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Sur la versification de Victor Hugo dans Les Contemplations, Guide, Projets, Recherche de Poésie

Contemplations en m'appuyant sur un relevé métrique exhaustif des poèmes de ce ... que les suites en abab cdcd…, où l'on reconnaît à juste titre des suites.

Typologie: Guide, Projets, Recherche

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

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Télécharge Sur la versification de Victor Hugo dans Les Contemplations et plus Guide, Projets, Recherche au format PDF de Poésie sur Docsity uniquement! Benoît de Comulier, Laboratoire de Linguistique de Nantes (UMR 6310) Sur la versification de Victor Hugo dans Les Contemplations Mon propos est ici d'étudier quelques aspects de la versification de Victor Hugo dans les Contemplations en m’appuyant sur un relevé métrique exhaustif des poèmes de ce recueil. Il s’agit d’une base de données, consistant en un tableau (informatique) où chaque pièce métrique — poème ou partie métriquement cohérente d’un poème — est analysée en fonction de quelques critères de régularité. À l’occasion d’un exposé destiné à des candidats au concours d’agrégation de lettres de 2017, j'ai constitué un tel relevé sous la forme rudimentaire d’un tableur Excel, consultable en ligne'. Chaque pièce métrique y est représentée par une ligne où sont notés, dans les cases successives, des éléments d’identification du poème (un numéro informatique, puis son titre ou incipit), puis des données analytiques, comme, le cas échéant, le nombre des strophes, leur schéma rimique, leur mètre de base, leur schéma de mètre, leur schéma de cadences (masculines ou féminines), et éventuellement de répétitions régulières, etc. Cette organisation et les modes de codage descriptif utilisés sont décrits dans un fichier complétant le tableur (« spécification » de cette base de données, expliquant ses codages?) et mis en ligne avec lui. J'essaierai ci-dessous de dégager de ces données quelques généralités, et, parfois, de regarder de plus près des poèmes qui, à l’égard de ces généralités, apparaissent comme exceptionnels. 1. Des poèmes périodiques en rime, mètre et cadences Périodicité générale en rime et mètre Une première constatation massive peut se faire d’un simple coup d’œil sur la colonne du tableau correspondant au critère « P », où est codée la forme globale de chaque pièce métrique, cette pièce métrique étant un poème complet s’il est métriquement homogène (cas majoritaire), ou une partie de poème, si le poème est un ensemble métriquement composite : Près de 99 % des pièces métriques sont des suites périodiques pour la rime et le mètre. Il suffit en effet de remarquer que, dans cette colonne « P », il y a presque toujours un nombre entier supérieur à 1 ; par exemple, dans la ligne de commençant par le numéro « 10 000 005 », qui sert à identifier informatiquement le premier poème («Un jour je vis. »), le nombre « 4 » indique que cette pièce métrique est une suite de quatre groupes de vers dont certaines propriétés communes sont décrites dans les cases qui suivent sur la même ligne. Une définition plus explicite de ces groupes successifs équivalents permettra de formuler des résultats plus précis. Une suite peut être dite périodique si elle est faite d'éléments, dits ses périodes, qui y apparaissent, chacun au moins deux fois, toujours dans le même ordre. Ainsi aaaaa.. est une suite périodique dont la période est a; abab cdcd efef.. est une suite périodique de période abab. Ces deux suites périodiques sont unaires (ou simples) en ce sens que, ainsi analysées, elles ne contiennent chacune qu’un type de période (a dans l’une, abab dans l’autre). Elles sont binaires si, comme abababa...., ou ! Comulier (2016 a). Merci à Romain Benini, Éliane Delente et Arnaud Laster pour de nombreuses corrections et suggestions. ? Les codages utilisés dans cette base de données sont peu différents de ceux que j'ai utilisés dans «Pour un relevé métrique des poésies anthumes de Malherbe» (en ligne http://www. normalesup.org/-bdecornulier/Malherbe.pdf). comme une suite de abab alternant régulièrement avec des aa, elles roulent sur deux types de périodes. Une suite rimée en aa bb cc dd ee. et ainsi de suite, est périodique en schéma de rime (ce qu’on peut abréger en r-périodique) à l'égard du schéma de rime aa, qui est le schéma rimique de chacune de ses périodes ; en effet le second distique d’une suite schématisée en aa n’est pas moins un «aa » que le premier, même si, quand on les code en séquence, on le note « bb » simplement parce qu’on le note après l’autre. Une suite rimée en abab cdcd efef.. est également une suite périodique à l’égard du schéma de rimes abab, sa période rimique, puisque le groupe noté ici cdcd n’est pas moins, en soi, un « abab » que le quatrain précédent. Une suite de quatrains rythmés en 8.8.8.4 8.884 8.8.84... est périodique en séquence de mètres (ce qu’on peut abréger en M-périodique) à l'égard de ces quatrains, puisque tous ont la même séquence de mètres 8.8.8.4 qui de ce point de vue correspond à leur période pour le mètre”. Une suite est périodique en schéma de rimes et en séquence de mètres de même période (ce qu’on peut abréger en rM-périodique) si chacune de ses périodes en schéma de rime (par exemple abab) correspond à une période en schéma de mètres (par exemple 8.8.8.4). Moyennant ces définitions, un coup d’œil sur la colonne P du relevé métrique permet d’exprimer des observations plus précises ; par exemple, d’abord : Sur les 166 pièces métriques du recueil, 164 sont périodiques à la fois en schéma de rimes et séquence de mètres (suites rM-périodique). Les deux exceptions — moins de 1% des pièces métriques du recueil, concernant moins de 1 vers sur 1 000 — sont un distique aa isolé dans Magnitudo parvi (V) et l'unique abba du poème Écrit au bas d'un crucifix. I vaudra la peine de s’interroger sur ces poèmes à cause de leur caractère exceptionnelle, et autant que possible sur la raison (stylistique ?) de ces exceptions. Strophe et stance Souvent, en analyse métrique, on ignore cette (presque) généralité, parce qu’on s'intéresse spécialement à celles des rM-périodes qui sont graphiquement démarquées (et le plus souvent sémantiquement autonomes), en leur réservant le nom de strophes (notamment depuis le début du XX° siècle), ou parfois (avant ce même siècle) de stances. Et on traite de ces « strophes » ou « stances » sans traiter en même temps des aa, qui pourtant, le plus souvent, ne sont pas moins des rM-périodes, et sont comme on le verra structuralement apparentés. Si j'avais ainsi négligé les suites périodiques de aa, j'aurais seulement noté que près de la moitié des pièces métriques des Contemplations sont rM- périodiques, passant à côté d’une généralité beaucoup plus forte (164 sur 166), donc plus significative, et je n’aurai pas pointé les deux exceptions mentionnées ci-dessus. M'écartant légèrement de cette terminologie actuelle, j’appellerai les périodes en schéma de rime et en mètres (rM-périodes) des strophes même quand, comme ces pauvres aa d’alexandrins (majoritaires dans le recueil), elles sont imprimées et traitées en continuité. Je réserverai le nom de stances aux strophes (rM-périodes) graphiquement démarquées et plus souvent sémantiquement autonomes, cas notamment de toutes les suites de quatrains ou de sixains dans le recueil. Autrement dit, je nomme souvent stance ce qu’on nomme plutôt strophe dans les traités actuels, et je fais du mot strophe un usage plus large que dans ces traités en y incluant les distiques de rimes plates. * Analyser une suite du type ababababa.… comme binaire (relativement aux périodes a et b) n'est pas exclure quelle puisse aussi, éventuellement, être unaire relativement à des périodes plus longues comme ab, ou même abab. D'une manière générale, les analyses codées dans le relevé ne sont pas restrictives et ne se prétendent pas exhaustives. # J'utilise la minuscule « r » pour des schémas de rimes (plutôt que pour des séquences concrètes de terminaisons semblables) et la majuscule « M » parce qu’il s’agit de séquences de rythmes précis. On reviendra sur cette distinction entre équivalences concrètes et structurelles au début du $ 2. combinaison qu’ils peuvent former avec ce mètre. Les mètres de base qu'ils forment avec des mètres contrastifs sont distingués dans le répertoire suivant : Répertoire des mètres de base”. — mètre cCOMposé : 6-6, 4-6 (trois fois), 5-5 (une fois), — mètre simple : 8, ou 7. 6-6 puis 8 sont très majoritaires. Répertoire des combinaisons mètre de base/mètre contrastif. - 6-6/8, 6-6/6. _ 4-6/3 (une fois). _ 5-5/5 (une fois). - 8/4, 7/4. Position du mètre contrastif Dans la plupart des suites périodiques (28 sur 30) où apparaît un mètre contrastif (en strophe bimétrique), il est plus bref que le mètre de base et figure en clausule de stance (exemple : ab-ab en 8.8 8.4) ou, moins souvent, en clausule de module de stance (exemple : ab-ab en 8.4. 8.4). Les deux exceptions sont : — « Que le sort, quel qu’il soit. » (2.24) : bref poème de seulement deux stances en ab-ab cd-cd rythmées en C8 C8 CC 88, avec clausule double de strophe en 8.8. La diversité de clausules (clausules simples de modules dans le premier quatrain composant, rare clausule double de stance plutôt que simplement de quatrain), combinée avec la forme globale typique du poème (un 2-stances) et l’équi- composition des stances (chacune composée de deux GR ab-ab), cette conjonction de propriétés semble caractériser nettement un style métrique de chant. — Quia pulvis es (3.5) : trois (seulement) aab-ccb, rythmées en 8CC C88, forme exceptionnelle chez Hugo!. Double singularité : la clausule double en 8.8, et ce qu’on peut appeler une modulation initiale (de strophe) en 8 apparaissant avant le mètre de base, et non après lui seulement. Ces particularités de distribution de mètre contrastif s’allient, dans ces pièces, à d’autres propriétés formelles tendant à caractériser un style métrique de chant : extrême brièveté de la suite périodique conférant à l’ensemble une forme globale typique (3-stances ou 2-stances) dans les deux cas ; et, dans un cas, strophe équi-composée", le groupe composé ab-ab cd-cd résultant de la jonction de deux groupes rimiques ? équivalents en ab-ab ; diversité de la distribution des variations de mètre, en clausule de modules (premier quatrain composant) puis de groupe rimique ou de stance dans le premier poème, avec, de plus, rare clausule double en 8.8) ; modulation initiale puis clausule double de stance dans le second, Quia pulvis es ; dans ce dernier, à la forme très lyrique est associée une forte densité de parallélismes opposant morts et vivants notamment dans le cadre du 8-voyelles initial (« Ceux-ci partent, ceux-là demeurent » et dans le cadre du 8.8 final de chacune des trois stances. J'emploie ici la catégorie style métrique de chant d’une manière large. Il vaudrait sans doute la peine d’essayer d'y distinguer des nuances ou même des sous-catégories. Par exemple, le lyrisme formel de ces deux pièces, bien différent de celui des chansons d’amour que nous examinerons tout à l'heure, évoque plutôt des rythmes de cantiques que des rythmes de chansons et semble s’accorder à une tonalité plus grave. ° «6-6/8 » se lit ici : 8 contrastant avec mètre base 6-6. 1 Dans le Cantique de Bethphagé (dans La Fin de Satan), le jeune homme au « cœur gonflé d’extase » chante son amour en cinq stances très lyriques à base d’alexandrins avec modulation initiale d’un 8v et clausule de 8.8, seules les deux extrêmes étant des sixains, tous deux en aab-ccb, mais masculins. !! On peut ici parler avec Martinon (1912) de strophe géminée, notion un peu plus restreinte que celle d’équi-composition. 1? La notion de groupe rimique sera précisée plus bas. Périodicité ou bouclage verbal (répé: ns) Répétition périodique en style métrique de chant. À l'égard des répétitions, trois poèmes sont des suites périodiques de stances, à savoir : — « Mes vers fuiraient doux et frêles » (2.2), — Chanson «Si vous n’avez rien à me dire » (2.4), — « Viens, une flûte invisible » (2.13). Quoique séparés dans le recueil, ces trois poèmes s’y trouvent concentrés en quelques pages, étant les 2°, 4° et 13° du livre II de L'âme en fleur. Formellement, ils s’apparentent non seulement par un système de répétitions, mais par leur mètre simple (7 ou 8), ainsi que leur forme globale de 3-stances. Ce faisceau de propriétés, dont la répétition est peut-être la plus frappante, caractérise nettement un style métrique de chant. L’un s'intitule Chanson, un autre (2.13) parle d’abord de « flûte » et répète le mot «chanson » dans chacun des deux derniers vers de ses trois stances. Les trois sont des chansons d’amour, en accord manifeste avec l’idée d’âme en fleur. Il convient donc au moins de les comparer. Répétitions équivalences verbales concrètes ou structurelles. La notion de répétition est employée selon les analystes de façon plus ou moins extensive et peut couvrir des phénomènes très différents. Précisons qu'ici il sera d’abord question d’équivalence systématique entre des strophes, vers, ou modules, etc. composés intégralement, ou en partie significative, des mêmes mots (où mot s'entend d’une forme avec son sens) ; soit des équivalences en séquences de mots, qu’on peut nommer équivalences verbales. De ces équivalences verbales concrètes en séquences de mots, on doit distinguer les équivalences verbales structurelles entre strophes (ou vers, ou poèmes.) ayant le même schéma d'équivalence verbale concrète, par exemple des strophes ayant en commun que leur dernier vers répète leur premier vers, sans qu’il y ait répétition (mots communs) entre ces strophes . «Mes vers fuiraient... », 2.2 : Mes vers fuiraient, doux et frêles, Vers votre jardin si beau, ab Si mes vers avaient des ailes, Ils voleraient, étincelles, Vers votre foyer qui rit, ab Si mes vers avaient des ailes, Des ailes comme l'esprit. Près de vous, purs et fidèles, Ils accourraient nuit et jour, ab Si mes vers avaient des ailes, N (amour) 1 L'équivalence étant une notion symétrique, il s’agit plutôt, dans la perception métrique, de ressemblance précise ; dans l’esprit d’une personne lisant une stance dont le premier et le dernier vers sont constitués des mêmes mots, le premier vers ne paraît pas équivalent au dernier vers au moment où on le lit ; c’est ce dernier qui, à la lecture, paraît équivalent au premier ; cette relation temporelle de ressemblance n’est pas symétrique. Équivalence verbale initiale (modules commençant par les mêmes mots). $ En fait la catégorie N, notée ici dans la colonne des contrastes, fait partie du fond équivalent où s'inscrit le contraste ; seul le choix du mot qui joue le rôle substantif varie. Comme il est toujours précédé de l’article // (variante de jonction), on pourrait ajouter que le fait que ce nom soit jonctif et bi-vocalique fait partie du contexte d’équivalence. La périodicité verbale concrète s’installe au niveau des modules (distiques), par le fait que les trois commencent par les mêmes mots «Si mes vers avaient des ailes, des ailes comme... ». Cette équivalence est notée ici « Ax » où « A » note la partie initiale constante et « x » la fin variable qui la complète. Comme cette équivalence «initiale » est évidemment une équivalence totale à l'exception du substantif final, elle sert de support à un contraste, qui est une sorte de contre-équivalence entre les mots «oiseau > esprit > amour », série contrastive en progression jusqu’à « amour ». Ce contraste est en quelque sorte plus important que l’équivalence qui lui sert de support, mais cette répétition initiale et la série contrastive qui la couronne sont solidaires !*. Notons accessoirement que dans cette périodicité verbale concrète strophique s’inscrit une petite équivalence verbale concrète intra-strophique : dans le module répétitif, le second vers commence par «des ailes » par quoi le précédent s'était terminé ; cette relation d'enchaînement (verbal) commune dans diverses traditions orales n’était pas rare dans la poésie française pré-classique avant qu’elle n’ait divorcé de la tradition orale. La troisième chanson du trio est formellement très proche de la précédente. « Viens !— une flûte... », 2.13: Viens ! — une flûte invisible Soupire dans les vergers. — La chanson la plus paisible a AX .…Adj (paisible) Est la chanson des bergers. Le vent ride, sous l'yeuse, Le sombre miroir des eaux. — La chanson la plus joyeuse a AX .…Adj (joyeuse) Est la ch des.oi N_(oiseaux) Que nul soin ne te tourmente. Aimons-nous! aimons toujours ! — La chanson la plus charmante a .…Adj (charmante) (amours) Comme «Mes vers fuiraient… », cette chanson est un triplet de ab-ab masculins de 7-voyelles. Comme elle, elle présente une périodicité strophique verbale concrète au niveau des modules ; de même encore, cette répétition est le support d’un contraste verbal au niveau de son module conclusif de strophe, contraste qui, dans les deux chansons, concerne à chaque fois exactement un mot bivocalique (adjectif ou nom) ; reste cette différence dans cette ressemblance : dans « Mes vers fuiraient.… », le contraste est simple en ce sens qu’il n’affecte que le dernier mot de module, alors que, dans « Viens, une flûte. », il est composé, en ce sens qu’il affecte le dernier mot de chacun des deux vers du module répétitif, d’où, en ce cas, la série contrastive binaire: « paisible/bergers > joyeuse/oiseaux > charmante/amours ». Le même mot « amour(s) » conclut les deux séries, le « mot » oiseau(s) » appartient aux deux. Comme « Mes vers fuiraient.…. », cette chanson n’a pas de titre, à la différence de celle qui les sépare. On peut aussi observer que, comme dans la chanson « Mes vers fuiraient…. », une notion verbale, ici «la chanson », se répète du premier au second vers du module répétitif, sans qu’il s’agisse cette fois précisément d’un enchaînement de la fin du premier au début du second. 16 J'ai donné de nombreux exemples de contre-équivalences phoniques et verbales en tradition orale, dont quelques-uns de Hugo, dans « Rime et contre-rime en traditions orale et littéraire » dans Poétique de la rime, recueil édité par Michel Murat et Jacqueline Dangel, Champion, 2005, p. 125- 178. 10 autres chansons est, comme on l’a vu, la cause du fait que les quatrains y soient augmentés d’un 3° module?. Trio de chansons d'âme en fleur ? Il est difficile de ne pas reconnaître dans ces trois chansons, d’autant plus qu’elles sont assez voisines, une sorte de trio de chansons. Ce trio formel est-il composé rythmiquement et sémantiquement ? Sans répondre avec certitude, on peut relever quelques indices de composition. Rythmiquement, la nette distinction de la seconde des trois chansons (quatrains augmentés d’un module bouclant) et la forte ressemblance des deux autres peut faire penser à un ensemble du type dit ABA pour des constructions musicales en triplet dont le 3° élément boucle l’ensemble par retour au premier. Sémantiquement, quoiqu'il s'agisse clairement de trois chansons d’amour en un sens large, elles sont bien différenciées. Chacune des deux premières inclut une relation conditionnelle en « si... », dont la portée varie de l’une à l’autre. Dans « Mes vers fuiraient.. » (2.2), le sujet dit à une femme qu’il vouvoie que ses vers — c’est donc un poète, sans doute celui qui parle en ce recueil — iraient à elle, si ils avaient des ailes ; mais ont-ils des ailes ? En tout cas, le sujet et la femme ne sont pas proches. Peu après, dans la seconde (2.4) «Si vous n’avez rien à me dire », le sujet demande à une femme pourquoi elle vient près de lui, lui sourit tendrement, lui presse la main, et semble rêver d’amour, si elle n’a « rien » à lui dire de son rêve d’amour ? Veut-elle de lui ? Elle est donc près de lui, et le reproche qu’il lui fait semble voiler une demande d’aveu d'amour — au moins. Dans la troisième, chanson (2.13), toute trace conditionnelle d'incertitude a disparu ; il la tutoie en l’entraînant avec lui dans la nature (« Viens ! », « vergers », « eaux », «oiseaux »), il souhaite qu'ils s’aiment «toujours »; la formule conclusive du dernier module parle même de «la chanson la plus charmante >» un peu comme si, en «chanson des amours », elle se comparait aux deux précédentes et marquait un sommet. Les mois se suivent raisonnablement dans les datations souscrites à chacune des chansons, respectivement mars, mai et août (mois chaud 22), même si l’année n’est jamais précisée («18.. »). Cette progression par étapes suffisamment respectueuse, commençant par le vouvoiement et se terminant par le tutoiement, contraste à cet égard avec 1.21 « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » (dans le livre précédent de l’Aurore), où, en un seul poème et en deux phrases, le sujet fait « venir à lui » une « fille » qu’il croise dans la nature déjà « décoiffée » et qu’il « tutoie » directement et familièrement (« Veux-tu nous en aller sous les arbres. »).— Mais, en admettant qu’un tel montage inter-poèmes puisse être imaginé et qu’il s'agisse de la même femme dans les trois, cela n’est nulle part signifié et ce sont bien trois poésies autonomes”. 21 À propos de bouclage par retour du dernier vers d’une strophe au premier, Albert Cassagne (notamment) parle de strophe encadrée (Versification et métrique de Charles Baudelaire, Paris, 1906, p.116). Cette notion aujourd’hui commune a l'inconvénient de décrire comme atemporel et symétrique un phénomène qui n’affecte pas l'élément initial au même titre que le dernier ; car c’est ce dernier vers qui répète, et en quelque sorte ramène au premier ; c’est ce mouvement même que nommait autrefois plus adéquatement la notion de rentrement, c’est-à-dire de retour, comme dans le rondeau réflexif où Clément Marot dit à la fin de « rentrer » (retourner) au début, en illustrant ce retour par les mots « En un rondeau ». Ainsi le « rond » du rondeau et des formes apparentées est plutôt un mouvement qui ramène à son point de départ que le cercle atemporel et symétrique qui en peut en résulter. — La notion de retour (au début) correspond assez bien à celle musicale de da capo (la forme rondeau pouvait être associée à une musique). — L’image du rond pouvait être d’autre part favorisée par les danses où les danseurs forment un rond (image non temporelle même si ce rond peut tourner). 2 Le choix de «Juillet » aurait risqué de paraître faire allusion à « Juliette » Drouet, « juillet » pouvant alors se prononcer à peu près comme « Juliette » (Corbière dans les vers pour « Rosalba » en <1869, Rimbaud dans « Juillet » en 1873 ou 1872, ont joué sur cette homonymie). # Plutôt confidentielle en son temps que destinée à tout lecteur, la localisation « Les Metz » de la 3° chanson fait allusion à Juliette Drouet (P. Albouy, 1967, note p. 1440). — Pour comparaison, on peut penser à deux poèmes formellement différents et séparés par deux autres dans les Fêtes galantes de Verlaine (1869), Dans la grotte, propos d’un galant pressé et pressant qui menace ridiculement de se suicider si une « cruelle Clymène » reste une « tigresse » pour lui, puis Les Coquillages, propos très galant d’amant satisfait de ce qui l’a troublé « Dans la grotte où nous nous aimâmes ». Lise (1.11), bouclage verbal de stance et de poème Avant le trio de l’âge de l'Âme en fleur, «hier » en quelque sorte dans la vie du poète, il y a, avant hier, un chant des amours de l'enfance: Lise (1.1), où le style métrique de chant résulte de la convergence, notamment, du aa final de strophe, du mètre 4-6 et de quelques répétitions comme dans cette première stance : J'avais douze ans ; elle en avait bien seize. Elle était grande, et, moi, j'étais petit. ab Pour lui parler le soir plus à mon aise, Moi, j'attendais que sa mère sortit ; ab ab-ab? Puis je venais m'asseoir près de sa chaise Pour lui parler le soir plus à mon aise. aa ab-aa ? Le caractère narrativement introductif du premier module peut favoriser l'impression que le dernier vers, en répétant le troisième, boucle une apparence de quatrain constitué par les quatre derniers vers, de structure rimique ab-aa (= « ax-aa ») bouclé par équivalence verbale concrète en ax-xa, comme un quatrain initial (qui serait féminin) de triolet. Cette organisation, virtuelle et incertaine, en Distique+Quatrain, est superposée en contrepoint plutôt qu’incompatible avec la structure de ce sixain en quatrain ab-ab suivi d’un distique a-a ; cette structure ab-ab cc est plus classique en métrique littéraire malgré son style métrique de chant (dû à son aa), et impliquée dans la périodicité du poème. Car quoique cette strophe initiale soit superficiellement rimée en ab-ab aa, et les autres en ab-ab cc, elle est, comme les autres, composée de deux groupes rimiques autonomes, un ab-ab et un a-a, et la reprise d’un timbre rimique du quatrain dans le distique est une conséquence obligée du retour d’un mot-rime du quatrain, « aise », qui reparaît en mot-rime dans le distique ; en quelque sorte ab-ab aa est ici un ab-ab ce où une répétition induit la reprise de timbre c = a, de sorte qu’on peut considérer que le poème est, au fond, une suite périodique de stances en ab-ab- cc. La particularité tout de même incontestable, et frappante, de la première strophe dans cette suite périodique peut apparaître comme un cas de modulation initiale de la suite périodique de strophes, plutôt que pure et simple exception. Elle a cependant de toute manière une autre fonction plus évidente à l’échelle du poème, car, après cinq autres strophes rimées en ab-ab cc, un nouveau bouclage évident se forme à l’intérieur de la dernière : Jeunes amours, si vite épanouies, Vous êtes l'aube et le matin du cœur. Charmez l'enfant, extases inouïes ! Et quand le soir vient avec la douleur, Charmez encor nos âmes éblouies, Jeunes amours, si vite évanouies! L'’équivalence verbale concrète des vers extrêmes de cette dernière stance est nuancée par un petit détail phonologique : du premier mot-rime « épanouies » au dernier, « évanouies », graphiquement seule une lettre change, et le changement correspondant du phonème /p/ à /v/ tient seulement au mode d’articulation et au voisement, /v/ étant la constrictive voisée la plus proche de l’obstruante sourde /p/. Il est vrai que cette légère variation phonique a une conséquence lexicale puisqu'elle remplace un radical verbal par un autre, et une conséquence sémantique majeure puisqu'elle renverse l’idée d’épanouissement en celle d’évanouissement — et cela dans le tout dernier mot d’un assez long poème. — Mais le contraste phonémique et graphique, d’une lettre est si discret qu’il se laisse écraser par certains éditeurs : dans l’édition (excellente) de Pierre Albouy en collection de la Pléiade en 1967 (p. 506), le dernier mot du poème, « évanouies », est remplacé par « épanouies », comme si peut-être l’éditeur ou un typographe avait cru devoir corriger une coquille. La rapidité et la facilité de cette transition d’un seul phonème du premier au dernier vers d’une seule stance peut mimer la vitesse de transformation de l’épanouissement en évanouissement ; renversement brutal de la tonalité «charm{ante] » du poème et du souvenir, qui pourrait justifier la cadence féminine du dernier vers, donc du poème. 12 La dernière stance de Lise est donc bouclée par équivalence verbale concrète de son dernier vers au premier, équivalence supportant un contraste lexical final. Comme les deux premiers vers de la première stance peuvent sembler introduire tout ce qui suit en situant le poème comme souvenir d’enfance, et que, dans cette mesure, ce souvenir commence à partir du 3° vers, donc à partir des quatre derniers vers du sixain initial, on peut considérer qu’il est bouclé par équivalence verbale structurelle entre le bouclage de ce quatrain et le bouclage du sixain terminal. Ces bouclage répétitifs, qu’il s’agisse du bouclage verbal concret dans chaque stance extrême ou du bouclage structural qui en résulte au niveau global du poème, complètent le style métrique de chant, et là encore ce style spécial est associé aux « extases » des « amours »%. Remarque sur la périodicité et l’allure métrique générale du recueil Hors de certains traits liés, dans une poignée de poèmes, au style métrique de chant, la périodicité, sous ses formes les plus classiques, caractérise d’une manière générale le recueil des Contemplations. Les premières quasi-généralités qu’on a déjà dégagées en ce sens sont en elles-mêmes significatives : elles peuvent contribuer à l'impression, que confirmera l’étude des formes strophiques, d’une versification sérieuse et d’un ton soutenu même dans les pièces plus légères. La métrique littéraire rigoureuse y laisse peu de place à la (relative) liberté de versification « lyrique » dont l’auteur, plus jeune, avait largement usé notamment dans ses Odes et Ballades. Lamartine, aîné auquel il pouvait naturellement se comparer, usait encore d’une telle liberté (métrique) lyrique dans ses Harmonies poétiques et religieuses (1830) et ses Recueillements poétiques (1839) ; nombre de vers de ces deux derniers recueils n’appartiennent pas à une suite périodique de strophes. Je ne parle ici que des formes de poèmes — ou de pièces métriques — et des formes de strophes ; et non, par exemple, de la souplesse avec laquelle, parfois, le discours se coule dans l’alexandrin ; cette effet de liberté, voire d’irrégularité, qui choquait certains contemporains de Hugo, était d’autant plus sensible qu’il contrastait avec l'allure globale du recueil ; je ne l’étudie pas dans le présent article”. La périodicité de schéma rimique n’était pas compatible avec une forme codifiée de poème telle que le sonnet, dont le « cadre » préfabriqué — bascule du 2-quatrains à un unique groupe rimique de modules-tercets — plutôt que la brièveté sans doute, a rarement tenté Victor Hugo (presque la moitié des poèmes des Fleurs du Mal [1857] sont des sonnets, mais leur auteur est d’une génération postérieure) ; pourtant ni la fin surprenante (même en « pointe » ou « chute »), ni la brièveté ne sont absentes des Contemplations, où vingt-cinq poèmes n’ont pas plus de quatorze vers). Sans être aussi formellement codifiée que la forme métrique du sonnet, il était presque convenu aux yeux de certains que le sonnet devait se terminer d’une manière surprenante (délicate, piquante, paradoxale, ou spirituelle de quelque manière), traditionnellement désignée dans les notions de chute ou de pointe ; on comprend peu la poétique du sonnet de Baudelaire, si on ne comprend pas qu’il est souvent construit à partir d’une fin paradoxale par rapport à son 2-quatrains initial. Hugo a souvent construit des poèmes même très longs de manière à préparer une pointe d’une brièveté parfois extrême, mais dans des suites périodiques de longueur libre, où la surprise est plus surprenante. Le sonnet pour lui s’apparentait peut-être encore au madrigal. Le poème-stance 3.4 Écrit au bas d’un crucifix, en tant que quatrain ab-ba, n’a pas une forme moins «fixe » (comme on dit) qu’un sonnet ; en témoigne la notion même de quatrain, qui pouvait désigner un poème quatrain aussi bien qu’une période rimique (on y reviendra plus bas). Enfin, quand une suite « périodique » se borne à une longueur de 2 ou 3 périodes, sa forme globale est sensible et peut être typée. Ainsi certains 2 et 3-stances pouvaient s’apparenter par leur forme globale, entre autres choses, à des chansons ou chants : six poèmes du recueil sont des 2-stances, onze sont des 3- stances. Il n’est pas surprenant que le 2-stances 3.15 s'intitule Épitaphe (malgré ses longues strophes) ou que le 3-stances 2.4 « Si vous n’avez rien à me dire» s'intitule Chanson. Ces pièces brèves contrastent nettement avec les immenses poèmes méditatifs du recueil. Quant aux fantaisies ou acrobaties métriques diverses dont rivalisaient nombre de ses contemporains, l’auteur des Odes et # On reviendra plus bas sur ce poème. # Voir sur ce sujet la contribution de Brigitte Buffard-Moret, à paraître en 2016 dans Lectures des Contemplations, éditées par Judith Wulf, Presses Universitaire de Rennes. 15 sixains ab-ba cc dans 2.28. L'analyse de la ponctuation moyenne de nombreux abba de l’œuvre de Hugo confirme que chez lui comme dans la tradition classique ces abba sont analysables en ab-ba de deux modules. Ils apparaissent alors comme apparentés aux ab-ab, comme les aab-cbc traditionnels s’apparentent aux aab-chc: dans un ab-ba comme dans un aab-chc, au lieu que la terminaison dernière et globale du premier module (ici notée en « b ») revienne en finale du second module, elle y paraît anticipée d’un rang”. À la suite de Martinon qui parlait en tels cas d'inversion des deux dernières terminaisons rimiques, il peut être commode de distinguer ces quatrains et sixains comme invertis par rapport aux ab-ab et aab-ccb dont leur forme peut paraître dérivée. On peut appeler GR classiques (étiquette assez arbitraire mais commode) les GR binaires (à deux modules) ainsi caractérisés, qu’ils soient invertis ou non. On peut alors observer que, dans 162 des 166 pièces métriques des Contemplations, les vers sont rimés en GR classiques, que ces GR soient autonomes (comme en strophes quatrains ou sixains) ou composants de strophes composées (comme les dixains des Mages composés d’un GR quatrain et d’un GR sixain). À l’intérieur de la classe des GR classiques, on peut distinguer sous le nom de symétriques (inspiré de Martinon) ceux dont les modules sont de même longueur en nombre de vers ; ainsi chacun des deux modules est de 1 vers dans a-a, de 2 vers dans ab-ab, de 3 vers dans aab-ccb, etc.). Dans deux poèmes seulement on trouve (ou peut soupçonner) des GR dissymétriques (qu’ils soient classiques ou non), à savoir dans les quintils de 2.5 Hier au soir en ab-aab et dans ceux de 4.10 « Pendant que le marin. ». Suites strophiques continues ou discontinues (stances) En strophes simples, ces trois types se répartissent nettement, conformément à la tradition, en deux groupes stylistiquement bien distincts, et même si évidemment distincts que leur parenté structurale en paires de modules classiques est souvent méconnue des analystes. Les a-a en suite périodique sont généralement traités en continuité : non distingués graphiquement, ils sont souvent enjambables avec encore plus de liberté que deux ou trois siècles plus tôt, et assez souvent le poème est formaté en paragraphes sémantiques dont les frontières ne coïncident pas avec une frontière de distique. Pour exemple frappant, ces cinq vers formant le dernier des deux paragraphes de Mugitusque boum (5.17), où le poète s’adresse aux mugissements des bœufs : Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles ; Et Virgile écoutait comme j'écoute, et l’eau Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau Le vent, et le rocher l’écume, et le ciel sombre L'homme. Ô nature, abîme ! immensité de l'ombre ! Ces cinq vers sont des alinéas métriques, le passage à la ligne et la majuscule initiale y étant déterminés métriquement (quel que soit le sens) en correspondance réglée avec un mètre (6-6) et une terminaison rimique finale. Ils forment un paragraphe sémantique de statut comparable à un paragraphe de prose, donc sans statut métrique, comme en témoigne le fait qu’un même GR a-a inclut le dernier vers du paragraphe précédent («éternelles ») et leur premier vers («.…solennelles »). Leurs quatre derniers vers sont saturés de contre-rejets et rejets : au moins chacun des syntagmes « Et Virgile écoutait + comme j'écoute] », « [et l'eau / Voyait passer le cygne auguste », « voyait passer le cygne + auguste] », « [et le bouleau /{ Le vent] », « et le rocher + l’écume] », « [et le ciel sombre / L'homme] » il y a au moins un contre-rejet ou un rejet autour d’une frontière d’hémistiche (notée «+»), de vers (notée «/ ») ou de groupe rimique (notée ici «//»). Au moins dans ces trois derniers syntagmes, la forme GN1 — GN2 chevauche parallèlement tour à tour trois frontières métriques différentes (sorte de glissement métrique) en mettant face à chaque fois un regardant et un regardé, * Rares chez Hugo, les aab-cbc (autonomes ou composants) sont absents des Contemplations. $! La qualification traditionnelle de quatrains « embrassés » est séduisante, et sans doute même pertinente dans certains cas, mais elle ne tient pas compte de leur structure binaire ab-ab (on imagine même parfois qu’ils incluent un distique bb médian « embrassé » par les deux a), et elle ignore leur communauté avec les aab-chc, que l’inversion des deux terminaisons finales ne rend pas «<embrassés ». Dans les rondeaux préclassiques, les ab-ba commutent avec des aab-ba, tous deux s’apparentant aux formes ab-ab et aab-ab par inversion dans le second module. 16 paires d'éléments de la nature analogues entre elles et, collectivement, analogues à la relation de Virgile écoutant avec la nature écoutée. À son tour cet ensemble concluant le poème après la longue citation des « voix » des bœufs fait globalement écho aux quatre premiers vers introduisant ces voix ; dans le groupe (non métrique?) des quatre derniers, Virgile écoutant (à l’imparfait) la nature est comparé au sujet poète (Victor Hugo) écoutant (au présent); cette relation est parallèle à la comparaison, dans le groupe (sémantique) des quatre premiers vers du poème, entre le «temps du doux Virgile » et « aujourd’hui », dans quatre vers également déjà marqués par une succession de décalages métriques parallèles (« au temps du doux Virgile, / Comme aujourd’hui », « le soir. // Ou le matin »). Ces décalages du sens et des formes métriques sont d’autant plus remarquables qu’ils contrastent avec la relative concordance de la trentaine de vers qu’ils encadrent, vers exprimant la voix des bœufs parlant à l’homme et la nature. Sur un autre plan, culturellement, ces vers faisaient écho au passage des Géorgiques alors célèbre où le poète romain Virgile disait dans sa langue le bonheur des paysans (« fortunatos… / agricolas] » comblés par la nature, en des vers chargés d’enjambements ; les mugissements des bœufs, « mugitus[-que] boum », richesse des agriculteurs, y sont mentionnés dans un vers et une proposition qui commence par un contre-rejet et se termine par un rejet de ce vers. Dans une traduction encore célèbre au début du siècle, Jacques Delille, père « d’une prétendue école d'élégance » selon la préface de Cromwell, avait «traduit » ces vers de Virgile en suites de a-a d’alexandrins paisiblement concordants : « Heureux l’homme des champs, s’il connaît son bonheur ! [...] Un troupeau qui mugit, des vallons, des forêts ; .… », etc. La souplesse d’articulation de la parole à son organisation métrique était telle dans les vers (et les distiques suivis) de Hugo que déjà nombre de ses contemporains, embrouillés, se plaignaient que ce ne soient plus des « vers ». Contrairement aux suites de a-a d’alexandrins où non seulement (comme ailleurs) la division des vers en hémistiches *, mais la division des suites de vers en groupes rimiques a-a n’est pas graphiquement dictée au lecteur, la concordance ou l'articulation du sens à l’organisation métrique est généralement plus évidente dans les stances de Hugo". Chez lui comme dans la tradition, les groupes rimiques de dimension supérieure à a-a sont généralement, seuls ou combinés par paires, organisés en stances graphiquement démarquées, évidentes et guidant le traitement rythmique dans l’esprit du lecteur. Une exception tout à fait remarquable à la clarté de la structure strophique sera examinée à propos des quintils du « marin qui calcule et qui doute » (2.10). Il s’agit ici de « lyrisme » littéraire. Dans la tradition française, en métrique de chant, ou (en poésie littéraire) en style métrique de chant, le distique a-a est commun, que ce soit en couplet (chanson populaire) ou en refrain. Il est commun aussi en composant strophique, par exemple avec lui-même en aa bb (groupes équi-composé) ou en finale comme en ab-ab cc. Cette dernière forme, avec quatrain pur ou inverti, est représentée dans deux poèmes des Contemplations qui seront examinés plus bas. L’alternance des rimes masculines et féminines et les groupes rimiques alternables L’alternance totale des cadences Rappelons d’abord la règle, aujourd’hui dite d’alternance, dont l'importance n’est plus toujours bien comprise, mais qui, du temps de Hugo, n’était pas sans conséquence dans la distribution des strophes. Cette règle consistait, en poésie littéraire, à changer de cadence de vers (féminine ou masculine) à chaque fois que, d’un vers à l’autre, on changeait de rime ; elle était déjà bien établie du #?]1 serait abusif d'appeler « quatrain », notion métrique, n’importe quel groupe de quatre vers, même formant deux distiques. #3 C'est sans doute une hypothèse raisonnable que d'admettre que tous les 12-voyelles des Contemplations sont des alexandrins 6-6, même si, dans un certain nombre, comme en contrepoint, des parallélismes internes favorisaient le rythme 4-4-4, voire d’autres rythmes apparentés. V. par exemple Cornulier (1995 : 85-86) . # Il ne s’agit ici ni des vers dramatiques de Hugo, ni de la manière dont ses vers dramatiques ou non pouvaient être reçus par des auditeurs. % Il n’est pas tout à fait évident que les «bataillons d’alexandrins carrés » dont se moque la Réponse à un acte d'accusation ne soient pas des bataillons carrés d’alexandrins (avec « d’alexandrins » en rejet à la césure). 17 temps de Malherbe à l’intérieur des suites continues de a-a d’alexandrins et à l’intérieur des stances (alternance intra-strophique) ; mais, tout en tendant à s’étendre aux passage d’une stance à l’autre depuis la seconde moitié du XVII siècle (alternance trans-strophique), elle ne s’était pas absolument imposée, et divers poètes, comme Lamartine, ne s’en souciaient pas systématiquement. Or à cet égard, dans ses vers littéraires, Hugo était une sorte d’extrémiste : il pratiquait l'alternance non seulement aux frontières de strophes, mais d’un bout à l’autre d’un poème même métriquement composite : contrainte considérable. Le nombre d’exceptions à cette règle dans les plus de onze mille vers des Contemplations est : zéro. Cela ne va pas sans conséquences, même si ces conséquences ne sautent pas aux yeux de lecteurs indifférents (comme on l’est généralement aujourd’hui) à la distinction des cadences. Écrit en 1846 et Écrit en 1855 Comme les poèmes sont en général des pièces (ou suites de pièces) métriques autonomes, Hugo ne se souciait tout de même pas d’alternance d’un poème à l’autre. Ainsi le premier poème du premier livre (À ma fille) se termine par un vers féminin (en « plain-dre ») auquel succède au début du poème suivant un vers féminin («Le poète s’en va dans les champs ; il admi-re » ; une telle succession de rimes féminines, aléatoire d’un poème à l’autre, n’est pas forcément significative”. 11 s’ensuit qu’une rupture d’alternance entre deux rimes dans un poème serait ici un indice de discontinuité. Cette conséquence fournit un argument formel pour considérer que l’ensemble d’alexandrins rimés en suite périodiques de a-a sous un seul et unique numéro « III » dans le 5° livre, mais divisé sous deux titres (reproduits dans la table des matières), Écrit en 1846 et Écrit en 1855, forme bien deux et non une seule pièce métrique, à cet égard traitées comme deux et non un seul poème ; car la première partie se termine, et la seconde commence par un vers féminin. Cette rupture d’alternance est bien marquée par le fait qu’on passe sans transition des rimes suspensives « m’emporte / mère morte » (fin de la première partie) à la rime non moins suspensive « J'écoute » (initiale de la seconde) ; noter la syllabe féminine commune en «-te » d’un poème à l’autre ; à la rime « J'écoute = doute » succède ensuite immédiatement le mot-rime « morts » où « morte » reparaît au masculin sémantique et rythmique. — Ce probable jeu éditorial et métrique s’articule à une fiction épistolaire. L’Écrit en 1846 se présente comme le corps d’une lettre, l'Écrit en 1855, comme un post-scriptum épistolaire par ces mots en début du premier vers : « J’ajoute un post-scriptum + après neuf ans » où l’intervalle de neuf ans est souligné en rejet. Mais Hugo ne fait pas semblant d’avoir conservé une lettre neuf ans avant de l’envoyer. Le caractère fictif, voire ludique de cette fiction se dénonce dès l’épigraphe du corps de la lettre : y est longuement citée une prétendue « Lettre à Victor Hugo, Paris, 1846 » du « marquis de C. d'E...» à qui va (tout de suite !.. dans le recueil !) répondre le poète. Ce marquis de Coriolis d’Espinouse ne risquait pas d’en être l’auteur, étant mort cinq ans plus tôt”. Le choix d’un « marquis » bien réactionnaire et bien mort était significatif de l’évolution du poète qui, fils d’une « vendéenne », n’était pas, lui, tourné vers le passé ; avec le temps, tout en restant fidèle à son devoir, il est devenu, souligne-t-il, homme de progrès. —- La discontinuité cadentielle de la lettre au post- scriptum pourrait n’être pas sans rapport avec ces changements d'époque, par lesquels Hugo se justifie des reproches d’un « marquis » d’un autre temps. Groupes rimiques alternables, ab-ba et alternance À l'égard de l'alternance des cadences, les quatrains invertis, très minoritaires dans les Contemplations comme chez la plupart des poètes, ont une propriété combinatoire qui a pu jouer un rôle dans leur distribution””. Les GR invertis ab-ba et aab-cbc possèdent avec le GR a-a une propriété % Sauf exception peut-être comme dans les deux Écrits en. examinés plus bas. #7 Quant aux styles désuet (de l’épigraphe) et moderne (de la réponse), ajoutons que ce marquis d’Espinouse, né en 1776, avait publié, parmi divers écrits catholiques et réactionnaires, en 1818, un «dithyrambe » en vers bien lyriques à « l’ombre » de Jacques Delille. # Le fait qu’il n’y ait pas rupture d’alternance au passage de la Réponse à un acte d'accusation (1.7) à sa Suite (1.8) — de « idée » à « vivant » — ne prouve rien à lui seul ; car si la non-alternance prouve que l’alternance n’est pas recherchée, l’alternance peut être aléatoire. # Comme l’a bien expliqué Martinon (1912 : 93-100) que je suis notamment sur ce point. Cette alternance était plus souvent nommée mélange des rimes du temps de Hugo. De nombreux poètes, 20 sujet parle encore des « souvenirs » comme d’un trésor même s’il n’est plus aperçu que « du seuil et du dehors d’un temple » comme s’il s’en éloignait ; mais, dans la dernière strophe, « l'espérance est vidée » et il se résigne à jeter ce trésor et «sa joie » au « fond des mers » de « l’oubli » ; la fin de la joie, « cette fleur rapide de la jeunesse » selon la préface, clôt les deux livres de l’Aurore et de l'Âme en fleur sur cette cadence féminine, dans des vers dont le rythme 4-6 peut aussi faire écho aux 4-6v du poème À ma fille qui ouvrait le livre 1". Parenté de Lise et Un soir que je regardais le ciel. Lise et Un soir que je regardais le ciel sont les deux seuls poèmes (et pièces métriques) du recueil dont les stances sont composées d’un GR quatrain et d’un GR a-a, et même les seuls à stances incluant un a-a. On peut même considérer que sont les seuls à mètre de base 4-6 strictement internes au recueil, en ce sens que le seul autre, À ma fille, quoique premier poème du premier des six livres, forme avec À celle qui est restée en France, poème postposé au dernier livre, une sorte de cadre dédicatoire du recueil à la fille disparue”. Cette parenté formelle invite à prêter attention aux différences formelles et sémantiques des deux poèmes. Dans le premier, comme le quatrain ab-ab ne compensant pas la forme alternable du a-a qui l'accompagne, il provoque l'alternance des stances tour à tour masculines et féminines, et ainsi équilibre à l’échelle du poème la proportion des stances masculines et féminines : même si la dernière est féminine, ce n’est donc pas un poème en stances féminines ; on peut ainsi le comparer, par exemple, à Booz endormi, poème viril, nuptial et symbolisant un espoir de fécondité masculine, où des quatrains masculins et féminins alternent en nombre comparable même si la dernière stance est féminine“. Le dernier poème du livre II n’est pas seulement un poème féminin (par la « joie » jetée) : il est tout en stances féminines ; cette cadence peut alors avoir sa valeur « élégiaque » (comme disait Banville). Or les stances alternes de Lise et celles féminines d’«Un soir...» ouvrent, dans ce livre d’Autrefois, sur deux perspectives inverses : la première renvoie au bonheur perdu de l’enfance — avant «hier » —, mais dont le souvenir hier encore pouvait la charmer ; dans la seconde est évoqué (aux temps grammaticaux du passé) le souvenir d’un amour heureux d’Autrefois, mais, au lieu d’en jouir simplement, le poète prévoyant la fin des jours heureux décide de jeter dans la mer la coupe de l'espérance, désormais vide” ; cette finale désespérée ouvre sur le malheur d'Aujourd'hui”. Au souvenir heureux correspond, dans les derniers vers de Lise, l'impératif « Charmez encor nos âmes éblouies » ; à la renonciation au souvenir correspond, dans le dernier poème, l’impératif « Laissons tomber la coupe au fond des mers » *! ; les derniers vers précisent que la mer sombre, c’est « l’oubli ». * Comme me le fait remarquer Romain Benini. Le poème 1.1 À ma fille pouvait plus difficilement être antéposé aux six livres parce que cette place était occupée par le poème liminaire « Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants D'autre part, cependant, Romain Benini me fait remarquer que deux poèmes en vers de 4-6, À ma fille (1.1) et Un soir que je regardais le ciel (2.28), ouvrent et ferment l’ensemble thématique formé par les deux premiers livres d’Aujourd'hui. # Le souci, même symbolique, des cadences, jusque dans l'exception, me paraît évident dans Booz endormi, poème écrit en 1859. Dans ce poème nuptial, « mariant », pourrait-on on dire, les stances des deux « sexes », les quatrains de la « voix de Booz » pendant son rêve — il se croit trop vieux et las pour avoir encore des « matins triomphants » et doute de son rêve (ithyphallique) — sont exceptionnellement encadrés par deux quatrains masculins car en ab-ab prenant chacun la place d’un ab-ba féminin. — La cadence féminine de la dernière stance pourrait être favorisée par le choix du mot « étoiles ». V. Cornulier, 1995, p. 144-148. Ce geste de la dernière stance correspond à la seconde indication de lieu (Bruxelles) et de date au bas du poème, correspondant à l’exil. % L'avant-dernière stance du dernier poème, ajoutée sur manuscrit, chante le «trésor» des souvenirs — ce qui l’apparente au premier poème — juste avant qu’il soit jeté à l’eau, concentrant et relevant le contraste au passage de la mélancolie au désespoir. 51 «Laissons tomber » est substitué pendant l'exil à « Il faut jeter » (Albouy, 1967, p. 1454). >. 21 Complémentairement, on observe que le style métrique de chant est plus marqué dans le premier poème que dans le second, au moins par le bouclage verbal des deux stances extrêmes et le bouclage structural du poème qui en résulte. La chanson du roi de Thulé de et le problème des cadences Il se trouve qu’en traduisant la chanson de Marguerite (Gretchen) dans le premier Faust, Gérard de Nerval lui-même avait rencontré un problème de cadences strophiques. L’innocente Marguerite (Gretchen) «se met à chanter » : « Autrefois un roi de Thulé.… », chanson qui présage son malheur, en ab-ab masculins de 8-voyelles, sauf le premier quatrain rimé seul en ab-ba. À cette curieuse exception près, ces ab-ab étaient conformes au modèle allemand”?, où ces quatrains étaient cadencés en fin-fm. La ballade de Goethe introduisait naturellement son personnage légendaire en cet incipit (particulièrement important dans un chant dont on ne chante pas le titre): «Es war ein Kônig in Thule » (Il était un roi à Thulé). Dans les diverses variantes successives qu’on connaît de la transposition de cette chanson chez Nerval” 3. le schéma rimique varie, mais une chose demeure en place comme naturellement : le « roi de Thulé » en rime d’incipit (« roi à Thulé » aurait fait hiatus). Mais alors que l’allemand « Thule » était de cadence féminine, le français « Thulé » est de cadence masculine. Il semble donc que, désirant d’abord coller au plus près possible du modèle strophique de Goethe, ab-ab et fm-fm, et tenant, chose incompatible, à l’incipit prosodiquement masculin en « roi de Thulé », Gérard se soit d’abord contenté d’un accommodement par cette légère exception à la périodicité strophique. On pourrait formuler la chose en disant que, comme ce roi obligeait un module initial en mf dans un premier quatrain dès lors mf-fm, et conséquemment le schéma ab-ba, qu’on peut aussi bien noter ba-ab, Gérard a en quelque sorte inversé en ab le premier module dans une série de ba-ab. Au prix de cette unique inversion, tous les quatrains suivants pouvaient être masculins comme chez Goethe, tout cela dans le respect de l’alternance trans-strophique. Ce choix du traducteur entraînait une finale masculine du poème, d’abord «Il ne boira plus désormais ». Se basant sur cette transposition pour le livret de sa Damnation de Faust, Berlioz (1846) conclut tout de même sur une terminaison féminine en bouclant le chant par retour du module initial seul féminin (« …fidèle »°*). Dans les versions (connues) suivantes”, Gérard s'écarte du respect littéral du rythme allemand et du même coup régularise l’exception rimique initiale en alignant tous ses quatrains sur le rythme ab-ba du premier. Respectant l’alternance trans-strophique qui prévalait en poésie française littéraire, il alterne les cadences d’une stance à l’autre, ce qui permet à la moitié d’entre elles d’être féminines, et surtout à la dernière de l’être par son dernier vers, « Jamais on ne le vit plus boire », — heureux progrès dans l'esprit de la rythmique française”. #? Comme l’observe Christine Lombez (p. 37 de « Traduction de la poésie en vers ou en prose ? Le cas de Gérard de Nerval » dans Transfer(t), Montpellier, Praxiling — Université de Montpellier III, n° 1, Poésie, traduction retraduction, textes réunis par C. Lombez, Cahier coordonné par Roger Sauter, p. 27-41). % Dans le Faust de Goëthe [sic] suivi du second Faust, choix de ballades et poésies (traductions publiées par Gérard [de Nerval] chez Gosselin, 1840, p. 428) est proposée « une variante » de cette traduction où toutes les stances sont métriquement alignées sur la première, donc toutes féminines ; à la finale masculine « Désormais il ne boira plus » peut ainsi succéder la féminine « Jamais on ne le vit plus boire ». Dans les pages suivantes, le « Choix de poésies traduites en vers » commence par des traductions (par divers auteurs) de poésies de Goethe dont les deux premières, « La fiancée de Corinthe », sombre histoire, et la «Chanson de Mignon » sont rimées en ab-ba cc où ab-ab cc d’alexandrins ; toutes ces stances sont féminines. % Un tel retour n’était guère concevable en poésie littéraire à cause de la dépendance rimique de ce module. On bouclait plus volontiers par retour de GR ou stance initiale. # Notamment dans le Choix de ballades et poésies de 1840, où le lecteur peut comparer, du Faust au choix de « poésies », les deux types de transposition. 56 « Il est presque certain que Hugo avait lu les versions de 1827, 1830 et 1840 de la transposition de Nerval, étant donné leur diffusion dans les cercles littéraires », m'indique Capucine Echiffre, doctorante à l’Université de Nantes, que je remercie pour ses renseignements sur diverses «traductions » de la chanson de Goethe. 22 3. Poème ou pièce métrique non-périodique Seules deux pièces métriques des Contemplations ne sont pas rM-périodiques : Écrit au bas d'un crucifix (3.4) — un seul quatrain ab-ba — et la 5° pièce métrique de Magnitudo parvi (début de sa partie sémantique V) : un seul distique a-a. Quatrain unique au bas d’un crucifix. Écrit au bas d’un crucifix (3.14) Vous qui pleurez, venez + à ce Dieu, car il pleure. 3-54? Vous qui souffrez, venez + à lui, car il guérit. 44-47 Vous qui tremblez, venez + à lui, car il sourit. Vous qui passez, venez + à lui, car il demeure. Ci-dessus la frontière des hémistiches en 6-6 est notée «+» (sans sens arithmétique), et si un syntagme amorcé dans le premier hémistiche se poursuit dans le second sans aller jusqu’au bout, son empiètement (rejet) dans le second hémistiche est mis en italiques. On constate un rejet à la césure dans chacun de ces vers. C’est le seul poème essentiellement non-périodique (non rM-périodique) dans les Contemplations. Le seul dont tous les vers (rien que quatre, mais quand même...) sont strictement parallèles”. Le seul dont tous les vers présentent un rejet (parallèle) à la césure. Exception énorme et concentrée dans le poème le plus bref du recueil. Mais, à défaut d’être métrique par équivalence contextuelle, ce poème était évidemment métrique, pour la quasi-totalité des lecteurs métriques de Hugo, par conformité au modèle familier du groupe rimique, et plus précisément des stances en ab-ba. On verra que cette relation de conformité externe peut elle-même être historiquement précisée. Parmi les formes les plus communes de poème-stance étaient le distique et le quatrain. Plus ou moins rares (voire exceptionnelles) dans les recueils de poésie littéraire, elles étaient communes en apposition à des objets — en légende de gravure, d’images diverses, inscription (tombale, dédicace), ou à l’état isolé quasi-formulaire (sentences, devinettes, épigrammes dont l’étymologie veut dire : écrit sur »). C’est ici fictivement le cas puisque le « titre » de ce poème est l'indication fictive « Écrit au bas d’un crucifix », soit une inscription, comparable à l’écriteau de quatre lettres « INRI » cloué sur un crucifix. Cette apposition imaginaire à un crucifix, que ce soit le crucifié (« crucifixus ») ou, avec lui, la croix sur laquelle il est cloué, suggère un symbolisme graphique du quatrain, strophe dont le nombre de vers peut être reconnaissable à l’œil nu; quadri-partition valorisée par la correspondance exacte et spectaculaire des 4 vers avec 4 énoncés ; analogues aux 4 branches de la croix à laquelle ils sont fictivement apposés. On appelait un poème-quatrain un quatrain (c'était un nom de strophe, et un nom de poème composé d’une seule telle strophe). Il se trouve de plus qu’en son temps, pour de nombreux lecteurs, à cause de son caractère moral et universel (en un sens large de ces mots), ce quatrain pouvait évoquer le modèle initialement fourni par une série de quatrains moraux aujourd’hui oubliés, mais alors encore célèbres : Les Quatrains du seigneur de Pibrac, Guy du Faur, édités puis souvent réédités depuis 1574. Chacun de ces quatrains était sémantiquement autonome (comme un bref poème), et la périodicité formelle de leur succession en recueil était comparable à celle de sonnets publiés en série du temps de Pibrac. En voici un, cité ici d’après l’édition de Jules Claretie en. 1874, le 105% : Ne voise au bal, qui n’aymera la danse, Ny au banquet qui ne voudra manger, Ny sur la mer qui craindra le danger, 7 L'effet dominant pour un lecteur d’aujourd’hui de « ternaires romantiques » en 4-4-4 est ici de pertinence métrique, sinon rythmique, incertaine. La seule chose métriquement certaine est que ces vers sont de mètre 6-6, produisant, en contrepoint avec le parallélisme sémantique, un faisceau de rejets équivalents à la césure : c’est « à ce Dieu », « à lui, à lui..., à lui », qu’il faut venir, martèlent ces rejets. Le rejet « à ce Dieu » n’induit pas de 4v final ; le triple rejet sémantiquement équivalent « à lui » ne forme, en un sens, qu’un seul et même rejet. 25 L'analyse de ce problème serait trop longue pour prendre place dans ce paragraphe. J'en ai proposé une consultable en ligne (Cornulier, 2016 b) dont je résume ici les conclusions. La première stance est clairement organisée en ab-ba-b, soit un GR classique ab-ba augmenté d’un vers (module ?). Pour que le poème soit r-périodique, il faudrait que l’unique stance qui suit se prête également, sans torture mentale, à un traitement rythmique en ab-ba-b. Le poète a manifestement pris le soin d'empêcher ça en construisant — à partir du dernier vers du premier quintil — un leurre rythmique propre à détourner le lecteur du rythme ab-ba-b. Le sens de ce piège est évident dans le poème même : à la différence du marin, du berger et de l’astronome, « Moi » cherche quelque chose, « autre chose », qu’on ne peut pas trouver. Or ce poème présente plusieurs caractéristiques métriques exceptionnelles sinon en général, du moins dans le cadre du recueil. Il est l’un des deux seuls poèmes en quintils, et même en paire de quintils. L'autre, antérieur dans le recueil, 2.5 « Hier, le vent du soir... », clairement métrique en ab-aab et de ton plutôt chantant, est en contraste avec lui comme « hier » temps d’amour d’Autrefois, avec Aujourd'hui, temps de deuil. Le piège rythmique repose au départ sur un glissement métrique d’un poème (bien chantant), « Hier, le vent du soi. », à ce poème (dé-chantant) « Pendant que le marin... »: Les deux sont principalement constitués d’une suite discursive du type « XXX... — Moi, je. », qui est bien calée autour de la frontière de stances dans le premier poème, mais qui est dangereusement décalée à un vers de cette frontière, dans « Pendant que le marin. », parce que le troisième syntagme du type « Pendant que. » occupe le dernier vers du premier quintil et le premier du second. À partir de là, le rythme strophique périodique, c’est-à-dire un rythme conforme à celui du premier quintil, ne paraît plus guère rattrapable. Dans ce dernier poème, la dissolution métrique de la seconde stance, empêchant d'emblée la périodicité strophique (réelle), peut être une expression rythmique de la disparition. Le père en deuil ne peut distinguer sa fille disparue dans le ciel nocturne. «Pendant que le marin...» me semble être le seul poème apparemment r-périodique des Contemplations qui déroute aussi brutalement le traitement périodique de ses strophes. Quant à la technique de versification employée, avec un faux distique chevauchant la frontière de stances, elle est proche de celle de Rimbaud dans un trois-quintils de 1872 où « Moi » — rejette dans le dernier quintil l'offre que vient de lui faire un pauvre songe. Alternance strophique (rimique) dans Magnitudo parvi || Sur les 164 pièces rM-périodiques du recueil, presque toutes roulent sur un seul type rimique de strophe (r-périodicité unaire). Une seule roule sur deux types rimiques de strophes (r-périodicité binaire) : Magnitudo parvi (13.30, 2° partie sémantique de ce poème), suite de onze douzains ab-ab cecd-eeed (« 22-44-vers ») alternant avec autant de septains ab-ab-ccb (« 223-vers »). Cette alternance rimique est assez forte : elle oppose des triplets de modules (GR ab-ab augmentés d’un module ccb) et des paires de GR (ab-ab suivi d’un aaab-cccb). Elle est renforcée par alternance des mètres de base, 6-6 dans un cas, 8v dans l’autre. Est-elle, comme souvent, un trait de style métrique de chant ? Rien ne le confirmerait, me semble-t- il. L’alternance strophique est-elle du moins en accord avec une alternance énonciative (par exemple dialogale), ou thématique (parallèle entre deux séries de choses) ? Apparemment non. Une motivation de l'alternance strophique me semble plutôt être suggérée par comparaison avec d’autres caractères exceptionnels de cette pièce : — Ampleur exceptionnelle des stances. Les deux types de stances sont les plus longues du recueil (en nombre de syllabes métriques) : la première, rimée en ab-ab cccd-eeed, totalise 96 syll.mét., et est aussi la plus longue en nombre de vers (12) ; la seconde, rimée en ab-ab-ccb, compte 84 syIl.mét. (la plus longue après elles dans le recueil est le dizain classique ab-ab ccd-eed de 8v, de 80 syll.mét.). Plus précisément, l’une et l’autre peuvent donner l'impression non simplement d’être longues, mais de s’allonger ; car la première, composée d’un ab-ab et d’un aaab-cccb, commence comme un dixain classique dont elle se différencierait, dans son second groupe rimique, par l'allongement des modules 26 de 3 vers en modules de 4 vers ; la seconde peut paraître dériver d’un quatrain classique ab-ab composé de deux modules par addition d’un troisième module de 3 vers. — L'ampleur exceptionnelle de ces stances est à son tour amplifiée par l'alternance des deux formes, qui, même sans créer des paires métriques douzain+septain (que le sens ne favorise pas systématiquement), crée une effet d’ondulation supérieur à tout autre en longueur dans le recueil? et de loin : 204 syll.mét., soit plus du double de la longueur des périodes strophiques les plus longues dans le reste du recueil (80 syIl.mét. pour les dixains de 8v comme dans les Mages). — Longueur de phrase. Une seule phrase, amorcée dans la première stance de cette suite métrique, enjambe de stance en stance jusqu’à la fin de la quatrième. Ces quatre stances ainsi liées forment une suite de 720 syll.mét. : c’est la longueur, honorable, d’un poème de 60 alexandrins?. La pertinence sémantique de cette coalition de propriétés exceptionnelles semble évidente : il s’agit d'inciter l’enfant à qui le poète s’adresse — ou ses lecteurs — à imaginer un « voyage démesuré » dans les « énormités de la nuit » et de l’ « immensité » céleste, associée à l’ « éternité » comme le « sans fond » au « sans fin ». L’immense houle rythmique résultant de l’allongement des stances combiné avec l’alternance strophique prépare un contraste extrême avec la pièce métrique qui lui succède dans Magnitudo parvi : cette pièce métrique 3.3 III est une suite périodique simple de quatrains de 8v — stance la plus brève du recueil si on excepte les quatrains en mètre plus court réservé au style métrique de chant et les tercets- modules des Feuillantines. L'effet de contraste se produit au moment où, venant de terminer la suite binaire de stances longues (13.2), on passe à la suite unaire de petits quatrains (13.3). Or ce moment de contraste rythmique coïncide avec un moment de contraste sémantique : c’est celui où, après avoir invité l’enfant et le lecteur à considérer dans l’espace l’« immensité » du « sans fond » associée à l’«éternité » du « sans fin », on l'invite à considérer à terre le modeste feu d’un pâtre et « le cœur d’un homme ». La coïncidence de ces contrastes justifie l’alternance strophique, qui contribuait largement à l’effet de longueur rythmique dans 13.2. Cet effet de contraste initial est ensuite, peu à peu, équilibré par un effet inverse : il faut lire 116 stances — 24 pages — pour arriver à la fin de cette nouvelle partie métrique, immensité dont peut donner le sens, dans la dernière partie du poème, le vers : « Une âme est plus grande qu’un monde ». Avec une longueur plus de 8 300 syll.mét., le poème entier Magnitudo parvi s'apparente à la Bouche d'ombre à peine plus longue (plus de 8400 syllmét.). Ces deux poèmes terminent respectivement les trois livres d’Autrefois (premier volume de 1856) et les trois livres d'Aujourd'hui (deuxième volume de 1856)%. Dans le premier, le poète-père parle à l'enfant, dans le second c’est l’ombre (abîme, où sans doute est désormais la fille disparue) qui parle au poète. Ainsi l’énorme et le petit rythmiques, dans Magnitudo parti, sont en résonance avec le sens du poème et les deux termes de son titre. Quelques références Albouy, Pierre, 1967, éd. des Œuvres poétiques de Victor Hugo, vol. 2, Pléiade, Gallimard. Benini, Romain, 2014, Chansons dites “populaires” imprimées à Paris entre 1848 et 1851, approche stylistique et métrique, thèse soutenue à l'ENS de Lyon en décembre 2014. ? De même que pour mesurer une longueur d’onde (physique) il n’est pas nécessaire de décider arbitrairement à quel point de l’ondulation chaque période commence et finit, de même pour sentir la longueur de l’ondulation des douzains et septains, il n’est sans doute pas nécessaire d’avoir l'impression qu’ils se regroupent systématiquement en paires. $ Soit de l'ordre du double de la longueur de chacune des deux longues phrases des deux premières parties de 3.3 Saturne ; de plus, à la différence de ces dernières, la longue phrase de Magnitudo parti II progresse de manière suspensive (en attente d’une proposition principale). *! La réunion des deux parties des Contemplations en un seul tome (ou même seulement partie d’un unique ouvrage) oblitère cet effet. 27 Combet, Georges, 1984, « Les parallélismes de Booz endormi », dans Victor Hugo 1, Approches critiques contemporaines, éd. par Michel Grimaud, Lettres modernes, Minard, p. 81-99. Cornulier (de), Benoît, 1993, « Le système classique des strophes : Hugo 1829-1881 », dans Langue française n°99, 26-44, Larousse. — 1999, Petit dictionnaire de métrique, http://www.normalesup.org/-bdecornulier/DicoMet.pdf. — 2014, Répertoire des formes strophiques de Victor Hugo datant de 1995, http://www.normalesup.org/-bdecomulier/rephugo.pdf. — 2016 a, Relevé métrique des Contemplations et Spécification de ce relevé, en ligne (à préciser). — 2016 b, « Un 2-quintils rythmiquement déroutant dans les Contemplations », en ligne (à préciser). Gouvard, Jean-Michel, 2015, La Versification française, 2e éd., Quadrige Manuels, PUF. Martinon, Philippe, 1912, Les Strophes, Champion.
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