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Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques, Essai de Littérature

Typologie: Essai

2018/2019

Téléchargé le 14/10/2019

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Télécharge Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques et plus Essai au format PDF de Littérature sur Docsity uniquement! Sexualité et questions de genre dans les Médée renaissantes et classiques Médée est connue pour ses talents de magicienne qu’elle met en œuvre pour aider Jason à conquérir la toison d’or ou rajeunir Pélias, mais surtout pour la longue liste de ses crimes : meurtrière de son frère, l’héritier du royaume de Colchide ; auteur indirect de la mort de Pélias, le roi de Thessalie ; et double régicide à Corinthe qu’elle prive de son roi et de sa princesse. Elle anéantit le pouvoir et met en cause le lignage par la nature même de ses crimes. Le crime le plus célèbre de Médée est l’infanticide, dont la tradition rapporte qu’il a été inventé par Euripide1. Sa Médée, jouée en 431, suscite des débats. Le premier porte sur le fait de savoir si l’auteur est favorable aux femmes ou misogyne. Médée n’est pas la seule tragédie invoquée pour étayer ce débat, qui perdure jusqu’à la Renaissance, mais elle est fréquemment sollicitée. Le second concerne les mobiles du crime et le rôle respectif du thymos et des bouleumata2. Jackie Pigeaud a rapporté et analysé les enjeux de cette controverse médicale et philosophique pour l’Antiquité3. Le débat se poursuit dans les traités de médecine du XVIe et du XVIIe siècle, qui font de Médée un cas médical singulier, dont ils tentent de résorber la violence en invoquant des arguments physiologiques ou / et psychologiques. Ces deux débats attestent que l’histoire de Médée et, en particulier, la figure de cette mère infanticide par vengeance soulèvent des questions quant à l’identité du genre féminin, concernant à la fois sa définition et les modalités de sa représentation. La question de la sexualité féminine intervient dans la tragédie d’Euripide à travers le conflit qui oppose Médée à Jason. Elle est également présente dans la réécriture de Sénèque, mais elle s’y modalise de manière différente. Le meurtre du premier enfant procure à Médée une intense « voluptas » malgré elle4 ; pour l’assassinat du second, elle recherche la lenteur garante de son plaisir5. Crime et sexualité paraissent ainsi liés. Les traducteurs et philologues renaissants font preuve à l’égard de ces vers d’une étonnante incompréhension. Par exemple Juste Lipse, pourtant excellent latiniste, comprend que Jason demande un délai (dare moram)6, tandis que Scaliger attribue les vers de Jason à Médée, qui devient ainsi sa propre suppliante7. De même, bien souvent, la volupté perd sa connotation sexuelle : elle ne résulte pas du geste criminel mais, plus banalement, de la vengeance8. Les interprétations des 1 Il s’agit ainsi, au sens strict, d’un mythe littéraire ; l’infanticide a permis l’émancipation des aventures de Médée de celles de la geste argonautique. Qu’il s’agisse de l’invention d’un dramaturge invite, en outre, à postuler que l’infanticide est un crime efficace théâtralement. 2 Euripide, Médée, v. 1079. 3 J. Pigeaud, La Maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico- philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1989 [1981], p. 375-407. 4 Sénèque, Médée, v. 991. 5 Ibid., v. 1016-1017. 6 Juste Lipse, « In Medeam », dans Animadversiones in tragoedias quae L. Annaeo Senecae tribuuntur, dans L. Annaei Senecae Cordubensis Tragoediae. Lectiones variae e MS libris Bibliothecae Palatinae aliisque descritpae. Justi Lipsi Animadversiones, Heidelberg, J. Commelinus, 1589 [Leyde, 1588], p. 10-18, p. 17-18. 7 Joseph-Juste Scaliger, « In Medeam », dans Animadversiones, dans L. Annaei Senecae et aliorum Tragoediae serio emendatae. Cum Josephi Scaligeri, nunc primum ex autographo auctoris editis, & Danielis Heinsii Animadversionibus et Notis, Leyde, A. Cloucq et J. Maire, 1611, p. 462-467, p. 467. 8 Voir par exemple Gellio Bernardino Marmitta, Medea, dans L. Annaei Senecae clarissimi stoici philosophi : nec non poetae accutissimi. Opus tragoediarum aptissimisque figuris exultum. [...], Venise, B. de Vainis de Lexona, 1522 [1493], f. 85-96v, f. 96 r. traducteurs et des philologues laissent penser que l’infanticide de la Médée latine est si choquant, en procurant une jouissance à la mère criminelle, qu’il en est incompréhensible. En ce sens il s’agit d’un acte scandaleux. Cette brève approche des deux tragédies antiques et de leurs traductions suscite deux remarques. D’une part, l’infanticide choque parce que son auteur est une femme. D’autre part, si le crime de Médée est singulier, c’est surtout en raison des circonstances de son accomplissement. Le sexe, au double sens de sexualité et de genre, est donc une cause essentielle, sinon la cause, de la violence paroxystique du crime de Médée. Le nom de Médée est évoqué dans un très grand nombre d’ouvrages, relevant de domaines fort divers : ce ne sont pas seulement les théoriciens du théâtre qui, à la suite d’Horace, convoquent l’infanticide comme parangon du crime irreprésentable ou les mythographes, mais aussi les médecins, les juristes et les théoriciens du pouvoir ou bien encore les auteurs de la querelle des sexes. Ce dernier domaine, où Médée est très fréquemment citée, paraît particulièrement intéressant pour comprendre comment la fiction et l’idéologie sur le genre féminin se nourrissent et s’étayent mutuellement ; autrement dit, il nous semble que le personnage de Médée contribue à la pensée du genre féminin, voire concourt à cristalliser des conceptions antagonistes, en même temps que les réécritures dramatiques traduisent les conceptions dominantes et révèlent parfois les ambiguïtés des textes théoriques sur les femmes. Pour la clarté du propos, ces deux mouvements seront abordés successivement. Médée au service d’une pensée du genre dans les traités de la querelle des sexes Du XIVe au XVIIe siècle, Médée est l’objet de deux types de discours : les uns prennent parti en faveur du personnage, tandis que les seconds le condamnent. Ces deux positions concordent le plus souvent avec le projet de l’ouvrage : philogyne ou misogyne. Les ouvrages « féministes » excusent, parfois, une Médée délibérément infanticide ; les ouvrages misogynes, à l’inverse, condamnent Médée de manière uniforme. Le « cas » Médée motive autant qu’il cristallise deux conceptions antagonistes du genre féminin. Dans les ouvrages favorables aux femmes, le cas Médée peut être traité de trois manières différentes. La première consiste à présenter une Médée vertueuse ; elle est alors aisément défendable dans la mesure où elle est innocentée du pire de ses forfaits, qui n’est pas évoqué, et demeure victime d’un mari déloyal. L’un des premiers ouvrages « féministes » procède ainsi. Christine de Pisan, dans le Livre de la cité des dames, publié en 1405, défend avec ardeur les femmes, injustement accusées d’être mauvaises ou inférieures aux hommes, alors qu’elles n’en sont le plus souvent que les victimes ou les adjuvantes9. Pour étayer sa démonstration, Pisan puise certains de ses exemples dans la mythologie, c’est ainsi que Médée est évoquée à deux reprises10. Elle dresse un portrait de la Colchidienne en « amoureuse », qui s’achève sur le désespoir consécutif à l’abandon de l’époux11. Les enfants ne sont pas évoqués dans le rapide récit des aventures de Médée et de Jason et les épisodes de Iolcos et de Corinthe sont omis, comme si à la conquête 9 Christine de Pisan, Le Livre de la Cité des Dames [1405], éd. É. Hicks et T. Moreau, Paris, Stock, 1986. Pour une étude de Médée dans les différents ouvrages de Pisan, voir Patrizia Caraffi, « Il Mito di Medea nell’opera de Pizan », dans Magia, Gelosia, Vendetta. Il Mito de Medea nelle lettere francesi, éd. L. Nissim et A. Preda, Milan, Cisalpino, 2006, p. 57-70. 10 La première référence associe la magicienne et Circé. L’épisode de la toison d’or montre que la femme peut détenir un prodigieux savoir, qu’elle met au service d’hommes moins compétents qu’elle. Ibid., livre I, ch. XXXII « Où il est question de Médée et d’une autre reine appelée Circé », p. 98-99. 2 que la violence de Médée est singulière et paroxystique. Les arguments invoqués23 montrent que le scandale du crime tient au fait que Médée contrevient à la représentation de son sexe en tuant ses enfants pour se venger de son époux. Elle est indéfendable parce que les mobiles et les circonstances dans lesquelles elle accomplit l’infanticide ne concordent pas avec l’idée que l’on se fait des femmes. Le sexe fait le scandale et, corollairement, c’est par une atténuation de l’écart entre Médée et la représentation commune des femmes que le scandale peut être atténué. C’est pourquoi, du XIVe au XVIIe siècle, plusieurs traités représentent une Médée malheureuse : épouse victime d’un mari inique, dans des ouvrages en faveur des femmes, ou femme vaincue par ses passions, dans des ouvrages sur la nature humaine. Lorsqu’une telle atténuation n’est pas mise en œuvre, soit Médée est omise, soit elle est condamnée, même si d’autres infanticides peuvent être légitimées. Les ouvrages misogynes, au contraire, condamnent de manière univoque Médée et tirent parti de cet exemple célèbre pour jeter l’anathème sur les femmes dans leur ensemble. D’un point de vue logique, ils procèdent donc à l’inverse des ouvrages favorables aux femmes. Dans l’anonyme Recueil des exemples des malices des femmes, publié en 1596, Médée est citée comme un paroxysme de cruauté24. Le fratricide et l’infanticide ont pour mobile le sexe, mettant ainsi en lumière le danger d’une sexualité si peu maîtrisée qu’elle provoque deux parricides. À Médée succède immédiatement Procné : Que fit Progné, quand elle sceut que Philomene sa sœur avoit esté par Teree son mary indignement violee ? ne luy presenta-elle pas sur la table les membres de son petit fils Itis, pour les manger & devorer, à cause des folles amours ?25 Que Philomène ait été « indignement violée » n’atténue en rien la culpabilité de Procné, dont la situation s’apparente à celle d’Althée que La Mesnardière justifiait. Si Médée et Procné sont proches pour l’auteur anonyme, ce n’est pas seulement en raison de la nature de leur crime, mais aussi du mobile : la relation sexuelle – sollicitée ou perdue pour la Colchidienne, réprouvée par Procné – pousse les femmes aux crimes les plus violents. En conférant à la seule sexualité une responsabilité si grande et si coupable, l’auteur condamne les deux personnages et par extension toute femme qui ne se soumettrait pas à son mari, quelque action qu’il ait pu commettre. 23 Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poëtique [1640], Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 203-204 et p. 193-194 : « Et sans mentir cette Reine [Althée] ne doit pas estre peu touchée, de n’avoir été seconde qu’afin de donner la vie au meurtrier de deux Freres qu’elle aimoit si passionément. Quelle insensibilité lui veut-on persuader dans une si grande douleur ? Sera-t’elle si bonne mere qu’elle en soit mauvaise sœur ? […] La nature l’a faite sœur, le seul accident l’a fait [sic] mere. » Le lignage fraternel l’emporte sur le lien maternel. 24 Anonyme, Recueil des exemples de la malice des femmes, et des malheurs venus à leur occasion. Ensemble les exécrables cruautez exercees par icelles, s. l., s. n. n. d. [1601] [1596], p. 12-13 : « Fut-il oncques veu plus barbare cruauté que celle de l’amoureuse Medee, laquelle afin que plus seurement elle peust suyvre Iason, duquel elle estoit extremément amoureuse, espandit par le chemin les membres d’Absirte son frere, qu’elle avoit taillé en pieces, à ce que par la douleur que prendroit son pere de la mort de son petit fils cela le fist retarder en sa prompte fuite ? Elle mesme esmeuë de rage, pource qu’elle veit preferer les ieunes amours de Creusa aux vieilles siennes, jetta aux pieds de Jason les pieces de deux enfans qu’elle avoit engendrez de luy : N’est-ce pas une cruauté extreme ? » 25 Ibid., p. 13. L’auteur du traité s’inscrit – délibérément ou fortuitement ? – dans les traces d’Horace qui citait conjointement les deux infanticides dans son Art poétique (v. 185 et v. 187). 5 Dans l’Alphabet de l’imperfection et malice des femmes26, Jacques Olivier condamne également l’infanticide et tire de ce crime la conclusion que les femmes sont cruelles. Toutefois, pour conforter son argumentaire, il dépeint une Médée uniformément mauvaise et modifie ainsi le mythe, puisque la magicienne est accusée d’avoir empêché Jason de conquérir la toison d’or27. Coupable d’avoir provoqué « la ruine du royaume » paternel en tuant son frère, Médée agit également sous l’impulsion d’une sexualité débridée : si elle tue le frère de Jason pour lui déplaire, c’est qu’elle est coupable d’impudicité28. Pour ces deux auteurs misogynes, Médée laisse sa sexualité la gouverner, au mépris de tout lien familial ou conjugal, et met sa puissance au service de projets funestes pour les hommes (père, frère, mari ou fils). Au nom de la représentativité de Médée, ils peuvent ensuite aisément condamner le genre féminin dans son ensemble. À ces deux types d’ouvrages aux visées antagonistes, s’ajoute une troisième catégorie composée d’ouvrages descriptifs ou au dessein ambigu. Ce dernier ensemble étant vaste et les enjeux des textes bien souvent flous, seuls deux d’entre eux seront ici évoqués. Le recueil de femmes célèbres de Dufour est intéressant parce que la fable de Médée s’y trouve modifiée dans deux directions apparemment divergentes29. D’une part, Médée meurt d’une cruelle façon, à la hauteur de ses forfaits. D’autre part, dans cette version, le personnage commet des crimes nouveaux, puisqu’il a tué père, mère et mari. Comme par un effet de contamination, elle a décimé tous ses parents, sans distinction de sexe ou de parenté. En outre, elle agit avec un raffinement de cruauté puisqu’elle use du sang de son fils comme d’une encre pour écrire à Jason. Dans ce traité également, la sexualité est un facteur aggravant : elle constitue un mobile décisif pour Dufour qui caractérise à deux reprises le personnage par sa lubricité30. Cette amplification des crimes et l’insistance sur la sexualité pervertie du personnage nous semblent, en fait, servir à mettre à distance la criminelle : ce n’est plus une femme, mais bien un monstre sanguinaire, d’une cruauté sans limite, un avatar des forces maléfiques31, dont la mort très douloureuse traduit, dans l’interprétation christianisée que propose l’auteur, le triomphe de la vertu sur le mal. Marconville publie en 156432 un ouvrage qui se veut une représentation équilibrée des femmes, en montrant à la fois qu’il en existe de mauvaises et de vertueuses. Son texte met en lumière l’importance de la fiction pour la formulation d’une doctrine sur les femmes car il se fonde sur trois vers de la Médée d’Euripide33 pour énoncer une définition générale du genre féminin34. Le discours général sur le genre féminin se trouve justifié par le texte théâtral qui confère à Marconville une double autorité : celle du dramaturge grec et celle du personnage féminin, Médée elle-même, qui énonce ces vers aux allures de maxime. Penser que Médée est 26 Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes. Reveu, corrigé, & augmenté d’un Frianc Dessert & de plusieurs Histoires pour les Courtisans & Partisans de la Femme Mondaine, Rouen, Pierre Cailloüe, 1666 [1617]. Cet ouvrage a été continûment réédité au XVIIe siècle et traduit en anglais en 1662, puis réédité en 1673, sous le titre A Discourse of Women Showing their Imperfections alphabetically. Newly translated out of the French into English, Londres, Richard Tomlins. 27 Ibid., p. 69. 28 Ibid., p. 216 et p. 250. 29 Antoine Dufour, Les Vies des femmes célèbres [1504], éd. G. Jeanneau, Genève-Paris, Droz-Minard, 1970, p. 38-40. 30 Ibid., p. 38 et p. 39. 31 Ibid., p. 38. 32 Jean de Marconville, De La Bonté et mauvaistié des femmes [1564], éd. R. A. Carr, Paris, Champion, 2000. Il départage les femmes vertueuses des mauvaises, parmi lesquelles Médée, « sanguinolente » (p. 167) et « venefique » (p. 192), cumule nombre de « mauvaistiés ». 33 Euripide, op. cit., v. 407-409 : « si la nature nous fit, nous autres femmes, entièrement incapables de bien, pour le mal il n’est pas d’artisans plus experts » (trad. L. Méridier, Les Belles Lettres, 2001 [1926]). 34 Ces vers sont très célèbres et fréquemment cités dans les traités de la querelle des sexes. On les retrouve, par exemple, dans Della Dignità, & nobiltà delle donne. Dialogo de Bronzini (Florence, Zacobi Pignoni, 1622, p. 5). 6 représentative des femmes permet d’atténuer sa culpabilité, en la justifiant par les tares propres à son sexe, mais conduit, en même temps, à une certaine banalisation du crime. Ce rapide panorama de la situation de Médée dans les ouvrages de la querelle des sexes publiés entre le XIVe et le XVIIe siècle appelle deux conclusions. Médée constitue un exemple récurrent dans ces traités et l’extrême violence du personnage fait que ce cas cristallise les positions adverses de la querelle des sexes. Si les arguments invoqués pour justifier l’infanticide ou excuser son auteur varient, il est remarquable que seuls les textes favorables aux femmes prennent parti pour Médée. La seconde conclusion réside dans la réversibilité de l’argument de la passion : soit Jason est fautif d’abandonner une femme qui l’aime éperdument, soit Médée est coupable de ne pas savoir maîtriser ses passions. Au XVIIIe siècle, Médée est absente des traités sur les femmes. Cette absence peut s’expliquer par l’évolution même du discours sur les femmes : d’une part, les ouvrages misogynes sont moins nombreux et le nombre des traités diminue à la faveur d’un apaisement de la controverse ; d’autre part, la forme de ces ouvrages change, dans le sens d’une réduction des références à des personnages mythologiques et fictionnels ; il est donc logique que Médée n’y soit plus citée. Néanmoins, cette explication semble insuffisante parce que plusieurs traités convoquent des personnages féminins tirés de la fable, y compris des femmes criminelles, que l’auteur ait pour dessein la défense du sexe féminin35 ou sa condamnation36. Aussi la suppression de Médée ne tiendrait-elle pas seulement à la rhétorique du genre, mais aussi à son propos : cette mère infanticide ne correspondrait guère à l’idée que l’on a de la femme au XVIIIe siècle. On lui attribue des mérites et l’on reconnaît qu’elle est essentielle pour la société, mais en invoquant presque exclusivement ses passions et sa sensibilité, la maternité et l’amour qu’elle éprouve pour ses enfants37. Une telle conception, ainsi que l’a montré Élisabeth Badinter dans L’Amour en plus, n’est pas sans effet pervers : on loue ses qualités de mère, si bien qu’on restreint son activité au foyer et qu’on la cantonne à des tâches strictement domestiques et privées, au lieu d’œuvrer à son émancipation38. Différencier les femmes des hommes, fût-ce pour les valoriser, conduirait, finalement, à nier l’égalité des sexes39. Le poids des passions était déjà un argument présent dans les traités antérieurs, qui présentaient la femme comme leur étant plus sujette que l’homme, mais il devient essentiel et prépondérant au XVIIIe siècle. L’intensité des passions est soit valorisée, devenant l’une des premières qualités féminines, soit dénoncée comme étant « funeste » lorsqu’elle prend la forme de la jalousie qui, bien souvent, suscite – en pensée ou en acte – quelque vengeance40. Dès lors que l’excès des affects est considéré comme la principale caractéristique du genre féminin, l’infanticide peut être vraisemblable à la condition de résulter d’une passion 35 [Marie-Armande-Jeanne d’Humières Gacon-Dufour], Mémoires pour le sexe féminin contre le sexe masculin, Londres-Paris, Royez, 1787. 36 Dard du Bosco [pseudonyme Achille de Barbantanne], Le Discours sur les femmes, Avignon, Vve Alexandre Giroux, 1754. 37 Voir par exemple C. M. D. Noel, Le Triomphe des femmes, ou il est montré par plusieurs & puissantes raisons, que le Sexe feminin est plus noble & plus parfait, que le masculin, Anvers, Henry Sleghers, 1700, article X, p. 45 et [Marie-Armande-Jeanne d’Humières Gacon-Dufour], op. cit., p. 36-37. 38 É. Badinter, L’Amour en plus. Histoire de l’amour maternel. XVIIe-XXe siècles, Paris, Flammarion, 2000 [1980], p. 101 et sq. 39 Que des thèses comme celle de François Poulain de la Barre (De l’Égalité des deux sexes [1673]), qui revendique pour les femmes un vrai rôle dans la vie publique, égal à celui des hommes, ne soient pas reprises dans les ouvrages du XVIIIe siècle, nous paraît de nature à étayer la thèse d’É. Badinter. 40 Voir, par exemple, Richard M. A. Steele, Bibliothèque des dames, contenant des Règles générales pour leur conduite dans toutes les circonstances de la vie, traduit de l’anglois par Mr. Janiçon, Amsterdam, Du Villard et Changuion, 1719 [1676], vol. II, art. II « Du Devoir des Femmes », p. 56-129, p. 85. 7 L’action du personnage s’explique par son sexe, la traduction elle-même est motivée par la dimension didactique du texte : il instruit sur le genre féminin. Dans cette perspective, la tragédie grecque se trouve autoriser un discours idéologique typique du XVIIIe siècle, définissant la femme par sa soumission à la passion amoureuse, qui la rend capable des pires forfaits. Boaretti, quant à lui, transforme complètement la fin de la délibération de Médée puisqu’elle déclare au chœur : « […] et non, ne dites pas que la fureur éteignit l’amour maternel : une cruelle Nécessité le vainquit. »50 Le traducteur procède à une double modification : il introduit la notion d’amour maternel, absente du texte grec, et attribue la responsabilité du crime à « une cruelle Nécessité », et non pas à la fureur de Médée. Lorsque la passion est la première qualité de la femme, Médée n’est plus une mère dénaturée quand elle tue ses enfants, mais une femme si aimante qu’elle ne peut résister à l’excès de sa passion ; elle est seulement victime de sa nature. Devenue représentative d’une fatalité commune à son sexe, la mère infanticide se trouve largement déculpabilisée. Du XVIe au XVIIIe siècle, on observe donc une évolution très notable dans la nature des arguments invoqués pour rendre supportable le crime de Médée. Celle-ci induit une augmentation du nombre des modifications apportées à la fable antique. Si au XVIe et au début du XVIIe siècle, on pouvait excuser le crime, au XVIIIe siècle, seule la criminelle est excusable, à la condition d’être la victime impuissante de ses passions. Pour rendre le personnage et l’infanticide vraisemblables, les dramaturges sont amenés à le justifier par le genre de la criminelle, ce qui aboutit à une banalisation de l’héroïne : elle n’est plus une figure de l’altérité, mais au contraire, un exemple archétypal des vertus et des vices propres à son sexe51. Au XVIIIe siècle, cette solution peut se combiner avec une autre, châtier la criminelle, et, parfois, le dramaturge opte même pour une modification radicale de l’intrigue : la suppression pure et simple de l’infanticide. Cette solution est rare pour une raison dramatique évidente car sans infanticide, le sujet corinthien n’est plus qu’une banale affaire conjugale52. La seule tragédie qui supprime l’infanticide est écrite par un dramaturge anglais, Johnson, et publiée en 173153. La pièce s’achève sur le suicide de tous les protagonistes ; seuls les enfants, désormais orphelins, survivent. Le dramaturge met en œuvre une solution qui peut paraître pour le moins surprenante, voire presque invraisemblable parce que, comme Médée n’est plus cette femme ferox et invicta que recommandait Horace, le principe de ressemblance est rompu, au profit de l’exigence exclusive de convenance. La consultation des traités féministes contemporains, pour lesquels une mère infanticide serait une contradiction insurmontable, rend plus compréhensible, idéologiquement, la solution mise en œuvre par Johnson. Ainsi l’auteur (féminin ?) anonyme du Triomphe du beau sexe sur les hommes54 reconnaît qu’il existe des exemples de femmes cruelles (« Jesabel, Dallila, Herodias »55), mais, comme certains auteurs renaissants, pense que celles-ci ont été entraînées à la violence le plus. »] 50 Francesco Boaretti, La Medea d’Euripide, recata in verso italiano, Venise, Domenico Fracasso, 1790, p. 58- 59 : « […] e non, non dite / Che’l mio furor l’amor materno estinse : / Una crudel Necessità lo vinse. » 51 Bien que parfaitement logique, cette évolution du statut de l’infanticide de Médée n’en est pas moins quelque peu paradoxale : pour gommer le scandale d’un infanticide singulier, on excuse finalement l’infanticide en général. Elle révèle, selon moi, les contradictions du discours sur les femmes du XVIIIe siècle. 52 C’est ce que souligne Morelly dans la préface de sa traduction de la Médée de Sénèque (Traduction libre, en vers français, de Médée dans L’Hymen vengé, Londres-Paris, s. n., 1778, p. 110). 53 Charles Johnson, Medea, Londres, R. Francklin, 1731. 54 Anonyme, Le Triomphe du beau sexe sur les hommes. Ou l’on fait voir les avantages & les prérogatives qui rendent les Femmes superieures aux Hommes, par des preuves incontestables, Hambourg, Vve Denis Le Sage, 1719. 55 Ibid., p. 63. 10 par les hommes et affirme qu’en tout état de cause leur nombre est bien inférieur à celui des criminels masculins56. Puis, le traité érige en modèle le cas d’une épouse qui, éprouvant à juste titre quelque ressentiment contre son mari, intercède auprès de Dieu « en faveur de celui qui l’avoit offencée »57. Il ne serait assurément pas croyable qu’une telle femme tue ses enfants, quand bien même son mari aurait trahi la « Foi conjugale »58. C’est bien cette situation qu’expose la Medea de Johnson et cette conception des femmes peut même rendre vraisemblable le suicide de l’héroïne. Ainsi, il semble que cette tragédie trouve sa vraisemblance dans l’idéologie contemporaine de sa publication, qui fait de la soumission des femmes à leurs époux la manifestation de la plus haute vertu59. Beaucoup plus efficace, d’un point de vue tragique, est la solution qui consiste à châtier Médée une fois l’infanticide accompli : elle permet de conserver le crime, nécessaire à la tragédie, et d’éviter l’invraisemblance d’une mère impunie. C’est la solution adoptée par Clément dans sa Médée publiée en 177960. L’héroïne y tue ses enfants dans un moment de fureur, victime d’une passion amoureuse trop intense, et se repent immédiatement. Elle revit alors, dans une forme d’hallucination, l’irreprésentable infanticide. Le spectaculaire propre à une telle scène permet de compenser l’invisibilité du crime, mais sans nuire à la vraisemblance ou risquer de choquer les spectateurs, car c’est une mère pitoyable et repentante qui occupe la scène. Incapable de survivre à son crime, elle demande à Jason de bien vouloir la tuer et, comme il refuse d’écourter sa peine, elle se suicide. Cette mort permet d’une part de résorber complètement le scandale de l’impunité des Médée antiques et joue d’une inversion avec la Médée de Sénèque : la lenteur est toujours gage de douleur, mais ici, c’est la criminelle et non la victime qui en est l’objet. Seule une mère égarée par la passion peut tuer ses enfants et elle ne saurait survivre à son forfait, tant il lui inspire de terreur et de douleur. La morale se trouve restaurée par le dénouement, qui frise l’édification, sans que la violence, nécessaire au plaisir tragique, ait été évacuée61. Il n’existe qu’une seule Médée, dans les siècles précédents, qui s’achève sur le suicide de la coupable ; il s’agit d’une tragédie italienne de 1558 écrite par un certain Galladei62. Cette singularité ne nous semble prendre sens que si elle est liée à une autre, plus frappante encore : le rôle des enfants. Ceux-ci sont de véritables personnages et leurs propos visent à renforcer le 56 Ibid., p. 31-32. 57 Ibid., p. 47. 58 Ibidem. 59 Dans une certaine mesure, c’est la féministe Pisan qui, en faisant de Médée une femme passionnée et victime de son amour, ouvre une voie aux dramaturges et aux théoriciens du XVIIIe siècle pour affadir la violence. L’argument des passions qui est utilisé pour valoriser les femmes et mis au service d’une défense de l’égalité des sexes, au début de la Renaissance, devient le moyen – conscient ou involontaire ? – de leur domination au XVIIIe siècle. 60 Jean-Marie-Bernard Clément, Médée, Paris, Moutard, 1779, acte III, scène I. 61 Elle concorde avec celle recommandée par Baculard d’Arnaud dans la préface de Fayel (Paris, Le Jay, 1770, p. XXIV) et Marmontel. Voir Jean-François Marmontel, Poétique françoise, Paris, Lesclapart, 1763, t. II, p. 183- 184. Ce passage est repris à l’article « Mœurs » des Éléments de littérature [1787] (éd. S. Le Ménahèze, Paris, Desjonquères, 2005, p. 731-732) où il est question de la nécessaire concordance entre ce qui est représenté et les convictions – idéologiques – des spectateurs : « Il y avait un moyen de rendre Médée intéressante après son crime : c’était de rendre Jason perfide avec audace, de révolter le cœur de Médée […] de les [les enfants] lui faire poignarder soudain, de glacer tout à coup ses transports ; de faire succéder à l’instant la mère sensible à l’amante indignée, & de la ramener sur le théâtre, éperdue, égarée, hors d’elle-même, détestant la vie & se donnant la mort. […] Toutefois, pour qu’elle soit digne de pitié dans ces mouvemens qui la rendent atroce, il faut la peindre avec ce trouble, cet égarement, ce desordre des sens & de la raison, où l’ame ne se consulte plus, ne se possede plus elle-même ». L’infanticide de Médée n’est bienséant que s’il résulte de « la violence de la passion ». 62 Maffeo Galladei, Medea, Venise, G. Griffio, 1558, acte V, f. 72v. On ne sait rien en effet de cet auteur vénitien dont il semble que ce soit le seul ouvrage. 11 pathétique du dénouement et à souligner le scandale de l’infanticide. La Médée de cette pièce n’est plus une mère, ni même une femme, mais un être plus cruel encore qu’une bête sauvage, selon les termes employés par l’un des fils puis par la nourrice qui relate la mort des enfants. Au XVIe siècle, c’est la mort d’un monstre exécrable ; dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le suicide pathétique d’une mère sensible et égarée. Composer une Médée sensible, bonne épouse et bonne mère, n’est pas forcément gage d’une résorption de la violence, comme semble le montrer l’ambiguë Medea de Glover63. Cette tragédie est la réécriture qui paraît disculper le plus clairement la Colchidienne : elle tue ses enfants sans le vouloir, ni même le savoir car le crime est accompli sans qu’elle ait conscience de son geste, qu’elle ne découvre qu’a posteriori64. Après avoir pris connaissance de son crime, Médée s’exile pour pleurer une souffrance que rien ne saurait atténuer. Le traitement de l’infanticide concorde avec les traités sur les femmes de son temps : une mère ne peut tuer délibérément ses enfants. Pourtant, à considérer attentivement le texte, c’est à une toute autre interprétation que se prête cette tragédie : la tonalité morale laisse poindre quelque subversion et, sous le masque de la bienséance et de la sensibilité, perce la violence. À côté des nombreuses modifications qui atténuent la violence, il en est d’autres moins immédiatement perceptibles, qui semblent l’accroître. Le moment attendu de l’infanticide est emblématique de ces modifications aux effets paradoxaux. Alors qu’il n’est plus la résolution du drame sentimental ni une action commise sciemment, mais un événement tragique et inattendu, l’infanticide est dramatisé et le scandale souligné. La Medea se présente comme l’étrange alliage de la sensibilité de la seconde moitié du XVIIIe siècle65 et de la poétique sénéquienne. Glover tire de l’amour maternel et de l’inconscience dans laquelle Médée est plongée au moment du crime une scène particulièrement pathétique66. Seule à ignorer le forfait, Médée dit son amour pour ses enfants et son désir de les voir67. La scène de reconnaissance exploite la sensibilité et la lenteur68, qui permettent de concilier les bienséances et le goût pour les larmes à l’efficacité tragique du crime, sans affadir le scandale que constitue le meurtre de deux fils par leur mère. Évoquée à de nombreuses reprises, la violence du crime est constamment réitérée sans jamais perdre en intensité. Les répliques dressent ainsi un tableau singulier où les corps martyrisés des enfants sont décrits avec un soin qui excède la visée informative, comme s’il s’agissait moins de mettre en valeur le crime et ses malheureuses victimes, que de créer un plaisir tragique qui, 63 Richard Glover, Medea, Londres, 1761, H. Woodfall. La pièce a été traduite en 1781 par Jean Florimond Boudon de Saint-Amans, dans Traduction du théâtre anglais, Paris, Vve Ballard et fils, 1784, t. V. 64 Glover, habilement, emprunte le schéma de l’Œdipe, modèle recommandé par Aristote, et le renouvelle en le radicalisant. 65 Le « Prologue » de Medea s’achève par ces mots (s. p.) : « The characters and passions hence exprest / Are all submitted to the feeling breast ; / Let ancient story justify the rest. » Saint-Amans traduit (p. 23) : « Les caractères & les passions ici représentés, sont tous soumis aux cœurs sensibles : c’est aux Historiens à justifier le reste. » 66 On se souvient de la traduction de pathos par « effet violent ». 67 Glover, op. cit., acte V, scène II (p. 87) : « I will at least possess the short relief / To see my infants. Sure my faithful friends, / From my sad heart no evils can erase / Maternal gladness as my children’s sight.” « Oui, compagnes fidelles, rien ne peut effacer la tendresse maternelle dans ce cœur navré par la tristesse : rien ne peut égaler pour une mère la joie de revoir ses enfants. » (Saint-Amans, p. 135) 68 Médée souhaite qu’on ailler chercher ses enfants et, face à l’immobilité des autres protagonistes, demande à deux reprises, avec angoisse, « où sont [ses] enfants » avant de découvrir la vérité (acte V, scène II, p. 87-88) : « Go, lead them [my children] from the temple – They will smile, / […] / Not gone my virgins ? wherefore this delay ? / […] / Where are my children ? My distracted brain / A thousand dreadful images recals / […] / Where are my children ? – Silent still and pale. » Saint-Amans traduit le passage ainsi (p. 135) : « Allez, partez. Faites sortir les miens du Temple. Ils souriront […]. Vierges timides, pourquoi rester en ces lieux ? Pourquoi ce délai ? […] où sont mes enfans ? Mon esprit égaré me retrace imparfaitement une foule d’affreuses images. […]. Hélas ! où sont mes enfans ? Quoi ! toujours pâles, & dans le silence ! » 12
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