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Ruptures langagières et désenchantement dans la poésie, Résumés de Poésie

Gabriel Celaya comme celle du poète novísimo Félix de Azúa qui, ... franquismo », Jordi GRACIA, Domingo RÓDENAS, Historia de la literatura española.

Typologie: Résumés

2021/2022

Téléchargé le 08/06/2022

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Télécharge Ruptures langagières et désenchantement dans la poésie et plus Résumés au format PDF de Poésie sur Docsity uniquement!   140   Ruptures langagières et désenchantement dans la poésie « novísima » FRANCISCO AROCA INIESTA (Université de Picardie-Jules Verne, CEHA-CERCLL) Résumé L’irruption de la génération « novísima » dans la société littéraire espagnole des années soixante-dix provoqua des réactions très critiques face à cette nouvelle poésie. Le trait principal qui distingue cette troisième génération de l’après-guerre est, sans aucun doute, l’extrême importance accordée à la matière langagière. Outre la fonction poétique du langage, la génération « novísima » renonce catégoriquement à assumer une quelconque fonction sociale qui aurait le pouvoir de changer la société espagnole à la fin de la dictature franquiste. À partir de l’axe « Langages et générations », on abordera donc l’utilisation de la matière langagière comme réalité autonome détachée des idéologies, résultat de la généralisation de l’attitude camp ainsi que la conception du poème comme refuge illusoire ce qui entraîna le désenchantement et le nihilisme. Mots-clés : rupture, matière langagière/idéologies, camp, espace poématique, désenchantement, nihilisme. Abstract When the generation « novísima » burst into the Spanish literary society of the seventies it provoked very critical reactions this new poetry. The main feature which distinguishes this third generation of the post-war years is, undoubtedly, the extreme importance granted to the linguistic material. Besides the poetic function of the language, the generation « novísima » gives categorically up assuming any social function which would have the power to change the Spanish society at the end of the Franco dictatorship. From the axis « Languages and generations », we shall thus approach the use of the linguistic material as an autonomous reality untied from the ideologies, and as a consequence of the generalization of the attitude camp as well as the conception of the poem as an imaginary refuge what causes the disillusionment and the nihilism. Keywords : break, linguistic material/ideologies, camp, space poetics, disillusionment, nihilism. Introduction Dans la plupart des études sur la génération des poètes espagnols des années 70, l’accent est toujours mis sur les conflits entre cette génération et les deux premières promotions ou générations de l’après-guerre, c’est-à-dire celles de 36 et de 50. L’on a même évoqué souvent l’effet de « rupture » provoqué par le discours ainsi que par les pratiques langagières des nouveaux poètes, notamment, les neuf qui figurent dans la célèbre anthologie de José María Castellet Nueve novísimos poetas españoles (1970)1 : les trois seniors Manuel Vázquez Montalbán (Barcelona, 1939 – Bankong, 2003), Antonio Martínez Sarrión (Albacete, 1939) et                                                                                                                 1 José María CASTELLET, Nueve novísimos poetas españoles, Barral Editores, Barcelona, 1970. Le livre fut réédité en 2001, 2006 et 2010 avec un appendice documentaire (18 articles critiques) dans Ediciones Península. À partir de 2006, les Éditions Península ajoutent à l’anthologie un « appendice sentimental » qui comporte neuf textes de remerciement des poètes novísimos envers Castellet lors de son quatre-vingtième anniversaire. Le livre eut pour modèle une anthologie italienne I Novissimi. Poesie per gli anni ’60, ed. Rusconi-Paolazzi, Milan, 1961, qui incluait des textes de Elio Pagliarani, Alfredo Giuliani, Edoardo Sanguinetti, Nanni Balestrini et Antonio Porta.   141   José María Álvarez (Cartagena, Murcia, 1942) et les cinq autres poètes qui font partie de la coqueluche : Félix de Azúa (Barcelona, 1944), Pedro Gimferrer (Barcelona, 1945), Vicente Molina Foix (Elche, Alicante, 1946), Guillermo Carnero (Valencia, 1947), Ana María Moix (Barcelona, 1947-2014) et Leopoldo María Panero (Madrid, 1948 - Las Palmas de Gran Canaria, 2014). Dans le domaine de la poésie espagnole, le phénomène de la « rupture » n’était pas nouveau, certes, mais il ne s’était pas produit depuis l’irruption des attitudes avant-gardistes de la génération de 27, l’une des rares références de la littérature nationale dont les poètes des années 70 se proclament les héritiers. Vicente Aleixandre, par exemple, a une forte influence sur le jeune poète Pedro Gimferrer (Barcelona, 1945) quoique d’autres membres de sa génération comme Félix de Azúa (Barcelona, 1944) remarquent une certaine inadaptation des images surréelles de la poésie d’Aleixandre à cette époque où naissait une nouvelle sensibilité (« El surrealismo de Aleixandre parecía algo forzado ya para aquellas fechas »2). Force est de souligner, cependant, l’influence d’autres poètes espagnols de la génération des années 50 tels que Claudio Rodríguez, José Ángel Valente, Carlos Barral ou Francisco Brines qui, de fait, n’écrivaient pas du tout de la poésie engagée ou sociale, ce cauchemar esthétique tellement déploré par José María Castellet, le principal anthologiste de la génération. À cette liste, il faut ajouter d’autres poètes de la génération précédente, également soucieux du style et du langage comme Jaime Gil de Biedma, autrefois intéressé par la poésie sociale collective. Cette rupture si acclamée, de fait, n’a été que partielle car elle a commencé bien avant la génération des années soixante-dix. Jaime Siles (Valencia, 1951), l’un des nouveaux poètes, considère que les auteurs du renouvellement esthétique ne sont pas uniquement les poètes « novísimos », car cette évolution était déjà dans l’horizon d’attente et dans la praxis poétique (termes de la théorie de la réception de Hans Robert Jauss) de nombreux poètes des générations précédentes3. En dépit de cela, les poètes « novísimos » à eux seuls ont fini par représenter la génération des années 70, quitte à éclipser d’autres auteurs aussi remarquables, exclus de l’anthologie de Castellet pour des questions diverses : soit parce qu’ils ne sont pas assez avant-gardistes ou n’ont pas encore adhéré, à cette époque-là, à la nouvelle sensibilité ; soit simplement pour des raisons extra-littéraires comme celle de ne pas appartenir au cercle                                                                                                                 2 Félix de AZÚA, Autobiografía de papel, Literatura Random House, 2013, p. 361 [édition numérique]. 3 Cf. « La denominada “renovación estética de los años setenta” no la realizaron, solos ni sólo, los novísimos, estaba ya en el horizonte de expectativa y en la praxis poética de la generación del 36 (Gil-Albert y Rosales) y en el grupo Cántico de Córdoba, en poetas como Bousoño, Canales, Álvarez Ortega, en el postismo, y en muchos de los miembros de la generación del cincuenta que o no habían hecho nunca poesía social (Rodríguez, Brines) o que habían evolucionado a posturas abiertamente críticas (Valente y Gil de Biedma) », Jaime SILES, « Los novísimos: la tradición como ruptura », Ínsula, n° 505, janvier 1989, p. 9.   144   L’on notera que le poète fut également inclus dans Poesía social española contemporánea, l’anthologie emblématique de la « poésie sociale » de Leopoldo de Luis, cinq ans avant la parution de Nueve novísimos. Dans cette anthologie, Vázquez Montalbán n’est pas le seul à se distinguer par ses critiques envers l’inadaptation de la poésie sociale aux temps nouveaux – d’autres auteurs comme José Ángel Valente dénonçaient aussi son formalisme thématique dans la même anthologie–. Il se distingue aussi par son détachement humoristique et, notamment, par sa capacité d’autodérision. Ainsi, ce poète auparavant très engagé qu’était Vázquez Montalbán réduit la fonction combative de la poésie à celle d’un simple lance-pierre, faisant allusion implicitement au titre emblématique de Gabriel Celaya « La poesía es un arma cargada de futuro » : Tras unos años en que la «poesía social» se autojustificaba porque había una identidad entre la intención de la protesta y la formalización, en la actualidad, la significación de «poesía social» se corresponde a la función de un modesto tirachinas10. Dans l’anthologie de Castellet, on a affaire également à des parodies de la métaphore de Gabriel Celaya comme celle du poète novísimo Félix de Azúa qui, au milieu d’une argumentation apparemment sérieuse, vient affirmer que la seule chose jetable sont les poètes du réalisme social : « Toda una parte de nuestra poesía actual está convencida de que un poema es un objeto arrojadizo y cuanto más arrojadizo más poético ; por el contrario yo creo que lo único arrojadizo son esos poetas »11. Guillermo Carnero, pour sa part, ne ridiculise pas les poètes qui combattent les injustices sociales mais la philosophie ambitieuse de Celaya, laquelle jamais ne pourra remplacer ni justifier à elle seule l’écriture poétique : « no hay […] ninguna filosofía (aunque esté cargada de futuro) que por el hecho de estar presente en un escrito lo justifique desde el punto de vista del Arte »12. Ces critiques contre la poésie sociale se caractérisent donc par des traits d’humour et par la mise en cause des idéologies et des modèles politiques antifranquistes, désormais inadaptés à la nouvelle période où pointait le consumérisme capitaliste. Encore est-ce l’auteur de l’anthologie, José María Castellet, qui a surtout fait montre de sens de l’humour tout en louant les mérites de cette nouvelle sensibilité qui apporte une bouffée d’air frais au monde intellectuel espagnol. Ainsi, la première partie de son prologue s’intitule « Una nueva sensibilidad »13 tandis que le titre de la deuxième partie, « De Yvone                                                                                                                 10 Ibid., p. 537. 11 Nueve novísimos, Op. cit., 2001, p. 135. 12 Ibidem, p 199. 13 Castellet justifie cette nouvelle sensibilité par le développement en Espagne des moyens de communication (les mass media) comme la radio, télévision, la publicité, la presse, les revues illustrées, les   145   de Carlo a Ernesto Guevara », réunit deux mythes de nature très différente et d’extrême importance pour la « sensibilité camp ». Il est bon de préciser que le terme « camp » se trouve déjà dans le texte de remerciements où, parmi les noms d’artistes dont les chansons ont accompagné l’élaboration de l’anthologie, apparaît celui de Mae West « la auténtica nota camp de todo el tinglado », ce sex-symbol des années 20 aux années 40 à la réputation sulfureuse et dotée d’un ego surdimensionné. Cela n’était qu’une mise en scène paratextuelle qui soulignait de façon provocante l’indifférence envers les idéologies, combattue tant par la droite que par la gauche14, les uns et les autres étant incapables de comprendre ces subtilités de la sensibilité « camp » qui allait au-delà du manichéisme : En todo caso, la sensibilidad camp –tan acusada en algunos de nuestros poetas y tan combatida por quienes ven en ella sólo una actitud snob, decadente y reaccionaria– aporta algunos factores positivos, entre los cuales destaca la destrucción de la actitud maniquea de la generación anterior: el solo hecho de volver la espalda al epicentro bueno-malo del enjuiciamiento estético habitual significa una oleada de aire puro en nuestro mundo cultural: « El gusto camp –dice la papisa S. S.– es, sobre todo, un modo de deleitarse, de apreciar, pero no de enjuiciar »15. Comme nous le disions précédemment, les réactions négatives face à ce type de déclaration et aux poétiques qui accompagnent la sélection des poèmes « novísimos » affluèrent de toutes parts. José Ángel Valente, par exemple, déverse son mépris envers ces nouveaux poètes qui exhibent leur désengagement et leur manque d’espoir dans un poème faisant partie du recueil El inocente, publié en 1970. Dans « Reaparición de lo heroico », la voix du poète de la génération des années 50 évoque la Guerre de Troie et le retour d’Odyssée au palais mais, en réalité, elle s’adresse aux novísimos qui réduisent autant la Guerre Civile que les exploits des républicains et des antifranquistes à de pures affabulations (« des bobards ») de l’idéologie. Dans ce passage du poème, le sujet valentinien critique aigrement la désespérance et, notamment, l’indifférence généralisée face aux idéologies : La flor de los pretendientes y las buenas familias en los salones espaciosos. Y ya la guerra de Troya terminada de tiempo atrás. Los hombres que allí fueron, los sonoros navíos, el caballo mortífero, vagas patrañas de la ideología.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           chansons, les bandes dessinées, les photo-romans, etc. Ce sont des facteurs extra-littéraires qui dorénavant feront partie de la formation des nouveaux intellectuels. 14 Cf. les propos de Félix de Azúa pleins d’un humour sarcastique : « Atacados por los cejijuntos estalinistas, casi todos funcionarios del estado, y por las gráciles péñolas del lirismo residual falangista, nuestro producto se impuso sin apenas resistencia », « El mejor jefe de márketing que he tenido », fait partie de l’« Apéndice sentimental. Hablan los novísimos. Diciembre de 2006 : el “Mestre” cumple 80 años », dans Nueve novísimos, Op. cit., édition de 2010, p. 301. 15 Nueve novísimos, édition de 2001, p. 31.   146   Cómo puede esperar Penélope. Quien tenga una esperanza ocúltela, pues el tiempo es de tibia descreencia bien temperada a la ocasión16. L’on remarquera un détournement du langage biblique, assez habituel chez Valente, lorsqu’il parle d’absence de foi (« descreencia ») et des êtres « tièdes » : ces âmes instables qui manqueraient de ferveur idéologique. Outre certains auteurs de la génération précédente, d’autres poètes appartenant à la même génération d’âge que les novísimos et partageant aussi la volonté de renouveler la matière langagière tels que les membres intégrant le groupe Claraboya se montrent également contraires à ces attitudes décadentistes et, notamment, à cette nouvelle expression d’esthétisme élitiste de ces nouveaux poètes, encore que Guillermo Carnero, Pedro Gimferrer ou Manuel Vázquez Montalbán aient déjà publié quelques poèmes dans leur revue. Il se trouve que les quatre poètes du groupe Claraboya : Agustín Delgado, Luis Mateo Díez, Ángel Fierro et J. Antonio Llamas se réclament d’une poésie dialectique inspirée des théories marxistes et, conséquemment, n’admettent pas le retrait des novísimos dans un univers poétique arbitraire et sans fondement, tout à fait éloigné des contradictions dialectiques propres à l’engagement politique. D’après les membres de l’Équipe Claraboya, les novísimos ne sont guère révolutionnaires mais de parfaits néo-capitalistes ou en voie d’être intégrés à la société qu’ils sont censés critiquer : Quizás en la intención remota de estos poetas neocapitalistas esté el principio de que el mismo acto de representar es ya revolucionario, y que su obra lo que intenta es ofrecer, mediante un retiro en el universo puro de lo gratuito, liberado de cualquier referencia a la totalidad del sujeto, las contradicciones de una ideología y de una clase. Antes hemos contestado a esta proposición: su poesía está integrada, no hay expresión de la realidad, sino adecuación con esa realidad. Intentar separar conducta personal del poeta y poema es una nueva negación de la unidad sujeto-objeto. Una poesía neocapitalista está escrita por poetas neocapitalistas o aspirantes17. À l’opposé du spectre idéologique, les phalangistes libéraux comme l’écrivain et journaliste Gáspar López de la Serna accusent à leur tour les novísimos d’anti-intellectualisme et d’être au service du colonialisme américain pour avoir déserté tant la poésie espagnole que la culture de l’esprit afin de les remplacer par les moyens de communication, cet outil de domination des foules :                                                                                                                 16 José Ángel VALENTE, Punto cero. Poesía 1953-1979, Barcelona, Seix Barral Biblioteca Breve, 1980, «Reaparición de lo heroico», p. 352. 17 Equipo Claraboya, Teoría y poemas, p. 18.   149   filtradizo por los balcones mellados y luego Glenn Miller, recientemente fallecido en la guerra mundial, llenaba de olor a mil novecientos cuarenta y cinco con brisas de fox trot o el lánguido; […] después la cena, harina de maíz y tocino espumoso de rosa gelatina, ellos, algo humillados, ofendibles sobre todo hablaban de un singular compañero de trabajo míticos seres sin una pierna o llenos de vieja metralla soportable25 Ce poème qui revient sur la thématique sociale introduit, en même temps, des notes « camp » en mettant en exergue le nom de la chanteuse populaire des années quarante dans le titre du poème ainsi qu’en détournant le sens des paroles de l’une de ses chansons les plus célèbres, « Tatuaje »26. De plus, il faut souligner le lien intertextuel qui s’établit avec une composition de Jaime Gil de Biedma : « Años triunfales », qui n’est qu’une parodie de « Marcha triunfal » de Rubén Darío. C’est précisément le vers de Biedma paraphrasé et modifié : « Barcelona y Madrid eran algo humillados » qui sert à contraster la sensualité des paroles de « Tatuaje » avec la réalité sordide des hommes et des femmes prolétaires espagnols de l´après-guerre : Algo ofendidas, humilladas sobre todo, dejaban en el marco de sus ventanas las nuevas canciones de Conchita Piquer: él llegó en un barco de nombre extranjero, le encontré en el puerto al anochecer y al anochecer volvían ellos, algo ofendidos, humillados sobre todo, nada propensos a caricias por otra parte ni insinuadas27 Le langage poétique comme refuge de la réalité Comme on a vu, Vázquez Montalbán (entre autres poètes comme Martínez Sarrión) cherchent un refuge dans la mémoire sentimentale des premiers temps de l’après-guerre. Pour eux, la mémoire permet de reconstruire ou, pour le moins, de donner un sens à une réalité présente en ruines du point de vue idéologique et éthique. De fait, tous les novísimos essayent différentes façons de trouver refuge dans la matière langagière qui devient un fait autonome pour eux ; et ce, tout en étant conscients de la précarité de cet espace protecteur aussi illusoire                                                                                                                 25 Nueve novísimos, 2001, p. 59 et 61. 26 L’auteur cite également quelques paroles de « Romance de la otra » et de « No te mires en el río ». 27 Nueve novísimos, 2001, p. 59.   150   que les idéologies autrefois solides et monolithiques. Il n’est pas étonnant, par conséquent, que ces poètes des années 70 se réclament de l’autonomie du signifiant tandis qu’ils exaltent la liberté issue de l’imagination, de l’onirisme et de l’évasion. Compte tenu du manque d’espace, nous centrerons notre analyse uniquement sur des textes de Pedro Gimferrer, de Guillermo Carnero et de Leopoldo María Panero en vue de montrer les convergences et les divergences entre eux en ce qui concerne l’utilisation du langage poétique comme réalité autonome qui ouvrirait la voie à l’imagination et à l’évasion. Arde el mar et Dibujo de la muerte sont les recueils les plus cités par les critiques comme emblématiques de l’exaltation de l’imagination novísima ; l’anthologie de Castellet retient quelques poèmes parmi lesquels se trouvent « Recuento » de Gimferrer et « Primer día en Wragby Hall » de Carnero que nous commenterons en détail. Avant de passer à l’analyse, nous parlerons brièvement des caractéristiques générales de ces recueils qui ont soulevé un tollé chez les détracteurs tant de l’esthétisme que de la désertion de la réalité quotidienne ou historique. Selon José Luis Rey : « Dibujo de la muerte era, como Arde el mar, una crítica de la propia poesía, una crítica fatalista en Carnero, melancólica en Gimferrer, sobre la imposibilidad de sobrevivir en el poema » 28 . L’impossibilité de survie dans l’espace poématique, cependant, ne provoque guère la même réaction du locuteur poétique des textes de Gimferrer ou de Carnero, encore que de nombreux critiques n’aient pas vu que décadentisme et vacuité dans leurs textes. Cependant, à y regarder de plus près, il existe des différences de degré entre les poèmes des deux auteurs, comme l’affirme José Luis Rey29 : tandis que le premier adopte une attitude mélancolique, le second s’approche du nihilisme dans son ton élégiaque et parfois tragique. En tout cas, il est indéniable que les deux poètes excellent dans l’art de l’artifice rhétorique, surtout le jeune Gimferrer qui n’aurait connu la vie qu’à travers l’art30. Dans sa mise en scène, par exemple, le moi gimferrien imagine déjà le sort qu’auront ces vers écrits lorsqu’il a vingt ans : « ya desde la vejez versos de veinte años / con palabras de entonces que se han vuelto románticas / como automóviles de principios de siglo / charolados y encendidos mis versos ». C’est cette exhibition trop recherchée de                                                                                                                 28José Luis REY, Caligrafía del fuego. La poesía de Pere Gimferrer (1962-2001), Valencia, Pre-Textos, 2005, p. 64. 29 À la suite des phrases citées, José Luis Rey continue avec ces propos : « Es entonces, el tono la gran diferencia entre Arde el mar y Dibujo de la muerte, Carnero es siempre mucho más desolado; su elegía se aproxima al nihilismo, pero en Gimferrer hay más ilusión, más claridad, en la pérdida de la plenitud », idem, p. 64. 30 Dans sa poétique, Pedro Gimferrer avoue avoir vécu enfermé dans la sphère de l’art pendant toute son adolescence : « Mi timidez y mi desfase del mundo exterior contribuyeron a encerrarme de tal modo en la esfera del arte que puedo decir que hasta mis veinte años no vivía para otra cosa, y todavía es éste mi último refugio cuando los asuntos van mal y vuelvo a convertirme en el adolescente acosado e inseguro de entonces », Nueve novísimos, 2001, p. 151.   151   l’intimité, précisément, qui a le plus dérangé les poètes comme Ángel González31 ; on est, certes, face à un exhibitionnisme narcissique et maniéré mais pas nécessairement superficiel, vu la profondeur et les surprenantes trouvailles poétiques de ces vers qui opposent l’obscurité à la lumière dans « Recuento » : « vivo de imágenes son mi propia sangre / la sangre es mi idioma ciego en la luz del planeta / buceando en la tiniebla con rifle submarino » où le poète apparaît comme un pêcheur en des eaux sous-marines. Cette métaphore marine est transformée plus loin à travers la reprise des mots qui changent de place configurant de nouvelles images surréelles, lesquelles incluent des allusions à l’Amérique du Nord comme espace inconnu et dangereux par une étrange association sémantique : este azul tan intenso que por las noches fosforece versos fosforescentes en la noche emitiendo señales de radio bajo las aguas como un submarino perdido el Scorpion de la VI Flota ante los cabos de Virginia Norteamérica un nido de escorpiones32 Il est important de souligner que la voix poématique est faite de beaucoup de fragments qui recouvrent des facettes multiples « como en el teatro Kabuki o en una obra griega / maquillajes y máscaras siempre máscaras / Personae dijo Pound ». Ce sont des masques contradictoires et toujours provocateurs, tels que l’image du tricheur en smoking au milieu de la lumière d’un manège qui renvoie à l’idée de la poésie comme artifice grossier, si l’on tient compte des images de machines à sous dans la cité du jeu ou à Phoenix City. Toutefois, la fonction de ce jeu ironique n’est autre que celle de briser les moments de gravité et de profonde réflexion métapoétique où, d’une part, il montre sa déception face aux limitations de l’écriture poétique incapable d’exprimer son expérience et, d’autre part, il reconnaît la vie autonome des vers pour créer de nouvelles réalités qui lui échappent : cuánto quise decir que mis versos no dicen cuánto mis versos dicen que yo no sabría decir como una máquina tragaperras en Las Vegas o Phoenix City y el fullero de smoking sale a una luz de carrusel33                                                                                                                 31 Le poète des années 50 a toujours été un défenseur de la poésie réaliste et engagée. «Mucho les importa la poesía./Hablan constantemente de la poesía,/y se prueban metáforas como putas sostenes/ante el oval espejo de las oes pulidas/que la admiración abre en las bocas afines.//Aman la intimidad, sus interioridades/les producen orgasmos repentinos:/entreabren las sedas de su escote,/desatan cintas, desanudan lazos,/y misteriosamente,/con señas enigmáticas que el azar mitifica,/llaman a sus adeptos:/-Mira, mira...», «Oda a los nuevos bardos», Ángel GONZÁLEZ, Palabra sobre palabra. Obra completa (1956-2001), Barcelona, Seix Barral Los Tres Mundos, Poesía, p. 334. 32 « Recuento », Nueve novísimos, 2001, p. 171. 33 Ibid., p. 170.   154   Un tímido vaho de sol, a través de los blancos visillos ojeteados en verde, remedando alguna cacería o Arcadia, entretejida de pájaros y frutos, despierta en los tapices y en las puertas forradas de terciopelo un vago hormigueo de sueños, un clarear de soles entre el helado viento de los pinos nevados, una alucinación de iluminado polvo que los oboes pintados en los vasos de porcelana, simétricos en las cuatro esquinas umbrías, resonando cuando los pies oprimen el león o el cubo de las ruedas de la diosa, difunden en el espacio umbrío de las campanas ondulantes sobre los tallos del agua38. L’on remarquera la construction d’un monde complètement artificiel où l’espace est emprunté à la fiction romanesque, les présences humaines (des dandys) ne sont que des personnages issus du même roman : « Los caballeros charlan en el salón –corbatas / de Bond Street– de orquídeas y de falos39 » et la nature est évoquée par l’entremise des reproductions décoratives. L’Arcadie mythologique, par exemple, est un espace abrité et idyllique comme l’est l’intérieur du manoir où le sujet lyrique trouve refuge. C’est seulement vers la fin du texte que le sujet lyrique se manifeste en s’interrogeant de façon ironique sur la possibilité de retrouver la vie : « ¿Cómo encontrar la vida? » dans cet espace privilegié où le temps semble s’arrêter (« En la eterna penumbra de la casa, en que apenas / giran las estaciones », v. 20-21), où les horloges « gouttent » comme dans les tableaux daliniens (« los relojes gotean / sobre el mármol », v. 23-24), où même le sang du suicide ne coulerait pas une fois les veines ouvertes. Même l’intensité de la poésie est niée aux vers 37-38, lorsque le sujet lyrique affirme que les vers d’Anacréon qui chantent les plaisirs de la vie sembleraient presque impudiques dans ces lieux où règne le silence et où l’on doit exclure tout signe de la mort, tels les bouquets de fleurs fanées : ¿Cómo encontrar la vida? Ni la sangre querría abandonar las venas seccionadas. Crepúsculo de verano adormece los cuerpos. En la sala los naipes, las levitas, los bastones de ámbar. Casi parecerían impúdicos los versos del viejo Anacreonte: «Dadme, dadme la lira de Homero». Nada debe perturbar el decurso de las horas. Tan sólo, en silencio, que alguien renueve los marchitos ramos, y así la muerte                                                                                                                 38 « Primer día de verano en Wragby Hall », ibid., p. 203. 39 Selon Ignacio Javier López, Bond Street est : « la calle más elegante de Londres [...] donde se compra y exhibe la ropa de moda ». De plus, il ajoute que : «La acción referida en estos versos –“Los caballeros charlan en el salón [...] de orquídeas o de falos”– procede del capítulo IV de El amante de Chatterley », Ignacio Javier López (ed.), Guillermo Carnero. Dibujo de la muerte. Obra poética, Madrid, Cátedra, 1998, note 60, p. 121-122.   155   sólo será una gota más en los alabastros, sólo una nueva brizna sobre las alamedas, así no será trueno sobre los oleajes, así los emparrados recibirán inertes un año y otro año el estéril augurio de la vida40. Dans cet espace protégé bel et bien éloigné de l’espace urbain, le sujet lyrique évite les aspects les plus âpres et cruels de la réalité. Ici il n’est pas question de se référer à la géographie espagnole, pas plus qu’à la fin du franquisme et à la perte de vitesse des idéologies révolutionnaires. L’espace choisi, en fin de compte, n’est autre que celui du poème, ce manoir de l’imagination et de l’intelligence dans lequel la déception et le sentiment tragique peuvent être ordonnés et abrités grâce aux parallélismes syntaxiques qui se forment et entrelacent ces vers alejandrinos majoritaires dans la composition. Vers des attitudes nihilistes Il est vrai que l’analyse de ce dernier texte de Guillermo Carnero, « Primer día de verano en Wragby Hall »41 peut faire hésiter le lecteur sur l’attitude « camp » dans les textes novísimos des premiers temps mais, il ne faut pas oublier que la théâtralité et le manque de compromis politique qui caractérisent le poème sont également des traits du « camp ». Stricto sensu, la plupart des poèmes de Nueve novísimos ne présentent que certains traits du « camp42 » et pas de façon systématique car cette frivolité est parfois obscurcie43, comme on l’a constaté, par des réflexions négatives qui laissent entrevoir une profonde déception idéologique ou bien métaphysique, laquelle peut friser le nihilisme. Au début des années 80, Ignacio Prat avait déjà signalé ces traits nihilistes pour les interpréter comme une simple pause jusqu’à l’apparition de nouvelles croyances : « Algunos comentaristas detectaron una suerte de nihilismo en la constitución de aquella generación: toda una pausa entre creencias se define así vulgarmente » 44 . Cette négation de toute croyance est très évidente, voire                                                                                                                 40 « Primer día de verano en Wragby Hall », Nueve novísimos, 2001, p. 204. 41 « Primer día de verano en Wragby Hall » fait partie du recueil, déjà cité, Dibujo de la muerte où l’auteur n’aurait pas inclus d’autres compositions plus ironiques et ouvertement critiques également sélectionnées pour l’anthologie Nueve novísimos, peut-être par leur caractère circonstanciel, voire ouvertement « camp ». 42 Certains critiques avaient très tôt souligné cette absence d’innocence chez les novísimos : « Por otra parte, de más está por decir que esa falta de inocencia y espontaneidad es inherente a todo hombre culto (y estos jóvenes no pierden oportunidad de demostrar que lo son en superlativo grado). Lo que resulta curioso es que algunos de ellos se jacten de practicar el camp puro sin darse cuenta de que tal cosa es imposible », José Olivio JIMÉNEZ, «Nueva poesía española (1960-1970)», Ínsula, n° 288, nov. 1970, note 4, p. 13. 43 Cf., « Así no es de extrañar que sobre la negatividad salvadora y totalizante de las vanguardias “clásicas” se imponga ahora una actitud frívola o lúdica, cuando no una ambigua circunspección que contribuye a oscurecer la intencionalidad última del camp », Ángel Luis PRIETO DE PAULA, Musa del 68. Claves para una generación poética, Madrid, Hiperión, 1996, p. 310. 44 « La página negra (Notas para el final de una década) », Ignacio PRAT, Poesía, n° 15, 1982, p. 121.   156   catégorique, dans les poèmes de Leopoldo María Panero où se produit une rupture brutale avec les autres générations45. La rupture panérienne devient ainsi destruction systématique de la structure langagière, de toute idéologie et culture existantes ainsi qu’une négation de la réalité et de la raison. « 20 000 leguas de viaje submarino », qui fait partie de Así se fundó Carnaby Street46 (1970), illustre parfaitement ce type de transgression où le sujet lyrique va au-delà de la réalité. Dès les premiers vers, l’on déduit que le moi se trouve sous l’effet de narcotiques, grâce aussi à la piste donnée par le titre où apparaît le mot « voyage » : Como un hilo o aguja que casi no se siente como un débil cristal herido por el fuego como un lago en que ahora es dulce sumergirse oh esta paz que de pronto cruza mis dientes este abrazo de las profundidades47 Malgré le titre trompeur du poème, les « 20 000 leguas de viaje submarino » n’ont rien à voir avec les aventures sous-marines du personnage de Jules Verne mais suggèrent les effets de la prise des drogues. Dans cette évasion chimique, le sujet lyrique semble atteindre un état de paix profonde, voire abyssale, où il ne cesse ses tentatives de passer de l’autre côté du miroir48 : « dejadme entonces besar este astro apagado traspasar el / espejo y llegar así donde ni siquiera el suspiro es / posible », v. 23-25. À la différence du personnage de Lewis Carroll, le moi panérien ne se voit pas confronté à une réalité inversée car il est en quête d’un monde glacial où pouvoir mourir entouré de silence et de néant. Dans cet univers de la mort évoqué de manière chaotique, l’on décèle toutefois des images hilarantes qui ne viendraient pas du tout à l’esprit d’un suicidaire. Ce n’est pas tellement d’appliquer un baiser sur le corps glacé de l’iceberg qui pourrait être une possible allusion indirecte au roman de Jules Verne et, à la fois, l’évocation métaphorique d’un cadavre ; ce n’est pas non plus le geste d’embrasser la fumée qui s’évanouit tel un geste de désespoir ou simplement un geste inutile et absurde. C’est plutôt l’image carnavalesque du monde des ouistitis disséqués (« mundo de titíes disecados », v. 16) qui introduit volontiers une note frivole en détruisant volontairement la cohérence du texte, notamment lorsqu’elle est juxtaposée à un vers à résonances                                                                                                                 45 Pour Félix de Azúa, un autre membre de la coqueluche de l’anthologie de Castellet : « Panero ha sido el más acabado ejemplo de cómo algunas de las teorías más avanzadas de la época podían convertirse en trampas mortales para quienes ya venían inclinados a la autodestrucción desde la cuna. Bataille, Blanchot, Foucault habían puesto en claro el valor de las voces externas a la sociedad: los locos, los enfermos, los parricidas, los marginados, los salvajes y los excéntricos », Félix de AZÚA, Autobiografía de papel, op. cit., p. 216. 46 Comme on le sait, Carnaby Street est une rue commerçante à Londres symbole du mouvement pop des années 60. 47 « 20 000 leguas de viaje submarino », Nueve novísimos, 2001, p. 247. 48 Voir les réflexions de Túa Blesa sur ce sujet dans Leopoldo María Panero, el último poeta, Valdemar, 1995, p. 48 et 52.
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