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Verlaine66PS.pdf, Schémas de Poésie

d'introduire à l'analyse de la versification de Verlaine, que de faire progresser la recherche en me ... une intention ; ainsi, dans “ Après trois ans ” (p.

Typologie: Schémas

2021/2022

Téléchargé le 03/08/2022

Clemence
Clemence 🇫🇷

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Télécharge Verlaine66PS.pdf et plus Schémas au format PDF de Poésie sur Docsity uniquement! 1 Benoît de Cornulier, Laboratoire de Linguistique de Nantes Version, légèrement retouchée en octobre 2013 puis à peine en 2021, d’un article publié dans Lectures de Verlaine Poèmes saturniens, Fêtes galantes, Romances sans paroles, éd. par Steve Murphy, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 55-72. Sur la métrique de Verlaine dans les Poèmes saturniens Quoique Verlaine1 ait pu paraître dès ses premiers recueils comme un versificateur bizarre, on peut rétrospectivement l’y reconnaître comme un poète métrique dont les particularités ressortent sur un fond de forte régularité. A propos des Poèmes saturniens, une vue d'ensemble d'aspects fondamentaux de cette régularité sera proposée ci-dessous, puis seront mentionnées quelques particularités de cette versification. Langue des vers et graphie Quand le jeune écrivain publie les Poèmes saturniens vers la fin du Second Empire, la poésie métrique domine sans partage et s'annonce comme telle dès qu'on ouvre l'ouvrage, ce que fait apercevoir d'emblée la disposition graphique en alinéas métriques (vers) et le cas échéant paragraphes métriques (stances, comme on disait alors). Si on traite2 ces vers phoniquement et syllabiquement en conformité avec les règles de la poésie littéraire traditionnelle (tenant compte de la langue des vers et des conventions d'interprétation de la graphie), comme pouvait le faire spontanément un lecteur du Second Empire, on constate qu'ils sont tous (sans exception certaine) conformes à ce qu'on peut appeler le répertoire des mètres littéraires. Leur nombre anatonique3 est 12, 10, ou inférieur à 9. Une longueur supérieure à 8 ou 9 n'étant pas sensible4 (donc pas potentiellement rythmique), les vers de longueur supérieure présentent des régularités qui permettent de penser qu'ils se prêtaient (toujours ou 1 Mon propos dans cet article est plutôt, à l’occasion d’un programme du concours d’agrégation, d'introduire à l'analyse de la versification de Verlaine, que de faire progresser la recherche en me souciant à chaque fois de préciser les analyses les devanciers dont je peux m'inspirer même inconsciemment. Je m'en excuse d'avance auprès de ceux dont j'emprunterais (ou contredirais) les idées sans m'en apercevoir. – Pour l'analyse strophique, je me suis largement servi de la thèse de Jean-Louis Aroui et de son répertoire des strophes de Verlaine, tout en m'en démarquant à l'occasion. 2 Il s'agira ici essentiellement du traitement rythmique mental, lequel est assez largement indépendant de la prononciation. Les analyses proposées ci-dessous ne concernent donc pas directement les dictions envisageables, que ce soit du temps de Verlaine ou du nôtre. 3 Nombres de voyelles de la partie anatonique du vers, laquelle comprend la dernière voyelle masculine du vers avec tout ce qui précède. Pour une définition de la notion de voyelle féminine ou masculine, voir Cornulier 1995 ou Gouvard 1999 ; disons simplement que la notion de voyelle féminine correspond à peu près à celle de voyelle grammaticalement posttonique, en rappelant qu'une voyelle instable (e caduc) peut seule être masculine ou féminine selon sa position, alors qu'une autre voyelle (stable) est nécessairement masculine. – Rappelons (malgré les affirmations aberrantes de certains traités) qu'un alexandrin féminin de rythme 6-6 a une longueur anatonique totale de 12 (somme arithmétique sans valeur rythmique) et une longueur totale de 13 si on tient compte de sa posttonique. 4 En disant qu’une longueur inférieure à 9 est sensible, je veux seulement dire qu’elle procure une impression spécifique (ce n’est pas un nombre qui est reconnu); “ compter sur les doigts ” pour identifier conceptuellement cette longueur n’est pas plus être sensible à cette impression que mesurer une longueur un fréquence d’onde n’est sentir un ton musical ou une couleur. 2 presque - on en reparlera) dans l'esprit de leur auteur à une interprétation rythmique 6-6, 4-6 ou 5-5, mètres littérairement bien attestés, même si le dernier était relativement marginal en littérature. La conformité à la langue des vers et aux conventions d'interprétation phonique de leur forme graphique est (je crois) sans faille dans les Poèmes saturniens. Par exemple, il n'y a pas d'hiatus qui ne réponde à une tolérance pratiquée (licence poétique), voire à une intention ; ainsi, dans “ Après trois ans ” (p. 40) à l'intérieur du vers “ Chaque alouette qui va et vient m'est connue ”, la voyelle finale de “ va ” est normalement sujette à une règle d’élision métrique devant la voyelle [e] du mot suivant (“ et ”) ; mais, grammaticalement, on ne peut imaginer de l'élider, et en même temps elle est nécessaire au rythme 6-6. Pour un connaisseur, il pouvait être clair que le poète s'autorisait cet hiatus parce que “ va et vient ”, sans reprise du sujet devant le second verbe, peut ressembler à un mot composé (l'hiatus n'étant pas exclu à l'intérieur des mots) ; des traités de l'époque donnaient des exemples de telles licences poétiques dans le style familier ; or celle-ci, justement, pouvait contribuer à donner au vers une allure qui convergeait avec le rejet et le contre-rejet et pouvait convenir à la familiarité et vivacité de la chose exprimée. A la rime, les conventions graphiques sont même observées d'une manière particulièrement scrupuleuse, et on ne trouve guère de ces approximations graphiques du genre “ -or ” = “ -ort ” ou “ -an ” = “ anc ” qu'on rencontre bien plus fréquemment dans les vers (même sérieux) de Hugo ou de certains parnassiens. On peut donc à tous ces égards parler d'une versification impeccable. Non seulement, dans les Poèmes saturniens, les vers admettaient une interprétation métrique littéraire régulière, mais ils formaient des suites de vers régulières par la disposition des mètres. Ils peuvent former une suite périodique simple, comme la “ Chanson des ingénues ” (p. 63) dont tous les vers ont une longueur anatonique, donc un mètre 7 ; on parle alors de suite monométrique; et on peut appeler polymétriques les suites présentant au moins deux mètres distincts (plus précisément bimétriques dans le cas de deux). Pour décrire les suites polymétriques, il faut passer par l'analyse des superstructures. Parlons d'abord ce qu'il y a de plus classique dans ce domaine. Superstructures classiques Saturation et deux couleurs D'abord, en se contentant d'une approche superficielle, on peut constater que tous les vers – sans la moindre exception – sont porteurs d'une rime finale, au moins en ce sens que chacun s'apparente à au moins un autre (proche) par une équivalence de forme catatonique5 : chaque poème est ainsi rimiquement saturé au niveau des vers. Cette observation est bien loin de rendre compte de la régularité du corpus, et on peut déjà la préciser un peu en observant – d'une manière encore superficielle – que le recueil est entièrement conforme à la Règle des deux couleurs : entre deux vers rimant entre eux, disons en a (couleur a), comme a1 et a2 dans une suite a1 … a2, peuvent intervenir des vers d'une autre couleur comme dans a1 b b b a2 (trois vers rimant en b entre deux vers rimant en a), mais pas plus, ce qui exclut, par exemple, une strophe (abc abc) où chaque vers serait séparé de son semblable rimique par deux couleurs rimiques différentes (ainsi a1 b c a2 est une suite tricolore, non classique). 5 J'appelle forme catatonique d'un vers la partie de ce vers constituée par sa dernière voyelle masculine avec tout ce qui éventuellement la suit. La rime repose sur une équivalence de forme catatonique. 5 Le 6+6 Prenons donc comme première hypothèse de travail que tous les 12-voyelles (12v) – vers de longueur anatonique totale 12 – sont des alexandrins de mètre classique 6-6 (lire six-six; j’écrirai parfois simplement “66” par commodité) ; que, de plus, ils sont rigoureusement sujets à une contrainte d'autonomie rythmique de leur second hémistiche, lequel doit posséder en lui-même les 6 voyelles (anatoniques) de sa mesure ; cette contrainte classique exclut un vers tel que “ Grêle dans l'odeur fade – de ces résédas ” (vers déformé ici pour le contre-exemple) où le premier hémistiche, h1, aurait un rythme anatonique de 6 (à ne pas confondre avec sa longueur totale 7), mais où le second, h2, ne sonnerait 6 que dans un traitement rythmique continu, grâce au renfort contextuel de la voyelle féminine terminale de h1. Ce phénomène de récupération rythmique, banal en soi, était encore quasi inenvisageable dans le mètre 66, ce que je signalerai ici au moyen du signe “ + ” : soit le mètre classique 6+6 à hémistiches rythmiquement autonomes. Cette hypothèse explique déjà que dans aucun 12v des Poèmes saturniens on ne trouve d'e féminin 6e (qui empêcherait la mesure 6 pour h1) ou 7e (qui rendrait h2 rythmiquement dépendant). Prenons même une hypothèse de travail plus générale : que dans tous les poèmes du recueil les vers ont un mètre classique, régulier en son contexte (périodicité), mesure simple comme 4 ou 8 pour les vers de longueur anatonique inférieure à 9, mètre composé de type m+n (où “m” et “n”, variables, peuvent représenter des longueurs autres que 6), soit 4+6, soit 5+5, soit 6+6, pour les longueurs supérieures attestées. Il va de soi que les mètres 4+6 et 5+5 n'ont rien à voir et ne se mélangent pas indifféremment malgré leur communauté de longueur arithmétique totale. Pour les 12v, l'hypothèse 6+6 sans exception paraît plausible. Pour un vers tel que “ De mes ennuis, de mes dégoûts, de mes détresses! ” (concluant la paire de quatrains de “ Vœu ” (p. 41)) ou “ De la douceur, de la douceur, de la douceur! ” (“ Lassitude ” (p. 42)), elle implique que la pression métrique (culturelle) était telle à l'époque que malgré le martèlement rhétorique d'un rythme 444, un lettré pouvait ressentir encore le mètre 6+6, suspendant à la césure, après l'article (proclitique), le mot “ dégoûts ” ou “ douceur ”. Chercher aujourd'hui à ressentir cet effet peut suggérer d'imaginer un accent d'insistance portant sur l'attaque consonantique de ces mots, même si la chose peut paraître d'abord curieuse quand il s'agit de “ douceur ” (mais c'est une douceur réclamée avec impatience et autorité). Il ne s'agit pas ici de nier un rythme (444) au profit d'un autre (66). Vraisemblablement, la force de la tradition métrique et la force rhétorique imposaient une ambivalence (double valeur) rythmique, le 444 se superposant au 66 syntaxiquement entravé. Verlaine était alors un de ceux qui suivaient l'exemple, surtout, des audaces métriques de Baudelaire (“ A la très belle, à la très bonne, à la très chère ”). Enfilades de discordances Une originalité de Verlaine dans les Poèmes saturniens est de multiplier, et parfois d'enchaîner, les cas de discordance. Par exemple, sur les quatorze alexandrins du sonnet “ A une femme ”10 (p. 44), cinq, dont le premier, placent un proclitique ou une préposition monovocalique à la césure ; deux autres y placent le mot “ comme ” ou “ après ” ; plusieurs autres présentent un rejet après la césure, dont plausiblement le dernier (car c'est sans doute le “ beau jour de septembre ” qui est “ attiédi ”, même si la concordance favorise “ septembre attiédi ”11). C'est considérable et ce n'est pas tout ; dans le sixain, “ si bien (que) ” et, de nouveau, “ comme ” sont en suspens à la rime. Il 10 Pour une analyse détaillée de la métrique de ce poème et de sa distance ironique, voir Murphy (2007). 11 Dans la plupart des vers composés classiques, h2 est une unité linguistique (mais non h1). 6 est vrai que le poète exprime une “ détresse violente ” ; le premier “ comme ” suspensif introduit, dans le huitain, “ un cortège de loups ” cauchemardesque. Alors, à la fin du sonnet, la suite : Et les soucis que vous + pouvez avoir sont comme Des hirondelles sur + un ciel d'après-midi, Chère, (…) avec cette enfilade de frontières métriques discordantes avant de se recaler à l’apparition du vocatif “Chère”, se veut d'une douloureuse ironie, en mettant la même discordance au service – paradoxalement – de l'expression de “ soucis ” insignifiants, comme les hirondelles opposées aux loups ; comme si cette “ Chère ”, elle aussi, pouvait imaginer avoir des raisons sérieuses de se plaindre12. Le 5+5 Pour le mètre 5+5, relativement bien représenté, par cinq poèmes, dans les Poèmes saturniens (car, traditionnellement, il appartient nettement, comme le 5v, à un style métrique de chant), je crois encore plausible l'hypothèse métrique rigoureuse, mais elle suppose quelques discordances considérables. Dans “ Marco ” (p. 82), comme 5+5, “ Le bruit du vent de + la nuit dans un arbre ” est terriblement discordant, car il cumule deux entraves au mètre périodique, une préposition monovocalique et quasi-proclitique à la césure (en contre-rejet de rythme 1 non augmenté13) et un rejet après la césure ; et de plus la voyelle tonique de h1 est un e instable : ce “ de ” à la césure est tout à fait exceptionnel à cette date en poésie lyrique. Explication moderne : “ voyons, c'est un 4+6 : Le bruit du vent – de la nuit dans un arbre ” ; mais un 46 au milieu des 55, dans ce recueil? Il me paraît beaucoup plus plausible que c'est un effet de discordance s'adossant à mètre 5+5 entraînant et impertubable comme à une musique de danse (le poème est fortement scandé en style métrique de chant), et convenant à l'expression de l'horreur : la rime précédente dit que c'est ce que “ cela faisait ” – et le vers le fait (même sans exclure que le modèle rythmique du 4-6 puisse être évoqué en dissonance avec le 5-5). “ Le Rossignol ” (p. 60) présente, en contexte monométrique 5+5, un vers particulièrement bizarre, “ Qui mélancoliquement coule auprès ”, où le long adverbe barre toute césure non seulement 55, mais 46 ou 64. Ou bien il n'était pas métrique du tout (en le traitant ainsi, on peut se demander s'il a bien le même compte anatonique que ses voisins : on est réduit compter sur les doigts, comme on dit), ou bien il était pour son auteur rythmable en 55. Mais si ce traitement rythmique est en effet plausible chez cet auteur à cette époque, les modalités de son application ne paraissent pas évidentes : mélancoli – quement? mélancoliq - ement? voire mélancolique – ment avec récupération à la césure? Je parierais aujourd'hui pour la seconde hypothèse de plausibilité (historique), compte tenu du fait que la contrainte d'autonomie des hémistiches était alors puissante dans les formes de mètres normales (périodiques), et que, cela étant, c'est apparemment la division la moins discordante parmi les deux conformes au 5+5. Mais tout de même ! cette césure diviserait un mot, au mieux entre sa base et son suffixe (en supposant que ce soit bien “ ement ” et non “ment ”), mais si la base fait sens, quelle serait la pertinence propre du suffixe ainsi isolé dans un 12 Il y aurait lieu d’étudier, à propos des discordances, la fréquence et l’importance particulière des coulissages ou glissements métriques dans ce recueil (comme chez Verlaine en général), en observant, dans chaque poème, les parallélismes éventuels de discordances successives (rem. ajoutée en 2021). 13 Non seulement, dans « de + la nuit », le contre-rejet « de » est de rythme anatonique 1, mais ce rythme n'est pas contextuellement augmentable par récupération, puisque la voyelle précédente (de « vent ») n'est pas féminine ; le contre-rejet serait un peu moins dur si « de » était précédé d'un mot comme « brise » grâce à l'e féminin duquel il pourrait avoir une valeur rythmique de 2. 7 hémistiche final “ ement coule auprès ” tout à fait inconsistant? Dans cette hypothèse 5+5, on peut se demander si à la division rythmique 4-6 devait être mentalement associée non seulement une division formelle en deux suites phonémiques, mais une division sémantique (ou quasi) en mots ou du moins morphèmes14. Si un artiste aussi scrupuleux, précis (même dans le flou) et sophistiqué que Verlaine commet une “ césure ” aussi bizarre et problématique, on ne peut pas douter qu'elle ne soit concertée et on ne peut que s'interroger sur sa motivation. Un signe positif du fait qu'elle est concertée est la réapparition, dans la dernière phrase du poème, de l'adjectif qui fournit la base de “ mélancoliquement ” cette fois détaché de son suffixe… mais toujours bien calé sur cette même césure : “ Nuit mélancoliqu(e) + et lourde d'été ”? C'est une variante – morphologique – d'un truc de Verlaine dont on reparlera, les glissements métriques. Mais quelle motivation à cette “ forte licence ”15? Une particularité forte de ce poème consiste dans le fait qu'il est écrit, de manière consistante, dans un style à rallonges et débordements dont les répétitions (parfois enchaînantes) sont l'un des moyens : on croit une phrase finie à la fin d'un vers … mais en poursuivant la lecture, on constate que ça déborde et que ça déborde encore16. Le verbe “ coule ”, succèdant à cette césure débordée (et consonnant peut-être un peu à “ mélan-col-ique ”17 ) convenait peut-être pour contribuer à l'impression rythmique de débordement permanent. D'autre part, on peut penser avec Steve Murphy que, “ mélancoliquement ” constituant une cacophonie métrique, le recalage du mot “ mélancolique ” à la césure coïncide avec l'apaisement procuré par une brise douce et le chant de l'oiseau, nuançant la tonalité de la mélancolie18. (Je ne crois pas que Verlaine ait jamais mélangé le 55 et le 46 comme deux variantes (apparemment) métriques du même mètre avant 1887 environ : c'est une autre époque – vingt ans plus tard). Le sonnet était une forme typiquement littéraire, d’emploi ordinairement plutôt sérieux, voire poétiquement ambitieux. Il est donc significatif qu’en tête du recueil le sonnet « Résignation » soit inversé (tercets en tête, quatrains conclusifs), et de plus qu’il soit rythmé en 5-5, mètre plutôt dédié au style de chant, non directement pertinent dans ces vers. Ce rythme peut y consonner avec la « résignation » d’un poète qui a réduit ses ambitions, par exemple en se contentant de ce rythme au lieu du 6-6 alexandrin (mais il reste métrique et n’en déteste pas moins « la rime assonante »). Dans l’humoristique « Croquis parisien », la simplicité, pour ne pas dire la rusticité, du 5-5 (combiné au 5) convient au style net, tranchant, du croquis, dans un Paris moderne où la simple familiarité des choses vues contraste avec la grandeur (au moins imaginaire) des choses passée, antiques, auxquelles le poète, complètement décalé, « rêve »19. 14 On peut scander mentalement la forme d'une suite de mots sans associer nécessairement à chaque composant formel de cette scansion son correspondant sémantique (je pense que c'est en pensant à quelque chose de ce genre que Mazaleyrat (1974) parle quelque part de césure “ mécanique ”). En effet, diviser la suite des signifiants (ou de leurs éléments constitutifs) d'un énoncé n'est pas la même chose que diviser la suite des signes correspondants (signifiants et signifiés liés). 15 Comme dira le jeune Rimbaud d'une césure “ épou+vantable ” dans les Fêtes galantes (“ Et la tigresse épouvantable d’Hyrcanie ”, dans “ Dans la grotte ”). 16 Comparer le style à rallonges tendant à “ noyer ” la “ Promenade sentimentale ” (“ et l'épais linceul / Des ténèbres vint noyer les suprêmes / Rayons du couchant […] ”. 17 Je n'ose pas explorer plus profondément l'inclusion métaphorique. 18 Sur cette “ mélancolie à tiroirs ”, voir Murphy (2003:150-156). 19 On peut penser, mais sur ton autrement sérieux, au poète-cygne des Fleurs du Mal dont rien n’a bougé dans la mélancolie, au milieu des échafaudages et blocs de ce Paris qui change : il pense à Andromaque ! 10 Comme plusieurs de ses contemporains, Verlaine cultive le sonnet non seulement pour sa régularité, mais pour la fantaisie que cette régularité dont elle se démarque rend possible. Cela s'annonce dès le début des Poèmes saturniens avec “ Résignation ” (p. 38), un sonnet qui annonce la renonciation de l'artiste au “ grandiose ”, et le marque déjà peut-être par le choix d'un mètre moins long que l'alexandrin et moins noble ou sérieux que le 4+6 : le 5+5, dont la connotation musicale habituelle n'apparaît pas évidente en ce cas. Non seulement le sonnet est globalement inversé (commençant par les tercets), mais ses tercets sont rimés en (abb acc) à modules non classiques, ce qui, “ sur le papier ” sinon rythmiquement, ressemble à une inversion du schéma (aab ccb)22. Dans le premier tercet cependant, le grandiose des anciens rêves enfantins est marqué par référence à des “ somptuosités ” historiques, la rime très riche et la rime d'“ Héliogabale et Sardanapale ” dite léonine (le vers est lui-même un groupe rimique), plutôt, ici, exprimant un excès de splendeur que connotant la métrique de chant dans laquelle cette construction est banale23. Le sonnet suivant, “ Nevermore ” (p. 39), n'est pas inversé, mais il présente à son tour une singularité forte puisque chacun de ses quatrains est monorime. Le premier quatrain en donne déjà un élément de motivation, puisque son premier mot-rime, “ automne ” s'y inclut au troisième vers dans le mot-rime “ monotone ” ; rime banale, mais que relève l'irrégularité de ce groupe rimique quaternaire, et qui se termine significativement par le mot-rime : “ détone ”. Autres formes globales En dehors des sonnets, on peut mentionner trois poèmes dont le statut périodique n'est pas évident et dont chacun exprime une recherche originale. On pourrait ainsi présenter le “ Crépuscule du soir mystique ” (p. 54) en élaguant sa syntaxe (tant pis pour le sens) et en mettant en valeur son mode de développement discursif à rallonges : 1 Le Souvenir avec le Crépuscule rougeoie à l'horizon ule-on 2 [horizon] de l'Espérance qui recule et s'agrandit ainsi qu'une cloison ule-on 3 [cloison] mystérieuse où mainte floraison (dahlia, etc.) … on-ule 4 … s'élance et circule parmi l'exhalaison ule-on 5 [exhalaison] de parfums lourds dont le poison (dahlia, etc.) … on-ule 6 … noyant mes sens, mêle le Souvenir avec le Crépuscule. on-on-ule Chacun des segments successifs distingués ci-dessus peut s'analyser d'une manière assez concordante comme un module classique, en tenant compte de ses rimes de vers (leurs formes catatoniques sont signalées à droite). A une lecture progressive, les deux premiers modules peuvent donner l'impression d'un groupe classique (ab ab) qui pourrait être ainsi borné. Mais il n'est pas ponctué et la “ cloison ” s'agrandit d'un adjectif en rejet, “ Mystérieuse ”, qui entraîne un 3e module rimé en “ -on -ule ”, donc inverti par rapport au précédent, au moins en ce sens que la rime principale de ce précédent (“ -on ”) reparaît en position avant-dernière ; suit un groupe verbal attendu qui pourrait presque s'arrêter à “ exhalaison ” et forme un 4e module à nouveau inverti en “ -ule -on ” par rapport au précédent. Vient encore un module à nouveau inverti par rapport au précédent ; et enfin, en groupe verbal accompagné d'une apposition participiale, un module plus long (trois vers) sur les mêmes rimes sans inversion. Si chaque module est métriquement classique en soi, la suite est métriquement originale, au moins dans ce 22 Pour qu'un module (aab) soir réellement, rythmiquement, l'inverse d'un module (abb), il faudrait que les deux rimes en rime suivie forment réellement une unité métrique, ce dont je doute dans le cas des (aab) classiques. 23 Sur ce sonnet, voir Murphy (2003: 189-198). 11 contexte de poésie littéraire ; dans des vers mêlés fantaisistes, des vers d'opéra, etc. on pouvait trouver depuis longtemps ce genre de chose parfois sans motivation évidente ; ici, le travail de l'écrivain consiste à exprimer, par la dilution progressive d'un groupe rimique dans une vaste suite modulaire et par une syntaxe/sémantique adaptée, ce qui recule, s'agrandit, s'élance, et finalement noye les sens et l'âme avec un effet supposé de pâmoison. Manifestement, c'est un exercice d'écriture – et une variante par rapport à d'autres dans le recueil. Ce poème n'a donc métriquement ni une forme périodique, ni une forme globale fixe, et sa forme à rallonges métriques est assez éloignée de la poésie lyrique traditionnelle. “ Soleil couchants ” (p. 53) se présente, par son formatage continu, comme une suite de vers plutôt que de stances. Et divers aspects du poème renforcent cette impression de continuité : la notion-titre de “ soleils couchants ” revient à plusieurs reprises dans le texte ; le schéma rimique (abababab cdcdcddc) présente plus de continuité qu'un groupe classique binaire. Mais des mots sont répétés à la rime : “ mélancolie ” et “ couchants ” dans la première moitié, “ soleils ” et “ grèves ” dans la seconde, en sorte qu'on peut considérer le texte comme une suite périodique de quatre (ab ab) – avec inversion du dernier module dans le dernier, cas non exceptionnel de variation finale –, où l'uniformité rimique d'un quatrain à l'autre n'est que l'effet de la répétition à l'intérieur de chaque paire de quatrains. Les deux premiers quatrains correspondent à deux phrases. Il s'agit donc bien d'une suite de quatre (ab ab), avec variation finale en ba, regroupés par répétition rimique en une paire de paires de quatrains ; dans le dernier huitain, la distinction des quatrains est plus brouillée par la syntaxe et le sens, avec un effet de dissolution possible. La répétition est ici, sémantiquement et rimiquement, un facteur majeur de continuité et de fusion de l'ensemble24. Comme souvent dès les Poèmes saturniens, des discordances sont associées à des répétitions avec glissement métrique, par la notion-titre elle-même : “ soleils couchants ”, d'abord détaché en titre, apparaît bien calé à la rime conclusive des deux premiers quatrains ; puis il se décale de la rime et chevauche l'entrevers avec “ couchants ” (adjectif et non participe25) en rejet à l'entrevers, et même en rejet à l'entre-modules dans l'avant dernier quatrain. La fusion relative des quatrains dans chaque paire peut donner une impression d'affaiblissement métrique, mais, en sens inverse, la structure en paire de paires de quatrains (eux mêmes paires de modules paires de vers) constitue une forte architecture métrique, plutôt apparentée aux formes brèves et à la tradition orale (binarité à tous les étages) qu'aux simples suites périodiques de strophes. “ Un Dahlia ” (p. 73) se présente au regard, par formatage graphique, comme une suite de tercets. Le schéma rimique (abb acc dde ffe) peut s'analyser à première vue comme formant deux sixains différents, dont le second seul présenterait des modules classiques ; en effet, dans les modules du premier sixain, la rime unique (a) n'est pas dernière ou avant-dernière (et elle n'est pas dernière dans le premier module). Cependant, alors qu'un sixain de sonnet de classique est ordinairement rimé en (aab ccb) ou (aab cbc), “ Résignation ” (p. 38) présentait au début du recueil l'exemple (après celui de divers sonnets de Gautier ou Baudelaire notamment) d'un sixain de sonnet en (abb acc) à modules non classiques ; cette commutation des formes (aab ccb) et (abb acc) à l'intérieur du type sonnet favorisait la possibilité de les considérer, au moins intellectuellement et sur le papier, comme équivalentes, (abb cbb) étant alors une variante marginale, peu classique, de l'autre, dont, intellectuellement, elle pouvait 24 Dans les Fleurs du Mal, dans “ Le Masque ”, Baudelaire (1991:73) avait donné un exemple de quatrains (ab ab) non formatés en stances et quelque peu embrouillés par le sens. 25 Si “ couchant(s) ” était participial, on imaginerait plus volontiers que “ Couchants sur les grèves ” forme un syntagme, sans effet de rejet. Remarquer qu'un vers comme « De la douceur, de la douceur, de la douceur » est un cas de calage, décalage et recalage métrique relativement au mètre 6+6, puisque le syntagme « de la douceur » y paraît d'abord en début de sous-vers, puis décalé à cheval sur la césure, enfin parfaitement calé à la rime. 12 paraître dériver par inversion dans chaque tercet de la terminaison unique et des deux semblables. Un exemple comparable dans les Fêtes galantes tendra à confirmer cette intention. On peut donc considérer “ Un Dahlia ” comme une suite de deux sixains au moins supposément équivalents, avec une variation du premier au dernier par cette apperence d'inversion dans les modules (ensemble en miroir) ; et en même temps comme une suite de quatre tercets, d'autant plus que ceux-ci sont traités comme des stances par autonomie sémantique, et graphique comme dans un sonnet. Par sa brièveté limite, une paire de périodes rimiques peut fonctionner plutôt comme un groupe (essentiellement borné) que comme une banale suite périodique (aux contours aléatoires). Ainsi “ Un Dahlia ” et “ Soleils couchants ” peuvent apparaître plus comme des formes globales brèves, originales par rapport aux formes dites fixes. Strophes La renonciation au “ grandiose ” se traduit chez Verlaine, comme chez plusieurs poètes de sa génération, par l'absence des grandes formes lyriques de la tradition littéraire, à commencer par le dizain classique (généralement de 8v) composé d'un (ab ab) et d'un (aab ccb) et encore largement utilisé par Victor Hugo. Ce poète faisait ombrage, et c'est peut-être comme intimidés par lui que divers poètes dont Baudelaire évitent même le sixain classique d'alexandrins26. La seule strophe complexe et longue des Poèmes saturniens est celle de “ Marco ” (p. 82). Quoique cela ne soit pas toujours évident du point de vue du sens, son schéma rimique semble pouvoir s'analyser en (aa bb cddc d), où, assez nettement dans la première strophe, on peut reconnaître un quatrain initial composé de deux (aa) ; puis un quatrain (ab ba) augmenté d'un vers par retour de l'hémistiche initial. Mais plutôt que d'une ample strophe lyrique de tradition littéraire, il s'agit – évidemment – d'un style métrique de chant, fortement marqué par une convergence de propriétés : d'abord le mètre 5+5 et le bouclage strophique par répétition (par retour de l'hémistiche initial)27 ; puis le caractère géminé du quatrain initial, formé de deux groupes rimiques semblables, chacun en (aa), et, à l'échelle globale, sans doute, par le fait que la strophe est une espèce de double quatrain (même si le second est augmenté). Ce rythme général est assez bien marqué par la première strophe, mais, dans plusieurs des suivantes, d'assez nombreuses discordances par rapport au mètre (comme on l'a vu) ou à la structure strophique contribuent à rappeler que, malgré ce style métrique de chant, il s'agit d'un traitement littéraire d'une forme importée en poésie. En dehors de ce cas spécial, dans les Poèmes saturniens, les stances à nombre de vers maximal sont celles de la “ Chanson d'automne ” (p. 58) en (aab ccb). L'extrême brièveté de leur mètre de base (4), avec leur clausule (de module) de 3 réduite à un seul mot, “ Monotone ”, en conclusion de la première stance, les apparente nettement, conformément au titre, au style métrique de chant28. Suivent les quintils de “ Cauchemar ” (p. 47) d'une part, et de “ Nevermore ” (p. 74) et “ Initium ” (p. 67) d'autre part, qui n'ont, bien sûr, rien à voir (le nombre total de vers d'une strophe n'étant guère, à partir de quatre ou cinq, qu'une somme arithmétique : 26 Baudelaire a rimé des stances d'alexandrins en (aab ccb) seulement, à ma connaissance, dans sa transposition du “ Calumet de paix ” de l'américain Longfellow. Choix vraiment étrange, que ce mètre et cette stance pour une mise en musique dans un oratorio, objectif de la commande. Mais sans doute cette forme illustrée par Hugo jusque dans la Légende des siècles paraissait-elle convenir à Baudelaire pour un texte qui se voulait … épique. Ce choix, même peu judicieux, éclaire contrastivement les raisons pour lesquelles certains poètes pouvaient alors éviter les sixains d'alexandrins. 27 Le caractère non répétitif du 5v final de la dernière strophe est une variation finale plutôt qu'une irrégularité. 28 Cette fois encore, la rime inclusive “ automne = monotone ”, véritable poncif métrique, est relevée par le rythme (sans compter que, sémantiquement, l'attribution de la monotonie à “ une langueur ” sort de la monotonie).
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