, une arche de quatre sentinelles feuillues. Les colosses ligneux, en duo de chaque côté du cours d'eau, protègent le lieu. Les eaux murmurent dans les cascades légères. Des pas de roches, aux dimensions variées, traversent le cours d'eau. À quelques pas de là, il y a une chaise de roche. C'est mon trône éphémère. J'y laisse couler l'agitation urbaine intérieure. Un papillon s'approche et se pose sur l'extrémité de mon doigt, puis sur mon épaule. Soudainement, une nuée de papillons bleus m'enveloppe la tête. Les points bleus s'activent dans une chorégraphie aux éclats multiples. Une fleur de rhododendron tombe dans ma main et éveille mon esprit à tant de beauté subtile. Avec ma loupe, j'observe les lignes roses dans le pétale blanc. Blanche neige. C'est mon refuge, ma clairière de l'été. Des trous de lumière vacillent sous mes yeux chavirés. Avec ma blonde, nous partageons ce concert sauvage en silence. Tout a du sens ici. Même moi . .. . tout a du sens ici, même moi ... 104 Dans le hamac accroché aux sentinelles centenaires à travers le ruisseau, je me balance sous la voûte des arbres aux mille feuilles verdoyantes. Des oiseaux se rapprochent. Accompagné des habillements du ruisseau, j'écoute leur jaserie. Nous quittons enfin le hamac pour une baignade dans l'eau fraîche. Nous coucher dans son lit. Nous dans la cascade. Rigoler ensemble. Laver mon passé qui s'accroche à ma peau. Extirper ce point dans le dos, cet œil sournois que je ne peux voir, mais juste sentir, comme si un poison me rongeait. Crève-cœur. Introduction De quel genre d'essai s'agit-il? Qu'entendons-nous par essai? « Pas d'épuisement du sujet, ni de prétention à l'exhaustivité », écrit Béatrice Commengé dans un texte de L'Atelier du roman où elle nous rappelle l'ambition du premier essai de Montaigne. « Ce sont ici mes humeurs et mes opinions; je les donne pour ce qui est ma croyance, non pour ce qui est à croire; je ne vise ici qu'à découvrir moi- même, qui serait autre demain si un nouvel apprentissage me changeait1. » « [ ... ] la réflexion de l'essayiste naît directement d'une observation pour nous faire voir autrement des réalités simples2 », écrit Petr Kra!. Au cours de cet essai, nous répondrons en partie directement et parfois indirectement à des questions surgies en cours d'écriture: Apprendre à écrire? Pourquoi écrire? Écrire un roman? Écrire au «je» ou au « il ». Qu'en est-il de l'éthique, de la morale dans l'art 1 Béatrice Commengé, « Vous écrivez quoi! », L 'Atelier du roman. Roman, essai: affinités électives, Montréal, Flammarion/Boréal , no 50, juin 2007, p. 33. 2 Petr Kra!,« En guise d' introduction » L'Atelier du roman. Roman, essai: affinités électives, Montréal , Flammarion/Boréal, no 50, juin 2007, p. 22. 105 romanesque aujourd'hui au Québec, pour nous qui appartenons à une nation francophone minoritaire en Amérique du Nord et qui sommes tout au plus une grande tribu entre le Chiapas et le Nunavut? Pourquoi espérer publier un roman pour des lecteurs de plus en plus analphabètes, qui parlent presque français 111 je reviendrai, plus loin, sur cette expression empruntée au quotidien Le Monde sous le thème « Vivre et écrire en français au Québec » 111 dans le meilleur des cas, ou un dialecte typique le plus souvent, au moment où nous passons de la culture livresque à la culture de l'image et du numérique? Les réponses à ces questions seront développées et proposées comme des éléments en porte-à-faux de ma posture d'aspirant écrivain. Qui est ce « je » derri ère cet écrivain naissant? D'où vient-il? Quelles sont ses valeurs? Il sera question de sa petite histoire dans l'Histoire de son époque. On vient de quelque part. On appartient pour le meilleur et pour le pire aux valeurs de notre temps. Que l'on approuve ou que l'on rejette. On est souvent amené à déchiffrer, à enquêter, à comprendre cette persona, ce moi, ce surmoi, ce ça. Ce travail se construira en s'inspirant de l'image de la spirale. Une forme classique. En trois dimensions, les cercles concentriques se rapprochent du centre et se transforment légèrement à chaque passage d'un anneau à l'autre. La construction de cette mémoire se fera à partir de détails, de souvenirs cachés dans une mallette, de voix intérieures entendues, de la topographie du paysage. Que s'est-il passé sous la gare ferroviaire sur la 106e Rue d'un bourg ouvrier face au fleuve Saint-Laurent, un Vendredi Saint de mon enfance? Cet événement, on le retrouve chamboulé, transformé, incarné dans un manuscrit, un futur roman. En ce qui concerne l'approche, nous travaillerons aussi à partir de l'inspiration du quotidien, des 108 blanche m'épouvantait-il? Sûrement, sans compter que je n'avais pas le temps de m'asseoir devant une machine à écrire. Pour paraphraser le personnage d'Antoine Roquentin, dans La Nausée de Sartre, qui s'interroge sur la dualité de vivre ou de raconter sa vie, moi je vivais ma vie, je n'avais pas le temps de la raconter. Voyages. Nouvelles relations. Paradis artificiels. Trois enfants. Vie bourgeo ise dans Outremont. Rupture. Procès. Pourvoir aux besoins de trois enfants et d'une mante religieuse. Un loft, un refuge parmi les travailleurs des usines du Mile-End. Ne plus entendre ces cris de déchirement. J'ai dû pondre quelques paragraphes au cours de ces années. Je n'ai retrouvé le chemin des études littéraires que vers 1994, en me présentant littéralement à la porte d'un cours d'écriture dramatique de la professeure et écrivaine Francine Noël, que j'avais entendue à la radio. Ce moment correspondait à l'arrivée intensive des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Le traitement de texte m'a incité à écrire. Le moment décisif a été en 1999, quand je suis devenu responsable de l'information interne à la Télé- université et coéditeur de deux magazines électroniques : Le Sans Papier, un mensuel s'adressant à toute la communauté, dans lequel je signe la chronique «À vos risques et au mien »; et Le Carrefour, un hebdomadaire de nouvelles et de courts reportages. J'y gagne bien ma vie. L'éternel étudiant que je suis a décidé de se perfectionner. J'ai fait un certificat en création littéraire et me voilà en rédaction de mémoire à la maîtrise, profil création. Apprendre l'écriture littéraire On pense que l'on sait écrire, parce que depuis avril 1999, on écrit cette chronique, «À vos risques et au mien», dix textes par année, un peu plus créatifs 109 que les nouvelles et les courts reportages. Certes, ce lieu d'écriture a été un creuset de textes d'opinion littéraires, d'humeur journalistique. Un jour, on écrit des nouvelles, courtes, puis plus longues . On rassemble. On pense qu 'on a un roman. On le propose aux quelques grandes maisons d'édition. Elles le refusent. La plus prestigieuse vous encourage à continuer. On pense que ce message d'encouragement s'adresse juste à soi. On le met de côté. On entreprend un mémoire de maîtrise dont la première partie est un roman d'une centaine de pages, suivi d'un essai d'une trentaine de pages. Et on constate que l'on ne sait pas écrire ... un roman. On pense à Flaubert, à Sarraute, à Modiano, à Michon. Et on se dit que l'on devrait juste lire. On se console et on continue. L'écriture romanesque et la poésie appartiennent à l'art et deviennent un lieu de création du langage. Et s'il restait juste une phrase de tout ce que l'on a écrit dans une vie, je pense que ça donnerait encore du sens à la mienne. On verra. Revenons un peu en arrière, quand je suis arrivé en belles-lettres dites « spéciales », en 1964, à l'Académie de Québec. Certes enthousiaste, je réalise aujourd'hui que je ne savais pas vraiment bien écrire, que j'avais un problème de syntaxe et de déficit d'attention. Les bons Frères des Écoles chrétiennes avaient prévu le coup. Cette année de transition permettait aux étudiants du cours scientifique du secteur public, avec un corpus d' études plus axé sur les sciences et les mathématiques que sur les lettres, de rattraper les étudiants du cours classique en français; et ainsi de les retrouver en rhétorique. Au cours de cette année, nous apprenions plus de règles de français, de racines grecques et latines, mais non des versifications latines. Nous découvrions les classiques de la littérature française, dont Rabelais, Villon, et la civilisation grecque. j'aurais aimé étudier le grec et le latin, moi l'ancien servant de messes, qui connaissais et récitais ses prières en latin par cœur, sept jours par semaine à une certaine époque. Je considère que les quatre premières années du cours classique ont toujours manqué à ma formation en 110 français. J'ai bien acheté un jour un livre d'enseignement du latin à l'usage des jeunes de la première année du cours classique: éléments latins. Ce n'était pas suffisant. j'aurais eu besoin d'un professeur. Mais où étudier le latin au Québec après l'abolition des cours classiques? Malheureusement, je n'ai jamais pu combler ce vide dans mes études. Je me suis souvent posé la question : les quatre premières années du cours classique valaient-elles mieux que les quatre dernières en français? Une année, c'est peu de temps de rattrapage et d'assimilation pour un corpus aussi large. Il y a eu quelque chose d'inachevé en français écrit dans ma formation. J'ai retrouvé dans ma bibliothèque le livre Grammaire Française Expliquée, dont le sous-titre est De la grammaire ... à l'art d'écrire, de Georges Galichet, Louis Chatelain, René Galichet, éditions Charles-Lavauzelle, Paris, 3e édition, 1964. Après l'avoir feuilleté, il m'est apparu de haute qualité. La première édition date de 1938. Je ne me rappelle plus exactement l'usage de cette grammaire dans mes cours de français en belles-lettres. Était-elle le livre de base de l'enseignement de mon professeur de français? Ou simplement un livre de référence? Je ne m'en souviens plus. Ce que je sais, c'est que je cherche encore à combler cette lacune en travaillant attentivement la réécriture de mes textes. Comment ai -je pu faire mes travaux longs au baccalauréat ès arts et au baccalauréat en sciences politiques? Sous pression, à la dernière minute. En plus, j'étudiais peu. Ma grande force était la mémoire, et je prenais de très bonnes notes de cours. J'aimais les cours magistraux, écouter mes maîtres « déverser» leurs savoirs. Je n'aimais pas tellement les travaux de groupe. j'étais un individualiste. La gang, c'était pour la fête. 113 Écrire est une façon de donner du sens à ma solitude, d'honorer mon côté méditatif, d'affirmer ma liberté d'être. Il y a une urgence à vivre, à créer, à écrire. Pourquoi écrire si «vieux »7 J'ai du ressentiment pour ce temps passé à la périphérie de l'écriture. Mais je me console avec ces quelques mots d'encouragement de Marguerite Yourcenar, tirés du Carnet de notes de « Mémoires d'Hadrien » : Il est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l'existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de s iècle à siècle, l'infinie variété des êtres6. Ma lecture a renforcé, éclairé mon écriture. L'une ne va pas sans l'autre, se plaît-on à dire dans le milieu littéraire. C'est pour cela que nous parlons d'une dynamique entre ces deux langages d'un même monde. La lecture d'un roman peut être décisive dans la vie d'un écrivain. Écrire un roman Je retiendrai quelques suggestions de deux des huit excellents témoignages de romanciers québécois sur la pratique du roman que l'équipe de recherche TSAR («Travaux sur les arts du roman») de l'Université McGill a tenu, en mars 2011 ceux de Monique LaRue et de Gilles Archambault. 6 Alain Duchesne et Thierry Leguay, Le j eu de l 'Oie de l 'écrivain, Paris . Robert Laffont, 1997, p. 99 . 114 Quand on est un apprenti écrivain ou un étudiant, on s'inspire des grands. C'est le principe de mimétisme proposé par l'anthropologue et philosophe René Girard, de qui j'ai retenu la proposition suivante : « Les rapports humains sont essentiellement des rapports d'imitation, de concurrence7. » Commençons avec cette ancienne élève de Roland Barthes, qui parle de sa rencontre, de sa rupture et de ses retrouvailles avec le roman et le maître décédé en 1980. Monique LaRue découvre, à la bibliothèque de l'Université de Montréal, le dernier cours de Roland Barthes, La préparation du roman, dans lequel il énonce les critères « aux dernières minutes de ce cours qu'il termine sans le conclure: 1. Simplicité: lisibilité; que l'œuvre cesse d'être un discours de l'œuvre sur l'œuvre. 2. Filiation :« Il y a des moments où il faut dire avec Verdi:« Tournons-nous vers le passé, ce sera un progrès. » 3. Désirabilité.B. » Je comprends que ces trois critères la fascinent plus que moi, qu'ils lui rappellent ses études avec le maître, de 1971 à 1973. Je suis séduit par le parcours de sa posture d'écrivaine. «Le 2 décembre 1978, à l'ouverture de son cours, Roland Barthes dit: « Je suis bien au-delà du milieu mathématique du chemin de ma vie». Il a 63 ans. Et moi, j'en ai à peine moins quand je lis cette phrase, en juillet 20089 », écrit Monique LaRue, que je lis à 64 ans, le 4 février 2012, au lac des Îles, à Mont- Laurier. Et le 2 décembre 1978, je lisais peut-être Fragments d'un discours amoureux dans le Jardin du Luxembourg, à quelques rues du Collège de France. Le 25 février 7 René Girard, entretien avec Henri T incq, journal Le Monde, Internet, 5 novembre 2001. 8 Monique LaRue,« La voix/ede Roland Barthes», dans Isabelle Daunais et François Ricard (dir.), La Pratique du roman, Montréal, Boréal , 2012, p. 58. 9Jbid. , p. 55. 115 1980, Roland Barthes était frappé accidentellement et mortellement par un camion de blanchissage. J'ai besoin de connaître le contexte de ce cours afin de mieux comprendre sa proposition finale. II me reste à emprunter à la bibliothèque La préparation du roman de Roland Barthes et à lire ce cours; ainsi je pourrai mieux apprécier le discours barthésien et sa vision de la pratique du roman. Je retiens de l'infatigable Gilles Archambault son intérêt pour la prose. De sa rencontre avec Stendhal,« son aversion pour Je style à la Chateaubriand » (moi qui me proposais, depuis quelques années, de lire au moins quelques centaines de pages d'un des seize tomes de Mémoires d'outre-tombe, lecture proposée par Paul Auster) et l'importance de « viser le style direct plutôt que le lyrisme10. » Je m'identifie plus à Flaubert qu'à Stendhal. Je dois me méfier de mon lyrisme, parfois, juste rappel. Comme lecteur, Gilles Archambault cherche plus l'émotion que l'imagination. Il ne lit pas en toute innocence. «Tel un prédateur, je cherche chez les autres ce qui me servira11 . » Il me confirme dans ce que j'appliquais déjà. L'auteur n'écrit pas pour nous divertir, « il nous séduit par la finesse, la justesse de l'expression à laquelle il a recours 12. » À la recherche de la précision, l'écrivain vieillit. «On ne s'intéresse pas tellement à une histoire à raconter, à une 10Gilles Archambau lt, « Vous écrivez des romans?», dans Isabelle Daunais et François Ricard (dir.), op. cit. , p. 1 04. 11 Gilles Archambault,« Vous écrivez des romans?», dans Isabelle Daunais et François Ricard (dir.), op. cit,_, p. 104. 12/bid. , p. 105. 118 Il est question du pensionnat du Saint-Cœur-de-Marie sur la rue de Picpus, d'où fuguera Dora. Comment ne pas me rappeler l'hôtel au coin de cette rue et de l'avenue du Général-Michel-Bizot, près de l'avenue Daumesnil dans le 12e arrond issement, où nous avions séjourné en mai 1971. Nous avions eu vingt ans il y avait si peu de temps. Elle a disparu, il y a quinze ans ... et depuis ce temps je me rappelle ... Modiano nous amène dans une histoire, son histoire et notre histoire passée et il soulève chez le lecteur des émotions insoupçonnées. Là, me promener avec Google Street View sur la rue de Picpus me donne le cafard, il n'y a plus rien, l'hôtel n'existe plus, le lieu passé a disparu. Il n'y a que le texte pour m'aider à émerger de la solitude, de l'oubli. Qu'est-ce que je veux ressusciter du passé? La Révolution tranquille au Québec n'a pas commencé le 22 juin 1960 avec l'arrivée au pouvoir de « l'équipe du tonnerre» du premier ministre libéral Jean Lesage, comme le 20e siècle n'a pas commencé en 1900, mais en 1914 avec la Première Guerre mondiale pour beaucoup d'historiens. Mettre des dates est une nécessité didactique pour apprendre l'Histoire. Dans « la grande noirceur» des années 1930, 1940 et 1950, il y a eu des moments de clairière. Le programme de l'Action libérale nationale en 1933, avec la nationalisation des mines et de l'électricité, était précurseur des années 1960 et du programme du Parti québécois de 1976. Le Refus global de 1948 semait la graine et annonçait la venue d'un changement historique. Montréal et Montreal étaient à la fois la ville ouverte et la free city canadienne; quand une petite fille de la campagne québécoise «tombait» enceinte, elle venait se réfugier dans la métropole, quand un marginal anglophone voulait s'exprimer, il «montait » à Montreal. Au cours des années 1950, les Américains vivaient dans un régime intolérant, le maccarthysme, les Français, hors de Paris, dans un provincialisme étouffant, les Britanniques, en dehors de Londres 119 et de quelques grandes villes industrielles, dans un conservatisme intolérant. Et pourtant, moi aussi, j'ai besoin de situer plusieurs événements de la fabula dans des dates historiques: la conception de Aaron Beaupré à Auschwitz le 25 décembre 1945, l'errance de ces deux hérétiques, Roméo Beaupré et Juliette Fiumi, sur les routes de l'Allemagne dévastée, la fuite de Juliette, quand elle surprend son beau Roméo dans les bras du jeune père André, le 22 juin 1960. Pourquoi? Les grandes dates de l'Histoire s'inscrivent dans la représentation symbolique de notre identité, c'est plus facile de se rappeler un point, un événement, une rupture sur la ligne du temps. À première vue, je choisis d'entreprendre un dialogue personnel avec la société, le passé et le présent. J'ai besoin d'un discours subjectif sur l'Histoire, une sorte de palimpseste. Ce roman, que je ne qualifie pas d'historique, mais qui se situe dans l'Histoire, se passe-t-il dans un contexte postmoderne? Ce roman utilise le matériel historique dans une perspective fortement subjective, alors que les romans traditionnels se servent de l'Histoire de façon apparemment objective. Mais que veut dire plus précisément ce concept de postmoderne? Jean-François Lyotard le définit ainsi : Postmoderne désigne un nouveau savoir hétérogène qui remet en question l'ordre et la fixité des grands discours désormais délégitimés. L'écriture postmoderne remise en question générale, aussi bien de la forme que du contenu : l'intertextualité, la représentation de l'écrivain dans la fiction, la remise en question du discours historique, la pluralité des voix narratives, une ouverture nouvelle en ce qui concerne le discours identitaire17. 17 Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 2009, cité par Elena Marchese : La réécriture historique dans Le premier jardin d 'Anne Hébert et La maison Trestler de Madeleine Ouellette- Michalska, mémoire de maîtrise, p. 17. -- ---------------------------------------------------- 120 Est-ce que juste une fois ira aussi loin dans son écriture que de remettre en question autant la forme que le contenu? Non. Toutefois, il sera écrit dans une perspective d'ouverture. Le début du roman se situe dans l'axe de la question identitaire. L'Histoire a ses failles et ses limites. Je ne peux pas à ce stade de mon écriture prétendre créer un discours renouvelé sur le savoir historique et les concepts du roman postmoderne où l'on parle souvent de l'écriture, de la lecture, du travail critique. Ce roman veut soulever la question de l'altérité, de la différence, de la pluralité. L'écriture se situe dans un contexte historique pour instaurer un dialogue avec le passé, l'interpréter différemment, en explorer d'autres facettes, le voir selon d'autres perspectives. L'Histoire et la fiction ont des rapports de complémentarité. Mais qu'est-ce que le réel? Comme si la littérature n'était pas réelle et l'histoire vraie! Platon, le philosophe de l'idéalisme, nous a proposé avec éloquence la métaphore de la caverne. Nous croyons que les ombres que nous voyons sont bien réelles. La réalité est ailleurs, elle est dans la lumière, un lieu à chercher, à découvrir, en devenir. De cette proposition et de toutes les références précédentes, nous pouvons déduire que la littérature appartient au réel autant que l'histoire, qu'elles sont deux interprétations différentes de la réalité. Sans oublier que «le roman est toujours un mensonge, un beau mensonge cohérent18. » 18 Gilles Nélod, Panorama du roman historique, Paris, Sidi , 1969, cité par Elena Marchese, ibid. , p.21 . 123 Les personnages ont été nommés en pensant à Franz Kafka qui « n'a pas son pareil pour épurer jusqu'au néant l'image de ses personnages tout en rendant inoubliables leurs voix et le bruissement de leurs ombres22. » juste une fois est écrit au «il», au présent de François Beauprey dans le deltaplane et au passé quand François se remémore sa vie passée et des autres personnages; puis, quand le deltaplane s'écrasera dans la croix du mont Royal, nous poursuivrons dans le temps présent. Quels conflits de la dramaturgie évoque juste une fois? Le professeur de littérature comparée George Steiner, de l'Université de Cambridge, a écrit en 1986 Les Antigones, un essai sur la pièce de théâtre Antigone de Sophocle, la plus grande tragédie de tout temps, selon le vieil helléniste. Il y aurait eu au-delà de quatre cent trente-cinq adaptations importantes de cette pièce, dont celles d'Anouilh et d'Hôlderlin. On retrouve dans Antigone les cinq conflits majeurs de la dramaturgie et de la société contemporaine, sauf le donjuanisme qui est apparu comme thème avec la modernité : 1) les rapports entre les jeunes et les vieux; 2) les hommes et les femmes; 3) l'individu et le collectif; 4) les vivants et les morts; et 5) les vivants et les dieux. Je me suis surpris à constater que juste une fois répond avec une intensité différente à ces cinq conflits majeurs de la dramaturgie. 22/bid. , p. 208. 124 juste une fois: un roman moral? Cette question dérangeante sur l'éthique m'est venue à la lecture de l'essai Morale et Fiction de John C. Gardner. Qu'est-ce qu'il y a de si provocateur dans la question de la rencontre entre la moralité et la littérature? Moi qui croyais que l'art pouvait être le lieu de la provocation et de l'immoralité, j'a i été totalement interpellé par son rejet des zutistes, de Nietzsche, de Kierkegaard, de Sartre. En outre, Gardner juge la plupart des écrivains américains contemporains, dont Norman Mailer, Kurt Vonnegut Junior, Saul Bellow (né à Lachine, Québec), John Updike, Philip Roth, de médiocres. Moi qui croyais que l'art progressait avec les avant-gardes, par la négation de la forme précédente. Tabula rasa était le mot d'ordre des jeunes Cézanne contre les vieux maîtres de la tradition picturale du 18e siècle. Et il en a été ainsi dans la littérature française, de Flaubert au Nouveau Roman, en passant par Céline et la littérature nord-américaine. Mais voilà que l'écrivain et professeur Gardner accuse les modernes de médiocrité, propose un retour aux anciens de la civilisation grecque et à l'idéal platonicien du bon, du vrai, du beau pour l'artiste. j'ai été surpris de réaliser que juste une fois était en partie un roman moral, une critique de l'hypermodernité des mœurs, de l'abus des enfants par les adultes, du conflit entre un fils, un père et un grand-père qui a pris origine dans les années 1950 au Québec. Et j'ai été encore plus interloqué à la lecture d'un entretien de François Ricard dans L'Atelier du roman, no 57, mars 2009, où il est question de moralité. Je comprends que ce thème redevient très actuel. L'essayiste lyrique provoque en dénonçant l'égalité quand, au nom de celle-ci, on impose le mariage entre personnes du même sexe : quand, au nom de la justice sociale, des professeurs d'université, dont la rémunération équivaut à trois ou quatre fois le salaire moyen se font passer pour des travailleurs en lutte contre l'exploitation des puissants23. 125 L'intention de la première partie du roman juste une fois s'inscrit dans l'esprit de ce que la littérature et avant tout le roman peuvent nous apprendre, selon la vision du professeur Ricard : ce que la littérature peut nous apporter, ce sont les problèmes, et en particulier les problèmes auxquels il n'y a pas de solutions, qui sont les seuls vrais problèmes dignes d'attention24. L'essai de Gardner a été écrit au milieu des années 1960, il a été repris et peaufiné dix ans plus tard avant d'être publié en 1978. Dans une perspective historico-critique de la forme romanesque, la thèse de Gardner s'inspire d'une vision traditionnelle de la littérature; néanmoins, il est important de réfléchir à cette question. Maintenant, interrogeons-nous et positionnons-nous sur quelques éléments de sa posture littéraire. Selon Gardner, l'art est bel et bien devenu une marchandise, en outre, «souvent académique et vide25 . » Même la dimension de plaisir dans l'art devrait être « accompagnée d'un soupçon de responsabilité morale26. » Son point de vue «s'inspire d'Homère, de Platon, d'Aristote, de Dante et de leurs semblables, et s'inscrit dans le droit fil de la tradition occidentale jusqu'à la fin du dix-huitième 23 François Ricard,« Entretien François Ricard- Y annick Rolandeau », L 'Atelier du roman. Du beau dans la poésie, Montréal, Flammarion/Boréal , no 57, mars 2009, p. 213. 24/bid. , p. 214. 25 Gardner, John C., Morale et Fiction, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal , 1998, p. 19. 26/bid. , p. 19. 128 Vivre et écrire en français au Québec Le Québec est encore un pays du Nouveau Monde à peupler avec ses 7,99 millions de personnes36, concentrées à plus de 80 % dans le triangle Montréal, Québec, Sherbrooke. L'espace est vaste dans nos têtes, mais, sur le terrain, il a la grandeur d'un timbre-poste sur la carte géographique du Québec, ou encore sur celle du Canada, il est un point perdu en Amérique du Nord, que l'on doit regarder avec une loupe. Pourquoi écrire en presque français au Québec? J'aime cette expression provocatrice, que j'avais lue à l'automne 1978 dans Le Monde, à propos d'un article sur le Québec, qui avait valu au prestigieux quotidien de la rue des Italiens, à l'époque, une protestation officielle de la part du délégué général à Paris. Cette naïveté protocolaire de la politique « étrangère» québécoise m'a souvent dérangée. Revenons sur ce mot presque, je le trouve intéressant et affirmatif de notre différence identitaire. Nous ne sommes pas des Français de France, comme les Américains ne sont pas des Anglais d'Angleterre, comme les Latinos des Amériques ne sont pas des Espagnols d'Espagne. Nos ancêtres étaient des Français qui sont devenus des Canadiens, puis, de 1840 à 1960, des Canadiens français, et des Québécois lors de la prise du pouvoir par le Parti québécois le 15 novembre 1976. Toutefois, changer aussi souvent de nom, c'est mêlant pour les membres de cette collectivité. 36 Institut de la statistique du Québec, sur Banque de données des statistiques officie ll es sur le Québec, 201 1. Adresse url : www.bdso .go uv.gc.ca 129 Dans Ruptures: Genres de la nouvelle et du fantastique, André Carpentier écrit: «La littérature québécoise [ ... ] n'est pas française 37 . » Une constatation partagée par les auteurs et les lecteurs, poursuit-il. Notre littérature se rapprocherait plus de la littérature américaine comme l'a proposée Noël Audet. Cette indépendance face à la France, André Carpentier la fait remonter à l'abbé Henri-Raymond Casgrain vers 1860, à l'abbé Camille Roy en 1904, à l'éditeur Robert Charbonneau après la Deuxième Guerre mondiale et à Octave Crémazie qui écrit à l'abbé Casgrain en 1867 : « Ce qui manque au Canada, c'est d'avoir une langue à lui. Si nous parlions iroquois ou huron, notre littérature vivrait38. » Comme André Carpentier, on comprend qu'une littérature québécoise en langue iroquoise ou huronne aurait été considérée comme une littérature étrangère. L'écrivain Andreï Makine relate une anecdote semblable. Ne trouvant pas d'éditeur pour ses premiers ouvrages, il avait fait croire qu'il les avait traduits du russe, afin d'être considéré comme un écrivain étranger, francophile certes, mais surtout pas français. Ainsi, ça lui donnait une posture d'écrivain plus originale dans le milieu littéraire et médiatique parisien. Vivre et écrire en presque français au Québec est plus une obsession qu'une question que je me pose au coucher et au réveil. Cette condition de minoritaire, l'écrivain tourmenté Hubert Aquin (1929-1977) la trouvait «fatigante», asphyxiante pour des raisons politiques autant qu 'existentielles. 37 André Carpentier, Ruptures: Genres de la nouvelle et du fa ntastique, Montréal, Le Quartanier, 2007, p. 138-139. (159 pages) . Cite Noël Audet, Écrire de lafiction au Québec, Montréal, Québec/ Amérique, 1990, p. 151 . 380ctave Crémazie, Œuvres, tome II , prose, texte établi et annoté et présenté par Odette Condemine, Ottawa, Éditions de l'Université d' Ottawa, 1976, p. 91 ; cité par André Carpentier, op. cil., p. 141. 130 Le 27 mars 1970 avait lieu la Nuit de la poésie au théâtre Gesù à Montréal. De cet événement, m'est resté le poème Speak White de la poétesse Michèle Lalande. Ces mots dits dans une langue articulée, projetée à la face du monde, me font encore trembler. La langue française au Québec est-elle mieux parlée, mieux écrite, mieux enseignée que dans les années 1950, 1960 ou 1970? Dans mes recherches, j'ai trouvé « Un inédit de Gilles Leclerc: Speak White, Bastards! (Extraits) », publié dans la revue Argument, automne 2002 - hiver 2003, sous la direction de Gilles Labelle. Ce texte original de cent douze pages dactylographiées a été trouvé à la Bibliothèque nationale dans le Fonds Jean Marcel. Journaliste dans les années 1950 et décédé en 1999, Gilles Leclerc a été le premier employé de l'Office de la langue française. Il a publié en 1960 journal d'un inquisiteur, l'essai majeur de ce polémiste. « Speak White, Bastards! » devait être le dernier chapitre du journal d'un inquisiteur. Après avoir retravaillé ce texte en 1972, les éditeurs se sont dérobés. Celui que Gilles Labelle appelle «le prophète » a été salué par André Major et Jean Marcel. Cette charge critique sur l'état de la langue française au Québec reste d'actualité. «Comment expliquer qu'on veuille à la fois défendre le français au Québec et qu 'on se soucie si peu de le parler et de l'écrire correctement39? » Ce constat est au cœur de« l'ambivalence» du Québécois de souche depuis son arrivée dans le « Nouveau Monde». Gilles Leclerc s'en prend à des étudiants d'une école normale du début des années 1960, qui dénoncent l'examen d'entrée de français. Cinquante ans plus tard, des étudiants des facultés d'éducation au Québec dénonçaient eux aussi un autre examen d'entrée de français . 39 Gilles Leclerc, « Speak White, Bastards! (Extraits) », Argument, Québec, PUL, vol. 5 no 1, p.l71. 133 Touraine? Ses collègues du collège de France, ne le trouvant pas assez marxiste, l'avaient déjà tabassé, mis hors du ring et repoussé à la périphérie des chapelles intellectuelles parisiennes, à l'automne 1978. Il n'a jamais pu revenir en force. Michel Serres? On ne lui a jamais pardonné d'avoir osé garder son accent provincial, lui, le grand professeur de Stanford. Que me reste-t-il de la littérature française, outre mes classiques? À la reprise de mes études littéraires, la lecture s'est intensifiée. Les Mots et Qu'est-ce que la littérature? de Jean-Paul Sartre. Gustave Flaubert, malgré Sartre. Du Nathalie Sarraute, quelques pages au hasard de son œuvre, qui aimait dire : « En ce moment, notre maître à tous, c'est Flaubert41. » Prédominance du style, certes. !Zl Le professeur George Steiner, de l'Université de Cambridge, écrira que si l'on veut connaître la cause de la Première Guerre mondiale, on la trouvera dans la lecture de Madame Bovary: l'ennui. En effet, on s'ennuyait dans la province française du XJXe siècle. !Zl La prose de Charles Baudelaire. Les essais de Philippe Sollers. L'autofiction de Serge Doubrovsky, de François Nourissier. Celle plus subtile de Patrick Modiano, tout Modiano s'il vous plaît. Mémoire. Avec Philippe Muray, On ferme. Atmosphère. Quelques « grands» prix littéraires annuels des libraires parisiens. Quelques extraits d'un Céline banni. Ajoutons, en littérature étrangère traduite en français, Aharon Appelfeld sur l'Holocauste. D'où vient mon intérêt pour la Shoah? Quand j'étais enfant, mes parents gardaient cachée dans leur garde-robe une boîte de souliers pleine de photos souvenirs de la participation de mon père à la Deuxième Guerre mondiale. Ce qui nous surprenait le plus, ma sœur et moi, c'était les photographies de la libération des prisonniers au regard vide des camps nazis d'Auschwitz. Il y avait des 41Nathalie Sarraute, Flaubert le précurseur, Paris, Gallimard, 1986, p. 61 . -, --------------- - --- - --- - ------- 134 amoncellements de corps nus, rachitiques, morts, qu'un bulldozer poussait dans une fosse commune. Ces photos des camps d'extermination des Juifs, je les ai vues et revues; et je me revois encore seul, couché sur le plancher, à les presque contempler, interloqué. Est-ce de là qu'est né mon intérêt soutenu pour la Shoah, l'Holocauste, l'histoire du Vieux Continent? Cela a sûrement contribué à ma recherche de compréhension de la barbarie humaine. Qu'est-ce que créer selon Applefeld? On ne doit pas être «esclave de la mémoire ». « À mon sens, créer, c'est mettre en ordre, trier, choisir les mots et les rythmes qui conviennent à une œuvre. Certes, la mati ère vient bien du vécu, mais au bout du compte, la création est un phénomène autonome42, a écrit Applefeld sur sa vision de la mémoire. Que reste-t-il de mon éducation «française »? Une individualité. Un combat intérieur. De l'espoir et du désespoir. Je suis encore plus qu'hier un minoritaire dans un monde anglo-saxon. Aujourd'hui, je veux joindre le monastère des écrivains québécois et écrire dans un français standard. Ou écrire dans un français québécois standard. Une secte pour certains, une hérésie pour les autres. L'ambivalence de la langue écrite « L'ambivalence», un élément important de notre identité, selon le professeur Yvan Lamonde. 42 A haron Appelfe ld, cité dans Philip Roth, Parlons travail, Paris, Gallimard, 2004 (200 1 ), p. 40-41. 135 j'aspire à écrire dans un français québécois précis, comme Fernand Ouellette, Gilles Archambault, Hubert Aquin, Patrick Modiano. Mais mes dialogues dans la partie romanesque de ce mémoire sont écrits en québécois quotidien direct, parce que mes personnages vivent à Montréal. La forme de mon écriture sera jugée par les lecteurs. Je ne veux pas écrire en joual, que je condamne, comme Hubert Aquin, «parce [qu'i] confine à une sorte d'incommunication43 . » Pour l'auteur fragile de Prochain épisode, le joual est un dialecte, qu'il compare au dialecte liégeois en 1880, que plus personne ne lisait moins d'un siècle plus tard. « La littérature, c'est avant tout un travail de conception et non de transcription d'un parler44. » Aquin dira dans cette entrevue que Michel Tremblay n'écrit pas en joual, mais en français. Il fait parler ses personnages dans la langue usuelle de tous les jours. À cet égard, Lise Gauvin, dans La fabrique de la langue, cite Michel Tremblay. Son utilisation des chœurs dans son théâtre, ses doubles niveaux scéniques, ses voix parallèles ont contribué à ne pas faire un théâtre réaliste. Il en est de même pour la langue, selon Lise Gauvin : De toute évidence, Tremblay a fait subir à la langue un traitement analogue à celui de ses formes théâtrales, et à une architecture scénique correspond une architexture langagière, résultat d'un savant dispositif. C'est ce qui crée l'effet joual du texte, un effet obtenu par la transcription de la dim ension orale de la langue populaire4s. 43 Anne Gagnon, «Hubert Aquin et le jeu de l'écriture» , [entrevue 1975] Voix et Images , Hubert Aquin en revue, Montréal, PUQ, 2006, p. 15. 44lbid. 45Lise Gauvin, La f abrique de la langue, Paris, Éditons du Seuil , 2004, p. 303. 138 identitaire proposée dans le recensement de 2006, c'est la diversité entre les individus. Mon parcours a été plus influencé par la culture française, malgré quelques courts séjours d'études à Dublin et à Toronto; alors que plusieurs personnes de ma génération ont choisi de vivre ou d'étudier sur la côte ouest- californienne. Je n'y ai fait que quelques séjours, malgré mon ouverture aux valeurs californiennes de l'époque. Pour bien comprendre la nouvelle culture d'un pays, on doit y séjourner au moins deux ans, surtout si c'est dans une autre langue. La poésie des chansons du troubadour Bob Dylan exige un niveau de compréhension de l'anglais de la rue assez élevé, qui dépasse l'entendement de bien des consommateurs nord-américains de ses disques. Attune your ear. Anecdote. Un Britannique en voyage dans le Middle West américain se faisait demander quelle langue il parlait. On ne comprenait pas son accent et il en était offusqué. Les recensés Québécois de 2006 placent la francité au quatrième rang définissant la québécité. L'historien Yvan Lamonde croit que, même si « la France doit être ramenée à de nouvelles proportions », elle demeure la « marque principale» de l'identité québécoise48. Dans quel ordre d'importance aurais -je choisi les termes identitaires proposés dans le recensement de 2006? La francité aurait été placée au premier rang. Ce que nous avons en commun avec la France : le français; ce qui nous différencie: le presque français que nous parlons. De la mère patrie, je retiens que mon ancêtre est parti de la Touraine vers 1660. J'ai aimé et j'aime encore sa littérature, son intelligence, sa rhétorique. Par ailleurs, ce qui est insupportable en France, ce sont les rapports de classe, d'autorité, la division perfide des partis politiques, son manque de vision historique et ses échecs politiques intérieurs et 481bid., p. 157. 139 extérieurs. Qu'en est-il de son contrat social? Ce pays est presque ingouvernable, au bord de la guerre civile. Ce que je ne pardonne pas à son élite politique passée, c'est la révocation de l'Édit de Nantes Ill un édit de tolérance sur la liberté de culte aux protestants, signé en 1598 par Henri IV et qui a mis fin aux guerres de religion Ill par l'Édit de Fontainebleau Ill, signé en 1685 par Louis XIV, rien de moins! La France aurait pu s'éviter la Guerre de Cent Ans entre les catholiques et les protestants en envoyant ces derniers peupler le Nouveau Monde. Je ne pardonne pas à Napoléon d'avoir vendu la Louisiane aux Américains en 1803 pour payer ses dettes de guerre, au prix de quelques plats de lentilles. Rappelons que la Louisiane occupait tout le centre des États-Unis, de la frontière canadienne au golfe du Mexique, soit un tiers du territoire actuel. Au deuxième rang, j'aurais choisi l'américanité des années 1960, référant ainsi à l'influence écrasante de la culture populaire étatsunienne, au style de vie individuel, aux grands espaces sauvages... Que sont devenues ces quelques généralités aujourd'hui? Je n'aime pas la banlieue ni les gros chars américains pour m'y rendre. Je ne remercie pas Dieu pour un croûton de pain ou pour sa création à toute heure du jour et de la nuit, et ceux qui le font en public m'indisposent. Je suis au mieux un agnostique. Pourtant, le mystère m'intéresse. Je ne discuterais en public ni de religion ni de politique aux États-Unis et au Moyen-Orient, par crainte d'être lynché. Dans le passé, j'ai pensé habiter San Francisco, parce que la région a été colonisée par des marins et des aventuriers et qu'il y a une vieille tradition anarcho-syndicaliste dans cette autre Amérique, et aussi à cause de l'Université de Berkeley, là où la nouvelle gauche américaine de l'époque s'est battue férocement contre la guerre au Vietnam, pour les droits sociaux, politiques et économiques des Noirs et des Chicanas et pour les causes environnementales naissantes dans les années 1960. À la fin des années 1970, j'avais encore cette énergie, ce rêve. J'ai aussi pensé habiter à New York, là où on peut dire après quelques jours: I'm from New 140 York City, avec un accent frenchie, sans que personne n'ait à redire. Aujourd'hui, j'habiterais quelques mois par année à Burlington, parce que c'est à moins de deux heures de Montréal. Est-ce que j'étudierais dans un département d'études littéraires françaises aux États-Unis? J'y ai pensé. Est-ce que l'Université de New York où enseignait Serge Doubrovsky m'aurait accepté? Je me suis posé la question après la lecture récente de cet extrait d'Un homme de passage, le dernier roman du père de l'autofiction, désigné tel par Doubrovsky lui-même: Depuis une dizaine d'années, la francophonie est le dernier cri de l'écrit. Une fois j'ai demandé à une réunion du département, et les Québécois? On m'a regardé comme si j'avais proféré une énormité. Les auteurs canadiens ne font pas partie, eux, des cours. La francophonie est réservée aux Caraïbes, à l'Afrique et au Maghreb49. Ce rejet de notre littérature m'a déçu. Ça se serait passé à la très «aristocratique» Université Harvard, à Boston, j'aurais compris, mais à New York! État du français parlé au Québec Fait divers. Un jeune homme de la ville de Québec est arrêté à Dublin. À la sortie d'un pub, il s'est bagarré avec un Français qui a ri de son accent. Je présume que la situation aurait été la même si un Londonien avait ridiculisé un Irlandais ou un Écossais à la sortie du même pub un samedi soir? Peut-être pas, le Britannique l'aurait pensé sans le dire. Terré dans sa classe sociale en silence, il se serait retiré avec le sourire, fier d'être né du bon côté. 49 Serge Doubrovsky, Un homme de passage, Paris, Grasset, 20 Il , p. 34. 143 la langue québécoise populaire ou celle de l'élite53? »En situation de communication surveillée, Meney propose le modèle du « français standard international» en opposition au français québécois standard. Sa thèse repose sur la théorie de la diglossie, une « alternance de code entre le vernaculaire et le standard 54. » Ces deux modèles ne sont pas si éloignés. Ils proposent une qualité du français, un niveau de langue nous permettant d'évoluer en France et dans la francophonie. L'importance est la capacité d'évoluer dans plusieurs niveaux de langue. En effet, mon français ne sera pas le même si je suis dans un colloque international à Paris ou dans un garage à Chéticamp en Nouvelle-Écosse. Je dois être en mesure de me faire comprendre ici dans la langue vernaculaire, là dans la langue de l'élite. Le français et la nouvelle lingua fran ca C'est un des aspects les plus difficiles à vivre à chaque réveil, ma condition, ma conscience de minoritaire francophone en Amérique du Nord. Contrairement au romancier Benoît Duteurtre qui a écrit: « La vérité, terrible à dire, et que j'ose à peine formuler ici, est que l'existence d'une langue universelle me dérangerait beaucoup moins s'il s'agissait du français 55 ! » 53 Lionel Meney, Main basse sur la langue, Montréal, Liber, 2010, p. 15. 54 ibid., p. 493 . 55Benoît Duteurtre, «La pu lsion irrésistible», L 'Atelier du roman. Parlons du français, Paris, Flammarion, no 63, septembre 2010, p. 15. L __ 144 Moi, je le dis ouvertement, sans chichi, j'aurais aimé que ma langue maternelle soit encore la lingua franca. Dans une entrevue, le professeur Gilbert Paquette, ancien ministre péquiste sous René Lévesque, qui a publié abondamment en français d'abord, puis en anglais, évoque un point majeur quand il nous confie que «l'on s'exprime mieux dans notre langue maternelle 56», que « cela donne un plus aux chercheurs de langue anglaise 57» et que les Anglo-Saxons sont tissés serrés, eux aussi. Il ne se gêne pas pour dire que l'Anglo-Saxon, dans le domaine de la recherche, a toujours quelques pas d'avance sur les autres chercheurs à travers le monde. Ajoutons que l'Anglo-Américain réfléchit, cherche, lit, écrit, dort en anglais. Toutefois, si deux étrangers non anglo-saxons se rencontrent et conversent en anglais, l'échange se passe bien souvent sur un mode convivial et égalitaire. Ils parlent tous les deux une langue seconde. Mais cet état d'équilibre change souvent dès qu'un Anglo-Saxon se joint au groupe. Avec le poids de sa culture, il va mieux s'exprimer dans sa langue maternelle que ces deuxforeigners. En guerre Le français et l'anglais, remplacé par l'anglo-américain au zoe siècle, ont été deux langues opposées autant que l'ont été le dominant aristocrate et le dominé paysan durant des siècles; mais aussi encore deux langues en guerre d'influence aujourd'hui. Pensons aux manœuvres de la dernière décennie des États-Unis pour remplacer le français par l'anglais dans plusieurs pays de l'Afrique de l'Ouest et plus précisément au cas du Rwanda où l'anglais est devenu la troisième langue officielle 56 Y van Duperré, entrevue avec Gilbert Paquette, « À vos risques et au mien», Le Sans Papier, mars 20 11 . 57 Ibid. , --------- ------------------------- 145 en 2003 . Puis en 2008, l'anglais se trouve la seule langue d'enseignement public en remplacement du français . Je crois qu'en tant que Québécois, francophone minoritaire de l'Amérique du Nord, les pertes d'influence du français à travers le monde m'affectent. Je constate que l'on doit encore payer pour l'inaptitude des politiques étrangères de la France à travers le monde. D'un autre côté, je comprends les Rwandais de se laisser séduire par la langue anglo-américaine et de passer dans le camp anglo-saxon . Pour les Africains colonisés par les Français, la langue française est la langue du colonisateur. Nous, les francophones hors France, nous comprenons cette impression. Cette impression qui fait dire à Keith Botsford, romancier américain, professeur de journalisme et d'histoire à l'Université de Boston : .. . le français est une langue réservée aux snobs et aux puristes. Il y a effectivement une manière correcte ou incorrecte de dire quelque chose en français, et cette obsession de pureté, qui est un avantage certain pour les écrivains de langue française, est un véritable désastre pour les globishophonesss. » Une connaissance me racontait qu'il était originaire d'un village de la Mauricie où il a vécu sur une ferme en autarcie. Brillant élève au primaire, il avait été recruté par les pères franciscains . Dès le premier semestre de son cours classique, on a ri de son accent campagnard. De retour dans sa famille, aux vacances estivales, il a été rejeté une deuxième fois, cette fois-ci par sa famille, parce qu'il ne parlait plus comme auparavant. Dès que quelqu'un au Québec avait le souci de bien parler, il était qualifié de« snob». Malheur à celui qui était d'origine française et qui vivait dans un milieu populaire. Pensons au cas pathétique de l'enfance et de 58 Ke ith Botsford, « The Francophoney J am »,L'Atelier du roman, Francophonie littéraire. De l'expérience personnelle au dialogue, Paris/Montréal , Flammarion/Boréal , mars 2008, no 53 , p. 46. - - --------· - - -------- 148 nous savons qu'une langue n 'est pas seulement un moyen de communication, mais l'expression d'une culture. Le chroniqueur François Ricard dans « Le français comme "petite" langue, publié dans L'Atelier du roman, se pose la question : « Écrire en français, aujourd'hui, est-ce écrire dans une "grande" langue65? » Il rend explicite le contexte paradoxal de la « petite nation » que nous sommes en Amérique du Nord, « mais dont la langue, le français est une "grande" langue66. » Et il se demande si le français va exister encore au Québec dans cent ans. Pourquoi persistons-nous à vouloir continuer à enseigner le français à nos enfants? J'aime bien sa réponse de bon sens parce que « sans le français il ne resterait plus rien de nous 67 . » Est-ce à cet appel que je veux répondre quand je décide à mon âge d'entreprendre une maîtrise en études littéraires, profil création, précédée d'un certificat en création littéraire? En tout cas, il s'agit d'une façon d'exister individuellement et collectivement et d'être un exemple pour mes enfants. L'essayiste de la génération lyrique et spécialiste de Gabrielle Roy rêve « à l'instar des vieilles sagas islandaises [qui ont été] étudiées en t raduction anglaise 65 François Ricard , « Le français comme "petite" langue», L'Atelier du roman. Parlons du fra nçais, Paris, Flammari on, no 63 , 2010, no. 63, p. 91. 66Jbid., p. 92. 67 i bid. , p. 93 . 149 dans les universités du monde entier [que) la "petite" littérature québécoise [soit] l'avenir de la "grande" littérature française68. » Il termine en nous écrivant qu'il divaguait, bien sûr. À chacun ses moments de rêve et d'espoir, après la colère. Pour terminer Désirer écrire un roman, ou tout autre genre littéraire, en français au Québec, dans le contexte nord-américain et dans celui du passage de la culture livresque à la culture de l'image et du numérique, est une des grandes folies existentielles de ma vie. Je persiste et je signe à la fin de ce mémoire, en toute légitimité, malgré les incertitudes, les inquiétudes que je veux : ÉCRIRE EN FRANÇAIS. Que puis-je ajouter? Quelques lignes plus haut, je cite François Ricard: « sans le français il ne resterait plus rien de nous69 . » Je comprends ce qu'il veut dire, mais en réalité cela affecterait-il plus certaines personnes que d'autres? Sûrement. Il y a ceux et celles qui s'expriment et créent dans cette langue dont les artistes, les auteurs, les créateurs de culture au Québec, au Canada qui en seraient directement touchés. Et se rappeler, en outre, que cette langue a été encore honnie, presque maudite par les extrémistes républicains américains du Tea Party lors des primaires à la course présidentielle de 2012, où le candidat Mitt Romney a dû cacher qu'il savait parler français Ill n'oublions pas qu'il en a été de même avec le candidat démocrate John Kerry, lors de l'élection présidentielle de 2004. 68 /bid., p. 96. 69 Ibid., p. 93. 150 Que resterait-il de moi sans le français? Est-ce que je deviendrais comme ces jeunes moines tibétains qui offrent leur vie pour défendre leur identité, leur culture? Et dont les plus déterminés s'immolent dans leur pays occupé par les Chinois? Je ne suis plus jeune. D'autres, plus purs, plus courageux, le feront peut-être. Je ne le souhaite pas. Notre histoire est plus pacifique, même si on doit casser des œufs pour faire une omelette comme dit l'adage, en ce qui concerne les luttes sociales. Les grèves étudiantes du printemps érable 2012 en sont l'affirmation exemplaire à l'aube de l'expression d'un nouveau pouvoir. Les défis à surmonter appartiennent plus à des montagnes intérieures qu'aux vraies barricades qui sont intenses et éphémères. Il n'y aura donc pas de «aux armes citoyens » dans nos luttes de survie, de résistance. Certes, je serais très affecté IZI je le suis déjà IZI s'il en était de la disparition de notre grande tribu entre le Chiapas et le Nunavut. Comment réagir à la menace? Je fais le choix d'entrer en résistance, au monastère de l'écriture. Je veux devenir un vieux guerrier solitaire. Mes katas quotidiens seront construits de mots, de figures, d'histoires. C'est bien beau tout ce lyrisme, mais encore ... Au-delà du sentiment d'appartenir à cette confrérie, je ne serai probablement jamais un grand écrivain, mais je peux mener la même vie que lui quand je lis, quand je prends des notes, quand j'écris, quand je marche, quand je médite étendu dans mon lit à regarder les avions passer en silence. Dans ce contexte, écrire au Québec en français est au plus haut degré un acte politique que je revendique.
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