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Thèse "Les medias en KIT pour promouvoir la diversite", Thèse de Communication

La thèse est un cheminement intellectuel fondateur dans l'identité d'un chercheur, c'est aussi une aventure humaine de plusieurs années où ...

Typologie: Thèse

2021/2022

Téléchargé le 19/05/2022

Clemence
Clemence 🇫🇷

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Télécharge Thèse "Les medias en KIT pour promouvoir la diversite" et plus Thèse au format PDF de Communication sur Docsity uniquement! UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE CELSA UNIVERSITÉ PARIS IV – SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE V – Concepts et langages T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ PARIS IV Discipline : Sciences de l’information et de la communication Présentée et soutenue publiquement par Mlle Aude Seurrat de La Boulaye le 9 décembre 2009 LES MEDIAS EN KITS POUR PROMOUVOIR « LA DIVERSITE » Etude de programmes européens de formation aux médias destinés à « lutter contre les discriminations » et « promouvoir la diversité ». Sous la direction de : M. Emmanuël Souchier professeur des universités, Université Paris- Sorbonne M. Yves Jeanneret, professeur des universités, Professeur à l’Université d’Avignon et des pays du Vaucluse ______ JURY M. Emmanuël Souchier, professeur à l’université paris-sorbonne M. Yves Jeanneret, professeur des universités, directeur de thèse M. Pierre Moeglin, professeur des universités, rapporteur M. Yves Chevalier, professeur des universités, rapporteur Mme Véronique Richard, professeur des universités, président du jury 1 REMERCIEMENTS La thèse est un cheminement intellectuel fondateur dans l’identité d’un chercheur, c’est aussi une aventure humaine de plusieurs années où les rencontres viennent enrichir la réflexion et l’appréhension de son sujet. Je tiens à remercier chaleureusement toutes les personnes qui ont fait de ces quatre années une période de ma vie si enrichissante et inoubliable. Je souhaite témoigner toute ma gratitude à Yves Jeanneret et à Emmanuël Souchier. J’ai eu la chance d’être guidée, éclairée, encouragée par deux directeurs exceptionnels tant d’un point de vue scientifique qu’humain. Yves Jeanneret est un directeur rigoureux et passionné. Durant ces quatre ans, il m’a transmis son goût d’une recherche à la fois humble et ambitieuse, exigeante et libre. Même à distance, il a su être présent à tous les moments importants de ce parcours, me témoignant conseils précieux et encouragements motivants. Emmanuël Souchier m’a transmis sa passion de la recherche. Dès nos premiers échanges, il m’a fait partager son enthousiasme communicatif et a fait preuve d’une disponibilité sans pareille. Ses avis critiques et constructifs ont toujours été accompagnés d’une confiance qui fait grandir. Yves, Emmanuël, Merci. Vous inspirerez toujours ma démarche intellectuelle et, je l’espère, ma pratique d’enseignement. Cette thèse, j’ai eu la chance de l’effectuer au CELSA une institution qui m’a offert à la fois un environnement d’excellence intellectuelle et un cadre où se développe des rapports humains particulièrement enrichissants. Je remercie vivement Véronique Richard, Directrice du CELSA, qui m’a accueillie en tant qu’étudiante, en tant qu’allocataire puis qui m’a fait confiance en tant qu’ATER en me donnant la possibilité d’apprendre ce beau métier d’enseignant chercheur. Je remercie Nicole d’Almeida pour son implication dans le suivi de mon Master Recherche. Toute ma reconnaissance va également aux équipes pédagogiques, aux équipes administratives ainsi qu’aux étudiants qui nous apprennent tant. Mes remerciements s’adressent en particulier à Isabelle Le Breton qui m’a intégrée aux travaux pédagogiques de sa section dès ma première année d’allocation, à Francis Yaiche qui m’a offert de travailler pour le Magistère et à Emmanuelle Lallement qui m’a fait confiance et m’a beaucoup appris en m’impliquant dans tous les aspects de la vie du Magistère. Je remercie aussi Monique Beuvin pour l’investissement et l’enthousiasme avec lequel elle s’occupe de la section. Je pense également à Odile Cortinovis, à sa gentillesse et à toute l’énergie avec laquelle elle s’occupe de la coordinnation du doctorat. 4 SOMMAIRE Introduction générale ......................................................................................... 9 PARTIE I/ Les kits de formation aux médias : des objets concrets aux objets de recherche ........................................................................................................ 15 Introduction ........................................................................................................................ 16 Chapitre 1 : ........................................................................................................................ 18 De la diversité dans les médias aux dispositifs de promotion de « la diversité » dans les médias ...................................................................................................... 18 1/ « La diversité », une formule ............................................................................... 18 2/ Initiatives et recherches sur « la diversité » dans les médias ................................ 23 3/ Les discours sur « la diversité » dans les médias : une formation discursive actualisée dans des dispositifs .............................................................................. 30 4/ Une étape de la construction de l’objet de recherche ............................................ 33 Chapitre 2 : ........................................................................................................................ 35 Kits et médiation de savoirs opérationnels ........................................................................ 35 1/ L’analyse des médiations ...................................................................................... 35 2/ La formation : des savoirs aux compétences......................................................... 39 3/ Une casuistique des représentations médiatiques.................................................. 44 4/ Conclusions sur la construction de l’objet de recherche ....................................... 49 Chapitre 3 : ........................................................................................................................ 54 Une approche empirique différenciée ................................................................................ 54 1/ La théorie des composites ..................................................................................... 54 2/ La prétention sémiotique en question................................................................... 57 3/ Des objets aux situations : l’observation participante et les entretiens ................ 60 4/ Conclusions sur la construction de l’objet de recherche ....................................... 64 Chapitre 4 : ........................................................................................................................ 66 Réflexivité et articulation des composites .......................................................................... 66 1/ Quelle place pour la réflexivité ? ......................................................................... 66 2/ Une problématique métamédiatique...................................................................... 69 3/ Les différents scénarios de démonstration ............................................................ 70 4/ Annonce de plan : les trois logiques à l’œuvre...................................................... 73 5 PARTIE 2/ Du principe aux pratiques: des kits pour remédier à un problème de société............................................................................................................. 75 Introduction ........................................................................................................................ 76 Chapitre 1 : ........................................................................................................................ 77 Du principe aux pratiques................................................................................................... 77 1/ Les médias au regard de la diversité : poison ou antidote ? .................................. 77 2/ Education des médias, éducation aux médias ....................................................... 87 3/ Une étoprudence de « la diversité » dans les médias. ........................................... 92 Chapitre 2 : ........................................................................................................................ 97 La mutualisation et la dissémination, deux conceptions structurantes............................ 97 1/ L’inscription européenne des dispositifs............................................................... 98 2/ Partage d’expériences, mutualisation des savoirs ................................................. 99 3/ Logiques transnationales et « dialogue interculturel » ........................................ 104 4/ Un idéal de dissémination ................................................................................... 109 Chapitre 3 :.....................................................................................................112 Kits et conception logistique de la communication......................................................... 112 1/ Les kits comme agencements techno-sémiotiques .............................................. 114 2/ Technologies intellectuelles et opérateurs de l’agir ............................................ 122 3/ La prétention des kits : être un adjuvant opératoire et flexible. .......................... 127 4/ La préfiguration des situations de communication.............................................. 132 Chapitre 4 : ...................................................................................................................... 139 Les kits en pratique : la tension entre contrôle et liberté des usages ............................ 139 4/ Des kits destinés à circuler .................................................................................. 140 2/ Saisie des kits et débats sur l’usage..................................................................... 145 3/ Evaluations et certifications : un régime gestionnaire des usages....................... 152 Conclusion ...................................................................................................................... 160 6 PARTIE 3/ Des guides interprétatifs de cas médiatiques : sémioclastie des stéréotypes .....................................................................................................162 Introduction ...................................................................................................................... 163 Chapitre 1 : L’élaboration de cas médiatiques ............................................................... 164 1/ Cas et casuistique et recueils ............................................................................... 165 2/ Le Diversity Toolkit ou l’interprétation comme expertise................................... 170 3/ Watching the Media ou l’importance de la saisie matérielle............................... 174 4/ Elaboration de cas « typiques » et balisage interprétatif ..................................... 179 Chapitre 2 : ...................................................................................................................... 184 Des usages sociaux du stéréotype ..................................................................................... 184 1/ Stéréotypes et discriminations............................................................................. 185 2/ Du flou sémantique aux usages sociaux.............................................................. 191 3/ Un outil de qualification d’un certain rapport à l’altérité.................................... 197 Chapitre 3 : ...................................................................................................................... 204 La disqualification des stéréotypes................................................................................... 204 1/ Un objectif explicite ............................................................................................ 204 2/ Des savoirs au service de la lutte contre les stéréotypes ..................................... 206 3/Identification et disqualification des stéréotypes ................................................. 213 Chapitre 4 : ...................................................................................................................... 222 Stéréotypage et trivialité de la sémiotique....................................................................... 222 1/ Décryptage, décodage : une sémioclastie des stéréotypes................................... 222 2/ Trivialité de la sémiotique................................................................................... 228 3/ Une certaine vision mécaniste du symbolique .................................................... 234 4/ Le retour de l’interprétation ................................................................................ 238 Conclusion ...................................................................................................................... 242 9 Introduction générale 10 « La diversité humaine est établie en donné face auquel seraient disponibles des interprétations concurrentes. Elle aurait une existence "objective" en dehors des contenus de pensée qui l'informent. […] Voici par conséquent la différence constituée en réalité substantielle, hors de la relation qui, seule, la fonde. C'est traiter des Autres en Nous oubliant. […] Le problème ne réside pas dans les différences mais dans les innombrables manières dont des hommes, ici même et ailleurs, instituent des différences en objet de pensée et en prétexte d'agissements, et contribuent à leur donner, par là même, une existence bien réelle et assurément pas intemporelle. » Gérard LENCLUD, « L'universel et le relatif », Terrain, n°17, octobre 1991, p. 60. 11 Au cours de ces dernières années, les discours sur « la diversité » ont envahi l’espace public. « La diversité » se décline à l’envi : « la diversité » des âges, des origines, des cultures… Le premier parti-pris de ce travail de recherche est de se pencher sur « la diversité » et non sur la diversité. Les guillemets marquent une prise de distance, ils signifient que « la diversité » n’est pas envisagée comme un sujet mais comme un objet de recherche. Il s’agit donc de prendre du recul par rapport à une expression communément admise mais aussi et surtout d’opérer un déplacement du regard. Au cœur des discours de promotion de « la diversité », les médias se retrouvent souvent accusés de ne pas « refléter la diversité » de la société et de participer aux phénomènes discriminatoires. La « lutte contre les discriminations » est alors présentée comme la première étape de « la promotion de la diversité ». La visée de cette thèse n’est cependant pas d’analyser ce qu’est ou ce que devrait être « la diversité » dans les médias, mais de voir comment ces discours portent des conceptions de la communication médiatique. L’objectif est donc d’étudier comment les discours sur « la diversité » dans les médias sont marqués par les représentations que les médias se font d’eux-mêmes et de leur pouvoir social. Afin d’observer certaines actualisations de cette réquisition, j’ai choisi de me focaliser sur des programmes de formation. Ils cristallisent en effet la question de la médiation des savoirs et permettent d’appréhender l’élaboration, la matérialisation et la circulation de savoirs sur les médias et les identités sociales. Dans ce cadre, deux programmes européens ont retenu mon attention : Watching the media et le Diversity Toolkit. Watching the Media est un programme d’éducation aux médias mis en œuvre par le réseau européen d’action sociale (ESAN). Il a pour objectif de « lutter contre les discriminations » en formant les jeunes publics à l’analyse critique des contenus médiatiques et, en particulier, au « décryptage » des stéréotypes. Le Diversity Toolkit est, quant à lui, un programme de formation des journalistes mis en œuvre par l’Union Européenne de Radio Télévision (UER). Il propose de les aider à faire évoluer leurs pratiques professionnelles afin de mieux « refléter la diversité » dans leurs productions. 14 L’usage des kits doit permettre d’instituer des valeurs. La formation aux médias devient un moyen pour « promouvoir la diversité ». La quatrième partie porte sur la manière dont ces dispositifs construisent de l’exemplarité ; exemplarité des représentations médiatiques de « la diversité », mais aussi et surtout exemplarité des pratiques interprétatives des publics et des pratiques des professionnels des médias. Cette thèse propose ainsi de dégager trois logiques structurantes dans les dispositifs étudiés et empreintes de conceptions de la communication : une logique pragmatique d’élaboration de savoirs pratiques, une logique interprétative qui oriente la lecture des médias et une logique normative qui vise à instituer des valeurs. 15 PARTIE I/ Les kits de formation aux médias : des objets concrets aux objets de recherche 16 Introduction La construction de l’objet de recherche n’est pas une prémisse au travail de recherche, elle en institue les fondements, les conditions de construction. C’est pourquoi, dans les pages qui suivent, il sera question de justifier les choix structurants, d’expliciter les postures et surtout de montrer l’aspect progressif de la problématisation. L’objet de recherche est alors envisagé comme le fruit de choix successifs, de rencontres, de regards croisés entre les objets scientifiques et les objets concrets. La démarche s’inspire de l’article de Jean Davallon intitulé « Objet concret, objet scientifique, objet de recherche » dans lequel il propose les définitions suivantes : « L’objet de recherche est le phénomène, ou le fait, tel que le chercheur le construit pour pouvoir l’étudier. L’objet scientifique désigne une représentation déjà construite du réel ; il se situe du côté du résultat de la recherche et de la connaissance produite. On pourrait éclairer la différence entre ces deux objets en disant que l’objet de recherche est « problématisé » (on connaît son cadre théorique d’analyse, la méthode et le terrain), sans pour autant être « connu », puisque le chercheur ne dispose pas encore d’une connaissance (une représentation explicative plus ou moins conceptualisée) qui à la fois réponde à cette problématique et ait été confrontée à des formes d’expérience (analyse de données, observations, etc.) »1. Les chapitres qui suivent n’ont pas pour but de présenter un déroulé linéaire, ils montrent comment les différentes rencontres entre objets scientifiques et objets concrets ont permis, progressivement, de dégager l’objet de recherche. Chaque chapitre expose une étape de la problématisation. Le premier chapitre présente le parti pris qui consiste à saisir « la diversité » comme une formule au pouvoir de réquisition. Il montre en quoi la circulation sociale de cette formule la rend, en quelque sorte, incontournable et invite les acteurs à se positionner par rapport à elle. Le chapitre se focalise ensuite sur les discours sur « la diversité » dans les médias. Un nouveau déplacement du regard invite 1 DAVALLON (Jean), « objet concret, objet scientifique, objet de recherche », Hermès n°38, 2004, p. 32. 19 « Année européenne du dialogue interculturel »2 avec comme slogan : « Vivre ensemble la diversité »3. Il a été confié à la France, à la présidence du Conseil de l’Union Européenne en 2008, de promouvoir cette thématique dans les pays membres. A cet effet, de multiples initiatives ont été financées et un certain nombre de colloques, de rencontres ont été organisés4. La thématique de « la diversité » est également très sollicitée par l’UNESCO qui a fait du thème de « la diversité culturelle » l’une de ses valeurs centrales. Ceci s’est notamment concrétisé à travers la Déclaration universelle de la diversité culturelle de 2001 et la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles adoptée en 2005 et entrée en vigueur en mars 2007. Quant à l’Organisation internationale de la Francophonie, elle est passée progressivement de l’idée « d’exception culturelle » à celle de « diversité culturelle ». A maints égards, « la diversité » peut être appréhendée comme une formule telle que la définit Alice Krieg-Planque. Dans son ouvrage intitulé La notion de formule en analyse de discours5, l’auteur pose les jalons théoriques et méthodologiques pour penser la notion de formule. L’auteur propose pour cela plusieurs critères pour qualifier une formule : son « caractère figé », son « inscription discursive », son « fonctionnement comme référent social » et sa « dimension polémique »6. Pour Alice Krieg-Planque, la formule est une catégorie graduelle, « une séquence est plus ou moins formule selon qu’elle remplit plus ou moins chacune des quatre propriétés qui caractérisent une formule »7, « les propriétés peuvent être présentes de façon inégale […] par exemple “figement” fort mais “caractère polémique” faible »8. 2 Depuis 1983, L'U.E choisit chaque année un thème d'action, afin de sensibiliser le citoyen européen et d’attirer l’attention des gouvernements nationaux sur cette question. Les thématiques des dernières années étaient : en 2005, l’année « de la citoyenneté par l’éducation », en 2006, l’année « de la mobilité dans l'emploi » et en 2007 l’année « de l'Egalité des chances pour tous ». L’année 2009 est, quant à elle année « de créativité et de l’innovation ». 3 Un site a été dédié à cette thématique : www.dialogue.interculturel.culture.fr. Un compte-rendu du colloque de clôture de l’année européenne du dialogue interculturel qui s’est déroulé du 17 au 19 novembre 2008 au centre Georges Pompidou est disponible en annexe III/A.1. 4 Ces rencontres et colloques ont été notamment organisé par la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI) et le parc de la Villette qui étaient partenaires de cette année européenne. 5 KRIEG-PLANQUE (Alice), La notion de « formule » en analyse de discours, Presses universitaires de France-Comté, 2009. 6 Ibid., p. 14. 7 Ibid., p. 115. 8 Ibid. 20 Afin qu’une formule circule et qu’elle soit identifiable, elle doit être « portée par une matérialité linguistique relativement stable »9, c’est le cas de l’expression « la diversité ». L’auteur explique que « certains mots et expressions des vocabulaires de spécialité, s’ils partagent certaines des caractéristiques de la formule (caractère polémique et fonction de référent commun, mais seulement au sein d’une communauté de pratiques et de savoirs), ne sont pas des formules s’ils ne sortent pas de leur domaine pour envahir le corps social »10. L’expression « la diversité » se caractérise par sa grande propension à circuler. Elle ne reste pas cantonnée dans un espace spécifique, elle navigue dans différents espaces sociaux : politiques, culturels, éducatifs etc. Alice Krieg-Planque explique que « la notion d’usage est déterminante dans l’étude d’une formule, en ce sens qu’il n’existe pas de formule « en soi », mais plutôt un ensemble de pratiques langagières et de rapports de pouvoirs et d’opinion, à un moment donné, dans un espace public donné, qui génère le destin « formulaire » - si l’on peut dire – d’une séquence verbale »11. La circulation d’une formule participe à la constituer en « référent social ». La formule devient un passage obligé des discours, « la formule, en tant que référent social, est un signe qui évoque quelque chose pour tous à un moment donné. La formule réfère : elle renvoie au monde »12. Dans la formule « la diversité », l’usage de l’article défini « la » semble signifier que « la diversité » est une réalité tangible, intelligible et collectivement partagée. Référent social, la formule « la diversité » rencontre donc un succès notable à l’échelle internationale mais aussi dans le cadre national où un certain nombre d’associations, de politiques, de pratiques d’entreprises, s’en prévalent. Par exemple, dans le cadre des entreprises françaises, la signature de la Charte de la Diversité 13 en octobre 2004 a marqué la mise en œuvre d’une série de politiques de « gestion de la diversité »14, de nominations de « responsables de la diversité »15, d’élaboration 9 Ibid., p. 103. 10 Ibid., p. 99. 11 Ibid., p. 13. 12 Ibid., p. 101. 13 La Charte de la diversité est disponible sur le site : www.charte-diversite.com. 14 BROUSSILLON (George-Axelle), PIERRE (Philippe) et SEURRAT (Aude), « Vers une certification de la diversité dans les entreprises en France ? », Management et Avenir, n° 14, 2007. 21 de « bonnes pratiques » de « promotion de la diversité ». J’avais d’ailleurs commencé à m’intéresser à cette question dans le cadre de mon Master Recherche16 qui portait sur l’élaboration et la mise en circulation de « bonnes pratiques » en « gestion de la diversité » dans l’entreprise. Il m’était apparu que « la diversité » était sans cesse invoquée sans être véritablement définie et que des modes d’appréhension très hétérogènes pouvaient coexister. Ce caractère polysémique est, pour Alice Krieg-Planque, constitutif de la formule : « la polysémie, d’une façon générale, facilite le régime "formulaire" du lexique dans la mesure où elle accroît ses facultés à circuler et à devenir polémique »17. « La diversité » se caractérise par un flou sémantique fort comme en témoignent la pluralité de ses emplois. « La diversité » peut concerner les expressions culturelles (comme c’est le cas à l’UNESCO ou à l’UOIF), les identités culturelles, ou plus largement les identités sociales. Nous sommes ainsi en présence d’un foisonnement discursif. « La diversité » se décline à l’infini: elle est celle « des âges », « des cultures », « des points de vue », « des expressions », « des origines », etc. Cette pluralité des approches de « la diversité » est notamment explicitée dans l’ouvrage collectif intitulé La fin des politiques nationales ? Les politiques culturelles à l’épreuve de la diversité18 : « Cette ambivalence de la notion de diversité culturelle est sans doute l’une des explications de son succès dans l’ordre politique et diplomatique actuel. Souvent, en effet, ce sont les slogans les plus « mous » qui sont en même temps les plus efficaces, parce qu’ils permettent de plus vastes rassemblements, des revendications plus étendues, même si elles sont contradictoires entre elles. […] Nous devons davantage parler au pluriel qu’au singulier. S’il n’existe pas de concept de diversité culturelle, c’est parce qu’existent plusieurs niveaux de définition. »19 15 BROUSSILLON (George-Axelle), MUTABAZI (Evalde), PIERRE (Philippe) et SEURRAT (Aude) , « The Figure of “Diversity Manager” », Effective Executive, IFCAI University Press India Vol. XI, n°10, October 2008. 16 SEURRAT DE LA BOULAYE (Aude), « La construction de l’exemplarité. Légitimation, mise en forme et en circulation de "bonnes pratiques" en "gestion de la diversité" dans l’entreprise », Mémoire de Master Recherche, PARIS IV CELSA, 2005. 17 KRIEG-PLANQUE (Alice), op. cit., p. 104. 18 BONET (Luis) et NEGRIER (Emmanuel), (dir.), La fin des cultures nationales ? Les politiques culturelles à l’épreuve de la diversité, La Découverte, 2008. 19 Ibid., p. 12. 24 chaque année son rapport sur la diversité dans les médias, l’Institut Panos27, à travers son programme Mediaram noue des partenariats entre « les médias des diversités » et les « médias grands publics » L’ouvrage collectif intitulé Médias et Diversité : de la visibilité aux contenus28 est, à ma connaissance, le seul ouvrage qui dresse un panorama des initiatives de promotion de « la diversité » dans les médias en Europe. Ecrit par des acteurs engagés sur le sujet (membres d’ONG29, journalistes30, chercheurs31), il offre une synthèse de l’évolution du traitement de la question de « la diversité » dans les médias. Les auteurs de l’ouvrage expliquent que l’expression « la diversité » dans les médias est employée dans les pays anglo-saxons depuis la fin des années 1980. Mais, c’est surtout à la fin des années 1990 que de nombreuses actions de promotion de « la diversité » dans les médias se sont mises en place. Plusieurs réseaux ont été créés en Europe, le plus connu étant le réseau « More color in the Media » fondé en 1996 par Mira Media, une ONG néerlandaise consacrée à la « promotion de la diversité » dans les médias. Plusieurs institutions européennes se sont ensuite emparées de la question. Comme l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) ou le Conseil de l’Europe qui ont organisé plusieurs rencontres sur le sujet. Les auteurs de l’ouvrage Médias et diversité insistent sur la faible implication française dans ces rencontres européennes. Selon eux, « les télévisions françaises se font particulièrement remarquer par leur absence, alors que les directeurs de programmes des chaînes publiques de quatorze pays européens y participent activement »32. La thématique émerge néanmoins en France. Les auteurs insistent sur le rôle important qu’ont joué pour cela les « organisations de la société civile ». Le Collectif Egalité a été une des premières organisations à mettre en visibilité la 27 L’Institut Panos est une ONG qui défend le pluralisme des médias. www.panosparis.org 28 FRACHON (Claire) et SASSON (Virginie), (dir.), Médias et Diversité : De la visibilité aux contenus, Institut Panos, éditions Karthala, 2008. 29 Reynald Blion était directeur d’étude à l’Institut Panos jusqu’en janvier 2008. Il est depuis janvier 2008 responsable du programme Média et Diversité au Conseil de l’Europe. Claire Frachon et Virginie Sassoon sont respectivement chef de projets et chargée de mission à l’Institut Panos 30 Catherine Humblot est journaliste au Monde. Mukti Jaim Campion est productrice. 31 Sirin Dilli est chercheuse à l’Université Paris III et membre du groupe de recherche MinorityMedia.. Alec. G.Hargreaves est chercheur à l’université de Floride. Myria Georgiou est sociologue à la Leeds University (Grande-Bretagne). Isabelle Rigoni est sociologue et directrice du groupe de recherche MinorityMedia à l’Université de Poitiers. 32 FRACHON (Claire), SASSON (Virginie), (dir.), op. cit., p. 54. 25 question de « la diversité » dans les médias. Fondé en septembre 1999 par l’écrivain franco-camerounaise Calixthe Beyala, ce groupe comprenait des artistes et intellectuels principalement d’origine antillaise et africaine. Ce groupe a dénoncé, au travers de multiples actions assez médiatisées, la « sous- représentation des Noirs à la télévision ». Il a, notamment, organisé en 2000 une manifestation à Paris, menacé de porter plainte contre l’Etat pour discrimination, fait irruption à la cérémonie des Césars en 2000 ou encore appelé au boycott des téléphones portables de la marque Bouygues. D’autres organisations ont ensuite relayé cette revendication. C’est le cas du Club Averroes créé en 1997 par Amirouche Laïdi. Loin des coups médiatiques du Collectif Egalité, le Club Averroes se présente comme un réseau de professionnels des médias. Il publie, entre autres, depuis 2005, un rapport annuel sur « la diversité » dans les médias. A partir des années 2000, un certain nombre de dispositifs appuyés par les institutions publiques sont mis en place afin de promouvoir « la diversité » dans les médias. La plupart sont financés par le FASILD33, puis par l’ACSE34. On trouvera, entre autres, l’EPRA, la banque d’échanges et de productions radiophoniques qui, depuis 2000, axe ses productions sur trois thématiques : « l’intégration, la lutte contre les discriminations et la mémoire de l’immigration »35. On trouvera également le fonds « Images de la diversité » créé en février 2007 par le CNC36 et l’ACSE. Si certains dispositifs concernent la radio ou le cinéma, la majorité d’entre eux se focalisent sur la télévision. « La diversité » rime alors avec visibilité. Une brève chronologie des différentes initiatives qui visent, en France, à promouvoir « la diversité » à la télévision permettra de pointer l’importance croissante du phénomène. En 2000, suite aux interpellations du Collectif Egalité, le CSA commande une étude intitulée « Présence et représentation des minorités visibles à la télévision française »37. Suite à cette étude qui conclut à la faible représentation des « minorités » sur les écrans français, le CSA modifie le cahier des charges 33 Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations créé en 2001. 34 Agence pour la cohésion sociale et l’égalité des chances qui succède au FASILD par la loi du 31 mars 2006. 35 www.epra.net 36 Centre national de la cinématographie, créé par la loi du 25 octobre 1946. 37 MALONGA (Marie-France), « Présence et représentation des minorités visibles à la télévision française », CSA, 2000. 26 des chaînes publiques et les conventions des chaînes privées et leur demande de rendre un bilan annuel sur « la représentation des minorités ». Les chaînes commencent alors à mener des actions de « lutte contre les discriminations » et de « promotion de la diversité ». En décembre 2002, Marc Tessier, qui était président de France Télévisions, nomme Edouard Pellet « responsable diversité » du groupe France Télévisions et le charge d’améliorer la représentation à l’antenne « des minorités » sur les chaînes du service public. Le 26 avril 2004, les dirigeants des chaînes hertziennes se retrouvent à l’Institut du monde arabe pour le colloque « Ecrans pâles, diversité culturelle et culture commune dans l’audiovisuel » organisé par le HCI38, le CSA et le FALSID. Ce colloque est présenté comme une des premières rencontres officielles des professionnels de l’audiovisuel sur le sujet. Les participants insistent sur le fait que l’audiovisuel se doit d’offrir une image représentative de la société et tentent de trouver des solutions « à ce risque de décalage préjudiciable à la cohésion sociale »39. Le 28 janvier 2004, France Télévisions annonce le lancement de son « Plan d’action positive pour l’intégration » (PAPI), qui vise à « améliorer l’expression des diverses composantes de la communauté nationale sur les antennes, dans les programmes et dans la structure des chaînes »40. En mars 2006, TF1 annonce que Harry Roselmack présentera le 20h dès l’été 2006. Cette nomination déclenche un certain nombre de débats sur la question de la discrimination positive et de la place des « minorités visibles » sur les antennes. En janvier 2007, Rachid Arhab est nommé au CSA et préside notamment la commission sur la diversité et la représentativité à la télévision ainsi que l’Observatoire sur la diversité créé en 2008. L’année 2008 est également marquée par un certain nombre d’évènements relatifs à « la diversité » à la télévision. Le plus médiatisé est le bilan de l’étude commandée par l’Observatoire de la diversité du CSA à l’équipe de chercheurs dirigée par Eric Macé et en partenariat avec l’INA. Pour Rachid Arhab, « malgré un discours volontariste des chaînes en la matière, l’étude met en évidence une faible progression de la diversité »41. Lors de la conférence de 38 Haut conseil à l’intégration, créé par le décret du 19 décembre 1989. 39 Bilan du colloque « Ecrans pâles », disponible sur le site de l’ACSE : http://www.lacse.fr/ressources/files/Lettres/Lettre_62.pdf 40 Cf. présentation du Plan d’Action Positive pour l’Intégration en annexe III/C.2 41 CSA. Observatoire de la diversité, « Synthèse du rapport remis à l’Observatoire de la diversité dans les médias audiovisuels ». Sous la direction scientifique d’Eric MACE et en partenariat avec l’INA, Paris, 2008. La synthèse de l’étude est disponible sur le site du CSA : www.csa.fr. 29 autre, un monde de luttes de pouvoirs où les « minorités » se retrouvent stigmatisées. Cette question de la stigmatisation des identités sociales se cristallise tout particulièrement dans des travaux qui portent sur les représentations des banlieues. On trouvera, entre autres, des ouvrages comme les Scènes de télévision en banlieues 1950-199449, un ouvrage qui étudie les figures stéréotypiques et les imaginaires de la ville mises en scène au sein de la médiatisation des banlieues. On trouvera également, Les féministes et le garçon arabe50 de Nacira Guenif-Souilamas et d’Eric Macé, un ouvrage qui propose d’articuler la question des origines à celle des genres sexuels. Dans la plupart de ces ouvrages, les représentations médiatiques sont présentées comme étant des stéréotypes qui réduisent la complexité de la réalité sociale. En témoigne, par exemple, le tome 2, « Médiatisation », des actes du colloque : Stéréotypes et stéréotypage, fonctionnements ordinaires et mises en scène51. Certains articles se focalisent sur une analyse d’une figure particulière, comme « la femme voilée » à la télévision, « le garçon arabe » dans la presse, etc. D’autres se penchent sur un événement médiatique particulier, d’autres encore proposent des analyses diachroniques de l’évolution de représentations de certaines identités sociales, comme les représentations médiatiques de « l’immigré »52. Certaines de ces recherches sur les stéréotypes dans les médias dénoncent le caractère réducteur des représentations médiatiques mais n’interrogent pas le processus même de médiatisation. Les différentes médiations par lesquelles des représentations médiatiques des identités sociales sont données à voir et à lire ne sont pas toujours envisagées. Dans ce cadre, les médias deviennent des corpus dans lesquels il s’agit d’identifier telle ou telle figure « stéréotypée ». Ils ne sont alors que des prétextes pour valider l’existence d’un imaginaire social postulé en amont. Louis Quéré explique bien cet écueil : « La formation des représentations, la définition des énoncés descriptifs et normatifs mis en circulation, la mise en scène créatrice d’un espace perspectif relèvent d’abord d’un dispositif historico-culturel de symbolisation ou 49 BERCOFF (André), BOYER (Henri), LOCHARD (Guy), Scènes de télévision en banlieues 1950- 1994, L’Harmattan, coll. Communication et Médias, 1998. 50 GUENIF-SOUILAMAS (Nacira) et MACE (Eric), Les féministes et le garçon arabe, Editions de l’Aube, 2004. 51 BOYER (Henri) (dir.), Stéréotypes et stéréotypage, fonctionnements ordinaires et mises en scène, L’Harmattan, 2007. 52 FRACHON (Claire), Télévisions d’Europe et immigration, INA, 1993. 30 d’objectivation sociale. C’est à l’intérieur de ce dispositif que l’activité narrative crée le théâtre de l’identité et de l’action sociale. C’est pourquoi la simple analyse des appareillages formels de l’énonciation sous-jacentes à l’information ne suffit pas à rendre compte de son opérativité sociale. »53 Même si certains de ces ouvrages seront sollicités au fil de cette recherche, l’objectif de ce travail n’est pas d’effectuer une analyse de contenu des médias afin d’en interroger « la diversité ». Il ne s’agit pas non plus de faire un inventaire des « stéréotypes », ni de travailler sur la médiatisation d’un événement particulier. Envisager les discours sur « la diversité » dans les médias comme une formation discursive amène non pas à analyser « la diversité » dans les médias mais à appréhender comment cette expression circule et devient agissante. 3/ Les discours sur « la diversité » dans les médias : une formation discursive actualisée dans des dispositifs Une formation discursive Dans L’archéologie du savoir, Michel Foucault nous invite à ne pas chercher du même dans l’hétérogène, à ne pas lisser les énoncés afin qu’ils apparaissent cohérents, à ne pas unifier « tout ce qui a été dit dans le grand murmure confus d’un discours »54. Pour Michel Foucault, « ce qui appartient en propre à une formation discursive et ce qui permet de délimiter le groupe de concepts, pourtant disparates, qui lui sont spécifiques, c’est la manière dont ces différents éléments sont mis en rapport les uns avec les autres »55. Dans cette perspective, l’objectif de cette thèse n’est pas de dire ce que serait ou ce que devrait être une définition de « la diversité » dans les médias mais de comprendre les modalités de la sollicitation de cette formule. Les discours sur « la diversité » dans les médias sont envisagés comme une formation discursive. Les discours sur « la diversité » sont donc considérés comme une population d’énoncés dont l’ensemble de cohérence n’est ni donné, ni garanti 53 QUERE (Louis), Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, édition Aubier Montaigne, 1982, p. 157. 54 Ibid. 55 FOUCAULT (Michel), L’archéologie du savoir, op . cit.., p. 170. 31 par avance. Du même à l’hétérogène, de la cohérence à la discontinuité, l’exigence est donc celle du discernement. Appréhender les discours sur « la diversité » dans les médias comme une formation discursive permet de se distancier de l’évidence de l’expression et surtout d’ouvrir un nouvel espace de questionnements qui portent sur les régimes de ces discours, la manière dont ils s’imposent et deviennent instituants. L’actualisation dans des dispositifs Cette formation discursive s’actualise à travers un certain nombre de dispositifs. Le terme de « dispositif » est souvent employé comme un synonyme de « structure officielle », d’« opération » ou de « projet » plus ou moins légitimé. Selon cette acception usuelle, le « dispositif » se définit comme un agencement de différents éléments, humains et matériels. Ce terme est également beaucoup sollicité par les théoriciens des sciences humaines et sociales. Dans ce domaine, il désigne bien souvent l’inscription problématique d’un certain nombre de questions d’ordre matériel et symbolique et qualifie alors une configuration relevant d’une situation médiationnelle techno- sémiotique. Dans ce travail, la notion de dispositif sera envisagée à l’aide de la définition qu’en donne Michel Foucault. L’auteur explique que « ce qu’[il repère] sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments »56. A travers ces propos, Michel Foucault insiste sur l’hétérogénéité constitutive du dispositif, il souligne également sa dimension stratégique. Pour l’auteur, le dispositif, « à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. [Il] a donc une fonction stratégique dominante »57. Par sa mise en place, le dispositif opère donc des jeux de pouvoir, de légitimation. Le dispositif sera envisagé dans cette thèse comme un agencement stratégique où se côtoient du technique, du sémiotique et du social. Il s’agit 56 FOUCAULT (Michel), « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar n° 10, juillet 1977, p. 64. 57 Ibid., p. 64. 34 il montre aussi que le chemin entre des phénomènes sociaux et des théories d’explication du social ne se réduit pas à un simple aller-retour. L’intérêt pour un phénomène social – la circulation de l’expression « la diversité » – m’a amenée à investir certaines théories. Ces théories, et notamment les écrits d’Alice Krieg-Planque et de Michel Foucault, m’ont permis de spécifier mon regard sur ce phénomène, de le déplacer. Or, ce déplacement du regard est au cœur de la visée de ce travail puisqu’il n’est pas question d’analyser la diversité, ni même « la diversité » dans les médias mais ce que des dispositifs de promotion de « la diversité » disent et font des médias. 35 Chapitre 2 : Kits et médiation de savoirs opérationnels Le choix de considérer les discours sur « la diversité » dans les médias comme une formation discursive est une posture de recherche mais n’est pas encore une question de recherche. En outre, les dispositifs de promotion de la diversité dans les médias offrent une panoplie de dispositifs au sein de laquelle il convient de circonscrire des observables. Dans cette volonté de spécifier plus précisément l’objet de recherche, la notion de médiation apparaît alors comme un pivot pour la réflexion. 1/ L’analyse des médiations Les dispositifs de promotion de « la diversité » dans les médias ont pour objectif de faire changer les représentations médiatiques des identités sociales. Mais comment appréhender empiriquement ces dispositifs ? Quels observables dégager et comment les analyser ? La question de la saisie empirique d’un dispositif m’amène alors à explorer théoriquement la notion de médiation. Lorsque Michel Foucault s’interroge sur ce qu’est un dispositif, il souligne l’importance de « la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes »60. Or, la notion de médiation permet justement de penser ces liens. Etant donné la pluralité des approches qui s’appuient sur la notion de médiation, il convient d’abord d’expliciter comment cette notion sera sollicitée dans le travail de recherche. 60 FOUCAULT (Michel). « Le jeu de Michel Foucault », op. cit., p. 65. 36 La médiation, une notion polysémique La notion de médiation61 n’est pas une spécificité des sciences de l’information et de la communication. Elle est notamment sollicitée dans le domaine religieux et signifie que le fidèle ne peut communiquer avec Dieu à partir d’intermédiaires (les prêtres, les anges, les prophètes…). Mediare signifie être au milieu. Il s’agit d’une notion très polyphonique mais qui signifie toujours un écart, une distance. La médiation a notamment été théorisée par les sociologues de l’innovation. Pierre Calan et Bruno Latour62 l’envisagent principalement comme une chaîne ou comme un réseau de logiques d’actions : la chaîne produirait de la tradition et le réseau de l’innovation. Dans La passion musicale. Une sociologie de la médiation63, Antoine Hennion explique qu’il faut « repeupler le monde des intermédiaires »64. Or, ces intermédiaires sont, pour l’auteur, pluriels, hétérogènes. Dans un entretien accordé à la revue MEI, Antoine Hennion expliquait : « dans le mot de médiation, ce que je garde, c’est sa valeur d’injonction : attention, les moyens comptent, les situations, les façons de faire, les prises, le rassemblement. »65 J’ajouterai à ce développement que les formes matérielles comptent aussi et l’imbrication des médiations peut mettre au jour certaines conceptions de la communication qui les traversent. La médiation, une notion communicationnelle En sciences de l’information et de la communication, le concept de médiation peut être utilisé pour décrire ou analyser un processus spécifique comme la médiation télévisuelle66 ou la médiation culturelle67. Il sert à qualifier 61 Ce développement a été, entre autres, élaboré à partir des notes du cours consacré à la médiation délivré par Yves JEANNERET, CELSA, Master Recherche année 2004/2005. 62 LATOUR (Bruno), « Quand les anges deviennent de bien mauvais messagers », Terrain, n°14, mars 1990. 63 HENNION (Antoine). La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métailié, 1993. 64 Ibid., p. 372. 65 Interview d’Antoine HENNION dans MEI n°19 « Médiations et médiateurs », Paris : L’Harmattan, 2003, p. 31 66 JOST (François), Introduction à l’analyse de la télévision, Ellipses, 2004 (2ème édition). 67 CAUNE (Jean), Pour une éthique de la médiation .Le sens des pratiques culturelles, Presses Universitaires de Grenoble, 1999. 39 Or, comme je l’ai déjà souligné, les dispositifs de promotion de « la diversité » dans les médias sont le fruit d’acteurs très divers (politiques, associatifs, professionnels des médias), s’inscrivent dans des cadres à géométrie variable (internationaux, européens, nationaux) et prennent de multiples formes (études, création d’observatoires, mise en place de partenariats, formations etc.). C’est pourquoi, il ne me semblait pas envisageable d’analyser finement toutes les médiations mises en œuvre au sein de tous ces dispositifs. Afin d’opérer un choix parmi cette pluralité d’objets concrets possibles, j’ai donc choisi de travailler plus précisément sur des programmes qui élaborent et font circuler des savoirs pratiques sur « la diversité » dans les médias, en l’occurrence des programmes de formation aux médias et de formation des médias. 2/ La formation : des savoirs aux compétences Après avoir identifié un certain nombre de dispositifs de promotion de « la diversité » dans les médias, mon attention s’est portée plus précisément sur deux dispositifs qui ambitionnent explicitement de construire et de faire circuler des savoirs opérationnels sur la « lutte contre les discriminations » et la « promotion de la diversité » dans les médias. Les deux dispositifs choisis sont particulièrement intéressants à investir dans le cadre d’une réflexion sur la médiation des savoirs. Ils posent, en effet, la question de la circulation sociale des savoirs ainsi que celle des conceptions de la communication à l’œuvre dans des dispositifs qui visent à changer la communication. Watching the Media est un dispositif d’éducation aux médias. Quant au Diversity Toolkit, il s’agit d’un dispositif de formation des journalistes. Des dispositifs européens Watching the Media est un programme européen qui a débuté en 2002 et qui a rassemblé des acteurs d’Allemagne, d’Angleterre, d’Autriche et de France. Des animateurs jeunesse, des groupes de jeunes, des professionnels des médias, des journalistes, des spécialistes de l’éducation aux médias ont 40 participé à ce projet coordonné par ESAN, le réseau européen d’action sociale74. L’objectif de ce dispositif est de « lutter contre les discriminations » par le biais de l’éducation aux médias. Le Diversity Toolkit est également un programme européen. Il a débuté en 2006 sous l’égide de l’UER, l’Union Européenne de Radio-Télévision. Ce programme rassemble 14 chaînes de télévisions publiques européennes membres de l’UER75. Il a été élaboré par des journalistes ainsi que par des membres d’associations et d’ONG européennes76. Son objectif est de « lutter contre les discriminations » et de « promouvoir la diversité » dans les médias. Ces deux dispositifs ont été financés par la ligne Equal du Fonds Social Européen. Le fonds Equal est un fonds qui a été créé par la Commission Européenne en 1996 et qui est spécifiquement dédié à « la lutte contre les discriminations » en Europe77. Son objectif est de favoriser ainsi que de valoriser « des actions expérimentales en faveur de la lutte contre toute forme de discrimination et inégalité dans le monde du travail et de l’emploi en Europe »78. Les programmes financés par le fonds doivent répondre au minimum à trois critères : « lutter contre les discriminations », « être le fruit de collaboration entre des acteurs divers » et « être transnationaux »79. Les actions menées dans le cadre d’Equal sont définies par leurs promoteurs comme étant des actions : « innovantes et transnationales, elles intègrent, au sein de partenariats actifs, tous les acteurs pertinents en vue de résoudre un problème identifié »80. 74 Une présentation plus détaillée des institutions est présentée en annexe I/A.1 pour Watching the Media et en annexe I/B.1 pour Diversity Toolkit 75 Une présentation de l’UER est proposée en annexe I/B.1 76 La liste des partenaires est proposée en annexe I/B.1 77 La ligne Equal a prit fin en 2008. Depuis début 2009 les financements accordés à « la lutte contre les discriminations » en Europe ne se sont pas arrêtés mais ont été intégrés dans les fonds structurels du Fonds Social Européen. La ligne Equal n’existe donc plus comme fonds spécifique mais des programmes de coopération internationale pour promouvoir la « lutte contre les discriminations » continuent d’être financés par le FSE. 78 Présentation de la ligne Equal sur le site : www.equal-france.com (dernière consultation le 4 août 2009) 79 Ibid. 80 Guide du candidat au projet Equal, p. 4. Ce guide est téléchargeable sur le site www.equal- france.com (dernière consultation le 17/09/09). 41 Les projets se déroulent en trois phases. La première phase est celle de la formalisation du projet et s’étend sur une durée maximum de 10 mois. La seconde phase, de 36 mois maximum, est la phase d’expérimentation et de mise en œuvre des projets. Enfin, la troisième phase est celle de la « diffusion » des résultats. Qualifié par le guide du candidat au projet Equal de « laboratoire de pratiques innovantes et transnationales » La ligne Equal vise à soutenir des projets permettant « l’évaluation et la généralisation de pratiques innovantes » 81. Le fait que les dispositifs étudiés appartiennent à la ligne Equal est donc essentiel à prendre en compte. Néanmoins, même si ces deux dispositifs partagent la même visée, ils ne la mettent pas en œuvre de la même manière. Une visée commune, des publics différents Ces deux dispositifs ne sont pas comparables point par point. Ce sont donc deux formes d’actualisation de la formation discursive, deux réponses à la réquisition. Le premier porte sur les pratiques des jeunes publics tandis que le second porte sur les pratiques des professionnels des médias. Cependant, ils partagent tous deux les mêmes objectifs : « lutter contre les discriminations », « promouvoir la diversité ». La « lutte contre les discriminations » est présentée dans les deux cas comme la condition nécessaire à la « promotion de la diversité ». Cette idée s’inscrit dans une perspective rousseauiste qui affirme la nécessité de « secouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connaître les hommes par leur conformités et leurs différences »82. Ils partent du constat qu’il y a un dysfonctionnement dans notre rapport à l’altérité et que les médias jouent un rôle central dans la circulation sociale de stéréotypes. Les dispositifs étudiés proposent alors des pratiques curatives afin de remédier à ce problème de société. Ces dispositifs s’adressent à des publics différents. Watching the Media se donne pour mission de former les jeunes publics au « décryptage » des stéréotypes dans les médias et le Diversity Toolkit vise à apprendre aux journalistes à ne plus en produire. L’éducation aux médias et l’éducation des médias sont alors présentées comme des réponses complémentaires à ce problème de société. Ils se situent tous deux dans une perspective éthique qui 81 Ibid., p. 4. 82 ROUSSEAU (Jean-Jacques), Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes dans TODOROV(Tzvetan), Nous et les autres, La réflexion française sur la diversité humaine, Points Seuil, 1989, p. 37. 44 Les formations de formateurs Afin de publiciser ces « kits » et d’en orienter les usages potentiels, des formations de formateurs sont organisées par les acteurs des réseaux. Ces sessions de « mise en pratique » visent à montrer à de futurs formateurs de jeunes ou de journalistes l’intérêt de ces objets et les « bonnes » manières de les utiliser. Il s’agit de situations d’usages destinées à orienter l’usage futur de ces objets. Elles ont donc une double fonction. La première consiste à promouvoir ces objets en argumentant sur l’urgence de la « lutte contre les discriminations » dans les médias et sur l’utilité, l’efficacité de ces objets. La seconde consiste à orienter, maîtriser l’usage de ces objets en montrant aux futurs formateurs comment bien les solliciter. Ces programmes sont envisagés comme des dispositifs, des agencements hétérogènes à visée stratégique. La notion de dispositif sera employée dans cette thèse non pas uniquement pour traiter des kits mais pour appréhender comme un tout composite ces agencements d’objets, de situations, d’acteurs… L’objet « kit » sera cependant central dans la réflexion puisqu’il est à la fois au cœur des formations et publicisé de différentes manières. La notion de médiation est, quant à elle, essentielle pour deux raisons. La première est qu’elle permet de saisir la pluralité des formes communicationnelles qui entrent en jeu dans ces dispositifs d’institution de valeurs par des savoirs pratiques. La seconde est qu’elle est elle-même objet d’imaginaires, que son impensé fait ressortir des conceptions de la communication. 3/ Une casuistique des représentations médiatiques Les supports de formation étudiés ont pour objectif d’instituer des valeurs par l’apprentissage de pratiques. Il est donc particulièrement intéressant de questionner les spécificités de la médiation des savoirs mise en œuvre dans ces dispositifs, des spécificités qui seront dégagées grâce à l’appui heuristique d’ouvrages portant sur la casuistique morale et religieuse. 45 La médiation de savoirs opérationnels La question de la formation m’amène à celle de la médiation des savoirs. Or, il convient de spécifier comment la médiation des savoirs est envisagée dans ce travail de recherche. Comme le souligne Yves Jeanneret : « L’expression "médiation des savoirs" suppose que sont produits des savoirs en certains lieux et que ceux-ci sont « médiés », c'est-à-dire qu’un ensemble d’acteurs, d’opérations, de productions contribuent à les faire circuler, à les transformer, les rendant ainsi aptes à une réappropriation. […] Dans ce cadre, l’approche communicationnelle, loin de se superposer à l’épistémologie, devient le centre de l’interrogation sur la production, la reconnaissance, la mise en publicité des savoirs et, inversement, leur refoulement. Il n’est pas étonnant que dans un tel cadre théorique, la réflexion porte davantage sur les sciences que sur la science : elle ouvre désormais une investigation nouvelle sur ce qu’on peut nommer une anthropologie des savoirs, posant la question de la légitimation des savoirs dans un cadre plus large que la seule catégorie de la scientificité »85. Ces dispositifs semblent justement des lieux de choix, de valorisation, de distribution, de répartition et d’attribution des savoirs. En effet, ils sélectionnent certains savoirs plutôt que d’autres. Ils les inscrivent, ou plutôt les réécrivent86 au sein d’agencements matériels particuliers. Comme l’a montré Serge Moscovici87, les savoirs sociaux n’existent que lorsqu’ils s’inscrivent dans une matérialité et lorsqu’ils s’activent dans des communications sociales. Appréhender la médiation des savoirs au sein de ces dispositifs, ce n’est pas les évaluer à l’aune de telle ou telle scientificité, ni même évaluer leur efficacité mais essayer de comprendre les régimes de leur élaboration, de leur mise en circulation, de leurs appropriations. Au sein de ces dispositifs, les savoirs deviennent des outils au service de la « lutte contre les discriminations » et de la « promotion de la diversité » dans les médias. D’autre part, les exemples de représentations médiatiques proposés dans les DVD et analysés dans les classeurs sont présentés comme exemplaires, ils n’ont pas une fonction d’illustration mais de modèles représentatifs d’autres pratiques, de production ou d’interprétation des représentations médiatiques, considérées comme similaires. 85 JEANNERET (Yves), « Le partage des savoirs entre métamorphose des médias et poétique des discours », op. cit., p. 21. 86 Cette approche des phénomènes de réécriture est notamment abordée dans l’ouvrage collectif : SOUCHIER (Emmanuël), JEANNERET (Yves), LE MAREC (Joëlle), Lire, écrire, récrire, Bibliothèque Centre Pompidou, collection Etudes et recherche, 2003. 87 MOSCOVICI (Serge), La psychanalyse, son image et son public, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, édition refondue, 1961. 46 Les kits sont présentés comme des arsenaux de savoirs et de compétences nécessaires à « la lutte contre les discriminations » et à « la promotion de la diversité ». Leur objectif est pragmatique : il s’agit de faire changer les pratiques des journalistes et des publics. Les deux dispositifs étudiés élaborent et mettent en circulation des solutions concrètes en faveur de « la diversité ». Le dire devient alors inséparable du faire. Cette question de l’articulation entre les discours et les actes est notamment traitée dans le compte-rendu du contrat de recherche sur les « rejets polluants »88 du groupe de chercheurs du GRIPIC. A partir d’une analyse de différents sites Internet consacrés à la question des « rejets polluants », le groupe de travail a dégagé une « typologie des médiations communicationnelles »89. Trois de ces types rentrent particulièrement en écho avec les dispositifs étudiés dans cette thèse : le type didactique, le type justificateur et le type instituteur. En tant que dispositifs de formation, Watching the Media et le Diversity Toolkit s’inscrivent dans le type didactique qui propose de donner accès à des connaissances. En tant que dispositifs destinés à compiler et valoriser des actions menées par différents acteurs européens, ils s’inscrivent également dans le type justificateur qui a « pour objectif essentiel de montrer une action, un engagement »90. Ils se situent aussi et surtout dans le type instituteur qui « vise moins à expliquer des connaissances qu’à inculquer des attitudes »91. En effet, ces dispositifs ont pour objectif de « transmettre un savoir pratique sur le type de gestes qu’il faut avoir dans une situation donnée [car,] le geste traduit bien la rencontre – quotidienne- entre un acte et une prise de conscience »92. L’apprentissage de gestes doit permettre la mise en conformité des pratiques aux principes. C’est pourquoi, à certains égards, les objectifs des deux dispositifs étudiés dans cette thèse s’apparentent à une casuistique de « la diversité » dans les médias, puisqu’il est question de proposer des voies 88 d’ALMEIDA (Nicole), de CHEVIGNE (Suzanne), JEANNERET (Yves), « La place des NTIC dans l’émergence, dans l’appropriation et dans le débat autour d’un objet environnemental : le cas des rejets polluants », rapport final du contrat de recherche réalisé pour le ministère de l’Ecologie et du Développement Durable, GRIPIC, Janvier 2005. 89 Ibid., p. 27. 90 Ibid. 91 Ibid. 92 Ibid., p. 20. 49 Pascal en 1656, dans les lettres IV à X des Provinciales101, attaque les jésuites sur la morale dont ils faisaient preuve dans leur casuistique qu’il juge « laxiste ». En effet, celui-ci considère que la règle ne peut souffrir d’adaptation. Pourtant, un certain nombre d’auteurs comme Pascal Cariou ou Pierre Hurtubise soulignent qu’il faut sortir la casuistique de ce discrédit car les écrits des casuistes, notamment ceux de sa période faste du XVI e au XVIII e siècle sont très riches en enseignements pour celui qui se penche sur l’articulation entre les questions morales et les pratiques quotidiennes. La casuistique morale et religieuse vise l’institution d’un « devoir-être » à partir d’un arsenal de « devoir-faire ». Ce rapport entre l’institution de normes et l’apprentissage de gestes est constitutif des dispositifs étudiés. L’apprentissage des gestes passe par la résolution de cas mis en collection au sein des manuels de casuistique, or, les kits étudiés proposent une série de fragments médiatiques élaborés en « cas » et résolus par le balisage interprétatif. Le parallèle avec la casuistique catholique, qui sera filé tout au long de cette thèse, n’a pas pour objectif de dégager une casuistique pure, ni même des comparaisons point par point, celui-ci sert à dégager et à conceptualiser des logiques à l’œuvre dans les dispositifs étudiés. Les écrits sur la casuistique seront donc, au fil de ce travail, un appui heuristique pour comprendre l’élaboration des cas, leur généralisation ainsi que l’institution de normes par l’apprentissage de gestes. Ainsi, ces deux objets s’inscrivent dans une certaine situation de communication : l’institution de valeurs par les pratiques. Or, en visant à agir sur la pratique des médias, ils véhiculent un certain nombre de conceptions de la communication. 4/ Conclusions sur la construction de l’objet de recherche Ce chapitre aura permis de montrer que l’objet scientifique n’est pas donné par avance : il résulte de choix parmi des disciplines, des approches, des auteurs, des questions soulevées. 101 PASCAL (Blaise), Les Provinciales. Pensées et opuscules divers, Livre de poche, 2004. 50 Les premiers jalons du parcours de recherche Au début de ce chapitre, il fallait encore faire émerger l’objet concret parmi la pluralité des possibles. Pour de nombreuses raisons, mon choix s’est porté sur des dispositifs de formation aux médias et de formation des médias. Une des raisons de ce choix est que ces dispositifs permettent d’investir la question de la médiation des savoirs sur les identités sociales dans les médias. Cette médiation de savoirs est une médiation de savoirs prudentiels, opérationnels. En effet, l’enjeu est surtout d’apprendre des gestes afin d’instituer des principes. Les spécificités de l’objet « kit » sont également une motivation importante dans le choix de ces objets concrets. Fruit d’une écriture à plusieurs mains et surtout agencement de savoirs et d’expériences hétérogènes, l’objet « kit » cristallise tout particulièrement la question de l’instrumentalisation des savoirs. Support d’animation de groupe à caractère psychosocial, il permet de voir en quoi, en saisissant ces objets, les acteurs se saisissent aussi des imaginaires qu’ils portent. L’observation des formations permet également d’analyser le jeu qui s’opère entre ce que l’objet configure et ce que les acteurs en font. Ainsi, il ne s’agit pas simplement d’appliquer ici l’objet scientifique à l’objet concret puisque ces objets apportent leur bagage de questions spécifiques et invitent à réinvestir l’objet scientifique. Ce réinvestissement se fait, notamment, grâce à l’appui heuristique d’écrits portant sur la casuistique morale et religieuse. En effet, ces écrits permettent d’identifier et de comprendre certaines logiques à l’œuvre dans ces dispositifs : le passage du principe aux pratiques, l’élaboration et la résolution de cas présentés comme exemplaires et l’apprentissage de gestes pour instituer des valeurs. Or, ces logiques sont structurées par des conceptions de la communication et de la circulation sociale des savoirs. Les imaginaires sur la trivialité Dans son ouvrage intitulé Penser la trivialité, la vie triviale des êtres culturels102, Yves Jeanneret propose le concept de « trivialité » pour penser les phénomènes de communication. Il en donne la définition suivante : 102 JEANNERET (Yves), Penser la trivialité - Volume 1 : la vie triviale des êtres culturels, Hermès, Lavoisier, Collection Communication, médiation et construits sociaux, 2008. 51 « Les hommes créent, pérennisent et partagent les êtres culturels, qu’ils élaborent en travaillant les formes que ces derniers peuvent prendre et en définissant la façon dont ces formes font sens : il en est ainsi de nos savoirs, de nos valeurs morales, de nos catégories politiques, de nos expériences esthétiques. C’est cette idée que je résume par la notion de trivialité, sans entendre ce terme dans le sens péjoratif qui lui est souvent attribué, en fonction d’un jugement répandu, qui voudrait qu’on n’évoque ce qui circule largement dans la société que pour le dévaloriser. J’use ici de la notion de trivialité comme d’une catégorie descriptive. Parler de trivialité ne signifie pas qu’on s’intéressera particulièrement au banal, à l’éculé, ou encore au bas. Mais plutôt qu’on prendra la culture par un certain côté : par le fait que les objets et les représentations ne restent pas fermés sur eux-mêmes mais circulent et passent entre les mains et les esprits des hommes »103. Puis, il souligne que : « si précise qu’elle soit, cette approche par les processus de communication effectifs ne suffira pas à constituer théoriquement l’analyse de la trivialité. En effet, toutes les pratiques de communication qui affectent les êtres culturels se doublent d’un plan imaginaire et normatif, qui est constitué par les représentations de ce qu’est la trivialité et de ce qu’elle devrait être »104. La notion de trivialité (du latin trivium, le carrefour) permet de sortir de la logique linéaire de la culture pensée comme diffusion d’un amont vers un aval. La trivialité, ne sert pas à désigner ce qui est banal mais le fait que tout être culturel circule. Pour Yves Jeanneret, il n’existe pas d’être culturel « pur », tous les êtres culturels sont travaillés par la trivialité. Cette notion permet, d’autre part, d’appréhender l’altération des êtres culturels en dehors des modèles qui y voient une simple dégradation. En cela, elle donne toute sa valeur à la poétique sociale qui permet que ces êtres soient justement culturels. En effet, « la notion de "transmission" suggérait l’échange d’un objet déjà constitué ; celle de "traduction" minimisait le pouvoir de transformation des échanges sociaux ; celle d’"interprétation" escamotait l’épaisseur matérielle des dispositifs ; celle de "tradition" était difficile à mobiliser en dehors de cadres idéologiques affirmés »105. La trivialité n’est pas donc uniquement un nouveau mot pour parler de la circulation des êtres culturels, il s’agit d’un concept qui permet d’appréhender ces phénomènes de circulation dans leur complexité et de considérer le caractère productif et créatif de la communication. 103 JEANNERET (Yves), Penser la trivialité - Volume 1 : la vie triviale des êtres culturels, op. cit., p. 13. 104 Ibid., p. 25. 105 Ibid., p. 14. 54 Chapitre 3 : Une approche empirique différenciée La définition de l’approche empirique, envisagée comme partie intégrante de la problématisation, permet d’affiner le regard sur l’objet de recherche. Dans ce cadre, la théorie des composites n’est pas envisagée comme un protocole mais comme une triple exigence pour le chercheur qui souhaite saisir son objet dans toute sa complexité. 1/ La théorie des composites Afin de « saisir la pluralité des formes communicationnelles adoptées par ce(s) projet(s) dans (leurs) réalisations observables »107, je ne mets pas en œuvre une méthodologie prédéterminée mais plutôt, comme le souligne Sarah Labelle, une attention particulière qui, « portée à l’épaisseur de l’objet de recherche, se traduit par la nécessité de mettre en œuvre une démarche empirique différenciée »108. Mon choix a été de suivre les trajectoires de ces objets et d’observer les différentes situations dans lesquelles ils s’inscrivent. Suivre ces kits impliquait d’adapter l’approche empirique au fur et à mesure. En effet, leur trajectoire, leurs modes de circulation et l’accès qui m’était ou non donné aux situations n’était pas déterminé à l’avance. 107 LABELLE (Sarah), « Médias informatisés, figures de la ville et approche communicationnelle des usages », Dans les Actes du XIIIe Congrès national des sciences de l’information et de la communication, Les recherches en information et communication et leurs perspectives, octobre 2002, p. 64. 108 LABELLE (Sarah), « La ville inscrite dans "la société de l’information" : formes d’investissement d’un objet symbolique », op. cit., p. 175. 55 Cette expérience m’a montré que la méthodologie n’est pas un protocole que l’on applique d’un amont qui serait la phase de problématisation à un aval qui serait celle d’expérimentation mais bien une construction sans cesse réinventée de la posture de recherche. En m’appuyant sur les écrits de Joëlle Le Marec, j’envisage ces dispositifs comme « des pratiques discursives et comportementales, c’est-à-dire des « mixtes » d’objets et de discours que nous essayons de formaliser »109. Il ne s’agit pas de proposer une analyse exhaustive – qui semble inatteignable – de la mise en œuvre de ces dispositifs, mais de proposer une réflexion à partir de quelques unités découpées, « des composites qui articulent des situations, des objets et des discours »110. Dans son article sur les banques d’images, Joëlle Le Marec revient sur l’enquête menée à la Bibliothèque ENS-LSH dans le cadre du contrat de recherche Ecrans et réseaux : vers une transformation des rapports à l’écrit : « Nous avions ainsi recueilli des unités complexes, des composites. Il s’agit de condensations à la fois matérielles et discursives, dynamiques, et dans lesquelles d’une part sont maintenues les relations entre différents registres sémiotiques mobilisés dans tout processus de communication sociale, et d’autre part sont mis à parts égales les phénomènes qui ont déjà trouvé une inscription, et ceux qui adviennent dans l’interaction. […] La difficulté était alors de traiter ces composites, hétérogènes mais cohérents, pour construire des connaissances qui tirent leur pertinence d’autres raisons que celles fournies par les acteurs »111. Je sollicite la théorie des composites de Joëlle Le Marec, non pas comme un protocole méthodologique, mais comme une triple exigence dans l’approche empirique. La première exigence est celle de l’appréhension de la complexité. A cette fin, l’approche articule des analyses sémio-discursives des kits, des entretiens avec des acteurs ainsi que des observations participantes (des conférences de lancement et des journées de formation). Cette articulation permet d’opérer des regards croisés et de maintenir l’hétérogénéité des 109 LE MAREC (Joëlle), Ce que le terrain fait aux concepts : vers une théorie des composites, Habilitation à diriger des recherches, Université Paris 7, 2002, p. 118. 110 LE MAREC (Joëlle), « Usages : pratiques de recherche et théorie des pratiques », Hermès n°38, 2004, p. 145. 111 LE MAREC (Joëlle), « Nouveau regard sur le terrain en communication. Les banques d’images des organismes scientifiques. », op. cit., p. 49. 56 dispositifs tout en gardant à l’esprit que ceux-ci ne peuvent pas être appréhendés dans leur totalité. Une fois l’analyse des objets, la mise en œuvre des entretiens et l’observation participante menées, il ne s’agit pas de séparer dans le travail d’écriture ces trois regards portés sur ces dispositifs. En voulant décrire les processus de transformation observés dans leur complexité, la difficulté est de mener une réflexion à partir de ces différentes observations qui ne se limite pas à les mettre côte à côte112. Cette approche ne vise pas à penser le sémiotique d’un côté et le social de l’autre mais à appréhender leurs liens. La deuxième exigence est celle de l’articulation. Les méthodologies employées sont donc hétérogènes et permettent de constituer des regards distincts sur mon objet de recherche. Il s’agit alors de les articuler en prenant en compte le fait que « les analyses sémio-discursives et les observations en situation constituent des moments distincts de la recherche qu’il s’agit de parvenir à mettre en tension »113. La troisième exigence tient dans la prise en compte de la place du chercheur dans ces approches empiriques. Bien qu’il s’agisse d’articuler ces regards, il ne s’agit pas pour autant de considérer que la nature des observables est la même ni que la place du chercheur est identique. Appréhender le fait que ces techniques d’analyses produisent des situations de communication semble essentiel. Le souci de la complexité, l’articulation des regards, la prise en compte de leur spécificité et la réflexivité sur les pratiques de communication produites par la recherche empirique me semblent être alors les exigences à mettre en œuvre conjointement dans l’écriture de recherche. Chaque regard porté sur l’objet de recherche implique qu’on s’y arrête quelque peu afin d’en définir la visée. 112 « Dans le champ d’analyse des médiations, on réaffirme fréquemment et de façon quasi rituelle cette nécessité qu’il y a de prendre en compte la multiplicité des dimensions interreliées. Il n’y a pourtant rien de plus difficile que de mettre en œuvre empiriquement cette exigence, d’une manière qui puisse réellement structurer et interpréter réellement les relations observées » Sous la direction d’Emmanuël SOUCHIER, Yves JEANNERET, Joëlle LE MAREC, Lire, écrire, récrire, op. cit., p. 28. 113 LABELLE (Sarah), « Médias informatisés, figures de la ville et approche communicationnelle des usages », op. cit., p. 179. 59 et les DVD qui présiderait à leurs usages. Cependant, une attention particulière portée à la forme des objets « kits » est essentielle. Le travail de recherche optera pour une sémiotique ouverte telle qu’elle est définie dans l’ouvrage de Jean-Jacques Boutaud et d’Eliseo Veron, car: « l’horizon du signe nous ramène toujours à l’espace symbolique de la communication »119. Afin d’analyser ces kits comme des agencements matériels, j’aurai recours à la notion d’énonciation éditoriale développée par Emmanuël Souchier. Pour Emmanuël Souchier, « un texte ne tisse […] pas uniquement des relations intertextuelles avec d’autres textes qui constituent l’horizon culturel, dans lequel il se meut, au sens où l’entendait Julia Kristeva. Il est également le creuset d’une énonciation collective derrière laquelle s’affirment des fonctions, des corps de métier, des individus…, et où fatalement se jouent des enjeux de pouvoir. […] Prendre en compte la dimension graphique, visuelle de l’écriture, et plus généralement de l’information écrite, implique un autre regard, une attention autre que celle dévolue d’ordinaire au texte. Ce regard fait du lecteur habituel un sémiologue attentif, car le texte ainsi considéré présente une résistance physique, matérielle, une présence sociale et idéologique qui s’expriment à travers l’histoire et la culture. C’est toute cette épaisseur de l’écrit que convoque la notion d’énonciation éditoriale » 120. Ces kits, destinés à la pratique, préfigurent, en partie, les situations de communication dans lesquelles ils sont sollicités. Ils construisent conjointement deux images de destinataires : celle du formateur destiné à diriger le travail aidé par l’outil, et celle du formé (jeune public pour Watching the Media et journaliste pour le Diversity toolkit) suivant le parcours de lecture orienté par le formateur. L’observation de certaines situations d’usages permettra donc d’envisager la relation entre ce que préfigurent ces objets et les manières dont les acteurs les saisissent. 119 BOUTAUD (Jean-Jacques), VERON (Eliseo), op. cit., p. 25. 120 SOUCHIER (Emmanuël), « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, no 6, décembre 1998, p. 142. 60 3/ Des objets aux situations : l’observation participante et les entretiens La posture adoptée dans cette recherche a été de suivre les kits afin d’observer les situations dans lesquelles ils s’inscrivent. Les situations observées n’ont donc pas été circonscrites en amont mais choisies au fil de l’évolution des programmes. En effet, les acteurs élaborent petit à petit différents modes de publicisation, d’exposition, de mise en pratique de ces « kits ». Dans son article sur les banques d’images121, Joëlle Le Marec explique qu’elle a analysé « des objets accrochés aux situations ». Elle explique que les objets matériels analysés dans son travail n’étaient pas définis en amont mais qu’ils sont apparus au fil de l’enquête. Le point de départ de cette recherche est différent en ce qu’il part des objets matériels pour suivre les situations dans lesquelles ils sont convoqués. La variable inconnue au début n’est donc pas l’objet matériel mais les situations dans lesquelles il va être convoqué. L’approche n’est pas exhaustive, les situations observées restent dans le cadre de ce qui est programmé par les dispositifs. Ces situations sont, comme le note Julia Bonaccorsi122, des puncta, des moments-clés où les questions sont cristallisées. La thèse ne propose donc pas un déroulé linéaire et exhaustif de l’ensemble des situations d’inscription des kits au sein des dispositifs, mais elle s’arrête sur certaines situations qui présentent des enjeux importants pour ces dispositifs. Ces puncta sont assez hétérogènes et dépendent, bien sûr, de l’accès qui m’a été donné aux terrains. En ce qui concerne la genèse de ces dispositifs, celle-ci n’a pu être observée directement que pour le Diversity Toolkit auquel j’ai apporté une participation à l’élaboration. Cette implication n’était pas prévue par avance : elle a été le fruit d’une série de circonstances. En effet, j’avais identifié le projet du Diversity Toolkit au moment de sa conception et contacté la coordinatrice du projet. Celle-ci m’a alors demandé si je pouvais l’aider à identifier des publications, des sites Internet français pour alimenter des « ressources utiles » pour l’élaboration de l’objet. J’ai accepté et, peu à peu, j’ai participé à divers échanges entre les acteurs du dispositif. Cette implication, bien que minime, 121 LE MAREC (Joëlle), « Nouveau regard sur le terrain en communication », Communication et langages n°157, septembre 2008. 122 BONACCORSI (Julia), « Le devoir-lire, métamorphoses du discours culturel sur la lecture », thèse de doctorat, Université Paris 12, 2004. 61 m’a permis de suivre les débats sur la forme de l’outil et d’appréhender ses conditions d’élaboration, appréhension qui n’aurait pas été possible de l’extérieur. Watching the Media a été élaboré entre 2002 et 2004, je n’ai pas pu suivre la genèse du projet, ayant commencé ma thèse en 2005. J’ai donc abordé cette genèse au fil d’entretiens123 ainsi qu’à travers différents documents tels que des compte-rendu ou des questionnaires. Les observables ne sont donc pas les mêmes d’un dispositif à l’autre. En ce qui concerne la mise en œuvre des dispositifs, celle-ci présente néanmoins un certain nombre de points communs étant donné que les deux dispositifs sont cadrés par les mêmes directives de la ligne Equal. Les deux « kits » ont été inaugurés lors de conférences de lancement. Concernant la conférence de lancement de Watching the Media, elle s’est déroulée le 1er et le 2 juillet 2004 à Bruxelles124. Je n’ai pas assisté à cette conférence mais un enregistrement intégral ainsi qu’une synthèse écrite m’ont été donnés par le coordinateur du programme. Quant au Diversity toolkit, j’ai assisté, le 22 et le 23 novembre 2007 à la conférence « Migration/Intégration : rôle majeur pour les médias et défi pour les audiovisuels publics en Europe »125 au sein de laquelle il a été présenté pour la première fois. Contrairement aux « Journées européennes de découverte de Watching the Media », qui étaient exclusivement consacrées au programme, le Diversity toolkit a été présenté lors d’une table ronde au sein d’un événement plus large de rencontre des télévisions d’Europe organisé à l’UNESCO par France Télévisions. Les deux observations centrales dans le travail de thèse sont deux journées de formation consacrées aux kits. La journée de formation à Watching the Media était organisée par la Maison des associations de Roubaix le 26 septembre 2007126. Ce groupement d’associations membres du réseau ESAN proposait une journée de présentation et de mise en pratique de l’objet à destination de différents professionnels de l’insertion, de l’éducation aux médias, de l’animation jeunesse, principalement dans le secteur associatif. La journée de formation au Diversity toolkit s’est déroulée au siège de l’UER à 123 Les différents entretiens menés sont retranscris en annexe II/A. 124 « Journées européennes de découverte de Watching the Media », organisées par ESAN, Bruxelles, 1er et 2 juillet 2004, cf. compte-rendu en annexe I/A.4. 125 « Migration/ Intégration : rôle majeur pour les médias et défi pour les audiovisuels publics en Europe », UNESCO, 22 et 23 novembre 2007, cf. compte-rendu en annexe I/B.4 126 « Lutter contre les discriminations avec des outils pédagogiques. L'exemple de l'éducation aux médias », maison des associations de Roubaix le 26 septembre 2007, cf. compte-rendu de l’observation participante en annexe I/A.5. 64 dispositifs. Ces entretiens semi-directifs ont été réalisés soit par téléphone, soit lors des journées de formateurs, soit sur rendez-vous. Il conviendra alors de prendre en compte les situations d’entretiens dans l’analyse de ceux-ci. D’autre part, des observations complémentaires ainsi que des entretiens avec des acteurs impliqués dans diverses initiatives de promotion de « la diversité » dans les médias apporteront des points de comparaison ponctuels. Il s’agit, notamment, d’une série d’observation de conférences sur le « dialogue interculturel » en Europe129, « la diversité » dans les médias130 ou encore sur l’éducation aux médias et « la lutte contre les discriminations »131. Ces ouvertures permettront de voir quels sont les enjeux, les arguments partagés par les dispositifs et les acteurs qui promeuvent « la diversité » dans les médias, elles permettront également de mieux pointer les spécificités des deux dispositifs étudiés. 4/ Conclusions sur la construction de l’objet de recherche Ainsi, la définition de l’approche empirique invite à expliciter plus précisément ce qu’est un dispositif. Dans cette thèse, le dispositif est donc envisagé comme un composite de discours, d’objets, de situations. Les médiations sont, quant à elles, ce qui permet de penser les articulations, les dynamiques, centrales dans le cadre d’une approche communicationnelle. Or, cette mise au jour est nécessairement lacunaire. A ce propos, Yves Jeanneret explique que : « la problématisation des processus de mise en trivialité des êtres culturels demande de relâcher la discipline du circonscrit. Il n’est pas possible de rendre compte de façon exhaustive de toutes les médiations qui participent à l’institution du trivial. Il est donc nécessaire d’opérer des découpages dans le flux des composites d’objets, de pratiques et de représentations et d’aborder ces fragments de pratiques avec un certain éclectisme méthodologique, rendu indispensable par l’hétérogénéité des processus et la diversité des enjeux. En d’autres termes, l’une des conditions épistémologiques majeures d’une analyse du trivial est de comprendre que cette dimension de la culture n’est jamais saisie que de façon lacunaire. Mais le fait de viser des processus de 129 « Colloque de clôture de l'année européenne du dialogue interculturel », Paris, Centre Pompidou, les 17, 18 et 19 novembre 2008. cf. compte-rendu en annexe III/A.1 130 « Médias et diversité en Europe, quels rôles, quelles responsabilités ? », Maison de l’Europe, 11 décembre 2008, cf. compte-rendu en annexe III/A.2. 131 « Rencontres européennes des jeunes et de l’image », MGEN, 26 et 27 novembre 2008, cf. compte- rendu en annexe III/A.3. 65 circulation, d’appropriation, d’interprétation et de transformation exige qu’une certaine dynamique d’altération sociale soit observable. Pour cette raison, la constitution de "corpus" homogènes, circonscrits et exhaustifs, qui peut être occasionnellement utilisée, ne constitue pas la méthode de référence pour ces analyses de la médiation »132. Ainsi, l’approche empirique est donc différenciée d’un dispositif à l’autre car il me semblait artificiel de vouloir constituer des corpus homogènes et comparables. Cependant, cela ne signifie par pour autant que les observables ainsi découpés ne soulèvent pas des questions similaires. L’objet de recherche n’est donc pas constitué par les objets concrets comme entités pleines, complètes et figées mais bien à partir de cette construction de multiples observables. Comme le soulignent Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret et Joëlle Le Marec : « Dans le champ d’analyse des médiations, on réaffirme fréquemment et de façon quasi rituelle cette nécessité qu’il y a de prendre en compte la multiplicité des dimensions interreliées. Il n’y a pourtant rien de plus difficile que de mettre en œuvre empiriquement cette exigence, d’une manière qui puisse à la fois structurer et interpréter réellement les relations observées. »133 Cette citation montre bien tout l’enjeu qui consiste à faire tenir ces observables les uns avec les autres. Se pose alors la question de l’articulation de ces composites dans le travail de recherche. Comment appréhender ces deux dispositifs sans tomber dans un comparatisme binaire, sans gommer la spécificité de chacun tout en prenant en compte la place du chercheur, nécessairement différente dans chacun d’entre eux ? 132 JEANNERET (Yves), Penser la trivialité, op. cit., p. 234. 133 SOUCHIER (Emmanuël), JEANNERET (Yves), LE MAREC (Joëlle), Lire, écrire, récrire, op. cit., p. 28. 66 Chapitre 4 : Réflexivité et articulation des composites Avant d’achever ce parcours de problématisation et de présenter la démonstration de la thèse, il faut encore se pencher sur un point qui me semble indispensable dans la démarche de recherche : la place du chercheur dans la recherche elle-même. En effet, il n’est pas question d’essayer de trouver une quelconque extériorité qui me semble inatteignable. Il ne s’agit pas non plus de lister des « biais » présentés comme des obstacles à la compréhension des situations, mais il est essentiel de prendre en compte la place du chercheur au sein de l’objet de recherche. La réflexivité est donc envisagée non pas comme un retour sur expérience mais comme une composante constitutive de la construction de l’objet de recherche. 1/ Quelle place pour la réflexivité ? Comment prendre en compte, au fil du texte, ma propre place au sein de ces approches empiriques, comment ne pas laisser de côté la nécessaire réflexivité qui fait que le vécu, et donc la manière de constituer ces dispositifs en objets de recherche n’est pas la même ? La réflexivité, une partie intégrante de la démarche de recherche Comme l’explique Joëlle Le Marec, prendre en compte la place du chercheur dans la recherche, c’est appréhender les situations de communication créées par la pratique de recherche au sein même de la construction de l’objet 69 conflit pour l’apaiser plutôt que de taire et l’ignorer. L’observation des objets analysés déjà porte ses marques de partialité. L’interprétation par définition est partiale. Le chercheur témoigne de sa vitalité en matière de négociation ! Celle-ci se dit dans l’écriture. Elle est son fondement »137. Cet extrait de l’ouvrage de Frédéric Lambert montre bien en quoi la question de la réflexivité se joue dans l’écriture. Or, cette réflexivité n’est pas uniquement liée à la place du chercheur dans la construction des observables, elle porte plus généralement sur la gestion de la pluralité des discours et des postures au sein de l’écriture de recherche. Ceci est justement la question soulevée par Yves Jeanneret dans son article intitulé : « Une monographie polyphonique. Le texte de recherche comme appréhension active du discours d’autrui ». Dans cet article, il revient notamment aux écrits de Bakhtine et souligne que « toute transmission des discours d’autrui est une évaluation et une reconstruction » 138. Gérer cette polyphonie du travail de recherche, c’est prendre en compte ce que l’on pourrait nommer, en reprenant la notion développée par Emmanuël Souchier, l’énonciation éditoriale du texte de recherche. Gérer cette polyphonie, ce n’est donc pas essayer de la cacher, de la lisser. C’est maintenir cette tension entre unité du texte qui demande cohérence et pluralité de ses composantes. La problématique de cette recherche est donc le fruit de ces diverses composantes exposées au fil de cette partie. Il me semblait donc important d’exposer ces parcours entre objets scientifiques et objets concrets avant de l’expliciter. 2/ Une problématique métamédiatique Ainsi, les kits de formation aux médias analysés dans cette thèse sont des objets éditoriaux et médiatiques qui sont forgés par des conceptions de la communication. En faisant en quelque sorte la promesse d’un apprentissage garanti, ils cristallisent, par là même, des imaginaires sur la trivialité envisagée comme une simple divulgation. Ils proposent également une certaine saisie des 137 LAMBERT (Frédéric), L’écriture en recherche, Parcours SIC Editions, 2008, p. 16. 138 JEANNERET (Yves), « Une monographie polyphonique. Le texte de recherche comme appréhension active du discours d’autrui », Etudes de Communication, n°27, 2004, p. 63. 70 médias, au sens propre comme au sens figuré. Objets de formation aux médias, ils véhiculent des représentations des médias et de ce qu’ils devraient être. La thèse se penchera ainsi sur les représentations de la communication à l’œuvre dans des dispositifs qui visent à transformer les processus de communication. Cette posture métamédiatique se rapproche de celle de la thèse d’Etienne Candel139 qui propose de théoriser les rapports entre conceptions de la communication, dispositifs médiatiques et dispositifs éditoriaux. Il propose la notion de médialité pour penser cette mise en relation : « Penser la médialité, ce sera donc chercher à définir, dans un contexte donné, la valeur et les significations typifiées d’un média, c'est-à-dire à la fois ce qui participe de son imaginaire et ce qui relève de ses mobilisations. La perspective ainsi abordée laisse percevoir que toute pratique médiatique comporte une dimension métamédiatique »140. Envisager les conceptions de la communication à l’œuvre dans ces dispositifs, ce n’est donc pas seulement analyser les discours sur les médias. C’est aussi considérer la médialité de ces kits : leurs configurations, leurs agencements, les différentes saisies dont ils font l’objet sont aussi une manière d’appréhender ces conceptions de la communication. Une fois la problématique de la recherche affinée, il s’agit ensuite de construire un parcours qui ne se limite pas à faire un catalogue de conceptions de la communication et qui maintienne la complexité des composites, tout en les articulant. 3/ Les différents scénarios de démonstration Comment articuler ces composites dans le travail de recherche ? Comment prendre en compte ces deux dispositifs sans tomber dans un comparatisme binaire, sans passer d’une monographie à l’autre ? Ces questions ont été centrales dans l’élaboration du plan de thèse. Différentes modalités d’articulation des composites ont été envisagées avant de dégager la 139 CANDEL (Etienne), « Autoriser une pratique, légitimer une écriture, composer une culture : Les conditions de possibilité d’une critique littéraire participative sur Internet », thèse de doctorat, Université Paris 4 (Celsa), 2007. 140 Ibid., p. 290. 71 structure finale de la thèse. Ce retour rétrospectif permet de retracer le parcours de recherche accompli, il permet également d’expliciter comment et pourquoi certains choix ont été effectués. Se concentrer sur le Diversity Toolkit ? Avant de construire ma première ébauche de plan de thèse, je me suis demandée s’il ne fallait pas concentrer mon analyse sur le Diversity Toolkit. En effet, comme je l’ai montré dans le chapitre précédent, les observables ne sont pas les mêmes d’un dispositif à l’autre. En outre, je voyais comme un déséquilibre gênant le fait d’avoir pu observer, en partie, l’élaboration du Diversity Toolkit et non celle de Watching the Media. Par ailleurs, pour un certain nombre de raisons sur lesquelles je reviendrai, Le Diversity Toolkit bénéficie d’une circulation accrue contrairement à Watching the Media. Enfin, le fait de prendre un programme de formation des journalistes et un programme d’éducation aux médias présentait le risque de ne pas réussir à prendre suffisamment en compte les spécificités des organisations, des enjeux, des acteurs, propres à chacun. Pourquoi alors avoir choisi de garder les deux dispositifs dans le travail de recherche ? Si l’on se détache de l’idéal d’exhaustivité, de complétude de l’objet de recherche, il ne me semble pas que ce décalage perçu soit un biais, puisqu’il n’est pas question de biais mais bien d’une construction complexe dans laquelle la place du chercheur est à questionner. De plus, outre le fait que je trouve l’objet Watching the Media particulièrement intéressant à investir dans une recherche en sciences de l’information et de la communication, il m’a semblé que ces deux dispositifs pouvaient, par des regards croisés, s’éclairer mutuellement. Ils se présentent comme deux réponses complémentaires à la réquisition : former les journalistes pour qu’ils ne produisent plus de stéréotypes, éduquer les publics afin qu’ils puissent s’en distancier. Une fois le choix d’appréhender deux dispositifs effectué comment les articuler dans le travail de recherche ? Suivre les étapes de l’écriture à la lecture des représentations médiatiques ? Dans un premier temps, j’ai pensé que la thèse pourrait suivre la temporalité du processus de communication médiatique. En effet, Le Diversity 74 Ces trois logiques – pragmatique, interprétative et normative – me semblent cristalliser les spécificités de la médiation de savoirs mise en œuvre par ces dispositifs : une médiation de savoirs pratiques destinée à orienter l’interprétation des médias afin de faire évoluer les mentalités. Chaque logique permet d’apporter un regard distinct sur les kits. La première logique les envisage comme des technologies intellectuelles destinées à un usage collectif, la deuxième logique les considère comme des guides d’interprétation des médias. Enfin, la troisième logique permet de les appréhender comme des instituteurs de valeurs qui véhiculent une certaine conception des rapports entre médias et société. Ces logiques sont bien sûr imbriquées et dynamiques et j’émets l’hypothèse que chacune d’entre-elles est structurée par des représentations de la communication. La mise en visibilité et l’articulation de ces trois logiques dans le travail de recherche ne vise pas pour autant à lisser la complexité de ces dispositifs ni à les rendre comparables points par points. Au sein de chaque partie, il s’agira de prendre en compte au moins deux facteurs d’hétérogénéité : les distinctions entre les deux dispositifs mais aussi les disparités, les discontinuités, les métamorphoses au sein d’un même dispositif. Mon plan est donc construit autour de ces trois logiques : les kits sont d’abord envisagés comme des technologies intellectuelles (II), qui proposent des parcours interprétatifs balisés (III) destinés à instituer de nouvelles normes sur la communication médiatique (IV). Ainsi, la partie suivante se penche sur la visée pratique de tels dispositifs. Pour cela, elle analyse les discours d’injonction à l’action mais aussi l’élaboration documentaire, les prétentions communicationnelles des kits. En ressort une conception de la communication comme un processus à optimiser dans une logique de dissémination. 75 PARTIE 2/ Du principe aux pratiques: des kits pour remédier à un problème de société 76 Introduction Les dispositifs étudiés invitent à mettre en œuvre concrètement les principes de « lutte contre les discriminations » puis de « promotion de la diversité » dans la pratique quotidienne des médias. La première logique dégagée est donc pragmatique. L’objectif de cette partie est de se pencher sur les médiations mises en œuvre par les dispositifs pour élaborer, rendre visibles et faire circuler les kits. Elle avance l’idée qu’avant d’être des objets qui tiennent des discours sur les médias, les kits sont des agencements documentaires à visée performative. L’analyse précise de leur configuration matérielle est donc essentielle à prendre en compte si l’on veut saisir comment ces objets visent à agir sur le social par l’intermédiaire de la formation aux médias. Après avoir montré que les dispositifs étudiés se présentent comme des réponses opérationnelles à la réquisition, je me pencherai sur les conceptions de la communication qui président à l’élaboration des kits. En effet, en tant que programmes Equal, ces dispositifs sont empreints d’une conception de la communication comme mutualisation et d’une conception de la circulation sociale des savoirs comme dissémination. Les kits sont alors présentés comme le résultat de cette mutualisation réussie et comme les instruments de cette dissémination. L’objet est donc, en lui-même, un discours sur la communication. Afin de comprendre les spécificités des kits, je me pencherai sur leur configuration matérielle ainsi que sur les discours dont ils font l’objet. Je verrai que l’objet kit exprime par sa réalité matérielle une prétention communicationnelle : celle d’être un adjuvant opératoire et flexible. Objets empreints de conceptions de la communication, les kits sont aussi des supports d’écriture des situations de communication destinés à un usage collectif. J’interrogerai alors les usages des kits au sein des dispositifs ou plutôt la manière dont les dispositifs donnent sens et tentent d’orienter l’usage des kits. Il en ressort la superposition de deux imaginaires antagonistes : celui de la liberté et celui du contrôle. 79 politiques, associatifs, de professionnels des médias autour de la question de « la diversité » dans les médias audiovisuels publics et privés. Les « Rencontres européennes des jeunes et de l’image »146, organisées à Paris à la MGEN147 les 26 et 27 novembre 2008 rassemblaient quant à elles des acteurs européens de l’éducation aux médias autour des thématiques du « dialogue des cultures » et du « respect de la diversité ». Mon accès au contenu de ces manifestations n’a pas été le même. En effet, je solliciterai le colloque « Ecrans pâles » à partir de la retranscription intégrale publiée par la documentation française148 et les « Rencontres européennes de Watching the Media » à partir d’une retranscription des débats qui m’a été donnée par le coordinateur du programme. Les trois autres manifestations ont fait l’objet d’une observation participante. Alors que les deux retranscriptions ne m’ont donné accès qu’au contenu discursif des deux manifestations, l’observation participante m’a permis d’appréhender les trois autres manifestations comme des situations de communication. Or, ce mode d’appréhension me semble plus complet car, comme que le souligne Dominique Maingueneau, « le discours ne doit pas être pensé seulement comme un ensemble de textes, mais comme une pratique discursive »149. Les dénominations de ces événements sont différentes – colloque, conférence, rencontres150 – mais témoignent toutes d’une volonté de mise en partage et de mise en visibilité autour de questions communes. Ces manifestations sont des espaces-temps de production de valeurs, d’élaboration d’un collectif. Elles sont présentées comme des lieux d’échange qui permettent de faire progresser une cause commune. Dans ces cinq manifestations, il ne 146 Les « Rencontres européennes des jeunes et de l’image » étaient organisées dans le cadre du programme « Passeurs d’image ». Ce programme est un dispositif d’éducation aux médias initié en 2005 par le Centre national de la cinématographie (CNC), la Délégation au développement et à l’action internationale (DDAI) (Ministère de la culture et de la communication), la Délégation interministérielle à la ville (DIV) (Ministère du travail, de l’emploi et de la cohésion sociale), le Ministère de la jeunesse et des sports et l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (L'ACSE). 147 La Mutuelle Générale de l’Education Nationale. 148 HCI « Ecrans pâles ? Diversité culturelle et culture commune dans l’audiovisuel », op. cit. 149 MAINGUENEAU (Dominique), Genèses du discours, Pierre Mardaga éditeur, collection Philosophie et langage, 1984, p. 13. 150 Il est d’ailleurs intéressant de noter que les manifestations des acteurs de l’éducation aux médias sont nommées des « rencontres » et que celles des professionnels des médias sont intitulées « colloque » ou « conférence ». D’un côté, l’accent est porté sur les relations interpersonnelles, de l’autre sur une prétention à une certaine scientificité. 80 s’agit pas de polémiquer – même si certains désaccords peuvent ressortir – mais de dégager une vision, une visée commune. « Le débat moral, avec ses inévitables incertitudes, cède alors la place à une mise en scène des valeurs, où les choix individuels du modèle ou de l’anti- modèle traduisent immédiatement la présence d’une nature profonde, bonne ou mauvaise, d’emblée inaccessible à l’ambigüité et au hasard. »151 Comme le signale Sarah Labelle lorsqu’elle analyse des manifestations destinées à promouvoir « la société de l’Information », ces événements « sont des espaces d’accumulation intersémiotique : y circulent des objets et des personnes, s’y échappent des paroles, mais aussi des documents, s’y visualisent des interactions et des formes de représentations »152, « elles sont une construction symbolique qui assure aux acteurs la création d’une situation d’échanges où l’agir est valorisé »153. En cela, ces manifestations participent du genre épidictique. Le discours épidictique est un registre qui fait partie des trois genres de discours : judiciaire, délibératif et épidictique. Le discours épidictique est celui de l’éloge et du blâme, il s’appui sur des distinctions telles que « le bon et le vil », « le beau et le laid », « le moral et l’immoral »154. Chaim Perelman explique : « l’argumentation du discours épidictique se propose d’accroître l’intensité de l’adhésion à certaines valeurs », elle cherche à « créer une communion autour de certaines valeurs reconnues par l’auditoire, en se servant de l’ensemble des moyens dont dispose la rhétorique pour amplifier et valoriser »155. Cette volonté de célébration est particulièrement notable pour le « Diversity show » organisé aux Pays-Bas. En effet, toute une scénographie avait été mise en place pour donner à cette manifestation les allures d’une grande fête collective : des tapis rouges ornaient les couloirs, les lumières de la salle de conférences étaient tamisées, les tables étaient parées de bougies et un grand buffet « multiculturel » attendait les participants lors du déjeuner. Même si la mise en scène des deux autres manifestations observées était beaucoup plus sobre, la volonté de se retrouver autour de valeurs collectives était également très présente dans les discours. 151 DOMINICY (Marc) et FREDERIC (Madeleine) (dir.), La mise en scène des valeurs. La rhétorique de l’éloge et du blâme, Delachaux et Niestlé, 2001, p. 11. 152 LABELLE (Sarah), « La ville inscrite dans "la société de l’information" : formes d’investissement d’un objet symbolique », op. cit., p. 379. 153 Ibid., p. 389. 154 ARISTOTE, La Rhétorique, Livre III, Flamarion, 2007, p. 322. 155 PERELMAN (Chaïm), Le champ de l'argumentation, Editions de l'Université de Bruxelles, p. 67. 81 Ruth Amossy explique que « c’est parce qu’il permet de renforcer l’adhésion aux valeurs qui déterminent des prises de positions, adhésion qui peut sembler acquise mais qui reste toujours précaire, que l’épidictique est essentiel dans la vie de la cité »156. L’auteur avance par ailleurs le caractère fondateur des prémisses et des points d’accord dans l’interaction argumentative. Le point d’accord de toutes ces manifestations se situe dans l’éloge de « la diversité », comme le souligne le message vidéo de José Manuel Barroso157 projeté au début de la conférence de l’Unesco : « s’il y a une cause pour laquelle personne ne peut se dérober, c’est bien la diversité » 158. ou encore l’intervention de Blandine Kriegel159 pour qui : « la diversité est consubstantielle à la France, la diversité est constitutive de notre histoire, le fonds de cette culture française, c’est la diversité ». Un autre point qui rassemble ces acteurs est l’importance du rôle que les médias ont à jouer dans la promotion de « la diversité » : les représentations des médias sont donc le terreau de la construction d’un discours commun. Les médias : poisons ou antidotes ? Dans l’ensemble des manifestations analysées, le rôle des médias dans la société est présenté comme pouvant être soit très positif, soit très négatif. En témoigne le discours de Nicolas Sarkozy lu par Patrick de Carolis au colloque de l’Unesco : « la télévision a un rôle essentiel. Par son impact quotidien elle doit ouvrir un refus des discriminations et l’acceptation de la diversité »160. ou encore, le discours d’un éducateur italien lors des « Rencontres européennes des jeunes et de l’image » : 156 AMOSSY (Ruth), L’argumentation dans le discours, 2ème édition, Armand Colin, Cursus, 2006, p. 14. 157 José Manuel Barroso est président de la Commission européenne depuis janvier 2004. 158 José Manuel Barroso, « Migration/ Intégration : rôle majeur pour les médias et défi pour les audiovisuels publics en Europe », UNESCO, 22 et 23 novembre 2007. Cf. annexe I/B.4. 159 Blandine Kriegel était à cette période présidente du Haut Conseil à l’intégration. 160 Discours de Nicolas Sarkozy lu par Patrick de Carolis, « Migration/ Intégration : rôle majeur pour les médias et défi pour les audiovisuels publics en Europe », UNESCO, 22 et 23 novembre 2007. Cf. annexe I/B.4. 84 « la question de savoir si les médias modulent les pensées des hommes et leurs représentations de la vie ne fait donc, malheureusement, pas de doute dans sa réponse » 168. Le « malheureusement » reflète une défiance de l’auteur vis-à-vis des médias et l’emploi de l’expression « modulent les pensées » témoigne d’une certaine conception de la communication médiatique proche de la manipulation. Louis Porcher s’inscrit alors pleinement dans les théories des effets. Ces théories sont, comme le souligne Yves Chevalier, « paradoxalement, […] des théories du message »169. Elles ne pensent effectivement pas l’interprétation puisqu’elles considèrent que le message produit en lui-même tel ou tel effet. Plus complexe est l’approche de Frédéric Lambert qui nous invite à réfléchir sur les différentes « positions de l’éducation aux médias »170, positions qui sous-tendent différentes manières d’envisager la communication médiatique. Pour l’auteur, l’éducation aux médias peut solliciter des approches variées issues des sciences de l’information et de la communication, des sciences de l’éducation, de la sémiotique, de la sociologie, de l’histoire. Or, l’auteur souligne que ces choix ne produisent ni les mêmes méthodes, ni les mêmes regards. L’approche de Frédéric Lambert n’est donc ni défiante ni normative, elle est compréhensive et en ce qu’elle analyse la pluralité des enjeux et des manières d’envisager « l’éducation aux médias ». Une des questions centrales soulevées par ces dispositifs est donc celle des relations entre médias et société. Cette relation est principalement formulée en termes d’effets, d’influence, d’impact. Ces termes nous renvoient à une conception de la communication assez linéaire et mécanique, même si certains discours pondèrent cette influence que les médias auraient sur le social. Je le soulignais dans la première partie de ce travail : cette question est centrale dans les travaux de sociologie des médias. Comme l’explique Eric Maigret171, ceux-ci se sont peu à peu, pour la plupart, détachés du modèle de l’influence, sortis de l’alternative binaire entre ce que les médias font aux individus et ce que les individus font aux médias, pour penser la complexité des relations entre les médias et leurs publics. 168 Ibid., p. 59. 169 CHEVALIER (Yves), L’« expert » à la télévision. Traditions électives et légitimité médiatique, CNRS Editions, 1999, p.5. 170 LAMBERT (Frédéric) « Positions pour des éducations aux médias. », Educations n°14, 1998, p. 45- 49. 171 MAIGRET (Eric), Sociologie de la communication et des médias, 2ème édition, Armand Colin, 2007, p. 71. 85 Rémy Rieffel conclut d’ailleurs son ouvrage en soulignant qu’il : « faut désormais se faire à l’idée que la sociologie des médias n’apporte pas de réponse définitive aux problèmes soulevés parce que le comportement des hommes et le poids de la société sont en interaction continuelle »172. Cette question n’est pas uniquement travaillée par la sociologie des médias. L’ouvrage de Louis Quéré, Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne173 l’illustre bien. L’auteur critique le paradigme behavioriste – fonctionnaliste qui réduit le questionnement des rapports entre médias et société à celui des effets. Selon l’auteur, « la problématique de l’influence demeure le prisme privilégié à travers lequel on évalue l’opérativité sociale des médias. [Or], focalisée sur les processus d’influence, c’est-à-dire sur la capacité d’un message de modifier le comportement d’autrui dans le sens d’une conformité, une telle approche est incapable de rendre compte de la portée du travail des media dans la généralité du social »174. L’ouvrage de Louis Quéré ne prétend pas élaborer une nouvelle théorie explicative sur les rapports entre médias et sociétés mais il souligne toute la complexité de la question de l’opérativité sociale des médias. Pour l’auteur, la simple description des appareillages formels ne suffit pas à envisager les rapports entre médias et sociétés car ceux-ci « relèvent d’abord d’un dispositif historico-culturel de symbolisation ou d’objectivation sociale »175. L’opérativité des médias est alors de l’ordre du symbolique et non du mécanique. Il y aurait, bien sûr, beaucoup plus à dire sur cette question que cette thèse ne saurait épuiser. Néanmoins, je reviendrai à plusieurs reprises sur certains points cristallisés par les discours sur « la diversité » dans les médias, notamment dans un chapitre qui sera consacré à la question de l’impensé du sémiotique dans les approches qui se revendiquent des « médiacultures ». Pour l’instant, je me contenterai de souligner que ces manifestations posent en des termes très divers, la question de l’opérativité symbolique des médias. Ainsi, tous les acteurs des manifestations étudiées s’accordent sur le fait que les médias ont un rôle important à jouer car leurs effets sociaux sont considérés comme significatifs. Or, ces discours s’accordent tous à dire que les médias ne remplissent pas ce rôle. La médiatisation des événements dans les 172 RIEFFEL (Rémy), Sociologie des médias, Collection Infocom, 2001, p. 165. 173 QUERE (Louis), Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, édition Aubier Montaigne, 1982. 174 Ibid., p. 24. 175 Ibid., p. 157. 86 banlieues françaises en 2005 apparaît, à cet égard, comme une preuve de ce malaise. Ainsi, pour Rachid Arhab, « en 1999, le CSA soulignait la trop faible représentation de la diversité dans les médias. (…) Après la révolte des banlieues, on a vu à quel point l’audiovisuel avait un rôle à jouer dans la cohésion sociale »176. Cette référence aux événements dans les banlieues françaises se retrouve d’ailleurs dans le préambule du Diversity Toolkit : « Les événements tels que les émeutes qui ont éclaté dans les banlieues françaises, la querelle des caricatures danoises et les attaques terroristes lancées dans plusieurs pays européens nous montrent clairement que l’intégration, l’égalité des droits et l’instauration d’un dialogue pacifique entre les cultures ne se font pas automatiquement. Nous devons tous promouvoir activement le dialogue et l’acceptation mutuelle. Les médias, et en particulier les diffuseurs de service public, ont un rôle vraiment important à jouer. »177 Toutes ces manifestations pointent ce problème que ces événements sont censés incarner. Pour Dominique Baudis, président du CSA au moment du colloque « Ecrans pâles » en 2004 : « l’écart est encore trop grand entre la réalité de notre société dans sa diversité et sa représentation à l’antenne »178. Pour Etienne Mougeotte, vice-président et directeur général de l’antenne de TF1, « ce sujet est, je le pense profondément, un des très grands sujets de la France pour les trente ans qui viennent. Si on ne résout pas ce problème d’une juste représentation de la société française à la télévision, on contribuera à aggraver des situations qui sont déjà très difficiles »179. Les discours incitent à réagir vite : - « Je rejoins mes confrères sur l’importance de mettre en place des actions. Nous sommes dans un état d’urgence, les choses sont graves »180. - « il y a bien un état d’urgence, on va vers un malaise grandissant. L’impact des médias dans la société est énorme »181. 176 Rachid Arhab, « Migration/Intégration : rôle majeur pour les médias et défi pour les audiovisuels publics en Europe », UNESCO, 22 et 23 novembre 2007. Cf. annexe I/B.4. 177 Préambule du Diversity toolkit, citation de Fritz Pleiten, président de l’UER. 178 Dominique Baudis était en 2004 président du CSA, « Ecrans pâles ? Diversité culturelle et culture commune dans l’audiovisuel », op. cit., p. 21. 179 Etienne Mougeotte était en 2004 directeur d’antenne de TF1, Ibid., p. 26. 180 Hervé Brusini, directeur délégué à l’information (France 3) et professeur associé à Sciences Pô, « Migration/Intégration : rôle majeur pour les médias et défi pour les audiovisuels publics en Europe », UNESCO, 22 et 23 novembre 2007. Cf. annexe I/B.4. 89 Regard critique des publics La posture défendue par Watching the Media part du constat que les médias véhiculent des « stéréotypes » qui peuvent alimenter des « discriminations ». L’enjeu est alors d’apprendre aux publics à se distancier des médias pour les amener à une lecture critique. Cette articulation entre éducation aux médias et « lutte contre les discriminations » est beaucoup moins institutionnalisée que celle entre « la lutte contre les discriminations » et l’éthique des médias. Néanmoins, la non-discrimination est devenue un enjeu éducatif légitimé par les institutions publiques comme en témoigne l’étude commandée par la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et de promotion de l’Egalité (HALDE) sur la « place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires »191. Les grands médias sont envisagés comme ayant une influence non négligeable sur les jeunes et pouvant être à l’origine de discriminations. Geneviève Jacquinot-Delaunay explique : « les relations entre l’éducation et les médias sont aussi anciennes que les médias eux-mêmes – qu’il s’agisse de s’inquiéter de leur influence néfaste, d’y investir les plus grandes utopies de démocratisation ou, plus rarement, d’en faire l’occasion de pratiques pédagogiques constructives -, mais il faut attendre les années 1960 pour voir commencer à s’expliciter, toujours dans les aires limitées, quelques-unes des problématiques issues de leurs rencontres »192. L’éducation aux médias, de manière générale, vise à susciter un regard critique sur des contenus médiatiques193. Il s’agit d’apporter des éclairages sur des objets de notre quotidien : journaux, émissions télévisées, films, sites Internet etc. Dans Watching the Media, l’éducation aux médias est mise au service de la lutte contre les discriminations. Elle s’inscrit pleinement dans une éducation citoyenne témoignant du « refus de l’opinion courante, des maîtres à penser, la recherche d’une attitude critique, d’une rupture critique »194. Dès le début du classeur de Watching the Media, l’objectif est clair : 191 TISSERANT (Pascal) et WAGNER (Anne-Lorraine), (dir.) « Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires. » Université Paul Verlaine, Metz, Rapport réalisé pour le compte de la HALDE, 2008 192 JACQUINOT-DELAUNAY (Geneviève), « Education et Communication à l’épreuve des médias », Hermès n°48, 2007, p. 172. 193 Selon le ministère de l’Education nationale français, l’éducation aux médias permettrait aux élèves de « prendre conscience de la place et de l’influence des médias dans la société », brochure Eduquer aux médias, ça s’apprend, CNDP, CLEMI, septembre 2006. 194 GONNET (Jacques), « Education aux médias : modes et permanences », op. cit., 1997. 90 « il s’agit donc pour eux de découvrir que la réalité est souvent plus complexe qu’elle n’est présentée, pour leur permettre de dépasser les discriminations d’ordre culturel. En montrant comment lutter contre les discriminations envers les Arabes et/ou musulmans, on montre aussi comment lutter contre toute forme de discrimination ». Un certain nombre de programmes d’éducation aux médias visent à apprendre aux jeunes publics à déconstruire les stéréotypes. Mais, le programme Watching the Media va plus loin en affichant l’objectif de « lutter contre les discriminations ». Ainsi, il ne s’agit pas uniquement de changer les représentations, il s’agit de modifier les comportements. L’hypothèse de départ de Watching the Media est donc que le changement de regard sur les médias peut faire évoluer les mentalités et les comportements sociaux. Chas Critcher195 aux « Journées européennes de découverte de Watching the Media » explicite bien cela : « pour faire évoluer les comportements discriminatoires, il nous faut nous attaquer à la crainte qui les nourrit. Pour le moment, les médias semblent faire plus pour « nous » faire peur que pour nous amener à « les » accepter. Au contraire, l’outil cherche à démystifier « l’autre » et à mettre l’accent sur ce que « nous » en tant qu’humains avons en commun plutôt que sur ce qui nous divise. Les médias sont très puissants et il est difficile de leur résister ou de les réformer. Ce qui est possible par contre est d’éduquer, particulièrement les jeunes, sur la manière dont les médias représentent notre monde et de leur montrer qu’il existe d’autres formes de représentations. C’est ce que l’outil cherche à faire et c’est ce pourquoi il débute, comme il se doit, par les questions de représentation et d’identité »196. Cette citation montre que la mission assignée au kit est effectivement de remédier à un problème, de pallier à un manque, de restaurer un équilibre. Le renforcement de l’éthique des médias par la formation des journalistes et celui de l’esprit critique des jeunes publics par l’éducation aux médias sont ainsi présentés comme deux solutions au problème social des discriminations. Or, pour certains, ces deux optiques mériteraient d’être articulées car elles sont complémentaires. Une nécessaire articulation ? A bien des égards, l’institution d’une nouvelle éthique des médias et l’éducation citoyenne des publics sont présentés comme complémentaires pour 195 Professeur à la Sheffield Hallam University, Royaume-Uni. 196 Chas Christer, « Journées européennes de découverte de Watching the Media », organisées par ESAN, Bruxelles, 1er et 2 juillet 2004, cf. compte-rendu en annexe I/A.4. 91 « lutter contre les discriminations ». A la fin de son article intitulé « La médiatisation des violences juvéniles et leur ethnicisation. De la stigmatisation à l’éthique de responsabilité », Manuel Boucher conclut qu’il faut : « briser le cercle vicieux de la médiatisation des représentations négatives des jeunes des quartiers populaires suscitant des sentiments d’injustices et des réactions violentes de contre-stigmatisation nécessite de combiner, du côté des journalistes, un réengagement politique, éthique et déontologique et du côté des récepteurs, un travail de réflexion analytique permanent sur la production médiatique et journalistique »197. Dans la même perspective, on peut lire dans le dossier intitulé « Les Médias et la diversité » de la newsletter n°3 de la ligne Equal198: « les médias ont un impact énorme sur la société. Ils peuvent servir à renforcer la culture majoritaire et perpétuer ainsi les stéréotypes et les préjugés. Mais ils peuvent aussi se faire les défenseurs du pluralisme et de la diversité. Les efforts de lutte contre les discriminations doivent tenir compte de ces deux visages contradictoires des médias. D’une part, il est important d’améliorer la sensibilité des professionnels des médias par rapport aux questions de diversité. D’autre part, les médias doivent aussi être utilisés pour transmettre les valeurs de la diversité […]. Il faut également sensibiliser le grand public pour l’aider à mieux comprendre et à décoder les messages communiqués par les médias »199. On retrouve le topos précédemment évoqué : les médias peuvent être la meilleure et la pire des choses, un instrument idéal d’un mieux vivre ensemble ou un vecteur de discriminations. Afin de les tirer vers le pôle positif, l’éducation des publics et la sensibilisation des journalistes sont présentées comme deux modes d’action complémentaires. Mais ces discours peinent à s’émanciper du modèle émetteur-récepteur, comme en témoigne l’usage du verbe « décoder »200. Comme je le verrai plus loin, les deux dispositifs étudiés sont également empreints d’une certaine vision linéaire de la communication médiatique. A ce stade, je me contenterai de souligner que ces deux dispositifs apparaissent comme des réponses complémentaires à une même réquisition : celle d’agir, de 197 BOUCHER (Manuel) : « la médiatisation des violences juvéniles et leur ethnicisation. De la stigmatisation à l’éthique de responsabilité. » Dans RIGONI (Isabelle) (dir.), op. cit., p. 172. 198 C’est d’ailleurs grâce cette newsletter d’Equal que j’ai pris connaissance de l’existence de Watching the Media. 199 EQUAL, Egalité des droits en pratique n°3, revue d’information du programme de lutte contre les discriminations, printemps 2005, p. 9. 200 La 3ème partie de ce travail se penchera plus précisément sur les imaginaires du « décodage » et du « décryptage ». 94 L’introduction du Diversity Toolkit souligne ensuite le fait que l’accomplissement de cette mission se heurte à des obstacles : « Cependant, l’expérience montre que les émissions renforcent trop souvent les préjugés et reproduisent les malentendus sur les minorités. En tant que réalisateurs et journalistes, nous devons sensibiliser le public aux effets des attitudes inconscientes et du manque d’informations concernant certaines sections de la société. » L’application des principes dans la pratique pose donc problème, un problème auquel le kit se propose de remédier : « La difficulté consiste cependant à traduire ces bonnes paroles en actions concrètes. Nous espérons que ce guide y contribuera. » Cette mise en pratique est également l’objectif de Watching the Media, comme le souligne Dominique Picout, l’un des concepteurs du kit : « Je pense qu’il y a un vrai intérêt pour ce genre de thématiques. Mais, il faut savoir apporter des solutions pragmatiques. Il n’y a pas d’autre outil qui fonctionne comme le nôtre. Il y a bien sûr des classeurs sur la lutte contre les discriminations, d’autres sur l’éducation aux médias, mais nous sommes les seuls à articuler les deux »208. Cette visée pragmatique m’amène à apparenter ces kits à des manuels de casuistique morale et religieuse. Ces manuels sont élaborés afin de servir de guides d’action. Il s’agit d’aménager les voies d’application du principe, « rendre la règle applicable malgré les contraintes de l’occasion »209. Les cas qui y sont traités servent alors d’exemples qu’il convient d’imiter dans des cas similaires. « La méthode casuistique consiste à résoudre les problèmes posés par l’action concrète au moyen de principes généraux et de l’étude des cas similaires. Deux principes la fondent : validité des lois générales comme normes de l’action particulière ; similitude de certaines actions humaines qui permet de transposer les lois de l’agir de l’une à l’autre. »210 La casuistique établit ainsi, à partir de l’analyse d’une action concrète ou de certains cas types, les normes que l’agir humain devra suivre dans des situations semblables. Nous passons du particulier au général, le cas devenant un principe d’action généralisable. Il s’opère ainsi une dialectique entre l’empirique et le normatif puisque l’empirique est évalué à l’aune du normatif pour devenir à son tour une norme pour l’agir quotidien. 208 Entretien avec Dominique Picout, cf. annexe II/A.3. 209 CARIOU (Pascal), Pascal et la casuistique, PUF, Questions, Paris, 1993, p. 45. 210 Encyclopaedia Universalis, vol.3, 1968, p. 1105. 95 Casuistique et institution de pratiques quotidiennes La question de la pratique quotidienne est centrale dans ces kits. Par exemple, dans la fiche 6 « Recommandations » de Watching the Media il est écrit dans la rubrique intitulée : « Banal, vous avez dit banal ? » : « Dans le domaine de l’éducation aux médias, dans le domaine de la lutte contre la discrimination, il peut être tentant de travailler sur des cas ou des événements très connus ou très repérés. Le maître du jeu pourrait donc avoir envie de s’intéresser à des événements très connus ou très repérés (ce qui concerne par exemple le 11 septembre 2001, l’intervention américaine en Irak…). Nous faisons l’hypothèse que l’essentiel n’est peut-être pas là, que l’impact de ces grands moments est peut-être moindre que l’impact de ce qui se joue quotidiennement dans les images auxquelles on n’attache que d’importance, dans les discours « habituels », dans ce à quoi on prête peu d’attention (les seconds rôles des séries télévisées, les images des magazines, les affiches publicitaires, les propos tenus sur lignes ouvertes des radios…). » Le Diversity Toolkit insiste également à plusieurs reprises sur le fait que « la diversité » doit devenir une visée pour toutes les pratiques quotidiennes des journalistes et plus largement pour l’ensemble du fonctionnement des organisations médiatiques211. La casuistique catholique vise à prendre en compte les questions que se posent les fidèles dans l’application quotidienne des principes de la religion. Elle doit répondre à des attentes. Pour Pierre Hurtubise, « manifestement, auteurs et éditeurs avaient à cœur et savaient qu’il était de leur intérêt de varier leurs produits en fonction des attentes et des besoins de leurs diverses catégories de lecteurs »212. Ce souci d’adaptation aux besoins des fidèles s’est notamment traduit par la publication de manuels et recueils de casuistique en langues vernaculaires, alors que la plupart des écrits de l’Eglise étaient encore en latin. Ainsi, cette « étoprudence »213 ou « jurisprudence spirituelle »214 peut permettre d’éclairer la visée des deux dispositifs : inscrire « la lutte contre les discriminations » et la « promotion de la diversité » dans la pratique quotidienne des journalistes et des publics. 211 Cette question sera principalement traitée dans la 4ème partie de la thèse. 212 HURTUBISE (Pierre), op. cit., p. 40. 213 HURTUBISE (Pierre), op. cit., p. 243 214 Ibid., p. 278. 96 Avant de se pencher sur le contenu des savoirs pratiques délivrés par ces dispositifs et les usages de ceux-ci lors des formations, il convient de se pencher sur leurs modalités d’élaboration. Car, avant d’être des guides d’action, ces dispositifs sont des expériences de mise en pratique. Il s’agit alors de se pencher sur les médiations institutionnelles et sociales à l’origine de leur élaboration car ces médiations sont empreintes de certaines conceptions de la communication : la mutualisation et la dissémination.
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