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Surréalisme et Négritude :, Schémas de Poésie

Surréalisme chez Léopold Sédar Senghor et Federico García Lorca : analyse contrastive de poèmes sélectionnés de chaque auteur. 1. “À New York”…

Typologie: Schémas

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

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Télécharge Surréalisme et Négritude : et plus Schémas au format PDF de Poésie sur Docsity uniquement! Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Surréalisme et Négritude : De Breton à Senghor et Lorca M a s t e r H i s p a n o - f r a n ç a i s e n L a n g u e F r a n ç a i s e A p p l i q u é e S e s s i o n : j u i n / j u i l l e t 2 0 1 6 Présenté par : Claudia Prieto Saura Dirigé par : Lourdes CarriedoLópez Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 1 de 76 TABLE DES MATIÈRES Remerciements…………………………………………………………….…… 3 I.- Introduction. 1. Inscription du travail dans le programme d’études du master….. . 4 2. Justification du thème choisi…………………………………….. 4 3. Genèse du sujet abordé. ………………………………………… 6 4. Objectifs…………………………………………………………. 7 5. Méthodologie et annonce du plan. ……………………………… 8 II.- Contextualisation historique du rapport entre le surréalisme et la Négritude. 1. Les revendications postcoloniales après la Deuxième Guerre Mondiale. ………………………………………………………. 9 2. Paris : épicentre de la Négritude……………………………… . .. 11 3. Débuts historiques du surréalisme et son admiration pour l’art négro-africain…………………………………………………..... 13 4. Lorca et son expérience de Harlem…………………………….... 14 III.-Principes de la révolution poétique surréaliste 1. Libération du contrôle de la raison………………………………. 16 2. Rupture avec les modèles esthétiques classiques………………... 18 IV.-Surréalisme chez Léopold Sédar Senghor et Federico García Lorca : analyse contrastive de poèmes sélectionnés de chaque auteur 1. “À New York”…………………………………………………… 24 2. « Élégie pour Martin Luther King ». ………………………...…. 28 3. « Norma y paraíso de los negros »………………………….…… 34 Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 4 de 76 I. INTRODUCTION 1. Inscription du travail dans le programme d’études du master. Par son orientation multidisciplinaire et internationale, le programme du Master en Langue Française Appliquée, qui culmine à travers ce mémoire, vise à approfondir les compétences de ses étudiants dans la langue et la civilisation française, les considérant dans toute leur ampleur. Nous allons aborder ici la littérature comme angle privilégié pour traiter ces deux aspects et les ouvrir à un contexte culturel, social et linguistique plus large. En effet, la puissance du rayonnement de la France dans le domaine littéraire tout au long de son Histoire, en Europe et au-delà, est incontestable. Cette discipline nous concerne donc directement et s'adapte à la perfection aux études suivies, d’autant plus qu’elle y est explicitement incorporée à travers la matière “Francophonie et littératures francophones”. Nous prêterons donc une attention spéciale aux apports des pays de l’aire francophone qui, unis autour du français, nous incitent à nous interroger sur la place actuelle de cette langue et de la culture qu’elle représente dans le monde. De même, nous ne laisserons pas de côté l’aspect contrastif avec la littérature hispanique, afin de nous attenir au plus possible à la dimension « hispano- française » qui définit le master. 2. Justification du thème choisi. Au sein de la littérature en langue française, le surréalisme est une avant-garde qui peut revendiquer sa nature proprement hexagonale. En effet, il est né en France, concrètement à l’initiative d’un écrivain normand, André Breton, et de son cercle également français. Cependant, son influence a dépassé le cadre national: elle a bientôt retenti en Europe et s’est développée ailleurs, marquant un avant et un après dans l’Histoire littéraire. Bien que son impact ait eu des effets dans d'autres arts comme la peinture et le cinéma, il s’est manifesté de manière particulièrement intense dans la poésie. Depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, celle-ci a connu le bouleversement des modèles esthétiques et éthiques traditionnels, que le surréalisme a mis en valeur et a culminé au XXème, détruisant leur empreinte rationnelle et ouvrant par ce biais de nouvelles perspectives sur la réalité, de nouveaux horizons de créativité Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 5 de 76 et d'expérimentation artistique dont aujourd'hui encore nous observons les conséquences. L'une d'elles a été l'amorce d'un corpus littéraire négro-africain en langue française très riche à partir des années 30, qui est né à l'issue d'un cumul de facteurs historiques et d'échanges aussi bien intellectuels qu'artistiques entre le cercle surréalistede Breton et un groupe d’auteurs originaires des anciennes colonies françaises qui se sont rassemblés autour de certaines revendications et principes esthétiques communs, destinés à exalter les valeurs de l'homme noir. La consolidation de leurs idées dans un mouvement littéraire, culturel, voire politique, connu comme « la Négritude », est inconcevable sans comprendre sa compénétration avec le surréalisme français. De même à l’inverse, ce dernier n’aurait sans doute pas été le même si ses adeptes n’avaient pas découvert l’art africain, qui au début du XXème siècle a enthousiasmé bien d’artistes en Europe à part les surréalistes. En effet, entre ces deux mouvements se sont produits des échanges très fructueux dont l’un et l’autre se sont nourris, ce qui explique les nombreuses caractéristiques qui les rassemblent. Leur comparaison nous a donc semblé une excellente passerelle entre la littérature française et les littératures francophones (le pluriel est ici de rigueur), puis entre le panorama des auteurs de langue française et ceux d’autres nationalités, puisque, comme soutient Claudio Guillén (2005), c’est en partant des littératures locales (dans notre cas, la française) que le comparatiste peut appréhender le monde vaste et multiple de la littérature: Mi propia experiencia me enseña que la supranacionalidad sólo se percibe desde el interior, como el horizonte cada día menos remoto de un proceso de conocimiento. No se puede otear el conjunto total, el vasto y múltiple mundo de la literatura, desde una inexistente atalaya exterior a él. El comparatista cultiva su especialidad desde dentro, como punto de partida reiterado para su aproximación a ese amplio conjunto y ese mundo, que es diverso, que es múltiple, que es varios mundos, pero que cada día se entiende más y se conoce mejor a sí mismo de forma solidaria. (Guillén, 2005: 52). 1 1 Traduction propre : « Ma propre expérience me montre que la supranationalité n’est perçue que de l’intérieur, comme l’horizon chaque jour moins lointain d’un processus de connaissance. Il est impossible de scruter l’ensemble total, le monde vaste et multiple de la littérature, depuis une échaugette externe à lui. Le comparatiste cultive sa spécialité de l’intérieur, comme point de départ réitéré pour son approche à cet ample ensemble et ce monde, qui est divers, qui est multiple, qui est plusieurs mondes, mais qui chaque chaque jour s’étend davantage et se connaît mieux lui-même de manière solidaire » (Guillén, 2005 :52) Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 6 de 76 3. Genèse du sujet abordé. L’idée centrale de notre sujet nous est arrivée dans le cours de Mme. CarriedoLópez, « Francophonie et littératures francophones », où étaient traitées des œuvres d'auteurs qui, tout en étant originaires de divers pays de l'Afrique, ont écrit ou écrivent en langue française, caractéristique qui leur a permis d'être mis en rapport sous un même programme. Au fur et à mesure que l'analyse de leurs textes devenait plus profonde, un constat a surgi de manière presque incontournable: celui de l'intense modernité des poèmes étudiés en classe, spécialement visible une fois que nous avons fait la connexion entre Léopold Sédar Senghor et Charles Baudelaire, initiateur de la poésie moderne et du symbolisme2, pour lequel Senghor a ouvertement manifesté son admiration3. Afin d’illustrer la présence baudelairienne dans l’œuvre du Président- poète, nous avons réalisé une étude centrée sur le traitement de la figure féminine chez les deux auteurs. Nos recherches ont conclu que celle-ci est représentée de manière élogieuse, en tant qu’incarnation d’un idéal de Beauté détaché des canons esthétiques traditionnels duquel elle est à la fois la Muse. Elle devient donc un symbole4, c’est-à- 2 Ce terme désigne une école poétique née en France, dont l’origine est associée par de nombreux critiques lui ayant porté un grand intérêt, comme Marcel Raymond, Hugo Friedrich ou Carlos Bousoño, au génie de Baudelaire, de Mallarmé et de Rimbaud (et la responsabilité de l’auteur des Fleurs du Mal est souvent la plus mise en valeur). Sa principale caractéristique a été de développer une poésie mystique qui cherche à transcender le monde sensible et fonder une esthétique de l’invisible, capable d’explorer l’inconscient humain et les énigmes de la réalité. Cette conception de la poésie a été très féconde en Europe et au-delà, jusqu’à nos jours. 3Pierre Brunel (2006) reproduit une citation de Senghor très éloquente à cet égard : « C’est, déclarait-il en 1978 à Mohamed Aziza, « l’un des poètes qui m’ont le plus influencé », et il plaçait sa photographie, dans sa bibliothèque de vacances, au-dessus de celle du général de Gaulle (Brunel, 2006 : 61). À cette déclaration il faut ajouter le mémoire réalisé pour l’obtention de Diplôme d’Études Supérieurs, obtenu à la Sorbonne en 1932 avec mention Bien, dont le titre,L’exotisme chez Baudelaire, était justement centré sur son auteur fétiche (Brunel, 2006). Par ailleurs, Senghor n’a pas hésité à lui rendre hommage aussi en reproduisant littéralement au sein de son recueil Poèmes perdus3(1990) deux titres de poèmes inclus dans Les Fleurs du Mal : « Spleen » et « Correspondance ». Par ailleurs, remarquons que « À une Antillaise », « À la négresse blonde » et « To adark girl » nous renvoient clairement à plusieurs titres baudelairiens tels que « À une dame créole », « À une madone », « À une Malabraise », « À une mendiente rousse », « À une passante », etc. 4 Il faut considérer que le symbole, comme signale Carlos Bousoño, n’est pas un concept exclusif du symbolisme vu comme mouvement poétique, littéraire ou artistique inscrit de manière spatio-temporelle. Sa définition surpasse l’adscription à un courant donné : il peut être présent dans n’importe quelle œuvre d’une époque quelconque. Ainsi, le symbole n’est qu’un des éléments constitutifs de l’école symboliste française, mais pas le seul. Chaque mouvement littéraire est la somme de certains facteurs qui se sont arbitrairement rassemblés, ayant pu aussi ne pas coïncider ou s’être unis différemment : Toda época artística se manifiesta como una determinada organización de sus características, a partir de un elemento central que las ha producido, como meras consecuencias suyas en el ánimo del autor (…) La diferencia entre unas épocas y otras viene entonces dada, exclusivamente, por el diferente grado con que ese individualismo se ofrece, grado que, a su vez, tiene origen social (Bousoño, 1977:8). Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 9 de 76 Friedrich et De Baudelaire au surréalisme de Marcel Raymond . Quant à la deuxième partie, elle consistera à montrer comment ces caractéristiques s’appliquent à un corpus concret. Comme nous n'avons ni l'espace ni le temps de nous attarder sur tous les auteurs et toutes les œuvres qui pourraient tenir dans notre sujet, nous nous sommes vus obligés à réduire ce corpus exclusivement à deux poèmes de Léopold Sédar Senghor dont le sujet explicite et principal est la communauté afro-américaine-“À New York” et “Élégie pour Martin Luther King”- et à deux poèmes de Lorca où est présente l'évocation d'Harlem et de l'univers nègre: “Norma y paraíso de los negros” et “Oda al Rey de Harlem”. Nous adopterons une méthodologie comparatiste, tel qu’elle est définie par Claudio Guillén dans son essai Entre lo uno y lo diverso, puisque nous chercherons, au-delà des frontières nationales, culturelles ou temporelles, les points de comparaison entre des manifestations poétiques très variées. Cette démarche nous servira, finalement, à constater que tous les textes convergent dans une thématique commune: l'exaltation de l'homme noir, qui devient un symbole poétique, catalyseur de sens insoupçonnés, et la défense de ses droits. « Orphée noir », la préface de Sartre à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache delangue française éditée par Senghor, nous permettra d’analyser, depuis une approche post-colonialiste adscrite aux réflexions effectuées par Edward Said dans son célèbre ouvrage L’Orientalisme, pourquoi son utilisation symbolique répond à une cause révolutionnaire partagée avec le surréalisme,qui cherche non seulement une nouvelle poésie, mais surtout une nouvelle humanité à créer à partir de celle-ci. II. CONTEXTUALISATION HISTORIQUE DU RAPPORT ENTRE LE SURRÉALISME ET LA NÉGRITUDE. Comment justifier donc les affinités et les concomitances évidentes et profondes entre la poésie surréaliste et la poésie de la Négritude? Pourquoi ces liens se sont-ils établis? Ce fait ne nous surprend pas, si nous prenons en compte les facteurs suivants : 1. Les revendications postcoloniales après la Deuxième Guerre Mondiale. En un premier temps, un contexte historique favorable. Pour toute personne ayant des références élémentaires de culture générale et de l'Histoire française, il est Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 10 de 76 bien connu que la France a été pendant plusieurs siècles l'un des pays européens qui s'est lancé avec le plus d'acharnement dans la colonisation de l'Amérique du Nord et de l'Afrique. Inutile d'expliquer ici de façon détaillée les conséquences à niveau social, culturel et économique que cette présence française en outre-mer a pu entraîner. Nous pouvons les percevoir encore aujourd'hui: la preuve est l’existence d'un grand nombre de pays où le français est encore en usage. Dépendants économiquement de la métropole, esclavagés, discriminés racialement, leur identité a longtemps été niée et enterrée sous le poids de l'assimilation d’une culture imposée violemment. Que se passe-t-il alors au moment de la décolonisation ? Encadrée et fortement marquée par les évènements tragiques vécus pendant la Première et la Deuxième Guerre Mondiale, cette période constitue un symptôme révélateur et décisif de la décadence du monde européen et de ses valeurs, ayant comme conséquence l'apparition d'une nouvelle conscience : celle de l’identité et de la dignité humaine des civilisations antérieurement soumises. L'homme noir a participé à la lutte, pendant les deux Guerres Mondiales, au service de l'homme blanc. Il a lutté à ses côtés pour les droits de l'Homme; il les a appris, puisqu'il a été éduqué dans le système du colonisateur, le même qui défend le lemme « liberté, égalité, fraternité ». Il s'est rendu compte qu'il était temps que ces mêmes valeurs soient aussi appliquées à sa propre personne et à son pays. Le désastre a, de plus, provoqué un sentiment de solidarité entre les peuples qui en ont été les victimes.Il n'existe désormais qu'une seule race, l'humaine, et par conséquent, il est nécessaire de démolir toutes les barrières qui séparaient avant les continents, les cultures et la couleur de peau. L'Afrique libérée ressent donc à ce moment-là le besoin de clamer sa présence au monde et son appartenance à l'Humanité, de chanter et d'exalter la joie de cette naissance en tant que communauté unie contre l'impérialisme et de pouvoir, enfin, décider sur son propre destin. C'est une période d'euphorie et d'effervescence qui favorise le développement d'une littérature permettant de subvenir aux nouvelles attentes et de donner la parole à ceux qui, jusque-là, avaient été passés sous silence. Sartre écrit dans « Orphée noir »: Jadis Européens de droit divin, nous sentions déjà notre dignité s'effriter sous les regards américains ou soviétiques ; déjà l'Europe n'était plus qu'un accident géographique, la presqu'île que l'Asie pousse jusqu'à l'Atlantique. Au moins espérions-nous retrouver un peu de notre grandeur dans les yeux domestiques des Africains. Mais il n'y a plus d'yeux domestiques: il y a les regards sauvages et libres qui jugent notre terre (Sartre, 1948:10). Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 11 de 76 Dans ce renversement de rôles, le moment semble donc propice pour transformer en paroles ce sentiment de révolte, d'injustice et de libération face à l'oppression et la discrimination. Or, quel mouvement, si ce n'est le surréalisme, qui a explicitement rejeté toute sorte d'aliénation et s'est construit sur cette négation, a le mieux adhéré à cet esprit subversif ? 2. Paris : épicentre de la Négritude. Ce rapport se confirme également par une coïncidence spatio-temporelle, dans laquelle sont comprises des rencontres personnelles et une effervescente activité intellectuelle simultanée. D'une part, dès les années 20 et 30, les anciennes colonies françaises ont assisté à une explosion de voix littéraires qui ont donné forme à un mouvement clé pour le développement de la poésie moderne: la Négritude, mentionnée au préalable. Employé pour la première fois par Aimé Césaire, ce néologisme formé à partir de l’injurieux terme « nègre »5 désigne la quête spirituelle de l'homme noir à l'intérieur de soi-même pour redécouvrir son essence ou, au dire de Senghor, « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des noirs » (Senghor, 1964: 9). C'est à cette époque que sont publiées les œuvres les plus représentatives de ce mouvement : Batouala, véritable roman nègre (1921), de René Maran, première œuvre écrite par un noir ayant reçu le prix Goncourt et roman précurseur de la littérature de la Négritude ; Pigments (1937), de Léon Gontran-Damas; Cahier d'un retour au pays natal (19396), de Césaire; Chantsd'ombre (1945), Hosties noires (1948), ou Éthiopiques (1979) de Senghor. De même, des journaux et des revues militantes sontapparus par intervention de plusieurs groupes d'étudiants d'origine antillaise et africaine qui cherchaient à revendiquer les droits de la communauté coloniale et à transcrire leurs inquiétudes, diffusant ainsi les idées et les valeurs du nouvel homme noir: en 1932, Légitime défense est fondée sous le credo du marxisme et du surréalisme, et en 1935, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Damas et Ousmane Socé créent à Paris L'Étudiant noir. Ce ne sont que quelques exemples qui peuvent être cités pour montrer qu'au début du siècle dernier débute une tradition 5 Terme qui, bien sûr, est utilisé dans une volonté de rebellion contre tous les préjugés racistes qu’il connote et de transformer son ton discriminatoire en une proclamation de la dignité et de la spécificité de l’homme noir. 6 1939 est la date de composition de l’oeuvre. Sa publication définitive, par contre, date de 1947. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 14 de 76 également manifesté son admiration pour la poésie noire. Il est certain donc que le contexte littéraire français de début du XXème siècle, dont le surréalisme à travers Breton comme canalisateur, a été fortement impulsé par la découverte de ces auteurs des colonies, qui ont bénéficié en contrepartie d’une promotion sans précédent grâce aux éloges que les écrivains de l’Hexagone ont porté sur eux. 4. Lorca et son expérience de Harlem. Après toutes ces considérations, que vient faire ici Federico García Lorca, dont le nom apparaît dans le titre de ce mémoire? Nous savons qu'il a fait partie d'un ensemble d'auteurs qui, rassemblés littérairement autour de la figure de Luis de Góngora, poète espagnol du Siècle d'Or, ont reçu le nom de la “Génération du 27”, faisant honneur à l'anniversaire de sa mort. La résurrection de l’esprit du cordouan, en particulier son culte à la métaphore, a déclenché une révolution dans la conception de l’image poétique qui a évolué en proximité avec les travaux des surréalistes. C’est lors de la publication de son dernier recueil, Poeta en Nueva York, que Lorca, cherchant à se libérer de l’écriture folkloriste et populaire qui avait marqué ses œuvres antérieures, emploie de manière très explicite les techniques de l’école bretonienne. Il s’agit d’une œuvre atypique, la plus difficile sans doute parmi la bibliographie de Lorca. Ce dernier la compose lorsqu'en 1929, dans un climat de trouble et de pessimisme en Espagne et dans sa vie personnelle, il voyage aux États-Unis en tant qu'accompagnateur de son professeur, Fernando de los Ríos, qui assistait comme conférencier à l'Université de Columbia. Pour lui, qui n'avait jamais quitté l’Andalousie, le brouhaha des rues newyorkaises, leur activité et leur modernité, mais surtout le contact avec la réalité des minorités ethniques qui les habitent a constitué un choc considérable. Dès le Romancero gitano, où Lorca dépeint la marginalisation et la frustration d’une culture minoritaire, qui est celle du gitan andalou, le poète a montré éprouver une grande empathie pour les groupes socialement marginalisés7. Ce sentiment de solidarité a provoqué, après sa visite à Harlem, sa conmotion face aux injustices subies par les négro-africains et la découverte du côté obscur de la société états-unienne, touchée en 7 “En Poeta en Nueva York, Lorca reemplaza al gitano lleno de coraje y mítico del Romancero gitano, que representa un símbolo de vitalidad natural, por el negro de Harlem que se transforma en sufrimiento, miseria y opresión impuesta por una civilización capitalista que no conoce el amor, la caridad ni la naturaleza.” (Arango, 1995: 360). Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 15 de 76 plein cœur par le crash de 1929. L’impression produite par la contemplation de la tragédie de l'homme noir aux États-Unis, premières victimes de la pauvreté et de la précarité économique et spirituelle de l’Amérique, se voit renforcée lorsqu'il met ses pieds en territoire cubainpeu après. Ces deux expériences ont contribué à faire de la représentation du l’homme de couleur une thématique vertébrale du recueil Poeta en Nueva York, qui devient son œuvre la plus engagée. Ainsi, la deuxième partie entière du recueil lui est dédiée : nous y retrouvons des titres tels que “Norma y paraíso de los negros” ou “Oda al Rey de Harlem”, qui évoquent explicitement l’aliénation de la communauté noire résidant le quartier d’Harlem au sein de la société états-unienne. Cependant, plus qu’une simple thématique récurrente, l'image de l'homme noir fait partie d'un engrenage symbolique à travers lequel Lorca rompt avec son esthétique antérieure, plus classique et fondée sur les traditions populaires andalouses ; une rupture qui est encadrée dans les nouvelles revendications des « ismes » du début du XXème siècle, à travers lesquelles il dénonce l'oppression sociale et la tragédie humaine inhérente à un monde déhumanisé par le progrès. III. PRINCIPES DE LA RÉVOLUTION POÉTIQUE SURRÉALISTE. Essayons de déterminer à présent les attributs du surréalisme qui en font un mouvement clé pour l’épanouissement de la poésie du XXème siècle jusqu’à nos jours. Il est indéniable qu’il se caractérise par une écriture inhabituelle, délibérément provocatrice et détachée des normes classiques, à la recherche constante de nouveaux modèles, quête qui est devenue peut-être sa raison d’exister. À quoi répond cette rupture et comment se manifeste-t-elle? Quelle est la principale singularité de l'image poétique qui prend forme à la suite de cette révolution et qui conditionne la construction du nouvel édifice de la poésie jusqu'à nos jours? Définissons d’abord le surréalisme pour que ces interrogations soient éclairées. Cette tâche pourrait sembler complexe, vu que ce courant a rejeté toute sorte de règle et d’attribution à une école précise. Cependant, il a été fondé à partir d'un manifeste où sont très clairement énoncées ses bases théoriques. Ainsi, nous pouvons au moins partir de la littéralité du texte qui a marqué sa naissance officielle. Voici donc la définition de “surréalisme” que nous donne André Breton: Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 16 de 76 Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. (Breton, 1962: 36). Dans cette seule phrase sont exprimés de manière condensée les principes essentiels du mouvement. 1. Libération du contrôle de la raison. Pour commencer, le rejet d'un concept central dans la culture occidentale, européenne, voire proprement française: la Raison. Depuis Descartes, qui prônait celle- ci comme “la chose la mieux partagée au monde” dans son célèbre Discours de la méthode, notre civilisation s'est construite à partir du rationalisme, c'est-à-dire, l'attitude intellectuelle qui situe le raisonnement comme source première et unique de connaissance du réel. Or Breton, justement, défend “l'absence de tout contrôle” exercé par cette puissance qui depuis plusieurs siècles était considérée comme inhérente à l'homme. Il ose contester ainsi en quelques mots le pilier central de sa propre culture et propose une nouvelle manière de penser, c'est-à-dire, de voir la réalité. Pour le normand, le raisonnement est insuffisant pour comprendre le sens de notre existence, dont la réalité matérielle n’est que la manifestation superficielle. Dans une perspective qui coïncide avec la philosophie des symbolistes et en grande mesure une conception très platonicienne, il affirme que “l'existence est ailleurs” (Breton, 1962: 60), c'est-à-dire que le monde sensible et matériel ne serait que la pointe de l'iceberg d'une réalité plus transcendante et plus pure. La seule manière d’y accéder est à travers une pensée libre et déchaînée. Cependant, cette puissance a été anesthésiée par l’habitude. L'homme vit entouré d'objets, et à force de les observer tous les jours, il ne les “voit” plus. Comme le rationalisme l’a contraint à considérer la réalité en jugeant exclusivement ce qui peut être inscrit dans le cadre de la logique, il a donc perdu la capacité de se laisser surprendre par ce qui les entoure, d'y retrouver du nouveau et de le remettre en question: « Cette imagination qui n’admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s’exercer que selon les lois d’une utilité arbitraire » (Breton, 1962: 14). Ce n'est pas en vain que le surréalisme s'est très fortement inspiré des théories psychanalytiques de Sigmund Freud, dont les travaux apparaissent et commencent à avoir du succès à la même époque où ce mouvement faisait ses premiers pas. André Breton en fait l'éloge et manifeste l'intérêt qu'il accorde à ses écrits, faisant du rêve un Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 19 de 76 l'art même et dérive dans des productions qu’il qualifie de médiocres : « l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de Saint Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral. Je l’ai en horreur, car elle est faite de médiocrité, de haine et de plate suffisance.» (Breton, 1962: 16). Par conséquent, face à une littérature prosaïque, jugée trop banale, il présente la poésie comme moyen de faire face à la pauvreté et à la monotonie de la vie matérielle et ouvrir les yeux à nos mécanismes psychiques, qui nous révèlent davantage sur l'existence et nous permettent de vivre de manière plus intense: Il ne tient qu'à [l'homme] de s'appartenir tout entier, c'est-à-dire de maintenir à l'état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs. La poésie le lui enseigne. Elle porte en elle la compensation parfaite des misères que nous endurons” (Breton, 1962: 28). En rejetant le modèle littéraire dominant, Breton a démontré qu’il a voulu être un grand innovateur, et cette volonté de rupture est à associer à un bouleversement particulier de la poésie contemporaine que Carlos Bousoño remarque dans son essai El irracionalismo poético, et qu'il situe dans le sillage des techniques symbolisatrices utilisées par Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. Ce phénomène, selon ses propres mots, représente “la más grande revolución que el arte de la palabra ha conocido desde los primeros tiempos hasta nuestros días » (Bousoño, 1977: 22)8. La littérature a accumulé pendant longtemps toute une série de petites évolutions qui sont écloses entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, produisant un langage poétique unique, transgresseur et déconcertant. Pour Bousoño, cette révolution repose sur ce qu'il appelle “l'irrationalisme”, dont il nous donne la définition suivante: el irracionalismo o simbolismo consiste en la utilización de palabras que nos emocionan, no o no sólo en cuanto portadoras de conceptos, sino en cuanto portadoras de asociaciones irreflexivas con otros conceptos que son los que realmente conllevan la emoción. (Bousoño, 1977 : 21).9 Si la poésie de toute époque est destinée à produire un effet sur le lecteur, il existe différentes voies pour le susciter: ou bien en faisant appel à son intellect, ou bien à ses émotions. La poésie classique a employé plutôt la première stratégie pendant des 8 Traduction propre : « la plus grande révolution que l'art de la parole n'ait jamais expérimenté depuis les premiers temps jusqu'à nos jours” (Bousoño, 1977: 22) 9 Traduction propre : « L’irrationalisme ou symbolisme consiste à utiliser les mots qui nous émeuvent, pas ou pas seulement en tant que porteurs de concepts, mais en tant que porteurs d’associations irréfléchies avec d’autres concepts qui sont ceux qui entraînent vraiment l’émotion » (Bousoño, 1977 : 21).9 Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 20 de 76 siècles, alors que l'avènement de l'irrationalisme configure un langage dont le but n'est plus de véhiculer des idées, ou au moins des idées rationnelles, mais des sensations. Le poème n'a plus l'exigence de “vouloir dire” quelque chose. Ce que nous comprenons du poème – si jamais nous arrivons à comprendre quelque chose- est en désaccord ou même parfois en contradiction avec l'émotion ressentie après la lecture.L’ordre des facteurs a été inversé par rapport à la poésie antérieure : l’émotion a devancé le traitement logique des mots. Si la poésie traditionnelle cherchait l’émotion qui permette de mieux refléter le sujet du poème, la poésie contemporaine, au contraire, cherche le sujet qui permette de mieux faire ressentir l’émotion recherchée. D’après Bousoño, si « entendemos », entendemos porque nos hemos emocionado, y no al contrario, como antes ocurría (…) la emoción procede de una significación que se ha asociado inconscientemente al enunciado poemático, y que, por tanto, permanece oculta. (Bousoño, 1977: 23)10 La poésie contemporaine a donc évolué à travers une fortification de l’irréalité, c’est-à-dire en intensifiant le caractère hasardeux des associations suggérées par les images qu’elle emploie. Voyons la citation que Breton emprunte à Pierre Reverdy, extraite d'une publication de Nord-Sud datée de mars 1918: “Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique...etc.” (Breton, 1962: 31). Plus loin, il écrit encore: Les types innombrables d'images surréalistes appelleraient une classification que, pour aujourd'hui, je ne me propose pas de tenter. Les grouper selon leurs affinités particulières m'entraînerait trop de loin; je veux tenir compte, essentiellement, de leur commune vertu. Pour moi, la plus forte est celle qui présente le degré d'arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu'on met le plus longtemps à traduire en langage pratique. (Breton, 1962: 50). Breton fait allusion à l'image surréaliste, mais il s'agit d'un principe qui vertèbre toute la poésie contemporaine et qui caractérisa auparavant la poésie moderne. Le pouvoir de l'image poétique augmente proportionnellement à l'absurdité du rapprochement entre les éléments réels qu'elle met en parallèle. L'association, moins elle est logique et rationnelle, plus elle est riche en signification, plus loin elle va dans l’expression d’une analogie universelle. Cela pourrait sembler paradoxal11, sauf si nous tenons compte du fait que 10 Traduction propre : « Si nous ‘comprenons’, nous comprenons parce que nous avons été émus, et pas au contraire, comme il arrivait avant (…) l’émotion provient d’un sens qui a été associé inconsciemment à l’énoncé poétique et qui, par conséquent, demeure occulte » (Bousoño, 1977: 23) 11 Carlos Bousoño reconnaît la grande contradiction qui se dégage du fait que ce soit la croyance absolue aux facultés de l'homme en tant qu'être doué de raison qui ait été à l'origine de l'irrationalisme, mais il parvient à défaire cette opposition en concluant que nous acceptons l'irrationnel par pur rationalisme: face Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 21 de 76 l'effet poétique est le résultat d'un enchaînement d'équations effectuées dans le domaine préconscient. Selon la psychanalyse freudienne, ce préconscient constitue une zone psychique qui, se situe entre la conscience et l'inconscient, formant avec ces deux systèmes la structure complète de la psychologie humaine. Sa nature est non consciente, mais à différence de l'inconscient, il est possible d'y accéder à travers certaines opérations effectuées par la conscience. Cela explique que la légitimité d'une image irrationnelle ne puisse jamais être déconsidérée, puisque l'émotion qu'elle produit est préconsciente et, par conséquent, non contrôlée par la raison, or le jugement de valeur est une opération consciente. Ainsi, une fois que nous avons perçu quelque chose, cette sensation produite ne peut plus nous échappper, et elle reste gravée dans notre esprit, même si pour nous elle est dépourvue de sens: l'effet poétique est atteint. Un lecteur est conscient de l'émotion produite par le symbole, mais pas de sa signification, qui demeure énigmatique. Pour expliquer cette tension entre ce qui est reçu de manière logique par la conscience et l'émotion suscitée, Hugo Friedrich, dans Structures de la poésie moderne, parle de la “dissonance” comme élément essentiel de la poésie moderne, qui est devenu un“élément en soi” (Friedrich, 1957: 10). Le poème le plus absurde et surréaliste qui existe peut être ressenti comme réel et avoir un sens, mais il s'agit d'un sens profond qui ne peut pas être appréhendé par une interprétation superficielle: “toda emoción es significativa, aunque no a nivel lúcido” (Bousoño, 1977: 31). Cependant, ce processus n'est pas obligatoire et ne conditionne en aucune mesure la valeur purement esthétique de l'œuvre. L'effet poétique constitue une expérience unique et désintéressée, dont la force n'est attachée qu'à elle-même. Il était prévisible que la quête du surréalisme d’un mode de création permettant l’émancipation du contrôle de la raison ait finalement dérivé sur un style d’écriture connu comme « écriture automatique », nommé ainsi parce qu’il cherche le jaillissement irréfléchi et spontané des mots, afin de se dépouiller de tout préjugé sur ce qui est exprimé sur la feuille et laisser libre cours à la pensée et à l’imagination. Cette technique a terminé par définir l’écriture surréaliste. Breton l’explique ainsi : Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les à un sens littéral inadmissible, nous sommes contraints à chercher un autre sens qui puisse entrer dans le cadre de notre logique et nous avons la capacité, à travers le raisonnement, de tirer des conclusions sur l'expérience de lecture avec lesquelles la raison se satisfait. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 24 de 76 valeurs défendues par la Négritude. De plus, les deux poèmes que nous avons pris comme exemple, de même que l’essai déjà mentionné, témoignent de l'impact qu'ont eu sur lui les textes des Nouveaux Nègres, qu'il commence à lire à cette époque avec avidité. Comme lui, d'autres écrivains noirs ont été fascinés par la littérature noire américaine et s'en sont inspirés. Robert Jouanny évoque la portée de cette influence: L'Amérique, dans les années 30, a été pour les écrivains noirs un centre d'intérêt particulier, leur regard se portant à la fois sur l'existence misérable de la communauté noire des U.S.A., considérée comme difficilement concevable dans un pays réputé le plus démocratique et le plus riche de la planète, et sur le prestige acquis par cette même communauté dans le domaine des lettres et des arts. (Jouanny, 2002: 176) Harlem, immortalisée aussi bien par Senghor que par Lorca, devient pour les deux l'icône d'une Amérique qui commence à accepter le sang noir qui coule dans ses veines; une Amérique multiculturelle où la communauté de couleur, longtemps opprimée, récupère une place digne; une Amérique qui devient enfin consciente de son injuste passé. Si nous allons plus loin, ils dénoncent l’injustice humaine en tant que mal universel, symptôme d’une société moderne qui souffre de la maladie du progrès. « À New York » Entre l’abstrait et le concret, c’est la ville, ou plutôt une vision générale et subjective de la ville, qui reflète toutes ces dénonciations se matérialisant à travers New York, en tant que capitale des États-Unis, pays du capitalisme à outrance par excellence. Pour Senghor, la Grosse Pomme est le sujet d'un tourbillon de sentiments mitigés, auquel il décide de consacrer un poème portant son toponyme: « À New York ». Divisé en trois parties, la première nous offre une impression ambigüe de cette capitale qui le fascine, comme s’il avait été victime d’un coup de foudre, et l’inquiète en même temps. Le premier vers est une interpellation sous forme d'exclamation adressée à la ville. Ce genre d'apostrophe, qui est réitéré à maintes reprises dans ce poème, renvoie à la solennité de la tradition orale africaine, très marquée par le registre épique. En effet, beaucoup de chants ancestraux d'Afrique, desquels Senghor s'inspire directement, l'emploient pour rendre hommage aux héros mythiques ou aux ancêtres. Nous le retrouvons aussi, par exemple, dans un autre poème d'Éthiopiques intitulé “Congo”, qui célèbre le grand fleuve africain de même nom. Au lieu d’avoir recours à la versification Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 25 de 76 classique, Senghor emploie ici la cadence dictée par la parole, qui prend en compte, plus que la mesure quantitative des vers, son intensité : Personne ne niera que la qualité essentielle du vers, partant du poème, ne soit le rythme. Celui-ci ne naît pas, uniquement, d’une alternance de syllabes brèves et longues. Il peut reposer également- et c’était, en partie, le cas du vers gréco-latin, et on l’oublie trop souvent- sur l’alternance de syllabes accentuées et de syllabes atones, de temps forts et de temps faibles. Ainsi en est-il du rythme négro-africain. (Senghor, 1964 : 169). Cette oralité au ton cérémonieux participe donc de la glorification de la ville, que le poète tutoie et éloge par sa “beauté”. Il la personnifie comme s’il s’agissait d'une femme aimée, évoquant ses “yeux de métal bleu” (v.2), son “sourire de givre” (v.2) et ces “filles d'or aux jambes longues” (v.1), métonymie désignant les femmes newyorkaises qui sert également de comparaison permettant de rehausser cette beauté. Souvenons-nous de l’importance qu’a la femme pour Senghor et pour la culture africaine en général. Elle symbolise la Négritude : “Car la Femme est, plus que l’Homme, sensible aux courants mystérieux de la vie et du cosmos, plus perméable à la joie et à la douleur » (Senghor, 1964 : 117). Elle incarne donc l’essence de l’Afrique et son corps devient une métaphore du paysage de ce continent, parce qu’il illustre le rapport du négro-africain à la terre. Celle-ci est imbuée d'érotisme : le poète veut faire un avec elle, il veut absorber toutes les sensations de la nature. C’est pourquoi la figure féminine, chez Senghor en général et dans les vers que nous venons de citeren particulier, s'imprègne de toutes ses qualités sensuelles. Métamorphosant donc un élément inorganique comme la ville en femme, il lui confère de la vie. Une lecture à haute voix du poème nous permettrait même d’entendre le son de son souffle et du mouvement de son corps, reconnaissable dans la longueur irrégulière de vers qui semblent s’alterner entre longs et courts, comme s’il s’agissait d’un rythme d’exhalation-expiration ou de tension-détente de ses muscles. Face à ce déploiement de splendeur, le poète écarquille les yeux, intimidé, confondu, ébloui par tout ce qu’il voit: “j'ai été confondu par ta beauté” (v.1), “si timide d'abord devant tes yeux bleus de métal” (v.2), “levant des yeux de chouette parmi l'éclipse du soleil” (v.6). Cela pourrait être le résultat de son coup de foudre, ou bien du sentiment de n’être qu'un petit grain de sable au milieu de l'immensité qui l'entoure, qui le dépasse. La lumière et la hauteur ont ici des valeurs ambigües, évoquant d’une part à la fois la grandiosité et la majestuosité et d’autre part le caractère inquiétant, violent et morbide: « Sulfureuse ta lumière et les fûts livides dont les têtes foudroient le soleil » Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 26 de 76 (v.5). Cette sensation est celle qui nous permet de faire la transition vers les émotions négatives suscitées par New York: l'angoisse et la solitude. “C'est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar” (v.8): une fois que l'éclat premier s'est dissipé, une “fièvre” qui nous fait penser à la maladie assaillit le poète, mais une maladie d'esprit. Voici les conséquences de “quinze jours sans puits ni pâturage”(v.7), c'est-à-dire en absence de la nature, source de vie. « Le nègre est l’homme de la nature. Il vit traditionnellement de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos », nous dit Senghor (1964 : 202) : nous comprenons pourquoi il se trouve donc déraciné au sein du huis-clos urbain, asphyxiant et mécanique14. La ville même épuise l'énergie vitale des êtres et provoque leur mort, comme “tous les oiseaux de l'air/ Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses” (v.9). Où se trouve donc la beauté exaltée dans un premier temps? Elle a été transformée, voire défigurée, par la froideur et la déshumanisation, qui la vident de sens, d’émotion…de poésie. Les aspects positifs qui avaient été loués auparavant sont aseptisés, puisque les éléments sensuels attribués à la femme sont évoqués à travers des images plutôt propres à la matière non vivante: ainsi, les yeux, comme nous avons dit, sont de “métal bleu”, le sourire “de givre”, et les jambes et les seins “sans sueur ni odeur” (v.12). La sensualité féminine a été complètement annulée. La négation “pas”, répétée en anaphore, accentue l’absence de protection, venant du “sein maternel” (v.12), de la joie innocente, manifestée par le “rire d’enfant en fleur” (v.11) et del’amour, la tendresse et la confiance incarnés dans “sa main dans ma main fraîche” (v.11) ou dans “le mot tendre” (v.13). New York, l’imposante capitale du monde moderne, est artificielle et inhumaine: il n’y a aucune trace d’humanité, d’émotion ou de pureté. La nature y est corrompue et détruite. Toute trace d’innocence a été effacée, partant dans « des fleuves en crue des cadavres d'enfants » (v.16). Le matériel semble avoir emporté sa victoire contre ce qui est naturel et sensible: « rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte » (v.13). Nous assistons au triomphe de ces « gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d'acier et leur peau patinée de pierres » (v.6): le béton est devenu le nouvel habitat de l’homme. L’argent est devenu la valeur suprême d’une nouvelle religion qui 14Sartre a reconnu la thématique de l’exil comme élément axial de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, et Guillén souligne que l’expérience de l’exil non seulement a été la responsable d’une structuration mentale des écrivains surtout modernes, mais elle a aussi donné forme à des thématiques littéraires, s’incorporant ainsi au devenir littéraire : El exilio pasa a ser, más que una clase de adversidad, una forma de ver el mundo y su relación con la persona. Lo fundamental no es que nos hallemos ante una ficción o un hecho histórico, sino el que una suerte de experiencia humana se haya incorporado al devenir de la literatura. Aproximándonos a tiempos modernos, descubrimos una intensificación de la experiencia. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 29 de 76 constitue le symbole par excellence de la lutte contre les inégalités souffertes par les afro-américains et un modèle idoine, par conséquent, pour un porte-parole de la Négritude comme Senghor. En l’immortalisant et lui rendant honneur à l’occasion de sa mort, il l’élève au statut de héros, voire de martyr, à travers lequel glorifier sa cause. Le poète écrit à la première personne, au nom d'un membre de cette communauté négro-américaine, et exprime son impuissance à l'heure d'employer ses mots : Mais les mots comme un troupeau de buffles confus se cognent contre mes dents Et ma voix s'ouvre dans le vide (vv.21-23) Les paroles luttent pour sortir de sa bouche, mais elles heurtent le vide, c'est-à- dire, le silence et l'absence d'une personne pour les écouter. L'impossibilité de parler est accentuée par le fait qu'il est contraint à utiliser une langue « si étrangère et double» (v.26). Senghor souligne ici la marginalisation à laquelle ont été soumis les noirs aux États-Unis, pays de Martin Luther King: n'ayant aucun droit citoyen, dont celui au vote, et enfermés dans des ghettos, leur présence a été annulée au sein même de la nation dans laquelle ils habitent. De plus, ils sont déracinés au milieu d'une société, d'une culture et d'une langue qui ne sont pas les leurs et qui ne leur apportent aucun soutien. Ils se situent, donc, en position de faiblesse face à la population blanche qui leur enlève sa dignité. Pour un peuple qui a longtemps été mis sous silence, Martin Luther King devient donc la voix charismatique qui va lui permettre de s'exprimer et de faire valoir ses droits. Depuis sa position d'activiste et d'orateur, il a la possibilité d'employer ses armes pour réclamer ce qui appartient à ceux qui ont souffert l'injustice. Dans la deuxième partie des cinq qui composent ce poème, Senghor fait appel à sa mémoire (« je me rappelle »). Il évoque un passé lointain et proche à la fois, qui a l'air de renvoyer à un moment historique, d'après la solennité à travers laquelle il en fait référence, et par le fait que le souvenir même le situe comme témoin : hier et hier il y a un an. C’était lors le huitième jour, la huitième année de notre circoncision La cent soixante-dix-neuvième année de notre mort-naissance à Saint-Louis. (vv.36-40) Le poème a été commencé en 1969, donc « il y a un/an » implique que le moment évoqué s'est déroulé en 1968. La « huitième année de notre circonscision » Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 30 de 76 indique le nombre d'années qui se sont écoulées depuis l'indépendance, pour Senghor celle de son pays, le Sénégal, qui a eu lieu en 1960. Donc, l'hypothèse de 1968 prend forme. Finalement, « la cent soixante-dix-neuvième année de notre mort-naissance à/Saint-Louis » évoque la révolution de 1789 (en effet, si nous partons de cette année, 1968 fait la soixante-dix-neuvième année) et la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, date clé pour la citoyenneté et la démocratie. Ce jour décisif pour la liberté, l'égalité et la fraternité humaine est remémoré comme un jour glorieux et triomphal, qui suscite de nouveaux espoirs : Les drapeaux rouge et or les étendards d’espérance claquaient, splendides au soleil. Et sous la brise de la joie, un peuple innombrable et noir fêtait son triomphe Dans les stades de la Parole, le siège reconquis de sa prestance ancienne. (vv. 47-52) Le poète est témoin de ce spectacle de joie, de festivité et d'orgeuil, où le peuple libéré rit, boit et contemple des jeunes femmes d'une grande élegance, dont la hauteur est rehaussée par la longueur de leurs jambes, leur association avec le dromadaire (animal de grande taille), et la référence à leurs coiffures altières: C’était hier à Saint-Louis parmi la Fête, parmi les Linguères et les Signares Les jeunes femmes dromadaires, la robe ouverte sur leurs jambes longues Parmi les coiffures altières, parmi l'éclat des dents le panache des rires des boissons.(vv.53-57) La taille symbolise ici la noblesse recouvrée et la femme devient l'icône d'une nation dont la beauté renaît et illumine de son éclat. Cependant, cette atmosphère prend un tournant adverse, marqué par l'adverbe temporel « Soudain ». La légèreté du bonheur devient le poids de la tristesse, ce qui était éclatant devient fade et, tout à coup, tout l'élan de l'exultation est interrompu: Je me suis souvenu, j’ai senti lourd sur mes épaules, mon cœur, tout le plomb du passé J’ai regardé j’ai vu les robes fanées fatiguées sous le sourire des Signares des Linguères. Je vois les rires avorter, et les dents se voiler des nuages bleu noir des lèvres (vv.59-64) Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 31 de 76 Nous découvrons ensuite la raison de ce changement d'état d'esprit. L'image très graphique du cadavre étendu de Martin Luther King assassiné s'impose et nous est présentée avec douleur comme le signe de la tragédie et du sacrifice: Je revois Martin Luther King couché, une rose rouge à la gorge Et je sens, dans la moelle de mes os déposées les voix et les larmes, Hâ, déposé le sang. (vv.65-68) Sa mort représente celle de l'espoir et l'esprit de tout un peuple, de la lutte qu'il guidait et qu'il ne pourra plus lidérer. C'est la condamnation de centaines de millions de victimes pour lesquelles il ne pourra plus combattre et dont la souffrance aura, donc, été en vain. Le quatre avril, jour historique du meurtre de Martin Luther King, représente la date fatale de la double victoire de la mort sur la vie du défenseur des droits civils, sur l'Afrique et surtout sur le Sénégal, qui a perdu un grand leader spirituel. De quatre cents années, quatre cents millions d’yeux deux cents millions de coeurs deux cents millions de bouches, deux cents millions de morts, Inutiles; je sens qu’aujourd’hui, mon Peuple je sens que Quatre Avril tu es vaincu deux fois mort, quand Martin Luther King. (vv.69-73) C'est l'occasion alors pour chanter « MARTIN LUTHER KING ROI DE LA PAIX » (v.79), pour que la mémoire de ce défenseur de la lutte pacifique soit honorée. Le poème acquiert à présent une dimension religieuse, comme nous avions remarqué dans le commentaire précédent. Le violent assassinat de King est perçu comme un châtiment dérivé de la colère divine, puisqu'il est comparé au mythique fléau imposé dans la Bible comme punition sur le peuple égyptien afin de libérer les esclaves hébreux: C’est la troisième année c’est la troisième plaie, c’est comme jadis sur notre mère l’Egypte. L’année dernière, ah Seigneur, jamais tu ne t’étais tant fâché depuis la Grande Faim Et Martin Luther King n’était plus là, pour chanter ton écume et l’apaiser. (vv. 91-96) La furie de Dieu déchaîne toute sa violence sur le peuple noir sous forme d'hécatombe cosmique manifestée sous forme de catastrophes naturelles : Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 34 de 76 Je chante l’Amérique transparente, où la lumière est polyphonie de couleurs Je chante un paradis de paix. (vv.241-243) À nouveau, les références musicales (« chant », « polyphonie ») nous renvoient au titre qui est accompagné de la même indication musicale qu’« À New York : « pour un orchestre de jazz ». Nous savons maintenant quel est cet orchestre : celui qui est composé par le poète et par cette foule humaine, qui chantent au rythme du jazz, un genre qui est né proprement au sein de la communauté négro-américaine et qui, par conséquent, la représente mieux qu’aucun autre. « Norma y paraíso de los negros » Passons à présent à Lorca et voyons ce qui le rapproche du poète sénégalais. Pour commencer, le point commun le plus flagrant est celui que signale Ortega: La preocupación por el negro norteamericano, en este poemario lorquiano [Poeta en Nueva York], es paralela al interés que por el negro africano se expresa en los escritos de los componentes del movimiento « negritud ». (Ortega, 2015: 161)15 Nous avons déjà expliqué que Lorca prête en Poeta en Nueva York une grande attention à l’univers d’Harlem et la culture afro-américaine qui germe dans ce quartier, comme reflet de la situation des noirs dépaysés au sein d’une société moderne et capitaliste. Ses revendications coïncident avec celles de Senghor, en tant que représentant de la Négritude. Ainsi, le titre du premier poème que nous allons analyser, « Norma y paraíso de los negros », établit une opposition entre l’ordre réglementaire et répressif de l’homme blanc et le paradis, qui représente l’état de plénitude et de liberté précédant la corruption de l’homme noir. Cette dichotomie construit la structure de tout le texte. Les deux premières strophes commencent par le verbe conjugué « odian » (haïssent) et la troisième par « aman » (aiment), c’est-à-dire deux verbes exprimant des sentiments contradictoires. Le sujet de la haine, dans la première, est l’affrontement, évoqué à travers le mot « conflicto » (v.3), de la liberté avec des éléments qui lui font obstacle. La 15 Traduction propre : « L’inquiétude pour le noir nordaméricain, dans ce recueil de poèmes de Lorca [Poeta en Nueva York] est parallèle à l’intérêt pour le noir africain qui est exprimé dans les écrits des composants du mouvement de la ‘négritude ‘ » (Ortega, 2015: 161) Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 35 de 76 « sombra del pájaro » (v.1), associée à l’obscurité, et donc à la couleur noire, est en contraste « sobre el pleamar de la blancamejilla » (v.2), c’est-à-dire sur la pleine mer de la joue blanche. De même, l’ombre est intangible et volatile, comme l’animal en plein vol: ainsi, à l’élan du vol de l’oiseau, de la mer dont la marée monte, et du conflit naturel de « luz y viento » (v.3), s’oppose la solidité froide et matérielle de la joue et de la « nieve fría » (v.4), ainsi que l’enfermement des quatre parois du salon. Lorca établit une tension entre la noirceur et la blancheur, et par extension entre la lumière et l’obscurité, arrivant à inverser les valeurs habituellement associées à ces concepts. N’oublions pas que chez Senghor nous retrouvons également des références à la neige et à la froideur récurrentes, particulièrement dans son premier recueil, Chant d’ombres. Cette obsession pour les distinctions de couleur répond au même objectif de renversement des couples blanc-lumière/noir-obscurité. Chacun d’eux évoque le teint de la peau et les qualités associées à l’un et à l’autre : ainsi, pour les deux poètes les éléments attribués au noir expriment l’ardeur et la vivacité d’un esprit désirant son affranchissement, lequel est bloqué par ceux qui sont assignés au blanc, une force hostile qui le soumet à l’emprisonnement. Dès le début du poème, la comparaison nous éclaire le penchant des poètes pour la cause des négro-africains et la nette négation de la civilisation qui les soumet. Dans la deuxième strophe, le sentiment d’aversion se prolonge à travers des éléments pointus et incisifs, dont la connotation hostile et oppressive est évidente: la « flecha sin cuerpo » (v.5) et « la aguja que mantiene presión » (v.7). Ce sont là des instruments techniques qui, par leur confection, peuvent faire mal en piquant la peau, mais leur efficacité est considérablement diluée: la flèche n’a pas de corps, donc de consistance, et l’aiguille, même si elle fait pression, par sa taille ne fera jamais un grand effet. Ces images représentent la vulnérabilité de l’homme noir face au contrôle des blancs, dont les armes sont beaucoup plus sophistiquées et accablantes. Si la science est la grande force de la civilisation occidentale, eux, ils ne disposent que de la « ciencia del tronco y del rastro» (v.13) pour se défendre, c’est-à-dire une connaissance ancestrale et plus attachée à la terre, impuissante face à la technologie. La modernité leur a été imposée, et cela provoque leur mal-être au milieu d’un monde auquel ils n’appartiennent pas et dans lequel ils sentent une grande instabilité (« patinan lúbricos por agua y arenas », v.15) La troisième strophe introduit à travers «aman » l’amour pour un paradis qui est décrit pendant tout le reste du poème. Harlem devient un microcosme Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 36 de 76 complètement séparé de la ville qui ne connaît pas le passage du temps. Tout y demeure inchangé, éternel: azul sin un gusano ni una huella dormida, donde los huevos de avestruz quedan eterno y deambulan intactas las lluvias bailarinas (vv.18-20) Cet espace est artificiel : il est répétitif, rien de nouveau ne se produit parce qu’il est dépourvu d’histoire (« azul sin historia », v.21) et tout semble être soumis à un constant effet de torpeur, soulignée par le champ lexical du sommeil («huelladormida » v.18-19, « deambulan» v.20, « camellossonámbulos » v.24, « sueñan los torsos » v.25). L’onirisme et l’irréalité de cette atmosphère semblent recréer une Histoire subie passivement et le vide provoqués par l’aliénation et la soumission de l’homme noir, qui pendant longtemps a enduré sa condition dans l’acceptation et la non réaction. Cette idée est à relier avec l’image de la flèche sans corps, avant mentionnée, dans le sens où elle reflète aussi l’impossibilité de concevoir un projet de futur ou un sens à leur existence, ayant été annulés par l’esclavage. Aussi nous pouvons nous attenir au commentaire d’Ortega, qui en référence au vers 13 et à la quatrième strophe, affirme : Pero este verso, y el resto de la estrofa, podría interpretarse como un retorno temporal o un estado natural, o paraíso del que los negros han sido despojados, forzándolos a soñar con otro falso paraíso, hecho a imagen y semejanza del blanco. (Ortega, 2015: 163)16 Cependant, ilsemble que peu à peu la peur commence à se dissiper (« azul de una noche sin temor de día » v. 22) et que des fissures se produisent à la surface de cette réalité engourdie (« azul crujiente » v.17, « el desnudo del viento va quebrando/ los camellos sonámbulos de las nubes vacías » v.23-24). Il se réveille au rythme de la danse, laquelle il utilise comme moyen de combat contre toutes les valeurs imposées par l’homme blanc. Elle est évoquée non seulement à travers le champ lexical qui lui est propre (« la danza curva del agua en 1a orilla » v.12, « lluvias bailarinas » v.20), mais aussi à travers l’image suggérée du corps dansant au moyen de termes renvoyant à la nudité, comme « el desnudo del viento » ou « los torsos ». À la fin, la danse, comme dynamisme capable de détruire l’inanition précédente, est le seul espoir qui reste à 16 Traduction propre : « Mais ce vers, et le reste de la strophe, pourrait être interprété comme un retour temporel ou un état naturel, ou paradis duquel les noirs ont été dépouillés, les forçant à rêver avec un autre paradis faux, fait à l’image du blanc. » (Ortega, 2015: 163) Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 39 de 76 du masque20 sous lequel ils ont été cachés, par imposition, pendant trop longtemps. Le poète souligne l’urgence de la réaction en répétant à plusieurs reprises « Es preciso » (« Il faut ») et incite de cette façon aux oppressés à s’insurger, à transformer leur impuissance en énergie capable de construire un nouveau futur pour eux. Pour cela, il faut dépasser les limites de la norme pour retrouver, de l’autre côté, l’essence noire dans laquelle la communauté soumise pourra récupérer sa liberté et, enfin, s’imposer. Le peuple esclavagé, sans espoir, angoissé, image même de la mort et de la tragédie, attend avec impatience l’arrivée de ce roi qui les guidera vers leur liberté, pour finir avec des siècles de silence face au sang versé: Es por el silencio sapientísimo cuando los camareros y los cocineros y los que limpian con la lengua las heridas de los millonarios buscan al rey por las calles o en los ángulos del salitre (vv.77-81) Le sang des victimes de la colonisation et de l’esclavage sera le même qui donnera la force nécessaire au mouvement de proteste, coulant comme un torrent furieux : Es la sangre que viene, que vendrá por los tejados y azoteas, por todas partes, para quemar la clorofila de las mujeres rubias, para gemir al pie de las camas ante el insomnio de los lavabos y estrellarse en una aurora de tabaco y bajo amarillo (vv.69-73) Le poète écoute le chant de ce peuple qui, uni autour de ce roi, élève sa voix, entonnant la chanson de sa libération (« me llega tu rumor a travesando troncos y ascensores », v.118). La répétition quadruple de « Negros, negros, negros, negros » (vv. 54 et 103), qui fonctionne comme une sorte de refrain, semble marquer le rythme de cette mélodie, imitant, peut-être, le son d’un instrument (certainement, le tam-tam). Il s’agit d’une nécessité morale et existentielle, pour guérir l’humanité de la déshumanisation, pour restaurer l’ordre juste des choses, l’harmonie universelle. 20 Le masque, symbole primitif employé dans les rites d’initiation africains, est représenté par Lorca surtout dans un autre poème de Poeta en Nueva York que nous n’avons pas analysé, institulé « Danza de la muerte ». Il constitue un élément supplémentaire d’opposition entre New York et la culture afro- américaine : « la máscara africana tiene un elemento de misterio, mientras que la máscara neoyorkina disimula la mentira y el orgullo” (Arango, 1995 : 358). L’homme noir est forcé à porter le masque newyorkais, trahisant et occultant sa propre identité ; donc, cet élément représente sa mort, puisqu’elle enterre sa véritable essence. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 40 de 76 5. Conclusions de l’analyse des poèmes. Après l’analyse de ces poèmes, nous pouvons affirmer qu’ils répondent bien aux caractéristiques du surréalisme que nous avons énoncées dans notre première partie et que ce sont ces traits analogues qui créent les liens existants entre l’écriture de Léopold Sédar Senghor et celle Federico García Lorca. D’abord, à travers leurs vers transparaît un positionnement contre le rationalisme analogue à celui du Manifeste du surréalisme. Le scénario emblématique de la ville de New York leur sert pour reproduire les conséquences du monde moderne sur l’individu. Ce monde est marqué par le progrès, le triomphe de la science et de la technologie, qui ont dérivé dans une considération excessive des valeurs matérielles face aux valeurs spirituelles, intellectuelles et émotionnelles. La conception de l’homme, en tant qu’être unique, est en danger dans l’ère de la reproduction industrielle et mécanique, puisque son attachement à la nature est mis de côté au profit de l’artificiel et du matériel. Par conséquent, l’individu souffre d’un vide provoqué par cet arrachement de son essence. Comme réponse à ce panorama désolateur, les poètes prônent une approche plus intuitive et sensible au monde et de soi-même pour accéder à la véritable essence de la réalité, qui se trouve au-delà du matériel. Ils s’identifient dans la figure de l’homme noir, qui pour eux reflète la souffrance de toutes les victimes de la déshumanisation du XXème siècle. La communauté négro-américaine représente pour eux aussi les valeurs antagonistes à celles de la modernité occidentale : face à la destruction de l’environnement, elle est encore attachée à la nature, qu’elle appréhende à travers une connaissance non rationnelle et qu’elle maîtrise par des moyens non techniques ou scientifiques ; face à la froideur d’une société poussée par l’intérêt lucratif et la production en masse, leur esprit est perceptif et réceptif aux émotions et aux sensations, faisant d’eux un exemple d’humanité. Par conséquent, sa représentation même constitue une espèce d’antidote contre les effets dévastateurs et une marque de rébellion contre le paradigme occidental. En résumé, aussi bien chez Senghor que chez Lorca leur expérience angoissante de New York est dépeinte au moyen d’images, concrètement à travers de deux symboles fonctionnent comme contrepartie l’un de l’autre: celui de la ville, moteur artificiel de la machinerie inhumaine et destructive du capitalisme, face à celui de l’homme noir qui recueille la pureté et l’innocence d’une humanité à son état primitif. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 41 de 76 Ces images détiennent leur sens d’une expérience vitale unique et irremplaçable, source d’une série de sensations desquelles ils ont puisé leur inspiration. Comme signale Lourdes Carriedo: Si el umbral primero de la experiencia del mundo lo constituye la sensación, qué duda cabe que ésta es también la que sustenta el edificio poético, por el cual se transcribe la experiencia de « estar-en-el-mundo » de un sujeto que modela la materia del lenguaje con vistas a expresar las resonancias afectivas, emocionales, oníricas e imaginarias, generadas por la vivencia” (Carriedo, 2007: 239-240).21 Ils suivent donc la règle surréaliste selon laquelle le poète doit faire adhérer et surprendre le lecteur à travers des critères affectifs, non intellectuels, et pour cela, il est contraint à réaliser un travail de psychanalyse, en creusant au plus profond de lui-même pour projeter son psychisme authentique dans son texte. C’est justement là que repose la clé de l’imaginaire recréé par Senghor et Lorca dans leurs vers. L’important ne réside pas dans la représentation fidèle des choses, mais plutôt dans l’impression que ces choses produisent sur eux. Lors de leur visite à New York, ce n’est pas la photographie de ses rues qui reste dans leur esprit, mais le négatif des perceptions que celles-ci leur ont suscité. Ainsi, lorsqu’ils nous les présentent, et lorsqu’ils évoquent Harlem, il ne s’agit pas d’une description réaliste du panorama qu’ils observent ; ils ne se promènent pas avec un miroir tout au long de la réalité : ils sont le miroir même, et grâce à leurs yeux de poète, ils la transforment, la modèlent, et sont capables ainsi de creuser pour trouver le sens caché du visible et extraire, comme un philtre, sa beauté. Le poète est un élu qui a reçu le don d’une intuition qui lui ouvre les portes d’une dimension suprasensible, dont l’accès lui permet de pénétrer l’essence occulte du cosmos et de l’Autre22. Ce discernement de l’au-delà de la réalité ne peut être atteint qu’à travers l’image analogique, qui est celle employée par nos deux poètes, puisqu’elle rend possible le ralliement entre l’abstrait et le concret, le matériel et l’immatériel, le 21 Traduction propre : « Si l’émotion constitue le premier seuil de l’expérience du monde, nul doute que celle-ci est aussi celle qui soutient l’édifice poétique, à travers lequel est transcrite l’expérience d’ «être- au-monde » d’un sujet qui façonne la matière du langage en vue d’en exprimer les résonances affectives, émotionnelles, oniriques et imaginaires, générées par le vécu. » (Carriedo, 2007: 239-240) 22 Lourdes Carriedo préfère parler de cette appréhension particulière du monde en tant que con- naissance , considérant l’étymologie du mot, qui signifie « naître avec ». Par là, elle nous indique qu’il s’agit d’une qualité propre à « un sujeto proclive a ‘salir de sí’ » (Carriedo, 2007 : 251), c’est-à-dire un esprit qui tend à se projeter au-delà de sa subjectivité pour atteindre l’Autre, et qui dans cet élan non seulement il construit cette altérité, mais aussi sa propre identité par reflet de cet autrui, donnant lieu à une double naissance ontologique. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 44 de 76 1. Renversement du système dominant. Comme l’esprit révolutionnaire a toujours besoin, pour être allumé, d’une prise de conscience par laquelle l’individu se rend compte de la nécessité de dénoncer l’injustice et changer les choses, Sartre débute sa préface en explicant comment cette révélation a eu lieu chez l’esclave noir. Dans son cas, elle n’a pas été facile, puisqu’elle a été le fruit de plusieurs siècles de silence face à la douleur et à l’injustice. Il n’est pas surprenant que la réponse à une longue histoire de soumission soit la volonté de ne plus être soumis, et que la violence reçoive une contestation également violente. Ainsi, Sartre interpelle directement le lecteur blanc pour lui faire voir que sa période d’hégémonie est arrivée à son terme et, qu’en justice à tout le mal exercé, il est temps que d’autres peuples réclament la place qu’ils lui ont niée : Qu’est-ce que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus. (Sartre, 1948 : 9)25 Remarquons l’importance du regard, qui est souvent évoqué dans ce texte. Il s’agit du regard qui juge, or le jugement est toujours effectué depuis une position de supériorité. Avant, c’était les noirs qui devaient se plier au mépris des colonisateurs, et maintenant, ce seront eux qui auront la liberté de les observer et de les juger, installant en eux la honte d’être blancs: et notre blancheur nous paraît un étrange vernis blême qui empêche notre peau de respirer, un maillot blanc, usé aux coudes et aux genoux, sous lequel, si nous pouvions l’ôter, on trouverait la vraie chair humaine, la chair couleur de vin noir. (Sartre, 1948: 9). Le philosophe montre que l’homme noir est arrivé à faire visible la défaite de l’Europe après les deux guerres mondiales et à manifester la crise d’un monde qui a perdu son pouvoir, dont l’autorité, avant incontestée, est remise en cause. Nous percevons ici le lien de Sartre avec les théories postcoloniales dans la mesure où nous sommes renvoyés à L’Orientalisme (1975) d’Edward Said, essai dans lequel il parle de la vision d’Autrui 25 La parallèle avec les apostrophes violentes dirigées par Aimé Césaire à ses compatriotes dans Cahier d’un retour au pays natal est à nouveau frappant. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 45 de 76 comme instrument de domination. En effet, l’Occident aurait construit selon le palestinien une image déterminée de l’Orient, qui est « partie intégrante de la civilisation et de la culture matérielles de l’Europe » (Said, 1997: 14) pour soumettre les pays colonisés, qui « exprime et représente cette partie, culturellement et même idéologiquement, sous forme d'un mode de discours, avec, pour l'étayer, des institutions, un vocabulaire, un enseignement, une imagerie, des doctrines et même des bureaucraties coloniales et des styles coloniaux » (Said, 1997 : 14). La formation d’une perspective stéréotypée sur certaines cultures a servi à les chosifier et les annuler pour rehausser ainsi la supériorité blanche. Aussi bien Sartre que Said ont voulu montrer le caractère disparate du colonialisme, fondé sur des critères crées de toute pièce au bénéfice du contrôle absolu des puissances européennes. Faisant allusion aux auteurs des poèmes inclus dans l’anthologie qu’il préface, il souligne que : « C’est aux noirs que ces noirs s’adressent et c’est pour leur parler des noirs ; leur poésie n’est ni satirique ni imprécatoire : c’est une prise de parole. » (Sartre, 1948 : 11). Si avant le canon littéraire était composé d’une constellation d’auteurs de couleur blanche et les œuvres étaient écrites pour des lecteurs blancs, maintenant ce patron a changé. Non seulement des romanciers et des poètes noirs vont être publiés et diffusés dans tout le monde, mais leur lecture sera accessible également aux noirs. Cependant, ce n’est pas une littérature raciale qui est ici défendue, mais une littérature humaine qui « est finalement un chant de tous et pour tous. » (Sartre, 1948: 11). 2. Rassemblement solidaire des opprimés. En d’autres termes, Sartre cherche la solidarité entre tous les êtres humains, quelle que soit la couleur de leur peau, et cet esprit solidaire est d’autant plus important que les inégalités entre les oppresseurs et les oppressés se reproduisent aussi bien au sein même du système des colonisateurs qu’entre les colonisateurs et les colonisés. Clairement marxiste, il compare la situation du prolétaire blanc exploité par les patrons capitalistes à celle de l’esclave noir, aussi exploité par le même maître. Malgré leurs différences, il s’agit à fin de compte de travailleurs assujettis qui subissent la pénurie et la tyrannie. Les discriminations n’ont ici aucune raison d’être. Tous doivent travailler coude à coude pour dénoncer et combattre l’injustice et se libérer du joug : Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 46 de 76 Le nègre, comme le travailleur blanc, est victime de la structure capitaliste de notre société ; cette situation lui dévoile son étroite solidarité, par-delà les nuances de peau, avec certaines classes d’Européens opprimés comme lui ; elle incite à projeter une société sans privilège où la pigmentation de la peau sera tenue pour un simple accident. (Sartre, 1948: 13). 3. Une quête identitaire douloureuse et « orphique ». Mais au fond, nous dit Sartre, « en dépit de lui-même l’ouvrier blanc profite un peu de la colonisation ; si bas que soit son niveau de vie, sans elle il serait plus bas encore » (Sartre, 1948: 14). À l’époque où cette préface a été écrite, les mesures sociales étaient beaucoup mieux implantées en Europe qu’en Afrique : au moins, dans un continent elles existaient, tandis que dans l’autre elles étaient pratiquement, voire totalement inexistantes. De plus, il existe des préjugés instaurés sur l’homme blanc par rapport au noir, et ce dernier ne peut pas échapper à sa condition : « Le nègre ne peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. » (Sartre, 1948: 14). L’exploitation de l’ouvrier blanc provient d’une série de conditions matérielles, externes à lui : La conscience de classe du travailleur européen est axée sur la nature du profit et de la plus-value, sur les conditions actuelles de la propriété des instruments de travail, bref sur les caractères objectifs de la situation du prolétaire. (Sartre, 1948 : 14). Cependant, la prise de conscience de l’homme noir doit passer par d’autres chemins que celles que le marxisme cherche pour le prolétaire européen, puisque l’attaque portée sur lui repose sur des critères relevant de son être. Elle doit reposer sur une conscience de race, c’est-à-dire sur une réflexion sur la « négritude », ou autrement dit « une certaine qualité commune aux pensées et aux conduites des nègres » (Sartre, 1948: 15). Le révolutionnaire noir a pour objectif non seulement de découvrir, à travers l’introspection, cette essence noire qui le définit, mais de projeter celle-ci, comme un miroir, au monde afin de la revendiquer et que d’autres s’unissent à sa cause en réalisant ce travail d’autoréflexion: Le noir qui appelle ses frères de couleur à prendre conscience d’eux-mêmes va tenter de leur présenter l’image exemplaire de leur négritude et se retournera sur son âme pour l’y saisir. Il se veut phare et miroir à la fois ; le premier révolutionnaire sera l’annonciateur de l’âme noire, le héraut qui arrachera de soi la négritude pour la tendre au monde, à demi Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 49 de 76 une culture qui lui a été inculquée artificiellement. Comment dénoncer et renverser le régime des colonisateurs quand les seules paroles à disposition pour s'exprimer appartiennent à leur propre langue? Selon les paroles de Senghor lui-même: Le paradoxe était, en effet, de prétendre exprimer la Négritude en français, l'être le plus concret dans la langue la plus abstraite, le paysan le plus paysan par la rhétorique la plus élaborée sinon la plus artificielle. (Senghor, 1964: 133). Si, comme écrit Sartre, « Les traits spécifiques d’une Société correspondent exactement aux locutions intraduisibles de son langage » (Sartre, 1948: 18), comment revendiquer la spécificité de la négritude à travers une langue qui appartient à une culture européenne? En réalité, le français, qui aurait pu constituer un obstacle d’après les citations que nous venons d’énoncer, est l’outil linguistique qui a permis justement de réunir la communauté noire, dispersée dans le monde entier, sous une même moyen de communication. Parfois, ils ont une maîtrise plus approfondie dans la langue acquise que dans la maternelle, comme Senghor, qui fait cet aveu dans « Le français, langue de culture »: C’est justement ce contrôle qui va leur permettre d’exprimer le plus profond d’eux-mêmes. En renonçant à leur langue d’origine, ils gagnent en échange la capacité de dompter celle d’autrui. De cette manière, non seulement il s’exprime comme l’étranger, mais il pense comme lui. Ayant en main ses propres armes, il se situe dans une position avantageuse: « Dispersés par la traite aux quatre coins du monde, les noirs n’ont pas de langue qui leur soit commune ; pour inciter les opprimés à s’unir ils doivent avoir recours aux mots de l’oppresseur (…) Et comme les mots sont des idées, quand le nègre déclare en français qu’il rejette la culture française, il prend d’une main ce qu’il repousse de l’autre, il installe en lui, comme une broyeuse, l’appareil-à-penser de l’ennemi » (Sartre, 1948: 18). L’emploi du français, loin donc d’entraver leur épanouissement, il le renforce, puisqu’il leur permet de détourner les armes oppressives de l’ennemi et se les approprier. Dominique Combe, qui, dans sa réflexion sur les différentes typologies du fait littéraire francophone, traite le sujet de la coexistence entre le français et d’autres langues, affirme: « Dans le changement de langue, le reniement de soi s’accompagne en retour de la conquête, de l’appropriation de la langue de l’Autre, que l’écrivain fait sienne » (Combe, 1995: 126). Toutes les langues constituent une vision du monde particulière et possèdent une charge symbolique accumulée après des siècles d’histoire et qui en quelque sorte est intransférable. Dans le sens où ce bagage est constitué d’idées partagées par la communauté où fonctionne la langue, il est à l’origine aussi de stéréotypes qui, dans le Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 50 de 76 cas du français et de l’époque coloniale en particulier, ont porté un regard méprisant sur l’homme noir. Lorsque celui-ci emploie le français, c’est donc pour le « défranciser », c’est-à-dire défaire ces idées reçues, marquer son rejet vers la tyrannie du colonisateur et montrer aussi que ce dernier n’en est plus le seul maître : maintenant, ce ne sont pas simplement les français de souche qui s’expriment magistralement en langue française. Désormais, il aura prouvé qu’il est possible de détruire les frontières à travers le langage, qu’il anéantit dans le but de chercher la liberté. Le démantèlement du sens commun des mots permet de purifier la langue de tout ce qui n’est pas la langue en elle- même; l’autodestruction du langage marque le point de départ de son retour à sa vraie nature : Le poète européen d’aujourd’hui tente de déshumaniser les mots pour les rendre à la nature ; le héraut noir, lui, va les défranciser ; il les concassera, rompra leurs associations coutumières, les accouplera par la violence » (Sartre, 1948 : 20). La revendication de la langue maternelle sera aussi un point clé pour la « défrancisation » du poète noir. Dans ses vers, il mêle le français aux différentes langues autochtones des pays anciennement colonisés, et c’est cela qui va conférer la touche d’originalité à son écriture. Un nouveau français revivifié naît de cette union ; un français qui s’est débarrassé de sa cuirasse de rigidité et de froideur et qui reprend toutes ses couleurs grâce à l’imprégnation en elle de l’aura africaine. Senghor, en tant qu’africain et spécialiste en langues de son continent, consacre un article de Liberté I au « Langage et poésie négro-africaine » à faire l’éloge de la richesse du vocabulaire des langues parlées en Afrique: Ce qui nous frappe, d’abord, c’est l’incroyable richesse du vocabulaire. On trouve dix mots pour désigner un même objet, selon qu’il change de forme, de volume, de poids, de couleur, d’usage… (Senghor, 1964 : 159). Cela, de toute évidence, va permettre de produire des textes plus éclatants, plus attachés aux sensations vécues et dont les images seront plus visuelles et palpables, afin de pouvoir sentir le monde fictionnel créé avec la même netteté que le réel. D’autre part, nous avons aussi l’emplacement des mots à l’intérieur du poème et la façon de structurer les phrases, qui est aussi particulière chez le poète négro-africain : « Sur le plan de la syntaxe, il vise l’économie des moyens, à une syntaxe non de subordination, mais de juxtaposition, à une sobriété qui, à la limite, supprime la syntaxe elle-même. » Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 51 de 76 (Senghor, 1964: 165). En effet, la poésie senghorienne emploie assez rarement la ponctuation et tend à agglutiner les mots. N’oublions surtout pas le rythme, qui est au centre de la culture africaine, réunissant trois arts à la fois: la musique, la danse et la poésie. Il constitue le noyau de l’identité nègre : C’est dans le domaine du rythme que la contribution nègre a été la plus importante, la plus incontestée. Nous avons vu, tout au long de cette étude, que le Nègre était un être rythmique. C’est le rythme incarné. La musique, à cet égard, est révélatrice. On remarquera l’importance accordée aux instruments à percussion (Senghor, 1964 : 37). Et effectivement, chez Senghor il est très fréquent d’observer des indications musicales qui accompagnent le titre de ses poèmes, comme nous avons vu pour « À New York » et « Élégie pour Martin Luther King ». Les références au tam-tam, instrument de percussion traditionnel africain, sont également assez récurrentes dans les Œuvres poétiques. Cet objet acquiert une importance cruciale du moment où de ses entrailles surgit la mélodie intérieure de l’Afrique, celle qui marque la cadence de sa vie. Il est présent dans tous les aspects de la société, et devient donc une métaphore de la manière de vivre africaine, de ses rituels et de ses traditions. En d’autres mots, il incarne son âme : le tam-tam est l’instrument qui accompagne de son rythme la vie des hommes (…) Il a aussi pour rôle de signifier les grands moments de l’histoire des hommes, en fonction du rythme et de l’instrument adoptés (…) Associé à l’image de la femme, dont il peut évoquer jusqu’à la forme physique, il en est comme la substitut sexuel, spirituel et maternellement protecteur (…) Métaphoriquement, mais aussi physiquement ( et comme auditivement), le battement du tam- tam se confond avec celui du cœur » (Jouanny, 2002: 80-84). Si le rythme et la poésie sont indissociables dans la culture négro-africaine, et le rythme définit l’identité nègre, cela veut dire qu’il est essentiellement composé de matière poétique, et peut-être à l’inverse la poésie est en même temps intrinsèquement composée de qualités « nègres ». Pour Sartre, toutes ces manifestations culturelles africaines constituent les bases objectives de la négritude (« Il existe, en effet, une négritude objective qui s’exprime par les mœurs, les arts, les chants et les danses des populations africaines. »- Sartre, 1948: 24) parce qu’elles transmettent un état d’âme impossible de décrire et d’exprimer par un européen, « puisqu’il n’en a pas l’expérience intérieure et puisque les langues européennes manquent de mots qui permettraient de la décrire. » (Sartre, 1948: 24). La Négritude serait pour l’existentialiste une attitude face au monde, ou plutôt, « pour Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 54 de 76 art. En effet, sa sensibilité particulière la fait spécialement réceptive aux idées transcendantes, ainsi qu’au pouvoir suggestif des mots et leur plasticité: C’est un fait noté souvent que le Nègre est sensible aux paroles et aux idées, encore qu’il soit singulièrement aux qualités sensibles- dirais-je sensuelles ?- de la parole, aux qualités spirituelles, non intellectuelles, des idées. (Senghor, 1964 : 23). L’homme noir voit et pense la réalité de manière symbolique, puisque son esprit et son imagination fonctionnent analogiquement, par identification des objets et des essences. Ces qualités le préparent pour faire de lui un créateur d’images inné : Vous ne vous étonnerez pas que le premier don du poète négro-africain soit le don de l’image (…) L’image dépasse naturellement les apparences pour pénétrer les idées. C’est du moins ce que fait, presque toujours, l’image négro-africaine, qui est analogie, symbole, expression du monde moral, du sens par le signe » (Senghor, 1964 : 161). C’est pourquoi, Senghor souligne que le mode de connaissance du nègre répond à un besoin essentiel de la poésie contemporaine: André Breton, dans sa Préface au Cahier d'un retourau pays natal de Césaire, donne, comme commun diviseur aux conditions de la poésiemajeure, “l'intensité exceptionnelle de l'émotion devant le spectacle de la vie (entraînant l'impulsion à agir sur elle pour la changer).” Cette exigence de la poésie contemporaine, que Flouquet et Verhesen ont si fortement soulignée au début de leur communication, nul, peut-être, plus que les Nègres Nouveaux n'y a répondu. (Senghor, 1964 : 135). En allant plus loin, la porosité émotive et perceptive de l’homme noir fait de lui, parmi tous les oppressés, le plus apte à être affecté par la souffrance. En conséquence, « le noir conscient de soi se représente à ses propres yeux comme l’homme qui a pris sur soi toute la douleur humaine et qui souffre pour tous, même pour le blanc. » (Sartre, 1948: 34). Autrement dit, il se projette à l’image du Christ, qui emporte à ses épaules le poids des péchés et de la douleur de toute l’humanité. Le sujet de ses poèmes est donc le récit de sa Passion, au sens biblique et étymologique du terme, qui est perçue lucidement comme telle26. Son supplice prolongé a naturellement fait déborder le vase, entraînant une réaction contraire, c’est-à-dire, le refus de se soumettre à toute sorte de souffrance: « parce qu’il a, plus que tous les autres, souffert de l’exploitation capitaliste, il a acquis, plus que tous les autres, le sens de la révolte et l’amour de la liberté. » (Sartre, 1948: 39). 26 Cela explique les références bibliques et le ton religieux que nous avons détectées dans les poèmes de Senghor étudiés. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 55 de 76 C’est pourquoi, selon les paroles de Senghor, “la Négritude est fruit de la Révolution, par action et réaction. » (Senghor, 1964: 399). L’esprit de révolte, alimenté par la pression de l’injustice, anime la plume des écrivains de l’Anthologie, que Sartre voit comme les bardes définitifs du marxisme. Pour lui, ce sont des élus pour chanter la lutte universelle du prolétariat, puisque leurs revendications ne les visent pas eux-mêmes simplement, mais tous ceux qui subissent des abus. Le poète noir ne veut pas renverser l’autorité du colonisateur pour se situer à son tour dans une position de domination, mais pour nier de manière absolue toute sorte d’autorité : « Il ne souhaite nullement dominer le monde : il veut l’abolition des privilèges ethniques d’où qu’ils viennent ; il affirme sa solidarité avec les opprimés de toute couleur. » (Sartre, 1948: 40). L’œuvre de ces hérauts représente selon le philosophe une étape de l’évolution dialectique inhérente au processus de la lutte de classes qui doit nécessairement s’auto-dépasser: En fait, la Négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse ; la position de la Négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races. » (Sartre, 1948: 41). Ainsi, la Négritude naît pour s’autodétruire; elle est en constante tension, instable, toujours prête à disparaître ou à se transformer. D’où que la poésie, langue ambigüe et contradictoire par excellence, soit pour Sartre la seule qui puisse rendre compte de sa belle complexité. Nous dirions plus : il ne s’agit pas ici simplement d’une parfaite adéquation entre le contenu et la forme, mais d’une affirmation catégorique de l’indissociabilité entre les deux. En d’autres termes, la poésie n’exprime pas la négritude, ni la négritude s’exprime à travers la poésie : c’est que la poésie est négritude, et « la négritude (…) est, en son essence, Poésie. » (Sartre, 1948: 44). Il n’est pas surprenant alors que la rencontre des surréalistes européens avec les écrits de Césaire, Senghor, Damas ou Diop ait constitué pour eux une véritable épiphanie, comme s’ils avaient découvert leur El Dorado, lorsqu’ils ont aperçu que ce qu’ils cultivaient de leur côté, l’Afrique l’avait déjà dans son cœur et dans son âme. Dans la Négritude, ils ont trouvé la quintessence de leur mouvement, qui est principalement, synonyme de révolution. D’ailleurs, le fil conducteur d’ « Orphée noir » est l’idée que la poésie de la Négritude constitue le modèle de poésie prolétaire par excellence. Sartre considère que la lutte ouvrière a ressenti l’absence de certains éléments pour s’épanouir, et il a très clair dans Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 56 de 76 son esprit de quoi il s’agit : “Il a manqué au prolétariat une poésie qui fût sociale tout en prenant ses sources dans la subjectivité, qui fût sociale dans l'exacte mesure où elle était subjective.” (Sartre, 1948: 13). Et voilà que les prolétaires noirs offrent au reste les moyens pour subvenir à ce besoin nécessaire pour avancer dans sa cause et, à l’inverse, comme souligne Senghor, « c'est surtout chez Breton et les surréalistes, initiés par Lautréamont et Rimbaud, que les Nègres nouveaux trouvent de précieux alliés.” (Senghor, 1964: 134 –135). VI. CONCLUSIONS Il est devenu manifeste au fil de notre mémoire que la littérature actuelle doit être abordée par le biais de la méthodologie propre à la Littérature comparée, étant donné qu’il ne s’agit pas d’une discipline homogène ; bien au contraire, l’emploi du terme au pluriel serait plus pertinent, puisque les différentes manifestations nationales de l’écriture littéraire et poétique ne sont plus conçues de manière indépendante et autonome dans une réalité marquée par la mondialisation. Les recherches ancrées sur la littérature d’un pays en particulier (dans notre cas, la France) se sont révélées restrictives, et ce constat nous a poussés à porter notre regard au-delà et à élargir nos perspectives sur d’autres formes d’expression culturelle et artistique qui, loin de nous écarter de notre chemin, l’ont conduit sur des voies plus riches et vastes. La prise de distance à travers la confrontation, dont le point de référence a été la langue française écrite, nous a permis d’avoir une vue plus complète et critique de notre objet d’étude. Il s’est avéré que le surréalisme a constitué le carrefour où se sont rencontrés des auteurs de profils très divers, et c’est cette union dans la disparité qui a attiré notre attention. Ce mouvement d’avant-garde s’est consolidé en tant que réseau auquel ont appartenu des auteurs français, sénégalais, antillais, guyanais et espagnols entre autres; mais comme a remarqué Bousoño dans une citation mentionnée dans les pages précédentes, les différents courants littéraires qui ont traversé l’Histoire ne sont que le résultat d’une série de circonstances qui, par hasard, ont coïncidé à une époque et à un moment donnés, produisant un phénomène unique, qui pourrait d’autre part avoir adopté un autre visage ou ne pas s’être manifesté du tout. C’est pourquoi notre première partie a voulu dégager les facteurs qui ont donné lieu au surréalisme, montrant l’ancrage historique et socio-culturel du mouvement. Ni le Manifeste du surréalisme ni Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 59 de 76 l’esthétique négro-africaine, c’est-à-dire une conception du monde et des traditions qui sont, essentiellement, surréalistes. Autrement dit, alors que le surréalisme traverse ponctuellement la culture française, pour les écrivains noirs il s’agit d’un élément axial de leur identité. Pour Sartre, celle-ci ne peut être revendiquée qu’à travers un élan révolutionnaire, puisque pour se révéler elle doit avant tout se positionner comme antithèse de tous les stéréotypes qui ont pesé sur elle ; l’homme qui cherche sa négritude doit donc se définir par rapport à cette négation radicale. C’est pourquoi sa poésie est purement marxiste, puisque plus que nulle autre, elle naît en tant que cri insurgé, produit par l’oppression et destiné à la combattre. En définitive, tous ces rapprochements nous mènent à une réflexion finale, dans laquelle nous manifesterons notre accord avec Konan Roger Langui (2013), pour qui «au-delà de l’esthétique, de la fonctionnalité et de la poétisation du référent, la poésie reste partout la même». Nous ajouterons même que tous les arts également partagent une base commune. C’est pourquoi nous pensons que les rapports signalés dans notre travail ne sont pas restreints au domaine littéraire et se prêtent à une réflexion ouverte à d’autres disciplines artistiques. En particulier, l’évolution des arts plastiques en Europe vers l’avant-garde est inconcevable sans l’influence de l’art africain. Il serait donc intéréssant d’approfondir notre perspective comparatiste à travers une future thèse doctorale qui nous permettrait de développer une étude interartistique et intersémiotique attachée à des intérêts actuels de la théorie littéraire et la littérature comparée. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 60 de 76 BIBLIOGRAPHIE ET SITOGRAPHIE ARANGO L., Manuel Antonio. “El surrealismo y el simbolismo en Poeta en Nueva York”. Símbolo y simbología en la obra de Federico García Lorca, pp.341-408.Madrid: Ed. Fundamentos, 1998. ARANGO L., Manuel Antonio. “El simbolismo como elemento de protesta en Poeta en Nueva York, de Federico García Lorca”. Actas del XII Congreso de la Asociación Internacional de Hispanistas, vol.4, pág. 57-65. Birmingham, 1995. BAUDELAIRE, Charles. Les Fleurs du mal et autres poèmes. Chronologie et préface par Henri Lemaître.Paris, Garnier-Flammarion, 1964. BOUSOÑO, Carlos. El irracionalismo poético.Madrid: Ed. 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Je proclame la Nuit plus [véridique que le jour. 25 C'est l'heure pure où dans les rues, Dieu fait germer la vie d'avant mémoire Tous les éléments amphibies rayonnants comme des soleils. Harlem Harlem ! voici ce que j'ai vu Harlem Harlem ! Une brise verte de blés sourdre des pavés labourés par les Pieds nus de danseurs Dans Croupes ondes de soie et seins de fers de lance, ballets de nénuphars et de masques [fabuleux 30 Aux pieds des chevaux de police, les mangues de l'amour rouler des maisons basses. Et j'ai vu le long des trottoirs, des ruisseaux de rhum blanc des ruisseaux de lait noir [dans le brouillard bleu des cigares. J'ai vu le ciel neiger au soir des fleurs de coton et des ailes de séraphins et [des panaches de sorciers. Écoute New York ! ô écoute ta voix mâle de cuivre ta voix vibrante de hautbois, [l'angoisse bouchée de 35 tes larmes tomber en gros caillots de sang Écoute au loin battre ton cœur nocturne, rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et [tam-tam. III New York ! je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang Qu'il dérouille tes articulations d'acier, comme une huile de vie Qu'il donne à tes ponts la courbe des croupes et la souplesse des lianes. 40 Voici revenir les temps très anciens, l'unité retrouvée la réconciliation du Lion du Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 65 de 76 [Taureau et de l'Arbre. L'idée liée à l'acte l'oreille au cœur le signe au sens. Voilà tes fleuves bruissants de caïmans musqués et de lamantins aux yeux de mirages [Et nul besoin d'inventer les Sirènes. 45 Mais il suffit d'ouvrir les yeux à l'arc-en-ciel d'Avril Et les oreilles, surtout les oreilles à Dieu qui d'un rire de saxophone créa le ciel et la [terre en six jours. Et le septième jour, il dormit du grand sommeil nègre. SENGHOR, Léopold Sédar. “Élégie pour Martin Luther King (pour un orchestre de jazz) », Élégies majeures, 1979. I Qui a dit que j’étais stable dans ma maîtrise, noir sous l’écarlate sousl’or ? Mais qui a dit, comme le maître de la masse et du marteau, maître du dyoung-dyoung du tam-tam. 5 Coryphée de la danse, qu’avec ma récade sculptée Je commandais les Forces rouges, mieux que les chameliers leurs dromadaires au long cours ? Ils ploient si souples, et les vents tombent et les pluies fécondes. Qui a dit qui a dit, en ce siècle de la haine et de l’atome 10 Quand tout pouvoir est poussière toute force faiblesse, que les Sur-Grands Tremblent la nuit sur leurs silos profonds de bombes et de tombes, quand A l’horizon de la saison, je scrute dans la fièvre les tornades 15 stériles Des violences intestines ? Mais dites qui a dit ? Flanqué du sabar au bord de l’orchestre, les yeux intègres et la bouche blanche Et pareil à l’innocent du village, je vois la vision j’entends le mode 20 et l’instrument Mais les mots comme un troupeau de buffles confus se cognent contre mes dents Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 66 de 76 Et ma voix s'ouvre dans le vide. Se taise le dernier accord, je dois repartir à zéro, tout réapprendre 25 de cette langue Si étrangère et double, et l’affronter avec ma lance lisse me confronter avec le monstre Cette lionne-lamantin sirène-serpent dans le labyrinthe des abysses. 30 Au bord du chœur au premier pas, au premier souffle sur les feuilles de mes reins J’ai perdu mes lèvres donné ma langue au chat, je suis brut dans le tremblement. Et tu dis mon bonheur, lorsque je pleure 35 Martin Luther King ! II Cette nuit cette claire insomnie, je me rappelle hier et hier il y a un an. C’était lors le huitième jour, la huitième année notre circoncision La cent soixante-dix-neuvième année de notre mort-naissance à 40 Saint-Louis. Saint-Louis Saint-Louis ! Je me souviens d'hier d'avant hier, c'était il y a un an Dans la Métropole du Centre, sur la presqu’île de proue pourfendant 45 Droit la substance amère. Sur la voie longue large et comme une victoire Les drapeaux rouge et or les étendards d’espérance claquaient, splendides au soleil. Et sous la brise de la joie, un peuple innombrable et noir fêtait son 50 triomphe Dans les stades de la Parole, le siège reconquis de sa prestance ancienne. C’était hier à Saint-Louis parmi la Fête, parmi les Linguères et les Signares 55 Les jeunes femmes dromadaires, la robe ouverte sur leurs jambes longues Parmi les coiffures altières, parmi l'éclat des dents le panache des rires des boissons. Soudain Je me suis souvenu, j’ai senti lourd sur mes épaules, mon cœur, Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 69 de 76 Sur le Nigeria Seigneur tombe, et sur la Nigritie, la voix de Martin Luther King ! IV C’était donc le quatre Avril mil neuf cent soixante huit 140 Un soir de printemps dans un quartier gris, un quartier malodorant de boue d’éboueurs Où jouaient au printemps les enfants dans les rues, fleurissait le printemps dans les cours sombres Jouaient le bleu murmure des ruisseaux, le chant des rossignols 145 dans la nuit des ghettos Des cœurs. Martin Luther King les avait choisis, le motel le quartier les ordures 1es éboueurs Avec les yeux du cœur en ces jours de printemps, ces jours de passion 150 Où la boue de la chair serait glorifiée dans la lumière du Christ. C’était le soir quand la lumière est plus claire et l’air plus doux L’avant-soir à l’heure du cœur, de ses floraisons en confidences bouche à bouche, et de l'orgue et du chant et de l'encens. Sur le balcon maintenant de vermeil, où l’air est plus limpide 155 Martin Luther debout dit pasteur au pasteur : « Mon frère n’oublie pas de louer le Christ dans sa résurrection, et que son nom soit clair chanté ! » Et voici qu’en face, dans une maison de passe de profanation de perdition, oui dans le motel Lorraine 160 - Ah, Lorraine, ah, Jeanne la blanche, la bleue, que nos bouches te purifient, pareilles à l’encens qui monte ! Une maison mauvaise de matous de marlous, se tient debout un homme, et à la main le fusil Remington. James Earl Ray dans son télescope regarde le Pasteur 165 Martin Luther King regarde la mort du Christ : « Mon frère n’oublie pas de magnifier ce soir le Christ dans sa résurrection ! » Il regarde, l’envoyé de Judas, car du pauvre vous avez fait le lycaon du pauvre 170 Il regarde dans sa lunette, ne voit que le cou tendre et noir et beau. Il hait la gorge d’or, qui bien module la flûte des anges La gorge de bronze trombone, qui tonne sur Sodome terrible et sur Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 70 de 76 Adama. Martin regarde devant lui la maison en face de lui, il voit des 175 gratte-ciel de verre de lumière Il voit des têtes blondes bouclées des têtes sombres frisées, qui fleurissent des rêves Comme des orchidées mystérieuses, et les lèvres bleues et les roses chantent en chœur comme l’orgue accordées. 180 Le Blanc regarde, dur et précis comme l’acier. James Earl vise et fait mouche Touche Martin qui s’affaisse en avant, comme une fleur odorante. Qui tombe : « Mon frère chantez clair Son nom, que nos os exultent dans la Résurrection ! » V 185 Cependant que s’évaporait comme l’encensoir le coeur du pasteur Et que son âme s’envolait, colombe diaphane qui monte Voilà que j’entendis, derrière mon oreille gauche, le battement lent du tam-tam. La voix me dit, et son souffle rasait ma joue : 190 « Écris et prends ta plume, fils du Lion ». Et je vis une vision. Or c’était en belle saison, sur les montagnes du Sud comme du Fouta-Djallon Dans la douceur des tamariniers. Et sur un tertre Siégeait l’Être qui est Force, rayonnant comme un diamant noir. 195 Sa barbe déroulait la splendeur des comètes ; et à ses pieds Sous les ombrages bleus, des ruisseaux de miel blanc, de frais parfums de paix. Alors je reconnus, autour de sa Justice sa Bonté, confondus les élus, et les Noirs et les Blancs 200 Tous ceux pour qui Martin Luther avait prié. Confonds-les donc, Seigneur, sous tes yeux sous ta barbe blanche : Les bourgeois et les paysans paisibles, coupeurs de canne cueilleurs de coton Et les ouvriers aux mains fiévreuses, et ils font rugir les usines, et 205 le soir ils sont soûlés d’amertume amère. Les Blancs et les Noirs, tous les fils de la même Terre Mère. Et ils chantaient à plusieurs voix, ils chantaient Hosanna ! Alléluia ! Comme au Royaume d'Enfance autrefois, quand je rêvais. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 71 de 76 210 Or ils chantaient l'innocence du monde, et ils dansaient la floraison Dansaient les forces que rythmait, qui rythmaient la Force des forces : la Justice accordée, qui est Beauté Bonté. Et leurs battements de pieds syncopés étaient comme une symphonie en noir et blanc 215 Qui pressaient les fleurs écrasaient les grappes, pour les noces des âmes : Du Fils unique avec les myriades d’étoiles. Je vis donc, car je vis, Georges Washington et PhillisWheatley, bouche de bronze [bleue qui annonça la liberté - son chant l’a 220 consumée Et Benjamin Franklin, et le marquis de La Fayette sous son panache de cristal Abraham Lincoln qui donna son sang, ainsi qu’une boisson de vie à l’Amérique 225 Je vis Booker T. Washington le Patient, et William E.B. Dubois l’Indomptable qui s’en alla planter sa tombe en Nigritie J’entendis la voix blues de Langston Hughes, jeune comme la trompette d’Armstrong. Me retournant je vis Près de moi John F. Kennedy, plus beau que le rêve d’un peuple, et 230 son frère Robert, une armure fine d’acier. Et je vis - que je chante ! - tous les Justes les Bons, que le Destin dans son cyclone avait couchés Et ils furent debout par la voix du poète, tels de grands arbres élancés 235 Qui jalonnent la voie, et au milieu d’eux Martin Luther King. Je chante Malcom X, l’ange rouge de notre nuit Par les yeux d’Angela chante Georges Jackson, fulgurant comme l’Amour sans ailes ni flèches Non sans tourment. Je chante avec mon frère 240 La Négritude debout, une main blanche dans sa main vivante Je chante l’Amérique transparente, où la lumière est polyphonie de couleurs Je chante un paradis de paix. GARCÍA LORCA, Federico, “Norma y paraíso de los negros”, Poeta en Nueva York,1929-1930. Odian la sombra del pájaro Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 74 de 76 a tu sangre estremecida dentro del eclipse oscuro, 35 a tu violencia granate sordomuda en la penumbra, a tu gran rey prisionero, con un traje de conserje. Tenía la noche una hendidura y quietas salamandras de marfil. Las muchachas americanas llevaban niños y monedas en el vientre 40 y los muchachos se desmayaban en la cruz del desperezo. Ellos son. Ellos son los que beben el whisky de plata junto a los volcanes y tragan pedacitos de corazón por las heladas montañas del oso. 45 Aquella noche el rey de Harlem con una durísima cuchara arrancaba los ojos a los cocodrilos y golpeaba el trasero de los monos. Con una cuchara. Los negros lloraban confundidos 50 entre paraguas y soles de oro, los mulatos estiraban gomas, ansiosos de llegar al torso blanco, y el viento empañaba espejos y quebraba las venas de los bailarines. Negros, Negros, Negros, Negros. 55 La sangre no tiene puertas en vuestra noche boca arriba. No hay rubor. Sangre furiosa por debajo de las pieles, viva en la espina del puñal y en el pecho de los paisajes, bajo las pinzas y las retamas de la celeste luna de cáncer. Sangre que busca por mil caminos muertes enharinadas y 60 ceniza de nardo, cielos yertos, en declive, donde las colonias de planetas rueden por las playas con los objetos abandonados. Sangre que mira lenta con el rabo del ojo, Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 75 de 76 hecha de espartos exprimidos, néctares de subterráneos. 65 Sangre que oxida el alisio descuidado en una huella y disuelve a las mariposas en los cristales de la ventana. Es la sangre que viene, que vendrá por los tejados y azoteas, por todas partes, para quemar la clorofila de las mujeres rubias, 70 para gemir al pie de las camas ante el insomnio de los lavabos y estrellarse en una aurora de tabaco y bajo amarillo. Hay que huir, huir por las esquinas y encerrarse en los últimos pisos, porque el tuétano del bosque penetrará por las rendijas 75 para dejar en vuestra carne una leve huella de eclipse y una falsa tristeza de guante desteñido y rosa química. Es por el silencio sapientísimo cuando los camareros y los cocineros y los que limpian con la lengua 80 las heridas de los millonarios buscan al rey por las calles o en los ángulos del salitre. Un viento sur de madera, oblicuo en el negro fango, escupe a las barcas rotas y se clava puntillas en los hombros; un viento sur que lleva 85 colmillos, girasoles, alfabetos y una pila de Volta con avispas ahogadas. El olvido estaba expresado por tres gotas de tinta sobre el monóculo, el amor por un solo rostro invisible a flor de piedra. 90 Médulas y corolas componían sobre las nubes un desierto de tallos sin una sola rosa. A la izquierda, a la derecha, por el sur y por el norte, se levanta el muro impasible para el topo, la aguja del agua. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 76 de 76 95 No busquéis, negros, su grieta para hallar la máscara infinita. Buscad el gran sol del centro hechos una piña zumbadora. El sol que se desliza por los bosques 100 seguro de no encontrar una ninfa, el sol que destruye números y no ha cruzado nunca un sueño, el tatuado sol que baja por el río y muge seguido de caimanes. Negros, Negros, Negros, Negros. 105 Jamás sierpe, ni cebra, ni mula palidecieron al morir. El leñador no sabe cuándo expiran los clamorosos árboles que corta. Aguardad bajo la sombra vegetal de vuestro rey a que cicutas y cardos y ortigas turben postreras azoteas. 110 Entonces, negros, entonces, entonces, podréis besar con frenesí las ruedas de las bicicletas, poner parejas de microscopios en las cuevas de las ardillas y danzar al fin, sin duda, mientras las flores erizadas asesinan a nuestro Moisés casi en los juncos del cielo. 115 ¡Ay, Harlem, disfrazada! ¡Ay, Harlem, amenazada por un gentío de trajes sin cabeza! Me llega tu rumor, me llega tu rumor atravesando troncos y ascensores, a través de láminas grises 120 donde flotan tus automóviles cubiertos de dientes, a través de los caballos muertos y los crímenes diminutos, a través de tu gran rey desesperado cuyas barbas llegan al mar. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 1 de 76 TABLE DES MATIÈRES Remerciements…………………………………………………………….…… 3 I.- Introduction. 1. Inscription du travail dans le programme d’études du master….. . 4 2. Justification du thème choisi…………………………………….. 4 3. Genèse du sujet abordé. ………………………………………… 6 4. Objectifs…………………………………………………………. 7 5. Méthodologie et annonce du plan. ……………………………… 8 II.- Contextualisation historique du rapport entre le surréalisme et la Négritude. 1. Les revendications postcoloniales après la Deuxième Guerre Mondiale. ………………………………………………………. 9 2. Paris : épicentre de la Négritude……………………………… . .. 11 3. Débuts historiques du surréalisme et son admiration pour l’art négro-africain…………………………………………………..... 13 4. Lorca et son expérience de Harlem…………………………….... 14 III.-Principes de la révolution poétique surréaliste 1. Libération du contrôle de la raison………………………………. 16 2. Rupture avec les modèles esthétiques classiques………………... 18 IV.-Surréalisme chez Léopold Sédar Senghor et Federico García Lorca : analyse contrastive de poèmes sélectionnés de chaque auteur 1. “À New York”…………………………………………………… 24 2. « Élégie pour Martin Luther King ». ………………………...…. 28 3. « Norma y paraíso de los negros »………………………….…… 34 Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 2 de 76 4. “Oda al rey de Harlem”……………………………………….. 37 5. Conclusions de l’analyse des poèmes. ………………………... 40 V.-« Ce que l’homme noir apporte » au surréalisme et vice-versa. 1. Renversement du système dominant. ………………………… 44 2. Rassemblement solidaire des opprimés. ……………………… 45 3. Une quête identitaire douloureuse et « orphique »…………...... 46 4. Sabotage du langage pour détruire les chaînes de l’oppresseur. …………………………………………………... 48 5. Un mode de vie et de pensée compatible avec le surréalisme. .. . 52 VI.-Conclusions………………………………………………………………. . 56 Bibliographie et sitographie……………………………………………………. 60 Annexes……………………………………………………………….………. . 63 Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 3 de 76 REMERCIEMENTS Le mémoire que vous avez entre vos mains est le résultat d'un grand nombre d'heures de travail, mais aussi de l'aide précieuse fournie par des personnes auxquelles je ne pourrais pas manquer de remercier pour leur encadrement, leur disponibilité, leur attention et leurs conseils avant d'aller plus loin. Ainsi, je voudrais d'abord adresser mes sincères remerciements à Mme. Carriedo López, ma directrice et professeure lors de ma première année de master à l'Université Complutense de Madrid. Dès le début, elle a fait preuve de générosité et d'un caractère chaleureux, mais surtout, elle a été l'inspiratrice du sujet de ce mémoire et elle m'a fait découvrir la richesse de la littérature en langue française, spécialement celle d'origine africaine, que je méconnaissais avant d'assister à son cours de “Francophonie et littératures francophones”. Grande partie des contenus appris dans cette matière ont été d'une utilité précieuse dans mes recherches. Merci d'avoir porté intérêt à mon projet en acceptant de le diriger et d'en avoir fait le suivi. De même, je remercie avec enthousiasme les coordinateurs et tous les enseignants que j'ai rencontrés pendant ces deux années de master, aussi bien à Madrid qu'à Paris. La présentation de ce travail marque la fin d'un cycle qui a été très important dans ma formation académique et personnelle, et je souhaite par conséquent montrer ma reconnaissance à ceux qui, par la transmission de leur savoir et leur soutien, ont participé de cette expérience et l'ont construite. Merci, finalement, à l'ensemble des étudiants qui ont partagé avec moi cette période d'apprentissage intense et qui l’ont enrichie humainement. Merci, parce que le bagage des études universitaires ne doit pas seulement être constitué de connaissances théoriques, mais aussi de rencontres aussi bien intellectuelles qu’affectives. Je sais que j'emmène avec moi pour le futur des amitiés très estimables. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 6 de 76 3. Genèse du sujet abordé. L’idée centrale de notre sujet nous est arrivée dans le cours de Mme. CarriedoLópez, « Francophonie et littératures francophones », où étaient traitées des œuvres d'auteurs qui, tout en étant originaires de divers pays de l'Afrique, ont écrit ou écrivent en langue française, caractéristique qui leur a permis d'être mis en rapport sous un même programme. Au fur et à mesure que l'analyse de leurs textes devenait plus profonde, un constat a surgi de manière presque incontournable: celui de l'intense modernité des poèmes étudiés en classe, spécialement visible une fois que nous avons fait la connexion entre Léopold Sédar Senghor et Charles Baudelaire, initiateur de la poésie moderne et du symbolisme2, pour lequel Senghor a ouvertement manifesté son admiration3. Afin d’illustrer la présence baudelairienne dans l’œuvre du Président- poète, nous avons réalisé une étude centrée sur le traitement de la figure féminine chez les deux auteurs. Nos recherches ont conclu que celle-ci est représentée de manière élogieuse, en tant qu’incarnation d’un idéal de Beauté détaché des canons esthétiques traditionnels duquel elle est à la fois la Muse. Elle devient donc un symbole4, c’est-à- 2 Ce terme désigne une école poétique née en France, dont l’origine est associée par de nombreux critiques lui ayant porté un grand intérêt, comme Marcel Raymond, Hugo Friedrich ou Carlos Bousoño, au génie de Baudelaire, de Mallarmé et de Rimbaud (et la responsabilité de l’auteur des Fleurs du Mal est souvent la plus mise en valeur). Sa principale caractéristique a été de développer une poésie mystique qui cherche à transcender le monde sensible et fonder une esthétique de l’invisible, capable d’explorer l’inconscient humain et les énigmes de la réalité. Cette conception de la poésie a été très féconde en Europe et au-delà, jusqu’à nos jours. 3Pierre Brunel (2006) reproduit une citation de Senghor très éloquente à cet égard : « C’est, déclarait-il en 1978 à Mohamed Aziza, « l’un des poètes qui m’ont le plus influencé », et il plaçait sa photographie, dans sa bibliothèque de vacances, au-dessus de celle du général de Gaulle (Brunel, 2006 : 61). À cette déclaration il faut ajouter le mémoire réalisé pour l’obtention de Diplôme d’Études Supérieurs, obtenu à la Sorbonne en 1932 avec mention Bien, dont le titre,L’exotisme chez Baudelaire, était justement centré sur son auteur fétiche (Brunel, 2006). Par ailleurs, Senghor n’a pas hésité à lui rendre hommage aussi en reproduisant littéralement au sein de son recueil Poèmes perdus3(1990) deux titres de poèmes inclus dans Les Fleurs du Mal : « Spleen » et « Correspondance ». Par ailleurs, remarquons que « À une Antillaise », « À la négresse blonde » et « To adark girl » nous renvoient clairement à plusieurs titres baudelairiens tels que « À une dame créole », « À une madone », « À une Malabraise », « À une mendiente rousse », « À une passante », etc. 4 Il faut considérer que le symbole, comme signale Carlos Bousoño, n’est pas un concept exclusif du symbolisme vu comme mouvement poétique, littéraire ou artistique inscrit de manière spatio-temporelle. Sa définition surpasse l’adscription à un courant donné : il peut être présent dans n’importe quelle œuvre d’une époque quelconque. Ainsi, le symbole n’est qu’un des éléments constitutifs de l’école symboliste française, mais pas le seul. Chaque mouvement littéraire est la somme de certains facteurs qui se sont arbitrairement rassemblés, ayant pu aussi ne pas coïncider ou s’être unis différemment : Toda época artística se manifiesta como una determinada organización de sus características, a partir de un elemento central que las ha producido, como meras consecuencias suyas en el ánimo del autor (…) La diferencia entre unas épocas y otras viene entonces dada, exclusivamente, por el diferente grado con que ese individualismo se ofrece, grado que, a su vez, tiene origen social (Bousoño, 1977:8). Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 7 de 76 dire un type de représentation poétique non préconçue par l’intellect, mais crée à partir de l’intuition, capable d’évoquer par la suggestion une idée ou une émotion. Nous avions face à nous un nouvel objet poétique embrassé au moyen d’un langage libéré de tout formalisme littéraire, permettant de matérialliser de nouveaux horizons artistiques et moraux, ainsi qu’une forme inhabituelle d’interpréter le monde. La singularité expressive des deux poètes étudiés face à l’esthétique pratiquée par les auteurs d'époques précédentes nous a facilement sautée à l’esprit: l'art de la suggestion, la véritable création d'une ambiance émotive, la rupture de bien des normes stylistiques classiques leur conférait une grande vivacité et un grand pouvoir de fascination. Ayant montré à travers notre travail sur les rapports entre Senghor et Baudelaire que la littérature africaine d’expression française boit directement de la modernité européenne, nous avions donc déjà installé les bases pour tracer un fil de continuité avec le surréalisme, qui est héritier des mêmes sources : en effet, même si l’œuvre de Baudelaire est encore distante dans le temps de celle de Breton et de son cercle, l'héritage des Fleurs du Mal a permis de créer le contexte idoine pour l’épanouissementd’une tradition à laquelle les avant-gardes ont été perméables, et dont les poètes surréalistes ne sont pas restés en marge. 4. Objectifs. Le choix de notre sujet nous est donc apparu pertinent et cohérent par rapport aux objectifs suivants : Premièrement, étudier la répercussion du surréalisme sur la construction de la poésie francophone contemporaine, puisque, comme déclare Senghor dans son essai “La poésie d'un monde nouveau”, inclus dans le premier volume de la série Liberté: “La Poésie, comme tout phénomène de civilisation, plus que tout phénomène, traduit l'esprit d'une époque” (Senghor, 1964 : 196). Ensuite, adopter une perspective ouverte du phénomène culturel francophone tel qu’il se manifeste aujourd’hui à travers la littérature, révélant non seulement les rapprochements entre la poésie française et la poésie des anciennes colonies francophones, qui au dire de Senghor “enrichit la littérature française en enrichissant la C’est cela qui a permis à Marcel Raymond, dans son incontournable parcours historique par la poésie moderne réalisé dans DeBaudelaire au surréalisme, tracer un fil de continuité entre les poètes symbolistes et les surréalistes, considérant que le concept de symbole a largement anticipé l’image surréaliste. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 8 de 76 littérature universelle” (Senghor, 1964 : 398), mais aussi entre cette réalité rassemblée autour du français et le panorama littéraire hispanique, illustré par Lorca. Finalement, en accord avec la remarque faite par Dominique Combe dans Poétiques francophones, selon laquelle « en France, les littératures d’expression française restent méconnues, voire un peu méprisées.» (Combe, 1995: 3), nous souhaitons revendiquer et mettre en lumière l’importance des littératures considérées comme périphériques dans la construction d’un nouvel ordre mondial dans lequel les cultures anciennement colonisées ne sont plus subordonnées au modèle de la métropole et intègrent au contraire une identité commune dans laquelle toutes les parties se solidarisent et se complémentent. En quoi le surréalisme peut nous éclairer ces voisinages et participe du renversement des paradigmes socio-culturels, artistiques et politiques, entre autres, qui caractérise notre XXIème siècle? 5. Méthodologie et annonce du plan. Pour répondre à ces questions, nous commencerons par déterminer, grâce aux repères chronologiques fournis par Michel Tetu (1987) et Lylian Kesteloot (2001), les facteurs historiques et socio-culturels qui ont favorisé la rencontre entre le surréalisme européen et cet ensemble de poètes noirs qui a voulu ressusciter les traditions et les valeurs de l’Afrique noire tout en adoptant la langue du colonisateur. Ensuite, nous envisageons de déterminer comment se concrétise le surréalisme dans la création poétique, sa place au sein de la poésie moderne et contemporaine en détectant ses éléments de nouveauté. Cette tâche comprendradeux parties : la première définira théoriquement les principes qui fondent la révolution poétique proclamée par Breton. Cette tâche nous demandera nécessairement de nous appuyer sur les Manifestes du surréalisme, les textes fondateurs du mouvement, que nous allons analyser à la lumière des propos de Carlos Bousoño dans El irracionalismo poético. Ses réflexions à propos du symbole et de l’image poétique sont primordiales pour comprendre la rupture du surréalisme avec les normes esthétiques classiques, ainsi que son lien avec les différents mouvements de la modernité poétique surgis en Europe au XIXème siècle. Deux essais en particulier nous ont permis de bien appréhender le processus évolutif de la poésie dans notre continent pendant les derniers siècles et de comprendre pourquoi les surréalistes s’y inscrivent à la perfection: Structures de la poésie moderne d’Hugo Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 11 de 76 Dans ce renversement de rôles, le moment semble donc propice pour transformer en paroles ce sentiment de révolte, d'injustice et de libération face à l'oppression et la discrimination. Or, quel mouvement, si ce n'est le surréalisme, qui a explicitement rejeté toute sorte d'aliénation et s'est construit sur cette négation, a le mieux adhéré à cet esprit subversif ? 2. Paris : épicentre de la Négritude. Ce rapport se confirme également par une coïncidence spatio-temporelle, dans laquelle sont comprises des rencontres personnelles et une effervescente activité intellectuelle simultanée. D'une part, dès les années 20 et 30, les anciennes colonies françaises ont assisté à une explosion de voix littéraires qui ont donné forme à un mouvement clé pour le développement de la poésie moderne: la Négritude, mentionnée au préalable. Employé pour la première fois par Aimé Césaire, ce néologisme formé à partir de l’injurieux terme « nègre »5 désigne la quête spirituelle de l'homme noir à l'intérieur de soi-même pour redécouvrir son essence ou, au dire de Senghor, « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des noirs » (Senghor, 1964: 9). C'est à cette époque que sont publiées les œuvres les plus représentatives de ce mouvement : Batouala, véritable roman nègre (1921), de René Maran, première œuvre écrite par un noir ayant reçu le prix Goncourt et roman précurseur de la littérature de la Négritude ; Pigments (1937), de Léon Gontran-Damas; Cahier d'un retour au pays natal (19396), de Césaire; Chantsd'ombre (1945), Hosties noires (1948), ou Éthiopiques (1979) de Senghor. De même, des journaux et des revues militantes sontapparus par intervention de plusieurs groupes d'étudiants d'origine antillaise et africaine qui cherchaient à revendiquer les droits de la communauté coloniale et à transcrire leurs inquiétudes, diffusant ainsi les idées et les valeurs du nouvel homme noir: en 1932, Légitime défense est fondée sous le credo du marxisme et du surréalisme, et en 1935, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Damas et Ousmane Socé créent à Paris L'Étudiant noir. Ce ne sont que quelques exemples qui peuvent être cités pour montrer qu'au début du siècle dernier débute une tradition 5 Terme qui, bien sûr, est utilisé dans une volonté de rebellion contre tous les préjugés racistes qu’il connote et de transformer son ton discriminatoire en une proclamation de la dignité et de la spécificité de l’homme noir. 6 1939 est la date de composition de l’oeuvre. Sa publication définitive, par contre, date de 1947. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 12 de 76 littéraire d'une ampleur sans précédent au sein des pays émancipés. Bien sûr, ceux-ci disposaient déjà d'un bagage oral richissime, mais ils vont être capables de fusionner ces anciennes traditions aux modèles européens les plus avant-gardistes dans une identité qu'ils vont pouvoir brandir face aux pays occidentaux ; ainsi, les armes de l’oppresseur, habilement détournées, constituent leur principal instrument de revendication contre la domination. D'autre part, les grands instigateurs de la Négritude - Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Contras Damas-, se sont connus à Paris en tant qu'étudiants universitaires. Senghor a rencontré Aimé Césaire dans une classe préparatoire littéraire au lycée Louis-le-Grand, et ce dernier, qui avait déjà fait connaissance de Damas dans un lycée de la Martinique, l’a nouvellement croisé à la capitale française lorsqu'il s'y installa pour faire aussi ses études supérieures. Ces intellectuels étaient parfaitement imprégnés de culture française, non seulement à cause de l'héritage des temps de la colonisation, mais aussi parce qu'ils ont habité et étudié à la capitale de l'Hexagone, l'un des épicentres de la civilisation européenne et occidentale. Ils sont arrivés même à participer activement dans la vie culturelle et politique de la France. Léopold Sédar Senghor est le premier homme de couleur à avoir intégré l'Académie française. Il a également été le fondateur de la Francophonie, concept à travers lequel il évoque l'union pacifique autour d'une culture universelle fondée sur le français, telle qu’il la conçoit dans son article “Le français, langue de culture”: “La Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre: cette symbiose des “énergies dormantes” de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire” (Senghor, 1962: 844). Ces déclarations sont suffisantes pour apprécier sa vision positive par rapport à la culture française et son désir d'intégrer celle-ci aux cultures autochtones pour créer une seule identité francophone. De son côté, Aimé Césaire s'est affilié au Parti Communiste Français et a été élu député de l'Assemblée Nationale pour la Martinique. Léon Gontran-Damas, de sa part, a participé à la Seconde Guerre Mondiale comme membre de l'Armée de Terre française et a également occupé un siège à l'Assemblée Nationale comme représentant de la Guyane. L'esprit français, donc, réside au fond de leurs cœurs bien que leur sang soit sénégalais, martiniquais ou guyanais. Tout en voulant réclamer leur indépendance, il nous est plus facile de comprendre à présentpourquoi ils ont tendu la main à l'héritage que leur a laissé la civilisation colonisatrice, l'employant même pour le détourner à leur propre profit. Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 13 de 76 3. Débuts historiques du surréalisme et son admiration pour l’art négro- africain. Parallèlement à la mise à jour de ces écrivains noirs, André Breton, en collaboration avec Louis Aragon et Philippe Soupault, publie en 1919 la revue Littérature, où apparaît “Champs magnétiques”, premier recueil poétique qui met en pratique la technique de l'écriture automatique. Quelques années plus tard, en 1924, le Manifeste du surréalisme, œuvre aussi de Breton, voit le jour. Ce texte définit de manière très claire les principes qui structurent le nouveau paradigme qu'il veut créer pour se détacher du dadaïsme, donnant ainsi forme au surréalisme. En 1930, voyant que le mouvement qu'il avait fondé prenait des chemins peu désirés par lui et à la suite de quelques conflits avec certains artistes de son entourage, il décide d'en écrire un deuxième. Nous pouvons donc conclure que les années 20 et 30 du XXème siècle représentent l'essor du surréalisme, et nous remarquons qu'effectivement ces dates coïncident parfaitement avec l'éclosion de la littérature négro-africaine. Breton a lui- même reconnu les rapports esthétiques et idéologiques qui rassemblent les deux mouvements. Il se sent fasciné par Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, qu'il lit à la suite de sa découverte de la revue Tropiques, également rédigée par cet auteur. Il arrive même à se lier d'amitié avec lui après l'avoir rencontré en Fort-de- France. Telle est son admiration qu'il n'hésite pas à le qualifier de “grand poète noir” et à donner ce titre à la préface qu'il rédige pour l'édition publiée chez Bordas en 1947 de cet ouvrage. Il y fait l'éloge du talent de cet antillais, capable d'apporter “le premier souffle nouveau” à une poésie d'après lui ankylosée, “qui manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un Blanc pour la manier”, “qui nous guide aujourd'hui dans l'inexploré, établissant au fur et à mesure, comme en se jouant, les contacts qui nous font avancer sur des étincelles” et “qui est non seulement un Noir mais tout l'homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s'imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité» (Breton, 1944 : 121). C'est avec enthousiasme qu'il insiste sur la quantité d'éléments qui rallient leurs écritures: leur volonté de rupture avec la tradition, leur esprit de révolte contre le monde européen et occidental ou leurs images symbolistes entre autres. La plume de Breton n’a pas été la seule à cette époque qui a reconnu la valeur de cette littérature nouvelle-née: Jean-Paul Sartre, en rédigeant « Orphée noir », la préface de l’Anthologie de la poésie nègre et malgache (1948) éditée par Senghor, a Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 16 de 76 Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. (Breton, 1962: 36). Dans cette seule phrase sont exprimés de manière condensée les principes essentiels du mouvement. 1. Libération du contrôle de la raison. Pour commencer, le rejet d'un concept central dans la culture occidentale, européenne, voire proprement française: la Raison. Depuis Descartes, qui prônait celle- ci comme “la chose la mieux partagée au monde” dans son célèbre Discours de la méthode, notre civilisation s'est construite à partir du rationalisme, c'est-à-dire, l'attitude intellectuelle qui situe le raisonnement comme source première et unique de connaissance du réel. Or Breton, justement, défend “l'absence de tout contrôle” exercé par cette puissance qui depuis plusieurs siècles était considérée comme inhérente à l'homme. Il ose contester ainsi en quelques mots le pilier central de sa propre culture et propose une nouvelle manière de penser, c'est-à-dire, de voir la réalité. Pour le normand, le raisonnement est insuffisant pour comprendre le sens de notre existence, dont la réalité matérielle n’est que la manifestation superficielle. Dans une perspective qui coïncide avec la philosophie des symbolistes et en grande mesure une conception très platonicienne, il affirme que “l'existence est ailleurs” (Breton, 1962: 60), c'est-à-dire que le monde sensible et matériel ne serait que la pointe de l'iceberg d'une réalité plus transcendante et plus pure. La seule manière d’y accéder est à travers une pensée libre et déchaînée. Cependant, cette puissance a été anesthésiée par l’habitude. L'homme vit entouré d'objets, et à force de les observer tous les jours, il ne les “voit” plus. Comme le rationalisme l’a contraint à considérer la réalité en jugeant exclusivement ce qui peut être inscrit dans le cadre de la logique, il a donc perdu la capacité de se laisser surprendre par ce qui les entoure, d'y retrouver du nouveau et de le remettre en question: « Cette imagination qui n’admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s’exercer que selon les lois d’une utilité arbitraire » (Breton, 1962: 14). Ce n'est pas en vain que le surréalisme s'est très fortement inspiré des théories psychanalytiques de Sigmund Freud, dont les travaux apparaissent et commencent à avoir du succès à la même époque où ce mouvement faisait ses premiers pas. André Breton en fait l'éloge et manifeste l'intérêt qu'il accorde à ses écrits, faisant du rêve un Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 17 de 76 élément très important de la création poétique: “C'est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur le rêve. Il est inadmissible, en effet, que cette part considérable de l'activité psychique (…) ait encore si peu retenu l'attention” (Breton, 1962: 20). Il veut donc mettre en valeur le pouvoir de l'onirique en tant que facette de l'esprit humain discréditée et négligée par des siècles de tradition rationaliste, et cela va énormément marquer la production poétique surréaliste. Le Manifeste parle en effet de la libération de l'inconscient et de l'exploitation du rêve comme technique de libération psychique et surtout comme source d'inspiration artistique. Au début du XXème siècle, la découverte des capacités psychiques de l'homme venait d'être mise en lumière, provoquant la fascination de beaucoup d'intellectuels et d’artistes par les implications à niveau philosophique, cognitif et créatif qu'elle entraînait. Quand nous dormons, nous entrons dans un état d'inconscience où notre esprit, ou notre cerveau plutôt, est en pleine activité, créant des images décousues et inconcevables selon les règles du réel, puisque la raison ne filtre plus le courant de la pensée. Le rêve est un espace qui échappe à notre contrôle, où notre activité psychique se déploie le plus librement et où notre pensée se manifeste véritablement, sans conditions ni restrictions. Si nous vivons par périodes d'intermittences entre les deux, si un rêve parfois peut nous provoquer des sensations qui perdurent au-delà de sa propre durée, si ses images restent gravées dans notre mémoire au même titre que les souvenirs de notre enfance, par exemple, quelle est donc la différence? Pourquoi ce qui a été vécu en rêves serait moins réel que ce qui a été vécu lorsque nous sommes réveillés? C’est les questions que se pose Breton, mettant directement l'état de sommeil et l'état de veille sur un pied d'égalité, jusqu'au point de songer à la possibilité d'une symbiose entre les deux: “Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on peut ainsi dire.”(Breton, 1962: 24). Si nous avons commenté quelques lignes avant la contestation du concept de réalité inhérente au surréalisme, il s'agit ici de la dissipation totale de ses limites. Le réel et l'irréel sont désormais confondus. Tout se mélange dans un chaos qui représente l'état pur de l'existence, composée essentiellement d'une harmonie de contradictions, de va-et-vients et de rapports complexes. Les conséquences de cette affirmation sont extraordinaires, puisqu’elle implique que l'imagination acquiert ses lettres de noblesse et devient si essentielle qu'elle remplace la vie même. Il s’agit d’un espace sans bornes, puisque tout ce que notre esprit peut concevoir est légitimé grâce à elle. Elle rend possible tout ce qui serait Claudia Prieto Saura Surréalisme et Négritude: de Breton à Senghor et Lorca Page 18 de 76 inimaginable dans la vie réelle. Elle est donc transgression pure, puisqu’elle permet de concevoir d’autres réalités; et dès cet instant, le monde connu n’est plus incontestable: “La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit” (Breton, 1962: 15). L’homme qui a la capacité d’imaginer est un homme non-conformiste, qui pense au-delà des modèles psychiques établis et pour qui, sachant qu’il existe d’autres mondes au-delà de la réalité, celle-ci n’est pas suffisante. C’est pourquoi le surréalisme, qui prétend réveiller ou aiguiser cette puissance de l’esprit, est essentiellement révolutionnaire : “Tout porte à croire qu’il [le surréalisme] agit sur l'esprit à la manière des stupéfiants; comme eux il crée un certain état de besoin et peut pousser l'homme à de terribles révoltes.” (Breton, 1962: 47). L’imagination devient nécessaire, voire un devoir moral de l'être humain, parce qu'elle nous arrache de notre zone de confort et nous permet d’avoir un sens critique face aux injustices, par exemple. Elle représente la priorité vitale de Breton, qui est la liberté : « Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. » (Breton, 1962: 14). Il est compréhensible que les idéaux communistes et que l’engagement politique aient été au cœur du projet surréaliste. 2. Rupture des modèles esthétiques classiques. Mais le principal engagement du surréalisme a été esthétique. La poésie est, au sein de ce mouvement, l’incarnation de sa philosophie particulière. Si le langage constitue le seul instrument à notre disposition pour décrire, comprendre et exprimer la réalité et les sentiments qu'elle nous suscite, il va de soi que si à une époque donnée la conception sur le réel subit une altération radicale, l'outil principal pour la transmettre doit forcément se transformer aussi. Ainsi, à une pensée qui se veut irrationnelle correspond une expression irrationnelle, traduite par un langage qui ne cherche plus la description et qui garde son rapport à la réalité seulement dans la mesure où elle a besoin d'elle pour la dépasser. Cet antiréalisme se positionne catégoriquement contre le réalisme et le genre romanesque, tendances du XIXème siècle qui ont eu en commun le fait de reposer sur la croyance dans un monde objectif, externe et indépendant à l'esprit humain et d'essayer de le déceler à travers des méthodes scientifiques. Pour Breton, cette perspective, peu critique et dépourvue de créativité, est contraire à l’essence de
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